Boilly : Surprises et sous-entendus
A la fin du XVIIIème siècle, l’image autrefois réservée aux églises et aux palais était devenue moins rare. Elle gardait néanmoins de ce passé officiel une légitimité qui devait rendre d’autant plus excitante la découverte, sous l’image sérieuse, d’une interprétation vicieuse : exercice de déshabillage visuel à l’usage des amateurs d’estampes ou des visiteuses rosissantes.
Toujours est-il que, de ces oeuvres à double-sens, nous avons le plus souvent perdu la clé. Il ne faut pas s’étonner qu’on ne trouve pas de texte dévoilant leurs sous-entendus – pas plus qu’on ne trouve de solutions dans les recueils de calembours. Et il est vrai que ces images s’apparentent à des sortes de calembours, dont le déclic est tantôt purement visuel, tantôt textuel, tantôt les deux.
Dans l’oeuvre prolifique de Boilly (plus d’un millier de tableaux en trois quarts de siècle), on trouve des trompe-l’oeil virtuoses, mais aussi quelques-uns de ces « trompe-la-tête« magnifiques de duplicité : nous allons les présenter par degré d’innocence – et donc de difficulté – croissante.
Ici, pas de mécanisme compliqué : pour déclencher le déclic, il suffit tout simplement de s’approcher…
Tête d’homme
Boilly, date inconnue
… pour voir, littéralement, ce que cet homme a dans la tête !
En regardant encore de plus près, nous constatons que l’oeil est dans le sexe, et que le sexe est dans l’oeil – principe même des images plus subtiles que nous allons maintenant examiner.
Le Prélude de Nina
Boilly, 1786, Musée Pouchkine, Moscou
Voici un couple juste en train de basculer de la partie de musique à la partie de plaisir :
- sous la main droite de l’homme, le clavier prélude à la cuisse ;
- dans la main gauche de la fille, le violon prélude à un autre instrument ;
- déjà les autres mains sont occupées à des doigtés plus anatomiques.
Une fois notre oeil mis en verve, toutes les idées mal tournées se mettent à grenouiller : d’une chaise à l’autre, la guitare hanchée aguiche la canne aux multiples usages.
Et le piano ouvert pour le prélude anticipe le lit ouvert pour les préliminaires.
« Méfie-toi du chat ! »
Boilly, 1820 ?, Neue Pinakothek, Munich
Deux jeunes filles s’intéressent à un jeune homme, qui tient dans sa main quelque chose vers quoi un chat tend la patte. A voir la cage vide sur le sol, on comprend qu’il s’agit d’un oiseau.
Bientôt, on remarque que la première fille, dans un geste identique à celui du félin, tend sa menotte pour soulever le chapeau du jeune homme ; tandis que par derrière sa compagne tente également de voir ce qui se cache dessous.
Nous sommes dans un jeu de trompeur trompé : le jeune homme fait croire aux filles que l’oiseau est à chercher sous le chapeau – ce qui est vrai, mais au sens figuré.
Au sens propre, le chat va mettre la patte sur lui.
A nouveau au sens figuré, il faut comprendre que le « chat » dont il faut se méfier n’est pas celui qu’on voit, mais deux félins autrement plus habiles !
(Sur d’autres déclinaisons picturales de cette éternelle histoire, voir Le chat et l’oiseau )
L’innocent (ou le panier fleuri)
Boilly, date inconnue, collection privée
Boilly avait déjà traité, en genre élégant et non pas paysan, un thème similaire : la cage n’est pas là, mais déjà le chat se demande quel drôle d’oiseau peut se dissimuler sous le bouquet.
Rêverie pendant la toilette
Boilly, 1785-90 , collection privée
Assise à côté de son lit, ayant laissé tomber son roman et aéré sa poitrine, la jeune fille s’intéresse moins aux baisers figés du couple de marbre qu’à l’affaire minuscule des oiseaux.
Sur le même thème, fréquent au XVIIème siècle, voir Les oiseaux licencieux
Moquerie
Boilly, vers 1787 Collection privée
A force de sous-entendus, cette scène lue au premier degré confine au surréalisme :
- une vieille porte un petit chien à l’envers tout en montrant un jeune homme du doigt ;
- celui-ci montre un melon à la vieille ;
- une jeune fille croise les doigts en nous souriant d’un air complice.
