1 Les Epoux dits Arnolfini (1 / 2)
Tel la conjecture de Fermat pour les amateurs de mathématiques, Les Epoux Arnolfini est un monstre sacré auquel se sont frottés un jour ou l’autre beaucoup d’amateurs d’art, y compris les professionnels. Au point que l’ensemble des interprétations est devenu aujourd’hui presque plus intéressant que le tableau.
Les époux Arnolfini
Van Eyck, 1434, National Gallery, Londres
A une époque où les derniers articles sur la question comportent plus de notes que de texte, est-il encore possible d’apporter sa pierre à l’édifice sans déplacer des montagnes ? Le principal but de cet article est de fournir un point d’entrée rapide à ceux qui voudront se faire une idée par eux-mêmes : les articles principaux sont désormais presque tous accessibles sur internet, et ils valent la visite : petits bijoux d’intelligence, d’érudition, et parfois de mauvaise foi.
Un autre objectif est d’attirer l’attention sur quelques points qui n’ont pas été vus, ou pas suffisamment exploités.
Enfin, pour ne pas échapper à la tradition, je rajouterai tout de même ma propre interprétation à la pile
1 Dans le maquis des interprétations
Chronologie simplifiée
On voit sur la gauche l’hypothèse la plus ancienne, celle selon laquelle le tableau représente Van Eyck et son épouse. Largement minoritaire depuis l’article retentissant de Panofsky, elle a néanmoins la vie dure.
A droite s’épanouit la grande école des « arnolfiniens ». A partir du titre du tableau relevé dans un inventaire de 1516, « Arnoult le Fin », on en a déduit que le couple appartenait à la famille des Arnolfini, riches marchands drapiers italiens établis dans les Flandres. La question étant de trouver lesquels.
Entre 1934 et 1997, tous les chercheurs ont suivi l’autorité de Panofsky, qui identifiait le couple comme appartenant à la branche Arrigo : Giovanni d’Arrigo Arnolfini et Giovanna Cenami. Les interprètes se sont alors différenciés par des raffinements sur la cérémonie représentée : mariage per fidem [B2] , morganatique [B3], fiançailles [B6], voire même « morgengave » pour le petit dernier [B10] (il s’agit d’un don personnel fait par le mari à l’épouse le lendemain des noces). La difficulté étant que la scène représentée ne cadre jamais complètement avec ce que l’on sait des coutumes de l’époque.
Une première épine
Une question très épineuse est le fait que l’homme donne sa main gauche à la femme. Pierre-Michel Bertrand s’est amusé à recenser les justifications proposées :
- pour la symétrie du tableau, il fallait bien qu’un des époux donne sa main gauche (Panofski, 1934 [B2])
- pour condenser les deux gestes rituels en un seul instant, il fallait que l’homme donne sa main gauche (Panofski, 1953 [B2] )
- on voit ce geste sur certaines pierres tombales de couples en Angleterre (Panofski, 1953, en note [B2])
- l’homme lève la main droite en signe de prise de parole, juste avant de la baisser pour prendre celle de son épouse (Helen Rosenau, 1942)
- le mariage était une union illégale (Jean Lejeune, 1955)
- le mariage était un mariage morganatique, « de la main gauche », contracté entre des personnes de statut social différent (Shabacker, 1972, [B3])
- il s’agit du geste italien de l’impalmito, une sorte de « tope-là » (Anna Eörsi, [B3a])
Une deuxième épine
En 1993, Margaret Carroll [B11] a fait remarquer que la coiffe blanche à cornes, la huve, était portée par des femmes mariées : dans les quelques images de mariage de cette époque, le jeune mariée se présente les cheveux dénoués, avec éventuellement une couronne florale. Ceci aurait dû stopper net les théories sur les fiançailles ou le mariage, mais elles ont continué quelque temps sur leur lancée.
L’épine fatale
Le vrai bouleversement copernicien est intervenu en 1997, quand Jacques Paviot a trouvé dans un document la date du mariage de Giovanni et Giovanna, qu’on ignorait jusqu’alors : 1447, exit les Arrigo.
L’échappatoire
Une solution de secours a été trouvée peu après dans une branche collatérale, en la personne de Giovanni di Nicolao Arnolfini et de son épouse Costanza Trenta.
Une nouvelle impasse
Malheureusement, on s’aperçut rapidement que la malheureuse était morte en 1433 (et probablement bien avant).
La situation actuelle
Deux issues de plus en plus étroites ont alors été proposées :
- pour Campbell [B8], Giovanni di Nicolao a pu avoir une seconde épouse, et le tableau serait un portrait ordinaire, sans événement particulier ;
- pour Koster [B9] , le tableau est au contraire bien plus extraordinaire qu’on ne le pensait : il serait l’hommage funèbre de Giovanni di Nicolao à son épouse décédée, et la femme que nous voyons est en fait une morte.
Considérées avec le recul, ces impasses et retournements ressemblent à des tentatives désespérées pour sauver un édifice bâti sur du sable, mais qui remplit les bibliothèques. Ils rendent néanmoins hommage à une masse considérable d’érudition et de recherches dans des archives ingrates, qui ont fait beaucoup progresser les connaissances sur le XVème et ses moeurs.
En aparté : le point sur le hic
Le paraphe « Johannes de Eyck fuit hic 1434 », qui ne ressemble à rien de connu, a fait l’objet d’une bataille d’érudition savoureuse, chaque camp traitant l’autre de piètre latiniste (voir le récit de P-M.Bertrand, [B13] p 15 et ss).
Les Eyckiens : « Jan Van Eyck fut CELUI-CI en 1434″
Voici les arguments d’un partisan convaincu de l’autoportrait, Louis Dimier en 1932 [B12b] :
« Il y a inversion du sujet, qui est hic, afin de mettre en avant le nom, qui en est l’objet principal. Le verbe et au prétérit, comme s’adressant à ceux qui plus tard regarderont le tableau. c’est le même style que dans les épitaphes« .
Les Arnolfiniens : « Jean Van Eyck fut ICI en 1434″
Panofski, en 1934 [B2], interprète la formule dans un sens contractuel ( « Jan Van Eyck fut ici-présent »), ce qui crée d’emblée une contradiction avec le manque de précision de la date (« en 1434 »). Panofski réfute la traduction de Dimier en s’appuyant sur des notes de Jirmounsky [B2b], lequel finit par admettre que les deux lectures sont peut être possibles grammaticalement, mais que l’idée d’une épitaphe destinée à la postérité est aberrante.
