3 Fatalités dans le miroir
Cet article examine les cas de figure où le reflet montre un squelette, un fou ou un diable qui, de manière paranormale, remplace le visage du spectateur.
Article précédent : 2 Le Miroir fatal : Un peu de théorie
3A Dans le miroir… la Mort
Le miroir éponyme
Il est assez naturel de représenter un miroir en frontispice d’un ouvrage dont le titre porte le même nom.
Le miroir de l’Ame, 1295, Mazarine MS 870 fol 192
Le texte l’explique clairement :
« Et pour ce très noble très puissante dame madame Blanche par la grâce de Dieu reine de France je vous envoie ce livre que j’appelle le Miroir de l’âme que j’ai fait écrire pour vous ».
Frontispice pour Le Miroir des dames, de Durand de Champagne
Paris, vers 1450, Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek Cod. Guelf. 32.6 Aug. 2
De le même manière, un siècle et demi plus tard, Durand offre son livre à la commanditaire, la reine Jeanne de Navarre, accompagnée de quatre dames. D’autres manuscrits de ce texte s’ouvrent sur la même scène, avec parfois un miroir, pour faire référence au titre du livre (Royal MS 19 B XVI fol 2r, 1428). Mais cette page est la seule où le miroir, qui porte l’inscription « C’est le miroir des Dames », montre l’image d’un cadavre.
Dans son oeuvre, Durand prend souvent comme base, pour l’éducation des princes et princesses, le Livre de la sagesse, dans lequel le roi Salomon décrit ainsi la Sagesse :
« Elle est le resplendissement de la lumière éternelle, le miroir sans tâche de l’activité de Dieu, et l’image de sa bonté. » Sagesse 7,26
Pour P. T. Monks ( [37], p 28), le frontispice de Wolfenbüttel est une invention unique, synthétisant deux thèmes opposés :
« Des passages du Livre de la Sagesse et le thème du premier traité de Durandus , à savoir la fragilité féminine , peuvent expliquer pourquoi la pureté du miroir est souillée par l’obscénité d’un corps humain atrophié . Ainsi, deux thèmes du Livre de la Sagesse, la pureté et la putréfaction, symbolisés par un miroir reflétant un cadavre, étaient unis avec force aux yeux de tous. Le contraste est rendu encore plus graphique par l’idée du peintre de juxtaposer dans la même image le corps féminin décharné et nu avec des courtisanes élégantes et la reine, dans tout leur raffinement mondain. »
Frontispice pour Le miroir de la mort de Georges Chastelin, Paris, vers 1450, BNF MS FR 1816 fol 1r
Ce frontispice contemporain et également parisien, pour un autre traité dont le titre comporte également le mot « Miroir », confirme que la présence de celui-ci s’explique en premier lieu par sa valeur éponyme : d’autant que l’objet est ici encadré par le titre, inscrit à la craie sur le mur du cimetière pour donner une idée de fugacité (l’idée était bonne , mais la technique moins : le mot mirouer, un peu trop long, déborde légèrement sur le cadre).
Le frontispice va plus loin que la simple évocation du titre, en résumant également la substance du texte : le tombeau est celui d’une dame, et l’homme en pourpoint est son amoureux éploré :
« Le poète raconte comment la dame parfaite qu’il a aimée est morte : atteinte par la maladie, elle l’invite à venir et à constater sur son visage défait les ravages de la mort. Il défaille de douleur, et tire après le décès de la dame les conclusions qui s’imposent : il nous faut tous mourir et renoncer à ce monde : « ceste chose m’estoit muchie (cachée)/et ne l’eusse sceu percevoir,/mais ma dame m’en fu miroir ». C’est alors que le poète s’apprête à composer « ainsi come je l’ay trouvé/ce traitié que j’ai compilé/et nommé le Miroir de Mort » Denis Hüe [38]
L’innovation graphique de ce frontispice n’est pas tant le miroir que le reflet inversé de l’amant, qui se veut optiquement réaliste, compte-tenu du talent modéré de l’imagier [39] . La convexité du verre fait que le reflet embrasse à la fois à gauche l’amant, et à droite la grande croix dorée fichée à la tête de la gisante.
Entre les deux, le reflet est trop obscur (délibérément ou suite au vieillissement) pour déterminer si l’image spectrale est celle :
- de la Mort, qui serait ainsi située en avant de l’image, le miroir formant rétroviseur ;
- de la Morte, qui serait ainsi située au dessus du gisant, le miroir étant magique.
Le point-clé est que l’amoureux ne regarde pas le miroir, mais contemple la croix, tout en désignant la tombe de la main. Ce geste est destiné au spectateur, pour qu’il fasse de même : fixer ses yeux sur l’autre croix (la grande qui supporte le miroir) afin de bénéficier de ce que l’amant n’a pas eu : la conscience anticipée de la mort, afin de pouvoir se préparer avant que celle-ci n’advienne.
Ce frontispice n’est pas conçu comme un complexe jeu d’optique à lire dans la profondeur, mais comme une enseigne parlante à lire à plat : « Le miroir de la mort », assortie d’un message promotionnel au lecteur : « Grâce à ce miroir, tu seras moins démuni que moi ».
Le Mirouer de la mort en breton, texte de Jean L’Archer, 1575
Ce frontispice bien moins ambitieux n’a conservé que la valeur éponyme, où la Mort se réduit à un crâne furibard mordant un fémur. La signification de l’image est résumée sur le côté :
Dans toutes tes actions souviens-toi de ta fin, et tu ne pêcheras jamais Ecclesiaste 7:36, |
In omnibus operibus tuis memorare novissima tua, et in aeternum non peccabis |
La gravure comme miroir
Tampon collé à a fin de l’Office des Morts, Livre d’Heures, vers 1480, Trinity College, Dublin (TCD MS 103 fol 167v)
L’inscription du pourtour est la suivante :
Dans ce miroir je peux apprendre, comment du péché je devrais me détourner |
In desen speigell soe mach ik leren, Hoe ic mij sal van sonden keeren |
Le mot inscrit sur la pelouse est illisible sauf à l’envers : on déchiffre alors le mot néerlandais « schut » (écran, cadre, partition). James Y. Marrow , qui a découvert ce tampon et consacré un article à l’iconographie du crâne dans le miroir, propose qu’il s’agisse du nom du graveur :
« L’inscription « schut » à l’envers peut donc être comprise comme une forme d’auto-référence délibérée, et nous pourrions même interpréter l’image comme une sorte d ‘« autoportrait » d’un type particulier, où l’artiste projetait de manière imaginative son futur moi (c’est-à-dire le crâne), dans le contexte d’un Memento Mori par ailleurs relativement simple. » ([3], p 156)
Je propose une interprétation différente : à savoir que ce nom inscrit délibérément à l’envers, en tant que reflet en réduction de l’artiste, situe celui-ci devant le miroir, soit en dehors justement du domaine où règne la Mort. Ce jeu de « réflexion » est d’autant plus plausible dans le cas d’un graveur, habitué à inscrire à l’envers les textes dans la matrice : expérience qui lui permet ici de contrecarrer le pouvoir inversant du miroir (vue à l’envers, l’erreur devient la vérité).
Comme allons le voir dans plusieurs exemples, l’interprétation « subjective » du crâne dans le miroir, « ma future Mort » , qui nous semble toute naturelle aujourd’hui, n’est probablement pas la bonne, du moins au tout début de la formule.
Il faut plutôt y voir La Mort, non pas la mort physique que tout un chacun expérimente, mais La Mort Eternelle de ceux qui trépassent en état de péché mortel. C’est à ce titre que le texte exhorte à se détourner du péché : non pas pour une raison indirecte (parce ce que l’expérience visuelle de ma future mort serait un choc me permettant de me préparer à bien mourir, et donc à éviter les péchés), mais de manière très directe : Pécher, c’est prendre le risque de la Mort Eternelle.
De sorte que le crâne n’était pas vu comme le reflet métamorphosé du spectateur, mais au contraire comme un parasite de ce reflet, tapi dans l’au delà, et que le miroir montrerait, comme sur une bête dangereuse au travers d’un oeilleton.
