1 Un regard subtil

En 1805 ou 1806, Caspar-David Friedrich dessine les fenêtres de son atelier de Dresde (celle de droite a été exposée la première, en 1806 ; celle de gauche a été achevée plus tard).

Ces deux petites sepias sont conçues pour être présentées l’une à côté de l’autre, pratiquement bord à bord, la continuité étant assurée par les cadres suspendus sur le pan de mur qui sépare les deux  fenêtres. La symétrie est très forte, comme si l’un des dessins était le reflet de l’autre dans un miroir.

Vue de l’atelier de l’artiste

Caspar-David Friedrich, 1805-1806 Vienne, Kunsthistorisches Museum

Caspar David Friedrich Fenêtre gaucge atelier Caspar David Friedrich Fenêtre atelier droite
 
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Un « stéréogramme » avant la lettre

Un des cadres coupés par le bord du dessin de droite est un miroir, dans lequel se reflète – détail qui a fait la célébrité du dessin – le regard du peintre lui-même…

Faudrait-il donc, pour déchiffrer l’intention de Friedrich, inverser dans un miroir le dessin de la fenêtre de droite ?  On obtiendrait ainsi une sorte de  stéréogramme fait main, comme Dali un siècle et demi plus tard en réalisera quelques-uns.

Ceux qui sont exercés à regarder ces illusions à l’oeil nu pourront, en fixant un point lointain entre les deux images, ci-dessous, tenter de les fusionner et de faire surgir une fenêtre en relief. Cela ne fonctionne pas, l’écart entre les deux points de vue étant bien supérieur à ce que requiert la vision binoculaire.Fenetre_Stereogramme


Sept erreurs

Pour la commodité de la comparaison, continuons à faire « comme si » les deux dessins représentaient la même fenêtre, et jouons au jeu des sept erreurs.


1 Le point de vue

La différence majeure entre les deux dessins est le point de vue : la fenêtre de gauche est vue de biais, celle de droite est vue en perspective frontale


2 Les accessoires suspendus

D’un côté une clé, de l’autre des ciseaux. Le choix de ces objets est étrange : aucun des deux n’est un accessoire de peintre. Et pourquoi accrocher une clé entre les fenêtres, loin de toute porte ?


3 La « gravure » et le miroir

Nous avons déjà parlé du miroir, coté fenêtre de droite. Mais son autre moitié, dans l’autre dessin, ressemble plutôt à une gravure encadrée, avec sa marie-louise blanche. Autre différence, elle penche vers l’avant, alors que sa moitié-miroir semble plaquée contre le mur.

H.Börsch-Supan a bien compris que cette supposée « gravure » est en fait l’autre moitié du miroir  : elle reflèterait, selon lui, le coin d’une porte située derrière le dessinateur.   (Helmut Börsch-Supan, Caspar David Friedrich, Biro, 1989, p 29)


4 La lettre et les yeux

Sur l’appui de la fenêtre de gauche, une lettre décachetée est posée. Elle porte la suscription suivante :  « Dem Herrn C.D. Friedrich in Dresden vor dem Pirnaschen Thor » : « A monsieur C.D.Friedrich, à Dresde, devant la porte de Pirna ».

Il arrive qu’un artiste appose sa signature sur un objet à l’intérieur du tableau, il est moins fréquent qu’il le fasse sur une lettre.

Du coup, la missive sur le rebord apparaît comme le pendant du regard dans le miroir : d’un côté un écrit adressé à soi-même, de l’autre un regard sur soi-même. Les deux dessins mettent donc discrètement en balance deux formes de la réflexion sur soi : littéraire et picturale. C.D Friedrich n’est pas seulement un monsieur qui peint : c’est aussi un monsieur qui écrit. On bien, en combinant les deux, quelqu’un qui pratique la peinture en littéraire : une assez bonne définition du romantisme.


5 Vue sur l’Elbe

Intéressons-nous maintenant à la vue depuis l’atelier de Friedrich. Il était situé sur les quais de l’Elbe (An der Elbe 26), au premier ou deuxième étage, avec une vue imprenable sur le fleuve.

La fenêtre de gauche montre le pont Augustus, un des monuments les plus célèbres de Dresde, le seul pont qui, à l’époque de Friedrich, permettait d’accéder aux faubourgs de l’autre côté du fleuve. Parmi ses multiples arches, le dessin nous en montre six.

Par la fenêtre de droite, on voit une haie de peuplier et un bâtiment à colombages : de l’autre côté du fleuve, on croirait la campagne.

Tout le quartier (aujourd’hui Terrassenufer) a été totalement détruit en 1945 : il nous en reste un tableau de Johan Christian Dahl de 1825-28, « Julie Vogel dans son jardin de Dresde).Dahl_JulieVogel_Elbe_Detail

Voir ci-dessous un plan de Dresde en 1750, avec l’emplacement de l’atelier, et en face de la maison de Julie.
 
Friedrich Fenetre_Plan Dresde

6 La vie du fleuve

FenetreGauche_detail

FenetreDroite_detail

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Les deux sepia, austères et inanimées comme des épures d’architecte, revèlent en fait toute une vie minuscule qui se déroule à l’extérieur.

