Monthly Archives: décembre 2024

1 Phalloscopiques par construction

17 décembre 2024

Au point de sophistication où en est arrivé la traque universitaire des phallus refoulés ou défoulés, vaut-il encore la peine d’ajouter au catalogue ? Ces quatre articles présentent, à côté d’exemples connus, quelques cas intéressants qui ont échappé aux spécialistes.

Certains objets malchanceux souffrent d’une forme qui les rend suspects au premier coup d’oeil.

 

La bourse

Le Couple mal assorti

1480-90 Couple mal assorti Israhel van Meckenem d'après Maitre du Livre de raison British Museum a 1480-90 Couple mal assorti Israhel va

Le Couple mal assorti , Israhel van Meckenem d’après le Maître du Livre de raison, 1480-90, British Museum

Dès l’origine, la formule du Couple mal assorti se décline en deux options : la vieille femme ou le vieil homme. La règle héraldique, qui dans les portraits de couple place le mari à gauche, est enfreinte dans le cas de la vieille femme, afin de bien signifier que c’est elle qui domine. La bourse est située du côté du riche :

  • le jeune homme y pose une main tandis que l’autre tâte le sein de la vieille,
  • la jeune femme la tâte d’une main en repoussant faiblement, de l’autre, la main du vieillard qui s’aventure sur son corsage.

Dans cette composition déjà suffisamment audacieuse, la bourse ne signifie encore que le montant de la transaction.


1495 ca The_Ill-Matched_Couple Durer METLe Couple mal assorti , Dürer, vers 1495, MET

Dürer positionne deux bourses : une grosse entre les jambes du vieillard, une petite entre celles de fille. Le symbolisme est alors moins dans le contenant que dans le contenu, qui s’épanche de l’homme vers la femme.


1503 Bernhard_Strigel_couple_diable_Berlin, Kupferstichkabinett.jpgLe Couple mal assorti, Bernhard Strigel, 1502-03, Kupferstichkabinett, Berlin

Le message démoniaque soufflé au couple :

Recevez mes instructions, car je suis méchant et j’ai très mauvais cœur

Discite a me quia nequam sum et pessimo corde

prend le contrepied de celui du Christ :

Recevez mes instructions, car je suis doux et humble de coeur. Matthieu 11,29

Il existe des formules du Couple mal assorti où la prostituée tend à un tiers, maquerelle ou maquereau, la bourse dont elle vient de s’emparer. L’originalité ici est qu’elle tend la bourse et le couteau à un enfant qui récupère cet appareil génital au complet, lequel se trouve en position repos, contrairement à celui du diable. Déjà évidente graphiquement, cette symbolique sexuelle est renforcée par l’homophonie latine entre culeus (bourse de cuir) et coleus (testicule).

Le message implicite va plus loin que la moralité habituelle du Couple mal assorti : l’idée pourrait être que la luxure fait perdre à l’homme ce qui fait sa puissance virile – richesse (bourse) et force (couteau) – et le réduit à un enfant qui se plait à jouer sous une jupe.


1520-22 The_Ill-Matched_Couple_Lucas_Cranach_the_Elder Musee des Beaux Arts Budapest1520-22 1522 The_Ill-Matched_Couple_Lucas_Cranach_the_Elder Musee des Beaux Arts Budapest1522

Le Couple mal assorti, Cranach l’Ancien, Musée des Beaux Arts, Budapest

Cranach ne reprendra qu’un fois l’option « vieillarde », la bourse rouge et fripée figurant, de manière déplaisante, une sorte de de descente d’organe.

En revanche, il déclinera à neuf reprises l’option « vieillard », qui a l’avantage de montrer une belle femme. Dans la version de Budapest, on retrouve les deux bourses, avec l’audace supplémentaire que celle du vieux, dans laquelle la jeune femme vient puiser son dû, équivaut à une braguette.


1646, Gravure de Hollar d'après Vinci.jpgLe Couple mal assorti , Gravure de Hollar d’après un dessin de Léonard de Vinci, 1646 1525-30-ca-Suiveur-de-Quentin-Metsys-Museu-de-Arte-Sao-Paulo.Le mariage inégal, Suiveur de Quentin Metsys, 1525-30, Museu de Arte, Sao Paulo

On n’a pas retrouvé le dessin original de Léonard, mais il a eu une certaine notoriété, puisque le geste pressant de la vieille femme est repris tel quel dans la scène de mariage, tandis que son autre main offre l’anneau nuptial au lieu d’une pièce de monnaie.


sb-line

L’épée et la bourse

1540 Judith Jan Sanders van Hemessen Art Institute ChicagoJudith, Jan Sanders van Hemessen, 1540, Chicago Art Institute

Par ce cadrage elliptique, Hemessen écartèle diagonalement la cause et l’effet, l’épée et le sac qui transporte la tête coupée. Ce faisant, il assimile la décapitation d’Holopherne à une prise de pouvoir féminine sur sa virilité, et à une castration.


sb-line

L’or est vainqueur de toute chose

1590–95 Carracci Ogni cosa vince l'oro serie Lascivie Musee des Beaux Arts BudapestL’or est vainqueur de toute chose, 1590–95, Carrache, Musée des Beaux Arts, Budapest

A la fin du siècle, Carrache produit les Lascivie, une série de gravures à visée ouvertement érotique. Cette gravure s’en rapproche, malgré un format différent [1].

Au premier degré, il s’agit d’une scène vénitienne, comme le montre la campanile à l’arrière plan : une courtisane nue attire vers le lit un vieillard suffisamment riche, en caressant d’une main son crâne chauve.

Le rébus en bas donne le titre :

Ogni cosa vince l’oro (unghie – coscio – vino – ci – l’oro).

Le choix de ces pictogrammes n’est pas innocent : tandis que l’ongle et la cuisse renvoient à l’anatomie de la dame, la carafe renversée et l’or répandu évoquent le double soulagement du client.

Au second degré, l’image fonctionne comme le détournement malicieux de l’expression virgilienne « L’amour est vainqueur de toute chose (Omnia vincit amori) » : ce pourquoi Cupidon, découragé par cette concurrence déloyale, casse son arc de dépit. On peut classer dans cette lecture ironique le petit chien qui, n’ayant pas d’argent, en est réduit à se satisfaire tout seul.

Les personnages de la terrasse sont plus difficiles à interpréter : selon certains, la figure vue de dos à côté du bébé serait Carrache lui-même, dont on sait qu’il avait eu un enfant avec une courtisane vénitienne ( [1] , p 164). Selon moi, ce bébé dans son trotteur, qui jette les bras vers une pomme inaccessible, est tout simplement une autre figure ironique de la déception, une antithèse du vieillard. Et la figure vue de dos, à l’extérieur et engoncée dans sa robe, est l’antithèse de la courtisane vue de face, en intérieur et dénudée : l’une aide le vieillard à satisfaire son désir, l’autre néglige celui de son enfant. Elle préfère contempler le campanile qui, contrairement à l’intuition, est ici un symbole féminin : reproduisant la silhouette de la mère, il est l’image de son rêve : héberger des petits oiseaux.


1596 Theodor de bry der alte liebhaber Emblemata secularia mira et jucundaMalheur au vieux soldat, malheur au vieil amant (Turpe senex miles, mage turpe senilis amator)
Theodor de Bry, 1596, Emblemata secularia mira et jucunda

Theodor de Bry a produit cette copie moins pernicieuse de la composition de Carrache, qui masque le sexe féminin, supprime le léchage canin et remplace le rébus par une citation anodine d’Ovide (Des amours, Elégie IX) :  le vieux soldat comme le vieil amant sont maudits, car la guerre comme l’amour sont le privilège de la jeunesse.


1599-Carracci-omnia_vincit_amor-METOmnia vincit amor, Carrache, 1599, MET

Un peu plus tard, Carrache se frottera directement à la maxime originale de Virgile, là encore d’une manière oblique et ironique. Cupidon protège les deux nymphes contre le dieu Pan, qui en perd ses attributs – la houlette courbée et la flûte.

Au premier degré, l’image illustre littéralement la maxime : « l’Amour vainc Tout », puisque Pan en grec signifie « Tout ».

Au deuxième degré, l’image renvoie au thème antique de la lutte de Pan contre Cupidon, allégorie du désir bestial subjugué par l’amour humain [2].

Au troisième degré, l’amateur éclairé comprendra que l’enlacement des deux nymphes évoque un couple lesbien [3] : l’une des amantes désigne du doigt, et l’autre des cheveux, le monstre hétérosexuel qui vient les importuner.


1598-99 Carracci omnia_vincit_amor Städel Museum, Frankfurt am MainOmnia vincit amor, Dessin à la plume, 1598-99, Städel Museum, Frankfurt am Main

Le dessin préparatoire, beaucoup plus inventif, présente trois éléments qui ont disparu dans la gravure :

  • l’effet d’écho des couples d’arbres, enlacés au dessus des nymphes et croisés au dessus des combattants ;
  • le caractère comique de la lutte, le supposé vainqueur en prenant plein la figure ;
  • un quatrième degré de lecture, radicalement ironique : deux satyres portant une corde arrivent en douce derrière les nymphes, captivées par le combat : tandis que Pan fait semblant d’être vaincu, c’est finalement la bestialité qui vaincra.

sb-line

La bourse génitale

Certaines bourses évoquent très ouvertement les attributs masculins.


1567 Bueckelaer Paysans au marché KHM ViennePaysans au marché, Bueckelaer, 1567, Kunsthistorisches Museum, Vienne

La jeune volaillère caresse l’orifice de sa cage d’une main songeuse, prête à passer au couteau et à la double bourse, suspendus au bon endroit.


1601 Gillis van Breen, De betrapte echtgenootLe mari attrapé, Gillis van Breen, 1601

Les vers latins de Schonaeus décrivent la situation :

L’épouse surprend le mari fâcheusement trouvé avec une prostituée,
et met et morceaux sa chevelure en l’arrachant

Inventum coniunx malè cum meretrice maritum
Excipit, evulsam dilaceratque comam

Le légende en néerlandais explique l’objet du litige :

 » Alors je te trouve ici, sale voyou. Je vais te griffer la tête, parce que tu gaspilles avec de belles femmes ce dont j’ai besoin à la maison «  [4]

On voit que c’est moins l’infidélité que la prodigalité qui est la source de la querelle. Peu émue, la prostituée continue de manipuler ostensiblement le corps du délit.


sb-line

La bourse chez Goltzius

1582 Le repos, Goltzius serie La Fortune RijksmuseumLe Dieu Terme et la Quiétude, Goltzius, 1582

Cette gravure est la quatrième de la série Fortuna qui, sous de nobles prétextes, montre des couples nus dans des étreintes passionnées. Ici la légende latine évoque le gonflement caractéristique du dieu Terme, et la quiescence qui s’ensuit, éloquemment figurée par la bourse avachie par terre [5] :

Bien que l’esprit malade du fils de la Terre soit gonflé par les soucis de l’amour , plus sûrement peut-il atteindre le repos éternel.

Mens quoque Terrigenum curis distenditur ægra, Certior æternam quo posset adire quietem


Cet esprit humain toujours et partout
aspire soigneusement à la paix et il y veille patiemment

Dat menschelyck verstant altyt sorchuuldich haect
Nae rust aen elcken cant, daert naer geduldich waect


1595 Saenredam_ d'après Goltzius Le mariage pour les richesses (Trilogie du mariage)Le mariage pour les richesses (série Trilogie du mariage)
Saenredam d’après Goltzius, 1595

Les mauvaises richesses, et ceux qui sont conjoints par l’opulence
Sont misérablement trompés par la fine ruse du mauvais démon.

Divitiae turpes, et quos opulentia iungit
Falluntur misere vafro cacodemonis astu

La « fine ruse » est celle de l’artiste, qui suspend la bourse au poignet de l’avaricieuse, tout en sous entendant qu’elle sert d’organe au cacodémon : d’où le jet de pièces en pleine face.


1599 Saenredam d'après Goltzius Vieille femme avec un coupleVieille femme avec un jeune couple 1599 Saenredam d'après Goltzius Vieil homme avec un coupleVieil homme avec un jeune couple

Gravure de Saenredam d’après Goltzius, 1599

Ce pendant retrouve la thématique des couples dépareillés symétriques, avec le piment supplémentaire que l’intrus s’attaque à deux jeunes amants. Aux deux extrémités, la vieillarde et le vieillard déposent sur la table son organe symbolique : coupe et bourse.


– Ne me méprise pas, moi avec ma dot magnifique, et propose mes sous à la pauvre fille

– Tu ne m’achèteras pas, vieille femme laide, quelque soit le prix. Je suis rebuté par ton visage couvert de vilaines rides

– Ne méprise pas le vieil homme riche, idiote, et laisse l’argent précieux t’influencer.

– Je méprise l’argent que tu m’offres et ta richesse – je me réjouis de la grâce d’une jolie et jeune silhouette.

Me cum magnifica noli contemnere dote, atque meos numos inopi propone puellae.
Non me turpis anus , quanvis numata movebis , Frons tua me terret , deformibus obsita rugis

Ne contemne senem munatum, stulta puella , Atque tuam flectat preciosa pecunia mentem .
Numos quos offers contemno, divitiasque, Me nitide , viridisque oblectat gratia forme

 


1603-GOLTZIUS_The_Sleeping_Danae_Being_Prepared_Receive_Jupiter__LACMA.Danaé recevant Jupiter sous la forme d’une pluie d’or
Goltzius, 1603, Los Angeles County Museum of Art

Cette autre bourse très éloquente a été reconnue par tous les commentateurs comme un symbole phallique évident. Mais personne n’a expliqué son rôle dans l’économie du tableau, ni la raison pour laquelle le second angelot transporte une autre bourse, de plus petite taille.


1553 Tizian_-_Danae_receiving_the_Golden_Rain_-_PradoDanaé recevant la pluie d’or
Titien, 1553, Prado

Comme le note Eric Jan Sluijter ( [6], p 28), la vieille servante est devenu, à l’époque de Goltzius, une figure pratiquement imposée . Dès 1553, Titien a exploité le contraste plastique qui fait ressortir la nudité et la blancheur de la jeune fille, tout en pimentant le thème : Danaé s’assimile à une courtisane couverte d’or et la vieille femme à l’entremetteuse.

La présence du dieu Mercure, reconnaissable à son caducée et à son casque ailé, est en revanche totalement originale :

« Mercure, cependant, n’a pas sa place dans cette histoire, il a donc dû être placé là pour une raison particulière. Il était, bien sûr, le dieu du commerce, du gain financier et même de la tromperie, mais il a toujours été considéré comme la personnification de l’esprit vif et de l’éloquence, et dans ce rôle, il était vu également comme le mécène des arts. » ( [6], p 31).

Pour Sluijter, la présence de Mercure est à la fois un hommage au commanditaire – le banquier, collectionneur et peintre Bartholomeus Ferreris, de Leyde – et un clin d’oeil à la mythologie personnelle de Goltzius, qui dans plusieurs oeuvres fait référence à Mercure comme le patron des peintres en général, et de lui-même en particulier.



1609 ca Goltzius album amicorum van Ernst Brinck, National Library of the Netherlands.jpgL’honneur au dessus de l’or – Err hoven golt((zius)
Goltzius, vers 1609, Album amicorum de Ernst Brinck, fol 245, National Library of the Netherlands

Ainsi le caducée figure au centre de son emblème personnel, illustrant une devise qui joue avec son nom de famille :

  • l’Honneur est représenté par un rayonnement,
  • l’Or par des coupes d’orfèvrerie, des pièces répandues et des bourses,
  • Goltzius lui-même par cet angelot couronné de lauriers, volant au dessus du caducée [7].



1603 GOLTZIUS_The_Sleeping_Danae_Being_Prepared_Receive_Jupiter__LACMA detail
Dans le tableau, le caducée se trouve également plongé dans un rayonnement, issu du foudre que tient l’aigle de Jupiter, et qui n’est pas une pluie d’or, mais de perles. On les voit se transformer en pièces d’or, au niveau de la grosse bourse, et de la coupe remplie dans la main de l’entremetteuse. C’est en somme par l’intervention de Mercure que la semence de l’aigle se transmute en espèce monnayable pour la courtisane.

Le sourire du dieu place la composition sous le signe de la fantaisie, voire de la facétie, et nous incite à la lire comme une oeuvre profondément personnelle, concertée entre le peintre et son mécène. C’est d’ailleurs le seul tableau que Goltzius signe de son nom complet, à un endroit stratégique, sur la tranche de la cassette remplie d’or ( [6], p 33). Réalisé au moment où le graveur se tourne vers la peinture, le tableau est une sorte de « pièce de démonstration » destinée à faire valoir sa capacité à peindre le nu avec la perfection italienne ( [6], p 35).



