Apprécié par le public américain pour le réalisme de ses paysages, Cole a aspiré très tôt à un genre « plus élevé », dans lequel la peinture de paysage se rapprocherait de la peinture d’histoire pour exprimer un message moral : « Je ne suis pas un simple peintre de feuilles ».
Mais la rareté des commanditaires a limité ce type d’oeuvres, parmi lesquelles figurent quelques pendants et séries devenus par la suite très célèbres.
Le Jardin d’Eden, Amon Carter Museum, Fort Worth, Texas (134 x 978 cm) [1] |
Expulsion du Jardin d’Eden,, Museum of Fine Arts, Boston (138 x 101 cm) [2] |
Cole, 1828
Ce tout premier exemple de son « style plus élevé » est resté invendu, même après une tombola publique à New York. Cole a attribué son « manque de succès … à cette apathie qui existe certainement dans cette ville entièrement commerciale. « (cité par [3], p 93)
Voici comment il décrit le pendant :
« Le sujet d’un des tableaux est Le jardin d’Eden. Je me suis efforcé de concevoir un endroit heureux où tous les beaux objets de la nature étaient concentrés. Le sujet de l’autre est L’expulsion du jardin. J’y ai introduit les objets les plus terribles de la nature, et me suis efforcé d’en augmenter l’effet en donnant un aperçu du jardin d’Eden dans sa tranquillité » (cité par [3], p 127)
Environné de fleurs et de cristaux multicolores, le couple humain salue l’harmonie de la Création.
Chassé par l’Ange à l’épée de Feu (rendu invisible dans une ellipse audacieuse), le couple déchu entame son chemin sans retour parmi les forces déchaînées de la Nature.
A la Vie éternelle, figurée à droite par la cascade qui reboucle miraculeusement sur elle-même, succède désormais le règne du Temps inéluctable, matérialisé par la chute d’eau.
La logique du pendant (SCOOP !)
Tandis que le Jardin d’Eden est basé sur la figure unificatrice et divine du triangle, l’Expulsion repose sur une dichotomie : le cerf qui court à droite librement dans la paix du Paradis, est contrebalancé par un autre cerf dévoré par un loup et un vautour : le Péché de l’Homme n’a pas puni que lui-même, mais toute la Création avec lui.
Cette composition au final assez simple, presque naïve, pose une question délicate : pourquoi Cole n’a-t-il pas inversé le second tableau, de manière à ce que la continuité spatiale soit cohérente avec la continuité narrative ? Et que le couple chassé quitte le pendant par le bord droit, dans le sens de la lecture ?
Cole a préféré une composition plus complexe, dans laquelle :
- l’oeil du spectateur ne suit pas la ligne droite, mais effectue un zig-zag entre les deux pendants ;
- le Futur fuit en quelque sorte par le centre.
Nous retrouverons en 1842, dans la série du Voyage of Life, le même parti-pris esthétique de participation active du spectateur, par la rupture délibérée de la continuité visuelle.
Expulsion. Moon and Firelight Cole, vers 1828, Thyssen-Bornemisza, Madrid
Signalons cette version purement « élémentaire » du même thème de l’Expulsion : la cascade verticale, figure maximale de l’Irréversibilité, divise le tableau en deux moitiés symétriques :
- à la porte de Feu correspond le volcan ;
- à la plaine du Jardin d’Eden correspond la mer vide sous une lune coupée, sorte de monde inversé par la Chute :
Vue du mont Holyoke a Northampton, Massachusetts, apres l’orage (The Oxbow)
Cole, 1836, MET
Ce tableau de style topographique est intéressant parce qu’il est structuré comme un pendant :
- à gauche la nature sauvage, la tempête, l’arbre abattu ;
- à droite la nature humanisée, le ciel bleu, les cheminées dont la fumée tranquille remplace les nuages .qui s’effacent.
Le tronc fracassé d’un côté, le parasol du peintre de l’autre (planté comme un étendard à côté d’une chaise en forme de croix) sont comme les emblèmes de ces deux mondes, l’Amérique sauvage et l’Amérique christianisée.
Cole s’est représenté à la frontière entre les deux. Mais aussi au point le plus paradoxal du méandre, celui où la rivière semble près de se reboucler sur elle-même, transformant sa progression inexorable en un mouvement circulaire. Cette métaphore discrète sur le Temps et sur l’Eternité, sur le progrès continu et sur le cycle des Destructions/Constructions, est au coeur des réflexions de Cole à cette époque.
Elles vont trouver à s’exprimer ouvertement, la même année, dans une série remarquable.
