2 Les Epoux dits Arnolfini (2 / 2)
4 Le miroir de la Passion
Alors que le reflet a suscité tant de commentaires, le cadre du miroir n’a pas intéressé grand monde. C’est pourtant un objet très exceptionnel, et qui en dit long.
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Une modification notable
Réflectographie à infrarouges (détail)
Le miroir, de même que la brosse qui le jouxtait, était prévu dès l’origine; mais les deux étaient nettement plus grands. L’absence de tracés sous-jacents pour le chapelet, la signature et la statue de Saint Marguerite montre qu’ils ont été rajoutés à la fin. Et le cadre comportait huit médaillons au lieu de dix.
Ainsi le tableau a évolué vers une miniaturisation plus poussée, permettant de caser plus d’objets.
Le passage de huit médaillons à dix a aussi compliqué les choses d’un point de vue théologique : placer la Crucifixion en haut et au centre imposait de trouver quatre scènes se passant après la Mort du Christ, alors que pour les scènes d’avant on n’a que l’embarras du choix : d’où sans doute l’intrusion de cette scène assez rare, la Descente du Christ aux Limbes.
Margaret Koster a utilisé cette répartition pour étayer sa thèse selon laquelle la femme, placée du côté des scènes après la mort du Christ, était également morte. Mais cette répartition découle mécaniquement de la place de la Croix au sommet de ce petit Golgotha domestique. De même, Van Eyck n’avait guère le choix pour la scène diamétralement opposée, qui ouvre l’histoire de la Passion : la Prière dans le Jardin des Oliviers, devant la coupe apporté par un ange, est le moment où le Christ est pris d’angoisse devant la certitude du supplice qui vient.
On ne peut qu’admirer l’habileté avec laquelle Van Eyck a su, en quelques touches minuscules, rendre facilement reconnaissables ces dix scènes de la Passion.
L’opinion des historiens d’art
Cadre de miroir (disparu) à médaillons (disparus) , XVème siècle, Lübeck, fig 149 [5]
La plupart ne s’appesantissent pas sur la question : Campbell [B8], qui trouve tout ordinaire, prétend que les miroirs ornés de scènes religieuses étaient fréquents : mais il n’en cite que deux, sans grand rapport. D’autres pensent au contraire que, compte-tenu du caractère supposément diabolique du miroir, il est anormal d’en trouver : ce qui est tout aussi excessif, mais dans l’autre sens.
Mis à part Margaret Koster, qui n’a retenu de la symétrie du cadre que l’opposition mort / vivant, le seul autre historien d’art qui s’est penché sur la question est Robert Baldwin [6], dans son long article de 1984. Il n’aborde pas la question des scènes choisies par Van Eyck, mais traite plus généralement des métaphores du miroir et du mariage dans les textes religieux.
Une première métaphore du mariage est celle du Christ et de l’Eglise, au travers de sa Passion :
« Le miroir de Van Eyck, entourant par des scènes de la Passion un couple marié, montre le mariage comme l’image paulinienne, ou la réflexion, du mariage du Christ avec son église. »
Une autre métaphore est celle du mariage entre le Christ et l’âme purifiée du péché :
« Par une variété de canaux…, l’idée paléochrétienne d’Imitatio Christi avec son noyau de théorie paulinienne de l’image a été transmise à la fin du Moyen Âge. Invariablement, nous entendons que contempler la passion du Christ ou le suivre sur quelque chemin que ce soit – de l’entrée dans la vie monastique à la simple réception des sacrements – participe à un voyage ascensionnel, à une transfiguration dont le point culminant est l’union avec Dieu dans la Nouvelle Jérusalem, lors du «mariage» final avec l’agneau décrit dans le livre de l’Apocalypse. »
Une troisième métaphore est celle de l’Eglise comme miroir :
« Car l’épouse du Christ, l’Église, est également l’intermédiaire par lequel la grâce sacramentelle est dispensée ou reflétée dans l’âme des fidèles, réformant leur Imago Dei et préparant leur mariage final dans le monde à venir…. Van Eyck a pu l’exprimer en alignant sur un axe vertical le Christ crucifié, le miroir, les mains jointes et le chien, symbole de la Foi. »
Ces recherches ne fournissent qu’un cadre général d’explication, un aperçu sur l’état d’esprit de l’époque : mais Baldwin a eu grand mérite de pressentir, au détour de cette dernière phrase, une forte relation géométrique entre le cadre, le reflet, et d’autres éléments de la pièce.
L’exemple de Bosch (SCOOP !)
Scènes de la Passion (revers du Saint Jean à Patmos)
Bosch, vers 1489, Gemäldegalerie, Berlin
Un bon demi-siècle après Van Eyck, Bosch a la même idée d’une composition annulaire, autour d’une scène centrale assez énigmatique : le mont dans lequel brûle un brasier semble être une transposition mystique de l’île de Patmos, sur laquelle l’Aigle de Saint Jean se transforme en la figure christique du pélican nourrissant ses enfants avec ses entrailles.
Ce qui nous intéresse est bien sûr les sept scènes de la Passion communes avec celles de Van Eyck (en blanc), disposées dans le même sens de lecture et avec la Crucifixion au sommet. Bosch a adjoint à la scène de la Flagellation celle de la Dérision du Christ (en vert). En revanche, côté post mortem, il n’a pas retenu les trois scènes développées par Van Eyck (en rouge).
L’idée d’un paysage continu fait que la taille des scènes diminue de bas en haut, en s’enfonçant dans la profondeur. On notera cependant que, vues à plat, les scènes se répondent dans une symétrie gauche-droite :
- le Jugement de Pilate fait pendant à l’Arrestation ;
- les souffrances physiques de la Flagellation et du Couronnement d’épines font écho aux souffrances morales dans le Jardin des Olivers ;
- la Montée au Calvaire équilibre la Mise au tombeau.
Le cadre et ses symétries (SCOOP !)
Cette répartition symétrique est encore plus frappante chez Van Eyck, avec des appariements différents :
- l’Arrestation (par des soldats faisant irruption durant la nuit) est compensée par la Résurrection (les soldats sont endormis) ;
- Jésus prisonnier devant Pilate est vengé par le Christ brisant la porte des Enfers ;
- les souffrances de la Flagellation sont consolées par les soins de la Mise au tombeau ;
- le Portement de Croix (Simon de Cyrène aidant le Christ) anticipe la Descente de croix (Nicodème et Joseph d’Arimathie faisant descendre le corps).
A la lecture chronologique, selon le cercle, se superpose donc une lecture bilatérale. Le passage de huit scènes à dix est cohérent avec cette idée de privilégier l’axe de symétrie vertical.
Pour décrire cette symétrie, l’opposition vivant / mort est sommaire.
On peut déceler une certaine polarité masculin / féminin avec :
- à gauche, trois rencontre du Christ avec un homme particulier : Judas puis Pilate qui le trahissent, Simon de Cyrène qui le secourt ;
- à droite, trois scènes auxquelles participent des femmes : Descente de Croix, Mise au tombeau, Résurrection [7].
