A ces hautes époques, le caractère parcellaire des vestiges rend les généalogies difficiles et les interprétations périlleuses. Les rares globes apparaissent comme des variantes à l’intérieur de formules iconographiques « standards ». Cet article commence par trois préludes présentant ces formules typiquement paléochrétiennes, avant de passer aux deux types de globes : soit piédestal, soit siège du Seigneur.
Article précédent : 1 Dieu sur le Globe : époque romaine
Prélude 1 : Le Christ entre Pierre et Paul, dans les verres à fond doré des Catacombes
On a conservé environ 500 fonds de verres à boire, scellés dans le mortier pour marquer les tombes dans les catacombes. Ils portent souvent l’expression grecque PIE ZESES (« Buvez et vivez ») ou son équivalent latin VIVAS, même associés à des sujets religieux [1].
Certains présentent des portraits très réalistes du possesseur de la coupe à boire, mais la plupart des scènes sont des sujets standards, que l’on a retrouvés en plusieurs exemplaires. Je m’intéresse ici à ceux qui sont composés de manière symétrique, avec un couple entourant un objet ou un tiers.
Entre des époux
Un rare exemple païen
ORFITUS ET COSTANTIA, British Museum, 4ème siècle
Les fonds de verre trouvés dans les catacombes sont exclusivement chrétiens, mais les païens appréciaient aussi ces coupes à boire, souvent offertes comme cadeau de mariage. Celle-ci porte l’inscription :
Orfitus et Costantia, à la santé d’Hercule, dégustez l’Acerentino
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ORFITUS ET COSTANTIA IN NOMINE HERCVLIS, ACERENTINO FELICES BIBATIS
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Il pourrait s’agir de Memmius Vitruvius Orfitus, préfet de Rome vers 350, qui aurait reçu le bol en cadeau de la ville d’Acerentia, connue pour rendre un culte à Hercule.
Comme les deux époux regardent devant eux ce qui semble être une statuette, il est possible qu’Hercule en personne remplace la coupe sur le plateau : image publicitaire pour vanter la force du breuvage.
Des mariés chrétiens
Le Christ offrant des couronnes à un couple de jeunes mariés |
Le Chrisme au dessus d’une famille |
4ème siècle, British Museum
La coupe de gauche présente une composition similaire, sinon que le Christ, imberbe et de petite taille, se trouve en suspension à l’arrière du couple.
L’inscription est la suivante :
Ma chère âme, à ta santé !
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DULCIS ANIMA VIVAS
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Dans la coupe de droite, le Christ est remplacé par un Chrisme (sans doute pour ne pas que sa figure en pied soit concurrencée par celle de la petite fille). L’inscription nomme la mère (SEBERE) , le père (COSMAS), la fille (LEA), avec l’expression grecque traditionnelle qui, dans un contexte chrétien, prend un sens eucharistique : « Buvez et Vivez » . Le chrisme est suspendu à une couronne nuptiale, plus reconnaissable ci-dessous :
Couple de mariées
Kunsthistorisches Museum, Vienne
Entre Saint Pierre et Saint Paul
Offrir des couronnes
Le geste est le même que pour les époux ; mais ici il s’agit de célébrer non pas une noce, mais le martyre, et de promettre la félicité céleste.
Coupe pour Biculius |
Coupe anonyme |
Le Christ offrant des couronnes à Saint Pierre et Saint Paul, British Museum
Le portrait de couple est ici remplacé par celui des deux figures les plus célèbres de la Rome chrétienne, les apôtres Pierre et Paul. La coupe de gauche est personnalisée pour un certain Biculius :
Biculius, fierté de tes amis, à ta santé, bois et vis !
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BICVLIVS DIGN(ITAS AM)ICORVM VIVAS PIE ZESES
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Le Christ offrant des couronnes à Saint Sixte et Saint Timothée,Musée du Vatican |
Le Christ offrant des couronnes à Saint Pierre et Saint Paul, MET |
La formule n’est pas réservée à Pierre et Paul. : deux saints, vus ici en entier, sont assis dans les attitudes variées de la conversation. Dans l’exemple de droite, le texte est inscrit à l’extérieur de l’image, ce qui rend celle-ci facilement recyclable :
Joyeux en Christ, mérite l’amitié
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ELARES EN CRISTO DENGNETAS AMICORUM
soit
HILARES IN CHRISTO DIGNITAS AMICORUM
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On rencontre exceptionnellement d’autres couples de Saints, mais les plus fréquents restent de loin Pierre et Paul, selon de nombreuses variantes, que nous allons rapidement parcourir.
Autour d’un objet
Pierre et Paul (assis) sous une couronne, British Museum, 3ème au 5ème siècle, Cologne. |
Pierre et Paul (en demi-figure) sous une couronne |
Ici une couronne commune remplace les deux couronnes offertes par la figurine de Jésus. On notera dans la seconde coupe, avec la calvitie de Saint Paul, le début de la différentiation traditionnelle dans l’apparence physique des deux apôtres,.
Pierre et Paul autour d’une colonne , fin 4ème siècle, MET
Cette variante, intéressante pour notre sujet, place entre les deux Apôtres une métaphore du Christ : un globe entourant un chrisme (la tête) posé en haut d’une colonne (le corps).
Autour d’un tiers
Pierre et Paul autour de Sainte Peregrina, MET |
Pierre et Paul autour de Sainte Agnès, Vatican |
Parfois on trouve entre un personnage debout : ici une Sainte.
Pierre et Paul autour de Marie, Landesmuseum Württemberg |
Pierre et Paul autour du Christ, Vatican |
La forme circulaire induit une taille plus grande pour la figure centrale, justifiée en plaçant celle-ci en avant : mais tandis que Marie est de plain-pied entre le deux Saints, le Christ avec son auréole apparaît juché sur une petite colline.
La « Traditio Legis »
Traditio legis, Toledo museum of Arts
Cette dernière variante est à comparer avec cette iconographie bien plus complexe que les historiens d’art ont nommé « Transmission de la Loi »,
La forme canonique de la « traditio legis » se caractérise par les points suivants (les derniers étant facultatifs):
- Jésus tient une banderole avec l’expression : « Dominus legem dat » ;
- Pierre est à droite, portant une croix et touchant des mains cette banderole ;
- Paul est à gauche, faisant du bras un geste d’acclamation ;
- Le Christ est perché sur un monticule rocheux surplombant un ou quatre fleuves ;
- la scène est encadrée par deux palmiers dont celui de gauche porte un phénix, symbole de la Résurrection.