1 L’état sauvage |
2 L’état arcadien ou pastoral |
Cole, 1836, The Course of Empire, New-York Historical Society (161 x 100 cm)
3 L’Accomplissement de l’Empire (Consummation)
Cole, 1836, The Course of Empire, New-York Historical Society, (193 x 129 cm)
4 Destruction |
5 Désolation |
Cole, 1836, The Course of Empire, New-York Historical Society (161 x 100 cm)
Cole développe en une série de cinq peintures l’idée du grand pendant évolutif de Turner en 1817 : l’Ascension et le déclin de l’Empire carthaginois (voir 1797-1828) (Cole avait rencontré Turner en 1829, lors d’un voyage à Londres).
Les cinq tableaux étaient disposés autour d’une porte, dans la galerie de peinture de l’hôtel particulier new-yorkais de son patron, Luman Reed [4]. Les trois petits tableaux en imposte, avec le Lever, la Culmination et le Coucher du soleil, insistaient sur le caractère cyclique de la série, dans une double analogie astronomique et météorologique :
- un lever du jour nuageux (Etat sauvage) ;
- une matinée lumineuse (Etat pastoral) ;
- un midi glorieux (Accomplissement ) ;
- une après-midi de tempête (Destruction) ;
- un crépuscule calme, avec le lever de la lune (Désolation).
Des éléments fixes de la topographie jouent également un rôle symbolique.
Le pic est :
- 1) juste sorti des nuages ;
- 2) dominé par un sommet plus haut (soumission aux Dieux) ;
- 3) dominé par la Ville (couvert de bâtiments et surplombé par la statue de Minerve) ;
- 4) voilé par la fumée des incendies et dominé par la statue du guerrier ;
- 5) libéré de toute construction et baigné par les derniers rayons du soleil.
Le lac est :
- 1) immense par rapport aux quelques tentes ;
- 2) sanctifié par un temple à la Stonehenge ;
- 3) dompté par un pont sur lequel passe un cortège triomphal ;
- 4) transformé en frontière entre les deux factions,le pont ayant été coupé ;
- 5) redevenu un espace de calme entre les ruines, le pont n’étant plus qu’un vestige sur les deux rives.
Les modifications de point de vue (à la fois en cadrage et en direction) rendent impossible la lecture en pendants.
A noter que l’accrochage a privilégié un ordre logique à partir des impostes (lecture de haut en bas, puis de gauche à droite), qui fait apparaître deux transitions entre un état nuageux et un état calme : le « progrès » de l’état sauvage à l’état pastoral est ainsi rendu équivalent à la « régression » de l’état de guerre à la paix des ruines, dans une vision pessimiste de l’histoire.
Un accrochage cyclique, plus cohérent avec la course du soleil, aurait eu tendance à favoriser une lecture en deux pendants, ce que Cole ici n’a pas voulu.
Vue de Florence depuis San Miniato |
Vue sur les Catskills—Début de l’Automne |
Cole, 1837, MET (160 x 99.cm)
Ces deux vues n’ont d’autre point commun que d’être prises au coucher du soleil. En les exposant en pendant à la National Academy of Design, Cole crée une équivalence entre la beauté sauvage de sa chère vallée de l’Hudson et la beauté civilisée de la vallée de l’Arno. Ainsi le pendant illustre l’idée qui se développe au XIXèeme siècle selon laquelle le patrimoine naturel du Nouveau Monde équilibre le patrimoine culturel de l’Ancien.
Le pendant est aussi un appel à la préservation de ce patrimoine : car le calme pastoral des environs des Catskills avait déjà été, à l’époque du tableau, largement entamé par le passage du chemin de fer [5].
Le Passé |
Le Présent |
Cole, 1838, Amherst College Mead Art Museum, Basset Gallery
En montrant l’état glorieux du monument sous le même point de vue que son état actuel en ruines, Cole se livre au même exercice de reconstitution archéologique que Turner dans son pendant de 1816, consacré au temple de Jupiter (voir 1797-1828). Les deux états passé et présent sont corrélés à deux positions opposées du soleil :
- levant en arrière à gauche,
- couchant derrière le château à droite.
Ikemoto note que cet effet est une tentative de profiter, en peinture, de la popularité d’un dispositif qui se développe à l’époque, celui du diorama à double effet : en variant la position de la source d’éclairage par rapport à une plaque comportant des zones transparentes et peintes, on pouvait faire apparaître non seulement deux ambiances lumineuses du même lieu, mais aussi deux états ([3] , p 107).
Cole y ajoute les opposition entre
- le vert et le roux de la végétation,
- la foule et la solitude,
- la noblesse des chevaliers et l’humilité du berger,
- les chevaux qui s’affrontent et les moutons qui broutent.
