Pauvre minet (XIX et XXème)
Tout au long du XIXème siècle, la signification du motif s’édulcore, sans s’oublier totalement.
Le petit chéri Charles Chaplin, 1891, Collection privéeC’est ainsi que Chaplin, grand recycleur des sujets XVIIIème, peint dans le style de Mercier ce tableau d’une jeune fille candide, dont le chat se réduit à un triangle biffé de fentes closes.
Madame Minette…
Les Barrisson Sisters, spectacle burlesque entre 1891 à 1900
Multipliée par cinq, la fillette anglaise éthérée revient des Etats-Unis au tournant du siècle, bien décidée à exploiter la métaphore. Ces cinq véritables soeurs, nées en Allemagne, blondes et bouclées, demandaient aux spectateurs « Would you like to see my pussy ? » puis relevaient leur jupon, sous lequel une tête de minet était accrochée, en chantant d’une voix perçante :
« Would you give me the tip of it, the tip of it, the tip of it, Because I’ve got a pussy cat Who hasn’t eaten that, that, that ! »
Les Machinson’s Sisters Illustration de H. IBELS, l’Assiette au beurre, 1903
Le concept fut ensuite repris à l’identique par une autre troupe, les Machinson’s Sisters. On peut lire en bas à gauche de l’affiche la traduction du célèbre refrain, dument visé par la censure.
Elle Gustave Adolf Mossa, 1905, Musée Chéret, Nice
Cette divinité androcide porte inscrite sur son auréole sa devise impérieuse :
« Hoc volo sic jubeo – sit pro ratione voluntas »« « Je le veux, je l’ordonne – que ma volonté tienne lieu de raison ». Juvénal, Satires, VI, 223.
A son collier sont attachés les trois moyens de suicide de ses victimes : revolver, poignard et poison.
Juchée sur un coussin de cadavres, appuyée sur ses pattes avant, elle a la posture et la cruauté du minet qu’elle magnifie.
Psyché
Alphonse Faugeron, 1912
En montant vers le temple d’Amour, Pysché explique à son confident que, ce soir, grâce à sa lampe à huile, elle va enfin pouvoir contempler les traits de son amant secret. Mythologie grecque et mythologie montmartroise se combinent dans cette iconographie ambitieuse qui, malgré le chat noir sensé conjurer la fatalité de la lumière, se résume essentiellement à une jeune fille ayant égaré son pyjama dans un parc.
Chez le photographe
Carte postale de Maurice Millière, 1904
La paysanne profite du marché pour se faire tirer une photographie. Un canard sort le cou du panier , une oie orne le manche du parapluie : cette femme aime les oiseaux (voir L’oiseau licencieux)
Le jeu de mot raffiné qui est le ressort de la composition a été très exploité à l’époque (voir la page qu’un collectionneur lui a consacrée : http://jean-paul.rochoir.pagesperso-orange.fr/minette.htm)
La Grande Guerre va voir refleurir le thème de la jeune fille au chat, dans des iconographies improbables.
Ici, la maîtresse délaissée tire au canon un bouchon dans la gueule du pauvre Minet : figuration originale de la chasteté obligée.
Minet s’ennuie Carte postale, 1914-18Cette carte postale renouvelle, dans un registre plus gourmand et moins littéraire qu’au XVIIIème siècle, le thème de la mélancolie de l’esseulée. Le décor rococo revendique d’ailleurs une filiation bon chic avec l’époque des gravures libertines. Et la longue lampe mise sous housse par l’abat-jour fournit un symbole modernisé de l’objet qui manque ici.
Les matous de Montmartre, s’appelant de part et d’autre de la lune, ont quitté leur statut de symbole exclusivement féminin pour illustrer l’appel mutuel des sens, entre l’arrière et le front : miaou épistolaire dans un sens, permissionnaire dans l’autre. Du coup la dame et le monsieur prennent des poses félines : l’une s’étire sur son fauteuil, l’autre s’effile la moustache.
A noter le décor rococo identique : les deux cartes faisaient partie de la même série.
La petite marraine du Poilu Carte postale, 1914-18La sagesse de l’illustration fait contraste avec la crudité de l’explication liminaire. La question de la fourrure est désormais abordée sans détours.
Le langage des chats Carte postale, 1914-18Tel l’aiguille d’un baromètre, l’index du soldat hésite entre « Actif » et « Fougueux », dans cette météorologie féline.
Les chats aiment les saucisses Carte postale, date inconnueAutre carte postale à prétention encyclopédique : à noter la taille croissante en fonction de l’âge.
Après le départ du train des maris Illustration de Cheri Herouard pour La Vue Parisienne, 1923
Les Années Folles libèrent les femmes, qui entraînent désormais Minet dans leur autonomie endiablée.