Traditio legis, Museo Sacro Vaticano inv 60771
Le seul autre exemplaire conservé, parmi les verres à fond d’or, est encore plus complexe, puisqu’il comporte un registre inférieur ayant la même composition tripartite : au centre l’Agneau sur la montagne aux quatre fleuves, entre les villes de Jérusalem et de Bethléem. d’où sortent des agneaux.
Le texte comporte au centre un troisième mot, IOR-DANES : le Jourdain. Dans une analyse passionnante ([2], p 269 et ss), Jean-Michel Spieser montre qu’il ne s’agit pas de nommer le fleuve du registre supérieur, ou en tout cas pas seulement. Le mot désigne aussi l’Agneau — personnification animale du Christ sur Terre – car Jourdain signifie, selon une étymologie d’Origène, « celui qui descend ».
« Le Christ est le fleuve qui descend, le fleuve qui est représenté surgissant de sous ses pieds dans la zone supérieure du verre, mais aussi l’Agneau, qui est, lui-même, le même fleuve descendu sur terre, comme l’indique le mot Jourdain par lequel il est désigné ici… Il donne naissance aux quatre évangiles représentés par les quatre fleuves qui sortent du monticule sur lequel se tient l’Agneau dans les deux images. Le Christ donne naissance aux évangiles comme le Jourdain donne naissance aux quatre fleuves. Le Jourdain est ainsi identifié, au moins métaphoriquement, au fleuve de Genèse II, 10 qui se divise en quatre pour former les quatre fleuves du paradis« ([3], p 276
En aparté : la Traditio legis : une génèse controversée
Introduire l’iconographie de la « traditio legis » à partir des verres à fond d’or a deux avantages :
- d’une part, montrer que la structure ternaire de l’image, la position debout, les gestes des Apôtres, et même le fait que le Christ soit juché sur un rocher, s’inscrit dans un schéma habituel de l’imagerie populaire ;
- d’autre part, montrer sa complexité par rapport aux scènes habituellement représentées sur verre, et l’inversion par rapport à la position hiérarchique, intangible, de Pierre à gauche (donc en premier dans le sens de la lecture, et à la droite du Christ) : il est donc clair que la formule n’a pas été inventée par les verriers, mais adaptée à partir d’une source prestigieuse.
Mosaïque du vieux saint Pierre de Rome, dessin de Grimani, vers 1600
Ce dessin montre l’abside du vieux Saint Pierre de Rome avant sa destruction, avec sa mosaïque du XIIIème siècle. Si l’on admet que celle-ci reproduit fidèlement la mosaïque paléochrétienne encore antérieure, nous avons un prototype convainquant pour la « traditio legis », avec l’inversion des positions de Paul et Pierre, la présence du mont aux quatre rivières, et dans le registre inférieur les deux villes, le troupeau et l’agneau (sur l’état actuel de cette passionnante discussion, voir [4], p 11).
En simplifiant à l’extrême une controverse toujours active parmi les spécialistes, on peut distinguer deux grandes tendances sur l’interprétation du « Dominus legem dat ».
Pour les premiers historiens d’art qui ont identifié et baptisé cette formule, il s’agissait de la représentation d’un événement fictif, la transmission à Pierre du rouleau représentant la Loi (« Dieu LUI donne la Loi »), imaginé par les paléochrétiens pour faire pendant à la transmission de la Loi à Moïse.
Selon la critique moderne, il ne peut pas s’agir d’un don à Pierre (inconcevable de la main gauche, voir 2-3 Représenter un don). Certains la considèrent comme une dérivation de la formule du Christ enseignant, et y voient un « discours interrompu » [5] En tout cas il ne s’agit pas d’une représentation narrative, mais plutôt d’un schéma synthétique récapitulant plusieurs thèmes de la nouvelle foi, sans privilégier Pierre particulièrement. La traduction la plus exacte serait une revendication à la fois religieuse et politique : « C’est Dieu qui donne la Loi ». ([2], p 244 et ss).
Prélude 2 : le Christ enseignant
Le Christ enseignant (détail)
370-400, coupole de la Chapelle Sant’Aquilino, basilique de San Lorenzo Maggiore, Milan
Une autre iconographie précède la « traditio legis » : celle du Christ enseignant, à la manière d’un philosophe antique, assis entre les Apôtres (on reconnait ici Pierre et Paul, à leurs places traditionnelles).
Le Christ entre Pierre et Paul, 366-384, catacombe de Domitilla, Rome
Cette mosaïque très détériorée reprend la même scène. Malgré ce qu’on lit parfois, le Christ n’a pas les pieds sur un globe : l’objet au centre est, comme dans la mosaïque de Milan, une capsa, petite bibliothèque portative. Les trois personnages sont assis dans des chaises à dossier haut.
Cette mosaïque est célèbre pour le halo circulaire vert qui entoure la figure du Christ, toute première apparition de ce qui deviendra plus tard la mandorle. Mais aussi pour le texte qui l’entoure, et dont les implications politiques et théologiques ont fait l’objet de discussions dans lesquelles nous ne rentrerons pas :
« Toi que l’on dit Fils et que l’on découvre Père »
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« Qui filis diceris et pater inveneris »
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L’important pour nous est de constater que, dès le début, le halo circulaire est compris certes comme un phénomène surnaturel manifestant la divinité de Jésus, mais surtout comme une sorte de Corps de gloire, comme le Père enveloppant le Fils.
Dans ce contexte, on comprend que l’introduction du globe-siège ou du globe-piédestal n’allait pas de soi : peut-on s’asseoir ou monter sur la figure de la Perfection ?
C’est sans doute pourquoi, très rapidement :
- le doré, la couleur de Dieu, a été réservée à tout ce qui est auréole et mandorle,
- et le bleu, la couleur du ciel, a été attribuée au globe-siège ou piédestal, faisant voir, sans ambiguïté, que le Christ domine le Cosmos.
