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1.1 Diptyques épistolaires : les précurseurs

27 avril 2016

Le thème de la lettre, écrite ou reçue, a été très à la mode entre les années 1630 à 1670 : la Hollande était alors le pays le plus éduqué d’Europe, une nation aux colonies lointaines qui avait su mettre en place un système postal particulièrement efficace.

Les tableaux épistolaires ne sont donc pas un hymne à la banalité du quotidien, mais au contraire un hommage au progrès des temps et la puissance nationale. Svetlana  Alpers, dans son livre « L’art de dépeindre« , a très justement baptisé cette tendance de l’art hollandais : « Regarder les mots ».



 

Anne-de-Bretagne-écrit-à-Louis-XII-Épitres-de-poètes-royaux-folio-1v-Fr-Fv-XIV-8-BNR-St-Petersburgfol 1v Louis-XII-ecrivant-a-Anne-de-Bretagne-Épitres-de-poètes-royaux-folio-51v-Fr-Fv-XIV-8-BNR-St-Petersburgfol 53v
 Épîtres de poètes royaux dédiés à Louis XII et Anne de Bretagne,
Jean Bourdichon, 1508,Fr-Fv-XIV-8, BNR Saint Petersbourg

Nulle part ailleurs que dans ce manuscrit on n’a approché de l’idée de traduire par l’image l’émission et la réception d’un courrier. Mais la mise en parallèle de ces deux miniatures est trompeuse : elles ne fonctionnent pas en diptyque, mais illustrent le début de deux épîtres sur les onze du recueil, et ne sont pas consécutives : dans l’épître 1 (fol 1v), Anne en pleurs exhorte Louis au retour après sa victoire sur les Vénitiens.


Anne-de-Bretagne-écrit-à-Louis-XII-Épitres-de-poètes-royaux-folio-40v-Fr-Fv-XIV-8-BNR-St-Petersburgfol 40v Louis-XII-ecrivant-a-Anne-de-Bretagne-Épitres-de-poètes-royaux-folio-51v-Fr-Fv-XIV-8-BNR-St-Petersburgfol 53v

Les deux miniatures consécutives qui illustrent un échange réel sont celles-ci :

  • dans l’épître 5 (fol 40v), Anne exprime son courroux contre la déloyauté des Vénitiens ;
  • dans l’épître 6 (fol 53v), Louis exhorte Anne a la patience.

De plus d’autres épistoliers interviennent dans les illustrations : les trois Etats de France, le preux Hector de Troie, Mars et l’église militante écrivent à Louis, Louis écrit à Boréas.

Il est remarquable que, dans cet ouvrage entièrement composé de lettres, Bourdichon ait conçu chaque image comme indépendante : à la Renaissance, l’heure du diptyque épistolaire n’a pas encore sonné.



 

Femme dechirant une lettre, Dirck Hals, 1631, Mittelrheinisches Landesmuseum, Mainz

Femme déchirant une lettre
Dirck Hals, 1631, Mittelrheinisches Landesmuseum, Mainz

Dirck Hals Seated Woman with a Letter 1633 Philadelpha Museum of ArtFemme assise avec une lettre
Dirck Hals, 1633, Philadelpha Museum of Art

 

Ces toutes premières représentations du thème exposent déjà les éléments que nous retrouverons par la suite :

  • le tableau de marine évoque l’éloignement physique de l’envoyeur ;
  • la chaise vide souligne son absence ;
  •  le coffre ou la chaufferette (avec la signature du peintre) opposent le confort de la maison avec les dangers courus au loin.



Le diptyque de Ter Borch



Ter Borch Diptyque_Officier ecrivant une lettreOfficier écrivant une lettre, avec un trompette
Philadelphia Museum of Art
Ter Borch Diptyque_Femme scellant une lettreFemme scellant une lettre
Collection privée, New York

 

L’idée de traiter en diptyque le thème du courrier semble revenir à Ter Borch  qui nous montre, en 1658-1659, d’un côté l’envoi d’une lettre, de l’autre l’envoi de la réponse.


Le pendant de gauche

Uniquement masculin, il montre un officier assis à une table, tandis qu’un trompette [1] attend, debout à côté, la lettre qu’il est en train d’écrire. Un bâton de cire à cacheter est posé sur la table.


Le pendant de droite

Uniquement féminin, il montre une dame assise à une table, tandis qu’une servante attend, debout à côté, la lettre qu’elle est en train de cacheter à la bougie. La  lettre qu’elle a reçue est posée, ouverte, sur la table. Le petit carnet rouge pourrait être un manuel pour écrire des lettres d’amour (peut être « Le secrétaire à la mode » de Jean Puget de la Serre , édité en 1645 [2].


Les cheminées similaires

Bizarrement, bien que les deux pièces soient sensées se situer dans des lieux éloignés, leurs cheminées sont similaires : même manteau en bois mouluré, même rideau vert à franges dorées. Plus encore : un des objets posé sur l’étagère,  le flacon avec un liquide brun, est le même dans les deux tableaux.

Pour cette première apparition en peinture d’un diptyque épistolaire, Ter Borch semble avoir voulu « assurer », en sacrifiant la vraisemblance à la lisibilité : les cheminées sont un marqueur permettant d’apparier visuellement les deux tableaux, même pour le spectateur distrait.

Les points de fuite

Ter Borch_Diptyque_Perpective
Le fait que les cheminées soient identiques attire l’oeil sur une subtilité probablement voulue : les fuyantes du manteau désignent, à gauche, un point de fuite situé à hauteur des yeux du militaire ; à droite, à hauteur de ceux de le servante.

Ainsi le spectateur se trouve impliqué de manière cohérente à l’action : à gauche il est encore assis, à droite il est déjà debout et prêt à sortir du tableau, comme la lettre dès qu’elle sera cachetée.


Les meubles « différents »

Les autres éléments du mobilier diffèrent, tout en restant étrangement similaires : le lit-tente contraste avec le lit-clos, mais tous deux ont exactement le même tissu vert et le même galon losangé.  (Le lit-tente n’est pas spécialement masculin ni militaire: dans d’autres tableaux de Ter Borch on peut le voir dans une chambre de dame).

De même, les nappes diffèrent par la couleur, mais les pieds des tables sont les mêmes.

Symétries voulues

D’autres symétries se justifient par la différence des sexes :

  • sur le rebord de la cheminée, poire à poudre contre livre ;
  • sur le plancher, désordre masculin (un fétu de paille, un as de coeur, une pipe cassé, une tâche de terre) contre propreté féminine.

La symétrie entre le lévrier, chien de course campé sur ses quatre pattes, et le petit chien de compagnie qui dort, roulé en boule au  pieds de la maîtresse, renforce le contraste entre l’environnement compétitif du militaire et l’univers tranquille, voire sensuel de la dame.

On peut également mettre en pendant le chapeau que le trompette tient en main, et le seau de la servante : tous deux confirment que le personnage est sur le point de sortir.

Les deux couples

Les postures des personnages sont également symétriques. Mais tandis que le maître et la maîtresse, assis, se tournent le dos, les deux serviteurs, debout, se font face : composition qui induit l’idée d’une affinité entre le trompette et la servante.

De plus le rouge et le bleu des nappes, qui signale les personnages principaux, se retrouve sur la jaquette et la jupe des personnages secondaires : en marge de l’idylle des maîtres se noue, entre les serviteurs,  la possibilité d’une idylle ancillaire.

Trompette d’amour

L’air entendu du trompette, qui  prend le spectateur à témoin, sous-entend peut être une certaine moquerie envers ces personnes de la haute, qui  se compliquent la vie par des approches épistolaires.