1603 GOLTZIUS_The_Sleeping_Danae_Being_Prepared_Receive_Jupiter__LACMA schema
Une lecture possible est de considérer le coin supérieur gauche comme une sorte d’emblème illustrant, par des objets en double, le couple Goltzius / Ferreris :

  • au peintre (en bleu sombre) l’Honneur, les ailes de l’aigle, le foudre, la petite bourse et la pluie de perles (triangle bleu) ;
  • au banquier (en bleu clair) l’Or, les ailes du casque, le caducée, la grosse bourse, et les objets précieux répandus sur le sol.

Le reste de la composition met en scène le couple principal, celui de la courtisane (en rose) qui magnifie l’entremetteuse (en rouge) :

  • la chevelure savamment coiffée surclasse le voile ;
  • la cassette remplie à ras bord surclasse la petite coupe ;
  • la jeune poitrine surclasse le sein flétri.

Dans un jeu purement formel, les mains se répondent en pivotant d’un quart de tour :

  • à la main gauche qui dort répond celle qui réveille ;
  • à la main droite qui effleure le sexe répond celle qui tient la coupe.

Les deux anges qui ouvrent le lit se rattachent également à ce couple.


1603 GOLTZIUS_The_Sleeping_Danae_Being_Prepared_Receive_Jupiter__LACMA detail premier plan 1578-79 Sextus Tarquin et Lucrèce, gravure de Galle d'après Goltzius.jpgLe viol de Lucrèce, gravure de Goltzius, série Histoire de Lucrèce, éditée par Philippe Galle, 1578-79

Les objets du premier plan racontent leur propre histoire. Les chaussures et le pot de chambre s’inscrivent dans l’érotique de la chambre à coucher : on les trouve déjà dans une des premières gravures à succès de Goltzius, où le pot de chambre renversé constitue une métaphore assez audacieuse du viol, complétant la dague phallique.

Ainsi le pot de chambre de Danaé est une sorte d’autocitation. D’autant plus que le bras de l’entremetteuse, touchant son épaule de la main gauche, rappelle celui de Sextus Tarquin touchant l’endroit où Lucrèce, de honte, enfoncera sa propre dague [8]. Ce jeu d’autocitation se combine peut être avec une allusion plus salace dans laquelle le récipient de cristal, grâce à la pluie d’or [9], se transforme en un hanap doré qui, pour les amateurs de mythologie, synthétise la suite de l’histoire :

1603 GOLTZIUS_The_Sleeping_Danae_Being_Prepared_Receive_Jupiter__LACMA detail hanap
Un Pan lubrique porte la coupe frappée de l’aigle, le couvercle étant surplombé par Persée coupant la tête de Méduse : Persée, le fils de l’union aurifique entre Jupiter et Danaé.


1614 Le jeune homme et la vieille, Hendrick Goltzius, Musee de la Chartreuse DouaiLe jeune homme et la vieille, 1614, Hendrick Goltzius, Musée de la Chartreuse, Douai

Goltzius reprend gaillardement le thème du couple dépareillé et insiste sur le flux d’or qui coule du pichet vers la bourse, inversant le cours naturel des choses.


Jacob_Goltzius_(II) Le couple dépareilléLe couple dépareillé
Gravure de Jacob Goltzius (II) d’après Hendrick Goltzius

Gravée par le fils de Goltzius, cette version habillée affiche une moralité en béton :

Laissons de côté la vieille femme froide, la jeunesse est faite pour la jeunesse. Je ne veux pas me laisser prendre par l’argent, l’amour est doux à l’amour

Frigida cedat anus iuveni juvenilia grata non opibus capior , dulcis amore amor est

Néanmoins l‘interversion des attributs – la bourse aux pieds de la vieille, le pichet aux pieds du jeune homme – sous-entendent que sa résistance n’est que de façade.


sb-line

La bourse après Goltzius

 

1621 ca Jacob Matham, Couple Playing Tric-trac, RijksmuseumCouple jouant au tric-trac
Jacob Matham, vers 1621, Rijksmuseum

Cette gravure du beau fils de Goltzius repend le thème habituel du vieillard et de la prostituée. La bourse phallique est posée bien en évidence au centre, en pendant avec le verre de vin que tient le jeune homme, probable souteneur.


Ce n’est pas assez, pour l’insensé, de payer tribut à la luxure,
Que les dés nuisibles ne lui arrachent les moyens qui lui restent.

Nec satis insano censum profundere luxu

Noxia ni reliquas alea carpat opes.


Non seulement la boisson conduit à un sentiment impudique,

mais le jeu, au lieu de profits, n’apporte que tromperie.

Niet gheeft des drancks onmaet alleen oncuysschen zin 

Maer teghen alle baet brenght spel en tuyschen in


1680 ca Le Centre De L'Amour Embleme 48Gravure de Peter Rollos, Euterpae suboles, 1608

Cette planche d’un recueil de gravures ouvertement érotique rend éclatante l’équivalence phallique entre la bourse, dont le manche est agité par le vieillard, et l’épée, dont le pommeau est effleuré par le jeune homme :


Et le jeune homme et le vieil homme branlant le peuvent l’un et l’autre.
Cependant le jeune homme n’est jamais lent.

Et juvenis tremulusque senex uterque posissit
Ast juvenis numquam segnior esse solet


Les jeunes, ils ne peuvent pas le faire seul,
Sauf qu’ils sont plus rapides

junge die könnens nicht allein
allein dass sie geschwinder sein



La cornemuse

La cornemuse évoque les plaisirs de la danse et de la musique, campagnarde ou militaire, tandis que sa forme, poche et bourdons, l’assimile inévitablement aux organes masculins.


vBlason avec cornemuse et trompettes,
Gravure de Huquier d’après Watteau, vers 1735, Livre nouveau de differents Trophées, planche 2

Ces deux significations sont inextricablement imbriquées, mais il existe quelques exemples ou la symbolique génitale domine.

1470-80 various_occupations__recto_NGAOccupations variées (Various Occupations)
Italie, 1470-80 (recto), NGA, Washington

Cette plaque gravée sur ses deux faces de motifs érotiques est très difficile à interpréter (pour l’autre face, voir L’oiseau licencieux). Selon l’analyse très complète d’Anthony Colantuono [10], il faut voir au centre une maîtresse femme, assise sur un sac opulent et ayant déjà pris dans ses fils de nombreux mâles (les fuseaux dans le panier). L’homme de gauche, qui taille d’un air piteux des louches queues en bas, béret et pénis flappi, flanqué d’un garçonnet tenant un petit oiseau, semble l’image de la virilité vaincue. A l’inverse, le cornemuseux à l’écart, au bonnet rigide, ayant pendu à son tuyaux une amulette en forme de phallus, apparaît comme une figure plus positive.

On peut compléter et nuancer cette interprétation en remarquant que les louches font pendant aux fuseaux : si ces dernières symbolisent l’organe masculin ficelé par la féminité, les louches pourraient symboliser le désir de le plonger dans la soupière : d’autant plus que le nom de l’ustensile – cazzuola – renvoie à celui de l’organe – cazzo ( [11], p 97) . Ainsi la multiplicité des fuseaux et des louches ne signifierait pas un nombre important de partenaire, mais la répétition et la prolifération inhérentes à la sexualité. En contraste, le cornemuseux se satisfait en tripotant sa pipe et en se soulageant dans un baquet, ne produisant rien d’autre que de l’ordure. Ses pieds dépareillés, l’un nu et l’autre chaussé, indiquent ordinairement la folie.

Ainsi l’idée de la gravure est probablement, de part et d’autre de la femme en position centrale, un détournement ironique du Choix d’Hercule, entre deux conditions misérables :

  • à gauche la malédiction de la sexualité ordinaire, vouée à la production et à la procréation ;
  • à droite les plaisirs solitaires et la folie.


1562 the_bagpipe_player Brueghel l'Ancien NGALe cornemuseux
Brueghel l’Ancien, 1562, NGA

Brueghel s’amuse à comparer la taille imposante de l’instrument, et la taille modeste de la braguette.

1525-30 Monogrammiste IB Rijksmuseum.jpgLa jeune femme et le joueur de cornemuse
Monogrammiste IB, 1525-30, Rijksmuseum

Jouer assèche le gosier, et la jeune femme offre à boire au cornemuseux. Son index désigne la cruche qui s’entrebaille ainsi que son bas-ventre, nous donnant la clé du symbole. Cette conjugalité de la cornemuse et de la cruche va devenir un poncif de l’époque.

1540 ca Jan van Hemessen Le joueur de cornemuse et la vieille coll partLe joueur de cornemuse et la joyeuse commère Jan van Hemessen, vers 1540, coll part 1598 Peeter_Baltens_-_Evening_of_the_WeddingLe soir des noces, Peeter Baltens, 1598

La composition de Hemessen était probablement le second panneau d’un pendant, que Peeter Baltens a regroupé en une seule gravure :

Maintenant pleurer icy voyez l’Espousée, qui de rire au lit se tient bien assurée.

  • à gauche la mariée éplorée est accompagnée par son mari, tenant deux objets au symbolisme transparent : la bougie pour la nuit de noces et la cruche pour les ablutions ;
  • à droite le cornemuseux et la joyeuse commère amorcent un cortège paysan, qui est par contraste l’image d’un couple expérimenté : tuyaux multiple, beurre et cruche ouverte.


1550 ca Jan van Hemessen attr Le joueur de cornemuse et la vieille Fine Arts Museums of San FranciscoLe joueur de cornemuse et la vieille
Jan van Hemessen (attr), vers 1550, Fine Arts Museums of San Francisco

La partie « cortège » évolue vers une scène de genre autonome, où la femme vieillie s’empare avec autorité, en ouvrant sa cruche, du tuyau qu’elle convoite.


1571 Pieter Huys Le joueur de cornemuse et la vieille (Gemäldegalerie, Berlin)Le joueur de cornemuse et la vieille
Pieter Huys 1571, Gemäldegalerie, Berlin

Le thème fusionne ici avec celui du client rincé par la vielle prostituée, qui tient le cordon de sa bourse :

Oh, laisse tomber, c’est en vain,

ma bourse est prise.

Tu l’as vidée

et déjà ma pipe ne fait plus de bruit

Ay laet staen, tis verloren

mijn Borse ghegrepen

Ghy hebtse gheleecht

en mijn pijp al uuyt ghepepe(n)


1570 ca serie Ten Roundels for Trenchers d'après Maarten van Cleve, Le Fabricant de saucisses, Le Joueur de cornemuse (c) President and Fellows of Harvard ColleLes Fabricants de saucisses, Le Joueur de cornemuse
Vers 1570, série Ten Roundels for Trenchers d’après Maarten van Cleve

Dans des dialogues savoureux, ces deux gravures établissent une équivalence symbolique entre saucisse et cornemuse, d’abord flatteuse puis piteuse :

– Theissgen, ce n’est pas bien de ta part, que tu prennes la meilleure (saucisse)
– Oui femme, mais pour que tu le croies, tu devrais venir et mesurer toi-même.

– As-tu bien touché mon instrument ?
– Oui, mon ami, il titube, il ne tient jamais debout.

– Dasselb sich, Theißgen, gar nich zampt, Daß ihr die aller beste nempt.
– Ja frau, und daß ihrs glaubet haß, So kompt und nempt selb die maß.

– Habt ihr mein rommel wel betast
– Ja freunt, er wanckt, steht nimer fast.


1608 Peter Rollos, Euterpae suboles, hoc est Neues Stambuchlein. Von allerleij lustigen und kurtzweiligen Figuren.Gravure de Peter Rollos, Euterpae suboles, 1608

Les légendes en latin et en allemand développent la même idée : celle de la déception féminine quant à la tenue de l’instrument :

Elle est pesante ta mentule, ô berger, mais elle ne tient pas.
Et son travail ne s’érigera jamais assidument.

Propendet nec stare potest tibi mentula, pastor
Ac eriget numquam sedulitate labor


– Veux-tu toucher ma cornemuse ?
– Oui, mon ami, elle flageôle et ne tient presque jamais

Habt ihr mein Sackpfeiff woll betast
Ja Freund er wanckt steht nimmer fast

La version française, parue vers 1680 [12] , appuie sur le thème de la déception féminine :

Ta musette s’étend si je la touche un peu
Dans l’exercice elle enfle & se redresse
Mais dès qu’elle a joué son jeu
Sa flûte tombe à la renverse.


1616-17-Frans-Hals-Merrymakers-at-Shrovetide-Metropolitan-Museum-of-Art.Les fêtards au Mardi Gras (Merrymakers at Shrovetide)
Frans Hals, 1616-17, Metropolitan Museum of Art

Le tableau dépeint deux personnages traditionnels de ces agapes [13] :

  • à droite Hans Worst, une saucisse suspendue à son béret ;
  • à gauche, Pekelharing, portant une guirlande composée de gousses, de saucisses, d’oeufs percés, de harengs secs et d’une patte de porc, qui symbolisent les jouissances auxquels le Carême va mettre fin.

La cornemuse aplatie sur la table s’inscrit dans cette thématique de la fin de la fête charnelle.

Le personnage central est dénoncé, par sa pomme d’Adam, comme un jeune homme travesti. Son index droit désigne d’ailleurs, en rigolant, l’emblème androgyne que constituent la saucisse unique, et le couple de saucisses de la guirlande. L’autre main s’apprête à saisir une des nombreuses saucisses du plat, signalant qu’il a encore de l’appétit et s’apprête à répondre favorablement à l’index suggestif de Hans Worst.


Rommelpot Player Cornelis Bloemaert after Abraham Bloemaert Städelsches Kunstinstitut, Frankfurt-am-MainLe joueur de rommelpot
Gravure de Cornelis Bloemaert d’après Abraham Bloemaert, vers 1630, Städelsches Kunstinstitut, Frankfurt-am-Main

Le tambour à friction est un autre instrument du folklore du Mardi Gras, où les enfants allaient de porte en porte quémander des friandises ou de la monnaie ( [14], p 230). Par rapport à d’autres représentations du même sujet, le jeune joueur arbore ici une panoplie particulièrement chargée : des objets carnavalesques (le collier de saucisses, la cuillère), des emblèmes de la folie (la queue de renard, la clochette), mais aussi des plaisirs (les cartes à jouer, l’aile d’oiseau passée dans le chapeau, le pichet de bière accroché à la ceinture).

Son sourire de complicité et son geste significatif pourraient sous-entendre qu’il revendique une activité sexuelle, mais le texte reste prudent :

Voyez le fou du Mardi gras

Voyez- le qui vient avec son Rommelpot 

Prêtez l’oreille à sa chanson , bonnes gens 

donnez-lui un biscuit du pot (ou de la poële)

Siet de Vastel-avonts Sot

Comt hier met de Rommelpot,

Hoort hem singen, lieve man

Geeft een Koeckjen wyt de kan


1630 ca Cornelis Bloemaert after Abraham Bloemaert Bagpiper Städelsches Kunstinstitut, Frankfurt-am-MainLe cornemuseux
Gravure de Cornelis Bloemaert d’après Abraham Bloemaert, vers 1630, Städelsches Kunstinstitut, Frankfurt-am-Main

Cette autre gravure de la même série est intéressante par les textes qui l’accompagnent, assez alambiqués mais dépourvus de toute connotation sexuelle : il s’agit ici simplement de dénoncer la paresse des paysans :

L’odeur de la sueur bouillonnante ne sentira pas bon à ces narines
tant qu’un hymne à la cornemuse réjouira les paysans.

Naribus his fervens numquam bene sudor olebit,
dum juvat agricolas utriculare melos


Je ne me soucie ni de la charrue ni de la bêche, tant que mes tuyaux me rapportent plus d’argent.

In ploech noch spadij en heb ick sin , Soo lang ick hier min duijtjen win


Andrea Sacchi 1641 Marcantonio Pasqualini couronne par Apollon METLe castrat Marcantonio Pasqualini couronné par Apollon
Andrea Sacchi, 1641, MET

Le clavicytherium central [15] est orné de deux figurines : un faune enchaîné et Daphné se transformant en laurier. Elles font écho à deux des protagonistes : Marsyas attaché à un arbre et Apollon brandissant la couronne de lauriers de la victoire : on sait qu’à l’issu d’un défi musical entre le silène et le dieu, Marsyas perdit et finit écorché. La cornemuse jetée à terre euphémise cet arrachement, tout en symbolisant la musique populaire opposée à la lyre savante d’Apollon.

La gradation, de droite à gauche, entre les trois instruments – la cornemuse minuscule, la lyre et le clavicytherium démesuré, suggère que, par le sacrifice d’une partie minime de sa personne, le castrat prodigieux a bien mérité sa couronne.

Luc Olivier Merson Eveil du printemps 1884L’éveil du printemps, Luc Olivier Merson, 1884, collection particulière

Devant une Vénus alanguie, ce Cupidon fessu se voit affublé d’un priapisme printanier.