Prélude 3 : Les pieds sur Caelus
Sarcophage de Junius Bassus, 359, Museo del tesoro di San Pietro, Vatican
Le Christ assis pose les pieds sur la voûte céleste gonflée par Caelus, adaptation de l’iconographie impériale vue sur l’Arc de Galère (voir 1 Dieu sur le Globe : époque romaine). Ici l’idée a peut être été favorisée par la présence du registre inférieur, dont l’arcade épouse graphiquement le voile.
Ce sarcophage luxueux, que l’on peut dater précisément, est célèbre pour être la plus ancienne « traditio legis » sculptée : on remarquera néanmoins que, mis à part la banderole (repliée, et que Jésus ici ne donne pas à Pierre), il manque tous les autres éléments de l’iconographie, sans doute à cause de la place restreinte à l’intérieur d’un seul compartiment.
Sarcophage du Beato Egidio, église San Bernardino, Pérouse |
Sarcophage Lat 174, Musée Gregoriano Profano Vatican |
Voici les deux seuls autres sarcophages montrant Caelus sous les pieds du Christ.
Dans le premier cas, les compartiments voisins sont occupés par un couple âgé, probablement les défunts. Dans le second on reconnaît la traditio legis, ici avec la banderole déployée et touchant les mains de Pierre.
On ne connaît pas d’autres exemples du Christ avec Caelus sous ses pieds : comme si cette formule était restée, depuis les bas-reliefs des arcs de triomphe, l’apanage des statuaires.
Le globe piédestal
Après le sarcophage de Junius Bassus, le motif de la « traditio legis » devient très courant sur tous types de supports : essentiellement les sarcophages jusqu’à la fin du IVème siècle, mais aussi des fresques et des mosaïques (pour une synthèse récente et un large répertoire photographique, voir le travail de Robert Couzin [4]).
Cette iconographie de la « traditio legis » possède une forme rarissime (deux exemples seulement) où le Christ est debout sur un globe : John Fotopoulos [6] la relie à l’iconographie impériale par le biais des sarcophages de Caelus (où cependant le Christ est assis). En fait, si l’on trouve bien des empereurs posant un pied sur un globe, il n’existe aucun exemple d’empereur y posant les deux : forme contreproductive par son manque de stabilité.
Cette iconographie rarissime du Christ debout un globe n’a donc aucun équivalent païen.
Le Christ debout des catacombes de Priscilla
Catacombes ad decimum près de Grottaferrata, 350-70 |
Fresque perdue des catacombes de Priscilla, 350-400 |
Traditio legis
Ces deux fresques, contemporaines du sarcophage de Junius Bassus, illustrent l’un la formule standard de la traditio legis (le Christ debout, appuyé contre une haute montagne aux quatre fleuves), et l’autre sa variante avec globe.
Le Christ debout du baptistère de Naples
Traditio legis,
Fin IVème-début Vème, Baptistére de San Giovanni in Fonte, Naples [7]
Tout en tenant la croix, Pierre reçoit entre ses deux mains couvertes la banderole portant le texte habituel. La troisième ligne, écrite en caractères pseudo-hébraïques, suggère que cette banderole sacrée doit être comprise comme représentant les Lois au sens large, Ancien Testament et Nouveau Testament réunis. Ainsi Dominus désigne à la fois le Père et le Fils.
Un autre élément important de cette mosaïque est la couleur bleu-céleste du globe.
Le sommet de la coupole est occupé par un grand disque céleste où s’inscrit, au milieu d’étoiles dorées et argentées, un staurogramme gigantesque (Croix ornée d’un Rho) entre les lettres alpha et omega.
Au dessus du Chrisme, la main de Dieu sort du ciel pour tenir une couronne. On peut noter comme un halo bleuté complétant de demi-cercle du rho, (mais il peut s’agir d’un artefact lié aux restaurations). L’oiseau juste à côté, entre les deux perroquets symboles de résurrection (voir Le symbolisme du perroquet), est le seul de la guirlande florale à porter une auréole : nous avons certainement retrouvé le phénix qui manquait à la « traditio legis » située juste en dessous [8].
Dans l’autre sens, en descendant, l’oeil rencontre deux cerfs buvant dans deux sources de part et d’autre d’un berger : nous avons retrouvé deux des quatre fleuves de la « traditio legis ».
Juste en dessous encore se trouve le symbole de l’Evangéliste Matthieu, un Ange très original dont les ailes ici sont de lauriers.
Les deux autres sources se trouvent sous la scène diamétralement opposée, malheureusement disparue ; tandis qu’au dessus des pendentifs intermédiaires se trouve un autre motif champêtre, deux brebis autour du Bon Pasteur.
Une condensation de symboles
L’éclatement de l’iconographie habituelle de la traditio legis en trois points de ce large baptistère met en lumière, a contrario, tout ce qu’une image comme le verre doré du Vatican porte de condensation de symboles (puisqu’il montre, en plus, l’Agneau, les deux villes et les deux troupeaux).
Ainsi la « traditio legis » nous apparaît de moins en moins comme une composition narrative, et de plus en plus que comme une sélection raisonnée de symboles, regroupés pour un impact visuel maximal : en ce sens, elle est vraiment le précurseur de ses grandes « majestas domini » qui se développeront, sept siècles plus tard, dans les absides romanes.
Une interprétation du globe (SCOOP !)
En embrassant l’ensemble, on saisit combien le globe bleu du Christ s’inscrit dans un étagement de cercles, entre en haut la petite couronne divine inscrite dans la couronne céleste et en bas le quart de cercle étoilé de l’Evangéliste.
Et de même que le globe sous les pieds du Christ se projette dans la couronne céleste,
de même le staurogramme que Saint Pierre élève sur son épaule se projette dans le staurogramme géant de la coupole.
Comme le rocher ou le trône, le globe sert à mettre en valeur, en l’élevant, la figure du Christ par rapport à celle des deux apôtres. Mais sa couleur et sa forme lui donnent un avantage cosmique :
avec son bleu céruléen, non étoilé mais parcouru de reflets, il apparaît ici comme une goutte de ciel, descendue sur la Terre pour en réalimenter les sources.
Il fusionne ainsi en un seul symbole le rocher et le Jourdain.
En aparté : la Croix au centre du Ciel
D’après Paul le Silentiaire, la coupole de Saint Sophie était au 6ème siècle décorée d’une immense croix [8a]. Mais c’est dans des édifices plus modestes que quelques rares autres croix ont été conservées.