Le lévrier lui aussi semble partisan des approches directe :  avec son instinct animal, il va droit à l’entrejambe du trompette, comme s’il avait décelé  avant tout le monde, l’instrument le plus intéressant du musicien.

Métaphores amoureuses

Ter Borch Diptyque_Officier ecrivant une lettre detail epee
Dans une lecture grivoise, d’autres correspondances apparaissent : le pendant du seau à provision, que la servante porte à hauteur de son entrejambe, n’est peut-être pas le chapeau : mais plutôt ces autres objets métalliques et phalliques que sont les éperons, la trompette, l’épée qui la prolonge et l’ombre de l’épée sur le sol..

Et qui sait si le bâton de cire fondant dans la flamme n’avait pas, au XVIIème siècle, la même connotation érotique que – disons – un bâton de rouge happé par des lèvres de vamp dans un film des années cinquante ?

Enfin, l’as de coeur, avec son point rouge, évoque la lettre que la dame tient en main, bientôt marquée d’un cachet rouge :

l’homme propose, la femme dispose.


Une scène de genre

Nous avons complètement compris la scène de genre que le diptyque représente : un militaire déclare sa flamme à une dame, laquelle lui retourne une réponse que nous ne connaîtrons pas [3]. Ce qui donne le schéma suivant :

Ter Borch Diptyque_Schema

Le diptyque logique

Dans ce schéma, il y a quelque chose qui cloche : si Ter Borch voulait vraiment représenter cette scène, alors la composition semble particulièrement maladroite : les personnages principaux se tournent le dos, les lettres s’éloignent l’une de l’autre, l’une sortant par la gauche et l’autre sortant par la droite.  La composition la plus logique aurait été, non pas d’inverser le pendant, mais d’inverser chaque tableau dans un miroir…

Le diptyque « corrigé »

Ter Borch_Diptyque_Logique
Du point de vue de la lisibilité de la scène, les avantages de cette composition sautent aux yeux : les deux épistoliers se font face, les deux messagers sont voisins, permettant au courrier de passer naturellement d’un pendant à l’autre, dans le sens de la lecture et par le trajet le plus court.

De plus, les deux points de fuite, au lieu de diverger, se rapprochent de la position centrale, accentuant la cohérence spatiale des deux scènes.

Si Ter Borch n’a pas opté pour cette composition si logique, c’est soit parce qu’il n’y a pas pensé – chose excusable pour cette toute première apparition du diptyque épistolaire – soit parce qu’il avait une raison supérieure de préférer l’autre composition.


Un scoop !

Revenons aux autres choses qui clochent dans le tableau : les cheminées identiques, les lits et les tables similaires, comme si un même décorateur s’était chargé des deux lieux.

Nous n’avions pas remarqué que la colonne cannelée, bien visible dans la cheminée de gauche, se retrouve aussi dans l’ombre de la cheminée de droite. Et que les deux rideaux latéraux pendouillent exactement de la même manière (on voit les clous qui ont lâché).
Les deux cheminées sont donc exactement les mêmes, mais comme retournées dans un miroir (pour l’une le lit est à gauche et la table à droite, pour l’autre c’est l’inverse).

Quant aux deux tables, il suffit de regarder attentivement pour constater  qu’une des traverses de chêne a été réparée par une  traverse en bois blanc.



Ter Borch Diptyque_Officier ecrivant une lettre_detail
Tout en faisant tourner la table d’un quart de tour pour rendre cette évidence moins visible, il est clair que Ter Borch a délibérément représenté, dans deux lieux censés être éloignées,  la même  table très particulière.


Une astuce pour connaisseur

Pourquoi se comporter ainsi, en brocanteur refourguant d’un tableau à l’autre les mêmes meubles usagés, en accessoiriste négligent, peu soucieux de la cohérence d’ensemble ?

Une réponse est que dans le goût des acheteurs de l’époque, la vérité de la scène comptait moins que le réalisme des objets : en inspectant chaque détail, le spectateur devait fatalement reconnaître la même table réparée. Et une astuce aussi évidente, toute en étant dissimulée, permettait de mettre en valeur le regard aiguisé du connaisseur.



En première lecture, le diptyque de Ter Borch se laisse lire comme une scène de genre : le couple des chiens et le couple des serviteurs, en suggérant des formes d’amour plus directes, sert de faire-valoir  au raffinement ultramoderne des amours épistolaires.

Les « anomalies » de la composition poussent à une seconde lecture, selon laquelle, sous le prétexte d’une scène de genre, le diptyque aurait un sujet plus ambitieux, l’Apologie du Courrier :

  • si les deux pièces éloignées sont si semblables, c’est parce que le Courrier rapproche les lieux avec la fidélité d’un miroir ;
  • si le scripteur et la lectrice se tournent le dos, c’est parce que le Courrier rapproche les êtres comme s’ils se trouvaient de part et d’autre de la même cloison.



Juste après Ter Borch, Gabriel Metsu va reprendre l’idée du diptyque épistolaire.



 

Metsu-Diptyque_1658_Homme ecrivantJeune Homme écrivant une lettre, 1658-1660, Musée Fabre, Montpellier, Metsu-Diptyque_1658_Femme lisantUne Fille recevant une lettre, Timken Museum of Art de San Diego

Il est possible que l’homme soit Gabriel lui-même, la femme sa future épouse Isabelle, et que l’oeuvre ait été conçue à l’occasion  de leur mariage, en avril 1658.


 Le pendant « Ecriture »

Dans le pendant de gauche – aujourd’hui conservé à Montpellier – un homme écrit une lettre dans une chambre, à la lumière d’une bougie tenue par sa servante.


 Le pendant « Lecture »

Metsu-Diptyque_1658_Femme lisant detail

Dans le pendant de droite –  aujourd’hui conservé à l’autre bout du monde, en Californie – une servante tend la lettre à sa maîtresse, qui lisait dans le jardin. On peut déchiffrer le début de l’adresse, Juffr[ouw], qui confirme qu’il s’agit d’une demoiselle :  l’échange épistolaire est donc parfaitement licite.


 

Des symétries simples

Ici pas de complication : le diptyque repose sur des symétries appuyées.

Metsu_Dublin_Prototype

La scène d’écriture a lieu en intérieur nuit, la scène de lecture en extérieur jour : la balustrade du jardin se trouve dans le prolongement exact de la table à écrire, au point qu’en rapprochant les deux tableaux bord à bord, on obtiendrait un objet-chimère, moitié pierre et moitié bois.

L’homme est un prétendant sérieux : un négociant, un homme de loi ou un riche propriétaire, à en juger par les registres qui remplissent l’armoire derrière lui. Lorsqu’il trouve un moment, il s’autorise de saines lectures : voir le petit livre posé sur le tapis, avec son marque-page. La demoiselle lit quant à elle un plus gros livre, qui ne peut être que la Bible.

Ces deux-là sont bien assortis : situation de fortune enviable, âge en rapport, Monsieur dans son étude et Madame dans son jardin.


Metsu-Diptyque_1658_Homme ecrivant_Acte Metsu-Diptyque_1658_Femme lisant fleur

 

La seule originalité de cette composition sage est peut-être la correspondance entre les deux tâches rouges : celle du sceau de l’acte notarié posé sur l’armoire, et celle du pivoine planté dans l’urne. Monsieur collectionne les vieux papiers, Madame cultive ses fleurs.


Une hypothèse qui prend corps

Le « diptyque logique » dont nous avions postulé la possibilité existe bien, et c’est Metsu qui l’a peint !


Metsu-Diptyque_1658_Schema

Le scripteur est orienté vers la droite, la lectrice vers la gauche : la marge entre les deux tableaux fait intégralement partie de la composition, puisqu’elle matérialise le « saut » du courrier d’un lieu à l’autre.

