Daily Archives: 21 décembre 2019

Age d'or (1) : pendants à thème

21 décembre 2019

Le XVIIIème siècle est véritablement l’âge d’or des pendants, qui sont à la peinture ce que le pas de deux est à la danse solo : une extension au carré de l’expressivité.

L’oeil des amateurs s’est accoutumé à rechercher les symétries, les oppositions, les concordances : la sempiternelle composition en V tend à s’effacer devant des compositions plus malignes, qui donnent des gages de spontanéité tout en restant profondément travaillées.

Le prix élevé n’est pas un problème, mais au contraire un signe de prestige. Et les châteaux rococos regorgent de boiseries à garnir.

Pendants à thème

Dominants à l’Age classique, les pendants très démonstratifs passent de mode : on ne rencontre plus de sujets purement binaires, et les thèmes illustrés sont soit des standards hérités de l’époque précédente (voir Les pendants d’histoire : le thème de la Clémence), soit des originalités sans lendemain.

Ricci 1700-25 Ermites tourmentes par des démons Musee EpinalErmites tourmentés par des démons Ricci 1700-25 Ermites tourmentes par le diable Musee EpinalErmites tourmentés par le diable

Ricci, 1700-25 Musée d’Epinal

Le grand spécialiste des diableries est Magnasco, dont on possède de nombreux pendant sur ce thème (voir ZZZ). Ce pendant en V de Ricci conduit l’oeil du clocher en haut à gauche à la croix en haut à droite, en passant par deux trios d’ermites accablés par les démons.



sb-line

Natoire 1731 ca AA Danae et la pluie d’or Troyes, Musee des Beaux-ArtsDanaé et la pluie d’or Natoire 1731 ca AA L’enlevement de Ganymede par Jupiter Troyes, Musee des Beaux-ArtsJupiter et Ganymède

Natoire, vers 1731, Musée des Beaux-Arts, Troyes

Pour son château de La chapelle Godefroy, Philippe Orry a commandé de nombreuses oeuvres à Natoire, dont plusieurs séries. Parmi les neuf tableaux de l’« Histoire des Dieux », première série réalisée à partir de 1731, ces deux dessus de porte, qui décoraient la seconde chambre du château, sont les seuls à constituer des pendants.

Aucune symétrie n’apparaît, et seul le thème des Amours de Jupiter justifie cet appariement :

  • métamorphosé en pièces d’or, il descend féconder une mortelle ;
  • métamorphosé en aigle, il remonte au ciel en emportant son favori.



sb-line

Natoire 1732 La Rencontre de Jacob et de Rachel au puits coll privLa Rencontre de Jacob et de Rachel au puits, collection privée Natoire 1732 Jacob et Rachel quittant la maison de Laban Atlanta, High Museum of ArtJacob et Rachel quittant la maison de Laban, Atlanta, High Museum of Art

Natoire, 1732

Réalisé pour la résidence du Duc d’Antin, Superintendant des Beaux-Arts, ce pendant montre deux moments choisis de l’histoire de Jacob :

  • au puits, il tombe amoureux de sa cousine Rachel ;
  • après sept ans de domesticité au service de Laban, le père de Rachel, il s’enfuit enfin avec elle.

Deux objets quadrangulaires illustrent la complicité du couple :

  • le puits de Rachel, dont Jacob fait ôter la pierre pour abreuver ses moutons ;
  • le coffre dans lequel Rachel montre qu’elle a caché les idoles volées par Jacob à Laban, et qui va être porté par le chameau (allusion à l’épisode ultérieur où, Laban ayant rattrapé les fugitifs, Rachel restera assise sur le coffre pour éviter qu’il ne récupère ses idoles).


Natoire 1722 Agar et Ismael dans le desert Louvre

Agar et Ismaël dans le désert, Natoire, 1732, Louvre

Ce troisième panneau, de format différent, complétait la décoration de l’hôtel d’Antin.



sb-line

Conca Sebastiano 1736 Alexander-the-Great-in-the-Temple-of-Jerusalem Prado 53 x 71 cmAlexandre le Grand dans le Temple de Jérusalem, 1736 Conca Sebastiano 1750 Idolatry_of_Solomon Prado 54 x 71 cmL’Idolatrie de Salomon, vers 1750

Sebastiano Conca, Prado, 53 x 71 cm

On considère aujourd’hui que ces deux ébauches ne constituent pas des pendants, à cause de l’écart temporel et des circonstances différentes de leur composition : on sait que le premier tableau était destiné à faire partie d’un série confiée aux plus grands peintres de l’époque et illustrant, à travers la Vie d’Alexandre, les vertus qui devaient orner un bon roi (en l’occurrence Philippe V). On ne sait rien sur le second, qui n’a donné lieu à aucun tableau terminé.

