L'effet Droste
L’effet Droste est un effet purement graphique, qui imite l’effet optique des miroirs en abyme (voir Quelques variations sur l’abyme), mais réplique l’image sans se soucier de l’inverser.
Couverture d’une boîte de chocolat Droste
Debut XXème siècle
La marque néerlandaire Droste est célèbre pour avoir bâti sa communication sur l‘image récursive (comme en France La Vache qui Rit [1]).
Ici, l’effet se complique avec une double récession, par la boîte et par la tasse : à chaque étape, il y a deux chocolatières, l’une grande (sur la boîte), l’autre petite (sur la tasse). Cette différence de taille, combinée au fait que l’objet le plus petit est placé en avant de l’autre, produit un inconfort visuel délibéré : la tasse semble s’éloigner plus vite dans la récession, alors que pourtant elle est la plus proche de nous.
Tapioca lacté Marie-Louise | Liqueur Dauré, affiche de Lotti, 1924 |
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D’autres marques ont repris ensuite la formule, misant sur son effet hypnotique. La suite de cet article s’intéresse à ses utilisations non spécifiquement publicitaires.
Livre pour s’endormir (The Bed-Time Book)
Jessie Willcox Smith, début XXème siècle
L’effet Droste fascine les enfants, qui se demandent où la récession s’arrête… Ici, celui qui possède le livre peut s’identifier avec l’enfant de l’image, qui lit sans savoir que, derrière sa page, se cache une porte directe vers le rêve.
Couverture de Vogue
A.E.Marty, 1932
Par la magie flatteuse de l’effet Droste, la lectrice de Vogue s’identifie avec le mannequin de couverture.
Kiosque à journaux dans la neige (Newsstand in the snow)
Norman Rockwell, Couverture du Saturday Evening Post, 20 décembre 1941
Ce kiosque bien fermé au milieu de la neige est également refermé sur lui-même à l’infini, figure d’une protection maximale. En même temps, en tant que couverture du Post, il se multiplie en largeur, figure d’une diffusion maximale.
La pancarte « Buy defense bonds » rappelle que nous sommes le deuxième week-end après Pearl Harbour. L’image combine la régression et l’expansion comme si, par le pouvoir paradoxal de l’effet Droste; il était encore possible de concilier l’isolationnisme bien au chaud et l’interventionnisme dans un monde glacial. [2]
Un précurseur médiéval
On connaît un seul exemple d’effet Droste dans le passé. Il apparaît, assez naturellement, dans une scène représentant un don (voir 2-3 Représenter un don) : la convention médiévale veut en effet que l’objet donné (ville, édifice, verrière, retable) soit représenté en miniature entre les mains du donateur.
Justinien offrant la basilique de Sainte Sophie, Constantin offrant la ville de Constantinople
Mosaïque du vestibule, 10ème siècle, Hagia Sophia, Istambul
L’artiste a ici appliqué deux fois la convention du don de manière mécanique, sans penser à représenter la basilique dans la maquette de la ville.
La vie de Saint Étienne, baie 13, Cathédrale de Chartres, vers 1240 ( schéma Stuart Whatling )
Dans le panneau en bas à droite, la corporation des Cordonniers brandit, à l’intérieur de la cathédrale, la maquette bien reconnaissable de l’ensemble de la verrière : mais le format est trop petit et la récursion s’arrête au premier niveau, celui de la verrière dans la verrière. Stuart Whatling [3] a recensé plusieurs exemples médiévaux de telles mises en abyme interrompues. Mais la véritable récursion ne s’amorcera qu’une seule fois.
Retable Stefaneschi, Face « Saint Pierre », panneau central
Giotto di Bondone, vers 1330 , Musée du Vatican, Rome
Le cardinal Stefaneschi, en habit d’apparat, présente à saint Pierre bénissant la maquette du triptyque qu’il offre à sa basilique. Ici, le pinceau de Giotto est assez habile pour montrer le triptyque à l’intérieur du triptyque à l’intérieur du triptyque. Pour la description des deux faces de cette oeuvre monumentale, voir 2-3 Représenter un don.
Le procécé naturel d’obtenir une récursion à l’infini est d’utiliser deux miroirs opposés (voir Quelques variations sur l’abyme).
Marylin Monroe assise en costume de cirque,
première du Ringling Bros. and Barnum and Bailey Circus au Madison Square Garden
1955, anonyme
Cet effet d’abyme se caractérise par le fait que l’image s’inverse à chaque pas. Mais au Moyen-Age, les miroirs sont trop petits et trop déformants pour cela. En revanche, les peintres s’en servent très souvent pour créer une autoréférence fascinante (l’exemple le plus célèbre étant le miroir des Arnofini de Van Eyck, voir 1 Les Epoux dits Arnolfini 1/2 ).