La saucisse

 

1520-60 Giacomo Franco, Da questa sorte sono I buon salamiDe cette sorte sont les bons salamis (Da questa sorte sono I buon salami)
Giacomo Franco, 1520-60

Le second degré de comique tient au goître des deux vieilles, qui complète malicieusement l’objet de leur intérêt.


1595 Cornelis Cornelisz. van Haarlem Le fou et les jeunes femmes Sotheby's 10 juillet 2014Le fou et les jeunes femmes
Cornelis Cornelisz. van Haarlem, 1595, Sotheby’s 10 juillet 2014

Amusante et même populaire à la fin du XVIème siècle, la saucisse est rapidement devenue inacceptable et a été recouverte. On connaît au moins deux autres versions, où elle a été remplacée dans un cas par une corne d’abondance, dans l’autre par une chouette [16].


Caspar_Netscher_-_A_Masked_Joker_1668_Schloss Wilhelmshöhe (Kassel)Une plaisanterie masquée (Ein Maskenscherz)
Caspar Netscher, 1668, Schloss Wilhelmshöhe, Kassel

« Comme le montrent les étagères et les bocaux à l’arrière-plan et la balance suspendue au plafond, l’action se déroule dans une pharmacie, où un vieil homme masqué en costume de théâtre offre une grosse saucisse – l’une d’une énorme pile qu’il a devant lui dans un réchaud en or ouvragé – à deux dames magnifiquement habillées. Pendant ce temps, un fou pose sa main sur l’épaule de l’une d’elles et lui offre également une saucisse. Un charlatan masqué à l’arrière-plan à gauche, dont la chaîne en or ridicule est en contradiction avec sa prétendue science, regarde attentivement un flacon d’urine dans lequel, une fois de plus, on peut voir une saucisse. Il a également une saucisse posée devant lui et d’autres pendent autour de son cou. Il y a même des saucisses suspendues au plafond. Pour compléter cette comédie érotique, un compas et une règle sur le sol permettent de vérifier la taille des saucisses. Il ne s’agit évidemment pas d’une véritable pharmacie, mais d’une véritable pharmacie. Il s’agit d’une scène de théâtre, vu le lourd rideau du fond et les vêtements des personnages… Dans le personnage masqué et barbu, on reconnaît aussi le vieux marchand sournois Pantalone de la Commedia dell’Arte, qui essaie toujours en vain de s’emparer de l’argent et des femmes. Il n’est pas étonnant qu’il joue ici le rôle d’un apothicaire vendeur de saucisses : les apothicaires étaient souvent considérés comme des charlatans. Pantalone et ses collègues comiques étaient bien connus pour se comporter de temps à autre de manière obscène. » Jasper Hillegers ( [17], p 131)

Ce commentaire manque à mon avis l’objet-clé qui explique la scène, à savoir la balance, qui penche bizarrement du côté où il n’y a qu’une seule saucisse. Pantalon arbore habituellement une volumineuse braguette, pour attirer l’attention sur une virilité dont chacun, autour de lui, sait qu’elle appartient au passé. Or ici il cache cette spécificité et la remplace par un étalage de saucisses. La balance  penche du côté du fou, indiquant que  la jeune femme en robe jaune préfère la saucisse unique, mais juvénile  : nous sommes ici dans un renversement du thème conventionnel, que nous pourrions baptiser « le couple réassorti ».

Dans un second renversement, on remarque que le jeune fou est de mèche avec son maître masqué, et que la femme en bleu regarde avec intérêt l’abondance de saucisses : sans doute subodore-elle que le faux vieillard cache un vrai Don Juan.

Le sujet profond du tableau serait en définitive : « se fier ou pas aux apparences ».



Le pouvoir des pointes

Des dards de Cupidon à la lance d’Apollon, de Mars ou de saint Georges, le pouvoir de pénétration des pointes leur confère une force symbolique irrésistible. Je me limiterai ici à deux exemples amusants.


1607-09-Spranger-venus-and-vulcan-Kunsthistorisches-Museum-Vienne.Vénus et Vulcain
Spranger, 1607-09, Kunsthistorisches Museum, Vienne

A angle droit des pubis infantiles des divins époux, la rencontre des deux outils mime une rencontre charnelle : la lime n’aiguise pas la pointe, mais peaufine le manche, dans un mouvement alternatif que contrarie la force de l’étau. La plaisanterie vient ici du fait que Vulcain ne travaille pas pour son sa propre compte, mais pour celui de son rival, Mars, dont il fait forger le bouclier par ses aides et dont il a terminé la cuirasse, le casque et maintenant la lance. D’où le regard amusé de Vénus, qui le gratifie d’une caresse dans le cou, tout en pensant à son amant.

Assis incommodément sur une enclume pointue, Cupidon tente d’attirer l’attention de Vulcain pour qu’il répare la corde cassée de son arc. Le petite pointe de sa flèche vient comiquement se comparer avec la grosse lance de Mars.


1680 ca Le Centre De L'Amour Embleme 10Gravure de Peter Rollos, 1608, Euterpae suboles, N°10 (édition française de 1648)

– Eh, crois-moi, le centre de l’anneau, Ô Vierge, je le toucherai.
– Si tu le touches, tu es un grand homme, et je ne te serrerai pas moins.

Pol : crede mi , centrum anulli, O Virginella tangam.
Si tangis es vir ingent Magni , minus nec angam .


Vierge délicatement belle, reste tranquille, je veux frapper le petit anneau.
Mon cœur, je resterai tranquille, si c’est ta volonté, frappe droit, ne me fais pas manger

Zart schön Jungfraw haltet fein still , Das Ringlein will ich treffen.
Herz , ich halt still , ists euer will , trefft recht thut mich nicht essen


Plus petit est l’anneau plus je pique & j’avance,
Je suis à cette liste adroit,
Je vise si roide & si droit
Que toujours au milieu je sais placer ma lance.

 



Article suivant : 2 Phalloscopiques par destination : les fruits de la Nature

Références :
[1] Marzia Faietti, Rebus d’artista. Agostino Carracci e la carta dell' »Ogni cosa vince l’oro », in «Artibus et Historiae», 55, XXVIII, 2007, pp. 155-171 https://www.academia.edu/44815104/M_Faietti_Rebus_dartista_Agostino_Carracci_e_la_carta_dell_Ogni_cosa_vince_loro_in_Artibus_et_Historiae_55_XXVIII_2007_pp_155_171
[2] Mirja Lehmann « Le combat d’Amour et de Pan : lutte ludique et érotique » Pallas, N°119, 2022 p p. 437-454 https://journals.openedition.org/pallas/25329?lang=en#:~:text=La%20lutte%20d’%C3%89ros%20et,%2Dpuissant%2C%20tyrannique%20et%20enfantin
[3] Frédérique Villemur « Érotique du couple lesbien à l’époque moderne : Diane et ses nymphes », Images re-vues, N°17, 2020, p 25 https://journals.openedition.org/imagesrevues/8417?lang=en#ftn53
[4] Martha Moffitt Peacock, « Heroines, Harpies, and Housewives: Imaging Women of Consequence in the Dutch Golden Age » p 240 https://books.google.fr/books?id=neIJEAAAQBAJ&pg=PA240
[5] Sans évacuer totalement l’allusion sexuelle, les historiens d’art prennent au sérieux l’alibi littéraire et esthétique, en remarquant que la posture de Quies évoque la mélancolie devant le Repos éternel, ainsi que l’insatisfaction de l’artiste à atteindre la perfection. L’expression consternée des deux partenaires, notamment celle du Dieu Terme dont l’organe triomphant est désormais avachi sur le sol, soulignent pourtant la dimension facétieuse de la composition.
Jürgen Müller « Sex um 1600: Hendrick Goltzius’ graphische Folge Wege und Mittelzum Glück in neuer Deutung » https://archiv.ub.uni-heidelberg.de/artdok/5282/1/Mueller_Sex_um_1600_2013.pdfs
[6] Eric Jan Sluijter « Emulating Sensual Beauty: Representations of Danaë from Gossaert to Rembrandt », Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art, Vol. 27, No. 1/2 (1999) https://www.jstor.org/stable/3780877
[7] Pour Goltzius, le couple Honneur/Richesse n’est pas conçu comme une opposition mais comme une complémentarité espérée :
1582 Hendrick Goltzius, Honor Opulentia serie La Fortune RijksmuseumHonor et Opulentia, série La Fortune
1582 Hendrick Goltzius, Rijksmuseum

Si seulement Richesse et Honneur nouaient alliance, ils engendreraient pour l’homme le repos sans discorde qu’il désire.

Mutua Divitiae et Laus si modo foedera nectunt
Optatam parient homini sine lite Quietem

On notera le débordement du pied hors du cadre, qui évoque une autre élongation.

[8] Rachel Wise, Hendrick Goltzius’s Lucretia abd the Eighty Years’ War, dans Violence, Trauma, and Memory: Responses to War in the Late Medieval and Early Modern World, 2022, p 182
[9] L’assimilation de la pluie d’or à l’urine de Jupiter est explicite dans un dessin de Wtewael, qui place le pot de chambre à l’aplomb d’une bourse phallique :
Joachim Wtewael 1600-38 Danae Staatliche Graphische Sammlung MünchenJoachim Wtewael 1600-38 Danae Staatliche Graphische Sammlung München
[10] Anthony Colantuono The penis possessed dans The Body in Early Modern Italy 2010 p 107 https://books.google.fr/books?id=SaJdVmk_2oYC&pg=PT117
[11] Allen J Grieco « From roosters to cocks: Italian renaissance fowl and sexuality » dans « Erotic Cultures of Renaissance Italy, », 2010, https://www.academia.edu/2399314/From_roosters_to_cocks_Italian_renaissance_fowl_and_sexuality
[12] Le Centre De L’Amour, Decouvert soubs Divers Emblesmes Galans et Facetieux, Chez Cupidon, 1680 https://books.google.fr/books?id=EfHzuYTDMLIC&pg=PA20-IA1
[14] E. de Jongh, Mirror of everyday life : genreprints in the Netherlands, 1550-1700 https://archive.org/details/mirrorofeveryday0000jong/page/281/mode/1up?view=theater
[17] Anna Tummers, Elmer Kolfin et Jasper Hillegers, The Art of Laughter: Humour in the Dutch Golden Age, 2017 https://www.academia.edu/70688197/The_Art_of_Laughter_Humour_in_the_Dutch_Golden_Age

2 Phalloscopiques par destination : les fruits de la Nature

17 décembre 2024

Des productions naturelles presque toujours inoffensives, sauf dans des situations pernicieuses.

Article précédent : 1 Phalloscopiques par construction



Les légumes dans le décor

1517-18 Raphael Villa_Farnesina,_RomeGiovanni Martini da Udine, fresques de la villa Farnésine Cartouche met een citaat van Epictetus, Frans Huys, after Hans Vredeman de Vries, 1555 serie Variarum protractionum RijksmuseumCartouche avec une maxime d’Epictète, Frans Huys, d’après Hans Vredeman de Vries, 1555, série Variarum protractionum, Rijksmuseum

Parmi des dizaines de légumes évoquant l’abondance, la courge et la figue ouverte, désignées par la main de Mercure, illustrent crument le thème général de la décoration, les amours de Cupidon et Psyché [17a].

Suite à cet exemple prestigieux, les courges phalliques vont revenir de loin en loin, hors de tout contexte amoureux. Elles accompagnent ici une sentence irréprochable :

Il est plus nécessaire de guérir l’âme que le corps. Car il vaut mieux mourir que vivre mal.

Magis necessarium est mederi animae, quam corpori. Mori enim melius est quam male vivere.


Citation d'Horace Hans Liefrinck, 1556 serie Varii generis partitionum, Herzog Anton Ulrich-MuseumSentence d’Horace, série Varii generis partitionum, 1556, Herzog Anton Ulrich-Museum ed Hans Liefrinck, Jacob Floris the Elder graveur Herman Müller Anvers 1564Frontispice, série Veelderhande cierlijcke Compertementen profitelijck, 1564

Graveur Herman Müller d’après Jacob Floris l’ancien, imprimeur Hans Liefrinck, Anvers

Dans l’image de gauche, les mêmes courges font écho aux petits faunes ithyphalliques présentés par leur mère, qui accompagnent gratuitement cette sentence lapidaire d’Horace :

C’est chose pleine d’attrait pour qui n’en a pas l’expérience que de cultiver l’amitié d’un grand ; l’expérience faite, c’est chose qu’on redoute

Dulcis inexpertis cultura potentis amici ; expertus metuit

L’image de droite introduit la série « Différents types de cartouches profitables aux peintres, orfèvres, sculpteurs et autres artistes ». Les objets qui pendent en bas se réfèrent à ces métiers. L’oeil s’arrête, à côté de la médaille de l’orfèvre, sur un outil énigmatique à coulisse, que je n’ai pas pu identifier. Il semble former un couple mâle-femelle avec les coquilles de moules, de l’autre côté, utilisées comme godets pour les couleurs [18].



Scènes de marché à l’italienne

Sous l’influence de l’art hollandais, mais sans l’alibi d’une scène biblique à l’arrière-plan, des scènes de genre basées sur une accumulation sensuelle de victuailles apparaissent de manière assez abrupte dans l’art du nord de l’Italie, à Crémone et à Bologne, entre 1580 et 1585 [19].

Passarotti : des anecdotes grivoises

Les volaillières
Bartolomeo Passarotti, vers 1580, Fondation Roberto Longhi

Ce tableau s’inscrit dans la symbolique très courante de la volaille phallique, et évoque l’ambiance de la prostitution, avec la vieille entremetteuse qui embobine les coqs et la jeune femme plantureuse qui montre sa jambe et sa dinde plumée (voir L’oiseau licencieux). A noter en bas à droite la signature parlante du peintre, un passereau, ici perché sur un verre de vin.


1580 ca Bartolomeo Passarotti Deux marchandes et un garçon avec de la volaille et des légumes Gemäldegalerie Berlin photo Christoph SchmidtDeux marchandes et un garçon avec de la volaille et des légumes
Bartolomeo Passarotti, vers 1580, Gemäldegalerie, Berlin (photo Christoph Schmidt)

La diagonale montante divise la composition en deux moitiés :

  • à gauche, la vieille piégeuse de volailles, qui montre son épaule osseuse comme pour aguicher encore son coq ;
  • à droite, une ambiance radicalement différente : une jeune mère et son fils, au dessus d’une pyramide de navets, de courges et de melons.

Un lecture plus précise que celle, souvent proposé, des « trois âges », relève l’opposition entre les deux types de femmes :

  • à gauche la femme vénale, vouée à vieillir stérilement ;
  • à droite la mère protectrice, comme le signifie son collier de corail.



1580 ca Bartolomeo Passarotti Deux marchandes et un garçon avec de la volaille et des légumes Gemäldegalerie Berlin photo Christoph Schmidt detail
Ce dont elle cherche à protéger encore un moment l’innocence de son garçon, c’est de la sexualité qui s’annonce, avec la queue de la courge qui s’érige vers le melon qui s’entre-baille. Passarotti transpose en somme, sur un mode profane, le thème très italien de la Madone triste, où la Vierge tente d’éloigner l’Enfant de son futur tragique, figuré par un chardonneret ou une mouche (voir 4-2 Préhistoire des mouches feintes : dans les tableaux).


vLe magasin de poissons
Bartolomeo Passarotti, 1580, Palais Barberini Rome

L’étalage propose une étonnante confrontation sexuelle :

La moule géante et béante associée à la vieille femme évoque un sexe féminin. Cette moule démesurée est mise en présence d’une autre moule de forme phallique se dressant devant le vieil homme. L’âge avancé des deux protagonistes accentue l’aspect comique de la connotation sexuelle. Cet aspect risible est renforcé par l’analogie physique existant entre le poisson-globe tenu par la vieille femme et le visage de cette dernière : même rotondité de la tête, mêmes incisives inférieures et mêmes petits yeux vifs. Valérie Boudier, [20]



1580 Bartolomeo Passarotti Le magasin de poisson, Palais Barberini Rome detail passereau
La signification de cette étrange scène de genre reste néanmoins à préciser. On remarquera d’abord, dans le coin supérieur droit, la signature parlante de Passarotti, le moineau, en proie à la concupiscence féline.



1580 Bartolomeo Passarotti Le magasin de poisson, Palais Barberini Rome detail moule
Cette saynette aide à comprendre le comique de la moitié gauche, placée quant à elle sous le signe de la concupiscence féminine : la poissonnière exigeante autant que peu ragoutante, montre à son vieux mari un poisson-globe, autrement dit un poisson capable d’un gonflement spectaculaire [21]. Avec un air résigné, le vieillard débarrasse d’un byssus incrusté de coquillages son organe vétuste et encroûté, mais qui reste de bonne taille.


Campi : des clins d’oeil appuyés

Dans ses compositions alimentaires, Campi juxtapose les allusions, mais sans chercher, comme Passarotti, à les coordonner en une anecdote originale.


