1-3a Couples germaniques atypiques
Entre 1480 et 1550, quelques portraits de couple germaniques tranchent par leur originalité, notamment l’inversion héraldique.
Le couple sur un seul panneau : une invention flamande
Portrait d’un couple âgé
Memling, 1470-72, Gemäldegalerie Berlin (homme) et Louvre (femme)
C’est probablement Memling qui a inventé la formule du double portrait en un seul panneau, avec ce couple dont on ne sait rien [1]. La panneau a été scindé à une date inconnue, et la continuité du paysage exclut qu’il s’agisse des volets d’un triptyque.
Les amoureux du Maître du Livre de Raison
Les amoureux de Gotha
Les amoureux de Gotha
Maître du Livre de Raison, 1480-85, Herzogliches Museum Gotha [2]
Voici un des tous premiers exemples de la formule en Allemagne. Héraldiquement irréprochable, le panneau représente un couple non marié, mais qui aspirait à l’être : en l’occurrence le comte Philipp I von Hanau-Münzenberg et Margarete Weisskirchner, une roturière, avec laquelle il vécut, sans l’épouser pour cause de mésalliance, après la mort de son épouse [2].
Les banderoles expliquent le geste amoureux de la femme (elle glisse un anneau de résille dorée, appellée Schnürlin, autour des franges d’un bonnet rouge dont l’homme tient l’autre extrémité frangée) :
Et pour pas cher elle a confectionné ce dont je la laisse profiter |
Elle ne vous méprisait pas tant, celle qui vous a fait cette dentelle. |
Un byllich het Sye esz gedan Want Ich han esz sye genissen lan. |
Sye hat uch nyt gantz veracht Dye uch dsz Schnürlin hat gemach |
Réciproquement, l’amante tient dans sa main gauche une fleur de la même couleur, prise dans la couronne florale de l’amant.
Compter fleurette
Couple d’amoureux
Gravure de Wenzel von Olmutz, d’après le Maître du Livre de Raison, vers 1490
Lorsqu’il s’agit de représenter des amoureux habituels, la Maître inverse systématiquement l’ordre héraldique.
On retrouve le symbole grivois de l’anneau enserrant une des franges du bonnet.
A noter l’accessoire de séduction des poulaines qui dépassent, et le symbole transparent du pichet et du bol, mis à rafraîchir dans le même bain.
Maître Bxg, 1470-90, MET
Il est possible que l’anneau autour des franges réponde à l’offrande du collier.
Couple d’amoureux, mine d’argent
Maître du Livre de Raison, vers 1485, Kupferstichkabinett, Staatliche Museen zu Berlin
L’intimité du couple est suggérée ici par le bonnet à plumet du jeune homme, accessoire viril dont la femme s’est emparée pour qu’il y fourre sa main.
Les franges enserrées ou le bonnet présenté sont donc deux symboles transparents de l’acceptation féminine.
Couple d’amoureux, mine d’argent, Leipzig, Graphische Sammlung
Ici la femme balance le bonnet dans sa main droite tandis que l’homme porte dans sa main gauche le faucon, phallique comme tous les oiseaux de proie (voir L’oiseleur ). Les deux portent des couronnes florales, et l’ordre héraldique est dument inversé.
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Les Amants
Le Maître du Livre de Raison n’est pas le seul à utiliser l’inversion héraldique comme signifiant. A cette époque, dans les pays germaniques, elle est souvent la marque des couples non maritaux : en promenade pour conter fleurette…
Le jardin d’amour, Israhel van Meckenem, vers 1500
…tentés de reproduire le péché d’Eve…
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…couples de fortune…
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Israhel van Meckelem, 1490-1500
…ou couples aberrants.
Un fauconnier et son compagnon
Maître du Livre de Raison, vers 1485
L’interprétation homosexuelle de cette très exceptionnelle gravure est devenue si évidente [2a] qu’on est tenté de la contester, pour le plaisir de la contradiction. Ne serions-nous pas victimes de la mode masculine hypersexuée de la fin du XVème siècle ?
La couronne de feuilles et les poulaines du jeune noble ne sont pas particulièrement efféminées : l’une est le signe du printemps et de l’amour, l’autre d’un rang social supérieur.
Son compagnon n’en porte d’ailleurs pas, et ni la dague qui pend entre ses cuisses, ni son long bâton, ne sont des allusions à une agréable virilité : l’une est à sa place habituelle à l’époque, l’autre sert à débusquer le gibier dans les broussailles. Il s’agit bien d’un serviteur qui accompagne son maître à la chasse.
Les chiens confirment cette lecture : le maître tient lui même en laisse ses précieux lévriers, tandis que le serviteur va avec un corniaud en liberté.
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La plume dressée au bon endroit est plus suspecte, surtout par comparaison avec le sexe discret du lévrier. On notera le sac qui pend derrière la cuisse du maître.
Dressage d’un faucon
Atelier du Maître de Girart de Roussillon, 1450-60, Livre du Roy Modus, par Henri de Ferrières, Bruxelles, Bibliothèque Royale Ms 10.218–19, fol. 65 v
La plume n’est pas un leurre, comme celui que fait voler l’homme de gauche : elle sert, comme la baguette de l’homme de droite, à présenter au faucon sa récompense, un morceau de viande tiré du sac. Sa rigidité s’explique donc pour des raisons pratiques plutôt que phalliques ([2a], p 34).