Le Départ |
Le Retour |
Thomas Cole, 1838, National Gallery of Arts, Washington [6]
Commandés par le riche propriétaire terrien Van Rensselaer, les deux tableaux avaient pour seul thème imposé le Matin et le Soir. Cole a rajouté la classique opposition Printemps / Automne, mais surtout l’histoire du chevalier qui part à la guerre et en revient mourant : en entrant dans la catégorie Avant-Après, le pendant gagne toute la puissance narrative que procure cette formule, avec l’ellipse dramatique qui se crée automatiquement entre les deux scènes (voir Une transformation).
Le fringant chevalier sur son cheval caparaçonné de jaune, qui sortait du premier tableau par la droite, salué par un moine, rentre dans le second par la gauche, également accueilli par un moine, mais couché dans un brancard. Ainsi l’histoire rajoute de nouvelles oppositions :
- le Départ et le Retour,
- l’escorte nombreuse et clairsemée,
- le Profane (le château) et le Sacré (la cathédrale),
- la Vie et la Mort.
Le tableau de gauche est animé du double mouvement de descente de l’eau depuis la montagne et de la troupe depuis le château, dont le pont-levis se relève. Celui de droite ne montre que l’immobilité du troupeau et le lent mouvement horizontal du brancard.
La logique du pendant
Ikemoto a bien montré ([3] , p 130) que la statue de la Vierge à l’Enfant, vue de dos dans la lumière puis de face à contre-jour, constitue le pivot qui permet au spectateur de comprendre la relation topographique entre les deux tableaux.
Les deux vues correspondent à une rotation de 180°, mais aussi à un décalage latéral (puisque la statue se trouve à gauche des deux vues).
Une conséquence paradoxale (SCOOP !)
Il en résulte une conséquence inattendue, qui n’a pas été relevée : tandis que l’accrochage côte à côte place le soleil entre les deux pendants , dans la grande tradition des pendants architecturaux, la reconstruction mentale de la topographie prouve que le soleil se situe en fait au même endroit : les deux scènes ont donc lieu au même moment du jour.
Interprétant subtilement la volonté du commanditaire, Le pendant n’illustre pas le Matin ET le Soir, mais Matin OU le Soir.
Il est probable que le commanditaire était d’accord avec cette subtilité, puisque Cole lui-même lui précise que les deux points de vue sont opposés :
« Le spectateur a tourné le dos au château », lettre de Cole à Van Rensselaer du 15 octobre 1837, cité par [3], p 128.
Au début de mars 1839, le banquier et philanthrope new-yorkais Samuel Ward père commanda à Thomas Cole une série allégorique de quatre toiles intitulée « Le voyage de la vie », dont il avait conçu le sujet à l’automne 1836 alors qu’il exposait son premier cycle, The Course of Empire .
Cette série, complétée en 1840, est conservée au Munson-Williams-Proctor Arts Institute à Utica [7]. En 1841-42, afin de pouvoir l’exposer plus facilement, Cole en fit durant son voyage à Rome une copie pratiquement identique conservée à la National Gallery of Art de Washington [8], qui est celle présentée ici.
Les quatre tableaux montrant la barque du Temps descendant le Fleuve de la Vie, en compagnie plus ou moins lointaine de l’Ange gardien. La série est clairement divisée en deux pendants, mode d’accrochage privilégié dans la galerie privée du commanditaire.
Enfance |
Jeunesse |
Cole, 1842, The Voyage of Life, National Gallery of Art, Washington [7]
Au Printemps, dans une vue vers la source du fleuve, la barque quitte une grotte sombre au bas d’une montagne au somment invisible ; le voyage commence entre les rives fleuries, en compagnie de l’Ange gardien à l’arrière ;
A l’Eté, dans une vue vers l’aval et un grand palais dans les nuages, le jeune homme dit adieu à l’Ange, qui reste sur la rive.
A noter que dans les deux cas la barque n’a pas de gouvernail : ni l’Ange ni l’Homme n’ont de prise sur la Destinée.