Cette proximité s’exprime dans le regard de la lectrice qui remonte, de droite à gauche, le courant de la communication : par-delà la lettre reçue, on dirait bien que c’est directement son amoureux qu’elle contemple.



Le diptyque de Ter Borch s’intéressait au côté magique et contre-nature du Courrier, qui fusionne des lieux éloignés. Celui de Metsu démontre rationnellement comment ce nouveau media se joue des frontières techniques : celle de l’espace, celle du jour et de la nuit, celle de l’extérieur et de l’intérieur.

Mais aussi, de manière plus excitante, il illustre comment il permet, sans enfreindre la morale,   d’enjamber la barrière entre les sexes, fournissant un accès direct de la chambre du célibataire au jardin de la bien-aimée.  A une époque où les dames ne sortent que chaperonnées, la lettre offre aux gens de qualité un moyen de rencontre révolutionnaire, tout en restant respectueux des convenances.

C’est ce qu’exprime la présence, dans chaque camp, sous les espèces du serviteur, d’un émissaire de l’autre sexe : la proximité physique entre homme et femme n’est admise que si leur position sociale les éloigne.

Article suivant :  1.2 Le Diptyque de Dublin : la Lecture



Références :
[1] C’est probablement Caspar Netscher, l’élève de Ter Borch, qui a posé pour le personnage du trompette.
[2] Love Letters: Dutch Genre Paintings in the Age of Vermeer Peter C. Sutton – October 1, 2003
[3] Cependant, un repentir révèle qu’il y avait aussi côté Dame une carte avec un coeur, par terre à côté du chien : manière de signifier un amour partagé. Voir [2]

 

1.2 Le Diptyque de Dublin : la Lecture

27 avril 2016

Quelques années après la mise au point de ce prototype, Metsu va réaliser le plus parfait et le plus complexe des diptyques épistolaires.

Les deux tableaux, jamais séparés au cours des siècles, se trouvent aujourd’hui  à Dublin.

Article précédent : 1.1 Diptyques épistolaires : les précurseurs



Femme lisant une lettre

Gabriel Metsu, 1662-65, National Gallery of Ireland, Dublin

Woman Reading a Letter METSU

L’estrade

Une jeune femme est installée  confortablement sur une estrade de bois (la soldertje) qui,  tout en l’isolant du sol, lui permet de bénéficier de la lumière du jour et de regarder dans la rue.

La pantoufleMetsu_Dublin_femme_lisant_Chaufferette

Elle a déchaussé son pied gauche pour le poser sur une chaufferette, entièrement prise sous la robe afin de ne pas perdre de chaleur (on distingue à peine son bord rectiligne sous le galon, à côté du chien).


molenaer-young-man-woman-making-music-

Ce tableau de Molenaer montre l’objet plus distinctement.

Le paillasson

Metsu_Dublin_femme_lisant_Pantoufle
La pantoufle n’est pas posée sur le paillasson, mais à côté : manière de souligner que ce n’est pas une chaussure d’extérieur, qui marche sur la terre ou dans les flaques savonneuses.

Le murMetsu_Dublin_femme_lisant_Mur

Le mur d’un blanc-bleu lumineux est un morceau de bravoure digne des murs de Vermeer. Admirons le raffinement des ombres : l’ombre double du miroir, celle des deux clous en haut, et en bas celle de la chaise, à peine esquissée par un zig-zag dans la pâte.


Le miroir

Metsu_Dublin_femme_lisant_Miroir
Sa place près de la fenêtre le désigne, après l’estrade, comme le second dispositif permettant de regarder commodément vers l’extérieur. Il reflète un coin de vitrail et la poignée centrale de la fenêtre (c’est la raison pour laquelle on n’y voit pas le rideau bleu).

Le rideau bleu

Le rideau bleu qui permet de voiler le bas du vitrail est tiré : ainsi nous est confirmé une  troisième fois, après l’estrade et le miroir, que la maîtresse est en position de guetteuse.


Le rideau vert

Voiler les tableaux était une pratique courante à l’époque : non pour les protéger de la lumière, mais pour ménager un effet de surprise et de plaisir au moment du dévoilement : un peu comme le couvre-plat des restaurants gastronomiques.

Le rideau vert introduit un parallèle entre le tableau et le vitrail : les deux offrent un aperçu sur le spectacle du monde : le vitrail, sur le voisinage ; le tableau, sur les mers lointaines.


Le tableau dans le tableau

Metsu_Dublin_femme_lisant_bateau
Il représente un bateau affrontant la tempête, suivi d’un autre plus petit. On peut imaginer qu’il fait allusion à  l’homme que la jeune femme attend, marin ou marchand parti au loin, comme de nombreux hollandais de l’époque. Mais le bateau sur la mer peut également, à l’époque, symboliser l’amour fidèle : dans le livre d’emblèmes de Jan Krul (1634), il est associé à la devise « Loin des yeux, près du coeur ».  On trouve également dans ce même ouvrage un poème qui file la métaphore :

Sur le mer indomptée aux flots toujours mouvants
Vogue entre espoir et crainte mon pauvre coeur aimant :
L’amour est comme la mer, l’amant comme un navire
Froideur est roc mortel, faveur port qu’il désire.
( Cité dans « Vermeer », G Aillaud, A.Blankert, J-M Monthias, Hazan, p 134)

Le fait que la bateau se dirige vers la gauche, droit vers la jeune femme, renforce cette valeur symbolique.


Le seau à provision

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le seau en métal n’exprime pas l’idée d’un lavage interrompu. Il s’agit d’un seau à provision (marktemmer) qui était couramment utilisé pour se rendre au marché, comme le montre un autre tableau de Metsu. Son anse large permettait de le porter à l’épaule.

Metsu_Marche aux herbes Amsterdam panier
 Metsu, Le  marché aux herbes d’Amsterdam (détail)


La flèche d’amour

Assez bizarrement, le seau est décoré d’un motif en forme de flèche pointant vers la maîtresse. Preuve que la lettre est bien une lettre d’amour :  la trajectoire de la flèche redonde et anticipe celle du bateau sur le retour.


La chaise vide

Metsu_Dublin_femme_lisant_boules

Juste au-dessus des épaules de la maîtresse, on voit dépasser deux boules qui montrent, discrètement, que la chaise sur laquelle elle est assise est identique à la chaise vide. La solidarité des chaises fait espérer les retrouvailles du couple : la chaise vide est une invitation à l’absent.


Le déMetsu_Dublin_femme_lisant_De

Seul élément de désordre, le dé tombé sur le sol témoigne de l’empressement et de l’émoi de la jeune femme à prendre connaissance du courrier.


Le mystère de l’ « enveloppe »

Metsu_Dublin_femme_lisant_Lettre Servante

La servante tient, bien en évidence au centre du tableau, un morceau de papier blanc plié. Notre esprit moderne pense immédiatement à une enveloppe : or celle-ci n’a été inventée qu’au XIXème siècle, auparavant la feuille était directement repliée et cachetée.


Une seconde lettre

Il s’agit donc d’une seconde lettre.  Va-t-elle être envoyée, ou vient-elle d’être reçue ?  Le seau ne permet pas de trancher : sa position inclinée semble indiquer qu’il est vide (départ pour le marché), mais le fait de l’appuyer sur la hanche peut suggérer un certain poids (retour du marché).


Une autre lettre reçue ?

Deux lettres reçues en même temps ? La jeune femme serait vraiment très courtisée. Certes, on pourrait invoquer  la  deuxième flèche qui décore le seau, à la limite de l’ombre ; et sur le coin du paysage maritime, le deuxième bateau : abondance de prétendants qui  jetterait sur le tableau une lumière plus que trouble.