Pour expliquer la parenté entre les deux, on peut soutenir que Conca s’est plagié lui-même en recyclant, une quinzaine d’années plus tard, sa propre composition invendue.


Un sujet commun (SCOOP !)

Conca Sebastiano Prado Schema
Mais la taille identique et les symétries internes prouvent que le second tableau a été conçu comme pendant du premier, même si cela n’était pas prévu initialement :

  • le triangle pieux des prêtres, culminant dans l’autel (en bleu à gauche), s’inverse en un triangle idolâtre de musiciennes, culminant dans la statue (en rouge à gauche) ;
  • de même, les musiciens sacrés de la tribune s’inversent en prêtresses païennes, dans la chapelle supérieure ;
  • à la lance du soldat et au bouclier d’Alexandre correspondent des accessoires futiles, l’ombrelle et le plat d’or (en jaune)
  • le sceptre d’Alexandre et la tiare du grand Prêtre (en blanc) symbolisent une harmonieuse séparation des pouvoir ; par contraste, l’encensoir, alimenté par une femme et balancé par un roi, prouve un dangereux mélange des genres.

Le thème du pendant est donc le Culte, respecté ou bafoué.



sb-line

diziani Gaspare 1745 ca sofonisba reçoit le poison envoyé par massinissa Museo civico (Prato),Sophonisbe reçoit le poison envoyé par Massinissa diziani Gaspare 1745 ca Antoine et Cleopatre Museo civico (Prato),Antoine et Cléopâtre

Gaspare Diziani, vers 1745, Museo civico, Prato

Ici encore, il s’agit de chercher le renouvellement en appariant un sujet rare à un sujet standard : sur ce dernier – Cléopâtre ridiculise Antoine en dissolvant dans du vinaigre une perle inestimable, voir 6 Le perroquet, le chien et la femme.


Sophonisbe reçoit le poison

Pour lui éviter le déshonneur d’être prise comme captive par Scipion , son époux le roi numide Massinissa lui fit porter une coupe de poison. Le tableau montre l’instant où une servante dénoue le corsage de Sophonisbe, évanouie après avoir lu l’avis de livraison, tandis que le fatal colis arrive sur un plateau.


La logique du pendant (SCOOP !)

Un objet commun fait le lien entre les deux épisodes : coupe de poison ou coupe de vinaigre, l’une assure le suicide de Sophonisbe; l’autre le triomphe de Cléopâtre.

Le pendant compare donc la fierté de deux reines exotiques refusant de se soumettre à un Romain, l’une par la magnificence et l’autre par la mort.

Mais il va même plus loin, en nous faisant comprendre le sens profond de l’anecdote de Pline : la dissolution de la perle n’est autre que la mort symbolique de la plus belle des reines.



sb-line

Vernet-1757-Vornehme-Türken-beim-Fischfang-zusehend-Kunsthalle-KarlsruheDeux nobles turcs regardant un pêcheur Vernet , 1757, Toilette turque, Staatliche Kunsthalle,, Karlsruhe 27x34Jeune turque à sa toilette

Vernet, 1757, Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe (27 x 34 cm)

Cette turquerie est l’occasion d’oppositions binaires, comme Vernet les affectionne :

  • soir et matin ;
  • centre ouvert / centre fermé ;
  • mer et cité ;
  • occupation masculine et occupation féminine.



sb-line

vien-1763 la-marchande-damoursLa marchande d’amours, 1763, château de Fontainebleau Vien 1789 L Amour fuyant l esclavageL’Amour fuyant l’esclavage, 1789, Musée des Augustins, Toulouse

Vien

Ce pendant est intéressant par sa genèse :

  • exposé au Salon de 1763 en suivant fidèlement un modèle antique, le premier tableau fut acheté par le duc de Brissac, qui l’offrit à Madame du Barry ;
  • vingt six ans plus tard, le pendant fut commandé par le duc au même peintre, âgé alors de 73 ans, toujours comme cadeau à Madame du Barry.

Nous sommes donc dans le cas d’un pendant conçu a posteriori, à partir d’une composition obéissant à une autre contrainte : recopier fidèlement un modèle antique.


Wall Fragment with a Cupid Seller from the Villa di Arianna, Stabiae, Roman 1st century A.D.
Fragment provenant de la Villa d’Arianna, Stabiae

On remarque que Vien est revenu au modèle pour la forme de la cage du second tableau, une sorte de temple circulaire à colonnes : d’où l’idée astucieuse d’assimiler le portique à une grande cage d’où s’envole l’amour, cohérente avec la convention du pendant intérieur / extérieur.