430, Mausolée de Gallia Placida, Ravenne |
5ème-6ème, Eglise Santa Maria della Croce, Casarano |
Que ce soit dans un tombeau de luxe, comme la Croix entourée du Tétramorphe du mausolée de Gallia Placida, ou dans la coupole toute simple de l’église de Casarano, le point commun est que la croix latine brise la symétrie centrale : sa branche longue est orientée de manière à ce que la tête de la Croix (ou du rho dans le cas du baptistère de Naples) se trouve à l’Est.
Un cas unique : la mosaïque d’Albenga
Baptistère d’Albenga, Ligurie, 6ème siecle
Même orientation dans cette composition, unique par sa complexité. Les trois cercles concentriques symbolisent la Trinité, comme le prouve ce texte de Jean de Gaza, qui décrit de manière poétique une coupole qui couvrait les bains de sa ville :
« Une ligne droite, très étendue, s’avance d’en haut, possédant plus grande longueur, tandis qu’une autre ligne, plus petite, poursuit un chemin opposé, au milieu de laquelle la nécessité maintient l’intersection du lien de l’amitié, le divin signe de la paix ; et toutes deux, I’une avec l’autre, maintiennent (quatre] longueurs de route attachées ensemble. Les quatre extrémités ont fructifié, l’âge semé le premier ayant été façonné orient, occident, midi et nord ; ainsi as-tu assuré la cohésion de l’univers par les quatre intellectifs. L’image sereine des deux lignes du divin, qui a l’éclat de l’or, resplendit, car la postérité de l’or se fixe dans la fleur de l’âge et brille sans discontinuer. L’empreinte favorable de la Trinité intellective danse une ronde de circonvolutions bleu sombre, figurée par des cercles à l’imitation de la voûte céleste; à l’intérieur sont les intelligences, la sainte lumière des deux lignes. » [8b]
Dans le baptistère d’Albenga, la présence des trois cercles trinitaires se justifie par les rites baptismaux :
« Par ses catéchèses de la fin du IVe et du début du Ve siècle, y compris celles d’Ambroise dans la ville voisine de Milan, nous savons que les catéchumènes faisaient face à l’ouest à l’intérieur du baptistère en renonçant à Satan, puis se tournaient vers l’est – la direction de la mosaïque d’Albenga – tout en faisant une confession à la Trinité. » (Nathan S Dennis, [8c])
Ce qui est véritablement extraordinaire est la triplication du chrisme chi-rho et des lettres alpha et omega, sorte de réfraction circulaire de l’Unique dans un dégradé de bleu. Nathan S Dennis y voit l’évocation
« de l’interpénétration des réalités terrestre et céleste qui se produit pendant le rite. Cette interaction avec le divin – à la fois à travers un mouvement imaginé et la procession réelle – est mise en relation avec la confession trinitaire du catéchumène, acte central de sa triple immersion dans les fonts et sa transformation en une véritable imago Trinitatis. » [8d]
Le cercle des apôtres
Table d’autel de Saint Victor de Marseille
Le motif des douze colombes en deux files de part et d’autre d’un chrisme est assez commun dans la décoration des tables d’autel paléochrétiennes, pour évoquer les douze apôtres réunis autour du Christ lors du Dernier repas.
Le motif du cercle de colombes, plus rare, est attesté par une description, par Saint Paulin, d’un décor absidal qu’il avait fait réaliser à Nole, dans les années 400 :
« la main divine, symbole de Dieu le Père, apparaissait au milieu des nuées. Au-dessous, le Saint-Esprit était représenté par une colombe aux ailes étendues ; plus bas encore, une grande croix rayonnait dans une auréole d’or sur laquelle douze colombes, désignées comme la représentation des apôtres, formaient une couronne autour du Rédempteur. » [8f]
Une triple progression (SCOOP !)
A Albenga, un détail témoigne de la même signification eucharistique : à la même place, au dessus du rho, que la couronne dans le baptistère de Naples, un petit cercle blanc marqué d’une croix souligne ici la direction de l’Est, le lieu du Christ. Les douze colombes qui regardent dans sa direction symbolisent les Apôtres tournés vers ce Christ en forme d’hostie : de ce point de vue, les cercles bleus évoquent une sorte de Table dressée au milieu du Ciel ; et dans les étoiles qui se rangent derrière les Apôtres, on peut imaginer les baptisés admis à cette eucharistie céleste.
Un autre détail passé inaperçu est que les douze volatiles sont disposés, de part et d’autre, selon les trois secteurs du khi. Mais alors qu’il aurait été naturel de les répartir uniformément, leur taille diminue et leur nombre augmente lorsque l’oeil descend de la tête du rho à son pied : une grosse colombe, deux moyennes, trois petites.
Toute la complexité de la composition d’Albenga est qu’elle présente trois progressions simultanées, chacune en trois stades :
- à partir du Christ-hostie, la progression numérique 1 / 2 / 4 / 6 ;
- à partir du centre du khi-rho, la diminution de luminosité ;
- en lisant de gauche à droite (du nord au sud), la progression alphabétique alpha/khi/rho.
Il serait présomptueux d’interpréter ces progressions, qui traduisent nécessairement une réflexion en profondeur sur la Trinité, mais aussi sur l’enchaînement entre des extrêmes en passant par un terme moyen. Tout au plus peut-on citer un texte largement postérieur qui manie les mêmes notions :
Qu’est ce que Trois sinon trois Un et un Triplet ? Pour cette raison, Trois est aussi un Début, car il est la première perfection, qui vient d’un Un et d’un Deux : Un est le premier à donner naissance, Deux est le premier à naître ; et Trois est la première perfection de ce qui donne naissance et de ce qui naît. De ce fait, Un ne peut exister seul, car il ne serait pas Créateur s’il ne donnait naissance à quelque chose. Mais Deux non plus ne peut pas rester seul, car l’existence de Deux implique l’existence d’Un et Deux. Donc il y a Trois. Cependant, pour faire Trois, Un et Deux doivent être réunis. Car Un tout seul et Deux tout seul ne font pas Trois : si on les joint, ils font Trois. Et, comme l’amour, cette union fait trois choses de deux […] Voyez donc que toute perfection est une trinité, et rien d’autre ; et que tout se compose d’un Début, d’un Milieu et d’une Fin. »
Attribué à Candidus, cité par [8e], p 69 |
res quid sunt nisi tria unum et unum tria? Et hoc ideo principium quia prima perfectio est ex uno et duobus ueniens: unum primum gignens, duo primo genitus, tres prima perfectio gignetis et geniti. Ideo non solum unum, quia non esset gignens nisi generaret. Ideo non sola duo, quia non aliter fieri potest nisi unum et duo aliquid sint. Sunt ergo tria. Non sunt autem tria nisi iungas unum et duo. Nam unam per se et duo per se non sunt tria; si iungis, tria sunt. Et ipsa eorum iunctio, quasi amor quidam, facit ea duo secum tria esse […] Vide ergo quod omnis perfectio trinitas est, immo haec sola: primo, media, fine stare omnia. Et primum non esse sine medio et fine; et medium non esse sine primo et fine, et finem non esse sine primo et medio?