Regarde le (ton) Néant
Livre d’heures Bruges 1460-70 Fitzwilliam MS 53 fol 6v
Cette image illustre une prière à l’Ange gardien : ce porteur de miroir n’est donc pas un ange générique, mais l’ange particulier du propriétaire du missel, qui l’attend près de sa future tombe.
Les deux phylactères reprennent une inscription en deux vers, courante sur les pierres tombales :
Regarde à quoi sert le laps de temps du Présent : |
Respice quid prodest presentis temporis aevum |
Le second vers s’inspire de la parole de l’Ecclésiaste : « Tout est Vanité », à laquelle Thomas de Kempis venait de rajouter, dans son Imitation de Jésus Christ (vers 1420), l’exception de l’amour divin [39a].
A la manière d’un rébus, l’imagier s’est servi du miroir pour illustrer le mot Respice, et du crâne pour illustrer le mot Nihil. Mais, par effet collatéral, la figure fortuite de l’Ange gardien tire mécaniquement l’image vers une lecture subjective très innovante pour son temps : « Regarde ta propre Mort. »
Les miroirs du Livre d’heures de Jeanne la Folle (SCOOP !)
La Chute, fol 14v | Speculum consciencie, fol 15r |
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Livre d’Heures de Jeanne de Castille, Master of the David Scenes (Bruges ou Gand), 1496–1506 BL Add Ms. 18852
Cette image frappante d’un crâne dans un miroir, que son inscription désigne comme « Le miroir de conscience » ne peut être comprise que dans son contexte : faisant face à la scène de la Chute et de l’Expulsion, le crâne se présente en premier lieu comme sa conséquence directe : la mortalité. Dans la page de gauche, le Ciel éternel, désormais fermé à l’Homme, est figuré par l’architecture dorée dans laquelle des anges chantent et jouent de l’orgue.
Quant au texte du cadre, Speculum consciencie, il s’explique par le fait que ce bifolium ouvre une section « Catéchisme » qui ne figure pas ordinairement dans les Livres d’Heures, destinée à aider Jeanne à éduquer ses enfants. Sont passés en revue les dix commandements, les sept péchés mortels, les articles de la foi, les cinq sens et autres listes, agrémentées d’exemples : un aide-mémoire appropriée pour aider la lectrice à faire et à faire faire son examen de conscience ( [40], p 14).
Saint Michel victorieux du démon, fol 25v | Jeanne de Castille en prières, fol 26r |
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La section catéchisme se clôt avec ce second bifolium qui, comme une parenthèse fermante, inverse méthodiquement le premier :
- à la Chute de l’Homme correspond la Chute du Démon ;
- à l’architecture céleste et éternelle correspond l‘intérieur d’une église ici-bas et maintenant , avec son maître-autel et son horloge ;
- au miroir correspond le bouclier de l’archange, dont l’inscription malheureusement illisible, devait faire écho au « Speculum consciencie » ;
- au crâne du reflet correspond le diable cadavérique.
Comme souvent, celui-ci est représenté portant sur sa poitrine un visage grimaçant : ce qui, dans le contexte, le désigne comme un mauvais miroir, qui renvoie à qui le regarde une image difforme. On remarquera que le diable lève son bras vers le bouclier, comme s’il était plus important pour lui de parer le reflet noir que le coup d’épée de l’Archange : comme s’il cherchait avant tout à échapper à la révélation de son propre néant.
Sur la quatrième page, éloignée de la Chute et de ses conséquences par toute l’épaisseur du catéchisme, protégée du démon par Saint Michel, épaulée par son patron Saint Jean Baptiste et par son ange gardien, Jeanne peut en toute sérénité prier.
Considérée dans son ensemble, la séquence confirme l’interprétation non-subjective du crâne de la deuxième page : il ne s’agirait pas tant de la spectatrice – à laquelle le miroir révélerait un peu niaisement son destin mortel – que de son plus grand Ennemi, le Péché mortel, celui qui entraîne la mort éternelle en Enfer. Le « miroir de conscience » ne montre pas à Jeanne sa mort ici-bas : bien au contraire, il la protège de la Mort éternelle dans l’au-delà, de même que le bouclier-miroir protège l’archange du démon.
Le thème du miroir se poursuit dans les drôleries de bas de page : singe à capuche, hybride homme-cornemuse, femme sauvage à lunettes, sirène. A cette époque, les drôleries sont des figures connues et répétitives sans rapport avec le texte : elles égayent les pages et récompensent le lecteur, un peu à la manière des tampons apposés dans un cahier d’écolier (sur la figure particulière du singe au miroir, voir – Le singe devant le miroir).
Une des chartes graphiques de ce manuscrit est que les drôleries sont pour la plupart symétriques au recto et au verso : ce qui permettait à l’enlumineur de les reproduire facilement par décalque, et donnait à la lectrice le plaisir d’un petit jeu des différences lorsqu’elle tournait la page (ligne blanche continue) : pour l’homme-cornemuse du folio 79r/79v, changent les pattes et la couleur du foulard.
Plus on avance dans le manuscrit et plus les jeux graphiques se libèrent : le miroir du singe se transforme en un plat qu’il récure, une plaque sur laquelle il broie les couleurs, une écuelle. Le miroir revient tout à la fin, entre les mains d’un hybride barbu, puis entre les celles d’un singe à capuche, le même que le tout premier (fol 76v).
Cette floraison tout à fait exceptionnelle de miroirs ou de parodies du miroir n’est pas due à une dilection particulière de Jeanne de Castille pour cet objet : plus probablement elle fait ricochet avec le tout aussi exceptionnel miroir de conscience, au tout début du manuscrit, en ponctuant la suite de l’ouvrage d‘anti-modèles du bon chrétien.
Les miroirs dans les Heures de Croy
Cet autre manuscrit Bruges-Gand, un peu plus récent, présente le même principe, quoique moins systématique, de drôleries répétées par transparence entre le recto et le verso d’un folio.
Heures de Croy, 1510-20, Vienne, OBN 1858 fol 31r 31v
Les minimes différences sont parfois humoristiques. Ici par exemple, la femme sauvage avec queue de cheval tenant un miroir se transforme en une femme-cornemuse tenant une claquette.
Assez fréquemment, la drôlerie de bas de page fait écho au mot ou à l’expression juste au dessus, avec parfois un jeu sur les mots : ainsi la souris qui cache une bougie sous un bougeoir joue sur le double sens de cubilibus : lit ou tanière.
Heures de Croy, 1510-20, Vienne, OBN 1858 fol 168r 168v
Ce couple presque surréaliste n’est pas totalement gratuit :
- le lézard retourné et attaché sur un soulier fait écho à « lacéré par d’innombrables calomnies » ;
- la femme souris aux pieds ligotés par une corde en forme de queue fait écho à « en perforant tes pieds délicieux »
Le principe n’est pas l’illustration littérale, mais l’association quasiment poétique entre mots et images.
Sans surprise, les têtes de mort viennent généralement avec les mots « Requiem eternam », mais pas toujours : celle du folio 149r accompagne le mot « sacrificium ».
Le singe au miroir du folio 111v accompagne ironiquement un passage sur la permanence divine :
Tu les changeras comme un manteau, et ils seront changés Mais toi, tu restes le même, et tes années n’ont point de fin. Psaume 101,27
Ces deux miroirs annoncent le clou du manuscrit, le miroir macabre du folio suivant , qui tombe à pic sous les mots « apud dominum misericordia (auprès de la Miséricorde divine) ». Il n’est toujours pas question ici de la mort subjective, mais de la Mort éternelle à laquelle permet d’échapper le Pardon de Dieu.
Le bijou en losange du verso n’a guère de lien avec l’inscription « memor fui dierum antiquorum » ; en revanche, il fonctionne parfaitement comme « miroir refermé », avec son couvercle frappé de la Croix, l’instrument du pardon divin.
Pris entre des contraintes multiples, l’imagier ne cherchait pas à faire sens à chaque image : mais du moins en suggérait-il la possibilité, procurant au lecteur d’alors comme d’aujourd’hui le plaisir de la devinette.
La meilleure pratique (SCOOP !)