Commençons par les deux symboles que nous connaissons déjà: la guitare féminine, surplombant la canne tombée par terre, signale une confrontation dans laquelle le sexe faible a le dessus.
La vieille et le jeune
Nous sommes au début d’un repas, la vieille peut être au choix l’hôtesse, la mère de la jeune fille ou l’entremetteuse d’un souper fin.
Le jeune homme vient d’être servi en vin, mais la bouteille est rebouchée et il n’y a pas d’autre verre sur la table : ce n’est pas un dîner pour deux. D’ailleurs, il a dédaigné l’assiette, la serviette et le couteau qui lui étaient destinés pour s’asseoir directement devant le plat (on remarque sur celui-ci des ornements dorés).
Manger dans le plat avec les doigts serait une telle marque d’inconvenance qu’on ne peut l’interpréter que dans un sens symbolique : le jeune gentilhomme est pressé de consommer.
De même, tenir basse la queue du petit chien ne peut être compris qu’au second degré, comme une mise en doute narquoise de la vigueur du convive.
En désignant la grande fente juteuse du melon, le vantard signifie : « On a de quoi la contenter ». Son mollet bien formé, qui s’avance sous la nappe, renforce cette prétention.
La fille moqueuse
Je t’en ratisse, Danloux, 1784, |
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Le geste insistant à frotter un index sur l’autre à à l’époque une signification bien précise : « je t’en ratisse », autrement dit « Va te faire voir ». Le geste imite celui du râteau, mais aussi un autre va et vient, ici ridiculisé (sur ce geste, voir aussi 1 Les pendants de Boilly : Ancien Régime et Révolution ).
Le vin coupé d’eau, le verre inachevé, la bouteille refermée, la serviette vierge, le couteau inutile, disent assez que le jeune godelureau n’est pas mûr pour ses prétentions.
Boilly, 1791, Musée Pouchkine, Moscou | Gravure de Clavareau |
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Le vieux curé, ou « Ah ! Il y viendra », ou « Je t’en ratisse »
En pleine Révolution, Boilly reprendra le même sujet pour ridiculiser cette fois un vieux curé, qui s’acharne à enfiler une aiguille (Ah ! Il y viendra !). Le geste « Je t’en ratisse » imite le va et vient du fil, tout en prenant, avec ses index croisés, une valeur anti-chrétienne.
De la « Moquerie » au « Vieux Curé », la scène de genre, comme Boilly lui-même, évolue avec son temps.
« Poussez fort ! »
Boilly, date inconnue, Musée Marmottan Monet, Paris
Ce tableau de moindre qualité fait partie des déclinaisons érotiques que Boilly réservait à des amateurs moins raffinés que ses « patrons » habituels.
Le titre concerne bien sûr la porte : il s’agit de ne pas laisser entrer le barbon tandis que l’amant de coeur est encore dans la place.
Ici, pas de complications : il s’agit d’un souper fin pour deux, avec un melon fendu côté madame et une saucisse côté monsieur. Lequel porte la main sur le col d’une bouteille vers laquelle la femme tend aussi la main : second substitut, appelé à jouer le même rôle que le manche du violon dans Le prélude de Nina.
Cette toile possède un pendant, voir Ancien Régime et Révolution.
Le Melon ou l’Amant raillé
Boilly, vers 1787 Collection privée
Dans cette variante, nous retrouvons nos trois personnages, avec des gestes et des accessoires légèrement différents : en particulier le melon, qui devient le titre et le sujet central de l’histoire.
La table
Le seconde chaise a disparu, remplacée par une table de nuit frôlée par un rideau bleu qui ne peut être que celui d’un lit. Dessus, une bouteille de vin bouchée et une miche. La table de nuit est ouverte côté jeune homme, lui offrant une vue distante sur le pot de chambre.
Sur la table à côté, on retrouve l’assiette vierge avec sa serviette et un couteau, aucun verre n’est visible.
Ce lieu n’est pas une salle-à-manger, mais une chambre accueillante dans laquelle une collation est servie avant de passer au lit.