- en haut au centre, la scène de la Crucifixion est mixte, mais la polarité est inversée : Marie est en effet toujours placée à gauche (en position d’honneur à main droite de son fils) et Saint Jean de l’autre côté de la croix.
Panorama de Jérusalem, vers 1495-97, Museu Nacional dos Azulejos, Lisbonne [7a]
A la fin du siècle, un artiste flamand anonyme réalisera, pour la reine Eléonore du Portugal, cette vue panoramique de Jérusalem, avec quatorze scènes de la Passion (en vert les scènes communes avec Van Eyck, en jaune les autres). Le parcours est représenté de manière fragmentaire (flèches blanches), car il est impossible, à cause de certains allers-retours du cortège, de concilier complètement la topographie et la chronologie. Néanmoins les dernières étapes (J à O) retrouvent la même solution que celle du miroir : mettre d’un côté les scènes avant la Crucifixion, et de l’autre les scènes après. D’autres compositions de Van Eyck (voir 3 : en terre chrétienne) semblent obéir à la même idée d’un double chemin, vers et depuis le Golgotha.
Le cadre comme moteur immobile (SCOOP !)
La logique qui s’impose est bien plus originale :
- les scènes de gauche se rattachent à la notion de Montée, depuis le Jardin des Oliviers jusqu’au Calvaire ;
- celles de droite à la Descente, depuis la Croix jusqu’aux Enfers.
Ce double mouvement de montée puis de descente imprime son dynamisme à l’ensemble de la composition, et va nous permettre de la lire comme Van Eyck l’a écrite.
On peut d’ailleurs se demander si le chapelet juste à côté du miroir, par sa division en deux pans, n’est pas une indication de lecture des médaillons, puis des objets de la pièce qu’ils éclairent tour à tour…
…un peu comme les perles d’ambre projettent leur reflet sur le mur.
5 Les symétries de la pièce
Masculin / Féminin
De nombreux commentateurs ont noté que la pièce s’organise selon une symétrie gauche / droite et masculin / féminin. Jacques Paviot la décrit, de manière intéressante, en termes héraldiques :
« A ce stade d’étude du tableau, nous pouvons en proposer une interprétation héraldique el morale. Vous pouvons diviser la peinture en deux parties verticales (écu parti). Sur la droite (dextre), se trouve l’homme. Ses patins et sa position devant les fenêtres le relient au monde extérieur; le coffre aux biens de ce monde. Sur la gauche (senestre), se trouve la femme, vers l’intérieur de la pièce et de la maison). Le lit et la statuette de sainte Marguerite indiqueraient que le but de la femme sur terre est de donner des enfants à son mari. « Jacques Paviot [B1]
Ce sont ces appariements symboliques, accentués par la symétrie forcée de la pièce, qui suggèrent à tout un chacun une intention plus ambitieuse qu’un simple portrait de couple.
C’est l’occasion de rappeler que la position du mari, à main droite de l’épouse et donc à gauche du tableau, obéit à la convention pratiquement intangible du portrait marital (pour les rarissimes exceptions, voir 1-3 Couples irréguliers).
Une lecture globale (SCOOP !)
Le fait que les scènes du miroir et certains éléments de la pièce soient organisés selon la même symétrie bilatérale, est une nouvelle incitation à les lire selon la même grille.
Au niveau 3 de cette grille, la fenêtre (ouverte sur le monde) fait pendant au lit (clos sur l’intimité).
Plus haut, au niveau 5, on découvre que les vitraux (rigides, mais transparents) font écho à la « pente », bande horizontale du ciel qui cache le système de suspension des courtines (souple, mais opaque).
Entre les deux, le niveau 4 est plus obscur : il nous conduit à associer le jardin (avec son cerisier couvert de fruits) et le noeud rouge : analogie purement visuelle de couleur et de forme ?
En bas, le niveau 2 est encore moins clair : on est réduit à associer le coffre avec le seul meuble qui reste, la cathèdre.
En aparté : le rideau-sac
Naissance de St Jean Baptiste
Missel de Jean du Berry 1400-25, BNF Lat 8886 fol 413
Susan Koslow a consacré une longue étude au motif du rideau noué en forme de sac, qui apparaît souvent (mais pas exclusivement) dans les scènes de naissance, de mort, ainsi que dans les Annonciations. Elle y explique, de manière très argumentée, comment cet élément décoratif a pu, dans l’imaginaire des peintres flamands, et pendant la courte période qui nous intéresse, être associé à l’idée de fécondation, voire d’Incarnation.
« Le grand problème pour les artistes était de découvrir un moyen permettant, tout en préservant le mystère fondamental de l’Incarnation, de montrer, sans violer le décorum, comment ce mystère a eu lieu. C’est seulement en Flandres que ce problème a été résolu ». Susan Koslow [8]
Depuis toujours, la coagulation du fromage est déclenchée par la présure, substance provenant de la caillette, un des estomacs du veau :
« Pour faire du fromage, on a de la présure ou du lait caillé, qu’on trouve et qu’on conserve salé, dans l’estomac du veau, suspendu dans un lieu chaud, au coin de la cheminée. » Article Fromage, Encyclopédie de Diderot et d’Alembert
On comprend bien l’association visuelle entre l’estomac suspendu et le rideau noué. Mais elle se nourrit d’un analogie très connue au Moyen-Age [9], entre la fabrication du fromage et la formation de l’embryon. Elle remonte à Aristote :
« C’est le mâle qui apporte la forme et le principe du mouvement; la femelle apporte le corps et la matière, de même que, dans la coagulation du lait, c’est le lait qui est le corps, tandis que c’est le petit lait, la présure, qui a le principe coagulant. » [10].
Annonciation, Petrus Christus, 1452, Gemäldegalerie, Berlin
Il ne fait pas de doute que, dans ce tableau d’un disciple de Van Eyck, le sac-rideau frôlé par le sceptre de l’ange participe de la symbolique utérine.
Si certains contemporains étaient capables d’interpréter ainsi le sac-rideau dans une Annonciation, a fortiori devaient-il, dans un tableau profane, saisir l’analogie entre celui que Van Eyck avait fait entrer (quelque peu aux forceps) dans le champ de l’image, et le ventre rebondi de la femme juste à côté.
6 Le miroir organisateur
Le rôle de la cathèdre (SCOOP !)
Pierre-Michel Bertrand ([B13], p 64 et ss) a souligné combien l’aménagement de la chambre correspond point par point à ce qui était préconisé pour l’accouchement des femmes de la bonne société : le tapis pour le confort, la banquette pour les visiteuses (ou les sages-femmes), le lit pour l’attente avant et le repos après.
J’irai un peu plus loin que lui en proposant que la cathèdre, sanctuarisée par l’effigie de la patronne des femmes enceintes, est la chaise préparée pour l’accouchement : car avant le XVIIème siècle, les femmes accouchaient assises ou accroupies [11].