Les extrémités se touchent, Raphael Kirchner, avant 1910, Salon des Humoristes | Femme au tigre et au chat, Alberto_Vargas, 1915 |
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Avant guerre, Kirchner avait eu l’idée de placer en miroir, faisant contact du bout des pattes, la belle et son emblème.
En 1915, à dix neuf ans, Vargas quitte Paris pour New York. Très influencé par Kirchner, il transpose la même idée aux membres antérieurs des deux alter ego, et rajoute tête bêche un tigre aplati par cette féminité triomphale : la moralité est que le petit félin a eu la peau du prédateur.
Feline Entre-Act, 1919, Alberto Vargas
Quatre ans plus tard, à la mort de Kirchner, Vargas lui succède comme artiste maison des Ziegfeld Follies. Il reprend le dessin parisien pour cette aquarelle de très grand format, destinée à décorer les murs du New Amsterdam Theater. La femme fatale a désormais les yeux bleus et les lèvres rouges, ce qui l’apparente au chat, mais aussi une chevelure rousse qui l’harmonise avec le tigre. Ce dernier ne représente donc plus la puissance virile domestiquée, mais plutôt la face sauvage de la rousse. De plus les pattes avant du chat, au lieu de chercher à griffer, montrent désormais leurs coussinets : on comprend que la femme fatale accomplie est donc à la fois chatte soumise et tigresse vorace.
L’idée de la rousse flamboyante est aussi un hommage à Anna Mae Clift, danseuse des Ziegfeld Follies qu’il rencontre justement en 1919 qui deviendra son épouse en 1930.
Louis Icart, vers 1930
Au delà de la scène comique, il faut apprécier la recherche de symétrie :
- dans le couple de quadrupèdes noirs, le chat se cache de la souris ;
- dans le couple de quadrupèdes blancs, la dame relâche son emprise sur sa carpette favorite.
Dans un sursaut de virilité, la queue de l’ours et la souris font alliance contre la dame et sa chatte.
Monsieur Minet…
Le chat noir Gaudeamus
Steinlein, 1890
Préfigurant le slogan « Jouissons sans entraves » de 1968, ce matou exalté brandit sur la barricade sa bannière provocatrice.
Le chat discret qui, dans les ruelles des comtesses, métaphorisait leur désir, est descendu dans la rue pour prôner la révolution sexuelle.
Raphael Kirchner, vers 1910
Tout en faisant le gros dos comme Madame, Minet évoque Monsieur et le remplace avantageusement.
Carte postale
Raphael Kirchner, vers 1916
Son affection s’étend de la patte à la queue.
Emil Rantzenhofer
Le minet surclasse largement les divers bibelots que la collectionneuse a réunis autour d’elle.
Femme au chat Kees Van Dongen ,1908, Museum Of Art, Milwaukee, Wisconsin |
Kurofune ya (Les Navires Noirs) Takehisa Yumeji,vers 1919, Takehisa Yumeji Ikaho Memorial, Japon |
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Chez Van Dongen, le chat qui s’étire jusqu’aux yeux félins de la Belle, prolongé par l’érection du plumet, semble bien se rattacher à la face masculine du symbole.
Tout autre est la signification du chat noir dans la version japonaise, réinventée indépendamment par Takehisa Yumeji : le côté intrusif du félin fait ici allusion aux « navires noirs », ces vaisseaux occidentaux qui amenaient au Japon la technologie occidentale, et ses menaces.
Couverture de la revue Harper’s Edward Penfield, 1896, Brooklyn Museum, New York |
Aquatinte extraite de Tu m’aimeras (comédie en trois actes de Claude Dazil), Foujita, 1926 |
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Carte postale art deco | Chat noir, Ishikawa Toraji, 1934 |
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Autres influences croisées entre Occident et Japon…
Zona (l’épouse du peintre) avec un chat Konrad Krzyzanowski , 1912, Musée d’Opole, Pologne |
Au piano Konrad Krzyzanowski , 1904, Collection privée |
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Le félin assis sur la canapé, en pendant de sa maîtresse rêveuse, rend au premier degré hommage à sa féminité. Au second degré, tapi dans l’ombre et comme prêt à sauter de la noirceur vers la blancheur, il émarge sans conteste à la symbolique du désir masculin camouflé.
A noter la composition de 1904, similaire mais moins explicite.
Le minet exhibé, pattes compressées, yeux clos, truffe rose et fourrure blanche, est l’antithèse miniature de la jeune fille, pudique, membres comprimants, yeux ouverts, lèvres roses et robe à rayures, lesquelles conduisent l’oeil vers l’entrejambe des deux et la queue rigide qui s’y loge.
Photo de Dora Maar, Paris, 1936
Aux pieds de deux statues de saints, l’artiste sulfureuse joue à cache cache avec l’objectif, écartant les pattes tout en dissimulant son sexe réel derrière son sexe métaphorique. En ostension entre les bas-nylons dont il a fait filer deux mailles, à la fois fourré et érigé, toute douceur et toute griffe, Minet exhibe ici tout son potentiel bisexuel.