Le style « épitaphe » ?
« Hic jacet Balduinus, Comes hannoniensis… Hic fuit filis comitis Balduini » [0] |
Ci-git Baudoin, comte du Hainaut… Celui-ci fut le fils du comte Baudoin ». |
On voit dans cette épitaphe du XIème siècle le mot « hic » employé dans ses deux sens (adverbe de lieu et démonstratif), mais toujours en tête de phrase. Si Van Eyck avait voulu évoquer une épitaphe, il aurait écrit « Hic fuit Johannes de Eyck ».
Le style « jeu de mots » (SCOOP !)
Une raison toute simple de mettre le « hic » à la fin n’a pas été remarquée : c’est celle de produire, à l’oreille, un effet d’assonance :
Johannes de Eyck
fuit hic
Il faut aussi noter que les deux parties de la formule, ainsi découpée, se répartissent dans les deux moitiés du tableau, et sont donc à inclure parmi les symétries d’ensemble.
P-M. Bertrand a raison de souligner le « caractère amphibologique », volontairement ambigu, de la formule. C’est pourquoi il est vain, à mon avis, d’essayer d’en tirer argument en faveur d’une thèse ou d’une autre. C’est après avoir compris le tableau que nous finirons par comprendre le sens de la formule, et non l’inverse.
La bataille du symbolisme déguisé
Panofsky avait fait du tableau le cheval de bataille pour sa théorie du « symbolisme déguisé », propension des Primitifs flamands à utiliser les objets de la vie quotidienne comme vocabulaire d’un discours sur le Sacré.
Après une phase d’admiration et de sidération, la génération suivante n’a eu de cesse de déboulonner le commandeur, et toute une série d’articles se sont attachés à prouver que le tableau ne dit pas plus que ce qu’il montre (Bedaux [B4], Campbel [B8]).
Mon parti-pris de départ
Pour éviter de faire perdre du temps à certains lecteurs, précisons d’emblée que je me classe dans une catégorie peu fréquentée : celle des Eykiens hyper symbolistes.
Pour éviter les redites, je ne reprendrai pas les arguments habituels contre la thèse de l’autoportrait : Pierre-Michel Bertrand [B13] les a réfutés point par point, et je me place dans la continuité de sa thèse, à savoir que le tableau a tout à voir avec la naissance, en 1434, du premier enfant des Van Eyck.
2 Une oeuvre autoportante ?
La première question à se poser, face à un tableau qui résiste depuis si longtemps aux exégèses, est celle de sa complétude : ne nous manquerait-il pas une pièce indispensable ?
2.1 Un cadre ovidien ?
Plusieurs tableaux de Van Eyck s’expliquent par l’inscription sur le cadre, conçue par le peintre lui-même (voir La Vierge dans une église : ce que l’on voit (1 / 2)).
En 1599, le voyageur allemand Jacob Cuelvis, visitant l’Alcázar royal de Madrid, y voit le tableau qu’il décrit ainsi :
« Une image qui représente un homme et une jeune femme unissant leurs mains comme s’ils étaient en train de se faire une promesse de mariage. Il y a beaucoup de choses écrites et aussi ceci : « Promittas facito, quid enim promittere laedit ? Pollicitis dives quilibet esse potest »
La citation provient de L’Art d’aimer d’Ovide (vers 443 et 444) :
« Promettez, promettez, cela ne coûte rien ; tout le monde est riche en promesses. »
L’inventaire de 1700 précise que l’inscription se trouvait sur le cadre, et l’interprète dans un sens satirique :
« Une peinture sur bois avec deux portes qui se ferment, un cadre en bois doré et des vers d’Ovide inscrits sur le cadre de la peinture, qui montre une femme allemande enceinte, vêtue de vert, serrant la main d’un jeune homme ; ils semblent se marier de nuit, et les vers déclarent qu’ils se trompent l’un l’autre et les portes sont peintes en faux marbre ».
La plupart des historiens d’art pensent que le cadre a été rajouté au XVIème siècle, à un moment ou le tableau n’était plus compris. Quelques-uns (Harbison [B5] , Koster [B9] , Colenbrander [B10]) ont tenté d’intégrer les vers d’Ovide à leur interprétation, sans trouver de point d’accroche bien convaincant.
Détail du banc | Reflet |
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Les détails qui ont pu jouer en faveur de l’interprétation grivoise sont peu nombreux :
- la présence de la figurine démoniaque, qui semble mettre en doute le geste des mains données ;
- le fait que la femme paraisse enceinte ;
- dans le reflet :
- les mains qui se disjoignent, au moment où des tiers apparaissent ;
- l’absence du chien (symbole de fidélité ou de sexualité).
Jean-Philippe Postel ([B19], p 35) et François Bénard [1] ont poussé aux limites cette lecture, supposant qu’« Hernoult le Fin » signifierait « le fin cocu » : l’homme au chapeau serait-il un jeune naïf promettant le mariage à une fille enceinte, un amant, un mari dont le chapeau masque les cornes ?
Une possibilité serait qu’il soit l’amant, le reflet montrant le futur immédiat : lorsque le mari passe le pas de la porte, les promesses s’arrêtent et l’excitation (le chien) disparaît.
Mais quelque histoire qu’on imagine, on se heurte au manque criant de ce type d’indices explicites que les hollandais multiplieront dans les scènes de genre : nous sommes ici deux siècles plus tôt, et l’idée même de scène de genre n’existe pas encore.
D’ailleurs, comment concilier l’ambiance digne et solennelle, le miroir orné de scènes de la Passion, avec une histoire de fesses, qui plus est cautionnée par le paraphe glorieux de Van Eyck en plein milieu ?
Le plus probable est que le sobriquet d’Hernoult le Fin donné au tableau 80 ans après sa réalisation, et le cadre avec les vers d’Ovide, aient la même origine : une mésinterprétation postérieure.
2.2 Un pendant possible ?
Femme à sa toilette, Copie d’un original perdu de Van Eyck, Fogg Art Museum. |
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Une piste plus sérieuse est offerte par ce tableau disparu, dont les ressemblance avec les Epoux sont nombreuses. Je vous laisser les rechercher (la solution est là [2] ).