 

Campi La cuisiniere coll part
La cuisinière, école de Campi, collection particulière

Le côté comique du sujet tient à ce que l’innocente cuisinière manipule un pilon, objet ostensiblement viril, pour casser des noix, fruit dont la coque est un symbole bien connu de la virginité féminine. Le jeune homme qui en dérobe une en nous faisant un signe de complicité, sert à déminer le sujet à l’intention des spectateurs naïfs, qui ne verront que ce menu larcin.


Vincenzo_campi,_cucina,_1578-81, BreraLa cuisine
Vincenzo Campi, 1578-81, Brera, Milan

Dans cette composition typique de son procédé d’accumulation, Campi a confié le pilon à une vieille, qui goûte la sauce du bout du doigt. Dans ce florilège de métaphores grivoises empruntées à l’art hollandais, pratiquement tous les gestes sont à double sens : rapper le fromage, rouler la pâte, vider la volaille. Un boucher écartèle un veau, un apprenti s’applique à embrocher une poularde, un garçonnet s’évertue à souffler dans une vessie tandis que son équivalent minuscule s’échappe hors de sa braguette.


1580-81 Campi Les vendeurs de poissons Fuggerschloss KirchheimLes vendeurs de poissons
Campi, 1580-81 Fuggerschloss, Kirchheim

Cette toile est une des cinq commandées par Fugger pour décorer la salle à manger de son château de Kirchheim. Les fayots, que le père avale à grande cuillerées et que la mère essaye de faire manger au fiston, sont un légume érotique, souvent assimilé aux testicules dans les paillardises italiennes ( [22], p 109 ). La mère nous montre d’un air entendu la carafe confortablement érigée sur l’entrecuisse de son mari. Le bébé, qui a mis trop tôt la main dans le pot, se fait mordre par une écrevisse, crustacé associé à l’excitation sexuelle ( [22], p 112 ). D’un pied, il enfonce la louche dans la soupière, présage d’une virilité prometteuse.


1580-81 campi_fruit_vegetable_seller (fruttivendola) Fuggerschloss Kirchheim

La vendeuse de fruits (fruttivendola), Campi, 1580-81, Fuggerschloss, Kirchheim

Dans cet autre tableau réalisé pour Fugger, la séduisante marchande de primeurs vend aussi quelques fleurs, dont un lys proéminent planté au milieu d’un panier, tel le drapeau de sa virginité. Par ailleurs elle pèle d’un air entendu le fruit du péché, une pomme. Au milieu des fruits d’été, cet unique fruit d’automne détonne. Il faut le rattacher à la scène de l’arrière-plan, où un jeune homme secoue un pommier dont les fruits sont recueillis par un couple [23].


Gravure de Peter Rollos, 1608, Euterpae suboles, N°18Gravure de Peter Rollos, 1608, Euterpae suboles, N°18

Barry Wind ( [22], p 113) explique judicieusement la scène par référence à cette gravure allemande un peu postérieure, dont la moralité latine est la suivante :

Quand la pomme mûrit et que la vierge devient pubère,
La pomme veut être cassée et la vierge aussi veut tâter du bâton.

Cum maturescit pomum virgoque pubescit

Pomum vult frangi, virgo quoque stipite tangi


1583 campi_fruit_vegetable_seller (fruttivendola) coll partLa vendeuse de fruits (fruttivendola), Campi, 1583, collection privée

Dans cette variante, le lys a été remplacé par un godelureau arborant sur son chapeau une plume de faisan, tenant une botte d’oignons [24] et se fourrant l’auriculaire dans l’orifice naturel. De l’autre côté, au dessus du fléau de la balance romaine, un gros melon fracturé a remplacé les pêches fessues. Et dans l’arbre de l’arrière-plan, l’homme lâche les fruits directement dans la robe de sa partenaire. Tout indique que la marchande de fruits a perdu sa virginité.


Frangipane : des grivoiseries assumées

1597 Nicolò Frangipane Allégorie de l'Automne Château d'Udine
Allégorie de l’Automne
Nicolò Frangipane, 1597, Château d’Udine

Un doigt dans le melon fendu et une main sur la saucisse, le satyre rend manifeste le rêve du jeune flûtiste.


1597 av Nicolò Frangipane Satire d'un concert de madrigal coll partSatire d’un concert de madrigal
Nicolò Frangipane, avant 1597, collection particulière

Quatre chanteurs menés par un ruffian donnent un concert champêtre, accompagnés par une pie qui s’égosille. De même que le chat s’intéresse moins au chant qu’à l’oiseau (voir Le chat et l’oiseau), de même les joyeux fêtards qui les cernent s’intéressent moins au madrigal qu’au charme des jeunes concertistes. Il forment une farandole bacchique où chacun se touche d’un air égrillard : un faune, un juif à turban, un godelureau à plumet, un bacchus tenant un coupe de vin et de pain trempé, un couple de pâtres.



1597 av Nicolò Frangipane Satire d'un concert de madrigal coll part detail 1
L’un d’eux nous fait le signe du secret tout en malaxant son boudin, tandis que Bacchus frotte l’autre boudin à une outre fessue.


1597 av Nicolò Frangipane Satire d'un concert de madrigal Comte F. de Liederkecke, Château de Leefdael,Comte F. de Liederkecke, Château de Leefdael 1597 av Nicolò Frangipane Satire d'un concert de madrigal coll part detail 2Collection particulière, vendue par Christies en 2015

Composée de pomme et de boudins, la nature morte centrale, très explicite dans la version conservée en Belgique, a été expurgée dans la version vendue par Christies.


Caravage : la sublimation réaliste

Caravaggio_-_Still_Life_with_Fruit_(circa_1603) Denver Art MusemNature morte aux fruits sur une dalle de pierre
Caravage, vers 1603, Denver Art Museum

Après vingt ans d’allusions déguisées plus ou moins salaces, Caravage introduit dans la peinture italienne un genre nouveau, celui de la nature morte sensuelle, où le scabreux se dissimule sous une ostensible fidélité au réel :

Caravage a disposé des melons, des grenades, des courges, des figues et d’autres fruits pour suggérer la turgescence sexuelle et la réceptivité à la pénétration. Une fois que l’on remarque la tige du melon central dirigée vers une figue éclatée et les deux gourdes charnues reposant langoureusement sur une paire de melons fraîchement coupés, une autre lecture est-elle possible ? Il s’agit de la première nature morte érotique à être autonome, son imagerie n’étant plus confinée aux marges ou éclipsée par la présence humaine. John Varriano [25]


Une postérité sporadique

1637 georges flegel Stillleben mit Römer, Brezeln, Nüssen und Mandeln Landesmuseum MünsterNature morte avec un röhmer, un bretzel, des noix et des amandes.
Georg Flegel, 1637, Landesmuseum Münster

Parmi les nombreux tableaux de marché et natures mortes de Georg Flegel, on ne trouve rien d’équivalent à ce fragment de bretzel qui se penche sur ces deux noix, et sur un autre fragment qui semble copuler avec lui-même. Soit l’obscénité est involontaire, soit plus probablement elle résulte de la commande d’un amateur de curiosités.



Bulbes

 

1855 ca Carl Spitzweg l'amateur de cactus Grohmann Museum, MilwaukeeL’amateur de cactus
Carl Spitzweg, 1855, Grohmann Museum, Milwaukee

Dans une première lecture, ce fonctionnaire vieillissant, accablé par le passage du temps et l’empilement des dossiers, regarde d’un air attendri le fleurissement inattendu de son cactus. Dans une seconde lecture, les ombres obliques de la fenêtre conduisent l’oeil du cactus au haut de forme, et de là au crâne chauve du bonhomme : on comprend alors que le cactus fleurissant est l’antithèse de sa virilité disparue.


1882-83 Von Stuck Der Schwammerling I pastel coll part v

Le champignon, pastel
Franz Von Stuck, 1882-83, collection particulière

Au premier degré, ce pendant recto verso révèle que le champignon n’était qu’un bébé chapeauté : alibi humoristique qui fait oublier la forme impudique du jeune bolet.


1900 ca Edward Okun Mother Mushroom with her children
Maman Champignon avec ses enfants
Edward Okun, vers 1900

On doit à Edward Okun une femme-araignée (Fil d’or), une femme-paon (Le Printemps) et une femme-fauve (Fraulein Leopardus, 1906). Ces recherches rendent plus expliquable cette mère-champignon cernée par ses « enfants », dont la coiffe turgescente semble la rendre perplexe.



Tiges

Musidora: The Bather 'At the Doubtful Breeze Alarmed', replica ?exhibited 1846 by William Etty 1787-1849Musidora (The Bather At the Doubtful Breeze Alarmed)
William Etty, 1846, Tate Gallery,

Dans le poème L’Eté de James Thompson (1727), le jeune Damon décide, par pudeur, de ne pas regarder la belle Musidora, qui se baigne nue en pensant être seule. Chef d’oeuvre d’hypocrisie, le tableau fonctionne donc à l’inverse de ce qu’il prétend illustrer [26]. Son titre se rapporte au dernier instant avant la baignade :

Elle reste exposée à ses regards, et se retire en rougissant de peur d’être vue ; alarmée du moindre souffle, et sautant comme un faon craintif, elle s’élance dans le fleuve.

Traduction Bontems, 1759

And fair-expos’d she stood, shrunk from herself,
With fancy blushing, at the doubtful breeze
Alarm’d, and starting like the fearful fawn?
Then to the flood she rush’d;

La tige à laquelle Musidora se retient est justifiée par ce moment de suspens. Ce pourquoi les spectateurs de l’époque, l’oeil suffisamment occupé par l’irruption dans la campagne anglaise d’une nudité enfin autorisée, n’y ont pas vu malice : elle pourrait pourtant passer pour le symbole tangible de l’admiration de Damon.


1885 zorn nymphe de l'amour coll partLa nymphe de l’amour
Anders Zorn, 1885, collection particulière

Les exubérances végétales du premier plan fonctionnent en repoussoir, en accentuant la profondeur et l’effet de clair-obscur. Les tiges qui perforent la feuille se projettent, au delà du ventre de la nymphe, dans la tige brisée que le petit amour manipule d’un air dépité, découvrant la déception après l’essor.



Animaux phalliques

J’ai consacré à ces exemples surabondants des articles dédiés.

Pour les volatiles :

Pour les souris :

Pour les chats :

Pour les lapins :


En aparté : la symbolique sexuelle du limaçon

Dans l’Antiquité

La symbolique vaginale de la conque, attribut de Vénus, est attestée depuis l’Antiquité et a été exploitée par plusieurs artistes de la Renaissance italienne, à commencer par Botticelli (voir 5.1 Des objets ambigus). Mais on en sait moins sur l’escargot.

Hésiode compare son hibernation pendant l’hiver au retrait dans la maison de sa mère de la jeune vierge « étrangère aux jeux de la belle Vénus », escargot affamé qui se rue sur sa proie dès le printemps [27]. Selon l’interprétation hermétique de ce passage par de F.Bader, l’escargot « appartient à un univers masculin, parce que son pied rétractile fournit une représentation du membre viril » [28]. L’escargot jouirait donc d’un symbolisme contradictoire :  phallique hors de sa coquille, et virginal lorsqu’il s’y enferme.

Plaute utilise l’expression « limare caput » pour signifier « se frotter à la manière des limaces » [29]. Et il traite de limaces (limax) des femmes vénales peu ragoûtantes :

Non pas comme sont ces limaces blafardes, ces horreurs parfumées de lavande, Phrynés à deux oboles, avec leurs chevilles torses, leurs jambes de fuseau, leurs cheveux arrachés et leurs oreilles mutilées, cathéreuses, boiteuses, pelées, édentées. [30]

Non quasi, ut hæc sunt heic limaceis lividæ,
Diobolareis, scœnicolæ, miraculæ,
Cum extortis talis, cum crotilis crusculis,
Capillo scisso, atque excissatis auribus.
Scratiæ, scrupedæ, strictivillæ, edentulæ.


Messal invicta claudi Antikensammlung BerlinMessal invicta Claudi, Antikensammlung Berlin

Il semblerait que le jeune fille qui médite devant un autel à Priape porte une coiffure antérieure d’un bon siècle à l’époque de la célèbre Messaline, épouse réputée luxurieuse de l’empereur Claude [31]. Le revers aurait donc été gravé dans un second temps. Il y a consensus sur la traduction de l’inscription : Messaline invaincue, (femme) de Claude. L’adjectif « invicta » fait allusion à une compétition restée fameuse :

Messaline, femme de l’empereur Claude, jugeant cette peine digne d’une impératrice, choisit pour ce combat une prostituée des plus renommées parmi celles qui trafiquent de leur corps, et elle la vainquit en soutenant pendant un jour et une nuit vingt cinq assauts. Pline, Histoire naturelle, Livre X, chapitre LXXXIII

Mais les spécialistes n’ont pas explicité le lien portant assez clair entre l’adjectif et l’emblème : les sept phallus en attaque sont assimilables à des oiseaux, dont l’escargot non seulement n’a pas peur, mais vient à bout successivement ou simultanément (invicta) . L’escargot déployé signifie donc ici le sexe féminin triomphant, le contraire de la Vierge recroquevillée dans sa coquille


Au Moyen-Age

Dans les drôleries gothiques, on rencontre fréquemment un chevalier en armure mis en déroute par un animal réputé faible : lapin ou escargot [32]. Pour Michael Camille [33] ou Jean Wirth [34] cette image de type « monde à l’envers » se double parfois d’un sous-entendu plus direct aux organes génitaux : chevalier laissant tomber son épée devant un gastéropode en majesté .


Psalter KB MS GKS 3384 fol 160v-161r Camille fig 13Psautier KB MS GKS 3384 fol 160v-161r (Camille fig 13)

C’est indubitablement le cas dans cette page, qui place un homme bien pourvu – le cornemuseux – et un homme dévirilisé – le chevalier qui perd ses moyens devant l’escargot- face à une femme dont le panier est attaqué par un bouc.


Missel festif Amiens, 1323, KBH, Ms. 78 D 40, fol 177Missel festif (Amiens), 1323, KBH, Ms. 78 D 40, fol 177

Bien sûr la symbolique de l’escargot n’est pas exclusivement féminine : ici au contraire, l’animal est mis en balance avec deux objets phalliques auquel la femme tient : son fuseau et le membre de son mari, qu’elle agrippe semble-t-il sous sa robe.


A la Renaissance

A la Renaissance, on ne savait toujours pas que l’escargot est hermaphrodite [35]. On se savait pas non plus – en tout cas on n’en a pas de preuve écrite – que certaines espèces d’escargots se perforent avec un « dard d’amour », dans lequel un naturaliste voit l’origine des flèches de Cupidon [36]. Entre la symbolique masculine et la symbolique féminine , c’est plutôt la seconde qui semble encore l’emporter, d’après les rares exemples connus [37].


1538 ca Copy after Hans Brosamer Venus and Cupid on a Snail METCupidon et Vénus sur un escargot
Copie d’après Hans Brosamer, vers 1538, MET

Dans cette iconographie unique, le véhicule habituel de Vénus, conque ou dauphin, est remplacé par un escargot qui, à la manière d’un hydroglisseur, la propulse vers le rivage. Un pied sur la coquille, elle dirige de l’autre la tête de l’animal.


Niklaus Manuel Deutsch 1517 ca Schreibbüchlein Kunstmuseum Basel (photo Martin P. Bühler)Niklaus Manuel Deutsch, vers 1517, Schreibbüchlein, Kunstmuseum Basel (photo Martin P. Bühler)

Dans cette fantaisie, deux puttos chevauchent chacun son escargot :

  • l’un réussit à lui faire hausser le col, en le caressant avec une aile plantée au bout d’un bâton : symbole aviaire, donc phallique (voir L’oiseau licencieux) ;
  • l’autre, armé d’un balai, n’aboutit qu’à lui faire piquer du nez.

C’est donc bien la fonction érectile qui est visée, mais est-elle pour autant masculine ? On peut imaginer que le gastéropode gaillard signifie une monture pleinement satisfaite des caresses de son cavalier, tandis que l’autre se décourage suite à la maladresse du sien.




Deux Cupidons dépités

Les allégories très originales de Maître HL (le sculpteur Hans Leinberger ?) sont difficiles à déchiffrer.

 

1533-monogrammiste_HL_NGA-WashingtonCupidon en équilibre sur une boule 1533-monogrammiste_HL_escargot_NGACupidon chevauchant un escargot sur un tapis de champignons

Monogrammiste HL, 1533, NGA, Washington

Ces deux gravures formaient probablement un pendant, puisque Cupidon y brandit un arc à la corde cassée et tient dans sa main droite une flèche brisée.

Dans la première, il semble que Cupidon, en perdant l’équilibre sur sa boule, a cassé en trois morceaux la flèche qu’il sortait du carquois dans l’intention de s’attaquer aux baigneurs : ceux-ci restent donc protégés du désir sexuel, de même que, dans la célèbre Némésis de Dürer, la déesse de la vengeance passe sans s’arrêter au dessus du village paisible.