Quelques détails assurent la symétrie des décors : l’urne fumante, la table aux pattes de lion (rectangulaire puis circulaire), les pilastres cannelés qui se transforment en colonnes (même passage du rectangulaire au circulaire).

Le sujet de l’amour s’échappant de la cage est le prolongement assez convenu du thème bien plus original de la marchande d’amour : l’oiseau qui s’envole est au XVIIIème siècle une métaphore courante de la perte de la virginité (voir La douce prison). C’est pourquoi – détail bien propre à plaire à la Du Barry – deux jeune romaines du second tableau ont maintenant la poitrine dénudée.


vien-1763 la-marchande-damoursLa marchande d’amours Vien 1789 L Amour fuyant l esclavage inverseL’Amour fuyant l’esclavage (inversé)

A noter que, du strict point de vue de la narration, le second pendant aurait gagné à être inversé, afin que l’amour s’envole dans le sens de la lecture. Mais Vien a préféré la formule classique du pendant en V inversé, plus appropriée d’un point de vue décoratif, et évitant une redondance visuelle jugée à l’époque disgracieuse.

sb-line

circle_of_michel_garnier_the_artists_family_and_the_musicians_family coll privee

La famille de l’Artiste, La famille du Musicien
Cercle de Michel Garnier, vers 1780, collection privée

Le chevalet et le pupitre, montrant le revers de la toile et de la partition, créent à la fois un effet de masquage et un effet de symétrie, font le charme de ce pendant au sujet très convenu.



sb-line

PHILIBERT-LOUIS DEBUCOURT 1787 Le_Compliment gallicaLe Compliment, ou la Matinées du Jour de l’An, dédiée aux pères de famille
1787
PHILIBERT-LOUIS DEBUCOURT 1788 Les_Bouquets gallicaLes bouquets, ou la fête de la Grand-Maman, dédiés aux mères de famille, 1788

Philibert-Louis Debucourt, gallica

Ces deux gravures comportent sept personnages :

  • le grand père et la grand mère ;
  • le couple et leurs deux enfants ;
  • une tante affectueuse et un domestique attendri.

Chacune propose une charmante surprise :

  • les cadeaux mal cachés dans le placard, un pantin et un cheval de bois ;
  • le bouquet que le petit garçon tient dans son dos.



PHILIBERT-LOUIS DEBUCOURT 1789 Le menuet de la marieeLe menuet de la mariée PHILIBERT-LOUIS DEBUCOURT 1789 La noce au chateau gallicaLa noce au château, gallica

Philibert-Louis Debucourt, 1789

Ces deux célèbres aquatintes en couleur, d’une grande virtuosité technique, illustrent, l’année même le Révolution, le thème très Ancien régime des noces villageoises et du bonheur à la campagne, déjà illustré par des pendants de Watteau (voir Les pendants de Watteau) et de Lancret (voir Les pendants de Lancret). Les deux sont construites de la même manière :

  • à gauche un arrière-plan lointain (danseurs sous les arbres, voiture déposant des visiteurs au portail) ;
  • en haut à droite une scène surélevée (estrade du banquet, perron où les invités sont accueillis au son du violon);
  • en bas la scène principale, avec la danse comique d’un couple mal assorti :
    • le gros notaire en noir avec la frêle mariée en blanc ;
    • le jeune marié timide invité par la dame du château.

Ces couples disparates, qui veulent illustrer avec bonhommie le joyeux mélange des classes, trahissent une forme de gêne sociale bien décrite par les Goncourt :

 

Tout le village fait cercle autour du gros et court bailli emperruqué, tout de noir vêtu qui, rondissant la jambe pour la première danse, présente, sous son manteau, le poing à la main timide de la marée, fluette, blanche, éblouissante, transparente, dans sa virginale toilette de villageoise d’opérette« .

« la Noce au château, un de ces divertissements de châtelaine à la mode des proverbes de Carmontelle. Au bas de l’escalier d’une terrasse, pleine de saluts d’abbés et du jet des eaux sautantes, que garnit toute la société, la dame du château ouvre le bal avec le grand dadais de marié au gilet rose, en s’amusant et en souriant, au fond d’elle, de la gêne du villageois. « 

Edmond et Jules de Goncourt [0]


sb-line

Michel Garnier 1793 La jeune femme eploree ou l'attente 55,5 x 46,5La jeune femme éplorée ou L’attente 55,5 x 46,5 cm Michel Garnier 1793 La douce résistance 55 x 45La douce résistance, 55 x 45 cm

Michel Garnier 1793, collection particulière

Datés de 1793 et de taille pratiquement identique, ces deux tableaux ont beaucoup de similitudes :

  • le parquet,
  • le divan et son coussin,
  • la cheminée et son miroir,
  • les roses (en couronne et en bouquet),
  • l’instrument à corde (lyre et guitare),
  • la statue symbolique : l’amour bandant son arc du côté de l’attente, les deux amours s’affrontant du côté de la querelle,
  • l’instrument révélateur : l’horloge qui n’avance pas, le baromètre qui marque Variable.