Une autre ressemblance possible concerne les deux accessoires de propreté : le peigne (posé à côté de la cuvette) et la brosse (accrochée à la cathèdre).
La seule chercheuse à avoir exploré la piste d’une paire est Linda Seidel [B12a]. Pour elle, les deux tableaux auraient été commandés à Van Eyck dans le cadre des tractations en vue du mariage de Giovanni d’Arrigo avec Giovanna Cenami. Ainsi :
- le double portait est un don du duc Philippe le Bon au père de la mariée, pour garantir la promesse de mariage ;
- le portrait nu était destinée au futur époux, afin qu’il puisse examiner sa femme telle qu’elle serait lorsqu’elle aurait atteint l’âge de se marier.
L’inconvénient de ce beau scénario est la présence de la même femme à la coiffe en cornes : elle ne peut être d’un côté une « servante » et de l’autre la mariée.
Femme à sa toilette, 15ème siècle, Witt library, Courtaud institute
Ce type de composition érotique n’était pas unique, comme le montre ce tableau anonyme, connu seulement par sa photographie. Par ailleurs, on sait par une description de Facius que Van Eyck avait réalisé un autre tableau d’une femme nue dont le dos, ainsi que de nombreux autres détails se reflétait dans un miroir ([2a], note 3). Nous sommes donc en présence, non pas d’un pendant opposant un miroir profane et un miroir sacré, mais d’une série explorant le thème moderne et affriolant du miroir. Notre vision du miroir des Arnolfini comme exceptionnel est donc faussée par la disparition presque totale des oeuvres de cette veine érotique, dans laquelle van Eyck excellait dans les années 1434.
Les analogies entre les deux oeuvres ont une explication toute simple : comme plus tard Vermeer, Van Eyck réutilisait les types de composition qu’il avait déjà mis au point, les objets qu’il avait l’habitude de peindre, et les modèles qu’il avait sous la main : c’est probablement, comme le prétend la tradition, sa propre épouse qui a posé pour les deux femmes à la coiffe, et peut-être aussi pour la femme nue.
Il reste que la Femme à sa toilette est tout aussi énigmatique que les Epoux. On ne connaît pas la raison des gestes parallèles des deux femmes, l’une essorant une éponge dans la cuvette tandis que l’autre semble presser une orange dans une fiole. Le miroir donnait-il à ces gestes une autre signification ? Ou permettait-il de voir, sur sa tranche, un voyeur ou un visiteur, celui qui a laissé ses socques sur le sol ?
Retenons deux détails qui nous serviront pour la suite :
- dans la scène érotique, la courtine du lit tombe droit, alors qu’elle est roulée en boule dans la scène maritale ;
- la chaise pliante, pour les visiteurs, est également présente dans le reflet, entre le coffre et la porte.
2.3 Le Roman de la Rose
Dans un ouvrage récent [B14a] , Marco Paoli est parti de l’idée que le miroir et le lustre pourraient évoquer deux éléments de ce poème, très apprécié à la cour de Bourgogne :
- la Fontaine de l’Amour (décrite comme un cristal merveilleux dans lequel on peut voir toutes choses) ;
- le Château de Jalousie (à cause du moyeu du lustre, en forme de tour crénelée).
A la suite d’Harbison [B5], il relève les sous-entendus amoureux de l’image, et en tire une conclusion tranchée :
« Le tableau a pour propos d’évoquer, avec le Roman de la Rose en arrière-plan épique, le moment du premier acte sexuel entre les jeunes mariés Jan et Margaretha. Le peintre n’a pas voulu être trop explicite, et les références à l’intrigue sous-jacente du poème, et au thème érotique, sont déguisées dans les objets ordinaires placés à l’intérieur de la pièce. La coexistence de métaphores érotiques et de symboles chrétiens (le chapelet, les scènes de la Passion) témoigne de la volonté de concilier la force naturelle de l’amour charnel avec les fondements du mariage catholique… En fait le tableau combine trois étapes de l’histoire de ce mariage : la conception, la grossesse, la naissance (et le baptême) de l’enfant. »
Marco Paoli ne craint pas de voir dans la bougie allumée du lustre l »‘ardant cirge » symbolisant la passion amoureuse…
…et décèle dans les chaussures une position suggestive (je l’ai volontairement exagérée dans l’image).
La chasse aux allusions sexuelles est un sport qui marche à tous les coups, et les références au Roman de la Rose restent fragiles. Je montrerai plus loin qu’il n’y a pas besoin de faire appel à ce texte pour retrouver, par des arguments internes à la composition, certaines des intuitions de Marco Paoli.
Ayant éliminé les trois pistes externes, il ne nous reste plus qu’à compter sur la logique interne de la composition. Mais auparavant, il nous faut explorer d’un peu plus près la pièce et ses détails.
3 Comprendre le lieu
Le fait que Van Eyck n’utilise pas une perspective à point de fuite unique empêche une reconstitution exacte de la pièce. Moyennant quelques hypothèses raisonnables [1a], il est néanmoins possible de s’en faire une représentation assez précise.
Une reconstitution réaliste
P. H. Jansen Zs. M. Ruttkay, The Arnolfini Portrait in 3d [1a]
Cette image fait comprendre trois points importants :
- le lustre n’est pas suspendu à la poutre médiane, mais au niveau de la seconde fenêtre, au centre de la zone meublée ;
- la pièce n’est pas symétrique, mais plus large à droite pour pouvoir caser le lit ;
- le meuble avec un coussin rouge est un banc dont on ne voit qu’une partie (on distingue à gauche l’amorce du second coussin).
Un point de vue trompeur
Position apparente du lustre
Le point de vue choisi par Van Eyck produit trois illusions :
- le lustre semble suspendu à l’aplomb du croisement bien marqué entre quatre planches, alors qu’il se trouve en arrière ;
- le pièce paraît symétrique ;
- la portion de banc que l’on voit évoque un prie-Dieu, impression renforcée par les deux mules rouges.
Annonciation
Rogier van der Weyden, Musée des Beaux Arts, Anvers
Bien que la plupart de ces bancs soient à trois places, il en existait aussi à deux places : celui-ci, comme l’a noté Jacques Paviot [B1], fait bien office de prie-Dieu.