1533 monogrammiste_HL_NGA Washington detail
L’élément troublant est la double érection de part et d’autre du carquois : de la base hors du noeud et des flèches hors de la gueule dentée. Le monogramme de Maître HL, accompagné de son emblème habituel, le ciseau de sculpteur, est visible sur la partie décalottée du fourreau.


1533-monogrammiste_HL_escargot_NGA

Cupidon chevauchant un escargot sur un tapis de champignons
Monogrammiste HL, 1533, NGA, Washington

Une des motivations de maître HL était certainement l’exactitude naturaliste à la Dürer, dans cette représentation peu commune de l’animal à quatre cornes. Mais la symbolique sexuelle y prend elle-aussi sa part. Compte-tenu de ce que nous avons vu plus haut, cette iconographie extraordinaire fait hésiter entre deux lectures :

  • Cupidon combat le gastéropode et a brisé sur lui la flèche qu’il brandit, ainsi que celles du carquois ; l’image serait donc à classer dans la lignée des combats entre escargots et chevaliers [37a] ;
  • Cupidon chevauche l’escargot (comme Vénus dans la Copie d’après Hans Brosamer) : déjà peu rapide, la monture s’est détournée pour flairer un lit de champignons et son cavalier essaye vainement de la faire avancer.

Le détail significatif de l’aile ficelée au bout de la flèche, identique à celle de la composition de Niklaus Manuel Deutsch, fait pencher vers la seconde lecture : il s’agit bien d’exciter et de faire avancer l’escargot, comme le confirme le grelot attaché à la main gauche de Cupidon.



1533 monogrammiste_HL_escargot_NGA schema
Le tapis de bave à l’avant de la bête (rose foncé) montre qu’elle s’est retournée en arrière (flèche jaune) pour s’intéresser au tapis de champignons (bleu clair).

Ainsi le glissement des fronces vulvaires sur les chapeaux phalliques reprend, en inversant les proportions, la composition de la gemme de Messaline : c’est ici une féminité géante qui triomphe sur une armée de petits membres décimés. En remplacement de la flèche cassée de Cupidon, le ciseau fiché dans la souche et le panonceau de maître HL (en orange) semblent fixer une frontière à l’avancée de cette sexualité féminine débordante.



Article suivant : 3 Phalloscopiques par destination : les fruits de l’Industrie 

Références :
[17] Anna Tummers, Elmer Kolfin et Jasper Hillegers, The Art of Laughter: Humour in the Dutch Golden Age, 2017 https://www.academia.edu/70688197/The_Art_of_Laughter_Humour_in_the_Dutch_Golden_Age
[17a] Philippe Morel « Priape à la Renaissance. Les guirlandes de Giovanni da Udine à la Farnésine » Revue de l’Art Année 1985 69 pp. 13-28 https://www.persee.fr/doc/rvart_0035-1326_1985_num_69_1_347521
Jules Janick, Harry S. Paris, The Cucurbit Images (1515–1518) of the Villa Farnesina, Rome https://pmc.ncbi.nlm.nih.gov/articles/PMC2803371/
[18] Pour l’analyse des objets du haut comme un autoportrait symbolique de Floris, voir le blog de Jean-Yves Cordier https://www.lavieb-aile.com/2020/11/le-hibou-harcele-par-les-oiseaux-selon-jacques-floris-1564.html
[19] Sheila McTighe « Foods and the Body in Italian Genre Paintings, about 1580: Campi, Passarotti, Carracci » The Art Bulletin, Vol. 86, No. 2 (Jun., 2004), pp. 301-323 https://www.jstor.org/stable/3177419
[20] Valérie Boudier, Représenter volailles et volaillères dans la peinture italienne du Cinquecento. Analogies physiques et associations alimentaires dans les tableaux de Campi et Passarotti Revue d’ethnoécologie 12 | 2017 http://journals.openedition.org/ethnoecologie/3294
[21] Le poisson-globe était à l’époque une curiosité zoologique, connue pour sa ressemblance avec une face humaine grotesque ([19], note 12). Mais c’est ici son gonflement express qui intéresse Campi.
[22] Barry Wind, Vincenzo Campi and Hans Fugger: A Peep at Late Cinquecento Bawdy Humor , Arte Lombarda, Nuova Serie, No. 47/48 (1977), pp. 108-114 https://www.jstor.org/stable/43105109
[23] Sheila McTighe, qui n’a pas vu le lien entre le fruit et l’arbre de l’arrière-plan, croit reconnaître une nèfle (qui pourtant ne se pèle pas, mais s’épluche), en lien avec un proverbe désignant une femme douteuse « qui ne peut pas avoir la nèfle propre » ([19], p 319). Elle note, sans l’expliquer, le contraste avec la pureté du lys.
[24] Selon Pisanelli  » Ceux qui l’utilisent en permanence ont une augmentation notable du sperme et une grande prédisposition à l’acte du coït ». Cité par Sheila McTighe, [19] p 317
[25] John Varriano, Fruits and Vegetables as Sexual Metaphor in Late Renaissance Rome, Gastronomica, Vol. 5, No. 4 (Fall 2005), pp. 8-14 https://www.jstor.org/stable/10.1525/gfc.2005.5.4.8
[27] Le froid courbe le vieillard ; mais il ne se fait point sentir aux membres délicats de la jeune fille, retirée dans sa maison auprès de sa mère, vierge encore, étrangère aux jeux de la belle Vénus. Elle se réchauffe par des bains salutaires, elle répand sur son corps une huile parfumée, et repose doucement au fond de sa demeure, dans cette cruelle saison où le polype affamé se ronge les pieds, ne pouvant sortir de sa triste et froide retraite. Car le soleil ne lui montre pas encore de proie sur laquelle il puisse s’élancer. Hésiode, Les Travaux et les Jours, traduction par Henri Patin, 1892, p 121
[28] F.Bader « La Langue Des Dieux Ou L Hermetisme Des Poetes Indo Europeens » p 101 https://fr.scribd.com/doc/158894302/106582158-La-Langue-Des-Dieux-Ou-l-Hermetisme-Des-Poetes-Indo-Europeens-F-Bader-Pisa-1989-600dpi
[29] Mémoires de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Lyon, Volume 27, 1885, p 293 https://books.google.fr/books?id=X5_CefjTLY4C&pg=PA293#v=onepage&q&f=false
[30] Théâtre de Plaute – Volume 9 – Page 357 Traduction J.Naudet, 1838 https://books.google.fr/books?pg=PA358
[31] Ben van den Bercken & Vivian Baan, Engraved Gems From antiquity to the present, 2017, https://www.sidestone.com/openaccess/9789088905056.pdf
[32] Pour les références sur ce sujet maintes fois traité, voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Combat_de_chevaliers_contre_des_escargots
Pour une bonne synthèse sur les différentes significations médiévales, voir https://justhistoryposts.com/2017/11/13/medieval-marginalia-why-are-there-so-many-snails-in-medieval-manuscripts/
[33] Michael Camille, Image on the edge : the margins of medieval art, p 35 https://archive.org/details/imageonedgemargi0000cami/page/35/mode/1up
[34] Jean Wirth Les marges à drôleries des manuscrits gothiques (1250-1350) p 23, p 110
Sur la transmission possible via les intailles antiques, voir p 137
[35] Aucune mention dans les auteurs grecs et latins. Seule l’étymologie du mot persan (homme-femme) laisse supposer au les Perses aurait pu en avoir la notion. L’hypothèse semble avoir été émise pour la première fois par l’anatomiste Harder en 1679.
Sur les deux points, voir André-Etienne-Just-Pascal-Joseph-François d’Audebard baron de Férussac « Histoire naturelle générale et particulière des mollusques terrestres et fluviatiles… volume 2 », 1819, p 97 note 1 et p 133 https://books.google.fr/books?id=6hBQAAAAcAAJ&pg=RA1-PA133
[37] Egbert Haverkamp Begemann « Fifteenth- to Eighteenth-century European Drawings » MET 1999 p 86 https://books.google.fr/books?id=VCCzi4lQ7eAC&pg=PA86
[37a] Megan L. Erickson « From the Mouths of Babes: Putti as Moralizers in Four Prints by Master H.L. » MofA, 2014 https://digital.lib.washington.edu/server/api/core/bitstreams/0951a156-4720-4332-8790-0e0f7d16054b/content

3 Phalloscopiques par destination : les fruits de l’Industrie

17 décembre 2024

Objets manufacturés détournés de leur utilisation première.

Article précédent : 2 Phalloscopiques par destination : les fruits de la Nature



Le carquois

Un carquois hyperbolique

1730-50 Tiepolo Young man with a bow and a large quiver and a friend with a shield, Rijskmuseum, AmsterdamJeune homme avec un arc et un grand carquois et un ami avec un bouclier, Tiepolo, 1730-50, Rijksmuseum

On ne sait rien sur cette toile : ni son sujet (le titre traditionnel, Télémaque et Mentor, est désormais abandonné), ni si elle se suffit à elle-même ou faisait partie d’un ensemble plus vaste : toutes les spéculations sont donc permises. Cependant, les commentateurs n’ont pas été frappés par la disporportion flagrante entre le carquois et le petit arc à moitié caché.

Tandis que son ami relève discrètement son manteau à l’abri du bouclier, le jeune homme placé à l’avant pourrait être du côté de ceux qui ne tirent pas les flèches, mais les accumulent. Le croisement des deux troncs au dessus – l’un souple et l’autre rigide – semble appuyer cette lecture.


Un carquois métaphorique

1775 Le carquois epuise graveur Nicolas Delaunay apres Baudoin METLe carquois épuisé
Gravure de Nicolas Delaunay apres Baudoin, 1775, MET

La jeune femme se refait une beauté d’un oeil critique, tandis que le jeune homme la regarde d’un air flapi.



1775 Le carquois epuise graveur Nicolas Delaunay apres Baudoin MET schema
Cet échange muet se poursuit, au delà, par des objets symboliques qui expliquent la situation : le pinceau minscule dans les doigts de la belle, le pubis infantile de Cupidon, le carquois vide et les bougies éteintes.


Des carquois humoristiques

1887 amor-imperator-franz von Stuck Museum Villa StuckAmor Imperator, 1887, Museum Villa Stuck 1888 franz von Stuck Cupidon au bal masquéCupidon au bal masqué, collection particulière

Franz von Stuck

Dans ces deux oeuvres souriantes, le carquois est utilisé comme une sorte d’étui pénien disproportionné.

Dans la première, Cupidon emprunte les attributs d’un empereur germanique : arc à la place du sceptre dans la main droite, boule du monde dans la main gauche. Le symbole habituel de la croix plantée sur un double mont est remplacé par un coeur planté sur une croupe.

Dans la seconde, Cupidon déploie deux objets érectiles – l’aile et l’éventail – tout en faisant avec sa flèche le signe du silence.



La colonne

1680-85 Godefridus Schalcken A Useless Moral Lesson Mauritshuis La HayeUne inutile leçon de morale 1680-85 Godefridus Schalcken The doctor examination Mauritshuis La HayeL’examen du docteur

Godefridus Schalcken, 1680-85, Mauritshuis La Haye

 

« La femme, armée d’un gros livre de bonnes manières… lève le doigt pour souligner la leçon, mais la jeune fille ne lui prête aucune attention. Au lieu de cela, elle regarde intensément le spectateur, tout en posant sa main sur un précieux coffret en imitation de laque. Dans le coffret se trouve un petit oiseau aussi bleu que sa robe . Bien qu’elle n’ait soulevé que légèrement le couvercle, l’oiseau – symbole de sa virginité volatile – est sur le point de s’envoler ». Jasper Hillegers ([17], p 135)

Sur ce thème, voir L’oiseau envolé.


1675 ca La Grande Bacchanale (détail), Gérard de LairesseLa Grande Bacchanale (détail), Gérard de Lairesse, vers 1675

Si Schalcken censure le détail classique que Gérard de Lairesse n’avait pas craint de montrer, c’est pour le reproduire, en énorme, sous la forme de la colonne.

Dans le pendant, on retrouve la même jolie jeune femme, en pleurs.

« La raison de sa détresse va sans dire, mais elle nous est révélée d’une manière tout à fait peu conventionnelle. Un charlatan tout à fait ridicule, à en juger par sa tenue étrange et son apparence désuète, brandit un urinoir contenant « l’eau » de la jeune femme. Au XVIIe siècle, cette pratique de « regarder l’urine » était une méthode depuis longtemps dépassée, considérée à juste titre comme absurde. Et pourtant, le charlatan est capable d’identifier le problème de cette manière aberrante : Il détecte un bébé qui nage dans la fiole. »

On remarquera d’autres symboles fortement connotés :

  • le jeune garçon qui fait le geste obscène de la figue (voir – Faire la figue) ;
  • le clystère posé sur la table ;
  • le panier tenu au bout d’un fil par le médicastre, et dont le couvercle bée élégamment.

Sur la composition, voir Les pendants de Schalcken .


Une allégorie de Fragonard (SCOOP !)

1771-73 fragonard the_progress_of_love_-_reverie Frick collectionRêverie
Fragonard, 1790, Frick collection, New York

Cette toile a été réalisée à Grasse à l’intention d’Alexandre Maubert, le cousin de Fragonard, pour compléter les quatre tableaux de la série Les Progrès de l’Amour, peints en 1771-72 pour Madame Du Barry et finalement refusés par elle.

Le programme iconographique de la série initiale, s’il y en a un – est sujet à discussions, et il est improbable que ce tableau réalisé vingt ans plus tard s’y insère. Le caractère familial de la commande rend possible une intention érotique, qui n’a été timidement envisagée que par de rares historiens d’art [38].

Le premier point à élucider est celui du garçonnet ailé perché sur le globe du cadran solaire. Personne a ma connaissance n’y a reconnu Zéphyr, pourtant bien caractérisé par ses ailes de papillon.


1675-1721 Claude I Duflos d'après Antoine Coypel Zephyr et Flore.jpgGravure de Claude I Duflos d’après Antoine Coypel, 1675-1721 1749 Flora_mit_ZephyrFrancois_Gaspard_Adam-Gruft_Friedrich_II-Schloss_SanssouciFrancois Gaspard Adam Gruft, 1749, Château de Sanssouci

Zéphyr embrassant Flore

Si Zéphyr est le plus souvent représenté adolescent, il peut être parfois considérablement rajeuni, par analogie avec Cupidon. Spécialisé dans l’enlèvement des jeunes vierges, il est en général accompagné par une cavalière :

  • soit la nymphe Flore, qu’il embrasse, épouse, et transforme en déesse des fleurs ( Ovide, Fastes, V) ;
  • soit Psyché, qu’il transporte, depuis le rocher escarpé où elle attend la venue d’un mari terrible, au palais où ce Dieu se révélera être l’Amour (Apulée, L’Ane d’or, IV, 35, 4).

Ce second thème, prétexte à des envolées de nudités synchronisées, se développera surtout au XIXème siècle. Fragonard l’évoque de manière allusive, suggérant une première interprétation de la colonne : le rocher sur lequel la vierge Psyché a été laissée seule :

« Qu’en ses plus beaux atours la vierge abandonné
Attende sur un roc un funèbre hyménée. »

Le côté humoristique de la composition commence à apparaître dès lors que l’on s’avise que la posture de la jeune fille – assise, une main entre les cuisses et l’autre étendue latéralement – inverse celle du garçonnet. Très précisément, celui-ci étend le bras pour servir d’aiguille au cadran solaire, marquant l’heure de midi.



1771-73 fragonard the_progress_of_love_-_reverie Frick collection detail
L’analogie entre les deux mains posées, l’une sur le sexe de la jeune fille, l’autre sur la colonne du garçonnet, invite à reconnaître dans le fût et le globe un organe masculin assez bien caractérisé, à laquelle l’ombre ajoute une précision anatomique bienvenue. Il est malheureux qu’une trouvaille aussi ingénieuse n’ait pas été saluée par l’Histoire de l’Art.



La massue

Spranger 1585 ca Hercule et Omphale Kusthistorisches Museum WienSpranger, vers 1585, Kusthistorisches Museum Wien Daumier_1842 Hercule_et OmphaleDaumier, 1842

Hercule et Omphale

La massue du héros devient d’autant plus phallique que quelqu’un d’autre s’en empare.

Dans la composition très osée de Spranger (voir Pendants avec couple pour Rodolphe II), elle ridiculise par sa taille le minuscule fuseau qui remplace le sexe d’Hercule, comme le suggère le fil qui passe devant.