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Reste la main qui se glisse sous le bras : si dans le dessin de Zoppo la différence d’âge laisse imaginer un geste d’affection d’un père avec son fils, qu’est ce qui pourrait justifier ce geste inapproprié d’un serviteur envers son maître, qui se retourne d’ailleurs d’un air surpris ?
Les putti au premier plan du dessin de Zoppo ne laissent guère de doute sur l’affection dont il s’agit.
De même, au bas de la gravure du Maître du Livre de Raison, les pattes des lévriers parlent pour leur maître.
Les fiancés d’Ulm
Portrait d’un couple
Hans Schüchlin (attr), 1479, Bayerisches Nationalmuseum, Münich
On ignore l’identité des deux personnages et la raison de l’inversion héraldique. L’évidente différence d’âge rend peu plausible l’hypothèse d’un couple marié. L’attribution à Schüchlin (Stange) repose sur des bases stylistiques. Ce peintre d’Ulm a eu un rôle important dans la cité. On lui attribue parfois ce portrait de l’architecte de la cathédrale :
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Peintre d’Ulm, Portrait de Moritz Ensinger, 1482
Le compas (ce n’est pas une tenaille) figure deux fois dans le blason, et trouve également un écho dans la forme du chiffre 4. La toque de maître d’oeuvre, identique à celle que porte l’homme dans le double portrait de Schüchlin, suggère qu’il pourrait s’agir d’un autoportrait de ce dernier, dans ses habits de maître d’un atelier réputé.
Né vers 1430-40, Schüchlin a eu au moins deux filles, dont l’aînée a épousé le peintre Zeitblom en 1483.
Il est donc historiquement possible que le double portrait soit celui de Schüchlin (entre 40 et 50 ans) et de sa fille aînée, quatre ans avant qu’elle n’épouse l’élève de son père.
Portrait d’un couple
Bartholomaüs Zeitblom (attr), vers 1505, collection particulière [3]
Il est remarquable qu’on doive au gendre cette autre rarissime inversion héraldique. Les deux se regardent par une fenêtre de la cloison qui les sépare : il ne s’agit donc pas du portrait d’un couple marié, mais très probablement d’un tableau de fiançailles, comme le suggère aussi l’oeillet rouge tenu par le soupirant.
Autour de Burgkmair
![]() 1507 |
![]() 1505 |
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Hans Burgkmair l’Ancien, Walraff Richartz Museum, Cologne
L’inversion héraldique, les regards dirigés vers la spectateur et les pilastres de séparation sont liés au même contexte pré-nuptial,
Le portrait de Hans , peint en 1505 à 25 ans, était destiné à faire la cour à la jeune Barbara Ehem (17 ans) [4], qu’il épousera en 1506. Sans doute aurait-il été jugé présomptueux de préjuger l’issue en se faisant d’emblée représenter en position maritale. La fleur qu’il tient, une euphrasie, a pour nom vernaculaire « Augentrost », littéralement « Consolation pour les yeux », et symbolise l’aimée dans la poésie de l’époque.
Le portrait de Barbara a été commandé après le mariage, comme pendant. Par raison de symétrie, Barbara tient elle-aussi une fleur, un brin de muguet, fleur typique des portraits nuptiaux. Son corsage arbore la devise « A BON FINO » (à bonne fin) qui fait probablement allusion à la conclusion heureuse de l’aventure et du double portrait.
Portrait du peintre Hans Burgkmair avec son épouse Anna
Lucas Fürtenagel, 1529, Kunst Historisches Museum, Vienne
Il est possible que Burgkmair, qui devait mourir deux ans plus tard et était déjà malade, ait confié la réalisation de ce double portrait à son jeune disciple Fürtenagel, âgé de 24 ans : d’où sa main gauche vide, incapable de tenir la palette [5].
Les inscriptions
On n’en compte pas moins de cinq sur cette oeuvre-testament :
- sur le cartouche : Joann Burgkmair M[aler] 56 Jar alt et Ann Allerlaiin Ge[mahe]l 52 Jar alt.
- au-dessus de l’époux : Ainsi était notre Forme à tous deux. Mais dans le miroir, rien n’en est resté (Sollche Gestalt unser baider was. Im Spiegel nix aber das dan)
- sur le miroir :
- sur la tranche : Connais-toi toi-même (Erken dich selbst).
- sur le cadre : Oh, mort (O, mors)
- sur le manche : Espoir pour le monde (Hoffnung für die Welt).
Les mains du couple
Le peintre montre sa main gauche vide, pour nous prendre à témoin de son impuissance. La bague qu’il porte à l’index de cette main gauche est identique à celle que sa femme porte à l’annulaire de sa main droite, celle qui tient le miroir. L’anneau de mariage à la main gauche de l’épouse étant masqué par la composition, il est possible que ce bijou commun matérialise la solidarité du couple.
La Sirène et la Mort (SCOOP !)