Une composition paradoxale
La composition retenue fait que le fleuve coule dans deux directions opposées. Cole lui-même en explique la raison :
« Si j’avais donné au fleuve la même direction dans chaque tableau, j’aurais été contraint à avoir la même vue du bateau et de la ou des figures – presque la même tout au long des différentes parties du travail : ce serait monotone, et choquerait le spectateur comme résultant soit de l’incompétence dans l’exécution, soit de la pauvreté d’invention, et le plaisir qui résulte de la nouveauté serait entièrement perdu. » [9]
Enfance |
Jeunesse (inversée) |
Une autre remarque de Cole est plus incompréhensible :
« Maintenant, si la rivière avait coulé dans une autre direction que celle que j’ai choisie, comment l’architecture aérienne aurait-elle pu être introduite de manière à être placée sous le regard du jeune voyageur – elle devrait avoir été imaginée comme existant en dehors du tableau – ce qui serait une taxe sur l’imagination du spectateur que peu seraient prêts à payer. »
Il est clair qu’une composition en parallèle aurait été bien plus cohérente, plaçant l’amont du fleuve à gauche, et l’architecture idéale à l’emplacement du soleil levant. Le choix de faire fuir le fleuve non vers le bord droit, mais dans des directions opposées, a tout à voir avec l’efficacité de la structure en pendant, qui ramène le regard des bords, lieux du passé, au centre, ouvert vers l’avenir.
Malgré ce que dit Ikemoto ([3] , p 107). il est clair que Cole ne cherche pas ici à imiter l’autre dispositif en vogue, les panoramas mobiles dans lesquels une longue toile se déroulait continûment devant les spectateurs immobiles (simulant par exemple la Descente du Mississipi). La structure en pendant casse la passivité du regard et invite le spectateur à reconstruire la narration.
Maturité |
Vieillesse |
Le second pendant poursuit la même logique de cassure du courant et de sortie par le centre.
A l’Automne, l’homme affronte les dangers de la tempête et des rapides, mais l’Ange gardien veille sur lui dans son dos.
A l’Hiver, la barque a perdu sa proue et l’Ange vient chercher le vieillard parvenu à la mer calme, pour lui montrer le Paradis ;
« Les chaînes de l’existence corporelle s’effondrent; et déjà l’esprit a des aperçus de la vie immortelle. » [8].
Cole, 1839, Albany Institute of History and Art
Les quatre études conservées montrent bien le caractère fastidieux d’une série continue, et justifie la décision de la scinder en deux pendants symétriques et autonomes.
Cette séparation entre une partie joyeuse et une partie triste reflète l’idée que Cole se faisait de l’existence :
« Le trouble caractérise la période de l’âge adulte. Dans l’enfance, il n’y a pas de souci lancinant : dans la jeunesse, pas de pensée désespérée. C’est seulement quand l’expérience nous a appris les réalités du monde que nous enlevons de nos yeux le voile doré des débuts de la vie, que nous ressentons une douleur profonde et durable. » [10a]
Campagne romaine |
Un soir en Arcadie |
Cole, 1843, Wadsworth Atheneum, Hartford
Réalisé pour Miss IHicks au retour du second voyage de Cole en Italie, ce pendant associe une vue d’un aqueduc près de Rome et une oeuvre d’imagination ([11], p 86). Il reprend certaines oppositions de Passé et Present :
- temps anciens / temps modernes ;
- aube (?) / crépuscule ;
- arches nombreuses / arche unique ;
et en ajoute deux nouvelles :
- construit /naturel ;
- animaux domestiques (chèvres et chiens) / animaux sauvages (daims et canards).
Plus subtilement, un détail de chaque tableau renvoie au thème dominant de l’autre :
- dans le paysage latin, un agneau isolé évoque le monde des paraboles chrétiennes ;
- dans le paysage italien, la femme qui danse accompagnée par le joueur de lyre, et le serpent entre les deux, évoque le mythe païen d’Orphée et Eurydice.
Aqueduc près de Rome
Cole, 1832, Kemper Art Museum, St. Louis [12] |
Tour Fiscale et Aqueduc de Claude, Via Appia, Rome |
A noter que le premier tableau reprend, en resserrant la cadrage et en inversant la direction du soleil une vue frappante des environs de Rome que Cole avait exécutée lors de son premier voyage en Italie : la tour médiévale semble prolonger l’aqueduc tandis que la flaque au premier plan le dénie.
A gauche le crâne commente la disparition des empires, tandis qu’a droite la chèvre juchée sur son rocher accueille le lever d’un nouveau jour [12a].
A partir de 1846, Cole se lança dans une dernière série de cinq tableaux, « La Croix et le Monde », interrompue par sa mort soudaine en 1848. Les trois toiles achevées ont aujourd’hui disparu, mais nous sont connues par des photographies. On a aussi conservé des études qui permettent de se faire une bonne idée de l’ensemble.