Questions d’encombrement
Cette reconstitution montre que la courtine qui masque à demi la cathèdre n’est pas plaquée contre le lit, mais s’en écarte assez largement. Cette anomalie est d’autant plus étrange qu’elle rend la cathèdre inutilisable. La raison en est sans doute que, comme le montre la réflectographie à infrarouges [B7] , la cathèdre n’était pas prévue au départ : ayant déjà peint le lit, Van Eyck s’est contenté de la caser comme il a pu.
Pour autant, ceci n’explique pas l’écart entre la courtine et le lit, peu compréhensible du point de vue de l’époque, à savoir les économies d’énergie.
Songe d’Evrard de Conty, Livre des échecs amoureux, XVèeme siècle, BnF, Francais 9197 f.13
« Comment Nature se monstre a l’acteur du livre ryme. et ensaigne que on ne doit pas prendre parolles a la lettre du tout ains convient faindre aulcunnesfois pour pluiseurs causes »
Je n’ai trouvé que ce seul exemple de courtine excédant largement la taille du sommier, justifiée ici par la présence d’une large estrade. Chez Van Eyck, cette estrade, qui servait à isoler le lit du froid, existe aussi (on la devine sous le tissu) mais elle reste dans le périmètre du couvre-lit.
Les deux raisons que je vois à ce décalage anormal ne sont pas pratiques, mais purement graphiques :
- accentuer l’effet de symétrie de la pièce (on compte ainsi presque le même nombre de poutres de part et d’autre du lustre)
- faire entrer dans le champ de vision le noeud du rideau, qui doit avoir son importance.
On constate par ailleurs que le lustre est accroché assez bas, à frôler le chapeau de l’homme.
Van Eyck ne semble pas particulièrement gêné par ces problèmes spatiaux. Comme le note Margaret Koster [B9] :
« Les écarts d’échelle entre le lustre, le miroir et même les personnages, par rapport à l’espace qu’ils habitent (les erreurs de cet artiste semblent inconcevables), ainsi que l’absence de cheminée, rendent impossible de voir l’image comme celle d’une pièce qui a réellement existé. C’était la pratique typique de Jan van Eyck : construire des espaces qui – bien que tout à fait crédibles – sont en fait imaginaires. »
Les volets intérieurs (SCOOP !)
Bien qu’imaginaire, la pièce obéit néanmoins aux standards de l’époque, comme l’illustre un détail passé inaperçu :
Annonciation (détail) Rogier van der Weyden, Musée des Beaux Arts, Anvers |
Annonciation (détail) Van der Weyden, vers 1434, Louvre |
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- chez Van der Weyden, le rabat qui se replie dans l’épaisseur du mur est tantôt scindé, tantôt d’une seule pièce (ce qui nécessite alors de fermer la totalité du rabat avant de fermer un des volets) ; mais les volets haut et bas peuvent néanmoins se fermer indépendamment (ils ont chacun leur crochet) ;
- chez Van Eyck, le rabat n’est pas scindé (ce qui est d’ailleurs le cas le plus fréquent dans les images d’époque) mais, comme l’a noté Campbell [B8], les volets centraux se replient par dessus les volets haut et bas, de sorte qu’un unique crochet permet de verrouiller l’ensemble.
Cette différence, qui nous semble minime mais qui ne devait pas passer inaperçue aux yeux des contemporains, fournit une indication intéressante :
- les volets indépendants, à la Van der Weyden, ont tout leur intérêt dans une pièce située au rez-de-chaussée (on peut fermer les volets du bas pour l’intimité, et laisser ceux du haut ouverts pour la lumière) ;
- les volets à système de fermeture unique sont plus pratiques pour une pièce située à l’étage.
Ceci confirme d’une nouvelle manière la conclusion que suggérait déjà la présence du garde-corps : la chambre des Epoux est située à l’étage.
Le lustre ajustable
Annonciation (détail) Van der Weyden, vers 1434, Louvre |
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La comparaison entre le lustre de Van Eyck (à six bras) et celui de Van der Weyden (bien plus facile à dessiner, avec seulement quatre bras) met en valeur l’extraordinaire précision, quasiment photographique, du premier.
Le lustre de Van Eyck est orné de symboles christiques : une grande croix ouvragée sur chaque bras, six trous cruciformes dans le moyeu. A l’inverse, celui de Van der Weyden est décoré de manière profane (lion, blasons suspendus), ce qui est normal puisque lors de l’Annonciation le Christ n’est pas encore présent.
On remarque, à la limite du panneau de Van Eyck, deux cordes de suspension que Van der Weyden montre en totalité : il s’agissait d’un mécanisme permettant de faire descendre le lustre pour le recharger en bougies, en agrippant avec un crochet l’anneau du bas (tenu chez Van Eyck par la gueule d’un lion).
Les deux artistes ont placé à gauche une bougie, allumée pour l’un et éteinte pour l’autre. On remarque chez Van Eyck une seconde bougie, complètement consumée : Margaret Koster l’utilise à l’appui de son hypothèse selon laquelle la femme en dessous est morte.
Campbell ([B8] p 187) a signalé en bas à droite la possibilité d’une troisième bougie, presque complètement masquée par la croix : type de micro-détail sur lequel il est acrobatique d’échafauder ([B19], p 106).
La poutre centrale
Charles le Téméraire surprenant David Aubert en train de calligraphier
attribué à Loyset Liedet, avant 1472, Histoire de Charles Martel, Bibliothèque royale, ms. 8, fol. 7, Bruxelles,
Outre la poutre centrale et le lustre, Loyset Liedet a recopié le miroir, le chapelet et la brosse. En à la place du paraphe de Van Eyck, il a écrit sur le mur la devise des ducs de Bourgogne :
Je l’ai emprins (entrepris) / Bien en aveigne (que cela me soit agréable)
Elle s’applique probablement, en l’espèce, à la réalisation de l’Histoire de Charles Martel, oeuvre monumentale et de prestige, entreprise par Philippe le Bon et poursuivie par son fils Charles le Téméraire.
Annonciation
Van der Weyden (attribution), vers 1434, Louvre
Van der Weyden accroche lui-aussi son lustre à la poutre médiane, ce qui est parfaitement logique : on pouvait ainsi plaquer sur le flanc de la poutre le mécanisme contenant les poulies.
Vierge à l’Enfant dans un intérieur
Petrus Christus (attribution), 1460-1467, Atkins Museum, Kansas City
Dans cette pièce dont le mobilier doit beaucoup aux Epoux, Petrus Christus nous montre ce mécanisme encastré cette fois sous la poutre centrale.
