2 Sous l’oeil de l’archère
Amazones ou Dianes chasseresses, les archères abondent dans l’art occidental. Mais celles qui visent le spectateur droit dans les yeux n’apparaissent que très tardivement, dans les pays anglosaxons [1] : la double transgression de la femme qui vous perce du regard et de la flèche ne fait fantasmer que dans les pays où l’arc signifie la rébellion : celle de Robin Hood ou celle des Cheyennes
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Amazons of the Bow A Sketch at an Archery Meeting. Illustration de Lucien Davis, Supplément de The Illustrated London News, 3 Octobre 1885
Puisque les cibles sont derrière elles, c’est donc les gentlemen qui sont visés par ces dames. Magnifiées par leurs croupes poulinières, ces quatre redoutables tireuses d’homme sont aseptisées par le journaliste de manière parfaitement hypocrite, sous le double alibi de la mythologie et du sport :
Les Amazones, « tout premiers exemples du « mouvement pour les droits de la femme », revendiquant l’égalité avec les hommes quant aux performances militaires du temps, se faisaient débarrasser de la moitié droite de la poitrine – on suppose par cautérisation – pour la commodité de lancer le javelot et de tirer à l’arc. En tir à l’arc, elles étaient particulièrement habiles ; et les douces dames de la société moderne qui pratiquent ce bel art comme loisir moins offensif, et qui ne perdent rien de leur tendresse féminine, nous permettront de les appeler « Amazones de l’arc ». Celles que nous avons le plaisir de contempler dans le dessin fougueux de notre Artiste sont des jeunes filles très charmantes, et nous espérons que l’exercice salutaire leur fera autant de bien qu’une partie de tennis sur gazon. L’effort constant requis pour tendre l’arc ne peut être que favorable au développement des muscles des bras et de la poitrine ; tandis que les capacités de l’œil, des nerfs et du cerveau bénéficient grandement de la visée sur une marque. Ce serait une erreur de laisser le sport sain du tir à l’arc tomber en désuétude. » The Illustrated London News, 3 Octobre 1885
Ainsi la poitrine des jeunes filles modernes doit son développement au sein perdu des Amazones.
Lilial Harley, Eine Nacht in Berlin (A Knight in London), 1928
Il faut attendre ce film franco-allemand de 1928 pour qu’une jeune archère remette les pieds sur les pelouses londoniennes.
Seule l’affiche allemande ose reprendre la scène-choc : une jeune fille sympa rencontre un prince séducteur, qui lui fait viser, et rater au dernier moment, son amoureux légitime : véritable condensé du film puisque, finalement, le séducteur s’effacera et l’amoureux gagnera. Moins sexy que l’affiche ne le laisse croire, la scène sert donc surtout la dramaturgie, avec la métaphore de la flèche d’amour qui ne peut échapper à personne [2].
Edition Canada, couverture de Victor Tchetchet | Edition US, couverture de John Hyde Phillips |
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Devons-nous virer la femme mariée (Shall we fire the married woman ?)
Magazine Liberty du 30 septembre 1939
L’édition canadienne illustre le titre par une amazone souriante qui prend pour cible son antithèse (comprenons la femme mariée).
L’édition US, plus osée, montre un mari on ne peut plus viril débottant une pom-pom girl abusive, personnage volontairement ambigu : est-elle celle qu’il faut virer ou – comme dans la version canadienne – celle qui vire ?
Jane Russell, Pic Magazine du 10 Novembre 1941
Cette image clôture un article promotionnel sur trois jolies femmes dans la sauvagerie de l’Ouest américain, les actrices du futur film de Howard Hughes, « The outlaw ». La contreplongée et l’arc disent l’ambition de Jane Russell, la vedette qui monte, à la fois sportive et conquérante.
Visant à plaire (Aiming to please)
Earl Moran, 1940-45, une des 65 pinups de la série Hot’Cha Girls
Du pied visant l’arrière-plan gauche à la flèche visant l’avant-plan droit, le corps de l’archère s’expose en torsion dans toutes les directions, montrant bien que la cible qui l’intéresse n’est pas ce qu’elle vise de la flèche, mais celui qu’elle fixe du regard.
Earl Moran, calendrier Mars 1957
Vingt ans plus tard, la sportive qui ne voulait que plaire est devenue plus offensive : cette indienne qui s’ennuie dans les plaines sauvages voudrait se faire un petit gars pour qu’il l’amène voir la ville.
April shower, 8 avril 1944 | Archer woman, 22 juillet 1944 |
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Couvertures d’Alex Ross , Saturday Evening Post
Ces deux couvertures glamour et saisonnières se répondent subtilement, de part et d’autre du D-Day : à la femme au parapluie, emmitouflée et soucieuse dans les tonalités bleu sombre, répond la femme à l’arc, conquérante et optimiste, dans la couleur de l’espérance.
