1 Les Sirènes d'Homère
Ce vase, une des plus anciennes représentations connues de l’épisode de l’Odyssée, est très proche du texte d’Homère. Il s’en écarte cependant sur quelques points…
Ulysse et les sirènes
Vase à figures rouges, Vème siècle AV JC, British Museum, Londres
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L’épisode
Rappelons-le en quelques mots. Grâce aux conseils de Circé la magicienne, Ulysse échappe au chant irrésistible des sirènes qui attirent tous les marins à leur perte : il bouche les oreilles de l’équipage avec de la cire et se fait attacher au mât, seul à pouvoir écouter, impunément, le chant magnifique et mortel.
L’équipage
A droite, le pilote tient le gouvernail : une rame plus large que les autres. La bâteau se dirige donc de droite à gauche.
Des quatre rameurs, trois regardent le pilote, et un se retourne vers Ulysse. Celui est nu, attaché à l’arrière du mât, la tête tournée vers le haut pour accueillir le chant maléfique.
L’oeil à la proue
L’oeil peint sur la coque à la proue du navire est un porte-bonheur, qui nous rappelle que l’issue sera heureuse. L’oeil veille vers l’avant, comme si le bateau se substituait à la carence momentanée du capitaine.
Les marins et leur nombre
La coque présente sept trous : une rame manque ainsi que trois rameurs. L’équipage serait donc théoriquement de seize personnes : quatorze rameurs, le pilote et Ulysse. Mais le peintre s’en contenté d’en représenter six, soit le double du nombre des sirènes.
Les sirènes du vase
Ce sont des femmes-oiseaux, perchées de manière symétrique sur deux rochers qui encadrent le navire. La troisième tombe en piqué.
Les sirènes d’Homère
Le texte de l’Odyssée précise que les sirènes sont deux et ne dit rien sur leur apparence. Mais leur assimilation à des femmes-oiseaux est très ancienne :
« Comme elles avaient choisi de rester vierges, elles furent prises en haine par Aphrodite ; elles reçurent des ailes, s’envolèrent vers la région tyrrhénienne et s’installèrent sur une île nommée Anthemoussa (la fleurie) » . Scholiaste V de l’Odyssée (XII, 39)
La sirène en piqué
Elle serait bien incapable d’attaquer le navire, puisque sa seule arme est le chant. Nous la voyons en train de se suicider de dépit (les femmes-oiseaux ne nagent pas). Le suicide des sirènes ne figure pas dans l’Odyssée, mais remonte également à une tradition très ancienne :
« On leur avait prédit que leur pouvoir durerait aussi longtemps que leurs chants seraient capables d’arrêter la route des marins qui les entendraient ; mais Ulysse leur fut fatal. Comme sa ruse lui avait permis de dépasser les rochers sur lesquels elles demeuraient, elles se précipitèrent dans la mer. Ce lieu prit le nom de rocher des Sirènes, et se trouve entre la Sicile et l’Italie. » Hygin – Fable 141, 2-3
Le vent qui tombe
« …la nef bien construite approcha rapidement de l’île des Sirènes, tant le vent favorable nous poussait ; mais il s’apaisa aussitôt, et il fit silence, et un daimôn assoupit les flots. Alors, mes compagnons, se levant, plièrent les voiles et les déposèrent dans la nef creuse ; et, s’étant assis, ils blanchirent l’eau avec leurs avirons polis. » Odyssée, Chant XII, traduction Lecomte de l’Isle
Le peintre du vase a représenté la voile pliée, tout en la laissant accrochée au mât. Il savait bien que la disparition « démoniaque » du vent n’est pas un détail, mais la double condition du piège : elle immobilise le bâteau, et laisse toute sa puissance au doux chant des Sirènes.