Ceci confirme la position anormale du lustre de Van Eyck, qui n’éclaire qu’une moitié de la pièce (pas de second lustre dans le reflet).
En aparté : quelques modèles de lit à courtines (SCOOP !)
L’Annonciation du Louvre détaille à plaisir, à côté du lustre, le mécanisme de suspension du lit. La disposition des fils se révèle tout à fait logique :
- les deux fils en triangle au milieu, et les trois fils en oblique, sur les angles, soutiennent le ciel de lit, créant des plis de tension dans leur prolongement ;
- à gauche un fil longitudinal traverse le rabat du ciel de lit par un petit trou : on voit qu’à l’intérieur, il sert à soutenir par des anneaux la courtine de gauche ;
- ce fil n’a pas de correspondant sur la droite, ce qui est compréhensible : car côté mur, le lit n’a pas de raison de s’ouvrir ;.
- enfin, un fil transversal tendu entre deux pitons traverse toute la pièce, de la cheminée à la fenêtre : il soutient par des anneaux, les deux demi-courtines frontales.
Annonciation de Clugny, Memling, 1465, MET
Ce lit peint par Memling, d’après un dessin de son maître Van der Weyden, est exactement du même modèle.
La naissance de Saint Jean Baptiste
Main G, 1422-24, Heures de Turin-Milan, fol. 93v, Turin
L’image du manuscrit de Turin est généralement daté des années 1422-24 et attribuée à une main G qui pourrait être le jeune Van Eyck, mais aussi bien l’attribution que la date ont été récemment contestées ( [3], [4]).
Quoi qu’il en soit, pour ce qui nous intéresse ici, le lit « eyckien » des Heures de Milan-Turin est assez différent du modèle à la Van der Weyden. S’il s’en rapproche par les attaches externes à trois points, il en diffère néanmoins par les anneaux internes, qui ne coulissent pas sur des fils, mais sur des tringles rigides. Il est probable, vu la cherté du métal, qu’elles étaient réalisées en bois.
On voit au dessus du coin droit, le fil montant verticalement qui supporte ces tringles (celui du coin gauche a été oublié). Les liens en biais ne servent pas à soutenir les courtines, mais seulement à maintenir en tension le ciel de lit.
Annonciation de Petrus Christus (détail)
Dans l’image de droite, j’ai complété par symétrie les parties marquantes de la menuiserie et déterminé l’emplacement des poutres. On constate :
- que la cathèdre n’est pas un meuble séparé, mais un prolongement de la tête du lit :
- que seule la statue de gauche est calée à l’aplomb d’une poutre : la menuiserie n’est donc probablement pas une sorte de lambris assujetti au mur, mais un meuble (le rideau vert passe d’ailleurs derrière).
Les suspensions sont escamotées par la poutre médiane, mais l’absence des fils en oblique (et des plis correspondant) suppose l’existence d’un cadre rigide tendant le ciel de l’intérieur et supportant les tringles des rideaux. Ce cadre devait être porté à l’arrière par des poteaux d’angle assujettis à la menuiserie, et suspendu à l’avant par des fils verticaux partant du plafond : système mixte qui concilie la stabilité des poteaux et l’avantage de pouvoir dégager, en les nouant, les deux pans encombrants, ceux de l’avant.
Annonciation, Jan Provost, vers 1500, collection particulière
C’est ce type particulier de courtines, mi fixées mi suspendues, que nous montre cette Annonciation bien postérieure (noter par ailleurs un nouvel exemple de banc à deux places)..
Annonciation (détail), Anonyme florentin, 1420-30, Ashmolean Museum, Oxford
Dans ce lit italien, sans ciel, un seul crochet métallique suspendu au plafond assure le croisement des tringles.
Ceci répond à deux questions qu’aucun commentateur ne s’est posées concernant le lit des Epoux :
- comment tient le ciel de lit , en l’absence de tout fil de suspension à l’arrière ?
- à quoi sert la bande de tissu à franges, en haut de la paroi arrière ?
La réponse est que cette paroi ne s’ouvre pas et que la bande retombante est là pour masquer le cadre de suspension. Les courtines latérales et frontales doivent comme d’habitude coulisser sur des tringles.
Ce petit mystère résolu pourrait sembler anecdotique, mais il trouvera plus loin son importance : retenons que les courtines sont posées, à l’arrière, sur une armature en bois.