Die best Practica, 1498, Leipzig, imprimé par Konrad Kachelofen, Wurttembergische Landesbibliothek,Stuttgart, Inc. fol. 13312b
Cette feuille volante a pour titre deux vers humoristiques :
La meilleure des prédictions, je veux dire, est exacte pour tout le monde |
Die best Practica ich mein , trifft an alle mensche gemein |
Les sous-titres des deux images font une jeu de mot entre Angel (le hameçon) et Engel (l’ange), qui en allemand comme en français est quelquefois féminin).
L’image compare donc le miroir à un hameçon :
- celui de la mauvaise ange ne montre rien au couple d’amoureux et les laisse dans l’illusion ;
- celui de la bonne ange montre un crâne aux trois passants, les invitant à se préparer à la mort.
Sont également comparées deux espèces de chardon [41] :
- à gauche, avec ses tiges piquantes, probablement le « chardon aux ânes » (Onopordum acanthium) connu pour les flatulences qu’il occasionne à ces animaux ;
- à droite, une plante comestible, probablement un cardon cultivé (Cynara cardunculus).
Les textes en dessous des deux images comparent le discours mensonger du miroir vide, et le discours de vérité du miroir macabre :
Regarde ce miroir avec joie Toi belle femme, toi homme fier Regarde avec quelle finesse tu as été créé Suis mes conseils, pas ceux des prêtres Orne tes vêtements et ton corps Pour que ton monde reste à midi Où tu trouves la joie, prend-la. Quand tu vieilliras, ne t’en soucie pas Aies de la joie et du plaisir maintenant Jusqu’à ce que le monde te donne des vacances Ne pense pas à la mort Mors dans les bonnes choses, tel est mon conseil Cherche l’honorable et le bon, Tu vivras encore de nombreuses années Ne laisse pas la mort s’approcher Bats-toi toujours, comme il se doit. |
O humain considère à tout moment Que tu seras ce que cette chose est. Ne suis pas les conseils du diable, Son miroir apporte la mort à l’âme C’est quand tu crois être à ton mieux Que la mort vient et te balaye. Qui regarde à propos ce miroir-ci L’évite et trouve la vie. Il verra aussi Dieu en tout temps. O humain tu ferais mieux de te réjouir De te voir encore charnu. Ce que tu y trouves, tu le seras bientôt Méprise les frivolités mondaines Ainsi ton âme sera préparée pour Dieu Ton cœur peut se tenir dans la joie Et Dieu du ciel te donne la couronne. |
Tout comme dans le tampon de Dublin ou le Livre d’heures de Jeanne la Folle, le miroir est ici découplé de sa fonction optique, puisqu’il montre un seul crâne et non pas trois : il faut plutôt le comprendre comme un oeilleton, fermé aux orgueilleux et ouvert pour les bonnes gens, qui leur cache ou leur montre la Mort tapie au revers du monde.
La convention de la Vanité
Bréviaire, France, 1495, Morgan M 463 fol 85r | Vanité, Polyptyque de la Vanité et de la Rédemption, Hans Memling , vers 1494, Musée des Beaux-arts, Strasbourg |
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Ces deux oeuvres tout à fait contemporaines ont, malgré leur ressemblance, des significations bien distinctes, qui reposent sur des conventions désormais bien établies.
Dans le Bréviaire, la femme nue fait de la main gauche un geste d’effroi et détourne le visage avec une expression de tristesse : le crâne dans le miroir nous indique qu’elle ne symbolise pas l’Orgueil écervelé, mais la Vanité : à savoir la prise de conscience de la vie éphémère.
Dans le tableau de Memling, la main gauche tranquillement posée sur la hanche, la Belle s’offre aux regards sans pudeur et le miroir qui la reflète autorise une large plage d’interprétations, du plus négatif au plus positif. J’ai proposé par ailleurs (voir 5 Le Polyptyque de Strasbourg) une reconstruction du polyptique dans laquelle la signification s’inverse, selon le degré d’ouverture :
- la Superbe (lorsque c’est le squelette qui apparaît derrière elle) ;
- le Bien, opposé à la Peine (lorsqu’elle est appariée avec le diable et la devise du blason).
Ainsi, pour la femme nue au miroir, les conventions qui s’établissent à la fin du XVème siècle semblent donc être les suivantes :
- le reflet ne montre rien, ou montre le visage de la femme : toute la gamme des symboliques antérieures, Beauté, Coquetterie, Luxure, Orgueil (voir 1 La Coquetterie : diabolique ou mortelle) ;
le reflet montre un crâne : avertissement contre la Mort éternelle ;- le reflet montre le spectateur : ce cas théorique (qui correspond à l’utilisation habituelle du miroir par les coquettes) n’a à ma connaissance jamais été illustré.
Deux diptyques de Grien (SCOOP !)
Allégorie de la Musique (le tempérament flegmatique ?) | Allégorie de la Prudence (le tempérament mélancolique ?) |
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Hans Baldung Grien, vers 1529 , Alte Pinakothek, Münich
On a proposé qu’il s’agisse de deux panneaux d’une série des Quatre Tempéraments : dans La chute de l’Homme de Dürer (voir 3 La Chute de l’Homme ) on voit en effet le cerf symboliser le caractère mélancolique, mais le chat y représente plutôt le bilieux que le flegmatique. De plus les instruments de musique renvoient ici à la mélancolie : bref on n’en sort pas.
Dans son étude exhaustive , Jean Wirth ( [6] , p 146 à 167) a montré que les deux panneaux s’analysent très bien en pendant, la femme à la viole sur un pente descendante, la femme au miroir stoppée au bord du précipice (flèche jaune) par ce qu’elle y voit (flèche bleue) . Plutôt que du couple Musique / Prudence (attributs respectifs en blanc et bleu) dont il n’existe aucun autre exemple, il s’agirait d’une variation sur le thème classique du chemin du Vice (qui descend) et de celui de la Vertu (qui monte), Musique et Prudence étant pris comme cas particulier de l’un et de l’autre.
Wirth voit une difficulté dans le fait que le Serpent serait, dans cette acception, l’allié de la Prudence : il ne devrait pas être foulé aux pieds tel le symbole du Péché. On peut néanmoins moduler cette difficulté en se rappelant qu’Altdorfer a représenté la Prudence assise sur un dragon, avec la même idée de modération ou de domination (voir 1 La Coquetterie : diabolique ou mortelle).
Une autre difficulté est que le cerf est avec sa biche, ce qui tire sa symbolique plutôt coté Virilité que côté Prudence.
Trois nymphes musiciennes, trois états de la femme
Hans Baldung Grien, vers 1540 , Prado, Madrid
Wirth élargit alors la question et montre de manière convaincante que le diptyque de Münich constitue comme un galop d’essai de celui de Madrid, une dizaine d’année plus tard :
- la musicienne se triplique en trois nymphes et trois enfants,
- la femme au miroir en trois âges de la Femme, avec le même mouvement d’entraînement de gauche à droite (flèche jaune).
Il est impossible de résumer ici les interprétations possibles, la difficulté étant que Grien :
- d’une part semble suggérer une lecture binaire des deux panneaux (en vert et rouge), à la manière des diptyques protestants de Cranach qui a la même époque opposent Chute et Rédemption ;
- d’autre part en prend le contrepieds, en semant de chaque côté des éléments du registre opposé : de sorte que le panneau Chute prend des allures de Paradis perdu tandis que le panneau Rédemption se révèle particulièrement sinistre.
Nous n’irons pas plus loin sur ce diptyque compliqué, point cuminant de l’art allégorique de Grien. Pour celui de Münich en revanche, une lecture très simple et non contradictoire est me semble-t-il possible.
Il suffit de remarquer que la jeune gambiste ne joue pas de son instrument, mais le tient prudemment du bout d’un doigt : pour l’instant, elle se contente de lire la partition sans la jouer, car il lui manque l’archet (assez analogue, dans sa forme et dans sa fonction d’éveil érotique, avec l’arc de Cupidon). De même le gros chat, compagnon des sorcières, mais aussi symbole classique de l’appétit sexuel féminin (voir Le chat et l’oiseau), se contente pour l’instant de dormir.