S’il n’y a pas de preuve que les deux tableaux aient été destinés à être vendus en pendant, ils se révèlent redoutablement complémentaires :

  • d’un coté la tension amoureuse est exacerbée par l’attente ;
  • de l’autre elle se décharge à coups de cravache.

Le titre « la Douce Résistance » est évidemment ironique, puisque le tableau inverse la convention habituelle : ici ce n’est pas le jeune fille qui résiste !



sb-line

gandolfi Gaetano 1788-90 Le triomphe de venusLe Triomphe de Vénus gandolfi Gaetano 1788-90 Diane et CallistoDiane et Callisto

Gaetano Gandolfi, 1788-90, Collection privée

On sait que ce pendant a été peint pour un collectionneur moscovite (sans doute le prince Youssoupov).


Le Triomphe de Vénus [1]

Vénus est juchée sur une coquille Saint Jacques portée par des Tritons. Elle tient d’une main une colombe, un amour la couronne de roses tandis que Cupidon aux yeux bandés s’empare de sa main droite pour l’inciter à lui désigner une cible, au lieu de prendre le collier de perles qu’une naïade présente dans une coquille de nacre. Derrière, les Trois Grâces, servantes de la déesse, s’enlacent sur un nuage.


Diane et Callisto

Callisto, la nymphe favorite de Diane, avait été secrètement engrossée par Jupiter. Comme elle refusait de se dénuder pour le bain, ses compagnes la déshabillèrent de force et découvrirent son malheureux état. Gandolfi nous montre l’une qui la tire par les cheveux, l’autre qui lui lève le bras, gestes qui font écho à ceux des amours dans l’autre tableau : Callisto humiliée mime, à l’envers, Vénus triomphante. Dans l’autre moitié de la composition, Diane courroucée lui montre la direction de l’exil.


La logique du pendant

gandolfi Gaetano 1788-90 Le triomphe de venus detail gandolfi Gaetano 1788-90 Diane et Callisto detail

L’arc en attente de cible et l’arc cassé résument discrètement la dialectique : d’un côté le Triomphe de l’Amour, de l’autre ses Inconvénients (grossesse et désespoir). Mais l’idée ici s’efface devant la richesse plastique, qui oppose :

  • une scène marine, en extérieur, mouvementée et centrée,
  • une scène terrestre, dans une grotte, statique et divisée en deux.



sb-line

gandolfi Gaetano 1788-90 Le triomphe de venus esquisseTriomphe de Vénus (esquisse) gandolfi Gaetano 1788-90 Diane et Callisto esquisseDiane et Callisto (esquisse)

Gaetano Gandolfi, 1788-90, Collection privée

On peut apprécier la virtuosité de Gandolfi dans ces deux ébauches où tout est déjà en place (la seule différence avec l’état final est que Vénus tient une rose à la place de la colombe).


Ricci, Sebastiano; The Triumph of GalateaLe triomphe de Galathée Ricci, Sebastiano; Diana and her Nymphs BathingLe bain de Diane et des nymphes

Ricci, 1713-15, Royal Academy of Arts, Londres

On pense que Gandolfi s’est inspiré de ces pendants de Ricci peints pour Lord Burlington, qu’il avait pu voir lors de son voyage à Londres en 1787. On y trouve la même opposition entre une scène maritime agitée et une scène champêtre paisible, mais l’idée se limite à opposer les Richesses de la Mer et celles de la Terre, que portent dans des vases les ignudi du premier plan. La scène terrestre ne comporte pas la trouble histoire de Callisto et se limite au côté chasseresse de Diane : la nymphe en rouge désigne un gibier invisible, que poursuivent déjà deux autres nymphes et un chien.

 

Références :
[0] Gazette des beaux-arts, courrier européen de l’art et de la curiosité. Redacteur en chef, C. Blanc, Volume 20 p 202 https://books.google.fr/books?id=aDUFAAAAQAAJ&pg=PA201&dq=debucourt+%22menuet+de+la+mariee

Age d'or (3) : pendants rhétoriques, pendants formels

21 décembre 2019

Ces deux formes très particulières de pendants apparaissent elles-aussi vers le milieu du siècle : deux sortes d’exagération nées de l’épuisement des sujets classiques et de la recherche de renouvellement.

