1.7 L’Objet-Mystère
L’objet-mystère (Scoop !)
Article précédent : 1.6 Paradoxes des Bourses et des Clés
Un sifflet ou un instrument à vent
Nous n’avons pas réussi à trouver un sifflet ou un appeau de cette forme – qui aurait pu s’associer avec le lévrier endormi. De plus l’objet semble trop robustement construit, et le trou trop petit pour ce genre d’usage.
Vitruvius Teusch 1548, chap 286
Dans cette planche consacrée aux inventions de Ctesibius, on voit à côté du soufflet et de la flûte un long instrument dont l’embouchure ressemble un peu à notre objet inconnu. Le lien ténu étant que la Musique est sensée soigner la Mélancolie.
Un bec de cromorne
Cet instrument est probablement une forme de Krummhorn (cromorne ou tournebout), généralement courbé, qui possède une hanche similaire à celle du hautbois, enfermée dans un bec amovible.
Joueur de krummhorn, 1551 Heinrich Aldegraver
Cet instrument était couramment utilisé au XVIème siècle. Néanmoins, la pointe du bec amovible est plutôt en forme de fente que de trou circulaire, comme dans l’objet de Melencolia I.
Un soufflet
Sous l’autorité de Panofksi, c’est l’identification qui revient le plus souvent. Il est vrai qu’on retrouve un soufflet associé au creuset dans d’autres oeuvres d’époque (voir 1.4 Outils d’artisan ).
L’alchimie, Gravure de Hans Weiditz, 1532
Métaphoriquement, le soufflet est un objet ironique, synonyme de pensée vide et de vaines spéculations : les critiques des alchimistes les appellent des souffleurs.
Mais ici, le trou trop étroit et le manque de place jusqu’à la marche rendent cette proposition impossible : à moins d’y voir un soufflet qui ne peut pas souffler.
Voici quelques autres propositions envisagées et réfutées par Panofski [1], p 329
Un tube de couleur (Nagel)
Aucune autre représentation connue.
Une Canne de verrier
Agricola, De re metallica, 1556, p 476
A cause de cette gravure, on a proposé une canne de souffleur de verre : mais manifestement ni les proportions ni l’étroitesse de l’ouverture ne conviennent.
Un chasse-clou (Bühler)
La proximité avec les clous appelle cette hypothèse. Panofski indique que cet outil était inconnu avant le XIXème siècle. De plus, il ne correspond guère aux énormes clous de charpentier, dont la tête saillante ne risquait pas d’être escamotée.
Un clystère
La plus ancienne mention connue d’un clystère métallique se trouve dans un manuscrit de 1470 intitulé « Compte des Dépenses de la Cour de Louis XI » (toutes les références sont tirées de [2] )
Bas relief du XVème siècle, Musée Gruuthuse, Brugges
Voici une des plus anciennes représentations d’une seringue à lavement, et de son usage.
Das Buch der Cirurgia di Hieronymus Brunschwig (1497)
Facsimile de Gustav Klein; Carl Kuhn, Münich, 1911.[2]
Il faut reconnaître une certaine ressemblance avec l’objet de Melencolia I.
Virgil Solis d’après Heinrich Aldegrever
La salle des Bains, milieu XVIème [3]
On reconnait la boîte, mais l’instrument n’apparaît pas dans cette gravure, qui représente des bains publics.
La fontaine de Jouvence (détail) Cliquer pour la vue complète.
S.Beham, 1531
En revanche, cette composition gaillarde n’hésite pas à montrer un clystère en pleine action. Il possède le même évasement au bout de la canule que l’objet de Melencolia I, mais avec une taille bien plus imposante.
Clystère en argent,
Nuremberg, Germanishes National Museum
,
Il est donc possible que l’objet-mystère de Melencolia I soit un clystère : même si, utilisé au départ par les barbiers ou dans les bains, il ne deviendra un instrument médical que dans la seconde moitié du siècle.