Article suivant : 2 Les époux dits Arnolfini 2 / 2
Bibliographie
Le coup de tonnerre
- [B1] Jacques Paviot, Le double portrait Arnolfini de Jan van Eyck’, Revue belge d’archéologie et d’histoire de l’art, volume 66, pages 19–33, 1997 https://www.acad.be/sites/default/files/downloads/revue_tijdschrift_1997_vol_66.pdf
Les premiers Arnolfiniens
- [B2] Panofsky, Erwin, « Jan van Eyck’s Arnolfini Portrait« , The Burlington Magazine for Connoisseurs, volume 64, issue 372, pages 117–119 + 122–127, March 1934 https://www.jstor.org/stable/865802
- [B2a] Panofsky, Erwin, Early Netherlandish Painting, its Origins and Character (Volume 1), Cambridge: Harvard University Press, 1953 https://archive.org/details/earlynetherlandi01pano
- [B2b] Jirmounsky, » Gazette des Beaux-Arts, » LXXIV, juin 1932, p. 423 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6111949c/f502.item
Jirmounsky, » Gazette des Beaux-Arts, » LXXIV, 1932, décembre 1932, p. 317 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6101706n/f331.image.r=eyck - [B3] Peter H. Schabacker, « De matrimonio ad morganaticam contracto : Jan Van Eyck’s Arnolfini Portrait reconsidered », Art Quaterly XXXV, 4, p. 375-398
- [B3a] L’analyse d’Anna Eörsi est pertinente mais peut être interprétée dans l’autre sens. Comme elle le remarque elle-même, Van Eyck a modifié le geste par rapport au tracé préparatoire, qui montrait les doigts de l’homme serrant clairement la paume : en idéalisant le geste, il nous invite justement à ne pas le prendre au premier degré, comme un simple engagement nuptial. Anna Eörsi, Giovanni Arnolfini’s Impalmamento Oud Holland, 110/1996, 113-116. https://www.jstor.org/stable/42711540
Les Arnolfiniens anti-Panofskiens
- [B4] Jan Baptist Bedaux, « The reality of symbols: the question of disguised symbolism in Jan van Eyck’s Arnolfini portrait », Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art, volume 16, issue 1, pages 5–28, 1986, https://www.jstor.org/stable/3780611
- [B5] Harbison, Craig, « Sexuality and social standing in Jan van Eyck’s Arnolfini double portrait », Renaissance Quarterly, volume 43, issue 2, pages 249–291, Summer 1990, https://www.jstor.org/pss/2862365
- [B6] Edwin Hall, The Arnolfini Betrothal: Medieval Marriage and the Enigma of Van Eyck’s Double Portrait, Berkeley: University of California Press, 1994 http://ark.cdlib.org/ark:/13030/ft1d5nb0d9/
- [B7] Lorne Campbell, Rachel Billinge , The Infra-red Reflectograms of Jan van Eyck’s Portrait of Giovanni (?) Arnolfini and his Wife Giovanna Cenami(?), National Gallery Technical Bulletin Volume 16, 1995 http://blog.decintivillalon.com/the-arnolfini-portrait-jan-van-eyck/
- [B8] Lorne Campbell, The Fifteenth Century Netherlandish Paintings, London: National Gallery, 1998, https://doku.pub/documents/arnolfini-double-portrait-by-lorne-campbell-d0nxwwdzgylz#google_vignette
- [B9] Margaret L. Koster, « The Arnolfini double portrait: a simple solution », Apollo, volume 158, issue 499, pages 3–14, September 2003 http://www.thefreelibrary.com/The+Arnolfini+double+portrait%3A+a+simple+solution.-a0109131988
- [B10] Herman Th. Colenbrander, « ‘In promises anyone can be rich!’ Jan van Eyck’s Arnolfini double portrait: a ‘Morgengave' », Zeitschrift für Kunstgeschichte, volume 68, issue 3, pages 413–424, 2005 https://www.jstor.org/stable/20474305
Les études de genre
- [B11] Margaret D.Carroll, « In the name of God and profit: Jan van Eyck’s Arnolfini portrait », Representations, volume 44, pages 96–132, Autumn 1993 https://www.jstor.org/stable/2928641
- [B12] Linda Seidel, « ‘Jan van Eyck’s Portrait’: business as usual? », Critical Inquiry, volume 16, issue 1, pages 54–86, Autumn 1989, https://www.jstor.org/stable/1343626
- [B12a] Linda Seidel, « Jan van Eyck’s Arnolfini portrait: stories of an icon », 1993
Revue par Gibson, W. S, dans Speculum; a Journal of Mediaeval Studies, 04/1995, https://www.jstor.org/stable/2864948
Les Eckiens
- [B12b] Louis Dimier, « Le portrait méconnu de Van Eyck », Revue de l’Art Ancien et Moderne, 1932, p 187 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k432566z/f190.item
- [B13] Pierre-Michel Bertrand , « Le portrait de Van Eyck : l’énigme du tableau de Londres », Hermann, 1997
Résumé en vidéo : l’Art en bouteille, Les Epoux Arnolfini, énigme résolue https://www.youtube.com/watch?v=PlIVwmmfpgE - [B14] Catherine Jordy, Le respect de l’interprétation. Une mise en abyme du miroir, Le Portique, 11 | 2003, https://docplayer.fr/59502634-Le-respect-de-l-interpretation.html
- [B14a] Marco Paoli, Jan Van Eyck’s Stolen Identity: The intrusion of the Arnolfini family in the London Double Portrait, 2010
- [B15] Tarcisio LANCIONI « Jan Van Eyck et les Époux Arnolfini, ou les aventures de la pertinence » Actes sémiotiques N° 116 | 2013 https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/1328
Synthèse des interprétations
- [B16] « Early Netherlandish Paintings: Rediscovery, Reception, and Research », publié par Bernhard Ridderbos, Anne van Buren, Henk Th. van Veen, Henk Van Veen, p 59 et ss
https://books.google.fr/books?id=P1Kmpi4bOygC&printsec=frontcover#v=onepage&q=arnolfini%20&f=false - [B17] Quarante pages de présentation minutieuse, intéressante et très orthodoxe des interprétations arnolfiniennes successives ; les partisans de l’autoportrait sont exécutés en un seule note (29), et l’étude de P.M Bertrand en en seul mot (« aberrante »).
Eric BOUSMAR, Le double portrait présumé des époux Arnolfini (van Eyck, 1434). D’un mariage à l’italienne aux réseaux de la cour ?, Publications du Centre Européen d’Etudes Bourguignonnes 01/2009, Numéro 49 https://www-brepolsonline-net.ezproxy.inha.fr:2443/doi/epdf/10.1484/J.PCEEB.1.100467
Les inclassables
- [B18] Kepinski, Z. ‘Arnolfini Couple’ or John and Margaret van Eyck as ‘David and Bathsheba.‘, Rocznik Historii Sztuki 10 (1974): 119-164. https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/rhs1974/0143/scroll
Il s’agit du couple Van Eyck dans le rôle de David et Bethsabée lors de leur seconde rencontre, illustrant le passage suivant :
« David consola Bethsabée, sa femme; il s’approcha d’elle et coucha avec elle, et elle enfanta un fils, qu’il appela Salomon » Samuel II, 12, 24
Le nombre de générations entre David et le Christ, séparées par l’exil à Babyone, explique le nombre de perles du chapelet (15 + 12, les deux grosses ne comptant pas). - [B19] Jean-Philippe Postel, l’Affaire Arnolfini, 2016 :
Il s’agit,de Van Eyck lors de la naissance de son premier enfant, mais la femme est une première épouse qui serait morte en couches et lui serait apparu sous forme de fantôme (si j’ai bien compris la page 130). - [B20] Bernard Gallagher https://www.arnolfinimystery.com/who-where-when-why
(Il s’agit de Philippe le Bon et de sa troisième femme, Isabelle du Portugal)
https://ris.utwente.nl/ws/portalfiles/portal/5303302/Jansen_Ruttkay_EG07.pdf
Merci pour votre passionnant billet sur ce tableau iconique de Jan van Eyck.