De l’autre côté, la femme au ventre proéminent, décoiffée et dévoilée, est celle qui a connu l’amour charnel : elle doit maintenant former un couple prudent (les cerfs), et maîtriser le serpent, le péché qui est l’instrument de la Mort comme la viole est celui de la Musique. Le crâne qu’elle voit dans le miroir est celui de la jeune fille qu’elle fut (flèche rouge), ce qui fait de ce diptyque une nouvelle variation sur le thème favori de Grien : la Jeune fille, la Femme et la Mort.
Un dispositif spec(tac)ulaire (SCOOP !)
Vanitas
Jan Sanders van Hemessen, 1535, Palais des Beaux-Arts de Lille
L’ inscription autour du miroir est une formule-choc inventée pour l’occasion :
Voici la rapine de toute chose |
Ecce Rapinam Rerum Omnium. |
Elle est précisée par la banderole qui s’enroule autour du poignet de l’ange :
Contemple la fin de la Force, de la Beauté, et de la Richesse |
Inspice Roboris Formae opumque finem |
La pile de pièces abandonnées sur le rebord de la fenêtre crée un lien logique entre les deux mots Richesse et Rapine. Autre détail minuscule tout aussi astucieux : le ver qui se cache dans la banderole et complète les lettres VE (Vermis).
S’il arrive que des diables portent des ailes de papillon (Petite Tortue et Vulcain [42] ), cet ange avec des ailes de machaon [43] est rarissime. Ces ailes font-elles référence à la fugacité, comme c’est en général le cas pour les papillons dans les Vanités ?
Le Jugement dernier (détail)
Jan Sanders van Hemessen, 1536-38, Eglise Saint-Jacques, Anvers
Le seul autre exemple connu, dans le Jugement dernier du même Hemessen, contredit cette lecture : un ange ou archange combattant les démons ne peut être éphémère.
Les ailes font-elles plutôt référence à l’immortalité de l’âme ? Déjà, les Grecs utilisaient le même mot « Psyché », pour désigner l’âme humaine et le papillon. Et la symbolique chrétienne avait développé une métaphore en trois phases : la chenille, c’est la vie terrestre ; la chrysalide, c’est le linceul ; et le papillon, c’est l’âme immortelle qui rejoint le ciel. (Voir – Le crâne et le papillon )
On a supposé que cette oeuvre formait la partie gauche d’un diptyque, la partie droite étant le portrait d’un personnage vivant, homme ou femme, auquel l’ange montrerait son futur dans le miroir, à la manière du Bon ange de la gravure « Die best Practica ».
Or une telle composition serait optiquement infaisable : même s’il était magiquement transformé en crâne par le miroir, le dit personnage devrait, pour rendre la transformation crédible, avoir le nez contre la surface bombée. Il faut donc conclure que la crâne représente la Mort en général, et non un mort en particulier.
Une autre difficulté est que l’ange est à l’extérieur et en pleine lumière, alors que le reflet situe le miroir à l’intérieur d’une pièce obscure.
Plutôt qu’une rationalisation hasardeuse justifiant un hypothétique second panneau, c’est au contraire le rien en face du miroir qui fait sens [44].
D’ailleurs les inscriptions ne comportent aucun élément personnel. La première « la rapine de tout » est portée par deux nus anonymes, l’un de dos et l’autre de face. Et la formulation de la seconde (« Contemple la fin de la Force, de la Beauté, et de la Richesse ») semble choisie tout exprès pour s’adresser à tout un chacun : jeunes hommes, jeunes femmes et personnes aisées.
L’explication la plus plus raisonnable est donc de considérer que ce panneau a été conçu tel quel, peut être pour le lieu précis qui est montré dans le miroir (une chapelle funéraire ?), et était accroché assez haut.
Ainsi, le visiteur pouvait contempler, en levant les yeux à partir du mot INSPICE :
- en premier, une tête de mort surgissant du miroir ;
- juste derrière un ange, dont les ailes de papillon sont comme les excroissances du crâne ;
- et encore derrière, trouant le mur par la magie du tableau, les bois en contrebas, le village, le clocher et le ciel.
.
L’ange descendu du ciel pour lui montrer son ennemi, rongeur universel de toute chose, lui rappelait que son appétit ne s’exerce qu’ici bas, dans cette tombe obscure qu’est la Terre ; et ouvrait du même coup une échappée vers le ciel pour sa propre âme immortelle.
Du miroir de la Vanité au miroir de l’introspection
Speculum propria vilitatis
Jean David, 1610, Duodecim specula Deum aliquando videre desideranti concinnata, BNF D-17309 p 68 Gallica
A la toute fin de sa vie, ce jésuite belge a consacré un traité entier à distinguer douze significations pieuses du miroir. La sixième regroupe tout ce qui renvoie l’homme à sa propre insignifiance (vilitas), comme expliqué dans la légende du bas :
- CC : un squelette montrant (ostendens) le miroir de la mort, l’autre commettant (intendens) un meurtre ;
- F : cérémonie des cendres
- G : Dieu à Adam : « Tu es poussière et tu retourneras à la poussière » Génèse 3
- H : Dieu à Moïse : « Mets ta main dans ton sein » ( lorsqu’il la retira, elle était couverte de lèpre) Genèse 4
- I : parabole de la poutre et de la paille (perception erronée de soi-même).
Le titre au dessus de la légende illustre, en deux ligne, le glissement entre :
- la conception religieuse du miroir – rappeler à tout homme la brièveté de son existence –
- et une conception plus philosophique – révéler à chaque homme Sa Vérité :
Prends place et observe : ce que tu es, ce que tu seras et ce que tu as été.
Le titre de ce miroir sera : « Connais-toi toi-même ».
Ainsi le caractère introspectif du miroir, qui nous semble évident aujourd’hui, ne se dégage timidement qu’au début du XVIIème siècle, et il faut se garder de projeter cette signification sur les oeuvre antérieures. En particulier sur le fameux « miroir de conscience » de Jeanne de Castille, plutôt bouclier pour se protéger de la Mort qu’instrument de la connaissance de Soi.
La popularisation de l’Anatomie fait que le squelette, qui était auparavant l’image immonde révélée par la putréfaction, devient aussi le paradigme de ce qui était caché et que l’étude permet d’appréhender. Dès lors, les deux conceptions vont fusionner inextricablement.
Illustration pour « The rule and exercises of holy living and holy dying », Jeremy Taylor, après 1625, National Portrait Gallery, Londres
Le révérend Jeremy Taylor montre dans un miroir un squelette à une femme, une enfant et un vieillard. Il ne s’agit pas bien sûr de l’exhibition d’un spectre, mais d’une pure allégorie, comme le montrent les trois âges de l’assistance.
Le texte en bas de l’image (« regardez et priez car vous ne ne connaissez pas l’heure ») renvoie à la conception traditionnelle, la préparation de la bonne mort (holy dying).
Le texte sous le miroir « Le visage de sa propre Nature (Facies nativitatis suae) » renvoie au thème de l’introspection, en détournant une comparaison de Saint Jacques :
« Car celui qui écoute la parole et ne l’applique pas ressemble à un homme qui regarde son visage naturel dans un miroir. Il regarde, il s’en va, et il oublie à l’heure même quel il était. » Epitre de Saint Jacques, 1,23-24
Ce qui dans le texte original était l’image d’une pure et simple absurdité (oublier son propre visage) devient, une fois tronqué, une invitation à se connaître tel qu’on est.
Frontispice pour « Le Miroir qui ne flate point » de Jean Puget de la Serre
Cornelis Galle I, vers 1632
La main de Dieu tient le miroir avec le squelette (Vanité), mais c’est la main du Temps qui tire peu à peu le rideau (la Vérité sans flatterie).
La courtisane de l’Enfer
L’idée du miroir macabre se retrouve aussi au Japon, dans le curieuse légende de Jigoku Dayū.
Jigoku Dayū, Utagawa Kuniyoshi, fin des années 1840.