Je prend ici comme hypothèse que la femme du tableau est enceinte. Pour ceux qu’intéresse ce débat totalement miné, on peut consulter cet article récent [11a] qui explique que la femme n’est pas enceinte, malgré tous les indices concordants, justement parce que la mode de l’époque voulait que les femmes paraissent enceintes. La logique de l’argument m’échappe.
Sostrate (la mère) et Canthare (la nourrice), Comédies de Térence, Début XVème, Bibliothèque de l’Arsenal, Ms-664 fol 13v Gallica [12] | Naissance d’Alexandre le Grand, François Maitre, 1475-1480, La Cité de Dieu, Saint Augustin, The Hague, MMW, 10 A 11 fol 233r |
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Quelques rares images nous livrent la crudité d’une méthode d’accouchement de l’époque : se laisser pendre à un linge noué au lit au à la cathèdre (ce qui donne une utilité inattendue à la statue de Sainte Marguerite !).
Une histoire de descente (SCOOP !)
Faisons l’hypothèse que la femme est enceinte, et que le décor de la pièce, de son côté, est une métaphore de l’Enfantement.
En lisant de haut en bas les points significatifs suggérés par les symétries du cadre du miroir, on rencontre successivement :
- un ciel de lit (la partie divine de la génération) ;
- le rideau-sac (la partie humaine de la fécondation) ;
- le lit (l’attente de la délivrance) ;
- le ventre sous la robe, et l’accouchement dans la cathèdre.
De même que les quatre scènes de la moitié droite du cadre évoquent une Descente sacrée, de la Croix jusqu’aux Enfers puis à la Résurrection, de même la moitié droite de la chambre évoque une séquence profane et féminine, une « descente » du tissu comme métaphore de la mise-bas.
Tout se passe comme si les médaillons découpaient dans la pièce des secteurs et irradiaient de sens les objets qu’ils contiennent. Dans cette vision rayonnante :
- le ciel de lit posé sur le croisement de tringles évoque le linceul posé sur la croix pour faire descendre le corps ;
- le rideau-sac ressemble au même linceul enveloppant le corps lors de la Mise au tombeau ;
- le lit, où la future mère attend la délivrance, ressemble aux Limbes, ce lieu d’attente pour les âmes des justes morts avant la Résurrection du Christ, et pour celles des enfants morts sans avoir reçu le baptême ;
- enfin, la cathèdre d’accouchement correspond à la Résurrection, avec son lion qui bien souvent en est le symbole : selon les Bestiaires, les lionceaux naissent morts, et c’est leur père qui les ranime après trois jours en soufflant sur eux ([B19], p 75 ).
Crucifixion au Dominicain (détail)
Hermann Schadeberg, 1410-15, Musée Unterlinden, Colmar
Pour que ce détail important soit visible, Van Eyck a dû concevoir la seule cathèdre à siège trapézoïdal de son oeuvre, et sans doute de son époque….
Une histoire de montée (SCOOP !)
Pour être complète, la lecture selon les symétries du miroir impose de trouver, entre les quatre points significatifs de la moitié gauche, quelque chose qui « remonte ». Voyez-vous de quoi il s’agit ?
La mise en correspondance entre les médaillons et les objets des secteurs est, de ce côté, bien plus laborieuse :
- dans les trois oranges, le chiffre trois rappelle peut être les trente deniers de Judas, ou les trois étapes du reniement de Pierre (scène qui suit immédiatement l’Arrestation dans le Jardin) ;
- le balcon pourrait évoquer la scène de l’Ecce Homo, où Pilate présente Jésus à la foule ;
- avec les cerises, on revient dans une symbolique plus habituelle, leur couleur les ayant toujours fait associer à la Passion du Christ : ici les cerises dans l’arbre sont comme les gouttes de sang de la Flagellation, projetées hors du miroir, puis de la pièce ;
- pour le denier secteur, échec complet : il n’y a rien dans les vitraux qui évoque le moment où Simon de Cyrène aide Jésus à porter sa croix.
Tous nos points significatifs (moins la cathèdre) se retrouvent dans le reflet, ce qui est bien normal puisqu’ils sont liés à la structure de la pièce.
Et c’est alors qu’apparaît l’élément qui, dans la vue de face, nous manquait pour évoquer l’épisode du Portement de croix : le symbole inespéré de l’aisselier, cette pièce de bois en triangle qui soutient la grande poutre centrale.
Les oranges du tableau ont été particulièrement étudiées. On a pu montrer que les « sinaasappel » (littéralement pommes de Chine) étaient disponibles à Bruges, importées d’Espagne, mais réservées aux gens très riches : en 1419, 4 oranges valaient environ un mois de salaire d’un maître charpentier [5a]. Les interprétations anti-panofskiennes les rangent donc parmi les objets de luxe ostentatoire (tissus, fourrures, chandelier de cuivre, tapis), qui font du tableau, selon eux, une sorte d’appartement-modèle truffé d’importations Arnolfini.
Panofsky ne parle pas des trois oranges du coffre, mais interprète celle qui est isolée :
« le fruit sur le rebord de la fenêtre rappelle, comme dans les Madones d’Ince Hall et de Lucques, l’état d’innocence avant la Chute de l’Homme. ». ([B2a], p 203),
Vierge de Lucques (détail)
Van Eyck, 1435-40, Städel Museum, Francfort.
Effectivement, les deux oranges de la fenêtre, plus celle que l’enfant tient dans sa main gauche, fonctionnent ici en symbiose avec le lait du sein et l’eau de la carafe : nous sommes dans une sorte de capsule stérile, isolée hermétiquement du monde contaminé par le Péché, et gardée par les lions en or du Trône de Salomon. Mais rien n’oblige que, dans la pièce luxueuse des Arnolfini, les oranges aient la même valeur positive.
Sous l’influence de Panofsky, la plupart des commentateurs voient en elles, d’une manière ou d’une autre, une allusion au fruit défendu et au Paradis, en relation avec les médaillons de la Passion qui rappellent que Jésus est mort pour racheter l’humanité du Péché originel.
Harbison ([B5] , p 263) laisse de côté cette valeur religieuse : pour lui elles sont, tout comme les cerises, associées en tant que « fruit » à l’idée de fertilité ; on les rencontre d’ailleurs dans certains rites de mariage.
Orange ou citron ?
La question peut nous sembler idiote aujourd’hui, mais avant le milieu du XIVème siècle, on ne connaissait guère en Europe du Nord que des variétés du genre Citrux.
Eve (détail), Retable de l ‘Agneau Mystique, Van Eyck, 1432, Cathédrale Saint Bavon, Gand |
Citrus × aurantium |
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James Snyder [5b] a identifié le fruit que Van Eyck a peint dans la main d’Eve comme un type de citron appelé « pomum adami », la pomme d’Adam, probablement cause de l’empreinte circulaire qui évoque une morsure). Un article plus récent [5c] l’identifie comme le « Citrus × aurantium », appellé « pomme d’Adam » depuis les Croisades, et connu aujourd’hui sous le nom d’orange amère.