J’ai découvert votre superbe site il y a plusieurs mois alors que je glanais des informations sur ce peintre primitif flamand et j’avais hâte d’y voir un jour une discussion approfondie du célèbre double portrait de la National Gallery.
Votre travail de compilation, d’analyse et d’interprétation sur ce tableau est à la hauteur de vos autres billets et comme toujours la lecture est très agréable.
Je n’ai ni votre talent ni votre expérience pour décrire aussi brillamment ma rencontre personnelle avec ce tableau en particulier mais je voudrais partager avec vous et vos lectrices & lecteurs une « découverte » personnelle, un « détail » au centre du miroir que personne à ma connaissance n’a encore mentionné et qui peut enrichir notre regard sur l’œuvre et la faire mieux résonner avec d’autres (en particulier l’Agneau Mystique et le Triptyque de Werl).
J’ai fait cette observation grâce au site
http://closertovaneyck.kikirpa.be/verona/#viewer/
rep1=2&id1=6cb22ad3c438b92c720d16b4d91d98ca
qui permet d’explorer l’œuvre de van Eyck avec une résolution numérique inégalée !
https://twitter.com/BardotCedric/status/
1296560498150973442?s=20.
Suis-je illuminé où y a-t-il au centre du miroir et du « reflet » de la pièce quelque chose qui concentre tous les regards y compris et surtout ceux des deux silhouettes qui font face au couple, comme une auréole au-dessus de ce qui pourrait être la tête d’un agneau vu de derrière avec à peine dessiné son profil ?
Le détail en question s’inscrirait je pense très bien dans votre analyse sur la « dimension mystique » du tableau !
Pour ce qui est de sa dimension biographique je trouve l’hypothèse défendue entre autre par Pierre-Michel Bertrand intéressante. D’ailleurs un autre détail qu’on peut voir grâce à la macro-photographie (l’extrémité des doigts de la main droite de l’homme au chapeau qui semble faire un voeu est manifestement tachée par ce qui pourrait être de la peinture) : https://twitter.com/BardotCedric/status/
1296750776598003712?s=20
Par contre son hypothèse sur le prénom du fils de Van Eyck ne tient pas je pense car il est avéré que Philippe le Bon fit l’honneur à son valet de peinture d’être parrain de son fils et la rège au moyen âge implique que l’enfant ait eu le prénom du duc.
Je pense pour ma part que l’identification des personnages est plus complexe et je suis surpris que les historiennes & historiens de l’art n’aient pas creusés davantage une possible réminiscence Boccassiène des épousailles de Lisa et Perdicon rendues possibles par le trouvère Minuccio d’Arezzo dans la 7ème nouvelle du dixième jours du Décameron. Des miniatures illustrant cette histoire ont bien été utilisées par des spécialistes pour expliciter clairement le sens à donner au geste des mains du couple. Or les concordances entre le tableau et les miniatures sont non seulement visuelles mais temporelles et géographiques :
https://twitter.com/BardotCedric/status/
1292464010915348486?s=20
! Il est alors tentant de voir dans le double portrait de Londres une évocation presque littérale du lien particulier qui unissait Philippe le Bon, son peintre et sa troisième femme via les portraits que le second a fait d’Isabelle du Portugal avant son mariage avec le duc de Bourgogne !
Un dernier détail (dont je n’ai pas trouvé trace dans la littérature non plus) pourrait aussi faire du tableau la matrice d’un autre motif récurrent de la peinture de la renaissance du Nord : il s’agit de l’insecte (une mouche, une mythe
https://twitter.com/bardot_cedric/status/
1298283976617066496?s=20 ?
) qui se trouve sur la manche droite de la « jeune » femme…
Merci de votre commentaire, très argumenté comme je les aime. J’ai lu votre fil twitter, j’y ai trouvé des références que je ne connaissais pas et que je vais intégrer à ma bibliographie, difficile de tout lire sur un sujet pareil.
Voici quelques réponses aux points que vous soulevez :
1) le mouton dans le reflet : la fissure rebouchée, que vous mentionnez, rend fragiles toutes les interprétations des « anomalies » (cf la « fumée » de Postel).J’ai essayé de trouver une cohérence entre les quatre (vision de l’avenir, visiteurs après la naissance) mais ce n’est sans doute pas le fin mot de l’histoire ;
2) sur les doigts tâchés, ce serait un argument de plus en faveur de l’autoportrait, mais j’ai bien pour que ce soit plutôt un repentir qui ressort ;
3) concernant le prénom du fils Van Eyck, (Philippot plutôt que Jan), je vous renvoie aux arguments de P.M Bertrand, p 96 ;
4) sur l’identification des personnages, je me suis rallié à l’hypothèse Van Eyck et sa femme par raison de simplicité. Il y a des cas où de grands personnages se sont fait représenter dans des « portraits historiés » (voir Abolala Soudavar « Decoding Old Masters, Patrons, Painters, and Enigmatic Paintings of the 15th Century ».
https://www.academia.edu/5531497/
Decoding_Old_Masters_Patrons_Painters
_and_Enigmatic_Paintings_
of_the_15th_Century
mais ce sont des scènes sacrées : on comprend bien dans ce cas l’idée flatteuse pour un donateur (selfie avec une personnalité). Mais quel intérêt pour Philippe le Bon de se faire peindre en bougeois ?
5) Concernant le lien avec Boccace : c’est le même problème que le lien avec le Roman de la Rose (hypothèse de Paoli) : pourquoi avoir voulu dissimuler le sujet ?
6) Votre mouche est très intéressante. Si ce n’est pas un artefact de la restauration, c’est effectivement un scoop (même Campbell ne l’as pas vue), une des toutes premières « musca depicta ». Et un bon argument pour ceux qui pensent que la femme est morte ! Blague à part, je ne sait pas trop quoi en penser : elle est vraiment beaucoup plus petite que celles que peignent les artistes comme morceau de bravoure, et elle ressemblerait plutôt à une abeille sans ailes. Par ailleurs, son emplacement (proche de la figurine démoniaque et de la brosse) est cohérent avec l’idée du Mal et de la Chair qui rode dans ce coin-là.
Merci encore pour toutes ces remarques qui élargissent le débat.