Ou bien, s’agit-il d’un deuxième feuillet qui était pliée à l’intérieur du premier, et que la jeune femme, réservant pour plus tard sa lecture, a confié à la servante pour éviter qu’il ne tombe par terre ? Loin de multiplier les amoureux, la jeune femme susciterait-elle un amour trop grand pour tenir sur une seule feuille ?


Une lettre à poster ?

S’il s’agit d’une lettre à poster, est-ce la réponse à la lettre que la maîtresse a en main ? Dans ce cas, elle n’est pas en train d’en prendre connaissance  impatiemment (comme le suggère le dé), mais de la lire et relire avant de se décider à envoyer la réponse, tandis que la servante poireaute. Tout cela contredit l’impression d’impromptu que donne le tableau en première lecture.

Ou bien les deux lettres n’ont tout simplement rien à voir  : alors que la servante se préparait à partir pour le marché avec une lettre à poster, un messager a apporté l’autre lettre, qu’elle s’est empressée d’amener à sa maîtresse : curieuse, elle attend les nouvelles avant de repartir.


A l’adresse du peintre

Une bonne loupe complique passablement la situation : sur la lettre que tient la servante, on peut en effet lire une adresse : Metsu tot Amst […] port : « Metsu au port d’Amst […] ».

S’il s’agit d’une lettre reçue, il nous faut en conclure que la maison est celle du peintre, et que la jeune femme est sa propre femme, ou sa fille.

S’il s’agit d’une lettre à poster, s’agit-il d’une sorte de réclame, d’auto-promotion de la part de l’artiste ?


Metsu et les signatures de papier

 

Metsu Femme en agonie ou La mort de Sophonisbe Museum of Fine Arts, BostonFemme en agonie ou « La mort de Sophonisbe »
Metsu, Museum of Fine Arts, Boston
Metsu La partie de musique , Metropolitan Museum, New YorkLa partie de musique
Metsu, Metropolitan Museum, New York

Metsu a coutume d’apposer sa signature sur un objet bien placé à l’intérieur du tableau : sur un bout de papier ou sur un cahier de musique opportunément tombés par terre. Dans les deux cas, il ne s’agit pas de dissimuler, mais bien de mettre en valeur la griffe du peintre, sur un support blanc qui attire le regard.

Ainsi la présence de la seconde lettre pourrait être simplement une coquetterie du peintre, une astuce pour positionner sa signature en plein centre du tableau.


Le camouflage ostentatoire

Dans la lettre que tient la servante, on peut donc se contenter de voir le tic habituel de Metsu, le camouflage ostentatoire,  poussé ici à son comble : la signature s’intègre doublement au thème épistolaire du tableau en figurant sur la lettre, mais, encore mieux, en se camouflant sous forme d’une adresse postale, « Mestu au port d’Amsterdam ». Libellé grâce auquel la « lettre dans le tableau » s’accorde élégamment avec le « tableau dans le tableau » et son  thème maritime.


Une lettre à soi-même

Peut-être la seconde lettre est-elle simplement un jeu formel sans conséquences. Mais on peut supposer qu’un artiste de la qualité de Metsu, dédiant pour la seconde fois un diptyque à la communication, ait réfléchi mûrement avant de s’adresser une lettre à soi-même, qui ouvre la porte aux vertiges de l’autoréférence et de l’introspection.

Nous reviendrons plus loin sur la signification profonde de cette correspondance en double.


Au thème épistolaire s’ajoute une seconde lecture : celle des rapports entre la maîtresse et sa servante.



La couture

Metsu_Dublin_femme_lisant_Lettre_Maitresse
Un coussin de couture sur ses genoux, la dame s’est installée à la lumière pour ses travaux d’aiguille, un panier de linge derrière elle.

Dame de qualité ou femme du peuple, tout le monde coud dans la Hollande laborieuse. Il est amusant de constater que presque un siècle ans plus tard, on retrouvera, en version populaire, toujours les mêmes attributs (pantoufle, chaufferette, panier, coussin, petit chien).



Mieris,_Willem_van_-_Interior_with_a_Mother_Attending_her_Children_-_1728

Willem van Mieris, 1728, Intérieur avec une mère berçant son enfant


L’estrade

Néanmoins, chez Metsu, la maîtresse est assise sur une estrade près de laquelle la servante est debout : la surélévation marque  la différence de condition.

Dé et seau

Le et le seau, récipients métalliques situés l’un au-dessus de l’autre, illustrent par leur similitude une sorte de solidarité féminine autour des tâches domestiques.

Par leur différence de taille – l’un minuscule et agile, l’autre grand et encombrant – ils font voir toute la distance entre le passe-temps de la maîtresse et le labeur de la servante.

L’ordre troublé

L’irruption de la lettre crée une entorse à cet ordre des choses : la maîtresse a laissé rouler son dé aux pieds de la servante ; celle-ci  s’autorise à jeter un coup d’oeil sur le tableau, objet d’art dont la contemplation est l’apanage des maîtres. Quant au chien,  il a quitté le sol réservé aux bêtes et posé ses pattes sur l’estrade, dans sa tentative de participer à l’émotion humaine.

Le chien

Metsu_Dublin_femme_lisant_Chien
Le chien est le domestique par excellence. Il est situé aux pieds de la servante, mais c’est bien à la maîtresse qu’il appartient, ainsi que le confirme le ruban qu’il porte autour du cou, orange, assorti à sa robe. Petit animal de compagnie, il est là pour partager et égayer sa solitude.

Souvent, dans les tableaux, le chien parle pour son maître ou pour sa maîtresse. Ici, il fixe la seconde lettre avec espoir comme si elle lui était destinée : curiosité  animale qui introduit une note d’empathie amusante avec la jeune femme avide de nouvelles.


Déchiffrer l’image

La pose de la servante intrigue : on sent bien qu’il y a là quelque chose de plus que la simple posture d’attente, en attendant que la maîtresse veuille bien lui faire part des nouvelles. Là encore, il faut faire un effort pour se replacer dans le passé, en un siècle où l’éducation s’arrêtait aux jeunes femmes de bonne famille. Si la servante s’absorbe dans la contemplation du tableau, en tenant la seconde lettre du bout des doigts, c’est manière de signifier que le courrier est pour elle un objet inaccessible : la seule chose qu’elle est capable de déchiffrer,  c’est l’image.

Aucune dénonciation de l’ordre établi dans ce constat : chacun participe à l’émotion au mieux des possibilités que la nature ou la société lui donne :

  • la maîtresse lit la lettre parce qu’elle est riche et éduquée,
  • la servante se contente du tableau parce qu’elle est une servante ;
  • quant au chien, il lit la lettre avec sa truffe.



Metsu_Dublin_femme_lisant_Triangle_Regards

De manière frappante, les têtes des trois protagonistes forment un triangle équilatéral centré autour de la lettre en suspens, triangle qui illustre la divergence de leurs centres d’intérêt : le chien fixe la lettre fermée, la servante contemple le tableau, tandis que la maîtresse lit la lettre ouverte.


Un pur moment de télévision

Le tableau ne cherche pas à saisir l’instant de l’arrivée-surprise de la lettre. Il s’intéresse au contraire au laps de temps qui suit, au temps suspendu de la lecture. Moment privilégié  durant lequel chacun des trois protagonistes, selon ses facultés et ses moyens, échappe à son habitat ordinaire :

  • le chien s’élève sur ses pattes avant,
  • la servante rêve devant une mer sur laquelle elle ne voyagera jamais,
  • la maîtresse imagine le pays lointain que son correspondant lui décrit.

La lecture d’une lettre au XVIIème siècle est, au sens propre, un pur moment de télévision.