Des oranges amères (SCOOP !)
Les Epoux (détail) Van Eyck, 1434, National Gallery, Londres |
Citrus × aurantium |
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Il est très probable que, pour évoquer la même idée de la faute d’Eve, Van Eyck ait repris le même fruit que deux ans auparavant : non pas des oranges douces luxueuses, mais des oranges amères, couramment utilisées pour leur propriétés pharmaceutiques.
En aparté : Judas, Pilate et le jardin
Dans la pensée médiévale, Judas et Pilate sont deux « maudits » dont les vies, dans les lectionnaires, sont racontées l’une après l’autre [5d] . Une forme d’association de malfaiteurs les unit, comme le raconte la Légende Dorée :
« Un jour que Pilate regardait de son palais dans un verger enclos, il fut pris d’une telle envie d’avoir des pommes qui s’y trouvaient qu’il faillit presque tomber faible. Or, ce jardin appartenait à Ruben, le père de Judas; mais Judas ne connaissait pas son père, ni Ruben ne connaissait son fils, parce que, d’abord, Ruben pensait que son fils avait péri dans la mer; et ensuite que Judas ignorait complètement qui était son père et quelle était sa patrie. Pilate fit donc mander Judas et lui dit : « J’ai un si grand désir de ces fruits que si j’en suis privé j’en mourrai. » Alors Judas s’empressa de sauter dans l’enclos et cueillit des pommes au plus vite. Sur ces entrefaites, arrive Ruben qui trouve Judas cueillant ses pommes. Alors voilà une vive dispute qui s’engage : ils se disent des injures ; après les injures, viennent les coups; et ils se font beaucoup de mal ; enfin Judas frappe Ruben avec une pierre à la jointure du cou, et le tue ; il prend ses pommes et vient racontera Pilate l’accident qui lui est arrivé. C’était au déclin du jour, et la nuit approchait, quand on trouva Ruben mort. On croit qu’il est la victime d’une mort subite. Pilate concéda alors à Judas tous les biens de Ruben ; de plus, il lui, donna pour femme l’épouse de ce même Ruben ». Légende Dorée, vie de Saint Matias [5e]
Judas et Pilate, Evangéliaire de Klosterneuburg, vers 1330, Schaffhausen Stadtbibliothek , Gen. 8 fol 224r
Ainsi Judas et Pilate sont liés par le vol de pommes dans un jardin, et un parricide imité d’Oedipe.
Avant cet épisode, Judas avait tué son frère adoptif dans l’île de Scarioth. Avant même de trahir Jésus, il est donc l’auteur de trois crimes majeurs : fratricide, parricide et inceste.
Pilate, toujours d’après la Légende Dorée (Passion), avait quant à lui commis un fratricide.
Le circuit des fruits (SCOOP !)
Mettre en relation les fruits et les trois médaillons qui leur correspondent va nous permettre de leur donner une signification moins conventionnelle, et qui n’appartient qu’à ce tableau : le fil conducteur étant ici l’idée de la Faute.
Commençons par les fruits à l’intérieur de la pièce, des oranges amères, coupées de leur arbre, héritières de la pomme cueillie par Eve dans sa Faute originelle.
- Les trois oranges extraites du coffre font allusion à un deuxième coupable majeur : Judas et ses trois crimes.
- L’orange qui se cache derrière le rebord fait allusion au troisième coupable : Pilate au balcon, qui sait parfaitement que Jésus est innocent et le livre néanmoins à la foule.
- Les cerises, à l’extérieur de la pièce, ne symbolisent plus la Faute, mais le Rachat : « remontées dans l’arbre » (à la place des pommes volées par Eve, puis Judas), elles montrent visuellement comment le sang de la Flagellation peut compenser la faute originelle.
- Enfin les « fruits » enchâssés dans le vitrail, ayant retrouvé leur perfection circulaire et transparente, rappellent que le Paradis restauré n’est plus sur terre, mais au ciel.
Un double circuit (SCOOP !)
Les huit médaillons latéraux illustrent un double circuit :
- à gauche, côté masculin, la sortie des fruits hors du coffre obscur, puis hors de la pièce, puis leur montée au ciel, résume le destin général de l’Humanité, dont les fautes successives sont rachetée par le sang du Christ ;
- à droite, côté féminin, la « descente » du tissu, ponctuée par les scènes consolantes que sont les soins donnés au corps, la libération des Limbes et la Résurrection hors du tombeau, marquent l’espérance d’une maternité apaisée, échappant à ces conséquences de la Chute que sont la mortalité et l’enfantement dans la douleur.
La comparaison entre l’engendrement et la fructification est courante au Moyen-Age :
« L’enfant pend à la mère en la matrice, si comme pend la pomme à l’arbre par la queue, jusques à tend qu’elle est meure »
Jean Bonnet, Placides et Timeo ou Li secrès as philosophes, 13ème siècle ( [B13] , p 79)
La correspondance horizontale entre les cerises dans l’arbre, et le fruit de la femme dans le rideau-sac utérin, marquent le moment où les deux circuits coïncident : l’Humanité qui se réforme, le petit homme qui se forme.
Les deux derniers médaillons, en haut et en bas, représentent des scènes statiques qui échappent à ce double mouvement. Trouver dans la pièce ce qui leur correspond n’est pas bien difficile :
- la Crucifixion se projette dans le lustre, sanctifié par ses symboles cruciformes ;
- la Prière dans le Jardin des Oliviers se projette dans le prie-Dieu.
Il est possible que le lion, qui tient l’anneau en bas du lustre, ait été rajouté pour créer une liaison graphique avec le chien en contrebas.
Les gestes des époux (SCOOP !)
Cette lecture selon les médaillons éclaire également les gestes si particuliers des époux :
- celui de la main droite de l’homme prend le contrepieds du geste qui caractérise Pilate : tu as trahi le Christ en te lavant les mains, moi je jure fidélité ;
- celui de la main gauche de la femme, posé sur son ventre dans le secteur de Limbes, marque l’acceptation de la maternité.
Enfin, les autres mains se joignent juste sur la ligne de séparation entre le début de la fin du cycle : la main gauche de l’homme le lance, la main droite de la femme le conclut.
Mais cette astuce graphique n’épuise pas la signification profonde des mains jointes.
L’esprit est ardent mais la chair est faible
Le fait que la main gauche du mari se trouve dans le secteur « Jardin des Oliviers » invite à se reporter au texte de l’Evangile, et notamment à ce que Jésus dit à ses disciples qui s’endorment :
« Veillez et priez, afin que vous n’entriez point en tentation. L’esprit est ardent, mais la chair est faible.« Mathieu, 26,41
J’ai tendance à penser que la figurine démoniaque qui frôle la main de la femme, dans le secteur « Résurrection », est une manière d’illustrer la faiblesse de cette chair. Il ne s’agit pas, comme on le lit souvent, d’une figurine biface, mais d’une des deux figurines qui ornent la traverse du banc, celle de l’arrière étant un lion. Ces figurines ont chez Robert Campin un sens symbolique fort (voir 4.3 Premiers instants du Nouveau Testament 4.4 Derniers instants de l’Ancien Testament), et il en va de même ici.