Dans la caricature de Daumier, c’est un Cupidon malingre qui transporte la massue, en tirant le héros par le bout du nez vers une Omphale tout aussi décharnée. L’image va plus loin que la légende, en suggérant un retournement de situation inattendu : les deux index croisés d’Hercule font le geste aujourd’hui oublié du « Je t’en ratisse » (voir Surprises et sous-entendus) qui signifie peu ou prou « va te faire voir ». Il semble que cet Alcide musculeux n’est pas tout à fait disposé à se faire enchaîner par ces squelettes.



La torche

1600-10 Cupid Discovers Psyche in His Bed Jan (Harmensz) MullerCupidon découvre Psyché dans son lit
Gravure de Jan Harmensz Muller d’après un modèle de Spranger, 1600-10

Jalouse de la beauté de Psyché, Vénus lui envoie son fils Cupidon, pour qu’il la venge de cette concurrence insupportable :

« Aussitôt elle appelle son fils, ce garnement ailé qui ne respecte ni morale, ni police, qui se glisse chez les gens comme un voleur de nuit, avec ses traits et son flambeau, cherchant partout des ménages à troubler, du mal à faire, et ne s’avisant jamais du bien… Elle gémit, elle pleure de rage : Mon fils, dit-elle, je t’en conjure, au nom de ma tendresse, par les douces blessures que tu fais, par cette flamme pénétrante dont tu consumes les cœurs, venge ta mère; mais venge-la pleinement, que cette audacieuse beauté soit punie. C’est la grâce que je te demande et qu’il faut m’accorder : avant tout, qu’elle s’enflamme d’une passion sans frein pour quelque être de rebut ; un misérable qui n’ait honneur, santé, feu ni lieu, et que la fatalité ravale au dernier degré d’abjection possible sur la terre. » Apulée, L’Ane d’Or, IV, 28, 4

Bien sûr c’est l’inverse qui se produit : devant la beauté de Psyché endormie, c’est Cupidon qui tombe amoureux d’elle : on lui détache son carquois, il laisse tomber son arc, et un écoulement éteint la torche mauvaise qui aurait dû embraser sa victime d’un amour abject. Cette image de la torche inondée par une urne béante est évidemment un motif pornographique, que la légende essaye de justifier comme l’extinction du feu vengeur par le feu gratifiant du désir :

Le fils venu venger l’honneur volé à sa mère
est blessé par ses propres flèches.
Dès qu’il voit Psyché, immédiatement blessé, il brûle d’amour pour elle,
et le châtiment préparé s’est transformé en désir.
Il n’en peut mais : il se lie à elle par le nœud conjugal,
et elle vécut ensuite auprès de Vénus qui l’accueillit comme sa bru.
Bienheureuse est Psyché que, plus divin encore ,
Cupidon , éternellement présent , réchauffe de son feu et de sa couche. [39]

Qui venit ulturus praereptos Matris honores,
Filius en iaculis laeditur ipse suis.
Ut Psychen vidit, visam mox saucius ardet,
Versaq[ue] in affectum poena parata fuit.
Nec modus: hanc nexu sociat sibi deinde iugali,
Quae viuit Veneri post quoq[ue] grata nurus.
At felix Psyche est, quam sanctior ille Cupido
Vsq[ue] suo praesens igne thoroq[ue] fouet.


1600-10 Cupid Discovers Psyche in His Bed Jan (Harmensz) Muller detail mains
A noter le morceau de bravoure maniériste que constitue le dialogue entre les deux mains de l‘amoretto : la visible, crispée sur l’anse, et l‘invisible sous le rideau, qui fait le V de la Victoire.


Flying-Cupid-with-a-Torch-Greuze-attr-The-Wallace-CollectionCupidon volant avec sa torche
Greuze (attr), The Wallace Collection

Au XVIIIème siècle, la torche fumante est couramment associée avec une couronne de fleurs, censée ceindre le front de l’être élu, mais qui image aussi une évidente complémentarité anatomique.


Vénus entourée d'une ronde d'amours 1785 ca Jean-Frédéric Schall coll partVénus entourée d’une ronde d’amours
Jean-Frédéric Schall, vers 1785 collection pariculière

Le siècle avançant, couronnes et torches prolifèrent et deviennent plus audacieuses : on notera ici la coopération entre un amour qui tire le voile et un autre qui tente d’éclairer l’endroit secret, tandis qu’un troisième s’est couché sur le sol pour bien voir.


1774 ca Cupid as a Link Boy, Sir Joshua Reynolds, Albright-Knox Art Gallery in BuffaloCupidon comme « Link Boy », Albright-Knox Art Gallery, Buffalo 1774 Mercury as Cut Purse, Sir Josuah Reynolds, 1774. Faringdon Collection Trust.Mercure comme coupe-bourse, Faringdon Collection Trust.

Sir Joshua Reynolds, vers 1774

Dans ce pendant grinçant, Reynolds a représenté deux dieux de l’Antiquité comme des gamins des rues, avec les connotations associées à la prostitution homosexuelle juvénile.

Cupidon a des ailes de chauve-souris, brandit une torche et esquisse, de la main enserrant l’avant-bras, un  geste obscène popularisé par quelques oeuvres  hollandaises (voir plus loin). Les « link boys » [40] étaient des gamins à la réputation douteuse, qui pour un farthing éclairaient le chemin des piétons jusqu’à leur porte.

Mercure, dieu des voleurs, est représenté en pickpocket, tenant à la main une « bourse d »avare » dont les deux extrémités pesantes, autour d’une fente centrale, forment le complément anatomique parfait du brandon de Cupidon. Sa main dans le dos et son air soucieux sous-entendent qu’il lui sert de partenaire passif.



Les instruments de musique

1514 Priape et Lotis Giovanni_Bellini_and_Titian_-_The_Feast_of_the_Gods_-_DetailPriape et Lotis (détail du Festin des Dieux)
Giovanni Bellini et Titien, 1514

Lotis pendant ce temps était plongée dans un sommeil profond.
Priape s’en réjouit, retira le voile qui lui couvrait les pieds,
et déjà il était sur la voie de réaliser ses voeux.
Voici que l’âne, la monture de Silène, se met à braire
d’une voix rauque, émettant des sons malvenus.
La nymphe se redresse effrayée ; des mains, elle repousse Priape
et, en fuyant, elle ameute tout le bois. Mais le dieu,
qui physiquement n’était que trop prêt à son acte indécent,
fut la risée de tous, sous l’éclat lumineux de la lune.

Ovide, Fastes, I, 430

Le tableau montre l’instant juste avant le braiement. L’excitation de Priape est évoquée par les plis de sa robe, et matérialisée en dessous par le manche de la viole.

Deux allégories opaques de Van Hemessen

1540-57 Jan_van_Hemessen_-_Allegory_of_Nature_as_the_Mother_of_Art RijksMuseum, AmsterdamAllégorie de la Nature en nourrice des Arts
Jan van Hemessen, 1540-57, Rijksmuseum, Amsterdam

Ce sujet bizarre a été diversement interprété. On y a vu :

  • un pastiche à partir de deux allégories italiennes tout aussi énigmatiques [41],
  • Apollon avec une Muse ou une nymphe [42],
  • un tableau de mariage représentant le gendre de Hemessen Chrétien de Morien (qui était organiste) et sa fille Catharina van Hemessen (qui était peintre)

L’interprétation allégorique (les Arts nourris par la Nature) est celle qui explique le plus de détails :

  • l’opposition entre les deux éléments du paysage : la maison forte au bord de l’eau (côté Arts) et la grotte dans laquelle le berger abrite ses brebis (côté Nature) ;
  • les allusions à Apollon :
    • dans la chevelure rayonnante du musicien,
    • dans la viole qui modernise la cithare
    • dans l’idée d’allaiter l’instrument plutôt que l’artiste : on sait que les dons d’Apollon étaient attribués au fait qu’enfant, il n’avait pas été nourri de lait.

S’agissant de fécondité, un double-sens plus osé n’est pas à exclure : tandis que le berger plante verticalement sa houlette devant ses brebis nourricières, le musicien tient son archet à plat et le manche retourné vers lui, dans l’incapacité de jouer. Tout autant que l’inspiration, c’est la vitalité qui lui manque. Et le lait revigorant de la Muse, gaspillé vainement sur l’instrument, est peut être l’emblème de l’inanité des fantasmes solitaires.


1556 av Musica_(Sanders_van_HemessAllégorie de l’Amour et de la Musique
Jan van Hemessen (attr), collection privée

Cette allégorie tout aussi opaque est plus clairement sous le ligne de l’Amour, comme le montre le tableau avec Vénus et Mars suspendu au baldaquin. Cette musicienne, l’air aussi consterné que les protagonistes de l’allégorie précédente, repose son luth sur la table, après l’avoir extrait de l’étui ouvert au pied du lit. Juste à côté, un autre étui ouvert contient trois flûtes partiellement sorties, la quatrième étant posée sur le tabouret. Sous la table on remarque un troisième étui d’où sortent de nombreux tubes. Le tabouret comme le pied du lit sont sculptés de figures exclusivement féminines, torse nu.



1556 av Musica_(Sanders_van_Hemessen) coll part detail
Une clé d’interprétation se trouve peut être dans le « tableau dans le tableau ». Notre Vénus solitaire tend sa main gauche à son petit compagnon à quatre pattes, à défaut de la tendre à Cupidon en vol ; et elle tient de l’autre main le manche du luth, faute de la poser sur la cuisse de Mars. Tout comme dans l’allégorie précédente, la tableau représente le fantasme de la musicienne esseulée, au centre d’un monde féminin peuplé de contenants séparés de leur contenu.


1597 Nicolo l'aveugle de Pistoia Gravure de Vilamena
Nicolo l’aveugle de Pistoia
Gravure de Vilamena, 1597

Incapable de se satisfaire tout seul, le flûtiste recourt aux services de la vieille, comme le précise à mot couvert la légende :

La vieille souffle, n’ayant pas appris l’art d’agiter,
Et de la main et des doigts l’aveugle en tire des hymnes.
Ce que la vieille ne peut faire, celui qui est privé de lumière le peut.
Ce qu’ils ne peuvent pas faire séparément, ils se le rendent simultanément.

Inflat anus, pulsandi artem non docta, manuque,
Et digitis caeci exilit inde melos.
Non quod anus potest, hoc praestat lumine captus,
Quod nequeunt seorsum, reddit uterque simul.

L’auteur joue habilement sur la paronymie entre mellos (les hymnes) et mel (le miel).


Beter met de uil gezeten dan met de valk gevlogen anainyme RijksmuseumBeter met de uil gezeten dan met de valk gevlogen
Gravure anonyme, Rijksmuseum

Le couple sera repris en Hollande, au sein d’un composition plus large, pour illustrer le proverbe : mieux vaut être assis avec la chouette que de voler avec le faucon.

A l’arrière-plan, Icare tombant du ciel et un homme chassé du bordel « Au faucon », à grand renfort de balais et de pot de chambre, illustrent les mésaventures de qui ne se contente pas des plaisirs simples.


1621-76 Man met miniatuurportret in de hand, Theodor Matham, after dessin Hendrick ter Brugghen, français 1621-76 Man met miniatuurportret in de hand, Theodor Matham, after dessin Hendrick ter Brugghen, Rijksmuseum

Homme tenant un portrait miniature
Theodor Matham, d’après un dessin de Hendrick ter Brugghen, 1621-76

En regard de la crudité du geste de la main enserrant l’avant-bras [43], les légendes des deux versions sont parfaitement anodines :

« Quelqu’un a-t-il déjà vu une déesse des champs aussi belle
que la nymphe de ce tableau, que j’adore ?

Comme seul je puis possesseur
De ce pourtraict de ma Maistresse,
Ainsi je suis de son coeur,
Puisque seul Elle me caresse:
Tu le peus bien voir comme moy
Du reste ce n’est pas pour toy.

A peine la mention « Tu le peus bien voir comme moy » invite-t-elle le spectateur à un regard attentif.


1624 Gerard van Honthorst Le joyeux violoniste coll part
Le joyeux violoniste
Gerard van Honthorst, 1624, collection particulière

Honthorst a exploité le même geste de serrage, auquel fait écho le manche de l’instrument coincé sous l’aisselle du violoniste.

1633-72 Les trois musiciens gravure de Willem Basse, d'après Adriaen Brouwer RijksmuseumLes trois musiciens, 1633-72, gravure de Willem Basse, d’après Adriaen Brouwer, Rijksmuseum

Au coin du feu, le premier chante, le second gratte son violon et, au dessus de sa braguette ouverte, le troisième actionne sa flûte : laquelle forme, avec l’archet et le manche positionnés aux bons endroits, une enfilade d’instruments probablement volontaire.


1660 ca Molenaer A Boy and a Girl playing Music by Candlelight coll partUn garçon et une fille jouant de la musique à la lueur d’une bougie
Molenaer, vers 1660, collection particulière

Deux adolescents sont descendus à la cave pour faire tranquillement de la musique. Certains commentateurs soutiennent que la composition aurait servi, sur un mode plaisant, à inciter à veiller sur la virginité des jeunes fille – voir la cruche au col brisé, en bas à gauche. Mais faire d’une intention morale le moteur principal du tableau serait un contresens à peu près aussi complet que de voir, dans le sourire des pinups, une exhortation à la chasteté des GI : l’intention est bien évidemment libidinale.

Le garçon se vante en portant haut son violon, selon la symbolique habituelle ; la fille se moque de lui en branchant la petite flûte vers le bas. Au centre l’archet, ainsi que le porte-chandelle allongeable, évoquent les mouvements qu’il importe de maîtriser.


1674_Steen_Merry_company_on_a_terrace MET

Joyeuse compagnie sur une terrasse
Jan Steen, 1674, MET

Steen a peint plusieurs tableaux sur le thème de la fête transgénérationnelle, au sein de laquelle il se met lui-même en scène, ici dans le personnage du buveur assis à gauche. Il est probable que certains de ces personnages sont des membres de sa famille, mais on n’est pas sûr que la belle femme un peu éméchée, au centre, soit sa seconde épouse Maria van Egmond [44].Le pichet au couvercle entrebaillé, à ses pieds, évoque indubitablement sa disponibilité sexuelle.



1674_Steen_Merry_company_on_a_terrace MET schema
Du point de vue qui nous occupe, le balle dame se trouve à équidistance de deux objets éloquents :

  • la carafe sur le ventre de Steen, vers laquelle elle tend son verre vide,
  • la cithare au long manche du jeune homme, sur le genou duquel elle pose le coude en retroussant son tablier.

Steen n’a en somme fait que détourner, dans une veine humoristique, le vieux thème du couple mal assorti : sans doute la jeune femme va-t-elle délaisser le séduisant musicien, pour lui préférer le vieux paillard qui la fait boire.


Watteau 1710-16 L'enchanteur Musee des Beaux Arts TroyesL’enchanteur
Watteau , 1712-14, Musée des Beaux Arts, Troyes
Giovanni Grevembroch 18eme Pantalone Museo Correr VenisePantalone
Giovanni Grevembroch, 18ème siècle, Museo Correr, Venise

Tous les commentateurs ont bien noté que la guitare est plus qu’un simple instrument de musique, d’autant plus qu’elle est tenue à l’envers, pour mieux impressionner les auditrices. Celui qui la manie ainsi porte un costume rouge évoquant le personnage de Pantalone, lequel arbore habituellement une braguette vantarde.


Watteau 1719, Pour nous prouver que cette belle, Wallace Collection, Londres
Pour nous prouver que cette belle
Watteau, 1719, Wallace Collection, Londres

La légende de la gravure de Surugue explique la situation et confirme la symbolique, chez Watteau, du manche des instruments à corde :

Pour nous prouver que cette belle
Trouve l’hymen un noeud fort doux,
Le peintre nous la peint fidelle
A suivre le ton d’un Epoux.
Ces enfants qui sont autour d’elle
Sont les fruits de son tendre amour
Dont ce beau joueur de prunelle
Pourroit bien gouter quelque jour.

La chanteuse est donc l’épouse du mandoliniste, fidèle au « noeud fort doux » qui a produit ses beaux enfants. Néanmoins elle ne repousse pas le séducteur qui la presse.
Ces tableaux font chacun partie d’une paire, et doivent être appréciés en fonction du pendant. Voir Les pendants de Watteau.


Greuze le_guitariste_dit_un_oiseleur
Le guitariste italien, dit Un oiseleur
Greuze, 1757, Musée national de Varsovie

Grand remployeur de métaphores hollandaises, Greuze ajoute à la symbolique de la cage ouverte et des oiseaux morts (ici des leurres d’oiseleur) celle de la guitare conquérante, que ce Don Juan de campagne enlace et règle avec amour avant de s’en prendre aux oiselles. Il fonctionne en pendant avec La paresseuse italienne. Voir Les pendants de Greuze..