Une chaîne de domesticité

Non seulement chacun regarde plus loin, mais plus haut, au-dessus de sa condition naturelle. L’animal domestique regarde la femme domestique, laquelle regarde le tableau de maître – le tableau des maîtres. Quant à la maîtresse, elle regarde la lettre que lui a envoyé celui, dont, bientôt, elle sera à son tour la servante. Le triangle des regards révèle une chaîne ascendante de domesticité, qui culmine dans l’homme absent.
Metsu_Dublin_femme_lisant_Triangle_Hierarchique

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Le promis

Ainsi le tableau nous amène-t-il, par la logique interne de sa construction, à déduire l’identité de l’auteur de la lettre : ce ne peut être que le futur Maître, le promis de la jeune fille, parti au-delà des mers assurer sa fortune, et qui l’épousera au retour.

Le linge blanc

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Le linge virginal baigné de lumière, c’est donc, bien sûr, le trousseau qu’elle brode.

La pantoufle et le dé

Metsu_Dublin_femme_lisant_Pantoufle Metsu_Dublin_femme_lisant_De_grand

Une fois établi ce contexte nuptial, le dé ne se lit plus seulement comme associé avec le seau. Il fonctionne aussi avec la pantoufle. Coiffant l’index, il évoque l’anneau ,  tandis que la pantoufle prend maintenant une connotation érotique, suggérant l’abandon de la nuit de noces.

Mais pour l’instant, tournée vers le mur, elle illustre aussi le rapprochement impossible, l’attente, le froid. Désappariée, elle montre la solitude de la jeune femme éloignée de son âme soeur.


Une chaîne de fidélité

Du petit chien à la servante, de la servante à la maîtresse, de la maîtresse au futur mari, se propage non seulement l’idée d’une hiérarchie, mais aussi d’une fidélité naturelle.

De l’animal à l’homme, l’amour est une domesticité consentie.



La chaîne triple du regard, de la subordination, et de la fidélité nous a permis de remonter, depuis le domestique le plus humble, jusqu’à un personnage situé hors champ, le promis. Au chien, à la servante et à la maîtresse, il nous faut désormais ajouter le futur maître de maison.

Chose rare : pour une fois, nous allons voir se matérialiser, sous nos yeux, le résultat d’une pure spéculation !

Article suivant : 1.3 Le Diptyque de Dublin : l’Ecriture

1.3 Le Diptyque de Dublin : l'Ecriture

27 avril 2016

De manière exceptionnelle, les deux pendants « Lecture » et « Ecriture » ont été conservés, et sont toujours restés groupés au cours des ventes successives. Ils se trouvent  actuellement à Dublin, où les deux amoureux continuent à vivre leurs destins séparés, à cinquante centimètres de distance.

Article précédent : 1.2 Le Diptyque de Dublin : la Lecture



Jeune homme écrivant une lettre,

Gabriel Metsu,1662-65, National Gallery of Ireland, Dublin

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Le jeune homme en habit noir

Ainsi, le promis de la jeune femme est ce très beau jeune homme aux traits angéliques. Son habit noir, vêtement d’extérieur, ses jambes posées parallèlement à la table, l’absence de livres, montrent qu’il n’est pas de ceux qui se complaisent dans l’étude et les travaux d’écriture : c’est un homme d’action qui ne se pose que le temps de donner de ses nouvelles.

Le chapeau

Le chapeau  fait penser à la pantoufle, autre accessoire vestimentaire isolé. Tandis que celle-ci exprime le confinement de la jeune femme et son incapacité de bouger, le chapeau  posé en équilibre instable au bord du dossier, côté porte, exprime l’inverse : le mouvement qui va reprendre, la tension vers le dehors.

Le nécessaire d’écriture

Metsu_Dublin_Homme_ecrivant_Ecritoire
Il s’agit du pendant masculin des ustensiles de couture (le dé et le coussin à broder). L’encrier, la boîte à cire et la boîte à sable sont en argent. Couché sur la table, on remarque un sceau à cacheter de taille imposante qui signale que, malgré son jeune âge, l’homme jouit d’une reconnaissance certaine.

Le tableau champêtre

Metsu_Dublin_Homme_ecrivant_Tableau
En contraste avec le paysage maritime du pendant féminin, le tableau dans le tableau est ici un petit paradis pastoral dans lequel on distingue un chien et des moutons couchés, une chèvre noire et blanche et, derrière, un bouc brun.

Le troupeau fait indirectement  référence à l’autre poncif de la poésie amoureuse de l’époque : après l’amant nautonnier, l’amant berger, qui n’est cependant pas figuré dans le tableau. Il reste que le paysage bucolique, pendant du paysage tempétueux représente, après les tourments,  l’autre facette de l’amour : l’amour arrivé à bon port, accompli, apaisé.

Le cadre doré

Dans le tableau maritime, l’agitation des vagues était contenue par un simple cadre noir. Ici, un épais cadre doré au décor mouvementé contraste avec la simplicité et le calme de la scène, comme si tout le mouvement, cette fois, avait été expulsé à l’extérieur, figé dans ces lourdes volutes et  ces motifs de fruits. La colombe dorée qui trône en  haut du cadre rajoute le symbole de la paix  à ceux de l’abondance et de la fertilité.

Ce magnifique cadre baroque, que l’on retrouve dans d’autres tableaux de Metsu, existe encore de nos jours : il est la propriété d’un antiquaire new-yorkais.

Le vitrail

Metsu_Dublin_Homme_ecrivant_vitrail
Tandis que dans le pendant féminin, la fenêtre est fermée, elle est ici grande ouverte. De ce fait,  le vitrail prend une place considérable, occupant presque un quart du tableau. Par ailleurs,  on peut voir en bas à gauche  les franges d’un rideau qui dépasse, ce qui renforce la similarité avec la fenêtre de la jeune femme.

Le vitrail grand ouvert

vermeer liseuse dresde
Vermeer utilisera lui-aussi un vitrail grand ouvert dans la Liseuse de Dresde, dans un but bien précis : montrer le reflet du visage dans le miroir, ce qui a pour effet d’enfermer la jeune femme dans l’intimité de sa lecture.

« En faisant du carreau le lieu d’un reflet, Vermeer dédouble le regard posé sur la lettre et souligne ainsi le caractère intime, replié sur lui-même, de la relation à la missive venue de l’extérieur » (Arasse, L’ambition de Vermeer, p 149)



Le vitrail de Metsu lui, ne reflète rien ; au contraire, en totale transparence, il montre le globe posé sur la table.


Gabriel_Metsu-1653–54-A_Woman_Reading_a_Book_by_a_Window-Collection-LeidenFemme lisant un livre à sa fenêtre, Gabriel Metsu, 1653–54, Collection Leiden

Il existe chez Metsu un antécédent à cette disposition, dans cette peinture datant d’une dizaine d’années plus tôt. Elle marque la transition entre la première manière du peintre (sujets bibliques ou mythologiques) et la seconde (scènes de genre). On suspecte donc que cette femme habillée à l’antique, entre ses deux livres et ses deux lettres, est l’allégorie d’un concept (Lecture, Sagesse, Connaissance) dont le secret s’est perdu [1]. En l’absence de tout attribut, il est vain d’émettre des hypothèses : sans doute l’explication était-elle donnée par les inscriptions sur le livre ouvert, aujourd’hui indéchiffrables.

On peut voir dans cette mystérieuse lectrice la précurseuse de notre jeune homme écrivant, qui pourrait donc bien avoir lui aussi une valeur allégorique. A noter également un autre exemple de signature ostentatoire : « Gabriel Metsu » sur la lettre de gauche.