Un cas moins connu présente une sorte d’effet Droste approximatif, où le contenant se trouve englobé par deux fois dans le contenu.
Triptyque du Buisson ardent (haut du panneau central)
Nicolas Froment (1475-76), cathédrale Saint-Sauveur, Aix-en-Provence
Dans les bras de sa mère, l’Enfant Jésus brandit latéralement un petit miroir circulaire, qui montre l’image inversée du couple. Il ne s’agit pas seulement d’un morceau de bravoure prouvant que le peintre maîtrise les lois de l’optique, mais d’une sorte d’effet Droste par analogie formelle : le cadre en ovale contient un buisson en ovale qui contient un cadre en ovale qui contient le couple divin.
Parallèlement, en bas de l’arbre, l’Ange du Seigneur arbore un cadre en ovale qui montre un autre arbre et un autre couple, Adam et Eve, l’antithèse de l’image de Jésus et Marie dans le miroir.
Justifier l’imbrication
Justifier par la préhension
Dans l’effet Droste classique, la justification est le geste de préhension : la chocolatière tient la tasse qui la représente en miniature.
Dino Valls
Un exemple récent d’effet Droste, très facile sous Photoshop mais bien difficile en peinture. La rotation du motif permet d’esquiver la régression à l’infini. L’inclinaison de l’horizon accentue l’effet d’étrangeté.
Alfred E. Newman
Couverture pour Mad
Dans cette variante amusante, le motif imbriqué présente deux étages, avec deux gestes de préhension : le magicien tient son chapeau, et le lapin tient le sien.
Mais il existe d’autres manières de justifier (ou pas) l’imbrication d’un motif de taille décroissante.
Imbriquer sans justifier
Une chatte faite de dix neuf chatons
Estampe de Kuniyoshi Utagawa, 1847-1852
Curiosité graphique, cette chatte faite de chatons tient d’Arcimboldo par son procédé de pavage, et d’un effet Droste par sa réplication d’un même sujet : mais l’imbrication s’arrête au premier niveau.
Alice au travers du miroir,
Carte postale, début XXème siècle
Le miroir suggère faussement un effet d’abyme : mais il s’agit en fait d’un photo-montage obtenu en superposant la même image tirée avec une dizaine de réductions progressives, sans lien logique justifiant cette imbrication.
26, Comment nous regarde l’Allemagne
Alberto Martini, 1916, Danza-Macabra-Europea, série de cartes postales
Ce visage caricatural de Guillaume II contient, en guise d’yeux, deux visages qui lui ressemblent : orbites énormes, joues creuses, dents acérées.
Le visage de la Guerre, Dali, 1940, Musée Boijmans Van Beuningen, Rotterdam
A l’orée du conflit suivant, Dali reprendra le même principe d’emboîtement de visages, en l’élargissant à la bouche et en poussant à l’infini la régression.
Justifier par la perspective
Exlibris signé Severin Belgique annees 1950 | Voûte d’acier pour un mariage Apolline Dussart www.apollinedussart.com |
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Ces imbrications peuvent être comprises comme une haie d’honneur, la diminution du motif s’expliquant par la perspective.
Christian Vincent
Même justification pour ces répétitions du même. Le quatrième tableau est particulièrement tompeur, puisque l’alternance (approximative) de deux positions du visage imite l’effet d’abyme.
Justifier par la génération
Deux gibbons cherchant à atteindre la lune Ito Jakuchu, vers 1770, Kimbell Art Museum, Texas
L’échelle des générations ne permet pas de monter bien haut : sagesse japonaise.
Kangourous
Illustration de Andrew Teague
Dans la poche marsupiale, le parent porte son enfant.
Enigma
Michael Cheval, 2015
Sous la robe, la fillette abrite sa poupée. Voici ce que dit le peintre de cet élégant effet Droste :
« L’homme est un enfant de la nature, il est sa partie essentielle. Tous les processus qui se produisent dans la nature se produisent chez l’homme aussi. De la naissance à la mort – la floraison, la maturité, le déclin. Et puis a nouveau, il y a une naissance, peut-être sous une apparence différente. Les générations précédentes subsistent-elles dans les suivantes ? Les enfants répètent-ils leurs parents ? Le modèle de la ‘matryoshka’ illustre le mieux ce concept. » [4]
Justifier par la main de l’artiste
« From the mirror », Coles Phillips
Illustration pour Life, 1909
Le titre suggère que l’artiste peint ce qu’elle voit dans un miroir que nous ne voyons pas. La composition prétend être un effet d’abyme, dans laquelle le second miroir serait remplacé par le tableau. Or celui-ci fonctionne bien différemment d’un miroir, puisqu’au lieu d’une alternance recto-verso, le dispositif imbrique des symétries gauche-droite.