1 Le tableau central
Deux jeunes gens partent en pélerinage, l’un vers la Croix, l’autre vers le Monde
The Cross and the World
Cole, 1846-48, Edwin A. Ulrich Museum of Art
Le premier tableau de la série est ainsi décrit dans le Catalogue de l’exposition commémorative de 1848 à l ‘American Art Union ([13], p 200) :
« Au pied de la montagne se dresse l’Evangéliste avec son livre ouvert. Un peu en avant on voit de l’eau, symbole du Baptême. Deux jeunes gens, compagnons de voyage de la vie, arrivés au point ou leurs chemins se séparent, sont dirigés avec affection et sincérité vers la croix brillante. Alors que l’un, par le pouvoir de la vérité, commence timidement son saint pèlerinage, l’autre, pris par les charmes du paysage terrestre, tourne le dos à l’Evangéliste et à la Croix, et dévale le chemin du Monde. »
Après ce début commun, la série montre ensuite, pour chaque pèlerin, deux stades de son voyage : le milieu et la fin. Commençons par le pèlerin qui part en direction de la Croix, donc vers la gauche.
2 Le Pèlerin de la Croix : durant le Voyage
Photographie de 1872
Voici la description de ce tableau dans le Catalogue de l’exposition commémorative de 1848 à l ‘American Art Union
« C’est l’heure de la tempête. Des nuages noirs enveloppent les sommets environnants. Un torrent gonflé se précipite et plonge dans l’abîme. La tempête, balayant de terribles gouffres, dévie la cataracte en colère et accroît l’horreur de la scène : le pèlerin, maintenant dans la vigueur de la maturité, poursuit son chemin au bord d’un précipice effrayant. C’est un moment de danger imminent. Mais la lueur de la croix brillante traverse la tempête, et éclaire d’une lumière nouvelle son chemin périlleux et étroit. Avec un regard inébranlable et un courage renouvelé, le voyageur solitaire poursuit son pèlerinage céleste. L’ensemble symbolise les épreuves de la Foi« . ([13], p 201)
Le révérend Louis Legrand Noble ami et biographe de Cole, ajoute une précision intéressante :
« Cole était particulièrement satisfait d’une partie de ce deuxième tableau, presque plus que de tout ce qu’il avait déjà peint. La partie dont il s’agit est le premier plan à droite, avec ses grands arbres. C’est le rendu parfait de l’un des passages les plus forts et les plus grandioses de la nature… En tant que paysage simple et sauvage, c’est certainement l’un des plus heureux triomphes de son pinceau. » ([14], p 395)
3 Le Pèlerin du Monde : durant le Voyage
Le Pèlerin du Monde durant son voyage, Albany Institute of History and Art
Voici la description des nombreux détails du tableau, par Daniel Huntington ([15], p 297) :
« Dans le troisième tableau, le spectateur regarde une étendue d’eau tranquille. À droite, les jardins du plaisir, où les adeptes des délices sensuels se délectent de tout ce qui rassasie et amuse. Près d’une fontaine, dont les eaux tombantes les bercent de leur perpétuel murmure, se dresse la statue de la déesse de l’amour. Une allée profonde, aux parfums odorants et à l’ombre délicieuse, invite à la quiétude dans une jungle fleurie. Une foule joyeuse danse sur le gazon, autour d’un arbre, au son d’une musique animée. Près d’une statue de Bacchus, une compagnie profite d’un banquet luxueux. Sur la gauche se trouve le Temple de Mammon, une structure superbe et coûteuse surmontée de la roue de la Fortune … une fontaine curieusement forgée jette des jets d’or, qui sont avidement attrapés par les adeptes en dessous… Dans le lointain, au milieu du tableau, une vision de la puissance et de la gloire terrestres s’élève au dessus du paysage …des colonnades et des empilement d’architecture s’étendent dans la vaste perspective. Au sommet d’une haute volée de marches se dresse le trône et le sceptre. En suspension dans l’air, au point le plus haut atteignable par l’homme, se trouve le symbole étincelant de la royauté, la couronne. Entre le spectateur et ce grand spectacle se trouvent des armées en conflit et une ville en flammes, indiquant que le chemin de la gloire passe par la ruine et le champ de bataille. »
Le pèlerin a le choix entre trois embarcations :
- vers le Temple de Mammon (L’Argent),
- vers le Palais dans les nuages (e Pouvoir)
- vers le sous-bois (la Sensualité).
A noter la Croix qui, petite et à demi-voilée, indique dans son dos qu’il peut encore rebrousser chemin.
La logique du premier pendant
Ce stade intermédiaire oppose, comme souvent chez Cole
- la Tempête dans la nature sauvage
- le Beau Temps dans la nature humanisée.
Plus subtilement, il montre que la voie périlleuse est unique, sur le fil du précipice ; alors que la voie facile se subdivise en apparentes alternatives, qui vont se révéler autant d’impasses.