Le chien
Il est tombé des bras de la vieille et devenu énorme : le jeune homme retient par le collier, contre sa jambe, cette boule de vitalité animale.
La vieille femme
Elle désigne de l’index la calote découpée du melon, qu’elle tient de la main gauche. Le spectateur qui connait le tableau précédent est amené à voir la même chose : une queue minuscule, celle du légume à la place de celle de du chien.
Mais l’intention de la vieille semble bien différente : plutôt que de plaisanter sur la virilité du jeune homme, elle lui vante plutôt les vertus du légume.Et celui-ci écoute, tout ouie.
Le jeune homme
A la différence du tableau précédent, il ne se contente pas de désigner le melon : il est en train de le découper, à l’aide d’un petit canif à peine visible dans sa main droite.
La jeune fille
Elle ne brandit plus de saucisse infamante, mais se contente de toucher de la main la perruque du jeune homme, en prenant le spectateur à témoin.
Tous ces sous-entendus, plus opaques que dans la première version, nécessitent pour être compris un ressort qui nous manque encore.
Le chapeau sur la caisse
Dans le coin en bas à droite, un chapeau bleu est posé sur une caissette fermée, à côté d’une carafe d’eau.
Ce trio d’objets fait pendant avec l’autre : le rideau bleu posé sur la table de nuit ouverte, à coté de la bouteille de vin et de la miche.
- La table de nuit ouverte, la bouteille et la miche résument les plaisirs sensuels que le jeune homme pouvait trouver ici, mais qui restent hors de portée de sa patte.
- La caissette close et la carafe disent probablement ce qu’il aura : porte close et eau plate.
Le melon
« La laitue, la scariole, le melon, sont des substances très rafraichissantes, et dont l’usage continu éteint à coup sûr le flambeau de l’Amour. Aussi remarque-ton que les femmes voluptueuses préparent rarement les aliments de cette espèce, et ne les servent presque jamais à la table de leur époux. » Aphrodisiaque externe, ou traité du fouet et de ses effets sur le physique de l’Amour, Amédée Doppet, 1788
Servir du melon à un client n’est donc pas la meilleure manière d’exalter sa virilité.
Mais il y a plus : le chapeau est celui du jeune homme, posé là par la courtisane : ce pourquoi elle nous montre si ostensiblement sa tête nue.
Que veut-elle nous faire comprendre par là ?
Sans doute, que cet homme déchapeauté est comme le melon décapité : un légume, que fuit toute vigueur animale.
Nous voyons alors que la main qui retient le chien est tout près de son entrecuisse ; tandis que l’autre manie le canif dans cet alter-ego potager :
ce jeune homme est un melon qui, à force de se décalotter lui-même,
n’est plus digne de passer au lit.
Jeune femme en robe blanche à son bureau
Boilly, vers 1785, collection privée.
En toute bienséance, l’index a ici quatre significations, de plus en plus crapuleuses :
- il est comme d’habitude le signe de la moqueuse ;
- il intime au bichon l’ordre de dresser son bâton ;
- il suggère ce qui manque à Cupidon pour faire de même ;
- il montre la fente (du tiroir)
Un examen plus précis montre que le bichon, tout en approchant son bâton (une flûte ?) des lèvres de la jeune fille, ne manque pas d’exhiber l’intérêt qu’il porteà cette situation.
L’Artiste
Boilly, vers 1785, Musée de l’Ermitage, St. Petersbourg
Un des charmes de Boilly est que, d’un tableau à l’autre, il réutilise les mêmes ingrédients. De sorte que notre regard, formé ou déformé, en vient à suspecter le pire dans la plus innocente des scènes.
Ce gracieux portrait reprend, en féminin, la pose du jeune dessinateur de Chardin.
Jeune dessinateur taillant son crayon
Chardin, 1737, Louvre, Paris
Mais comme nous reconnaissons ici la même femme que dans Moquerie, nous en venons à suspecter que tailler la pointe d’un porte-mine n’est pas, pour cette dessinatrice, une geste sans sous-entendu. Surtout lorsque la partie « fusain » pointe vers l’entrecuisse d’une statue, tandis que la partie « craie » désigne sa propre opulente poitrine.