Le lion face au mur contraste avec le lion tourné vers l’avant qui évoque la Résurrection : manière de dire que le sacrifice du Christ ne suffit pas à remettre le monde, retourné par la Faute d’Eve, dans son état originel d’innocence : il reste sous l’influence du démon.
Il est tentant d’imaginer que les deux éléments situés aux pôles opposés du miroir, le lustre avec la bougie allumée et les mains qui se joignent au péril du démon, illustrent littéralement la citation de Jésus : « L’esprit est ardent, mais la chair est faible ».
Le mariage comme sacrement
C’est le moment de ramener des coulisses la notion de mariage : non pas en tant que cérémonie (on sait les impasses auxquelles ces interprétations conduisent), mais en tant que sacrement. Comme le remarque Baldwin [6] :
« Encore à l’époque de Jan, tous les sacrements étaient encore divisés en deux parties, la chose matérielle (« res »), et le mystère caché,(« sacramentum »). »
Le mariage était le sacrement qui garantissait que l‘union charnelle (la « chose ») échappait au péché de chair et permettait la conception (le ‘ »mystère ») hors de l’emprise du démon.
Il est probable que la bougie allumée, au point culminant du circuit par lequel le fruit de la Chute retrouve sa place dans le ciel, représente la flamme de la vie qui se transmet mystérieusement de père en fils.
Et que la seconde bougie, au début du circuit de l’enfantement, n’est pas une bougie consumée : mais une bougie à laquelle la chair manque encore.
7 Un blason familial (SCOOP !)
Après avoir détaillé les éléments latéraux, reste à faire le focus sur les objets centraux.
On sait, par les tracés sous-jacents, qu’ils ont été modifiés (en orange) ou rajoutés (en jaune) à la toute fin de la réalisation. Campbell utilise d’ailleurs cette constatation pour soutenir qu’il n’y avait pas de dessein d’ensemble (donc pas de contenu symbolique) puisque le tableau a subi des ajustements progressifs.
On pourrait tout aussi bien en tirer la conclusion opposée : puisque tous les éléments symboliques (aussi bien centraux que latéraux) ont été rajoutés en même temps que la modification du miroir de huit à dix médaillons, c’est que tous ces ajouts sont corrélées et découlent d’une intention d’ensemble, qui serait venue à l’esprit de Van Eyck durant la réalisation.
Les deux objets suspendus
Annonciation de Bruxelles, Retable de Mérode, Campin (détail) |
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Le rôle de l’objet suspendu à un clou près de la statuette n’est pas clair : une brosse à vêtements (Campbell), un accessoire de toilette (peigne, voire peigne à poux pour J.Paviot). Plus vraisemblablement une petite balayette, du type de celle que, dans l’Annonciation de Bruxelles, Robert Campin associe à la pureté de la Vierge : un instrument luttant contre la saleté de la cheminée, analogue au pare-feu de l’Annonciation de Mérode (voir 3.1 Une élaboration progressive).
Deux chapelets de Van der Weyden
Le chapelet, objet que l’on aurait tendance aujourd’hui à considérer comme typiquement féminin, était à l’époque un accessoire couramment porté par les hommes, en signe à la fois de décorum et de piété.
Vierge avec l’enfant lisant (détail)
Anonyme eyckien, Covarrubias
C’est en tant que symbole de la Piété qu’un émule de Van Eyck l’a suspendu, en taille géante, au mur de la Vierge de Covarrubias, à côté des symboles habituels de la Pureté et de la Sagesse de Marie [13]
On notera un autre symbole eyckien, les toiles d’araignées qui contrastent avec les objets bien rangés du placard (on les rencontre notamment dans les moulures hautes de la cathédrale de La Vierge dans une église, voir La Vierge dans une église : ce que l’on voit (1 / 2)) : elles évoquent probablement le mal et l’impureté, toujours menaçants mais réduits à se réfugier dans les angles.
Flagellation, fol 44v
Simon Beining, vers 1515, Heures Da Costa (Bruges), Morgan Library MS M.399
Remarquons que la proximité du chapelet avec le médaillon de la Flagellation recoupe le même nuage métaphorique (fouets, billes de plomb, coups, liens…) que celui que développera, bien plus tard, le dernier enlumineur de Bruges.
Le « blason » central (SCOOP !)
Le moment est venu d’abattre un de atouts (soigneusement passé sous silence par les Arnolfiniens) qui permet à Pierre-Michel Bertrand de voir dans le couple Jan Van Eyck et son épouse : elle se prénommait Margareta, comme la sainte rajoutée opportunément en même temps que le chapelet et la signature. Pierre-Michel Bertrand a découvert, en outre, qu’un des motifs du tapis est justement la marguerite.
Les éléments centraux fonctionnent ensemble, et composent une sorte de blason familial que Van Eyck aurait décidé au dernier moment d’inclure au beau milieu de sa composition, comme pour la personnaliser :
- au « Johannes » inscrit sur le mur correspond le « Margareta » imagé par la statuette ;
- à la brosse de la femme correspond le chapelet de l’homme : on est donc conduit à y voir un emblème du peintre lui-même ;
- au centre, l’anneau du lustre constitue comme une sort de fusion des anneaux des deux conjoints.
Une hypothèse très astucieuse de Pierre-Michel Bertrand est que le paraphe prend tout son sens si le premier-né des Van Eyck était un garçon prénommé Jan, comme son père. L’emplacement du « fuit hic » du côté de Margareta (et de son ventre) corrobore cette hypothèse, le « de Eyck » central, juste sous l’anneau, identifiant toute la famille. Cette lecture est cohérente avec le fait que la paraphe a été rajouté à la fin (donc possiblement après la naissance).
Le couple chapelet-brosse
Allégorie de la jeunesse, de l’Age et de la Mort
Dürer, vers 1520, dessin, British Museum
Ce dessin de Dürer est très postérieur, mais les objets ne changeaient pas si vite : le petit miroir à main et le peigne, accessoires péjoratifs de la coquette, n’ont rien à voir avec l’énorme miroir et la brosse de Van Eyck, qu’on associerait plus facilement à la notion de pureté ou de purification.
Elisabeth Dhanens a proposé une lecture selon l’opposition classique ORA / LABORA : le chapelet représenterait la Prière, la brosse le Travail.
Si l’on part du principe que ces deux objets suspendus prennent un sens particulier dans l’intimité du couple Van Eyck, on peut imaginer que la brosse rend hommage aux qualités laborieuses de Margareta, gardienne de la maison et de sa propreté ; tandis que les minuscules perles, avec leurs reflets et leur ombres, renvoient à la piété de Jan et à son extrême minutie. En poussant un peu le bouchon, on peut même trouver une analogie de forme et de fonction entre la grande brosse de la ménagère et leur amusante réplique : les deux houpettes vertes qui miment les brosses du peintre.