Le second pendant
Etude pour Le Pèlerin de la Croix à la fin de son voyage, Brooklyn Museum |
Etude pour Le Pèlerin du Monde à la fin de son voyage, Smithsonian American Art Museum |
« Dans le quatrième tableau, le pèlerin de la Croix, maintenant un vieil homme au bout de son existence, obtient un premier aperçu de l’infini et de l’éternel. Les tempêtes de la vie sont derrière lui; le monde est sous ses pieds. Les pinacles rocheux, juste pointant à travers l’obscurité, n’atteignent pas sa luminosité; les brumes, s’arrêtant dans l’obscurité, ne montent pas jusqu’à son atmosphère sereine. Il regarde l’infini. Les nuages - incarnations de la gloire, faufilant l’immensité par d’innombrables lignes, se déroulant depuis les profondeurs éternelles – transportent notre regard vers la lumière inaccessible. La croix, désormais pleinement révélée, déverse son rayonnement sur la scène illimitée. Des anges, avec la palme et la couronne de l’immortalité, apparaissent au loin et s’avancent à sa rencontre. Perdu de ravissement à la vue, le pèlerin laisse tomber son bâton et, les mains levées, tombe à genoux. » ([15] , p 298)
« Dans le dernier tableau, désolé et brisé, le pèlerin du Monde, descendant une sombre vallée, s’arrête enfin sur le bord horrible qui surplombe l’obscurité extérieure. Les colonnes du temple de Mammon s’effritent; les arbres du jardins des plaisirs tombent en poussière sur son chemin. L’or est sans valeur comme la poussière avec laquelle il se mêle. Le fantôme de la gloire – un tissu creux sans fond – vole sous l’aile de la mort, pour disparaître dans une éternité sombre. Des formes de démons se rassemblent autour de lui. D’horreur, le pèlerin laisse tomber son bâton et se tourne désespérément vers la croix longtemps oubliée et oubliée. Voilée dans la nuit mélancolique, derrière un sommet de la montagne, elle est perdue à jamais pour lui. »
La logique de ce second pendant est donc d’opposer :
- le sommet de la montagne et le champ de ruines,
- le soleil culminant et le soleil couchant,
- La Vie éternelle (les anges ) et la Mort.
Etude pour le Pèlerin de la Croix à la fin de son voyage, Smithsonian American Art Museum
Une autre étude du quatrième tableau a été conservée, mais elle semble moins proche de la version finale connue par une photographie de 1872.
La logique de la série
On n’est pas certain de la manière dont les cinq tableaux étaient accrochés lors de l’unique exposition de la série en 1848 à l’American Art Union, mais plusieurs commentateurs parlent du premier comme étant le tableau central.
On peut imaginer que les spectateurs défilaient depuis la droite (flèches bleues), en défaisant d’abord le chemin du Pèlerin du Monde, puis en accompagnant le Pèlerin de la Croix, progressant ainsi de la Croix quasi invisible à la Croix la plus éblouissante.
Avec un peu de recul apparaissait la structure en deux pendants emboîtés, autour du tableau central biparti (en vert) :
- 2 : la Tempête et les Epreuves, 3 :le Beau Temps et les Plaisirs ;
- 4 : L’issue, 5 : l’Impasse.
Le Choix d’Hercule entre la Vertu et le Vice
Carrache, 1596, Capodimonte, Naples.
En décidant de placer le Pèlerin de la Croix en position d’honneur, à la droite de l’Evangéliste, Cole ne faisait que reprendre la structure médiévale des Jugements Derniers (où les Elus sont à la droite du Christ), disposition renouvelée à la Renaissance dans l’iconographie d’Hercule entre deux chemins.
La série de Cole n’est en définitive qu’un paysage moralisé scindé en cinq.
Illustration pour Piligrim’s progress de John Bunyan, 1813
On sait que Cole lisait à l’époque le Voyage du pèlerin de Nunyan, qui propose un parcours, en de nombreuses étapes, de la Cité terrestre vouée à la destruction à la Cité Céleste.
L’idée des deux pèlerins permet de fusionner l’iconographie du Bon et du mauvais Chemin, avec celle du parcours continu.
Le Chemin large et le Chemin étroit, 1855
Les gravures populaires qui se multiplient durant la seconde moitié du siècle auront tendance à inverser la composition, afin que le Progrès vers le Bien corresponde au sens de la lecture. Le choix de Cole, plus exigeant pour l’oeil, mais plus stimulant pour l’esprit, nous montre que le chemin du Monde est facile (vers le bas, et dans le sens de la lecture) tandis que le chemin de la Croix est ardu et contre-nature.