Sculpture allemande 16°s. – la Vanité
La sirène au miroir, avec la mort qui la guette, est à l’époque un symbole courant de la Vanité.
La vieille femme sans jambes, à la chevelure défaite et tenant un miroir qui la montre au stade d’après, serait-elle une sorte d’anti-sirène, ayant renoncé à la séduction et lucide devant la Mort ?
Le décor de la ceinture renvoie en tout cas à ce thème.
Illustration pour CIRCE ou LE BALET COMIQUE DE LA ROYNE
Girard de Beaulieu 1582
Et peut être va-t-il plus loin : car les sirènes, ordinairement, ont deux queues et une seule tête. Ce que le tableau nous montre, littéralement, est une « sirène siamoise », à deux têtes et deux mains : la féminine tient le miroir des époux (qui est comme la palette de substitution du vieux maître invalide), tandis que la masculine manifeste leur double renoncement : ne plus se peigner, ne plus peindre.
Le miroir qui d’habitude ment en transformant les sirènes en femmes, nous dit ici la Vérité (Connais-toi toi-même), en transformant les deux vieillards en un couple de crânes jumeaux, réunis pour l’éternité. Vérité cruelle (O Mors) mais vérité rassurante (Espoir pour le monde)
L’inversion rectifiée (SCOOP !)
On comprend que la présence du miroir impose que la femme se trouve au centre de la composition. Mais Fürtenagel n’a pas exploité toutes les possibilités de l’objet : l’image reflétée devrait être inversée, rétablissant entre les squelettes l’ordre héraldique qu’enfreignent les époux. Le fait que Fürtenagel ne s’en soit pas soucié montre que cette problématique n’était pas un enjeu du double portrait, tant il s’éloigne des schémas habituels.
Gravure de Georg Christoph Kilian, 1768, d’après le double portrait de Hans Burgkmair, Westfälisches Landesmuseum fur Kunst und Kulturgeschichte, Münster
Deux siècles et demi plus tard, cette gravure rétablit l’ordre conventionnel, moins par facilité que par souci de logique : le dégradé des tailles conduit naturellement l’oeil du mari à l’épouse, puis au couple en réduction dans le miroir. On remarquera par ailleurs que le graveur du XVIIIème a discrètement corrigé l' »erreur » de son lointain prédécesseur : le reflet dans le miroir est ici dument inversé.
Cette composition doublement normalisée nous montre a contrario, pourquoi Fürtenagel ne l’a pas retenue. Elle plonge vers les squelettes, alors que la sienne va délibérément à contresens de la pente naturelle des choses : de la Mort miniaturisée à la haute figure de son maître. Ce trajet pictural, du reflet imparfait à l’image fidèle, nous projette mentalement vers l’étape d’après : de la vie ici-bas à la vie éternelle .
Sans doute le véritable enjeu du tableau.
Portrait de Jacob Cornelisz van Oostsanen peignant son épouse Anna
Dirck Jacobsz (attr), vers 1555, Toledo Museum of Arts
La comparaison avec un autoportrait signé ne laisse aucun doute sur l’identité du modèle, le peintre Jacob Cornelisz. van Oostsanen [6]. L’auteur du tableau pourrait être son propre fils, Dirck Jacobsz, réunissant ainsi ces parents dans un saisissant portrait de couple. La radiographie X a révélé que l’intention d’origine était de montrer le peintre en train de faire son autoportrait, remplacé ensuite par le portrait féminin.
Il pourrait s’agir d’une sorte de mémorial familial réalisé par Dirck Jacobsz à l’occasion de la mort de sa mère Anna [7] une vingtaine d’années après celle de son époux.
Ainsi s’expliqueraient :
- la différence d’âge,
- la tristesse de la veuve,
- les coiffures qui se frôlent de part et d’autre de la toile, exprimant la séparation ici-bas ;
- le demi-sourire du défunt que son épouse a rejoint dans l’au-delà, victoire sur la mort qui est, tout aussi bien, le pouvoir même de la Peinture.
L’inversion héraldique correspond ici à une nécessité pratique : montrer l’attribut indispensable, la palette, que la main gauche tient nécessairement en contrebas.
Base de donnes du musée https://www.kulturelles-erbe-koeln.de/documents/obj/05011076
Voir aussi : dans « Ritual, Images, and Daily Life: The Medieval Perspective », l’article d’Elisabeth Vavra, Ehe-Paar bilder, p 141
https://books.google.fr/books?id=zQHWi7XBtNYC&pg=PA142&dq=%22schellenberger%22+wappen&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjZn7bD8JbdAhXMzoUKHU2ZCeoQ6AEIUjAF#v=onepage&q=%22schellenberger%22%20wappen&f=false
https://artmirrorsart.wordpress.com/2012/01/08/atoning-efficacy-of-mirrors/
http://hominisaevum.tumblr.com/post/31593824026/lucas-furtenagel-the-painter-hans-burgkmair-and
Nicole Birnfeld ([7] , p 188
https://www.db-thueringen.de/servlets/MCRFileNodeServlet/dbt_derivate_00038788/978-3-95899-313-6.pdf
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