Dix Livres de la Chirurgie, Ambroise Paré ,1564
Dürer a pu le cacher sous la robe par discrétion… ou pour indiquer avec humour sa destination finale, d’autant qu’il ne dédaignait pas de plaisanter avec le sujet :
« Et sur ce que vous m’écrivez que je dois arriver bientôt, sinon vous allez administrer un clystère à ma femme, cela ne vous est pas permis, vous la sauteriez alors à mort » Lettre de Dürer à Pirckheimer, Venise, 13 octobre 1506.
A la fois la mélancolie hypocondriaque, chez l’homme, ou les divagations utérines, chez la femme, peuvent se soigner par des clystères différemment utilisés [4] : mais cette raison semble faible pour expliquer cette présence incongrue, juste à côté de la signature. A moins qu’il ne s’agisse d’un « private joke » à l’intention des amis proches.
Voici une série d’autres hypothèses, apparues depuis le livre de Panofski, ou personnelles…
Un cadran de berger
Le charpentier
Dessin d’Altdorfer, Rijkmuseum
Il ne s’agit pas ici d’un fil à plomb, mais d’un cadran solaire portatif, à corps cylindrique.
Les Ambassadeurs (détail)
Holbein, 1533, National Gallery, Londres
Très improbable que Dürer ait crypté cet objet en supprimant l’ergot et les très intéressantes hyperboles.
La poignée d’une loupe
Selon Elizabeth Maxwell-Garner [5], il s’agirait de « la poignée d’une loupe industrielle utillsée pour la coupe des bois de graveur ». Aucune référence n’est malheureusement fournie.
Un matoir (Punzireise)
Ces outils permettent d’imprimer dans le cuir différents motifs.
Comme par exemple la marque en forme de soleil de la ceinture de l’Ange.
Un Poinçon à tête amovible
Dans le même ordre d’idée, on peut imaginer qu’il s’agit d’un outil de percussion, dans lequel venaient s’emboîter différentes têtes amovibles. Ce qui expliquerait sa place à côté de la signature. Mais les poinçons d’orfèvre sont plutôt des pièces uniques, afin d’éviter la contrefaçon.
Un Poinçon de Géomètre
Portait de l’astonome Nicolas Kratzer (détail)
Holbein, 1528, Musée du Louvre, Paris
Placé en toute premier plan à un emplacement de choix, cet objet, emblème de la précision, permettait de marquer un point, ou de bloquer une règle. Mais pourquoi Dürer l’aurait-il représenté sans pointe ?
Un Burin sans pointe…
… et auquel il manque le manche !
Niklaus Manuel Deutsch, 1515 | Vitruvius Teusch, 1548 |
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Dès l’époque de Dürer, les burins pour la taille sèche avaient la même forme qu’aujourd’hui : paume en demi-cercle et pointe en losange.
Saint Georges
Monogrammiste HL,1533, British Museum
Pour comparaison, ce graveur anonyme avait pour habitude de planter son burin à côté du panonceau portant ses initiales : ici en écho avec la lance de Saint Georges, plantée dans le corps du dragon. Si Dürer avait voulu signer avec son burin, il l’aurait fait tout aussi explicitement.
Saint Eloi dans son atelier
Niklaus Manuel Deutsch, 1515, Kunstmuseum, Bern
Cette représentation d’un atelier d’orfèvre nous montre l’environnement qu’a dû connaitre le jeune Dürer lors de ses années de formation chez son père : Saint Eloi met en forme un calice sur son enclume, l’ouvrier de droite trace une marque sur un anneau doré qu’il tient délicatement dans un linge. Quant au personnage central, il grave au burin une plaque posée sur un coussin.
Ce tableau est particulièrement irritant car, sans nous donner de solution, il met en scène quatre de nos meilleures fausses pistes : le soufflet (manié par l’apprenti à l’arrière-plan); le burin (posé sur la table), le poinçon et le rochoir (voir 1.4 Outils d’artisan ).