Pour conclure, voici comment le révérend Noble explique toute l’importance du détail de l’eau au premier plan, du premier tableau, met en garde contre les mauvaises interprétations de la série et en souligne le caractère complexe et non-manichéen ([14], p 390 :
« Prétendre que les deux étaient des pécheurs jusqu’à ce moment où l’un accepte et l’autre rejette l’évangile, dont tous deux étaient également ignorants et négligents jusqu’à ce l’Evangéliste le leur présente, – l’un parcourant dès lors sans relâche le chemin sacré, et l’autre le chemin profane – est une méconnaissance totale de l’idée principale de l’artiste... Les deux « pèlerins », baptisés dans leur enfance, et maintenant tout à fait inconscients de ce moment où ils ont traversé une « expérience technique de la religion », entrent devant nous sur le chemin de la vie, à un âge qui les rend capables d’assumer les vœux et les promesses faites en leur nom lors de leur baptême, et de satisfaire, désormais responsables d’eux-mêmes, aux commandements de Dieu. C’est pourquoi leur chemin – jusqu’à ici unique – monte au dessus de l’eau et, bien que se divisant maintenant, se poursuit sur la terre, son côté spirituel et divin symbolisé par la Croix, son côté charnel et pécheur symbolisé par les objets du Monde. C’est le voyage de la vie, le même pour les deux. Les deux sont des créatures temporelles et sensibles ; les deux ont une seule et même nature, la même nature déchue, qui a été bénie du même don de grâce régénératrice ; cependant, la prédominance du spirituel dans l’un et du charnel dans l’autre, leurs affections dominantes, leurs buts, leurs motifs et leurs objectifs sont différents. L’un recherche la Croix ; mais, malgré tous les dons de la Grâce, porte toujours avec lui le fardeau de son ancienne nature, avec de fortes sympathies pour le Monde qui l’environne encore ; l’autre recherche le Monde mais, malgré son ancienne nature, il porte toujours avec lui un don caché et gracieux, le principe d’une nouvelle nature avec ses sympathies pour la Croix qui brille et qui l’attire. Ainsi, les deux avancent – l’un, dans l’abondance de la lumière divine, mais avec des épreuves effrayantes; l’autre, dans en plein péché, mais avec quelques manifestations de la Grâce; jusqu’à ce que la Grâce (dans un cas gaspillée) et les épreuves (dans l’autre cas surmontées) soient supprimées et que la fin et la récompense atteinte par chacun, soient révélées. »
Références :
[3] Wendy Nalani Emiko Ikemoto, « The space between: Paired paintings in antebellum America », Harvard University, ProQuest Dissertations Publishing, 2009
[10a] Cité par [10] :
« Trouble is characteristic of the period of manhood. In childhood, there is no care: in youth, no despairing thought. It is only when experience has taught us the realities of the world, that we lift from our eyes the golden veil of early life; that we feel deep and abiding sorrow. »
[12a] La Via Apia est au sud des montagnes Sabines et Albines que l’on voit à l’horizon, et l’aqueduc est orienté nord-sud : pour le pendant de 1843, la logique de la symétrie suggère que l’aqueduc est vu à l’aube, alors que selon la géographie il est vu le soir. Cole a préféré éviter de se répéter plutôt que de respecter strictement la topographie.