|
Quoique très rare, la répartition « pyramidale » du nombre douze se réinvente sporadiquement :
Devant d’autel de la Seu d’Urgell, 1125-50, Musée National d’Art de Catalogne, Barcelone
Six siècles après Albenga, chez cet artiste catalan….
L’Agneau Mystique (détail), Retable de Gand, Van Eyck, 1432
…ou encore pour les jets de sang et d’eau de la fontaine de L’Agneau Mystique.
Mosaïque de l’abside, 1130, San Clemente, Rome
Cette mosaïque médiévale reprend le thème paléochrétien des douze colombes, maintenant distribuées le long de la croix selon la régression numérique 5 4 3. Les trois colombes du haut, entre la main du Père et la tête du Fils, figurent le Saint Esprit tout en évoquant la Trinité.
4 : Le globe siège
Les deux absidioles de Santa Costanza
L’église Santa Costanza de Rome était à l’origine le mausolée de Constantina, la fille du premier empereur chrétien Constantin. Les deux absidioles opposées, sur les bords gauche et droit de cette photographie, renferment deux mosaïques très anciennes et malheureusement très restaurées, cruciales pour notre sujet. Je présente ici le consensus dominant, sans entrer dans les controverses multiples qui ont émaillé leur historiographie.
Traditio legis |
Traditio clavis |
350-75, Mausolée de Santa Costanza, Rome
La traditio legis de gauche, probablement la plus ancienne représentation du motif, est parfaitement standard : car le texte de la banderole, DOMINUS PACEM DAT, qui a fait couler beaucoup d’encre, est probablement dû à une restauration fautive du mot LEGEM ; et le Christ, initialement, était barbu [9] .
Le motif de l’absidiole opposée représente le Christ assis sur un globe, tendant une clé à Saint Pierre qui la reçoit dans son manteau ( (le petit palmier maigrichon, au dessus, est une invention des restaurateurs.
Autant la « traditio legis » étale toute sa richesse iconographique, avec les deux villes, les deux palmiers, les quatre brebis et les quatre sources, autant la « traditio clavis’ semble bancale, toute la moitié droite étant remplie par sept palmiers très laids, opaques à toute interprétation puisque deux autres bordent la composition sur la gauche. On a l’impression d’un motif bricolé « ad hoc », pour faire pendant au sujet déjà bien établi de l’autre absidiole. Mais autant ce dernier ne s’appuie sur aucune source textuelle [10], autant la « traditio clavis » illustre un passage bien connu :
« Et je te donnerai les clefs du royaume des cieux « Matthieu 16,19
Fragment de sarcophage 370-400, Musée Lapidaire Avignon
On considère aujourd’hui que le motif de la « traditio clavis » a pris sa source dans les sarcophages, petite scène à deux personnages qui occupe une place mineure [11]. Le Christ y est toujours debout et de plain-pied avec Pierre.
La mosaïque de Santa Costanza est le premier exemple connu de « traditio clavis » où le Christ est assis sur un globe, dans une position de supériorité hiérarchique.
Sur le Terre comme au Ciel (SCOOP !)
Je pense que l’introduction si atypique du globe à Santa Costanza n’avait pas pour but de créer un distance hiérarchique, qui n’est qu’un effet collatéral. Cette référence céleste permettait d’illustrer la suite immédiate du texte de Matthieu :
« Et je te donnerai les clefs du royaume des cieux : tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux. «
Les clés peuvent être comprises à la fois comme celles du Royaume de Cieux, mais aussi comme celles d’un cadenas, un moyen de « lier » et de « délier » simultanément sur la Terre et dans le Ciel : comme si le Christ assis sur le Ciel se faisait le relais de Pierre les pieds sur Terre.
Facilitée par la forme sphérique de l’absidiole, l’idée du globe se heurtait aussitôt au problème de la partie droite vide : l’artiste n’a pas pensé à y placer Paul, ou n’a pas voulu, afin de bien marquer la différence avec la traditio legis de l’autre absidiole.
Traditio clavium, 684, Catacombe de Commodilla, Rome
C’est cette solution qui sera adoptée, trois siècles plus tard, dans la seconde « traditio clavis » avec globe.
On comprend ici, incidemment, pourquoi la « traditio legis » est contrainte d’inverser les positions habituelles des deux apôtres : mettre Pierre à la place d’honneur ET lui donner un objet marginaliserait par trop Paul. L’inversion traduit, en somme, un compromis protocolaire.
En aparté : la postérité de la traditio legis et clavium
Traditio legis et clavis, fragment de l’Antependium de Magdebourg, 968, Staatsbibliothek, Berlin
Le Moyen-Age réinventera (plutôt qu’il ne reprendra) ces deux iconographies, sous une forme combinée et résolument égalitaire : Saint Pierre retrouve la place d’honneur pour recevoir les clés (comprises désormais comme le pouvoir papal), et c’est Saint Paul qui reçoit la Loi, dont le texte lui est maintenant explicitement adressé : DOMINUS DAT LEGEM SAUL.
L’empereur Otto Il offrant au Christ la cathédrale de Magdeburg, fragment de l’antependium de Magdeburg, 968, MET, New York
Un autre fragment de cet antependium a conservé l’iconographie de la « traditio clavis » avec le Christ assis sur le globe, mais en inversant le geste : ici c’est l’Empereur prosterné qui donne au Christ le modèle réduit de la cathédrale, tandis que Saint Pierre avec ses clés est passé de l’autre côté, en spectateur. L’absence d’auréole pour celui-ci indique que le scène ne se passe pas au ciel, mais bien sur la Terre, où le Christ est descendu avec son siège-globe pour recevoir le don de l’Empereur, tout comme il était descendu pour donner les clés à Pierre.