Le globe

Metsu_Dublin_Cadres
Il n’y a pas dans le pendant féminin, d’objet équivalent au globe, du moins d’un point de vue fonctionnel. Si l’on remarque, d’une part qu’il frôle la tête du jeune homme  (la sphère épousant la courbe du crâne), d’autre part qu’il s’inscrit dans le cadre du vitrail, on peut lui reconnaître une affinité formelle  avec le miroir : celui-ci frôle également la tête de la jeune femme (le carré contrastant cette fois avec le visage ovoïde) et il inscrit dans son cadre le reflet du vitrail.

Pour résumer :

  • la tête masculine frôle le vitrail qui encadre le globe,
  • la tête féminine frôle le miroir qui encadre le vitrail.

Nous proposerons en conclusion de cette étude, une sur-interprétation retentissante de cette affinité formelle.

La plinthe

Metsu_Dublin_Homme_ecrivant_Plinthe
Côté masculin, la plinthe en carreaux de Delft est ornée de volatiles (noter le reflet des carreaux sur le carrelage impeccable).


Metsu_Dublin_femme_lisant_Plinthe
Côté féminin, un seul carreau est visible (entre les pieds de la chaise) et représente une grappe et un soleil.

Comme les oiseaux ont tendance à picorer les grappes, les plinthes rappellent donc, avec discrétion, l’appétit du jeune homme pour les fruits de la jeune fille.

Ainsi se complète au ras du sol, le registre des passions animales illustré également par le chien.


Autres correspondances

Certains commentateurs ont suggéré que le jeune homme pourrait être d’une condition supérieure à celle de la jeune fille, d’après la richesse de son ameublement : cadre doré contre cadre noir, rideau à frange contre rideau simple,  tapis contre estrade de bois blanc, dallage en marbre noir et blanc contre sol en pierre.

Mais ces nuances peuvent s’expliquer sans invoquer une différence de condition sociale : la pièce où écrit le jeune homme est une pièce de réception, tandis que celle où la jeune femme brode et lit est une pièce à usage privé.


Un contraste sexué

Les deux pendants sont néanmoins en fort contraste, pour des raisons qui tiennent, non à une différence sociale, mais à la différence des sexes.



Metsu_Dublin_Prototype
Tout comme dans le diptyque-prototype  de 1658, l’écriture, acte créatif et actif, est attribuée au côté masculin, tandis que la lecture, acte passif, se trouve côté féminin. Mais Metsu a renoncé aux dichotomies faciles (nuit/jour, extérieur/intérieur) au profit de différentiations plus subtiles :   l’opposition entre fenêtre ouverte et fenêtre fermée renvoie aux rôles conventionnels de l’homme, ouvert sur l’extérieur, et de la femme, repliée sur l’intimité domestique.

Le contraste entre les « tableaux dans le tableau » va dans le même sens : ostentation du cadre doré contre humilité du cadre simple, scène pastorale proclamant la paix du troupeau, contre marine révélant, derrière le rideau, toute l’émotivité océanique de la femme.

Metsu_Dublin_Synthese



Reste à expliquer le parallélisme que nous avons noté entre le globe et le miroir, qui semblent fonctionner en association étroite avec le vitrail de la fenêtre : vitrail dont le quadrillage attire l’oeil de manière insistante.


Metsu_Dublin_Quadrillages

Juste derrière la tête du jeune homme, le vitrail encadrant le globe pourrait être une métaphore directe de l’acte auquel il se livre : Ecrire : autrement dit faire rentrer le monde dans des lignes.

Au-dessus de la tête de la jeune femme, le miroir encadrant le vitrail évoquerait, réciproquement, l’acte de Lire : refléter fidèlement les lignes qu’un autre a écrites.

Article suivant :  1.4 Le Triptyque de Dublin



Références :

1.4 Le Triptyque de Dublin

27 avril 2016

Je propose ici l’hypothèse d’un accrochage très particulier des pendants de Dublin, qui en ferait un cas unique de triptyque en deux  tableaux !

 Article précédent :  1.3 Le Diptyque de Dublin : l’Ecriture

 

Le premier essai

 

Metsu_Dublin_Prototype

Pour son premier dytique épistolaire, en 1658, Metsu avait concocté une composition extrêmement logique, où l’espace entre les deux pendants masculin et féminin matérialisait le parcours de la lettre, dans le sens de la lecture.

Metsu-Diptyque_1658_Schema


Il faut reconnaître à ce premier essai un côté conceptuel quelque peu scolaire : « le Courrier, nouveau média de communication entre hommes et femmes ».


Une composition déconcertante

 

Metsu_Dublin_Homme_ecrivant Metsu_Dublin_femme_lisant

 Pour son chef-d’œuvre de Dublin, dix ans plus tard, on pouvait s’attendre à ce que l’artiste au sommet de sa maturité ait produit une composition encore plus élaborée, dédiée à un concept encore plus ambitieux.


Metsu_Dublin_Schema_horizontal

Or la composition déconcerte par son manque de symétrie.  On retrouve bien dans la partie gauche l’opposition Ecriture/Masculin, Lecture/Féminin, mais la suppression du serviteur rompt l’équilibre des sexes et des conditions sociales. Le thème de la servante qui contemple la marine n’est corrélé à rien, dans l’autre pendant, et la lettre fermée qu’elle tient dans sa main est difficile à justifier.

Enfin,  le scripteur et la lectrice, chacun à côté de sa fenêtre, semblent moins communiquer entre eux que s’absorber dans des activités parallèles : l’un écrit, l’autre lit, mais le saut de la lettre d’un tableau à l’autre est impossible à visualiser. D’où vient alors l’impression d’unité profonde entre les deux panneaux, qu’est ce qui fait que nous ne doutons pas de la continuité de l’histoire ?

S’agissant de la seconde mouture du diptyque épistolaire, ces complexités ne peuvent être imputées à une réflexion inaboutie : au contraire, elles sont la preuve que, dans cette oeuvre-ci, Metsu s’est attaqué à un message autrement plus subtil que l’éloge de l’amour postal.


La lumière-actrice

Remarquons que, dans le prototype de 1658, le contraste d’éclairage entre la bougie et la lumière du jour n’était pratiquement pas exploité. Dans le diptyque de Dublin, en revanche, la lumière joue un rôle de premier plan : tombant de la gauche, elle irrigue la pièce et se pose, en premier, sur la lettre.

Si nous la considérons comme une « actrice » à part entière du tableau, les  pendants « Ecriture » et « Lecture » affichent une similitude frappante :

la lettre, écrite ou lue, apparaît comme un intermédiaire

non pas entre l’homme et la femme,

mais entre la Lumière et le personnage qui tient la lettre.


La lumière-messagère

Metsu_Dublin_Schema_horizontal_lumiere
Comparons cette conception avec celle du prototype : Côté Ecriture, la nouvelle actrice, la lumière du jour joue maintenant le rôle que tenait la servante. Côté Lecture, la lumière s’est substituée au serviteur : c’est elle qui « apporte » la lettre à la maîtresse.

Intellectuellement, la communication se fait toujours par la lettre.

Mais picturalement, le tableau nous dit autre chose : qu’elle se fait par le soleil. C’est la même lumière,tombant de la gauche, qui baigne et unifie les deux pièces.


La perspective

Autre bizarrerie : dans le prototype, le point de fuite de chaque tableau se trouvait à un endroit impossible à déterminer précisément, mais situé en tout cas quelque part entre les deux pendants : situation parfaitement adaptée pour que le spectateur regarde le diptyque « du point de vue du Courrier ».

Metsu_Dublin_Perspective

Dans le diptyque de Dublin, au contraire, les points de fuite sont parfaitement déterminés par les carreaux du sol, et se situent sur la droite de chaque pendant :  le spectateur, empêché d’avoir une vue unifiée des deux, est contraint d’osciller en permanence de l’un à l’autre.