[13] Joseph Parrish Thompson
« Young men admonished: in a series of lectures », p 201
https://books.google.fr/books?id=MopNAAAAYAAJ&pg=PA201
p 200:
« At the foot of the mountain stands Evangelist with the open Gospel. A little in advance are the waters, symbolical of Baptism. Two youths, companions in the travel of life, having come to the parting of their road, are affectionately and earnestly directed to the shining cross. While one, through the power of truth, enters with timid steps upon his holy pilgrimage, the other, caught by the enchantment of the earthly prospect, turns his back upon Evangelist and the Cross, and speeds forward upon the pathway of the world. »
p 201 : «
It is an hour of tempest. Black clouds envelope the surrounding summits. A swollen torrent rushes by, and plunges into the abyss. The storm, sweeping down through terrific chasms, flings aside the angry cataract, and deepens the horror of the scene below. The Pilgrim, now in the vigor of manhood, pursues his way on the edge of a frightful precipice. It is a moment of imminent danger. But gleams of light from the shining cross break through the storm, and shed fresh brightness along his perilous and narrow path. With steadfast look, and renewed courage, the lone traveler holds on his heavenly pilgrimage. The whole symbolizes the trials of faith. »
[14] Louis Legrand Noble, « The Life and Works of Thomas Cole » https://books.google.fr/books?id=xYcfAAAAYAAJ
p 390 : « To assume the persons represented, as sinners up to the time that they appear,—the one accepting, the other rejecting a gospel, of which, until they hear it from the evangelist, both have been equally ignorant and careless,—the former thenceforward unswervingly beating the sacred path, the latter, the profane path, is a total misapprehension of the artist’s main idea… The two Pilgrims, call them, baptized in infancy, and now quite unconscious of any time when they passed through a technical » experience of religion, » enter before us upon life’s journey, at an age competent to assume the vows and promises made, in their name, at their baptism, and met, as those henceforth responsible for themselves, by the commandments of God…. Hence their way—up to this point one and the same—ascends from the water, and, although now dividing, takes its direction across the earth, its spiritual, divine side symbolized by the cross, its carnal, sinful side symbolized by objects indicative of the world. It is life’s journey still, equally to both. Both are in time; both are creatures of sense; both have one and the same nature, the same fallen nature once blessed with the same gift of regenerating grace, only, from the predominance of the spiritual in the one, and the carnal in the other, their ruling affections, aims, motives and objects of pursuit are different. One pursues the cross ; but, with all his gracious endowments, still carries with him the burden of his old nature, with its strong sympathies for the world yet around him: the other pursues the world ; but, notwithstanding his old nature, still bears with him a hidden, gracious gift, the principle of a new nature with its sympathies for the cross, yet shining upon, and attracting him. Thus both journey forward—the one, in the abundance of divine light, having his fearful trials; the other, in the plenitude of sin, having some manifestations of grace; until grace, (in the one case forfeited,) and trials, (in the other case overcome,) are removed, and the end and reward, meet for each, are revealed. »
p 395 : « Cole was better satisfied with a portion of this second picture than with almost any thing he ever painted. The part, in particular, alluded to, is the high, woody foreground on the right. It is the perfect rendering of one of nature’s strongest, grandest passages… As simple, wild landscape, it is certainly one of the happiest triumphs of the pencil. »
[15] Daniel Huntington,
» A general view of the fine arts: critical and historical, with an introduction », 1858,
https://books.google.fr/books?id=nF8XAAAAYAAJ&pg=PA298
p 297 :
« In the third picture, the beholder looks off upon an expanse of tranquil water. On the right are the gardens of pleasure, where the devotees of sensual delights, revel in all that satiates and amuses. Near a fountain, whose falling waters lull with perpetual murmurs, stands a statue of the goddess of love. An interminable arcade, with odorous airs and delicious shade, invites to the quiet depths of a wilderness of flowers. A gay throng dances upon the yielding turf, around a tree, to the sound of lively music. Near an image of Bacchus, a company enjoys a luxurious banquet. On the left is the Temple of Mammon, a superb and costly structure surmounted by the wheel of Fortune … a curiously-wrought fountain throws out showers of gold, which is eagerly caught up by the votaries below. … Far distant, in the middle of the picture, a vision of earthly power and glory rises upon the view…. [C]olonnades and piles of architecture stretch away in the vast perspective. At the summit of a lofty flight of steps stand conspicuous the throne and sceptre. Suspended in air, at the highest point of human reach, is that glittering symbol of royalty, the crown. Between the beholder and this grand spectacle are armies in conflict, and a city in flames, indicating that the path to glory lies through ruin and the battlefield. »
p 298 : «
In the fourth picture, the pilgrim of the Cross, now an old man on the verge of existence, catches a first view of the boundless and eternal. The tempests of life are behind him; the world is beneath his feet. Its rocky pinnacles, just rising through the gloom, reach not up into his brightness; its mists, pausing in the dark obscurity, ascend no more into his serene atmosphere. He looks out into the infinite. Clouds—imbodiments of glory, threading immensity in countless lines, rolling up from everlasting depths—carry the vision forward towards the unapproachable light. The Cross, now fully revealed, pours its effulgence over the illimitable scene. Angels, with palm and crown of immortality, appear in the distance, and advance to meet him. Lost in rapture at the sight, the pilgrim drops his staff, and with uplifted hands sinks upon his knees.
In the last picture, desolate and broken, the pilgrim of the World, descending a gloomy vale, pauses at last on the horrid brink that overhangs the outer darkness. Columns of the temple of Mammon crumble; trees of the gardens of pleasure moulder in his path. Gold is as valueless as the dust with which it mingles. The phantom of glory—a baseless, hollow fabric— flits under the wing of death, to vanish in a dark eternity. Demon forms are gathering round him. Horror-stricken, the pilgrim lets fall his staff, and turns in despair to the long-neglected and forgotten Cross. Veiled in melancholy night, behind a peak of the mountain, it is lost to his view for ever. »