Revenons à l’époque paléochrétienne et au globe-siège qui, après sa première apparition à Santa Constanza, va laisser quelques rares témoignages.
Arles sarcophage N° 38 vers 350, Mauro della Valle [11a] fig 19
Dans ce sarcophage isolé, le collège apostolique, mené par Paul à gauche et Pierre à droite, se répartit dans des arcades évoquant le Portique des philosophes, de part et d’autre d’un Christ enseignant, assis sur un globe.
Sant Agata dei Gotti 462–470, gravure de Ciampini
A Sainte Agathe des Goths, une église de Rome détruite à la fin du XVIème siècle, on voyait dans l’abside une composition similaire, un Christ assis sur un globe entre deux rangées d’apôtres debout. Il s’agit semble-t-il d’une formule de transition :
- de la « traditio legis » elle garde la position anti-hiérarchique de Pierre et de Paul ; mais le rouleau tenu par Jésus est remplacé par un livre ;
- de la « traditio clavis » elle garde la présence des clés reçues dans les manches du manteau .
Mosaïque au dessus de l’arc triomphal, 543-554, Basilique euphrasienne, Porec (Parenzo)
Pour comparaison, cette mosaïque bien postérieure ne garde plus aucun trace de la traditio legis : Pierre et Paul, revenus à leur place hiérarchique, portent les clés et les rouleaux comme des attributs permanents. Attention, ici le globe bleu est une invention des restaurateurs.
Le « diptyque en cinq parties » de Milan
Diptyque « en cinq parties » (cinque parte dittico) (détail)
450-500, atelier ravennais, Tesoro del duomo, Milan
Cette couverture de livre présente, sur un de ses panneaux, les deux seules représentations paléochrétiennes sur ivoire du Christ assis sur un globe (l’image du milieu représente la Cène).
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Le Christ offrant des couronnes à Saint Sixte et Saint Timothée, Musée du Vatican |
La scène du haut ressemble beaucoup à ce verre du Vatican, mais le geste du Christ est différent :
- dans l’ivoire , il bénit les couronnes que deux martyrs anonymes lui apportent dans leurs mains voilées (s’il s’agissait de Pierre et Paul, leurs figures seraient différenciées) [3] ;
- dans le verre, il apporte les couronnes, à la manière dont sur les monnaies romaines on peut voir la Victoire couronner de lauriers l’Empereur.
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Le denier de la veuve, vers 500, Basilique de Sant’Apollinare Nuovo, Ravenne |
La scène du bas représente la scène du Denier de la veuve, où le Christ fait remarquer à ses disciples que sa modeste aumône est plus importante que celle des riches car « tous ont mis de leur superflu, mais elle a mis de son nécessaire » (Marc 12:41-44).
Le grand intérêt de cet exemple est de montrer qu’à la fin du Vème siècle, le globe-siège est adopté aussi bien pour des scènes censées se passer dans l’au-delà et après la mort du Christ (Présentation des Couronnes) qu’ici-bas et durant la vie du Christ. L’artiste a rajouté des étoiles (faute de couleur bleue) afin de marquer son caractère céleste. Mais il est clair que le globe-siège est, en tout cas dans ces oeuvres de petite taille, un élément banal et qui ne choque pas : facilité graphique permettant, mieux que l’auréole, de mettre en honneur la figure du Christ…
Le massacre des Innocents (détail du Diptyque « en cinq parties »)
…avec sans doute ici l’idée d’un contraste pacifique avec la figure guerrière du roi Hérode, assis sur son trône entouré de boucliers.
Le bas-relief de San Vittorino
Catacombe de San Vittorino, Amiterno, Vème siècle [11b]
Cette scène de la même époque reprend la structure d’une traditio legis, mais avec deux figures à gauche : il pourrait s’agit du martyr Vittorino introduit auprès du Christ par un autre personnage. A noter que le globe n’est pas posé sur le sol, mais en lévitation.
En aparté : la présentation au Christ-Empereur
Interrompons un instant la série des scènes dérivant de la « traditio legis » pour présenter une autre iconographie source de nombreuses oeuvres monumentales, celle de la Présentation au Christ.
VIème siècle, Saint Apollinaire de Ravenne.
Le Christ assis sur un trône est figuré comme un Empereur, entouré par quatre anges porteurs de verges, insignes de son pouvoir. A droite les martyrs en procession viennent lui offrir leur couronne d’or. Avant la restauration malheureuse du XIXème siècle, le Christ tenait dans sa main gauche un livre ouvert, sur lequel était inscrit :
Je suis le Roi de gloire |
Ego sum rex gloriae |
526-47, Mosaïque de l’abside de la basilique de San Vitale, Ravenne
A San Vitale, dans une Présentation très similaire, le trône est remplacé par un globe. Vêtu de pourpre impériale, le Christ tient le Livre de l’Apocalypse (un rouleau fermé par sept sceaux), flanqué de deux anges porteurs de verges A sa droite il tend à Saint Vital la couronne du martyre, à sa gauche il reçoit de l’évêque Ecclésius la maquette de la basilique.
Une origine impériale ?
Médaillon de l’Empereur Sévère Alexandre, 222-35
Pour expliquer le globe-siège du Christ, A.Grabar ([12], p 204) a invoqué l’unique figuration qui montre un empereur assis sur un globe, le médaillon d’Alexandre-Sevère : mais son globe est étoilé, et n’apparaît que parmi toute une quincaillerie de symboles (voir 1 Dieu sur le Globe : époque romaine). Le globe de San Vitale, de couleur uniforme et sans décorum, affaiblit l’impression de Majesté plutôt qu’elle ne la renforce.
Une facilité graphique ?
L’ivoire de Milan montre à contrario que l’image du Christ assis sur un globe étoilé, et dans des scènes n’ayant rien d’impérial, était facilement acceptée, en tout cas pour les oeuvres de petite taille. Mais la facilité graphique du globe-siège n’est bien sûr pas la raison de son adoption dans une oeuvre officielle et monumentale, soumise à une intense pression théologique.