Les circuits complétés
Il est tentant de compléter les deux circuits que nous avons dégagés (le rachat de l’humanité, l’enfantement) par deux prolongements (en pointillé), depuis et vers les objets personnels du couple : en bas leurs chaussures, en haut leurs deux accessoires emblématiques.
Ainsi se dessinent deux parcours du regard qui, du plancher au mur du fond, balayent tous les objets de la pièce. Ou presque tous, comme nous allons le voir…
8 Le reflet discordant (SCOOP !)
Totalement ignorées par les universitaires, les anomalies du reflet passionnent plutôt les commentateurs alternatifs, qui s’interrogent sur la disparition du chien et des mains jointes (cercles rouge). Il faut rester prudent car avant la restauration, une rayure traversait le reflet en diagonale, au point que les trois oranges par exemple, avaient disparu [13a].
Deux autres « anomalies » majeures n’ont pas été commentées :
- le lustre est manifestement passé en position haute (les traits pointillés jaune montrent le niveau où se situe son extrémité inférieure, en vue de face) ;
- les époux, qui se trouvaient clairement dans la zone « visiteurs », entre la porte et la poutre médiane, ont reculé dans la zone « chambre », comme pour leur laisser la place (pointillés bleu).
Deux reconstructions du reflet [1b] [1a]
Ces deux reconstructions 3D montrent la position correcte des personnages et du lustre.
On peut se contenter de proposer qu’il s’agit là de deux erreurs (oubli du chien et des mains) et de deux écarts au réalisme permettant de rendre le reflet plus lisible (en marginalisant le lustre et en agrandissant les deux silhouettes).
Mais il est toute aussi possible que ces modifications soient délibérées et concertées, afin de délivrer au spectateur perspicace un message non pas cryptique, mais discret. Risquons-nous à l’imaginer :
- En vue de face, les époux se sont avancé vers la porte, afin de faire descendre le lustre ; les mains se sont jointes, le chien a gambadé, et le mari a mis une bougie dans le bougeoir : on comprend assez bien le sens vers lequel ces métaphores nous poussent.
- En vue de dos, les époux se sont reculé vers le mur afin de recevoir les visiteurs, le lustre est remonté au plafond (parce que nous ne sommes plus en hiver) et le chien n’a plus sa place dans l’affection du couple.
Un tableau propitiatoire ?
Si nous en revenons à l’explication de Pierre-Michel Bertrand, le tableau est lié à la naissance du premier enfant des Van Eyck, vers le mois de juin 1434 (d’où les cerises). Or tous les commentateurs ont relevé la contradiction temporelle entre ces cerises dans le jardin et la fourrure dans la chambre.
Une manière de l’expliquer est de considérer :
- que tout ce qui est à l’intérieur de la pièce correspond au moment où Margareta a été certaine qu’elle était enceinte, vers décembre 1433 (B14a, p 20) ; moment où Jan aurait commencé le tableau ;
- que tout ce qui est en dehors de la pièce (à savoir le jardin et le reflet) correspond au futur espéré : celui d’une naissance sans peines.
Ainsi, comme l’a suggéré Tarcisio Lanciani, le portrait marital aurait pris, en cours de réalisation, une valeur propitiatoire : celui de voeu pour un heureux accouchement.
Il n’est pas impossible que le passage de huit médaillons à dix ait à voir avec cette espérance d’une grossesse menée jusqu’à son terme [14].
Une dimension mystique
Sous cet éclairage, les éléments du « blason » familial prennent une profondeur proprement vertigineuse : il suffit de prolonger encore d’un cran les deux circuits du regard, en sautant de l’accessoire à la main qui le manipule :
- entre la main fidèle de Jan et la main acceptante de Margareta, le miroir effectue un premier niveau de jonction et de concentration, en projetant le couple dans son futur immédiat que montre le reflet, le moment de la naissance ;
- les deux chemins se croisent au niveau du lustre ;
- puis le médaillon de la Crucifixion effectue une concentration encore plus extrême, en retournant à nouveau le couple vu de dos pour le projeter vu de face, au pied de la Croix : la future mère dans la figure de Marie, la mère du Christ et le futur père dans celle de Saint Jean l’Evangéliste, son disciple préféré.
C’est pour souligner cette identification pieuse avec son saint éponyme que Van Eyck a disposé, juste au dessus, son énorme paraphe :
« Jan Van Eyck fut ICI en 1434″, à l’intérieur du reflet ET à l’intérieur du médaillon, autrefois, au moment de la Passion.
Il semble bien, à la limite optique de la résolution, que Marie y joigne les mains sur son ventre et que Jean y élève sa main droite, modèle sacré du couple qui cherche à les imiter.
Un pèlerin
Marco Paoli ([B14a], p 14) a probablement mis dans le mille en remarquant que le paraphe « Jan van Eyck fut ici » imite le grafitti qu’un pèlerin aurait pu laisser sur un mur pour marquer son arrivée au but. Il rappelle que Van Eyck avait fait lui-même deux voyages diplomatiques et pèlerinages en Italie (1424) et à Santiago de Compostelle (1426), avec son compagnon Baudouin de Lannoy.
Baudouin de Lannoy
Jan van Eyck, vers 1435, Gemäldegalerie, Berlin
Il nous a laissé de lui ce portrait qui affiche ses trois distinctions : le collier de l’ordre de la toison d’or, le bâton de pèlerin et le grand chapeau de paille du voyageur.
L’idée de Marco Paoli est que, dans les Epoux, Jan Van Eyck s’est lui-aussi représenté en pèlerin. La question étant de avoir : pour où ?
Une Jérusalem céleste (SCOOP !)
Tout le monde a bien compté les six bras. Certains ont remarqué que le moyeu central représente une tour crénelée. Mais personne n’a fait le rapprochement avec un mobilier liturgique dont il nous reste au moins deux exemplaires :
Lustre d’Hezilo, 1054-79, cathédrale de Hildesheim | Lustre de l’abbaye de Combourg fin XIIème |
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Ornés de douze tours, ces lustres représentent la Jérusalem Céleste :
« Elle a une grande et haute muraille, avec douze portes; à ces portes sont douze anges, et des noms inscrits, ceux des douze tribus des fils d’Israël. » Apocalypse, 21, 12
Le lustre que nous avons associé au médaillon de la Crucifixion à cause de ses ornements christiques, trouve ici une justification bien plus forte. Il représente à la fois :
- dans la logique des médaillons, l’après de la Crucifixion (le retour du Christ sur terre au moment de l’Apocalypse) ;
- dans la lecture spirituelle, le pèlerinage à Jérusalem que tout bon chrétien souhaite faire ;
- dans la lecture charnelle, l’aperçu de ce paradis céleste qui est à portée de main des époux.