L’outillage du peintre

1632, Molenaer autoportrait en Zeuxis coll partAutoportrait en Zeuxis
Molenaer, 1632, collection particulière

Dans cette variante du couple mal assorti, le rôle du jeune homme est joué par le peintre lui-même : la vieille lui empoigne l’avant-bras, avec le geste obscène déjà mentionné. Comme le note Jasper Hillegers ([17], p 159) :

« L’analogie osée entre le pinceau, la peinture, les organes génitaux masculins et le sexe était bien connue, et cette insinuation métaphorique était certainement prise comme telle [45] . Plus précisément, la vieille femme rend visite à l’artiste pour qu’en échange de son argent, il fasse son portrait, c’est-à-dire qu’il l’immortalise. Le tableau est avant tout un commentaire satirique sur cette quête stupide, vaine et futile de l’immortalité. Le peintre regarde le spectateur en riant, car ils savent tous deux que tout – même l’art – est transitoire. Les symboles de la Vanité – les instruments de musique sur le mur, et surtout la nature morte sur laquelle le peintre est en train de travailler – en disent long à cet égard. »

Le pouce dressé à la verticale par le trou de la palette est le symbole d’une autre vanité, celle du peintre, dans l’affirmation facétieuse de sa virilité.

Par ailleurs, dans son Schilder-Boeck publié en 1604, Karel van Mander avait rappelé que Zeuxis s’étouffa et mourut d’un fou rire incontrôlable, en peignant d’après nature une vieille femme ridicule. Par cette référence savante, Molenaer se pose flatteusement comme un bon peintre, en plus d’un bon coup.


1879 Frederik_Hendrik_Kaemmerer Le portrait de la marquiseSalon de 1879, collection particulière 1879 22 novembre Le monde illustréLe monde illustré, 22 novembre 1879

Le portrait de la marquise, Frederik Hendrik Kaemmerer

Manipulateur expert du symbolisme du XVIIIème siècle, Kaemmerer invente ici une scène de genre entre une belle marquise et un vieux peintre :

  • la tapisserie derrière l’une nous montre ce à quoi elle rêve : chasser à courre ;
  • la grisaille au dessus de l’autre nous révéle ce qu’il a en tête : il la voit nue.

Les pinceaux érigés en éventail manifestent un regain d’intérêt, que la cornemuse flasque dément : le temps de la galanterie est révolu.

On remarque sur la reproduction un chien tondu et fripé assis sur son séant, alter ego comique du peintre dans son adoration canine. Il a dû être jugé trop phallique puisqu’il a aujourd’hui disparu.

Salacités involontaires

1880 Studio in Paris, Jose Ferraz de Almeida Junior
Studio à Paris
Jose Ferraz de Almeida Junior, 1880

Elève de Cabanel, ce peintre brésilien a peint plusieurs scènes d’atelier. Dans celle-ci, il se présente en artiste accompli, entre un rapin qui lui nettoie ses pinceaux et un visteur qui choisit un dessin. Tout montre sa maîtrise du métier : au mur des modèles en plâtre et une copie de Vélasquez, au plafond un squelette vers lequel, durant la pose, la fille bien en chair jette un regard comparatif. Sur le chevalet, le tableau en cours est une Vénus avec Cupidon, moins dénudée que le modèle. C’est donc sans penser à mal que le peintre fourre sa pipe dans la blague à tabac.


1881 Dantan La séance du modèleLa séance du modèle, janvier 1881, collection particulière 1874 Dantan Moine sculptant un Christ en bois Musee de nantesMoine sculptant un Christ en bois, Salon de 1874, Musée de Nantes

Edouard Dantan

Le nu dans l’atelier est un genre affriolant. Mais Dantan, qui en est un spécialiste, l’a sans doute pratiqué plus innocemment que les autres (en particulier Gérôme, voir Le paragone chez Gérôme). Fils d’un sculpteur renommé, peintre sérieux, il veut avant tout rendre hommage au métier et le montrer avec réalisme.

C’est donc sans aucun symbolisme qu’il se représente dans un moment de réflexion, rejeté en arrière, ses pinceaux à l’arrêt, tandis que seule la statue antique semble tendue vers le modèle.

De même, c’est sans intention castratrice que le saint moine dépose son maillet à da droite, aux pieds de la Vierge, en pensant probablement faire écho aux mots visibles du psaume « Dixit dominus » affiché sur au mur :

à ma droite…je déposerai… de tes pieds..le sceptre de la puissance

a dextris mea…ponam..pedum tuorum… virgam virtutus


Understatement

1913 William-Worcester-Churchill Le Peintre coll part
Le Peintre
William Worcester Churchill, 1913, collection particulière

Tandis que la modèle s’interroge sur un pot de forme tubulaire, le peintre lui donne la réponse en désignant l’équivalent, dans son autoportrait en satyre.



Tubes braqués : canon, télescope

Les canons de Danaé

pieter_isaacsz_danae 1612 Ernest Brinck's Album Amicorum Koninklijke Bibliotheek, The HagueDanaé
Pieter Isaacsz, 1612, Album Amicorum de Ernest Brinck, Koninklijke Bibliotheek, La Haye

Tandis que la pluie d’or de Jupiter féconde Danaé, des canons éjaculent des pièces d’or sur les murailles. Il s’agit officiellement d’illustrer un thème en vogue à l’époque, celui de l’or qui, selon l’expression de Van Mander, vient à bout  » des murs les plus hauts… des chaînes les plus solides, des barrières de fer, des serrures, des verrous, des portails et des portes «  ( [6] , p 30).


Canons et télescopes

thomas-rowlandson-14 février 1814 les progrès de la galanterie ou les baisers volés sont les plus douxLes progrès de la galanterie ou Les baisers volés sont les plus doux
Thomas Rowlandson, paru le 14 février 1814

Les aquarelles érotiques de Rowlandson [46] ont pour mérite de présenter sans filtre des symboles ordinairement voilés. Le vent soufle fort sur le rempart, comme le montre le tricorne du vieillard de gauche, noué sur son crâne par un foulard. Un vieux marin ventripotent est venu observer les bâteaux dans la tempête, en compagnie de son épouse. Tandis qu’il les regarde à la lunette, la femme détourne son parapluie pour embrasser un séduisant officier. Le titre « Les progrès de la galanterie » fait référence aux caresses en cours, dans le couple en contrebas comme dans le couple illégitime qui se forme sur le rempart. Mais aussi à la progression analogue entre deux objets phalliques :

  • la maigre lunette du mari, qui l’aveugle ;
  • le fût puissant qui, si l’on regarde bien, prolonge le jeune officier.


thomas-rowlandson-1815 ca The Stars gazersLes observateurs d’étoiles (the star gazers)
Thomas Rowlandson, vers 1815

La situation est à peu près la même : l’astronome observe les étoiles au travers de son télescope alors que, dans la chambre à côté, sa femme les voit par l’entremise d’un jeune homme. Les deux mappemondes conjuguées illustrent cet accouplement, tout en complétant le symbolisme du télescope.


Rops 1881 La sphère de la Lune
La sphère de la Lune, Rops, 1881

Dans cette pochade, le petit amour de gauche mesure au compas une « hemisphesse » tandis que celui de droite pratique l’« à ce tou-nomie » au télescope.


Les élégances de Kaemmerer

Affichage de 68 médias sur 68 Téléversement 54 / 68 – 1850 John Everett Millais Study for Mariana Victoria and Albert Museum.jpg Détails du fichier joint Frederik-Hendrik-Kaemmerer-Deux-cordes-a-son-arc-coll-part.Deux cordes à son arc Frederik Hendrik KAEMMERER La promenade en traineau coll partLa promenade en traîneau

Frederik Hendrik Kaemmerer, collection particulière

Adepte comme son maître Gérôme d’un érotisme élégant dans un passé fantasmé, Kaemmerer invente des scènes de genre suggestives tout en restant irréprochables : le plumet du hussard comme le cygne doré qui semble révéler l’intention du pousseur n’ont rien qui puisse faire hausser le sourcil.


Frederik_Hendrik_Kaemmerer Une après-midi de peche collection particuliereUne après-midi de pêche Frederik_Hendrik_Kaemmerer_Am_Strand_1870A la plage, 1870

Frederik Hendrik Kaemmerer, collection particulière

De même, on ne saurait objecter ni à la manière dont le jeune homme tient sa canne à pêche, ni à la promenade de deux faux-culs entre deux culasses rouillées.


1861-62 The_painter_Frederik_Hendrik_Kaemmerer_at_work_in_Oosterbeek,_by_Jacob_Maris coll partLe peintre Frederik Hendrik Kaemmerer à l’oeuvre à Oosterbeek
Jacob Maris, 1861-62, collection particulière

C’est en définitive Jacob Maris qui a le mieux révélé, involontairement ou pas, la tension érectile dans l’art de son ami.

Le canon de Cupidon

Cupidon Carte postale Amitié 1906 ca Cupidon Carte postale nouvel an 1906

Vers 1906, cartes postales françaises

Dans cette série, un couple de Cupidons remplace l’arc par un canon décoré de fleurs, pour envoyer des colombes ou des bons voeux.


Cupidon-1915-anglais_frCarte postale anglaise, 1915 Cupidon 1914-18 françaisCarte postale française, 1914-18

Durant le conflit, le canon devient à la fois plus réaliste et plus cru : il se place dans la continuité anatomique de l’émetteur, qui se contente en attendant mieux d’envoyer des coeurs ou des fleurs.



Instruments à jet

Jets d’eau

Jean-Honoré Fragonard, les jets d'eau, vers 1765–70, Clark InstituteLes Jets d’eau, vers 1765–70, Clark Institute Jean-Honoré Fragonard. Les Pétards 1763-5. Museum of Fine Arts, Boston.Les Pétards, 1763-5, Museum of Fine Arts, Boston.

Jean-Honoré Fragonard

Ces dessins ont été conçus en pendant :

  • deux beautés dans un grand lit et une plus jeune dans un petit ;
  • une trappe au plancher et au plafond  ;
  • un chien terrorisépar les jets d’eau et un chat par les jets de feu .

Fragonard renouvelle avec gaité ce grand poncif des estampes galante, le clystère. Le pendant a été gravé par Pierre Laurent Auvray, avec des légendes anodines :

 

Cessés jeunes Beautés d’opposer un rideau
A cette invention gentille,
Pour eteindre le feu qui dans vos yeux petille
Il faudrait bien d’autres jets d’eau

De ces feux apprètés ne craignez point les flammes
Punissez plutôt l’indiscret
Les feux que vos appas allument dans nos âmes
Font moins d’éclat , mais plus d’effet


Rops 1878-81 La Douche Musee Rops NamurLa Douche, Rops, 1878-81, pastel et gouache, Musée Rops Namur rops 1878 ca Au Feu coll partOù est le feu !, Rops, 1878-81, pastel et aquarelle, collection particulière

Rops a procédé lui aussi par symétrie pour moderniser le thème du jet d’eau, avec cette femme nue tantôt de dos, tantôt de face, opposée à deux praticiens de la lance.



Accessoires victoriens

Salière, sucrier et encensoir chez Millais

Je résume ici certaines des analyses de Carol Jacobi [47].

sb-line
La salière d’Isabella

1849 John_Everett_Millais_-_Isabella Walker Art GalleryIsabella
John Everett Millais, 1849, Walker Art Gallery, Liverpool

Le sujet est tiré du Décaméron de Boccace, via un poème de Keats. Au cours d’un repas, la riche Isabella partage une orange sanguine avec Lorenzo, un pauvre apprenti, tandis qu’en face d’elle un de ses frères, de rage, repousse un chien du bout du pied et fracasse une noix. Violence qui préfigure la tragédie imminente : l’assassinat de Lorenzo par les frères outragés.



1849 John_Everett_Millais_-_Isabella Walker Art Gallery detail Lorenzo
Sa tête, coupée comme l’orange sanguine, finira dans le pot de basilic de la balustrade [48].

Peinte à l’âge de vingt ans, cette oeuvre délibérément transgressive contient un petit secret : les initiales PRB en bas à droite, dont on saura plus tard qu’elles signifiaient Pre-Raphaelite Brotherhood. D’une certaine manière, cette toile-manifeste revendique, pour cette Fraternité de jeunes artistes prêts à tout, le patronage énergique des frères d’Isabella et de leur violence primitive.


1849 John_Everett_Millais_-_Isabella Walker Art Gallery detail Frederic George StephensFrederic George Stephens

Un des principes de cette nouvelle peinture est que la partie vaut le tout : chaque détail du tableau constitue en soi un tableau. Ainsi l’homme qui lève son verre est le critique d’art Frederic George Stephens, scrutant le sang qui s’annonce, tandis que la plume déchiquetée par le vautour fait écho aux noix fracassées.



1849 John_Everett_Millais_-_Isabella Walker Art Gallery detail salière
La salière renversée sur la table annonce le malheur imminent, comme l’avait fait Léonard de Vinci dans sa Cène. Dans ce parti-pris d’allusions et de symbolisme généralisé, où convient-il d’arrêter le soupçon ? Carol Jacobi a détecté un symbole phallique dans l’ombre du casse-noix sur la table, et vu dans l’éjection du sel sa conséquence mécanique : le détail renverrait donc à l’auto-érotisme du frère, confirmé par la position de ses mains sur le casse-noix.



1849 John_Everett_Millais_-_Isabella Walker Art Gallery detail chaise
Mais jusqu’où aller trop loin ? La chaise qui penche sous le poids de la jambe tendue exprime le déséquilibre du jeune homme. Carol Jacobi n’a pas relevé les griffes qui serrent une boule et le pied prêt à retomber sur l’entrecuisse du chien. Ces détails ne sont-ils pas à relier avec le cassage des noix ? Ainsi le frère d’Isabella se revèle être à la fois onaniste et castrateur.

Ces sous-entendus probables perdent un peu de leur sel à être dits à haute voix : un peu comme lorsqu’on explique une contrepèterie. Et sans doute est-ce ainsi qu’il convient de les interpréter : des contrepèteries visuelles mise au point par un jeune artiste provocateur.


Le sucrier de la demoiselle d’honneur

1851 millais la-demoiselle-d-honneur Fizwilliam MuseumLa demoiselle d’honneur
Millais, 1851, Fizwilliam Museum

La demoiselle d’honneur fait passer sept fois un petit morceau de gâteau de mariage dans une alliance en or. Ce rituel folklorique assez transparent, pratiqué par une jeune fille la veille de la Sainte-Agnès avant d’aller se coucher, était censé lui faire voir en rêve celui qu’elle épouserait.

Le brin de fleurs d’oranger blanches, étendard de la virginité, forme couple avec le sucrier, forme sublimée de la virilité qu’elle attend.

L’encensoir de Mariana

1851 John_Everett_Millais_-_Mariana_-tate Britain

Mariana
John Everett Millais, 1851, Tate Britain

Le tableau illustre le poème Mariana de Tennysson. Rejetée par son fiancé, Mariana mène une existence solitaire dans une grange entouré de douves. Mais elle est toujours amoureuse et aspire à se marier avec lui. Millais sous la montre au moment où, lasse de son travail de broderie, elle se redresse et cambre ses hanches douloureuses.

Lors de son exposition, le tableau était accompagné des quatre vers suivants :

« Elle dit simplement: « Ma vie est morne,
Il ne vient pas » ; Elle a dit aussi
« Je suis lasse, lasse,
Je voudrais être déjà morte ! »

Les feuilles sur le sol illustrent le dernier vers. Le vitrail avec l’Annonciation est à relier avec le blason inventé par Millais : le perce-neige à la corolle baissée, emblème de la virginité déçue de Mariana, remplace le lys de Marie, emblème de sa virginité triomphante. La devise latine In coelo quies (le repos dans le ciel) est une forme d’ironie : Marie a eu le couronnement dans le ciel, Mariana ne peut espérer que le repos dans la mort.


1851 John_Everett_Millais_-_Mariana_-tate Britain aiguille 1851 John_Everett_Millais_-_Mariana_-tate Britain souris

Tous les commentateurs ont noté deux symboles phalliques évidents :

  • l’aiguille plantée droit dans la broderie devant le ventre de Mariana ;
  • la souris, justifiée par le poème :

La souris, derrière les lambris en décomposition
criait ou regardait autour d’elle depuis la crevasse


1850-John-Everett-Millais-Study-for-Mariana-Victoria-and-Albert-Museum

Etude pour Mariana, John Everett Millais, Victoria and Albert Museum

Ces deux symboles figuraient déjà dans l’étude préliminaire, accompagnés d’un troisième, le peuplier, lui-aussi manipulé de main de maître par Tennyson :

L’ombre du peuplier tombait
sur son lit, sur son front.
Elle dit seulement : « La nuit est morne,
il ne vient pas ».

Dans le tableau, Millais a éliminé le peuplier trop voyant, ainsi que la bourse-réceptacle sur la hanche de Mariana.