Pendants rhétoriques

Ces pendants sont un dérivé complexe des allégories : plutôt que de se contenter d’illustrer une notion abstraite par ses attributs conventionnels, ils transposent visuellement une ou plusieurs phrases, que l’on peut reconstituer mot à mot.

Pour d’autres pendants du même type, par le maître du genre, voir Les pendants rhétoriques de Batoni

Gaetano Gandolfi 1779 Allegorie de la Beaute Kunsthalle BremeAllégorie de la Beauté Gaetano Gandolfi 1779 Allegorie de la Richesse Kunsthalla BremeAllégorie de la Richesse

Gaetano Gandolfi, 1779, Kunsthalle, Breme

Gandolfi a créé ces deux pendants pour décorer le palais de la famille Buratti de Bologne.


Allégorie de la Beauté

Un jeune homme appuyé sur une harpe enlace une jeune fille blonde portant un collier de corail, en tendant au dessus de sa tête un miroir sans lequel ils se regardent l’un l’autre. Les deux sont couronnés de roses.

Traduction littérale : L’Art reflète la Beauté.


Allégorie de la Richesse (SCOOP!)

Plus complexe, ce tableau montre lui aussi un couple, mais dissocié :

  • un homme plus âgé, entre un cheval et un dogue, fait tomber de sa bourse des pièces d’or et d’argent ;
  • une femme regarde vers l’arrière, une tige feuillue dans la main droite et une coupe d’or dans la gauche.

L’un porte un chapeau à plumet décoré de joyaux et de perles, l’autre une couronne dorée.

Il est facile de comprendre que l’homme représente la Richesse. Comme le cheval n’a pas de mors et le dogue pas de chaîne, on peut même préciser : La Richesse immodérée.

Pour la femme, la clé se trouve comme souvent dans L’iconologie de Ripa, au paragraphe qui explique comment représenter la Grâce divine :

« On la peint habituellement comme une femme belle et souriante qui tourne la face vers le ciel, où le Saint Esprit se trouve sous la forme d’une colombe. Dans la main droite elle tient un rameau d’olivier avec un livre, dans la main gauche une coupe… Le rameau d’olivier signifie la paix, qu’en vertu de la Grâce le pécheur réconcilié avec Dieu ressent dans son âme. La coupe dénote elle aussi la grâce, comme le dit le prophète : « Calix meus inebrians quam praeclarus est ». (voilà la coupe qu’ils auront en partage). » [7]

L’absence de la colombe a le même sens que l’absence du mors et de la chaîne. Je risque donc la traduction :

« De la Richesse immodérée la Grâce divine se détourne ».


La logique du pendant

Chaque tableau se déchiffre indépendamment, mais il y a tout de même un jeu de correspondances purement formelles entre les deux :

  • femme vue de face et le regard vers le haut, femme vue de profil et le regard vers le bas ;
  • homme vue de profil et homme vu de face ;
  • miroir et coupe, deux objets circulaires portés en l’air ;
  • couronne de fleurs et couronnes de métal.

L’absence de thème commun a fait penser que ces deux tableaux étaient au départ prévus pour une série des Quatre Saisons qui n’a pas été réalisée : le jeune âge et la beauté du premier couple ferait allusion au Printemps de la vie, la maturité et la richesse du second à l’Automne.


Pendants formels

L’accoutumance des spectateurs à la lecture en pendant fait que certains artistes, dans une sorte d’art pour l’art, se mettent à apparier des scènes ayant peu ou pas de rapport logique, pour la simple jouissance de leur harmonie plastique.

Pagani-Paolo-1700-ca-Le-rapt-dHelene-coll-privLe rapt d’Hélène Pagani Paolo 1700 ca Enee portant AnchiseEnée portant Anchise.

Paolo Pagani, vers 1700, collection privée

La motivation principale du pendant est un exercice de style : étude comparée sur le portage d’un corps qui s’abandonne, en exploitant le contraste visuel maximal entre deux académies opposées (une jeune femme et un vieillard).

On notera néanmoins le choix judicieux des sujets, le second (la fuite après la destruction de Troie) étant la conséquence directe du premier (le rapt qui déclenche la Guerre de Troie). Le peintre offre ainsi au spectateur imaginatif, en pointillé entre les deux pendants, toute l’Iliade en raccourci.


Quatre dessus de porte de Louis de Silvestre

La salle d’Audience (Paratenzimmer) , au Residenzschloss de Dresde, était décorée de quatre dessus de porte commandés à Louis de Silvestre par le prince-électeur de Saxe Auguste II le Fort.


salle du trone d'Auguste II 19331933 salle du trone d'Auguste II 20192019

Salle d’Audience d’Auguste II

Totalement détruite en 1945, et tout récemment reconstruite à l’identique, la salle comportait deux pendants, dont trois tableaux ont été conservés.