Et comme un très beau et très jeune homme aux longs cheveux, coincé derrière cette extraordinaire cambrure, lorgne un bas-relief érotique, nous en venons à interpréter la main qui agace le bout de l’instrument, et le sourire entendu de la donzelle, comme une sorte de regret amusé : « Dommage ! Si petit encore…! »
Pour ceux qui douteraient encore de la dimension symbolique du porte-mine hypertrophié….
Et voici, pour terminer, un sommet d’hypocrisie visuelle !
A l’entrée (At the Entrance)
Boilly, 1796-98, Musée de l’Ermitage, St. Petersbourg
Première lecture
Devant une porte fermée, une grande fille en robe de satin blanc, un ruban dans ses cheveux frisés, tire le cordon d’une sonnette. Sa compagne est plus petite et plus jeune, comme le montrent ses longs cheveux sans apprêt. De la main droite, elle retient le long manchon de fourrure que la grande a lâché pour sonner.
Son caractère encore enfantin se voit à son intérêt pour le chien minuscule qui vient d’accourir, alerté par le tintement.
Deuxième lecture
La scène de genre charmante se révèle surtout l’occasion de faire chatoyer les satins, bomber les croupes et gonfler les corsages. Selon tous les critères de l’époque, ces deux filles sont des pin-ups, avec leur longues robes cachant tout, sauf le bout pointu du soulier.
La grande jouit des charmes élaborés de la coiffure et de la fourrure ; mais la petite n’est pas en reste avec son long gant de daim qui moule sa main menue et dénude son coude – équivalent technique du bas-nylon.
A l’une les prestiges du poil, à l’autre ceux de la peau.
Troisième lecture
Cette image d’une grande et d’une petite fille, toutes deux tellement bien roulées, finit par en rappeler d’autres, où il s’agit d’initiation.
- Que la main de la jeune caresse distraitement le manchon long comme une cuisse, passe.
- Que juste au dessus le poignet droit de la grande s’engouffre dans une fente à valeur possiblement didactique, passe encore.
- Que sa main gauche empoigne avec vigueur le gland de la sonnette, passe toujours.
- Mais que cette sollicitation fasse accourir le petit chien, symbole XVIIIème du côté animal de l’amour, voici qui coupe court à tous les doutes.
Et nous comprenons que le titre A l’entrée désigne, outre la porte, le manchon, et outre le manchon, ce nouvel état de la femme dans laquelle la petite, instruite par son aînée, va pénétrer incessamment.
L’image qui va suivre a valu à Boilly d’être inquiété brièvement pendant la Terreur, accusé par un collègue peintre de corrompre la morale publique.
Elle joue sur le même type de quiproquo entre le titre et l’image : c’est ici l’article « La » qui va jouer le rôle du chat.
« On la tire aujourd’hui »
Boilly, 1794, gravé par Tresca
La gravure propose un enchaînement de calembours verbaux et visuels, qui piègent le spectateur dans des interprétations de plus en plus douteuses.
Premier tiroir
Le titre nous indique que les billets que le jeune homme tient en main sont ceux d’une loterie, et qu’il est sur le point de quitter le domicile pour se rendre au tirage.
Puis l’image nous montre que la main de la jeune fille, qui semble désigner les billets de l’index, s’attaque avec délicatesse à la braguette.
Deuxième tiroir
Ainsi le titre pourrait être la proposition que cette fille très directe fait à ce jeune homme timide, concernant la pièce principale de son anatomie.
Puis l’image nous montre les chapeaux, on comprend que le couple vient de rentrer. Un téton s’échappe du corsage avant même que le ruban soit dénoué.
A voir le carreau recollé, on se doute que le logement n’est pas de luxe, mais de luxure : un lieu où les virginités se cassent et se réparent.
Troisième tiroir
Alors le titre se comprend comme la pensée de la prostituée.
Puis l’image nous montre l‘autre fille qui se dénoue les cheveux, assise à sa table de toilette devant le lit.
Quatrième tiroir
Alors le titre nous suggère une interprétation encore plus grivoise : « Je suis la proposition que fait la racoleuse au client en parlant de sa coéquipière. »
Cette gravure possède un pendant, voir Ancien Régime et Révolution.
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