Une conception d’ensemble
Toute comme le globe du baptistère de Naples, celui de San Vitale doit être considéré non pas de manière isolée, mais en tant qu’élément d’un ensemble monumental.
En montant, l’oeil rencontre au centre de l’intrados un autre cercle contenant une étoile à six branches, le chrisme sous sa forme non pas chi-rho (CHRistus) mais iota-xhi (Iesus-Christus). Plus haut, un autre globe bleu, contenant une étoile à huit branches, est transporté par deux anges en vol [13].
En élevant encore le regard, ce sont maintenant quatre globes bleus qui soutiennent les anges portant la couronne de l’Agneau.
30-29 av JC, Collection privée
La figure païenne du globe nicéphore (voir 1 Epoque romaine) se trouve donc ici quadruplement christianisée.
Du terrestre au céleste (SCOOP !)
Tout se passe comme si le concepteur de la mosaïque de San Vitale avait emprunté à celui de la mosaïque de Naples l’idée de la « goutte de ciel sur la Terre », mais à la transposant, depuis l’iconographie de la « traditio legis », à celle de la Présentation. Sans doute l’inscription dans la forme ronde de l’abside a pu aider à ce choix.
Une autre idée similaire au baptistère de Naples est celle de déployer la forme circulaire en hauteur. A Ravenne, les globes s’étagent sur trois niveaux et véhiculent trois image du Christ :
- en bas, en tant qu’homme descendu sur terre, il est encadré par deux anges debout, plantant leur lance dans le sol ; mais il a amené avec lui son siège surnaturel, de la forme du Cosmos et de la couleur du Ciel ;
- au centre, en tant que Ressuscité montant au ciel, il est porté au zénith par deux anges en vol : la symbolique solaire est évidente, puisque ce globe rayonnant est transporté entre la ville de son lever, Bethléem, et la ville de son coucher, Jérusalem ;
- en haut, il trône en Agneau de Dieu au centre de la voûte luxuriante : les quatre gouttes de Ciel sont aussi les quatre Fontaines du Paradis.
Eternité statique et dynamique (SCOOP !)
Nous avons montré (1 Epoque romaine) que le médaillon de Sévère Alexandre combinait deux images païennes de l’Eternité :
- une Eternité dynamique, cyclique, représentée par le disque zodiacal d’Aiôn ;
- une Eternité statique, immuable, représentée par le globe-siège.
L’Eternité dynamique est ici christianisée, dans la figure rayonnante transportée par les anges :
- en tant qu’image solaire, elle est cyclique ;
- mais en tant qu’image de la vie du Christ sur Terre, bornée par les deux villes, elle est irréversible et unique.
L’Eternité statique est quant à elle évoquée par le globe-siège, tel qu’on le voyait dans certaines monnaies de la déesse Aeternitas.
As d’Antonin le Pieux avec le buste de Faustine, 141-161, vcoins.com
En aparté : l’iconographie des deux villes et celle des deux Eglises
Fin 6ème siècle, mosaïque de la basilique Saint Laurent hors les Murs, Rome
L’image des deux villes est ancienne et courante (nous l’avons vue dans le verre du Vatican), et on l’associe en général avec le thème des deux Eglises :
- celle pour les Païens ( Ecclesia ex gentibus ) associée à l’apôtre Pierre, à la droite du Christ et à la place d’honneur ;
- celle pour les Juifs ( Ecclesia ex circoncisione ) associée à l’apôtre Paul ([14], p 295).
Mais même si l’image introduit un lien implicite entre Pierre et Jérusalem à gauche, Paul et Bethléem à droite, aucun texte ne l’atteste. L’association est d’ailleurs quelquefois inversée (abside de Sainte Pudentienne à Rome, ou verre du Vatican).
Pour Pierre Prigent [15], il faut découpler le thème des deux églises et celui des deux villes : ce dernier a trait uniquement au début et à la fin de l’existence terrestre de Jésus.
430-40, mosaïque de l’église Sainte Marie Majeure, Rome
Dans cette mosaïque, la plus ancienne comportant les Deux Villes, le découplage est patent : elles occupent les écoinçons tout en bas de l’arc triomphal, sans lien chronologique ni géographique avec les scènes des trois registres au dessus.
432-440, mosaïque de l’église Sainte Marie Majeure, Rome (détail)
En haut, au centre de l’Arc, Pierre l’apôtre des Gentils et Paul l’apôtre des Juifs (les caractères de son livre sont hébreux) se rencontrent entre les Deux Eglises, de part et d’autre d’un trône vide isolé dans une bulle ( on appelle Hétimasie ce thème de l’attente de Dieu).
432-440, mosaïque de l’église Sainte Marie Majeure, Rome (détail)
Ce trône vide est celui du Christ dont on attend le retour (comme le montrent la croix posée sur le dossier, la couronne posée sur le coussin et le rouleau aux sept sceaux posé sur le marche-pieds). Comme l’a montré A.Grabar dans une analyse magistrale de l’ensemble de la mosaïque ([12], p 215 et ss), ce trône, avec ses deux têtes de lions, reprend l’iconographie romaine de la Concorde Impériale pour l’appliquer à la concorde entre les deux Apôtres et les deux Eglises.
Moïse et ses campagnons échappant à la lapidation, Ste Marie Majeure, 432-440
A noter à un autre point de la mosaïque cette idée d’une membrane protectrice qui finira, réservée à Dieu seulement, par devenir la mandorle.
Fin 6ème, Saint Laurent hors les Murs, Rome
En supprimant tous les registres intermédiaires de la mosaïque de Sainte Marie Majeure, la mosaïque de Saint Laurent crée une association artificielle entre les deux villes et les deux apôtres. Alors qu’il faut lire les deux villes comme à Saint Vital de Ravenne : en longeant l’arc, début et fin de l’existence terrestre du Christ.
Autres globe-siège paléochrétiens
Les deux saints Théodore présentés au Christ par Pierre et Paul
6ème et 14ème siècle, église San Teodoro, Rome
Pour autant qu’on puisse en juger au travers des importantes modifications du 14ème siècle, cette mosaïque est uniquement une scène de Présentation. Le globe-siège, désormais accepté comme une alternative pratique au trône (plus besoin des quatre rivières, comme à Ravenne, pour expliquer son caractère surnaturel), s’avère particulièrement pertinent pour une petite abside.