La fenêtre de gauche montre  un port fluvial  : deux canots sont remontés sur la plage, une ancre est fichée dans le sable. Une femme est assise à côté d’une série de pierres taillées : elle attend probablement le petit bateau à voile en train d’accoster, sur lequel on devine une silhouette indistincte : peut-être son mari, ou peut être le passeur s’il s’agit d’un bac. Plus loin, vers le pont, un canot à rame arrière traverse le fleuve en direction de la ville, à la manière d’une gondole vénitienne.

Par la fenêtre de droite, on voit le mât d’un bateau à quai, ses cordages, quelques poulies, un drapeau qui donne la direction du vent (de droite à gauche, cohérente avec la voile du bateau de la fenêtre de gauche). Au milieu du fleuve, un second petit canot à rame remonte le fleuve contre le vent, mais dans la direction du  courant : on distingue la silhouette du matelot, qui rame à reculons.


7 Le bâton, le carton et le reflet de la croix

Notons enfin les éléments qui différent d’un dessin à l’autre : à côté de la fenêtre de gauche, un long bâton est posé dans l’angle de la pièce. Peut-être sert-il à ouvrir les vantaux du haut ?

Les carreaux du bas sont condamnés par des cartons cloués : on voit celui du battant de droite, on déduit la présence de l’autre par le fait qu’on ne voit pas l’arête du mur, à travers le carreau. de gauche. Les cartons   transforment les deux battants en deux miroirs qui se reflètent l’un l’autre à l’infini.

Dans la fenêtre de droite, au contraire,les carreaux sont transparents – on voit l’angle du mur au travers. Les commentateurs de l’exposition de 1806 ont salué le réalisme extrême que permet la technique de la sepia  : le ciel vu à travers les carreaux est légèrement plus sombre que vu à travers la fenêtre ouverte. A également fait couler pas mal d’encre le reflet en forme de croix.


L’interprétation chrétienne

On a proposé de voir dans la fenêtre de gauche « l’image de la vie active portée par l’élan de la jeunesse et tournées vers l’ici-bas ». Et dans la fenêtre de droite celle d’une « existence tournée vers l’au-delà, une attitude face à la vie où se reconnait Friedrich. Le fait que la partie inférieure du miroir laisse deviner le haut de la tête en témoigne. Les ciseaux accrochés au dessous sont là pour rappeler la parque Atropos coupant inéluctablement le fil de l’existence, antithèse de la clé qui, elle, signifie l’entrée dans la vie. Le fleuve ici représente la mort et l’autre rive le paradis. » Helmut Börsch-Supan, op.cit, p 29

Cette interprétation a l’originalité de proposer une lecture globale des deux fenêtres, cohérente avec les symboles majeurs que sont le regard dans le miroir, les ciseaux et la clé – même si l’interprétation de celle-ci comme « l’entrée dans la vie » semble  quelque peu arbitraire : n’est-elle pas plutôt le symbole traditionnel de l’entrée dans le paradis ?

Pour parvenir à une interprétation plus satisfaisante – et totalement inversée – des deux fenêtres,  il va nous falloir pénétrer plus avant dans la grammaire très personnelle des symboles frédériciens.


Après ce premier examen, les deux dessins nous laissent une impression mitigée : tout semble soumis à une volonté de réalisme, la vue correspond à ce que nous savons de la topographie du quartier, même le mouvement des bateaux est cohérent avec la direction du vent.

Et pourtant, les différences discrètes entre les deux dessins, les détails lourds de sens – pour ne citer que la lettre, le regard dans le miroir et le reflet de la croix – militent en faveur d’une réalité fellinienne, totalement reconstituée en studio : l’atelier du peintre serait-il trop réaliste pour être réel ?

Car Caspar-David Friedrich est le contraire d’un peintre savant, d’un peintre-photographe, d’un peintre physicien. Si son intention était bien de réaliser un sorte de « stéréogramme » – à savoir un dispositif de mise en exergue des écarts – , ce n’est pas au regard des yeux qu’il le destinait, mais à un regard plus subtil : celui de l’intelligence qui compare.

Article suivant : 2 Le coin du peintre

5 Comments to “1 Un regard subtil”

  1. OU SE TROUVE L’OEUVRE???????? DANS QUEL MUSEE???????????????

    • Au musée du Belvédère, à Vienne. Les deux sepias ont été exposées cette année au Metropolitan à New York, dans le cadre de l’exposition « Rooms with a view »

      • Dans quel musée se trouve ‘la vue de l’atelier du peintre’ FENETRE DE DROITE de Friedrich(au Kunsthistorisches Museum ou au Belvédère ?) et quelles sont ses dimensions ?
        S’il vous plait ! URGENT !!!
        (C’est celui de droite au debut du premier article !)

  2. Dans quel musée se trouve ‘La vue de l’atelier du peintre’ de Friedrich FENETRE DROITE (le Kunsthistorisches Museum ou au Belvédère?) et quelles sont ses dimensions ???
    S’il vous plait ! URGENT

  3. Quelle sont ses dimensions????

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