Je remercie beaucoup Cédric Bardot pour m’avoir signalé un argument décisif en faveur de cette interprétation :
L’auteur rëvant de la Jérusalem céleste, Guillaume de Digulleville, Le Pèlerinage de Vie humaine, Paris, vers 1404, Paris, BnF ms. fr. 829, fol 1 gallica
Dès la première page de cet autre best-seller de l’époque apparaît fréquemment une illustration qui montre l’abbé Guillaume de Digulleville rêvant de la Jérusalem céleste, qui lui apparaît dans un miroir circulaire [14a] . Van Eyck n’a fait que développer cette imagerie très connue en faisant apparaître sur le cadre les scènes de la Passion, et dans le miroir le lustre, à savoir la Jérusalem céleste.
Un aller-retour à Jérusalem (SCOOP)
Parcourir les scènes de la Passion dans le sens des aiguilles de la montre, en partant des mains jointes des époux, c’est aussi visiter la pièce selon un long circuit sinueux, depuis les socques que nous quittons en entrant dans la pièce, jusqu’aux mules que nous sommes invités à chausser, à l’issue du chemin, pour prier devant le miroir.
Socques, XVème siècle, Lübeck, fig 240 [5]
L’ambition des Epoux est d’embarquer le spectateur dans cet aller-retour à Jérusalem.
Ce que Van Eyck nous propose est, ni plus ni moins, un « pèlerinage autour de ma chambre ».
Finalement, auto-portrait ou pas ?
L’identification de l’homme au chapeau avec Van Eyck obligerait à des révisions déchirantes, auxquelles les historiens d’art ne se résolvent en général que le pistolet sur la tempe.
L’argumentaire de Pierre-Michel Bertrand sur le fait que la préparation de la naissance est un des thèmes sous-jacents du tableau est très convainquant ; la lecture symbolique de la partie droite (« circuit de l’enfantement ») la renforce considérablement.
Son interprétation du paraphe : « Jan Van Eyck fut ici en 1434 » repose sur l’hypothèse improuvable que le premier-né des Van Eyck était un garçon prénommé Jan. Ma lecture en terme de « but du pèlerinage intime » se déduit d’un parcours prenant en compte tous les éléments du tableau, couronné par l’dentification du lustre comme « la Jérusalem céleste du couple ». Ce pèlerinage virtuel pourrait fort bien se doubler de pèlerinages réels puisque, selon différents travaux [14b], Van Eyck a probablement effectué deux voyages en Terre Sainte en 1425-26 et en 1436, soit avant et après le tableau.
En 1434, Van Eyck n’était probablement pas aussi opulent que les Arnolfini : mais il était le peintre officiel du Duc de Bourgogne, son confident pour les affaires sensibles, chèrement appointé.
A ce stade de sa notoriété, rien ne l’empêchait de prendre quelques semaines pour réaliser, à son seul usage, à l’occasion de la naissance de son premier enfant, un portrait de lui-même et de son épouse en grand apparat, qui serait en même temps une méditation sur la Passion du Christ et sur la double nature, spirituelle et charnelle, du sacrement du mariage.
Si on laisse de côté les marguerites sur le tapis et le prénom de la Sainte, tous les arguments que j’ai développés pourraient stricto sensu s’appliquer à tout autre couple fortuné, pieux, amateur de symbolisme, intéressé par l’idée de pèlerinage, qui aurait attendu en enfant à Bruges en l’an 1434, et qui aurait choisi pour emblème un chapelet et une brosse.
Au bout du bout des hypothèses, la simplicité pèse son poids, et vaut son prix
Article suivant : 2 Du lit marital au lit virginal
Bibliographie
Le coup de tonnerre
- [B1] Jacques Paviot, Le double portrait Arnolfini de Jan van Eyck’, Revue belge d’archéologie et d’histoire de l’art, volume 66, pages 19–33, 1997 https://www.acad.be/sites/default/files/downloads/revue_tijdschrift_1997_vol_66.pdf
Les premiers Arnolfiniens
- [B2] Panofsky, Erwin, « Jan van Eyck’s Arnolfini Portrait« , The Burlington Magazine for Connoisseurs, volume 64, issue 372, pages 117–119 + 122–127, March 1934 https://www.jstor.org/stable/865802
- [B2a] Panofsky, Erwin, Early Netherlandish Painting, its Origins and Character (Volume 1), Cambridge: Harvard University Press, 1953 https://archive.org/details/earlynetherlandi01pano
- [B2b] Jirmounsky, » Gazette des Beaux-Arts, » LXXIV, juin 1932, p. 423 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6111949c/f502.item
Jirmounsky, » Gazette des Beaux-Arts, » LXXIV, 1932, décembre 1932, p. 317 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6101706n/f331.image.r=eyck - [B3] Peter H. Schabacker, « De matrimonio ad morganaticam contracto : Jan Van Eyck’s Arnolfini Portrait reconsidered », Art Quaterly XXXV, 4, p. 375-398
- [B3a] Anna Eörsi, Giovanni Arnolfini’s Impalmamento Oud Holland, 110/1996, 113-116. https://www.jstor.org/stable/42711540
Les Arnolfiniens anti-Panofskiens
- [B4] Jan Baptist Bedaux, « The reality of symbols: the question of disguised symbolism in Jan van Eyck’s Arnolfini portrait », Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art, volume 16, issue 1, pages 5–28, 1986, https://www.jstor.org/stable/3780611
- [B5] Harbison, Craig, « Sexuality and social standing in Jan van Eyck’s Arnolfini double portrait », Renaissance Quarterly, volume 43, issue 2, pages 249–291, Summer 1990, https://www.jstor.org/pss/2862365
- [B6] Edwin Hall, The Arnolfini Betrothal: Medieval Marriage and the Enigma of Van Eyck’s Double Portrait, Berkeley: University of California Press, 1994 http://ark.cdlib.org/ark:/13030/ft1d5nb0d9/
- [B7] Lorne Campbell, Rachel Billinge , The Infra-red Reflectograms of Jan van Eyck’s Portrait of Giovanni (?) Arnolfini and his Wife Giovanna Cenami(?), National Gallery Technical Bulletin Volume 16, 1995 http://blog.decintivillalon.com/the-arnolfini-portrait-jan-van-eyck/
- [B8] Lorne Campbell, The Fifteenth Century Netherlandish Paintings, London: National Gallery, 1998, https://doku.pub/documents/arnolfini-double-portrait-by-lorne-campbell-d0nxwwdzgylz#google_vignette
- [B9] Margaret L. Koster, « The Arnolfini double portrait: a simple solution », Apollo, volume 158, issue 499, pages 3–14, September 2003 http://www.thefreelibrary.com/The+Arnolfini+double+portrait%3A+a+simple+solution.-a0109131988
- [B10] Herman Th. Colenbrander, « ‘In promises anyone can be rich!’ Jan van Eyck’s Arnolfini double portrait: a ‘Morgengave' », Zeitschrift für Kunstgeschichte, volume 68, issue 3, pages 413–424, 2005 https://www.jstor.org/stable/20474305