Un dispositif révolutionnaire

Il existe une manière de répondre à ces difficultés : c’est de positionner les deux tableaux non pas l’un à côté de l’autre, comme tous les pendants du monde, mais l’un au-dessus de l’autre !

Voici ce que cela donnerait en théorie :
Metsu_Dublin_Schema_vertical

Si la moitié gauche des deux tableaux est bien dédiée au thème de l’Ecriture et de la Lecture, la moitié droite, là où se trouve la servante, se trouve libérée pour un second thème restant à préciser.


Le double trajet

Et voici ce que cela donne en pratique :

Metsu_Dublin-Tryptique

On voit bien, dans la moitié gauche, le trajet de la lettre qui descend, du maître à la maîtresse. Et dans la moitié droite, un second trajet que nous n’aurions jamais soupçonné, entre  la lettre adressée au peintre et la signature de celui-ci, en haut à droite du pendant masculin.

Dans cette conception remarquable, le Maître apparaît en position centrale, surplombant la Maîtresse et la Servante, chacune occupant sa moitié de tableau. Voici le coup de génie de Metsu :

caser un triptyque  dans un diptyque !

Les difficultés rencontrées pour comprendre la signification des deux lettres, lorsqu’on analyse isolément le pendant féminin, vont-elles se trouver résolues dans cette composition ? Il est clair en tout cas qu’elle ouvre des pistes d’interprétation stimulantes : nous allons en explorer deux.



A côté du thème de la lettre écrite et lue qui leste la partie gauche du triptyque, il doit exister côté droit  un autre thème tout aussi fort, capable d’équilibrer l’ensemble. Le personnage de la servante va nous conduire à une première proposition.




La servante curieuse

Metsu_Dublin_femme_lisant_Tableau
Campée devant le tableau dans le tableau, elle soulève précautionneusement le rideau comme pour se prémunir d’un retour de réalité trop violent, comme si les embruns de la tempête allaient lui sauter au visage. Aux gens simples, les sensations fortes.


Le spectateur dans le tableau

Souvent, un personnage vu de dos fonctionne comme un relai du spectateur dans le tableau : c’est le principe de la Rückenfigur, procédé qui sera plus tard exploité par Caspar-David Friedrich (voir 2 Le coin du peintre )

Ici l’identification est d’autant plus aisée que la servante est justement représentée en train de contempler une peinture :  la servante est « notre alter ego dans le tableau » [1]

Un encouragement aux curieux

Incarnation du spectateur et du bon sens populaire, la servante nous invite comme elle à soulever le rideau : autrement dit à dévoiler la signification de l’oeuvre.

Tous les objets du regard

Non seulement les trois personnages regardent (car écrire et lire sont aussi des opérations du regard), mais les objets eux-même sont presque tous liés au thème de la vision :

« Le peintre a surmonté toutes les préoccupations qu’il aurait pu avoir pour l’anecdote. Son oeuvre ne s’occupe que de l‘attente visuelle. Il juxtapose différentes manières de rendre présent ce qui est absent – la lettre elle-même, un tableau au mur et un miroir. Metsu invente des moyens pour souligner l’acte de regarder. »  [2]


Metsu_Dublin_femme_lisant_tableau_miroir

Miroir et tableau

Accrochés à côté l’un de l’autre, avec des cadres noirs identiques, le miroir et le tableau maritime invitent à la comparaison: l’un nous montre le bout de mer peinte que le rideau vert ne cache pas, l’autre nous montre le bout de vitrail que le rideau bleu ne cache pas.

La représentation picturale est ainsi mise en compétition

avec la représentation spéculaire.

Nous sommes ici au coeur des théories esthétiques de l’époque. Quelques années plus tard, Hoogstraten définira la peinture comme :

«une connaissance qui doit permettre de représenter toutes les idées ou tous les concepts que l’ensemble du monde visible peut nous donner, et tromper l’œil par les contours et les couleurs…« un miroir de la nature » qui « fait que des choses qui n’existent pas paraissent exister, et trompe d’une façon permise, amusante et louable ». Samuel van Hoogstraten,  Inleyding tot de hooge schoole der schilderkonst (Introduction à la haute école de l’art de peinture, 1678)


Miroir et globe

Metsu_Dublin-miroir globe

La composition autorise également une comparaison verticale, cette fois entre le miroir et le globe qui se situe juste au dessus. Carré contre sphère, la symbolique est riche. D’autant plus que nous devons tenir compte du vitrail, qui projette son quadrillage sur le globe et dans le miroir.

Le principe des coordonnées cartésiennes date de 1619 : à l’époque de Metsu, le quadrillage est donc clairement lié à l’idée d’une représentation numérique du réel. Le miroir carré et le globe, tous deux soumis au quadrillage, pourraient donc renvoyer aux questions contemporaines concernant la mesure de la Terre, en géométrie plane ou en géométrie sphérique.

De plus, on peut constater que  ces deux objets s’inscrivent parfaitement dans le thème de la moitié gauche : le globe est un objet sur lequel on peut écrire la réalité spatiale du monde, le miroir un objet sur lequel on peut la lire.


Le thème de la moitié droite

La moitié droite ne contient pas grand chose : les deux « tableaux dans le tableau » et les deux signatures de Metsu : sur l’enveloppe et sur le tableau. On peut donc facilement supposer que son thème est en rapport avec la Peinture.

De plus, la présence de la servante nous livre le thème du bas : la Peinture du point de vue du Spectateur. La partie haute représenterait-elle la Peinture du point de vue du Peintre ?


Chapeau contre seau

Le cadre doré avec sa colombe, la paix champêtre qui règne dans le tableau du haut évoquent un monde idéal, harmonisé  : le tableau tel qu’il se présente dans l’esprit du peintre. Le chapeau posé sur la chaise, juste en dessous, corrobore cette idée du tableau « dans la tête ».

Le tableau du bas en revanche, avec son rideau qui le protège, et son sujet tempétueux évoque un monde voilé et aléatoire : le tableau tel qu’il se présente aux regards des spectateurs. Le seau à provisions, juste en dessous, corrobore cette idée du tableau « sur le marché ».


Les deux signatures

Les deux signatures ont des valeurs bien différentes. Celle du bas est inscrite sur la lettre peinte : elle fait partie du tableau  et c’est une adresse postale: autrement dit elle est destinée à être regardée et lue.

Celle du haut en revanche ne fait pas partie des objets représentés, mais a été apposée pour authentifier le tableau : elle renvoie à l’acte de peindre et à l’écriture.


 

Metsu_Dublin_Synthese_Representation
Tel un expérimentateur sur une paillasse, Metsu a accumulé tous les instruments d’une théorie de la représentation :

  • les  lettres décrivent le monde sous forme littéraire,
  • le globe illustre la projection géographique,
  • le miroir la réflexion spéculaire,
  • les tableaux la transcription picturale.

Quant aux signatures, elles représentent non pas le monde, mais Metsu lui-même..

La partie gauche du triptyque est dédiée en haut à l’Ecriture et en bas à la Lecture.

Pour la partie droite, nous avons maintenant une interprétation cohérente, celle de la Peinture :

  • en bas, comment la regarder ;
  • en haut,comment la concevoir.

En haut le Maître joue le double rôle du scripteur et du peintre, autrement dit de l’Auteur.

En bas le Maîtresse et la Servante fournissent, en lisant et en contemplant, deux incarnations du Spectateur.



En exploitant le thème du regard, nous avons abouti à une première interprétation du « triptyque de Dublin » : une mise en parallèle de l’Ecriture et de la Peinture, assortie d’échantillons sur les formes de la représentation.