Louis de Silvestre 1722 avant A1 Vertumne et Pomone dessus de porte de la salle du trone d'Auguste II Gemaldegalerie DresdeVertumne et Pomone Louis de Silvestre 1722 avant A2 Venus et Adonis dessus de porte de la salle du trone d'Auguste II Gemaldegalerie DresdeVénus et Adonis

Louis de Silvestre, avant 1722

Purement formel, le pendant du mur de gauche met en symétrie deux couples autour d’un amour. En allant du centre vers les bords, l’oeil rencontre :

  • une femme nue assise sur un rocher, avec chemise blanche et manteau bleu ;
  • un amour qui résume l’action : il aide à enlever le masque de vieille femme du Dieu Vertumne, ou retient par son manteau Adonis partant pour la chasse fatale ;
  • un homme qui se rapproche ou  qui s’éloigne.


Louis de Silvestre 1722 avant B1 Renaud et Armide dessus de porte de la salle du trone d'Auguste II Gemaldegalerie DresdeRenaud et Armide Louis de Silvestre 1722 avant B2 Leda et le cygne dessus de porte de la salle du trone d'Auguste II Gemaldegalerie DresdeLéda et le cygne (oeuvre perdue)

Louis de Silvestre, avant 1722

Le second pendant, de part et d’autre du trône, est aussi déconcertant par son éclectisme (une scène de la Jérusalem délivrée du Tasse, une scène mythologique) que par son manque d’unité (un couple habillé avec quatre amours, une femme nue et un cygne avec un seul amour). Le point commun est la guirlande de fleurs passée au coup de l’amant comme une laisse :

  • d’un côté, cette douce chaîne va se rompre, puisqu’on voit à l’arrière-plan les deux chevaliers venus délivrer Renaud ;
  • de l’autre elle va se nouer, puisque la copulation sera réussie.

Heureuse époque où l’on se satisfaisait de la vague équivalence entre un chevalier et un palmipède énamouré, pour flanquer le trône d’un prince.


Hogarth, William, 1697-1764; A House of CardsUn château de cartes (A House of Cards) Hogarth, William, 1697-1764; A Children's Tea PartyGoûter d’enfants (Children tea party)

Hogarth, 1730, National Museum Wales, Cardiff

On ne connaît ni l’dentité des enfants ni la raison de ce pendant.

Les visages de quatre enfants ont été soigneusement recopiés d’un tableau à l’autre. Le cinquième, le garçon blond aux bas rouges qui prend une fleur dans le panier que lui présente sa soeur, a disparu dans l’autre tableau, tandis qu’une urne ornée d’une guirlande de fleurs a fait son apparition. Les symboles de transience et de vanité (le château de cartes d’un côté, le chapiteau brisé, le tambour, le miroir qui ne reflète rien, la table renversée, la vaisselle cassée de l’autre) laissent pressentir que la joliesse de ces tableaux d’enfants pourrait cacher un message plus sombre.


Hogarth 1730 A_House_of_Cards National Museum Wales, Cardiff detail Hogarth 1730 Children tea party National Museum National Museum Wales, Cardiff detail

Faut-il comprendre que le garçon blond a disparu, et que sa soeur n’embrasse désormais plus que du vide ?


sb-line

Subleyras 1735 Le bat (The packsaddle) Ermitage Saint PetersbourgLe bât (The packsaddle)
Subleyras, 1735, Ermitage, Saint Petersbourg
Subleyras 1735 La Jument de Pierre Ermitage Saint PetersbourgLa Jument de Pierre
Subleyras, 1735, Ermitage, Saint Petersbourg

Tout en illustrant fidèlement deux fables libertines de La Fontaine, qui toutes deux parlent d’un équidé, ce pendant obéit aux règles de la symétrie :

  • deux femmes en chemise, une brune et une blonde, vue de face et vue de dos ;
  • à côté, deux hommes, à genoux et debout, la touchent de la main droite.

A gauche, un peintre caricatural s’ingénie à recopier, sur le ventre de la jeune femme, un âne à partir d’un carnet de croquis posé à terre.

A droite, un docteur en robe noire, la main à la braguette, lit dans les livres posés à terre les sortilèges qui permettront de la transformer en jument.