La courtisane de l’Enfer porte une robe à motifs assortis :
- au milieu du dos, Enma, le roi des enfers, consulte son parchemin pour juger les âmes devant lui ;
- en bas à droite, un démon pèse une âme sur le balance du karma ;
- en bas à gauche, un autre force une âme à revoir, dans le miroir du karma, un meurtre qu’il a commis.
Selon la légende, cet accoutrement aurait été pour Jigoku une manière de tenter de se repentir, mais aussi une forme d’avertissement pour ses clients : tous ceux qui couchent avec elle doivent se préparer à aller en enfer.
Jigoku Dayū, Tsukioka Yoshitoshi, vers 1880
Sans rentrer dans tous les détails de la légende, l’épisode principal est que Jigoku reçoit un jour la visite d’un moine peu conventionnel, qui mange une carpe au mépris du végétarisme, danse avec les filles et finit par tomber ivre mort, tandis que des spectres apparaissent à la courtisane.
« Le lendemain, Jigoku s’empressa de questionner Ikkyu sur ce qu’elle avait vu la nuit précédente. Était-ce un rêve ? La réalité ? Le moine lui répondit en ces termes : « Quand ne sommes-nous pas dans un rêve ? Quand ne sommes-nous pas des squelettes ? Nous ne sommes tous que des squelettes enveloppés de chair, masculins ou féminins. Lorsque notre souffle expire, notre peau se rompt, notre sexe disparaît, et le supérieur et l’inférieur sont indiscernables. Sous la peau de la personne que l’on caresse aujourd’hui, il n’y a rien de plus qu’un squelette soutenant la chair. Pensez-y ! Puissant ou modeste, jeunes ou vieux, hommes ou femmes : c’est la même chose. Si vous vous éveillez à cette seule vérité fondamentale, vous comprenez. » [45]
Un ex-libris Art Nouveau
Logo de Larousse, 1890 | Ex-libris personnel, date inconnue |
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Eugène Grasset
Le logo bien connu du dictionnaire Larousse est le fruit d’une collaboration : la devise et le chardon sont dus à Émile-Auguste Reiber (1876), et la composition générale à un croquis disparu de Georges Moreau. Il est probable que les deux trouvailles graphiques sont une idée du graveur :
- les cheveux flottants de la nymphe, qui équilibrent les akènes ;
- la forme du pissenlit, qui fait écho au L de Larousse.
Cette femme qui « sème à tout vent » sème en fait à contre vent, puisque sa chevelure est emportée vers la gauche (un problème qui sera corrigé dans la version 1897 du logo).
On ne connaît pas la date de l’ex-libris personnel de Grasset, mais il est probablement postérieur à sa création la plus connue, puisqu’il en prend en quelque sorte le contrepieds : le miroir à main imite le pissenlit et, tandis que la nymphe du dictionnaire souffle la vie vers la droite, la femme fatale de l’ex-libris projette la mort vers la gauche. La propagation de la connaissance suppose un effort contre nature, celle de la mort suit le sens du vent.
En typographe avisé, l’artiste a soigné particulièrement le lettrage :
- « EX LIBRIS » s’inscrit dans le lac comme le crâne dans la glace, ce qui ajoute à la locution anodine (« faisant partie de mes livres« ) des assonances tragiques ( « DE PROFUNDIS », « EX NIHILO »...) ;
- le monogramme EG s’inscrit au plus loin du miroir macabre, à la source du lac et au pied d’un arbre ;
- le manche du miroir tombe au dessus du point de séparation, de sorte que le nom GRASSET échappe au domaine de la Mort : la fonction même de l’ex-libris.
All is Vanity, Charles Allan Gilbert 1892
Une manière percutante de faire surgir le crâne hors du miroir de la coquette.
De La Mort à Ma Mort
Etat 0 | Etat 1/3 | Etat 3/3 |
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Mon portrait squelettisé, Ensor, 1889, Musée d’art à la Mer, Ostende
L’idée de départ est une photographie d’Ensor prise en extérieur, à côté d’une fenêtre ouverte dans laquelle on voit, dans l’ombre, le visage de Mariette, l’épouse de son ami Ernest Rousseau.
Le premier état inverse la pose et, par son cadrage étroit, transforme la fenêtre en miroir putatif et l’extérieur en intérieur.
Dans le troisième état, Ensor (et Mariette réapparue) se sont transformés en squelette. Comme l’exprime très bien Susan M. Canning :
« Contrairement aux images de la Danse macabre, où l’artiste se confronte à un squelette représentant la mort, dans cette estampe, Ensor devient le squelette, sa pose vivante et son regard perçant semblent faire honneur à la figure de l’artiste, alors même que physiquement son visage et son corps se détériorent… Alliant le processus de la morsure de l’acide au processus naturel de décomposition, Ensor se suspend entre création et destruction, vie et mort, tout en exploitant les possibilités d’inversion, de métamorphose découvertes dans la magie chimique de l’estampe et de la photographie. » ( [46], p 66)
On dit que la place importante des squelettes dans l’oeuvre d’Ensor vient du fait qu’on en déterrait fréquemment sur la plage d’Ostende, suite au siège de la ville au début du XVIIème siècle. Par ailleurs, dans une lettre de 1898 à un ami ([46], p 81), il évoque l’ambiance fantasmagorique de son enfance : sa grand-mère, qui tenait une boutique de curiosité, possédait un singe qu’elle habillait pour le promener, et adorait porter des masques pour surprendre son petit-fils.
Squelette, singe et masque : à ces trois symboles de l’imitation il ne manquait que le miroir pour une combinaison explosive.
Miroir au squelette
James Ensor, 1890, Collection privée
Contrairement à deux autres oeuvres de la même époque où il se représente en squelette en train de peindre, Ensor a supprimé ici tout attribut d’identification : le squelette dans le miroir cache ses mains (peut être pointe-il devant lui l’index de sa main droite, mais l’image est trop floue pour trancher). C’est uniquement le dispositif optique (taille du buste cohérente avec la distance au miroir) qui fait que nous ne doutons pas qu’il s’agisse d’un autoportrait.
Dans tous les miroirs macabres que nous avons vus jusqu’ici, le crâne était présenté seul, tranché et isolé de tout contexte : au point qu’il aurait tout aussi bien pu s’agir d’un panneau peint. Pour la première fois, un artiste représente un miroir magique qui montre indubitablement l’Avenir.
De plus, en dissimulant sur le mur deux têtes de mort parmi les masques, Ensor suggère que le crâne est lui-aussi une sorte de masque, à savoir un dispositif d’anonymisation, non pas plaqué provisoirement à l’extérieur du visage, mais caché pour toujours dans son intérieur.
En ce sens, cette oeuvre est nécessairement unique : tout autre artiste représentant frontalement un miroir magique aboutira au même résultat.
L’Oeil, Escher, 1946
Escher a cependant trouvé cette brillante alternative, qui retourne le dispositif de sorte que le miroir s’involue à l’intérieur du spectateur.
« Pupille » vient du latin « Pupula », petite fille. En contraste avec le rectangle lumineux de la fenêtre reflétée par l’iris, le crâne dans la pupille constitue une sorte de synthèse indépassable du thème du miroir, de la Jeune Fille et la Mort.
Couverture de « Mike Shayne Mystery Magazine », Vol. 46, N°11, 1982 [47] | Mike Shayne Mystery Magazine, Vol. 3 No. 6, November 1958 |
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Le reflet macabre dans ces lunettes noires n’illustre pas ici une histoire précise : simplement, comme souvent dans ce type de magazine, une ambiance générique de meurtre et d’espionnage. Le visage recycle d’ailleurs une vieille couverture parue 24 ans plus tôt. Et, d’une certaine manière, la Mort remplace la Jeune fille.
Affiche du film They Live de John Carpenter, 1988
Cette affiche en revanche est directement liée au scénario du film, dans lequel des lunettes spéciales révèlent que de nombreuses personnes sont en fait des extraterrestres avec des visages en forme de crâne.
3B A côté du miroir, la Mort
Vers la fin du XVIème siècle, quelques artistes hollandais ont trouvé des accommodements avec le crâne, moins brutaux que le reflet dans le miroir.
Un pendant moral de Stradanus (SCOOP !)