Il s’agit donc bien d’un effet Droste dont le motif, à deux étages, est composé d’une artiste droitière peignant une artiste gauchère.
Cet autoportrait du peintre anglais Orpen, en 1924, repose sur le même principe (voir Orpen scopophile)
« Prise sur le fait, dans un coup de génie, ne montrant personne à part vous-même »
Dans cet effet Droste plus simple, le motif est à un seul niveau : une droitière qui peint.
Au premier niveau, cette pin-up métaphysique ajoute un voile à sa première itération, laquelle ajoute un bas à sa deuxième, laquelle ébauche à peine la troisième.
On se perd en conjecture sur cette oeuvre insondable qui, sous prétexte de vanter un engin sans huile (d’où les tâches sur le sol), semble conçue pour rendre hommage à l’infinie profondeur des glacis.
Calendrier Sylvania, Gil Elvgren, 1948
Ici, l’emboîtement s’arrête net : montrer une pinup s’intéressant à la récession à l’infini serait contraire au fantasme bien plus porteur de l’auto-érotisme féminin : seule une belle fille en nylons peut vraiment peindre une belle fille en nylons.
Sous les apparences d’un effet d’abîme dans un miroir, c’est bien un effet Droste similaire aux précédents.
Effets Droste approximatifs
Sans aller jusqu’à l’effet Droste stricto sensu, il arrive aux peintres de flirter avec l’auto-similarité.
Un Fou, Psalterium Caroli VIII regis (detail) – 1401-1500, Bibliotheque nationale de France | Maître du portrait de Angerer, Un fou, 1519-20 Yale University Art Gallery |
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Le fou du Roi, Jan van Beers | Le Fou Rouge, Jan van Beers |
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Le fou et son double, José Frappa
On voit bien le côté mi-ironique mi-diabolique de s’amuser avec un modèle caricatural de soi-même.
Adieu à l’Academie (Pożegnanie z Akademią) Wojciech Weiss, 1949, FUNDACJA MUZEUM WOJCIECHA WEISSA, Cracovie |
Wojciech Weiss, Akademia, 1934 |
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En Pologne, en 1949, le vieux professeur Weiss, un an avant sa mort, utilise un faux effet Droste pour signifier l’impossibilité de poursuivre : adieu à l’Académie-institution, mais aussi adieu à l' »académie » féminine et aux modèles qui se défaisaient, pour un moment, de leur châle traditionnel chatoyant. [5]
Through The Looking Glass Paul Kelley |
Life Imitating Art, 1998 Paul Kelley |
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Pourvu que les postures soient homologues, le tableau dans le tableau constitue un effet Droste arrêté, dont la puissance attractive est ici transférée aux vertigineuses gambettes.
L’effet d’attraction est ici très atténué, bien que le mobilier des deux liseuses ait des similarités étudiées.
Autoportrait, Erik Bulatov, 1968, Musée Maillol, Paris
Dans cet autoportrait pénétrant, l’artiste anticonformiste combine avec audace le thème des poupées russes, de Big Brother et de l’homme déshumanisé…
Magritte : la récession interrompue
Magritte semble s’être fait une spécialité de la récession déceptive qui, tel le coïtus interruptus, s’arrête juste avant l’abyme…
Les liaisons dangereuses
Magritte, 1936, Don promis au Los Angeles, County Museum of Art
La paradoxe ici tient à ce que la jeune femme, en voulant cacher son recto, nous dévoile son verso : le miroir-voyeur rend publique la fille pudique, l’endroit de l’une montre l’envers de l’autre.
C’est cet effet vice-versa, typique des miroirs en abyme, qui nous donne l’illusion qu’il s’agit d’une seule jeune fille, et donc d’une image impossible.
Or celle qui baisse les yeux n’est peut être qu’une fausse pudique, qui manipule son miroir non pour cacher son propre sexe, mais pour nous montrer le postérieur d’une compagne : celle-ci, la vraie pudique, se cache les seins avec les mains au lieu de tenir un miroir, interrompant la récession.
Ce tableau qui semble surréaliste est en fait physiquement possible pourvu qu’il y ait deux filles et non une seule. Ce qui mène à un conclusion étonnante : celle qui montre ses fesses au miroir en regardant par dessus son épaule… c’est nous.
Ainsi le tableau n’est ni un effet d’abyme, ni un effet Droste : simplement le reflet d’une fille dans le miroir d’une autre.