Mais ceci laisse à l’écart la chaîne hiérarchique qui structure si fortement le triptyque, surtout depuis que le panneau masculin est venu coiffer l’ensemble de la composition : le Maître commande à la Maîtresse qui commande à la Servante qui commande au Chien.

Cette piste hiérarchique va nous conduire à une seconde interprétation d’ensemble qui se superpose, sans la contredire, à la première.



Un ternaire pour un triptyque

En latin (Spiritus, Anima, Corpus) comme en néerlandais (Geest, Ziel, Lichaam), le ternaire le plus connu repose sur un composant masculin, l’Esprit et un composant féminin, l’Ame. Le troisième terme, le Corps, étant masculin ou neutre.

Un triptyque qui fait figurer le Maître en haut, la Maîtresse et la Servante en dessous, et tout en bas un chien fidèle, mérite au moins de s’interroger sur une possible interprétation philosophique ou religieuse.

Le corps-serviteur

L’idée que l’Esprit et l’Ame doivent commander le Corps, et non l’inverse, est familière aux catholiques.   Metsu, qui l’était,  peut avoir entendu des sermons aussi cocasses que celui-ci :

« L’esprit qui est le maître voudroit aller à l’église, à la grand-messe au sermon et à vêpres ; le corps qui est le valet, porte l’esprit au cabaret, à l’académie, au lieu infâme ; l‘âme qui est la maîtresse voudroit prier Dieu, communier ou gagner l’indulgence, et la chair qui est la servante traîne l’âme aux promenades, aux danses et dissolutions ». Le missionnaire de l’Oratoire, Sermons du Père Le Jeune, Tome VII, 1825.

Mais le tableau pourrait se rattacher à une tradition philosophique plus précise.

L’âme intermédiaire

Le fait que l’Esprit (la partie de l’homme qui est en relation avec le monde des Idées) puisse agir sur le Corps (la partie la plus matérielle) a toujours posé problème. D’où la nécessité, dans la tradition hermétique, d’un principe intermédiaire capable d’articuler le principe spirituel et le principe matériel.

« …Car il est impossible au Noùs, de par son essence, d’habiter nu un corps terrestre : c’est que le corps terrestre ne peut porter une aussi grande divinité et qu’une Force de cette splendeur et de cette pureté ne peut supporter d’être liée par un attouchement direct à un corps soumis aux passions.

C’est pourquoi l’Esprit s’enveloppe dans les voiles de l’Âme ; l’âme qui, à certains égards, est aussi divine, se fait la servante du souffle vital tandis qu’enfin le souffle vital gouverne la créature ». Corpus hermeticum douzième livret, versets 51 et 52


L’Ame servante de l’Esprit et maîtresse du Corps

Metsu n’avait pas besoin d’être un expert en hermétisme pour se représenter l’Ame comme la servante de l’Esprit (le souffle vital), servant en quelque sorte de courroie de transmission de ses ordres vers le Corps (la créature).  Cette conception hiérarchique était relativement populaire à l’époque, comme en témoigne la splendide métaphore qui suit :

« Or quand le corps et l’esprit (qui ont de coutume de de faire par ensemble la guerre) sont tellement d’accord et profitables l’un à l’autre, que l’esprit soit le maître et l’inférieure partie de l’âme (savoir est la raison), la femme, et le corps, le serviteur, et que, librement et volontiers, il obéit à son maître et maîtresse, et que comme les yeux des serviteurs sont ès mains de leurs maîtres et ceux des servantes es mains de leurs maîtresses, ils soient en pareille forme, prêts et appareillés d’obéir. Quand, dis-je, ces choses seront en telles manières disposées, c’est à savoir qu’il y ait une si grande paix et concorde entre eux, lors assurément il y a joie en l’esprit, paix en l’âme et délectation au corps. Et lors notre Seigneur Dieu nous illumine de telle façon de sa divine clarté, comme fait le soleil tout l’air, quand il est serein et libre de tout vent, tempête, pluies et nuées ».

La Perle évangélique: traduction française (1602) Par Daniel Vidal. Texte flamand d’une béguine anonyme, paru en 1535 à l’initiative du chartreux colonais Thierry Loher.

La dernière phrase en particulier semble directement décrire l’ambiance du triptyque : lorsque la concorde (tableau bucolique) et non pas les tempêtes (tableau maritime)  règne entre maîtres et serviteurs, alors la divine clarté illumine toute la scène.


Une métaphysique de la lumière

Au XVIIème siècle, et particulièrement dans les tableaux hollandais, la lumière revêt souvent un caractère religieux ou métaphysique.

« La lumière n’est pas seulement [chez Kepler] l’image du Dieu trinitaire ; elle constitue aussi l’origine des facultés de l’âme, le lien qui rattache le monde spirituel et celui de la matière physique, et un miroir des lois de la nature. » Lindberg, 1986, cité par Arasse, L’ambition de Vermeer, p 169

Nous en savons maintenant assez pour nous lancer dans une interprétation ternaire du triptyque de Dublin.


Le Maître

Que fait l’Esprit ? Il voyage, il perçoit la lumière des choses directement, comme à travers une fenêtre ouverte. Il est capable de quadriller le monde, de le cartographier, de le peindre ou de le dépeindre. Dans la sérénité de son cabinet de travail, en haut de la maison, il donne des ordres écrits.


La Maîtresse

Que fait l’Ame ? Elle réside, elle reflète, elle coud, faisant tenir ensemble les pièces séparées.  Elle ne voit pas le monde directement, mais au travers des quadrillages et filtres que le Maître a disposé autour d’elle. Dans la salle du rez-de-chaussée, elle lit ses ordres et les transmet à la Servante.


La Servante

Que fait le Corps ? Il ne sait pas lire, mais il est sensible aux images, ce qui le rend influençable et vulnérable aux passions. Il peut aller au marché chercher des provisions. Il peut aussi monter au premier étage pour rapporter au Maître le compte-rendu écrit de la Maîtresse.


Le chien

Un animal n’a pas d’Esprit. Il a seulement une petite Ame, qui lui permet d’obéir. Et un petit Corps, qui lui permet de regarder, sans comprendre ce qui se passe.


Un schéma théorique

Metsu_Dublin_Synthese_Ternaire

Le triptyque de Dublin illustre,  sous forme d’une maison hollandaise bien organisée, ouverte comme une maison de poupée, le fonctionnement d’un humain théorique.

Les perceptions apportées par la lumière sont transformées en ordres par l’Esprit, lesquels sont transmis à l’Ame qui les fait exécuter par le Corps et rend compte en retour à l’Esprit. Toute l’astuce de Metsu est d’avoir utilisé le Courrier comme métaphore de ce circuit de commande.


Un auto-portrait philosophique

Une manière d’articuler cette interprétation avec la précédente et de considérer qu’il s’agit non pas du schéma de principe d’un humain quelconque, mais d’un auto-portrait philosophique de Metsu lui-même : la lettre au Maître ne lui est-elle pas adressée ?



Voici donc en éclaté sous nos yeux un Gabriel Metsu trinitaire  :

  • l’intellectuel et l’homme d’action – le Maître qui conçoit et dirige ;
  • la dame aux magnifiques atours – la Beauté que courtise le Maître ;
  • la servante curieuse, qui observe l’oeuvre en train de se dévoiler à elle-même – la Peinture en action, et en jupons…

Alors, le courrier qui descend et monte entre ces trois instances ne serait rien d’autre que le message d’amour adressé par le créateur à sa création, et retour…



Références :
[1] (Victor Ieronim Stoichiţă, « L’instauration du tableau: métapeinture à l’aube des temps modernes », p 233
[2] Svetlana Alpers, « L’Art de dépeindre », p 328