Le thème de ce pendant très inventif est connu par des mentions de la main de Stradanus sur les dessins préparatoires (Sanita et Infirmita) .
La santé (ou Quand tu es jeune, pense à la mort).
Jan van der Straet (Stradanus), 1594, Teyler Museum, Haarlem (photo rdk)
La Jeune Femme, ou la Santé, se place dans l’ambiance rigoriste de l’Ancien Testament (Tables de la Loi au dessus du miroir, tableau de la Chute dans le coin toilette). A l’arrière-plan, la santé spirituelle est évoquée par l’église pleine, la santé physique par le malade qu’on amène à l’hôpital.
La vieille religieuse austère suspend le geste de la jeune femme, qui voulait rajouter une fleur à sa couronne. Le crâne, ici dessiné sur le volet coulissant du miroir, rappelle que la beauté et les plaisirs ne dureront pas toujours. Ce que confirment deux symboles du temps compté : le sablier et l’ardoise avec les chiffres de 1 à 5 disposés en forme de croix.
L’infirmité (Quand tu es proche de la mort, résigne-toi à souffrir)
Jan van der Straet (Stradanus), 1594, Teyler Museum, Haarlem (photo rdk)
Le Vieil Homme, ou l’Infirmité, réside en revanche dans le climat doloriste du Nouveau Testament (Evangile ouvert , tableau de la Vierge des Sept douleurs dans le coin Prière et du Christ guérissant un malade au dessus de la cheminée). A l’arrière-plan, un enterrement traverse la ville. Une jeune femme présente à l’Infirme une couronne d’épines et un fouet, tandis qu’une statuette de l’Espérance, sur la corniche, lève les bras de désespoir.
Ainsi, très paradoxalement, la Santé est figurée par une vieille nonne qui colporte des accessoires de piété et laisse pendre à sa ceinture la véritable Clé du Ciel : se savoir mortelle. Tandis que l‘Infirmité est figurée par une sorte de Marie-Madeleine vêtue de fourrure et aux pieds nus, qui propose des instruments de torture et porte en cordelière une chaîne, montrant qu’il n’y a pas de véritable délivrance ici-bas.
Une Vanité à tiroirs (SCOOP !)
Allégorie de la Vanité
Jan Miense Molenaer, 1633, Toledo Museum of Art
Certains éléments de la composition (le peigne et le miroir, les bijoux, la profusion d’instruments de musique, la vielle femme en noir et la jeune femme désirable) appartiennent aux deux registres de la scène de genre et de la Vanité. S’y ajoutent, plus discrètement, des symboles qui font pencher l’ensemble du côté de l’allégorie :
- le garçonnet aux bulles de savon (la fugacité de la vie);
- le crâne sous une pantoufle (la Mort) ;
- le singe à la chaîne cassée qui fourre sa patte dans l’autre pantoufle (la sexualité débridée).
La Dame du Monde (Vrouw Wereld) Détail de La danse du Monde, vers 1550, attribué à Pieter Balten, MET |
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Les spécialistes [48] ont depuis longtemps remarqué que le planisphère, qui tangente la chevelure de la belle fille, est une allusion à la figure traditionnelle de La Dame du Monde (pour l’origine germanique de cette figure, voir La Mort dans le Dos (Frau Welt) ).
Mais une autre astuce graphique est passée inaperçue, alors qu’elle constitue le véritable clou de la composition :
De part et d’autre de la chaise vide (celle de l’admirateur qu’on attend), la symétrie des gestes de l’enfant et de la jeune fille crée une équivalence :
- entre la coquille et le cadre du miroir ;
- entre la bulle de savon et le verre ;
- entre la paille et la bague.
Ainsi le miroir et la bague, symboles habituels de la fidélité, se teintent ici de la notion inverse, celle de l’impermanence : si le reflet ne montre pas la bague, c’est qu’elle n’est pas plus qu’un jeu entre les doigts de la fille, aussi frivole que les bulles de l’enfant.
Femme à la théorbe
Jacob Duck, vers 1660, Indianapolis Museum of Art at Newfields
L’iconographie de Marie-Madeleine nous a tellement habitués à voir un crâne à côté d’un miroir, pour une méditation sur la mort, que l’incongruité de celui-ci ne frappe pas au premier regard. Posé à côté de rubans bleus assortis à celui de qui orne la coiffe de la musicienne, et d’une boucle d’oreille en perle semblable à celles qu’elle porte, ce crâne personnalisé constitue comme un reflet calcifié d’elle-même qui serait sorti du miroir.
Cachée derrière, la bougie consumée redit que la vie de plaisir aura son terme.
La main de la vieille femme, à l’aplomb du sablier et du crâne, suggère que c’est elle qui vient de les déposer au milieu des accessoires de beauté, complétant les dents qui manquent par les perles du collier.
Allégorie de la Fugacité (détail)
Hendrick Pot, 1628-38, Frans Hals Museum, Haarlem
Ici également, une vieille femme sardonique apporte à une jeune musicienne inconsciente deux symboles de sa fugacité.
A.P. de Mirimonde [49] rapproche avec raison ces deux allégories rationalisées en scènes de genre , où une vieille femme vient déposer des intrus sablier et crâne d’une part, fleur et crâne de l’autre.
3C Dans le miroir… Ta mort
Pour représenter non pas la Mort en général , mais Ta mort en particulier, il va falloir adopter un point de vue latéral. Cette formule-choc apparaît une unique fois au XVIème siècle, sans lendemain ; elle est réinventée à la fin du XIXème siècle et revient depuis périodiquement, surtout à des fins de propagande.
La mort d’un couple
Portrait du peintre Hans Burgkmair avec son épouse Ann
Lucas Fürtenagel, 1529, Kunst Historisches Museum, Vienne
Cette composition est la seule de son époque où les deux crânes dans le miroir ne sont pas une image abstraite de la Mort, mais le reflet transfiguré de deux vivants dont le nom est précisé dans le cartouche :
Joann Burgkmair M(aler) 56 Jar alt et Ann Allerlaiin Ge(mahe)l 52 Jar alt.
Etrangement, la composition place les figures dans l’ordre inverse du cartouche : l’épouse d’abord, puis le mari. Sur cette infraction délibérée à l’ordre héraldique, voir 1-3a Couples germaniques atypiques.
Comme les deux regardent vers nous, l’image ne dit pas si cette transfiguration leur est perceptible, ou n’est visible que par nous. Le texte au dessus du mari sert à trancher la question :
Ainsi était notre Forme à tous deux. Mais dans le miroir, rien de plus que cela. |
Sollche Gestalt unser baider was. Im Spiegel nix aber das dan- |
Ecrit au passé, ce texte est conforme à l’inscription conventionnelle des portraits de l’époque : « j’étais ainsi à l’âge de… ». Vecteur d’immortalité, le tableau se projette déjà dans son futur, à destination du public extérieur.
Considéré à ce moment, le miroir montre le présent : à savoir l’état actuel des deux personnages : « rien de plus que cela ». Mais dans le lieu et dans le moment du tableau, il est un instrument de projection dans le futur.
Appartenant à deux époques, les textes qu’il porte sont nécessairement intemporels, s’appliquant aux habitants du tableau comme aux spectateurs de l’avenir :
- sur la tranche : Connais-toi toi-même (Erken dich selbst).
- sur le cadre : Oh, mort (O, mors)
- sur le manche : Espoir pour le monde (Hoffnung für die Welt).
Les mains du couple
Il est possible que Burgkmair, qui devait mourir deux ans plus tard et était déjà malade, ait confié la réalisation de ce double portrait à son jeune disciple Fürtenagel, âgé de 24 ans : d’où sa main gauche vide, incapable de tenir la palette [50].
La bague qu’il porte à l’index de cette main impuissante est identique à celle que sa femme porte à l’annulaire de sa main droite, celle qui tient le miroir. Ce bijou commun matérialise la solidarité du couple.
En aparté : la Sirène à la Renaissance
La sirène médiévale était essentiellement une figure de la Luxure.