Le démon de midi
Piero Citati, dans La pensée chatoyante (trad.2004), nous livre une analyse détaillée et subtile de l’épisode :
« Quand Ulysse quitte l’île de Circé, c’est le matin (« Eôs s’assit sur son trône d’or »). Ses compagnons frappent l’eau de leurs rames : un vent favorable gonfle les voiles et, au bout de quelques heures, le navire arrive aux abords de la « prairie fleurie » de l’île des Sirènes. Cette prairie, comme celle couverte d’asphodèles de l’Hadès ou la prairie humide de l’île de Calypso, est aussi un signe de mort. Midi est proche. Le vent tombe soudain : lui succède un calme plat, sans le moindre souffle, dans lequel se révèle le démon de midi. Les éléments sombrent dans une torpeur funèbre : le soleil révèle sa puissance dévastatrice ; le temps s’arrête. Les Sirènes ont enchanté les vents. Ce calme marin anticipe sur le repos définitif qui suivra les chants : la torpeur prélude à la mort des marins dépourvus de connaissance. Comme tous les dieux, et particulièrement les dieux de la mort, les Sirènes se révèlent surtout à midi, l’heure la plus haute, quand tout mouvement se fige. Dans le silence surnaturel, leur voix limpide s’imprime avec plus de netteté. »
Il faut donc imaginer tout la scène baignant dans la lumière tragique de midi, qui est par ailleurs une des conditions du salut : « et la cire s’amollit, car la chaleur du Roi Helios était brûlante ».
Pourquoi le chant des sirènes était-il mortel ?
Suivons encore l’analyse de Piero Citati :
« Les Sirènes ne tuent pas leurs auditeurs par la violence… Parvenus près de l’île « aux prairies fleuries », les navigateurs écoutent, écoutent : ils ne sont plus qu’une oreille, qui ne se lasse pas d’écouter ; ils oublient tout d’eux-mêmes et du monde, à part cette écoute « incessante », « sans répit » ; ils subissent une paralysie complète de l’esprit et du corps ; ils ne mangent pas, ne boivent pas, leur vie s’écoule dans l’extase de ce chant. Puis ils meurent : ils ne sont plus qu’un « monceau d’ossements putréfiés et de chairs racornies », éprouvant ainsi dans toute sa force la puissance d’envoûtement de la poésie. «
Mais d’où provient le pouvoir stupéfiant de ce chant ? Voici comment les sirènes elles-même en font la promotion flatteuse et mensongère :
« Viens, ô illustre Odysseus, grande gloire des Akhaiens. Arrête ta nef, afin d’écouter notre voix. Aucun homme n’a dépassé notre île sur sa nef noire sans écouter notre douce voix ; puis, il s’éloigne, plein de joie, et sachant de nombreuses choses. Nous savons, en effet, tout ce que les Akhaiens et les Troiens ont subi devant la grande Troie par la volonté des dieux, et nous savons aussi tout ce qui arrive sur la terre nourricière. »
Autrement dit, elles promettent à Ulysse une connaissance totale, à la fois de son propre passé (la guerre de Troie) et du présent universel. Et c’est bien le caractère totalisant, totalitaire, de cette information universelle qui est dangereux, parce qu’il envahit tout et vide l’être de soi-même :
Ulysse « …enfonce la cire dans les oreilles de ses compagnons, l’un après l’autre, afin qu’ils ne puissent entendre la voix. Le chant des deux Sirènes est une connaissance ésotérique : il mêle le don des Muses et l’enchantement ; et les compagnons d’Ulysse ne peuvent pas (ou peut-être ne doivent pas) l’entendre. » Piero Citati, op. cit.
De la double efficacité des bouchons
Donc, les bouchons de cire protègent les marins contre la connaissance universelle. Mais ils ont un second rôle, tout aussi paradoxal : les protéger contre leur chef lui-même, lorsque celui-ci se met à flancher :
« Elles chantaient ainsi, faisant résonner leur belle voix, et mon cœur voulait les entendre ; et, en remuant les sourcils, je fis signe à mes compagnons de me détacher ; mais ils agitaient plus ardemment les avirons ; et, aussitôt, Périmèdès et Eurylokhos, se levant, me chargèrent de plus de liens. »
Pour se faire entendre des marins sourds, Ulysse immobilisé ne dispose plus que de ses yeux. Ainsi de simple bouchons de cire suffisent-ils à abolir les deux voix les plus dangereuses pour l’homme : celle de l’information envahissante et celle de l’autorité maboule.
Dans le grand organisme que constitue le bateau, la ruse des bouchons de cire permet de dissocier la tête et les bras, le centre de décision et les organes moteurs. C’est en somme ce que nous accomplissons chaque nuit dans le rêve, où notre corps poursuit sa vie mécanique tandis que notre esprit vagabonde impunément parmi les prairies fleuries pleines d’ossements.
Sans les bouchons, le navire d’Ulysse aurait vécu le destin de ces chats de laboratoire auxquels on a supprimé les neurones inhibiteurs du mouvement : ils vivent réellement leurs rêves, et courent inlassablement après des souris imaginaires.