Ci-dessous le texte complet de la fable Le bât, et un extrait choisi de La Jument du compère Pierre :

Un peintre était, qui jaloux de sa femme,
Allant aux champs lui peignit un baudet
Sur le nombril, en guise de cachet.
Un sien confrère amoureux de la dame,
La va trouver et l’âne efface net;
Dieu sait comment; puis un autre en remet
Au même endroit, ainsi que l’on peut croire.
A celui-ci, par faute de mémoire,
Il mit un bât; l’autre n’en avait point.
L’époux revient, veut s’éclaircir du point.
Voyez, mon fils, dit la bonne commère,
L’âne est temoin de ma fidélité.
Diantre soit fait, dit l’époux en colère,
Et du témoin , et de qui l’a bâté.
La Fontaine
…Mon dessein est de rendre Magdeleine
Jument le jour par art d’enchantement,
Lui redonnant sur le soir forme humaine…

Messire Jean par le nombril commence,
Pose dessus une main en disant:
Que ceci soit beau poitrail de jument.
Puis cette main dans le pays s’avance.
L’autre s’en va transformer ces deux monts
Qu’en nos climats les gens nomment tétons;
Car quant à ceux qui sur l’autre hémisphère
Sont étendus, plus vastes en leur tour,
Par révérence on ne les nomme guère;
Messire Jean leur fait aussi sa cour;
Disant toujours pour la cérémonie:
Que ceci soit telle ou telle partie,
Ou belle croupe, ou beaux flancs, tout enfin.
Tant de façons mettaient Pierre en chagrin;
Et ne voyant nul progrès à la chose,
Il priait Dieu pour la métamorphose.
C’était en vain; car de l’enchantement
Toute la force et l’accomplissement
Gisait à mettre une queue à la bête:
Tel ornement est chose fort honnête:
Jean ne voulant un tel point oublier
L’attache donc: lors Pierre de crier,
Si haut qu’on l’eût entendu d’une lieue:
Messire Jean je n’y veux point de queue:
Vous l’attachez trop bas, Messire Jean.
La Jument du compère Pierre


sb-line

Fêtes Galantes

Watteau (voir Les pendants de Watteau) et son élève Pater (Les pendants de Pater (1/2)) produisent à partir de 1715 de nombreux pendants que l’on désigne habituellement par le terme de Fêtes Galantes. Ils ont parfois un sujet commun, mais si discret que l’élégance consiste à l’effleurer..


OLLIVIER Michel Barthelemy 1750 ca fete_galante_dans_un_parc Musee de ValenciennesRéunion galante dans un parc OLLIVIER Michel Barthelemy 1750 ca reunion galante_dans_un_parc Musee de ValenciennesFête galante dans un parc

Michel Barthelemy Ollivier, vers 1750, Musée de Valenciennes

Cet exemple, par un suiveur, montre tout l’intérêt de la formule :

  • les costumes du temps jadis aux couleurs vives, les hautes frondaisons et les statues antiques, suscitent à peu de frais l’impression d’un ailleurs raffiné ;
  • le découpage en deux vues constitue une sorte de panoramique élégant, avec l’avantage de l’ellipse centrale qui laisse ouverte toutes les hypothèses.

Ici, on serait bien en peine de trouver une quelconque logique, sinon l’opposition entre un cul-de-sac et une allée qui s’ouvre.


sb-line

MAULBERTSCH, Franz Anton 1745-50 Rebecca and Eliezer Szepmuveszeti Muzeum, BudapestRebecca et Eliézer MAULBERTSCH, Franz Anton 1745-50 Joseph and his Brothers Szepmuveszeti Muzeum, BudapestJoseph et ses frères

Franz Anton Maulbertsch, 1745-50, Szepmuveszeti Muzeum, Budapest

Rebecca et Eliézer

Le sujet est tiré de la Genèse (24, 15-27) : Éliézer, serviteur d’Abraham est envoyé par ce dernier à la recherche d’une épouse pour son fils Isaac. Il décide de choisir, à l’arrivée, celle qui lui offrira à boire à lui et à ses chameaux. Derrière lui, un serviteur prépare déjà les bijoux donnés par Abraham.


Joseph et ses frères

Vendu par ses frères comme esclave aux Egyptiens, Joseph est devenu vice-roi d’Egypte. Ses rencontres avec ses frères – qu’il reconnaît mais qui ne le reconnaissent pas – comportent plusieurs épisodes (Genèse 42 à 46) : venus en Egypte acheter des denrées (l’un d’entre eux montre un plat rempli de pièces), ils repartent à trois reprises avec des marchandises (sac de blé et corbeille de fruits apportés par les deux esclaves du premier plan). La présence du jeune Benjamin (l’enfant aux pieds de Joseph) permet se situer l’épisode : le moment où Joseph oublie son ressentiment et révèle à ses frères qui il est.