Les études de genre
- [B11] Margaret D.Carroll, « In the name of God and profit: Jan van Eyck’s Arnolfini portrait », Representations, volume 44, pages 96–132, Autumn 1993 https://www.jstor.org/stable/2928641
- [B12] Linda Seidel, « ‘Jan van Eyck’s Portrait’: business as usual? », Critical Inquiry, volume 16, issue 1, pages 54–86, Autumn 1989, https://www.jstor.org/stable/1343626
- [B12a] Linda Seidel, « Jan van Eyck’s Arnolfini portrait: stories of an icon », 1993
Revue par Gibson, W. S, dans Speculum; a Journal of Mediaeval Studies, 04/1995, https://www.jstor.org/stable/2864948
Les Eckiens
- [B12b] Louis Dimier, « Le portrait méconnu de Van Eyck », Revue de l’Art Ancien et Moderne, 1932, p 187 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k432566z/f190.item
- [B13] Pierre-Michel Bertrand , « Le portrait de Van Eyck : l’énigme du tableau de Londres », Hermann, 1997
Résumé en vidéo : l’Art en bouteille, Les Epoux Arnolfini, énigme résolue https://www.youtube.com/watch?v=PlIVwmmfpgE - [B14] Catherine Jordy, Le respect de l’interprétation. Une mise en abyme du miroir, Le Portique, 11 | 2003, https://docplayer.fr/59502634-Le-respect-de-l-interpretation.html
- [B14a] Marco Paoli, Jan Van Eyck’s Stolen Identity: The intrusion of the Arnolfini family in the London Double Portrait, 2010
- [B15] Tarcisio LANCIONI « Jan Van Eyck et les Époux Arnolfini, ou les aventures de la pertinence » Actes sémiotiques N° 116 | 2013 https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/1328
Synthèse des interprétations
- [B16] « Early Netherlandish Paintings: Rediscovery, Reception, and Research », publié par Bernhard Ridderbos, Anne van Buren, Henk Th. van Veen, Henk Van Veen, p 59 et ss
https://books.google.fr/books?id=P1Kmpi4bOygC&printsec=frontcover#v=onepage&q=arnolfini%20&f=false - [B17] Quarante pages de présentation minutieuse, intéressante et très orthodoxe des interprétations arnolfiniennes successives ; les partisans de l’autoportrait sont exécutés en un seule note (29), et l’étude de P.M Bertrand en en seul mot (« aberrante »).
Eric BOUSMAR, Le double portrait présumé des époux Arnolfini (van Eyck, 1434). D’un mariage à l’italienne aux réseaux de la cour ?, Publications du Centre Européen d’Etudes Bourguignonnes 01/2009, Numéro 49 https://www-brepolsonline-net.ezproxy.inha.fr:2443/doi/epdf/10.1484/J.PCEEB.1.100467
Les inclassables
- [B18] Kepinski, Z. ‘Arnolfini Couple’ or John and Margaret van Eyck as ‘David and Bathsheba.‘, Rocznik Historii Sztuki 10 (1974): 119-164. https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/rhs1974/0143/scroll
Il s’agit du couple Van Eyck dans le rôle de David et Bethsabée lors de leur seconde rencontre, illustrant le passage suivant :
« David consola Bethsabée, sa femme; il s’approcha d’elle et coucha avec elle, et elle enfanta un fils, qu’il appela Salomon » Samuel II, 12, 24
Le nombre de générations entre David et le Christ, séparées par l’exil à Babyone, explique le nombre de perles du chapelet (15 + 12, les deux grosses ne comptant pas). - [B19] Jean-Philippe Postel, l’Affaire Arnolfini, 2016 :
Il s’agit,de Van Eyck lors de la naissance de son premier enfant, mais la femme est une première épouse qui serait morte en couches et lui serait apparu sous forme de fantôme (si j’ai bien compris la page 130). - [B20] Bernard Gallagher https://www.arnolfinimystery.com/who-where-when-why
(Il s’agit de Philippe le Bon et de sa troisième femme, Isabelle du Portugal)
Anne Lafran, La « tragédie » de Judas. La légende de Judas d’après le manuscrit 1275 de la bibliothèque municipale de Reims, Revue « Le Moyen Âge » 2013/3-4 (Tome CXIX), pages 621 à 647 https://www.cairn.info/revue-le-moyen-age-2013-3-page-621.htm
Détail des quatorze scènes indexées par des lettres : http://www.ub.edu/proyectopaisajes/index.php/es/item1-devocional
SO. De grâce, chère nourrice, comment cela se passera-t-il?
CA. Comment cela se passera? Mais fort bien, j’espère.
SO. Les premières douleurs ne font que commencer.
CA. Et vous vous effrayez déjà, comme si vous n’aviez jamais vu d’accouchement, et que vous ne fussiez jamais accouchée vous-même.
Hugh Hudson, Jan van Eyck, The Ince Hall Virgin and Child ,and the Scientific Examination of EarlyNetherlandish Paintings https://www.academia.edu/3690655/Jan_van_Eyck_The_Ince_Hall_Virgin_and_Child_and_the_Scientific_Examination_of_Early_Netherlandish_Painting
« L’homme est le seul animal qui puisse avoir plusieurs termes. Les enfants naissent à sept mois, à huit mois, à neuf mois, et comme terme extrême, à dix mois. Il y a même quelques exemples d’accouchements empiétant jusque sur le onzième mois. »
Aristote, Histoire des animaux Livre VII chap 4 http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/animaux7.htm#IV
[14b] On sait que Van Eyck a effectué « certains loingtains voyages secrez » pour le compte du Duc Philippe le Bon, et on pense qu’il s’agissait pour partie de pélerinages effectués en son nom. Sur les présomptions en faveur d’un pélerinage à Florence :
Bonjour
Merci pour vos articles, qui sont passionnant. Ils sont riches, documentés, sérieux.
J’aurais une question, mais il n’y a peut-être pas de réponse (ou pas de réponse définitive).
Je me demandais si les couleurs des vêtements de monsieur pouvaient fournir une indication de lecture. Il est en noir, couleur du deuil, et en violet foncé, couleurs du « demi-deuil ». Aussi, cela accréditerait l’hypothèse d’un tableau commémoratif suite au décès de madame.
Cordialement
Merci pour vos compliments.
Je ne suis pas spécialiste des couleurs, mais le noir n’a commencé à se généraliser comme couleur du deuil qu’à la fin du 15eme siècle (avant c’était le violet pour les hommes et le blanc pour les femmes). Vers 1440, le noir était la couleur préférée de Philippe de Bourgogne, hors de tout contexte de deuil (voir https://www.cairn.info/revue-du-nord-2006-2-page-331.htm#re43no43)
Ce qui est vraiment spécifique dans le vêtement de l’homme, c’est le grand chapeau et le manteau de fourrure, typiques du voyageur ; plus le symbole des socques enlevées. D’où l’idée que le pèlerinage serait le thème-clé, plutôt que le deuil.