Frontispice du Lexicon Graecolatinum, 1530, imprimé par Geert Morrhe | Frontispice de « De vanitate scientiarum » Cornelius Agrippa, 1531 imprimé par Jean Pierre (Johannes Petrus) |
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En 1530, Geert Morrhe (Gérard Morrhe dit des Champs) adopte comme marque d’imprimeur une sirène léonine, qu’il associe à ses deux devises stoïciennes [51] :
- grecque : Pour moi, ni miel ni abeille
- latine : La Volupté sans douleur est nuisible (Horace, Epitres, Livre I)
C’est donc bien le statut chimérique de la sirène qui est pris en compte : miel ou volupté pour le torse, abeille et douleur pour la tête de lion et la queue.
En 1531 [52], Geert Morrhe remplace son mufle de lion par un visage de femme et lui rajoute un collier et un miroir dans lequel elle admire son torse. Les devises restent identiques. Ces accessoires de coquetterie s’ajoutent donc tous les deux dans le camp de la Volupté.
La Sirène devient ainsi un modèle de non-introspection puisque, fascinée par son torse, elle se voit voluptueuse et non pas monstrueuse.
Un couple-sirène (SCOOP !)
Illustration pour CIRCE ou LE BALET COMIQUE DE LA ROYNE
Girard de Beaulieu 1582
Le motif de la ceinture n’a donc pas été choisi au hasard : le miroir de la sirène, qui la tronque et la focalise sur elle-même, fonctionne à l’inverse de celui du couple, qui le dilate dans le temps et dans le vrai. L’épouse vieillie, à la chevelure défaite et tenant un miroir qui ne ment pas, est une sorte d’anti-sirène, ayant renoncé à la séduction et lucide.
Peut être même faut-il aller plus loin : car la sirène de la ceinture possède deux queues et une seule tête. Or le couple que le tableau nous montre, littéralement, est une « sirène siamoise », à deux têtes et deux mains : la féminine tient le miroir des époux (qui est comme la palette de substitution du vieux maître invalide), tandis que la masculine manifeste leur double renoncement : l’absence de peigne, l’absence de pinceau.
Le miroir qui d’habitude ment en transformant les sirènes en femmes, nous dit ici la Vérité (Connais-toi toi-même), en transformant les deux vieillards en un couple de crânes jumeaux, réunis pour l’éternité.
Vérité cruelle (O Mors) mais vérité rassurante (Espoir pour le monde)
Inexploité pendant presque quatre siècles, le thème revient à l’improviste en Angleterre, à l’occasion d’un poème humoristique
La mort du guerrier
Illustration de C. E. Brock pour Humorous Poems, de Thomas Hood, 1893, p 14 [53]
Au temps où Napoléon menaçait de débarquer en Angleterre, un volontaire s’enrôle dans une milice d’avocats. Alors qu’il en train de prendre son petit-déjeuner, il voit passer au son du tambour sous ses fenêtres une colonne partante, et se sent saisi de terreur.
« Les sots qui se battent à l’étranger pour leur patrie », Car là où j’avais l’habitude de me raser, |
« The fools that fight abroad for home, » Thought I, « may get a wrong one ; For there, where I was wont to shave, |
Finalement, le volontaire décidera plutôt de combattre à domicile.
Grâce aux caricaturistes, les gens voient la Réalité
James Montgomery Flagg, Bulletin pour les Caricaturistes, 26 octobre 1918
Quinze jours avant l’armistice, le miroir magique ne prend guère de risque en montrant à Guillaume II sa défaite.
Spieglein an der wand, wer ist der Starkste im ganzen Land ?
John Hartfield, Arbeiter Illustrierte Zeitung , No33, 24 août 1933
Ce photomontage a été réalisé depuis Prague, où toute la rédaction de ce journal communiste allemand s’était exilée précipitamment, en janvier 1933. Hitler est caricaturé en reine de Blanche-Neige demandant au miroir magique non pas qui est la plus belle, mais qui est le plus fort de tout le pays. Et le miroir lui répond.
« Il en sera ainsi ! » Carte Tass N°633, 28 décembre 1942
Edité durant la bataille de Stalingrad, l’image illustre littéralement le poème :
Il en sera ainsi !
Essuyant la sueur froide de son front, au Nouvel An, la divination sanguinaire de Hitler :
« Que vais-je voir? »
Et en tirant une carte au hasard, le serpent maudit crie de terreur :
» La reine de Pique, la Mort ! »
Il appuie son mufle sur le verre et à la question,
» Que vais-je voir ? «
Il voit la réponse : le visage d’un squelette !
Minuit a frappé, et ici, le Nouvel An, en passant par la porte, a résumé ce qu’Hitler a vu :
Il en sera ainsi !
La bougie allumée, au visage sévère personnifie sans doute le Nouvel An.
Putin’s end is near,, Frog, fin 2022
L’image a été réadaptée récemment à l’occasion d’une autre fin d’année.
La mort d’une femme
Miroir au squelette
Gustave Adolf Mossa, 1900-10, Collection privée
Vidée de toute couleur, cette femme à la toilette semble plus médusée qu’effrayée par la coquetterie de son double, tandis que le papier-peint les enserre de ses volutes violines, et que les fleurs rougeoyantes du dossier absorbent tout ce qui reste de vie.
La Mort, illustration du recueil l’Enfer Edouard Chimot, 1921 |
Jamais durable (never lasting), Yuumei, vers 2010 |
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Le nez-à-nez avec sa propre mort cumule les thèmes de la vie éphémère, de la coquetterie fatale et de l’introspection effrayante.
Résurgences de la danse macabre
Lithographie 35 de la série Le tumulte noir (La revue nègre)
Paul Colin, 1927
Dans cette série qui montre Joséphine Baker dansant dans toutes les attitude [54] , il était naturel qu’apparaisse le thème de la danse macabre, ici révélé par le miroir.
Brochure de propagande allemande, 1944-45 [55]
L’image repose sur une double transfiguration quelque peu déconcertante, de la pinup en soldat et du beau gosse en squelette étrangleur. Ce miroir magique ne montre pas le futur de l’une ou de l’autre, mais une sorte d’étreinte macabre avec inversion de sexe.
L’explication est donnée dans le texte du tract, dont voici le résumé :
Pendant que John est au front, Joan (la pinup) se prépare pour sortir avec Bob (le beau gosse), un ami du couple. Heureusement, en ouvrant les yeux après un long baiser, le miroir lui montre
« John ! John dans les bras d’une autre ! Dans les bras de la Mort !
Mais non, ce n’était pas John embrassé par la Mort… c’était TOI, et ce n’était pas Joan qui regardait dans le miroir, mais ta FEMME.
Joan est toujours seule. Ainsi que tous les millions de femmes et de filles. Car la guerre continue.
3D Dans le miroir… le Fou
Le Fou attiré par la Luxure
Le Fou et la jeune fille au miroir, Maitre ES, 1450-68
Le reflet indique que cette jeune fille ne s’intéresse pas tant à elle-même qu’à sa proie : fou est celui qui se laisse attirer par la Luxure. A la main sur le sein correspond la main sur le bouton. Le perroquet figure ici en tant qu’oiseau libidineux (voir – Le symbolisme du perroquet). Cette présence aviaire suggère que le Fou n’est lui-aussi qu’un grand faisan, cet oiseau qu’on chasse au miroir (voir 1 Chasse au singe dans les bestiaires).
Attribut par excellence de la Coquette, le miroir ne deviendra que très ponctuellement un accessoire de la Folie.
Le miroir éponyme
Frontispice de « Brunellus in Speculo Stultorum », de Wirecker, 1499, édité par Cornelius von Zuricksee à Cologne, Université de Darmstadt
Cette satire médiévale, « Brunellus dans le Miroir des Fous » décrit les aventures d’un âne de Crémone qui s’en va étudier l’Université de Paris et fonde un ordre religieux. Au centre de l’image, le « miroir du fou », désigné du doigt par Galien, dit paradoxalement la Vérité : à savoir que Brunellus n’est qu’un âne.