Fragment lapidaire provenant de San Paoli fuori le mura, VIIème s [11b]
Le globe étoilé apparait également dans ce fragment isolé.
A noter qu’aucun des globes paléochrétiens ne montre les cercles zodiacaux qu’on trouve assez fréquemment dans les globes païens.
Catacombe de San Gennaro à Naples (cubiculum A47), VIème siècle [11b]
Il ne s’agit plus ici d’une traditio legis proprement dite, car c’est sur ses genoux que le Christ tient un rouleau avec l’inscription habituelle.
Ambrosius Codex , 400-50, Abbaye de St Paul im Lavantall
On retrouve le Christ sur un globe entre Pierre et Paul, dans ce qui est tout de même le livre le plus ancien d’Autriche. Les quatre médaillons étant effacés, on ne sait pas s’il d’agit d’une Majestas domini ou d’une Traditio clavis et legis.
En synthèse : trône, globe-siège et globe-piédestal (SCOOP !)
Ce schéma replace chronologiquement les rares exemples qui nous sont parvenues de la figure du Christ sur le globe, selon les trois iconographies paléochrétiennes où on le rencontre.
Pour la Traditio Clavis, on n’a que deux exemples de globe-siège : l’un très précoce et l’autre tardif.
Pour l’iconographie à succès de la Traditio Legis, on n’a que deux exemples de globe-piédestal : à San Giovanni in Fonte apparaît l’idée de la « goutte de ciel » sur la Terre. On n’en trouve plus d’exemple après 450.
L’iconographie de la Présentation réclame l’horizontalité autour du trône : à Sainte Marie Majeure il est vide et le globe n’est qu’une figure d’isolement, pour signifier la nature spirituelle ou future du Règne. Peut être sous l’influence de l’étagement cosmique du baptistère napolitain, on invente à Saint Vital de Ravenne le globe-siège, innovation qui sera reprise à Rome à Saint Laurent hors les Murs.
Ce second schéma examine le lien entre la formule des deux villes et celle du globe-siège.
Pour la Traditio Legis, les deux villes ne se rencontrent que dans la forme standard du Christ debout sur la montagne.
Pour l’iconographe de la Présentation, on n’a conservé que trois exemples de cohabitation avec un globe :
- à Sainte Marie-Majeure, les deux villes sont loin en dessous, totalement déconnectées ;
- à Saint Vital, le globe est dédoublé : l’un, tel un astre temporaire, circule entre les deux villes qui prennent leur pleine acception de début et de fin de la Vie du Christ ; l’autre sert de siège au Seigneur, figure de son éternité statique et de sa domination cosmique ;
- à Saint Laurent hors les Murs, la place manque pour cette figuration complète ; le globe-siège, équidistant des deux villes, posé au sommet de l’arc comme le Christ lui-même est posé à son sommet, prend une nouvelle nuance : celle de la culmination.
En conclusion
A l’issue de ce parcours exhaustif, l’idée que le globe paléochrétien serait une simple récupération du siège d’un Empereur romain ou du piédestal des Victoires apparaît quelque peu réductrice.
On assiste au contraire à une introduction sporadique et parcimonieuse du motif, d’abord comme piédestal dans deux « traditio legis » et comme siège dans une « tradito clavis », puis uniquement comme siège dans trois « Présentations ».
Même en faisant la part des innombrables disparitions, cette formule récursive du Christ posé sur un ciel en miniature lui même posé sur la Terre était trop intellectuelle et paradoxale pour rivaliser avec les figures plus immédiates du trône comme siège, ou de la montagne comme piédestal.
On voit bien cette hésitation à Saint Vital : le globe est posé sur le plateau entouré de falaises avec les quatre fleuves – la parole divine irriguant la Terre.
L’ombre des pieds du Christ sur la surface du globe, comme celle des pieds des deux anges sur la pelouse, signale que les deux appartiennent à la même réalité matérielle, ici bas.
Cependant, l’artiste a signalé, par un fin liseré doré, que cette goutte de ciel liquide, qui alimente les sources, n’est pas en contact avec le sol.
Inventée mais peu développée à l’époque paléochrétienne, c’est trois siècles plus tard, après une éclipse totale, que la formule du globe-siège va être remise au goût du jour jusqu’à devenir pratiquement hégémonique à l’époque carolingienne.
En annexe : – Le Globe dans le Psautier d’Utrecht
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Références :
[7] https://it.wikipedia.org/wiki/Battistero_di_San_Giovanni_in_Fonte_(Napoli)
[8a] Julia Valeva, « La tombe aux Archanges de Sofia. Signification eschatologique et cosmogonique du décor ». In: Cahiers archéologiques. 34 (1986)
[8b] Luc Renaut « La description d’une croix cosmique par Jean de Gaza, poète palestinien du VIe siècle » Civilisation Médiévale Année 1999 7 pp. 211-220
[8c] Nathan S Dennis,
« Bodies in motion : Visualizing Trinitarian space in the Albenga baptistery », in Perceptions of the body and sacred space in Late Antiquity and Byzantium, ed. by Jelena Bogdanović, London, Routledge, 2018, p. 124-148.
https://books.google.fr/books?id=QJdNDwAAQBAJ&pg=PT225
[10] Sauf indirectement Isaïe 2:2–4, selon l’hypothèse stimulante de A.Bergmeier ([5], p 38). Ce texte décrit les nations convergeant vers la montagne de Sion, où leur sera donnée la Loi.
[11a] Mauro della Valle « Il Cristo assiso sul globo nella decorazione monumentale delle chiese di Roma nel Medioevo », in « Ecclesiae Urbis, Atti del Congresso Internazionale di Studi sulle Chiese di Roma (IV-X secolo) », Roma, 4-10 settembre 2000 (Studi di Antichità cristiana pubblicati a cura del Pontificio Istituto di Archeologia Cristiana, LIX), Roma 2002, a cura di F. Guidobaldi, A. Guiglia Guidobaldi, Città del Vaticano 2002, III, pp. 1659-1684.
[15] Pierre Prigent, « La Jérusalem céleste: histoire d’une tradition iconographique du IVe siècle à la Réforme, 2003, p 32