Niklaus Manuel Deutsch, 1515 | Vitruvius Teusch, 1548 |
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Vitruvius Teusch, 1528
La patte de lièvre à côté de la boîte à poids servait au nettoyage des pièces. On la voit aussi sur le Vitruvius.
Un fil à plomb
Pour compléter les instruments de mesure, ce pourrait être un poids de fil à plomb vu de dessus, le trou servant à laisser passer le fil.
Maitre maçon, Jost Amman, 1536
Dans cette gravure contemporaine, le fil à plomb est de forme « radis ».
Plombs néerlandais, date inconnue (collection Wolf Rücker [6])
Cependant, certains plombs cylindriques évoquent fortement l’objet de Melencolia I.
A l’issue de cette enquête sur l’objet-mystère, nous voici parfaitement frustrés.
En l’attente d’une découverte bouleversante, la solution de loin la plus plausible est le clystère.
Le bain des Hommes, détail
Dürer, 1496-98
Même si nous savons que Dürer peut à l’occasion se montrer cru (voir cette métaphore du robinet-coq), la présence de cet objet prosaïque, voire grivois, nous choque surtout à cause de son emplacement : entre ces deux objets sacrés que sont les clous (emblème christique) et la signature dürérienne. A cet emplacement stratégique, le coin en bas à droite où finit la lecture, est-il possible que Dürer ait vraiment voulu clore le sujet par un lavement ?
Une échappatoire serait de considérer que cet objet a été rendu volontairement ambivalent : ce serait un objet blanc, une sorte de joker qui se rattacherait aux autres thèmes :
- à la fonderie, si c’est un soufflet ;
- à la menuiserie, si c’est un chasse-clou ;
- à l’écriture, si c’est un burin, un poinçon ou un matoir ;
- à la mesure, si c’est un fil à plomb.
Ce sont les quatre thèmes qu’à retenu, en 1538, le graveur du Vitruvius Teusch (en se gardant bien de représenter l’objet-mystère, comme s(il était spécifique non pas au thème, mais à Dürer lui-même).
A l’issue de cette phase d’exploration des objets, voici donc comment ils se répartissent dans Melencolia I, avec les deux thèmes additionnels que sont les références à l’Apocalypse, et les objets-symboles (bourses et clés). Plus l’irritant objet que nous laisserons à son mystère.
Deux sont des énigmes visuelles :
- la clé qui semble libre alors qu’elle est doublement attachée;
- les bourses qui semblent attachées alors qu’elles sont libres.
D’autres sont des objets déceptifs, des sortes d’apories :
- l’astre imprévisible, la sphère opaque, le cadran solaire minuscule et sans ombre
- la meule qui ne peut pas meuler.
Peut-être faut-il inscrire dans cette catégorie notre objet-joker, indécidable parce que délibérement incomplet :
- le soufflet ou le clystère sans trou ;
- le manche sans pointe ;
- le plomb sans fil ;
- le cadran de berger sans courbes.
Ayant tâté de la méthode et de l’état d’esprit de Dürer, nous voici armés pour attaquer les trois morceaux de bravoure que sont le Carré magique, la Sphère et le Polyèdre.
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1979, p.318 http://monoskop.org/File:Raymond_Klibansky,_Erwin_Panofsky,_Fritz_Saxl_Saturn_and_melancholy_studies_in_the_history_of_natural_philosophy,_religion_and_art_1979.pdf
http://digitalcommons.unl.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1014&context=artfacpub
Bonjour,
Sauf erreur de ma part, l’objet-mystère est un trusquin {https://fr.wikipedia.org/wiki/Trusquin}, un outil de traçage qui complète logiquement la série des outils du menuisier.
Tout comme l’équerre, il existe sous plusieurs formes dont certaines n’ont plus cours de nos jours.
Bonne continuation à vous, F-X de St-Dolay.
Oui, j ai déjà lu cette interprétation. Mais les trusquins modernes sont quand même très différents, et je n’ ai jamais trouvé d image ancienne ressemblant à l objet de la gravure. Si vous en connaissez, je suis preneur ! Merci en tout cas de m avoir lu.