Femme à la toilette (inversée de gauche à droite) Picasso, 1906, Albright-Knox Art Gallery, New York |
Nu au miroir avec un homme Kirchner, 1912, Brucke Museum, Berlin |
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Pour obtenir le Magritte 1936, retournez le Picasso 1906 et rajoutez le Kirchner 1912.
Foucault a relevé ce qui ,en définitive, est le seul élément « surréaliste » du tableau :
« De l’ombre il manque une partie – celle de la main gauche qui tient le miroir. Normalement on devrait la voir sur la droite du tableau ; or elle n’y est pas, comme si l’ombre du miroir n’était portée par personne ». Michel Foucault, Ceci n’est pas une pipe, Fata Morgana, 1973
Une autre remarque intéressante de Foucault :
« …dans le mince espace qui sépare la surface polie du miroir, qui capture les reflets, et la surface opaque du mur, qui n’attrape que des ombres, il n’y a rien. »
Si la conclusion est fausse (il y a parfaitement la place entre le mur et le miroir), le contraste entre le miroir et le mur est bien vu :
- l’un de toutes les couleurs, l’autre d’aucune (gris uniforme) ;
- l’un luisant, l’autre mat ;
- l’un cadré, l’autre illimité.
Pour conclure philosophiquement :
- le mur de Magritte est platonicien, en reflétant une ombre fausse ;
- mais son miroir est cartésien, en nous montrant un reflet on ne peut plus exact.
La reproduction interdite
Magritte, 1937, Musée Boymans-van-Beuningen, Rotterdam
Le titre ne ment pas : ce n’est pas la réflexion qui est interdite, mais la reproduction à l’infini. Le dos dans le miroir amorce un effet Droste, mais le livre, en se reflétant normalement , bloque la récession dès la première itération (1).
Le choix des Aventures d’Arthur Gordon Pym de Poe, n’est pas l’effet du hasard. On y trouve deux passages mettant en garde contre les méfaits du miroir, en premier lieu à l’encontre du narrateur lui-même :
« Lorsque enfin je me contemplai dans un fragment de miroir qui était pendu dans le poste, à la lueur obscure d’une espèce de fanal de combat, ma physionomie et le ressouvenir de l’épouvantable réalité que je représentais me pénétrèrent d’un vague effroi« (chapitre VIII, le revenant)
Mais surtout, dans ce morceau de bravoure sur les ravages de l’effet d’abyme :
« Too-wit fut le premier qui s’en approcha, et il était déjà parvenu au milieu de la chambre, faisant face à l’une des glaces et tournant le dos à l’autre, avant de les avoir positivement aperçues. Quand le sauvage leva les yeux et qu’il se vit réfléchi dans le miroir, je crus qu’il allait devenir fou ; mais, comme il se tournait brusquement pour battre en retraite, il se revit encore faisant face à lui-même dans la direction opposée ; pour le coup je crus qu’il allait rendre l’âme » (Chapitre XVIII, Hommes nouveaux)
(1) Le miroir et la cheminée se retrouvent à l’identique dans un autre tableau de Magritte, La durée poignardée (voir Le train sous le pont)
Eloge de la dialectique
Magritte, 1937, Musée d’Ixelles, Belgique
Dans la maison dans la maison, la fenêtre en haut à gauche est fermée.
Clairvoyance
Magritte, 1936, Art Institute of Chicago.
Dans le tableau, l’artiste regarde un oeuf posé sur la table, mais voit un oiseau, qu’il peint sur le tableau dans le tableau.
Photographie de Magritte peignant son tableau Clairvoyance
Dans la photographie, l’artiste ne regarde rien, et fait éclore un tableau directement de son imaginaire.
La photographie amorce un effet Droste interrompu, dans lequel Magritte se transforme en oiseau à la seconde itération.
Bill Brandt,
Photographie de René Magritte, 1963
Ici, l’effet Droste interrompu transforme Magritte en pomme.
https://www.yumpu.com/en/document/read/13337694/medieval-mise-en-abyme-the-courtauld-institute-of-art
Le film est emouvant aux larmes je kiffe de ouf j e n chiale même c est rocambolesque voila c est tout bisous de geraldine
En accomplissant mes ratiocinations quotidiennes il me vient une idée pour un cartel de mon musée imaginaire sous le « Reflet impossible » de Magritte. Je tape donc ces trois derniers mots sur internet et là … Je tombe de nouveau avec grand plaisir sur votre site et je m’y enivre comme tout le monde d’images qui évoquent des idées, de spéculations qui créent des icones… et je me dis, oui décidemment il faut vraiment que j’écrive sur ce cartel « de l’apophanie à l’épiphanie… » et je rajoute dorénavant « et réciproquement » pour l’effet droste évidemment 😉