23 Juillet 1949, Toronto Star Weekly | Années 50, publicité espagnole |
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Ce médiocre plagiat canadien (qui se contente d’inverser la direction du tir et celle des rayures) sera elle-même récupérée en Espagne pour vanter le collyre EYE-MO.
Cupidon moderne, 1949, Stars et vedettes n°43
Lorsqu’elle débarque enfin en France, l’archère qui se désigne comme le « Cupidon moderne » combine, en rigolant d’elle-même, un corsage à la grecque et un bonnet à la Robin Hood, comme pour réconcilier les deux rives de l’Atlantique.
Commencé sur les pelouses londoniennes, le programme de développement de la poitrine par le tir à l’arc trouve son aboutissement sous les palmiers californiens.
De manière générale, les photographes, même ceux qui veulent vanter honnêtement la discipline, évitent de se trouver dans la ligne de tir : d’où la rareté croissante des archères visant de face.
Nancy Kleinman, vers 1960
Ainsi la championne Nancy Kleinman est prudemment photographiée une fois la flèche partie. Centrée autour de cette absence, la cible en surimpression matérialise la concentration de la sportive, qui s’identifie à son but.
Publicité pour le cirage Griffin Microsheen, parue dans Plaboy 1957
L’archère plantureuse est la playmate Eva Lynd, Miss Kenseal cette année-là.
Les campagnes Griffin Microsheen ont pour charte graphique une paire de mamelles et une paire de pompes, laquelle suscite l’enthousiasme de la Belle pour des raisons qui aujourd’hui nous dépassent.
J’appellerais volontiers sursexisme cette interception improbable de la flèche en plein coeur par un mocassin.
Affiche pour « Une nuit en enfer » (From Dusk till Dawn), Frazetta, 1996
Cette affiche, non exploitée pour des raisons de délai, met en place une hiérarchie efficace entre le trio des défenseurs (Clooney et Tarentino au pistolet, Juliette Lewis à l’arbalète) et la danseuse/prêtresse (Salma Hakek) qui excite contre eux les vampires.
Dans une des affiches retenues, c’est la figure la plus insolite, l’arbalétrière, qui passe en tête des tireurs et supplante le glamour plus banal de la femme fatale.
Merida, Joseph Qiu, 2017, josephqiuart | Anatase Flurite, 2020, leksaart |
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www.deviantart.com
Propulsé par les films ou jeux d’heroïc fantasy, le thème de l’archère sexy est devenu omniprésent dans l’imaginaire des jeunes graphistes [3]. La pose de face a perdu tout caractère provocant. Si elle reste très minoritaire, c’est parce qu’en figeant l’angle de tir, elle réduit drastiquement les possibilités graphiques.
L’archère à son sommet :
La mariée était en noir, François Truffaut, 1968
Le scénario
Julie Kohler, veuve inconsolable, met à mort successivement les cinq hommes qui, par bêtise, ont abattu son mari d’un coup de fusil de chasse à la sortie de son mariage. Avant que le cinquième meurtre, au revolver, ne boucle définitivement la boucle, le quatrième meurtre, à l’arc, imite le tir originel : la visée oscille autour de la cible, dans une géniale expansion cinématographique de la figure qui nous occupe.
Le quatrième meurtre
Pour tuer le peintre Fergus (Charles Denner), Julie se propose comme modèle pour un tableau de Diane chasseresse.
La Mariée était en noir (1.28.46)
A l’image de Jeanne Moreau visant, toute la progression dramatique consiste à éviter le centre de la narration (le tir proprement dit) , pour osciller entre deux bords qui se rapprochent de plus en plus : la conception du meurtre et celle du tableau.
1.23.29 | 1.23.43 |
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- Premier contact entre le peintre et la flèche qui le tuera (1.23.29)
- La flèche est absente de tous les croquis préparatoires (1.23.43)
1-24-18 | 1.26.35 |
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- Index pointant un impact de balle, un policier s’étant suicidé ici (1-24-18)
- Pinceau pointant le bout de l’orteil (1.26.35)
Deux métaphores consécutives et symétriques font voir la détermination de Julie (le doigt droit au but) et l’inconscience de Fergus (le pinceau évitant le corps).
1.26.36 | 1.26.37 |
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Premier tir, loupé :
- La flèche barre la toile d’un trait instantané… (1.26.36)
- …mais manque sa cible (1.26.37)
Cette scène quasi imperceptible suggère l’équivalence du trait de l’archer et du trait du peintre.
1.26.38
- La flèche fichée au dessus du pot de pinceaux et à côté de l’affiche d’une exposition confirme cette équivalence.
1.28.37 | 1.28.40 |
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- La visée se précise, mais évite toujours le centre.
1.28.48 | 1.28.52 |
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- Le fusain tente de se substituer à la flèche qui manque, comme si compléter la toile empêchait de compléter le crime.
1.33.35 | 1.34.38 |
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- Mais la flèche l’emporte sur le fusain, remplaçant le tableau, le corps de l’artiste et son meurtre lui-même par leur propre caricature : un plancher, une ligne, une croix.
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