Dans votre commentaire, ma thèse a été rapportée dans deux passages séparés qui ont dû être liés à la place.Les références au thème du pèlerinage présentes dans le tableau (tout d’abord la signature inspirée des graffitis des pèlerins) sont liées au ‘Roman de la Rose’, puisque le protagoniste du roman conquiert sa bien-aimée en se déguisant en pèlerin. L’année de la naissance de son premier-né (1434), Jan Van Eyck a voulu célébrer son mariage en s’identifiant dans le rôle du protagoniste du principal roman de l’époque. Merci pour votre attention.
Merci de votre commentaire. J’ai bien compris que la signature-graffiti est pour vous un argument en faveur du Roman de la Rose. J’ai essayé quant à moi d’appliquer l’idée très pertinente du « pèlerinage » de manière interne, comme un parcours à l’intérieur du tableau : les deux époux et les objets de la pièce renvoient au miroir, qui renvoie au médaillon de la Crucifixion, qui renvoie au lustre, symbole de la Jérusalem céleste et but du pèlerinage, comme le signale le graffiti.
Je n’ai pas encore eu l’occasion de lire le travail de Marco Paoli mais sa référence au pèlerinage et au Roman de la Rose est très intéressante.
Elle s’éclaire d’un jour tout-à-fait nouveau à la lecture d’un article de Anne-Marie Legaré et Fabienne Pomel (accessible en ligne https://books.openedition.org/pur/31886?lang=fr#ftn1) sur un autre « best-seller » du moyen âge qui est d’ailleurs une réponse au Roman de la Rose à savoir Le Pèlerinage de Vie humaine. Ecrit par Guillaume de Digulleville il s’ouvre sur la vision en rêve de la Jérusalem céleste… dans un miroir !
En examinant les enluminures qui illustrent cette scène d’ouverture dans différents manuscripts (et d’autres rassemblées à la fin de l’article cité)… j’ai cru rêver tant les résonances avec l’iconographie du « pseudo » couple Arnolfini sont troublantes en particulier je n’ai plus de scrupule à affirmer qu’au centre du miroir emblème de la Jerusalem céleste se trouve le Christ représenté sous la forme de l’Agneau de Dieu (sa tête et la gloire qui l’entoure vu de dos sont visibles en macrophotographie) !
Je me demande ce que Nicolas de Cues aurait pu écrire au sujet de ce miroir et du tableau de van Eyck s’il l’avait vu comme il a vu et disserté sur le regard de l’autoportrait de Van der Weyden à Bruxelles…
Je remercie encore l’auteur de ce site pour son blog et en particulier pour la référence bibliographique « Kepinski, Z. ‘Arnolfini Couple’ or John and Margaret van Eyck as ‘David and Bathsheba ». Moi aussi désormais je pense que l’homme n’est autre que J
.. Jan van Eyck et qu’il est probablement allé en pèlerinage à Jérusalem pour le compte de Philippe le Bon entre 1425 et 1426 (voir par exemple le récent travail d’historien très documenté de Ludovic Balavoine « Jan Van Eyck, Als Ich Can » qui a reçu récemment un prix de l’Académie Française). Peut-être le faisait-il par procuration du duc pour le salut de Bonne d’Artois (décédée en septembre 1425) à qui avait naturellement été faite la promesse que son fils serait sinon roi du moins duc à l’instar du vœu de David pour son second fils consolant Bethsabée de la disparition de leur premier fils frappé par l’Eternel selon le 2d livre de Samuel, chapitre x verset y, l’identification de x et de y pouvant se faire en comptant les petites perles du chapelet !
Merci beaucoup pour la référence à l’article « Les miroirs du Pèlerinage de Vie humaine », cela explique effectivement d’où vient l’idée de Van Eyck d’associer le miroir avec l’idée de pèlerinage, et confirme l’identification du lustre avec la Jérusalem Céleste : je vais modifier mon texte en conséquence (en vous créditant bien sur). Si Van Eyck a effectivement été à Jérusalem, c’est encore mieux ! Je suis plus réservé sur le lien entre 2Samuel 12,24 et le nombre de petites perles (12 et 15).
Bonjour. Je voudrais me servir de certaines informations tout en mentionant votre site dans la rubrique des références pour que ceux qui sont interesses puissent avoir encore plus d’info. CAN I?
MERCI D’AVANCE
Ilham Kha
Bien sûr, aucun problème du moment que vous me citez.
Bonjour,
Brovo pour vos analyses qui instruisent les curieux néophytes en la matière.
Ici un commentaire pour soulever une autre curiosité du tableau concernant le port des bagues des époux.
Si l’époux porte sa bague comme Philippe le Bon et le duc de Florence à la même époque, l’épouse les porte à la main gauche, quand les épouses de Philippe le Bon ou des femmes de la cour des ducs de Toscane les portent à la main droite comme le recommandaient les missels du XI au XV e s. (M. Deloche « Port des anneaux dans l’Antiquité jusqu’au Moyen-Age).
Jan van Eycke aurait-il eu une intention à ce sujet ou est-ce simplement la marque d’une contrainte dont les femmes commençaient à se libérer?
Bonjour
Merci de vos compliments. J’ai lu votre article et je serais curieux de connaître les arguments remettant en cause la date de 1434 pour le mariage de Van Eyck, qui me paraît bien établi (https://books.google.fr/books?id=kMM8EAAAQBAJ&pg=PT30&dq=van+eyck+mariage&hl=fr&newbks=1&newbks_redir=0&sa=X&ved=2ahUKEwim_M7Orv76AhUB2xoKHcp8DaYQ6AF6BAgIEAI#v=onepage&q=van%20eyck%20mariage&f=false)
Concernant les bagues, j’avais un peu regardé de mon côté et il me semble que les usages étaient trop variables pour en tirer une conclusion. Avec « Aucun ne recommande de le porter à la main gauche comme l’épouse Arnolfini. », vous forcez un peu de que dit Deloche, qui cite trois rituels avec cet usage.
Perso, je pense que la raison de l’anneau à la main gauche de la femme est tout simplement d’accentuer l’effet de symétrie du tableau.
Bonjour,
À propos de la date du mariage de van Eyck, votre lien mentionne la date du 30 juin 1434 pour le paiement par le duc de Bourgogne de six coupes offertes à van Eyck pour la naissance de son fils, dont le duc sera le parrain. On pourrait en déduire un mariage au plus tard l’année précédente.
Que tout cela est passionnant!
Avez-vous feuilleté mon « Un deux trois van Eyck » (Demdel,2020)?