Nativa Richard, studio Yva Richard, vers 1930
La métaphore se trouve ici vulgarisée par une baguette magique.
Carole Lombard, vers 1930 | Photographie de Flora Borsi, 2016, projet Animeyed |
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A gauche, Minet se niche plus haut, plus enfant qu’amant. Son pelage noir s’oppose au blond platiné de la femme-panthère. Mais c’est par les yeux hypnotiques que se révèle leur parenté féline.
Fusion achevée dans la photographie de Flora Borsi.
Femme toilettant un chat Gouache de Dal Holcomb, années 30, collection particulière
Fourrure blanche contre fourrure noire, les deux sont prêts pour le concours de beauté.
Pin-up de Arthur Sarnoff, vers 1950 | Pin-up de Joyce Ballantyne, Out You Go (Me and My Shadow), vers 1955 |
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Lorsque la fourrure est noire, le déshabillé est blanc et les cheveux clairs, et vice versa. Il est fort probable que Joyce Ballantyne a inversé et complexifié l’idée de Sarnoff :
- le matou blanc à la queue dressée symbolise l’amoureux qui vient quand il veut, attendu avec indulgence ;
- le minet à la queue basse, pendu par la queue du cou, le mari (My shadow) qui doit rentrer à l’heure.
Dans les deux cas, la porte ouverte sur une intimité radieuse renforce le déshabillé dans l’idée d’une disponibilité assumée.
Le lait de Minet
Ici, ce n’est pas la symbolique sexuelle, mais leur intérêt commun pour le lait, qui unit le félin et la femme dans une double anticipation :
- le chat voudrait bien en avoir, mais le bol n’est visiblement pas pour lui ;
- la servante voudrait bien en avoir, mais pour l’instant elle est contrainte de nourrir l’enfant d’une autre.
Cette carte renoue avec la tradition allusive du XVIIIème siècle. Le poêle rassemble toujours nos deux amateurs de chaleur : la jeune fille retroussant sa robe et son chat. Une descente de lit en léopard réunit les différents félins.
Contrairement à ce qu’il semble, le chat blanc ne s’intéresse pas à cet alter-ego symbolique que la maîtresse lui montre, mais à un autre alter-ego : le pot à lait mis à chauffer sur la plaque.
Car par une ironie discrète, le pot arrondi avec son anse épouse la forme du chat assis sur sa queue. Et le poêle emmanché d’un tuyau en hors champ figure, dans le dos de la jeune fille, des satisfactions à venir.
Danseuse se reposant Degas, 1879-1880, Collection privéeDans cette fable du Poêle et du Pot à Lait, les objets prennent la forme du désir de chacun.
En attendant que son café ou que son thé chauffe, la danseuse lit le journal.
A l’issue de notre parcours, cet innocent pastel prend une tonalité inattendue. La sensation d’incongruité ne réside pas, comme on le croit au premier abord, dans le prosaïsme de l’attitude, au sein d’un monde sensé être féérique et gracieux (voir Femme de plume en tutu).
Mais dans le contraste voulu entre cette féminité de gaze et de papier, et la masculinité métallique de ce poêle priapique, avec son tuyau à hauteur de sexe, métaphore, comme on voudra, d’érection ou de pénétration.
Le réchaud Pinup de Fritz WillisPetit chat de compagnie et petit rat de l’opéra jouent semblablement avec le feu,
et se chauffent les poils près du brasier prêt à les dévorer.
Dans la même thématique, cette pinup qui attend que sa collation soit chaude – cernée par les deux symboles du bec de la théière et de la cheminée de la lampe – est manifestement devenue chatte, à en croire les bords fourrés de sa nuisette.
Le chaton
Pinup de Fritz Willis, octobre 1962
Souvent chez Fritz Willis la pinup miniaturise, voire ridiculise, une effigie du mâle dominant : en l’occurrence le chaton minuscule réduit aux lapements.
La métaphore féline fonctionne ici à contre-sexe : seul le bol de lait extériorise les appas de la donatrice.
Pinup, Olivia De Berardinis
Toute en tension au bord du banc, jambes et bras fermés, bouche bâillonnée et ventre piquant, toute l’attitude défensive de la dame est démentie par la béatitude de sa chatte.
La tournée du Chat Noir Poster de Alma Canchola
Cette intéressante reprise du matou célèbre de Steinlen destitue définitivement les vieilles métaphores galantes : la femme assume sa totale félinité, la boisson chaude n’est plus un excitant, « Pauvre minet » est devenu « Heureux Felix », comblé de toutes les caresses : sans plus de mystères que sa queue en point d’interrogation.
Didier Cassegrain, vers 2010
Quatre dessins ou les formes du minet épousent avec bonheur celles de sa maîtresse.
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