La logique du pendant

Le point commun entre ces deux scènes de la Genèse est a priori très faible : don de l’eau, achat de la nourriture. Leur appariement exceptionnel semble résulter plutôt de considérations formelles, les deux se prêtant à une composition similaire. C’est ainsi qu’en partant du centre, on rencontre successivement :

  • des chameaux,
  • un homme qui porte les bijoux ou les pièces,
  • un demandeur (Eliézer ou Juda, le porte-parole des frères),
  • le personnage principal dans un spot de lumière (Rebecca ou Joseph) ;
  • un bâtiment qui ferme la scène (fontaine ou façade du palais) .

L’éclairage très particulier révèle une intention plus subtile, dans lequel la forme coïncide avec le fond : le spot de lumière traduit plastiquement la révélation d’une identité : voici la femme recherchée, voici le frère retrouvé.


sb-line

Le Mettay vers 1757 La Toilette de Venus coll partLa Toilette de Vénus Le Mettay vers 1757 Selene et Endymion coll partSéléné et Endymion

Le Mettay, vers 1757, collection particulière

Mort trop jeune, cet élève doué de Boucher nous a laissé ce pendant moins conventionnel et plus libertin qu’il ne semble.

A gauche, de jour, une classique Toilette de Vénus admirée par les nymphes ; à droite, de nuit, un sujet tout aussi classique où Seléné, déesse de la Lune, charmée par la beauté du jeune berger Endymion, descend toutes les nuits sur son croissant pour l’admirer dans son sommeil.

Vénus et Séléné, blondes et rosissantes, se font écho par leur posture similaire ; tandis qu’Endymion, assis au premier plan, reprend plutôt la pose de la nymphe en manteau rouge. Si dans le tableau de gauche la vedette qui attire tous les regards est naturellement Vénus et sa gorge découverte, c’est dans le tableau de droite Endymion, beau comme une nymphe virilisée, qui dénude ses jambes et ses têtons pour s’exposer comme objet du désir.


sb-line

Traversi La rixe 1754 LouvreLa rixe Traversi La seance de pose 1754 LouvreLa séance de pose

Traversi, 1754, Louvre, Paris

Voici un cas où le pendant s’autonomise et devient une énigme visuelle où le plaisir consiste à deviner le rapport purement graphique entre deux scènes qui n’ont à l’évidence rien à voir. Quoi de plus différent qu’une rixe entre gentilshommes et une séance de pose ?

Commençons, de gauche à droite, par le gentilhomme en jaune, qui tient de la main gauche son bras blessé qui lui même tient un pistolet : son geste décalque celui de la modèle en bleu, qui tient de la main gauche son bras qui tient un éventail.

Vient ensuite le cabaretier à la tête inclinée, qui tente de ramener le calme en posant sa patte sur le blessé. Dans l’autre tableau lui correspond la serveuse à la tête inclinée, qui amène deux verres sur un plateau.

Continuons par la vieille femme en coiffe blanche : à gauche elle est vue de dos et s’interpose pour protéger l’homme au pistolet, à droite elle est vue de face et s’interpose pour vanter l’excellence du dessinateur.

Lequel, avec sa veste rouge, ses manches bouffantes, sa perruque cendrée et son sourire de profil, démarque exactement l’agresseur, avec son rictus de colère : sanguine contre épée, chacun tire le trait qui lui convient.



sb-line

Traversi 1755-1760 La lecon de musique Nelson Atkins Museum DallasLa leçon de musique  Traversi 1755-1760 La lecon de dessin Nelson Atkins Museum DallasLa leçon de dessin

Traversi, 1755-1760, Nelson Atkins Museum, Dallas

Traversi reprend ici le même principe d’homologie entre des groupes de personnages, mais de manière moins systématique.

 

Traversi 1755-1760 schema Nelson Atkins Museum Dallas
Les personnages qui échappent à cette mise en parallèle sont ceux qui donnent son sens à la narration :

  • l’homme qui se penche sur le clavecin avec un sourire d’enchantement (accompagné de deux hommes qui discutent derrière) est, au milieu de cette assemblée de barbons, l’amant probable de la jeune musicienne ;
  • l’homme qui exhibe avec humour le gribouillage de la petite fille (avec quatre joueurs de cartes derrière) est probablement son père, et l’époux de la dessinatrice.

Ainsi se profile discrètement la thématique si courante au XVIIIème siècle, de l’Amour léger (les amourettes, le badinage) comparé à l’Amour familial (voir notamment Les pendants de Pater (1/2) et Les pendants de Boilly  : Ancien Régime et Révolution ).

 

Références :
[7] Cesare Ripa, Iconologia 1611, p 211 https://books.google.fr/books?id=AsZIAAAAcAAJ&pg=PA211