Mais la concurrence avec l’attribut de la Vanité empêche la formule du « fou au miroir » de se développer. On n’en trouve que très peu d’exemples, mis à part dans l’ouvrage spécialisé qui montre le fou sous toutes les coutures :
La Nouvelle Mode, fol 7v | La Complaisance envers soi-même, fol 74v |
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La Nef des Fous, première édition de 1494, Bâle, Staatsbibliothek, Berlin
La première image stigmatise « les hommes qui apprennent les manières des femmes », en remplaçant la coquette avec son peigne par un dandy avec son épée, et la servante par un fou qui lui tient le miroir et le pot d’onguent.
La seconde image s’attaque au narcissisme en montrant un fou qui ne lâche pas son miroir, y compris en touillant sa bouillie.
Tandis qu’un oeil moderne verrait facilement dans le miroir le symbole de la Folie, en tant qu’enfermement autarcique sur soi-même, ce n’est absolument pas le cas à l’époque où ces rares images apparaissant.
Deux dessins marginaux de Holbein (SCOOP !)
Ces deux dessins n’ont à ma connaissance jamais été expliqués correctement, faute de lire avec précision les passages du texte en regard [56].
« Le Mécontentement de Soi », fol E 2v
Holbein le Jeune, 1515, Marges dessinées dans l’exemplaire de l’Eloge de la Folie appartenant à Myconius, Kunstmuseum, Bâle
Voici le passage en regard de ce dessin :
« La Nature, souvent plus marâtre que mère, a semé dans l’esprit des hommes, pour peu qu’ils soient intelligents, le mécontentement de soi et l’admiration d’autrui. Ces dispositions assombrissent l’existence ; elle y perd tous ses avantages, ses grâces et son charme. À quoi sert, en effet, la beauté, présent suprême des Immortels, si elle vient à se flétrir ? À quoi bon la jeunesse, si on la laisse corrompre par un ennui sénile ? » XXII. De la part de la Folie dans l’amour-propre, traduction Pierre de Noalhac
Le miroir comme souvent réfère à la notion de Beauté. Le reflet montre une vieille femme qui tire la langue au jeune homme, illustrant astucieusement la dernière phrase. Ce beau jeune homme n’a rien d’un fou – ce pourquoi il ne porte pas (encore) son costume, c’est au contraire quelqu’un d’intelligent, qui voit trop bien la Vieillesse qui le nargue.
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la mention manuscrite :
La Folie , c’est de se plaire à soi-même (Stultitia sibi placet)
n’est pas le titre du dessin, mais le résumé de la suite très ironique du texte, l’Action de la Bienséance (Actionis decorum) :
« Dans toutes tes actions, le premier principe que tu dois observer est la bienséance ; tu ne t’y tiendras envers toi-même, comme envers les autres, que grâce à cette heureuse Philautie (L’Amour de Soi), qui me sert de sœur, puisque partout elle collabore avec moi. Mais aussi comment paraître avec grâce, charme et succès, si l’on se sent mécontent de soi ? Supprimez ce sel de la vie, aussitôt...Le beau Nirée ressemble à Thersite, le jeune Phaon à Nestor, Minerve à une truie. »
Le « Contentement de Soi »
fol. K 4v
Ce dessin très similaire illustre un autre passage consacré à la Philautie, et qui cite le même exemple (le beau Nirée) :
« Mais pourquoi citer tel ou tel exemple, alors qu’en tous lieux Philautie (l’Amour-Propre) répand merveilleusement le bonheur ? Celui-ci, plus laid qu’un singe, se voit beau comme Nirée ; celui-là se juge un Euclide pour trois lignes qu’il trace au compas ; cet autre croit chanter comme Hermogène, alors qu’il est l’âne devant la lyre… « XLII. De la folie nobiliaire
Les deux dessins forment donc une sorte de pendant dans lequel le jeune homme, obéissant à la Bienséance, est devenu un Fou qui pratique à outrance l’Amour de soi : il n’a même plus besoin de miroir puisque sa marotte lui en tient lieu, lui renvoyant une image toujours contente d’elle-même.
Hans Vogtherr le Jeune, 1540
Mis à part le premier dessin de Holbein, il n’existe pas d’autre image de fou se regardant dans un miroir : puisque le Fou à la marotte est déjà, à lui seule, une figure spéculaire.
Le coucou de Thomas Murner
Voir le coucou dans le miroir
Thomas Murner, Die Geuchmat (Le pré aux coucous) 1519, Munich, BSB Rar. 1791 vue 84
Voir le coucou dans le miroir Tout le monde nie être un coucou |
Den gouch im spiegel sehen Jederman ein Gouch sich sein leugt |
Autres fous dans des miroirs
Sept de Coeur
Vers 1540, gravé par Peter Floetner, édité à Nüremberg
Il s’agit ci d’un véritable miroir magique, qui transforme en deux fous les deux passants.
Un homme voit un fou dans un miroir, p 66 [57]
Le remue-méninges d’Aegidius Albertinus (Aegidii Albertini Hirnschleiffer), Aegidius Albertinus, 1645, Cologne
« Les miroirs sont couramment utilisés par les femmes, en particulier par celles qui aiment être belles et servent l’amour interdit. Pour ces raisons, le miroir peut être qualifié de conseiller de beauté, puisqu’il conseille aux femmes et aux hommes insensés comment se parer, se peindre, se parer le visage et comment se tailler les cheveux et la barbe. Mais tel n’est pas seulement un abus mais de l’orgueil et un péché, puisque les miroirs ont été conçus et inventés pour une toute autre raison, à savoir que l’homme se voie lui-même et puisse se reconnaître.«
3E Dans le miroir… le Diable
p 86 | p 87 |
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Magic, stage illusions and scientific diversions, including trick photography, 1897 [58]
L’idée d’un miroir magique transformant le spectateur en diable est très récente, et semble remonter à une attraction de foire reposant sur un miroir sans tain (pour faire apparaître le diable, on éclaire la niche de l’intérieur).
Caricature du Réformateur, vers 1925
Le Réformateur qui dénonce les cochonneries (smut) se voit, dans le miroir de la Vie, tel qu’il est réellement.
Charles Addams, 1957, New Yorker
On pourrait baptiser cette histoire sans paroles le grain de sable dans l’engrenage, ou le diable dans les détails.
Antipodes, Vassilev Vesselin, 2015
Le miroir transforme Thésée en minotaure.
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Alexis Donetzkoff « Une Vanité de Jan van Hemessen (v. 1500-1560) entre au musée des Beaux-arts de Lille » La revue du Louvre et des musées de France, 1995, N°4, p 54
https://artmirrorsart.wordpress.com/2012/01/08/atoning-efficacy-of-mirrors/
http://hominisaevum.tumblr.com/post/31593824026/lucas-furtenagel-the-painter-hans-burgkmair-and
Nicole Birnfeld « Der Künstler und seine Frau: Studien zu Doppelbildnissen des 15.-17. Jahrhunderts » 2009 p 188 https://www.db-thueringen.de/servlets/MCRFileNodeServlet/dbt_derivate_00038788/978-3-95899-313-6.pdf
[56] Dans sa thèse, Erika Michael a bien noté que les deux dessins se répondent autour du thème de la philautie, et que le premier fou ne porte pas son habit, mais elle n’en a pas tiré la conclusion qui s’impose, à savoir que la premier dessin représente justement l‘inverse de la Folie, l’absence de philautie. Elle propose une explication particulièrement embrouillée du reflet qui tire la langue : ce serait une notation ironique, en écho à l’ironie érasmienne en général, et aux ambiguïtés du texte en particulier :
« L’ambiguïté du texte de la Noria trouve un écho dans la question de savoir si la réflexion consiste à « faire un fou » d’un non-fou (celui qui joue simplement le rôle d’un fou), avec l’implication que tout le monde peut être un fou, ou si le reflet est celui d’un vrai fou qui se voit avec sagesse (!) pour ce qu’il est vraiment. Holbein, comme Erasme, a perçu et exploité la signification multicouches du fou pour véhiculer la riche subjectivité et la profondeur que le climat introspectif de l’humanisme avait tendance à favoriser. »
Voir Erika Michael , The drawings by Hans Holbein the Younger for Erasmus’ « Praise of folly », p 71, 95 et 225
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