1851 John_Everett_Millais_-_Mariana_-tate Britain detail autel
A la place, il a recyclé son objet favori en encensoir, positionné de manière à recevoir le spot rouge de la bougie : ainsi le désir persistant de Mariana se résume à une flamme caressée par un parfum. Plus crument et plus cruellement, le triptyque posé sur l’autel ouvre ses volets à l’encensoir, tandis que les bras de Mariana s’ouvrent à l’absent.


sb-line

Les enfants-fleurs de Sargent

sb-line

1884 John Singer Sargent, Garden Study of the Vickers Children, Flint Institute of ArtsGarden Study of the Vickers Children, 1884 , Flint Institute of Arts Carnation, Lily, Lily, Rose, 1885-86, Tate Britain

John Singer Sargent

La vue plongeante place les enfants dans un espace végétal et flottant, que seule la récession des lys rattache au monde réel. Il est impossible ici de résumer l’interprétation qu’Alison Syme propose de cette série de compositions, dans son livre très étayé et documenté sur la personnalité ambivalente de Sargent :

Plutôt que de symboliser simplement l’innocence et la pureté, les enfants de Sargent présentent une sexualité précoce, polymorphe et perverse, et une libido entre espèces, qui permettent à l’artiste de se figurer à la fois comme comme une plante hermaphrodite et comme son pollinisateur et, par conséquent, de travailler l’imaginaire de la fécondation et des naissances florales. Alison Syme ( [49], p 166)

Dans la première des toiles, le pot et l’arrosoir fonctionnement évidemment comme des organes sexués, et la miction est suggérée comme une forme de sexualité infantile. Mais la composition va bien au delà d’une simple gaillardise :

« Elle évoque la relation réciproque entre pollinisateur et plante : le rouge des lèvres de Billy reprend celui des anthères des lys, et la robe-blouse de Dorothy fait écho à leur corolle en trompe. Dans le tableau, les corps des enfants sont superposés, leurs mains entrelacées, et leurs jambes enchevêtrées forment une tige partagée. Noir et blanc, mâle et femelle, pollinisateur et plante sont ici combinés en une créature composite, dotée d’un arrosoir dont le bec proboscidiforme fait pousser le jardin, le fertilise, voire – peut-être – illustre une situation proustienne où les lys hermaphrodites « ne peuvent être fertilisés par eux-mêmes, mais peuvent l’être par d’autres hermaphrodites ». ( [49], p 168)



Article suivant : 4 Phalloscopiques par destination : objets mis en scène

Références :
[6] Eric Jan Sluijter, « Emulating Sensual Beauty: Representations of Danaé from Gossaert to Rembrandt », Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art, Vol. 27, No. 1/2 (1999) https://www.jstor.org/stable/3780877
[14] E. de Jongh, Mirror of everyday life : genreprints in the Netherlands, 1550-1700
[17] Anna Tummers, Elmer Kolfin et Jasper Hillegers, The Art of Laughter: Humour in the Dutch Golden Age, 2017 https://www.academia.edu/70688197/The_Art_of_Laughter_Humour_in_the_Dutch_Golden_Age
[38] Pour une synthèse récente, voir James McCabe « The Triumph of Men: Reassessing Gender in
Fragonard’s Progress of Love », 2015, p 16 https://core.ac.uk/download/229340511.pdf
[39] Traduction (légèrement modifiée) de Véronique Gély « L’invention d’un mythe, Psyché: allégorie et fiction, du siècle de Platon au temps de La Fontaine » 2006, p 176
[41] Les Trois âges de l’homme, de Titien, pour le musicien, et la nymphe allaitante du miroir Martelli. Voir Emanuel Winternitz « The inspired musician: A sixteenth-century musical pastiche » The Burlington Magazine Vol. 100, No. 659 (Feb., 1958), https://www.academia.edu/24036662/The_inspired_musician_A_sixteenth_century_musical_pastiche
[42] Paul Wescher « Jan van Hemessen und Jan van Amstel » Jahrbuch der Berliner Museen, 12. Bd. (1970), pp. 34-60 (27 pages) https://www.jstor.org/stable/4125667
[43] Moins codifié que d’autres, ce geste se retrouve dans plusieurs oeuvres hollandaises à sous-entendu grivois. Voir [14], p 314
[44] Margaretta M. Salinger « Jan Steen’s Merry Company » The Metropolitan Museum of Art Bulletin, New Series, Vol. 17, No. 5 (Jan., 1959), pp. 121-131 https://www.jstor.org/stable/3257799
Sur les allusions sexuelles, voir le commentaire du MET : https://www.metmuseum.org/art/collection/search/437749

[45] Dans son poème burlesque « Du pinceau » (Del penello), Bronzino décrit ainsi son instrument :

Qui est celui qui ne prend plaisir à discuter
des choses que fait ce quelque chose
Fait de poil, de soie ou de queue ?
Et il n’y a pas d’homme ni de femme si bestial
qui ne cherche à avoir de ses choses
ou à se faire peindre d’après nature.

Chi è colui che a ragionar non goda
delle cose che fa questo cotale,
nato di pel de setola o di coda?
E non è uomo o donna sì bestiale,
che non cerchi d’aver delle sue cose
o di farsi ritrar al naturale.

Il se lance ensuite dans une description de toutes les positions que ce « pinceau » permet de « peindre ». Voir Deborah Parker « Towards a Reading of Bronzino’s Burlesque Poetry », Renaissance Quarterly, Vol. 50, No. 4 (Winter, 1997), p. 1024 https://www.jstor.org/stable/3039403

[46] Pour le répertoire de sa prolifique production , voir https://en.wikipedia.org/wiki/List_of_erotica_by_Thomas_Rowlandson
[47] L’article de Carol Jacobi est très détaillé, documenté, et empreint d’esprit de sérieux. Mais l’artillerie lourde des théories contemporaines ôte toute légèreté à ce qui n’était sans doute que des provocations juvéniles et de l’érotisme sublibidinal.
Carol Jacobi, Sugar, Salt and Curdled Milk: Millais and the Synthetic Subject, Tate Papers,n°18, Autumn 2012. https://www.tate.org.uk/research/tate-papers/18/sugar-salt-and-curdled-milk-millais-and-the-synthetic-subject
[48] Pour une analyse détaillée et très pertinente, voir Gabrielle de Lassus Saint-Geniès « Lorenzo et Isabella, les amants tragiques de John Everett Millais » 2016 https://laplumedeloiseaulyre.com/?p=3771
[49] Alison Syme, (Alison Mairi) « A touch of blossom : John Singer Sargent and the queer flora of fin-de-siècle art » https://archive.org/details/touchofblossomjo0000syme/page/167/mode/1up

4 Phalloscopiques par destination : objets mis en scène

17 décembre 2024

Dans les cas que nous avons vu jusqu’ici, les objets suggéraient l’organe masculin soit par leur forme intrinsèque, soit par leur contexte. On examine ici des compositions plus ambitieuses, où l’objet est mis en scène pour évoquer une situation érotique précise.

Article précédent : 3 Phalloscopiques par destination : les fruits de l’Industrie



Excitation

Combinaison d’un manche avec une main.

1530 ca Priape et Lotis Parmiggiano British museumPriape et Lotis
Parmiggiano, vers 1530, British museum

Parmiggiano avait dessiné en situation le dieu éponyme de la chose, avant qu’une main prude ne barbouille la zone litigieuse.


1625–1650 Ribera A_winged_putto_flogging_a_satyr_tied_to_a_tree_METUn putto ailé fouettant un satyre attaché à un arbre
Ribera, 1625–50, MET

Sous l’effet de l’excitation, l’outil professionnel du satyre s’amplifie à la proportion du tronc qu’il malaxe de ses bras.


Steen 1663-65 L'amoureux offrent une oublie Museum De Lakenhal)
Le biscuit du soupirant ou La brodeuse et le prétendant timide
Jan Steen, vers 1665, Museum De Lakenhal, Leyde

Le soupirant offre un gâteau de forme évocatrice, le « heiligmaker » (littéralement « faiseur de saint »), qui valait demande en mariage. Il s’agit de montrer comiquement une vieille fille revêche qui refuse de tâter du gâteau, par opposition au tableau en pendant, où une jeune fille fait diagnostiquer sa grossesse par un docteur. Voir Les pendants de Jan Steen.


1874 roybet_ferdinand Gentilhomme au clairon coll partGentilhomme au clairon, 1874, collection particulière 1875 roybet_ferdinand-sleeping_watchmanLa sentinelle endormie, 1875, collection particulière

Ferdinand Roybet


1881 Cabanel-A-Young-Page-in-Florentine-Costume coll partJeune page en costume florentin, Cabanel, 1881, collection particulière 1902 Antonio Fabres Mousquetaire musée national d'Art de CatalogneMousquetaire, Antonio Fabres, 1902, Musée national d’Art de Catalogne

Toujours irréprochable, la reconstitution historique s’agrémente parfois d’un rien de gaillardise.


1895 john-william-godward-erato-at-her-lyre
Erato à sa lyre
John William Godward, 1895, collection particulière

C’est d’une main tremblante et du bout des doigts que le peintre victorien taquine un fantasme priapique.


1898 Cusernier Mandragorine pal-(jean-de-paléologue)-crème-de-mentheLa Mandragorine (crème de menthe glaciale), 1898 1901 Cusenier Supreme PALLa Suprême (grande liqueur), 1901

Publicités pour Cusernier, Pal (Jean de Paléologue)

En revanche, sur le continent, la publicité expérimente de manière très directe un motif qui perdurera au travers les marques et les pays, celui de l’appétit irrésistible des femmes pour les flacons. Quand bien même, comme dans la seconde affiche, la bouteille se réputerait « inviolable » face aux passes de la « Mystérieuse ».


1906 Jean Veber adam-et-eveAdam et Eve
Jean Veber, 1906, collection particulière

Toujours provocant, Jean Veber place un Adam et une Eve très animalisés au centre d’une sélection de bestioles érectiles, démontrant par là que leur péché n’a rien d’original.


1959 vaughan bass wrench-wench Slick chicks calendarLa bricoleuse (wrench wench) 1959 vaughan bass good match Slick chicks calendarÇa colle (Good match)

Vaughan Bass Calendrier « Slick chicks », 1959

La vie des pinups n’est pas toujours simple : la bricoleuse s’étonne d’un résultat imprévu, tandis que la décoratrice se propose d’harmoniser le papier-peint avec sa robe.


1955 Wallace Wood proposition de couverture pour GalaxyProposition de couverture pour Galaxy
Wallace Wood, 1955

L’amatrice de fusées ne tient pas à ce que son fiston lui ramène des cochonneries à la maison.



Réciprocité

Mise en balance d’un saillant et d’un rentrant.

1531-50 Beham The_Fool_and_the_Lady_FoolFou et folle, Beham, 1531-50

Dans le monde inversé du Carnaval, c’est la Folle fait des avances au Fou en glissant sa jambe entre les siennes et sa main droite vers ses attributs. Le Fou qui ne comprend rien – comme le montent les insectes qui bourdonnent autour de sa capuche – croit qu’elle veut qu’il remplisse sa cruche avec son flacon. Ainsi, tandis que les mains gauches montrent ce que le fou comprend, les mains droites montrent ce que la Folle désire : le Narrenwurst (« saucisse du fou »), un objet de cuir de forme phallique, typique des carnavals germaniques.


Organes suggérés

1460-70-Master-ES-La-demoiselle-et-le-chevalier-METLa demoiselle et le chevalier
Maître ES, 1460-70, MET

La demoiselle tient la lance et le heaume qui, combinés, donnent une bonne image de la partie adverse. Réciproquement, le chevalier tient la robe et le bouclier, lesquels évoquent les défenses féminines. Sous la chemise, le soleret de l’un et et la poulaine de l’autre entretiennent un contact discret.


Spranger 1585 ca Venus et Mercure Kusthistorisches Museum Wien
Mercure et Vénus
Spranger, vers 1585, Kunsthistorisches Museum, Vienne

A la cour de Rodophe II, le mode était aux appariements de divinités pouvant donner lieu à un déchiffrage savant comme à une lecture grivoise. L’appariement de Mercure et de Vénus est inédit, et s’explique par la nécessité de faire pendant à une scène plus courante, Vénus et Mars avertis par Mercure (voir Pendants avec couple pour Rodolphe II).

Spranger a probablement [50] trouvé la justification de ce couple dans un traité de mythologie illustrée à l’intention des peintres, où Vincenzo Catari explique que, selon Plutarque :

« les anciens avaient coutume de placer la statue de Mercure avec la statue de Vénus, voulant ainsi signifier que les unions amoureuses ont besoin de divertissements doux et suaves et de paroles agréables, car celles-ci suscitent et préservent souvent l’amour entre les gens. » [51]

Ainsi Vénus couronne Mercure pour le remercier d’être un antidote à l’Oubli, représenté ici par le garnement grimaçant qui éteint une torche en y versant de l’eau. La figure détourne, sous une forme péjorative, celle de l’Amour oublieux (Amor Laetheus) vanté par Ovide :

qui guérit les coeurs malades, en plongeant sa torche ardente dans les eaux glacées du Léthé.

Ovide, Remèdes à l’Amour

qui pectora sanat, Inque suas gelidam lampadas addit aquam.

En contraste, Cupidon escalade un tronc aux branches coupées, dont la raison d’être n’a rien de mythologique. Il donne à l’observateur curieux l’occasion d’emboîter mentalement deux couples d’objets symboliques :

  • verticalement, le caducée et la couronne, présentés par les deux grandes divinités ;
  • horizontalement, la branche membrue et l’urne coulante, présentées par les deux petits Amours.


1635-ca-Adriaen-Brouwer-Tavern-Scene-National-GalleryScène de taverne
Adriaen Brouwer, vers 1635, National Gallery

De part et d’autre du coupe débraillé, le bâton et le pichet dégoulinant reprennent, en moins distingué, les mêmes connotations.


van beers-jan-arlequin-et-pierretteArlequin et Pierrette
Jan van Beers, date inconnue, collection particulière

Arlequin prend la mesure de son bâton et Pierrette présente le triangle noir de son éventail.


Organes intervertis

1560-70 Man and Woman at a Spinning Wheel, Pieter Pietersz. (I),Homme et femme en train de filer
Pieter Pietersz (I), 1560-70, Rijksmuseum, Amsterdam

Chacun de deux partenaire manipule l’organe symbolique de l’autre sexe. L’inversion héraldique (le mari devrait être à gauche, voir Couples irréguliers) signale le caractère illégitime du couple.


1560-70 Man and Woman at a Spinning Wheel, Pieter Pietersz. (I), vase 1853 Courbet La fileuse endormie Musee FabreLa fileuse endormie, Courbet, 1853, Musée Fabre, Montpellier

A noter le détail du petit récipient posé à l’extrême droite : il servait à humidifier la laine ou le lin pour faciliter le filage, comme on le verra encore dans la Fileuse de Courbet, accroché au rouet.



1560-70 Man and Woman at a Spinning Wheel, Pieter Pietersz. (I), quenouille pichet
Tandis que se frôlent les objets malhonnêtes – fuseau et pichet de vin, les objet laborieux – rouet et pot à eau – s’écartent sur les marges.


1575-99 Pieter_Pietersz_-_Liebespaar_in_der_Herberge_-_Kunsthistorisches_Museum VienneCouple d’amoureux dans une auberge
Pieter Pietersz, 1575-99, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Pietersz reprend ici les mêmes principes : inversion héraldique et interversion de symboles, pour les mains situées de part et d’autre du tableau : manche de quenouille et cruche. Au centre du tableau, leurs mains touchent la réalité. En contrepoint des jeunes gens, un trio de vieillards se contente de ce qui lui reste : les plaisirs de la table.


1861 william-bouguereau-faun-and-bacchante
Faune et bacchante
William Bouguereau, 1861, collection particulière

Sous couvert de mythologie, cette composition retrouve le même principe de réciprocité : la bacchante s’occupe du manche du thyrse et le satyre du col de l’amphore.


1815 ca Rowlandson_Erotiques VandA(E.125-1952)Rowlandson, vers 1815, Victoria and Albert Museum (E.125-1952)

Il est amusant de noter que Rowlandson, avait déjà eu l’idée d’accoupler thyrse et vase, dans une composition dénuée d’ambiguïté.



Pénétration

Saillant rentrant.

1400 ca Roman de la rose, , Frankrijk, (Universiteit Valencia, BH Ms. 387, fol. 147v
Roman de la rose, Français, vers 1400, Université de Valencia, BH Ms. 387, fol. 147v

Cette image ne fait qu’illustrer les riches métaphores du texte :

J’ai tant fait et j’ai tant erré,
Qu’entre les deux piliers d’ivoire,
Vigoureux, fier de ma victoire,
M’agenouillai sans demeurer,
Car moult ai grand’ faim d’adorer
De cœur dévot et pitoyable
Le beau sanctuaire honorable.
Or tout à terre était tombé,
Car tant avait le feu flambé,
Qu’il avait jeté tout par terre,
Sans pourtant aucun mal me faire.
Le rideau j’écarte un petit
Qui les reliques garantit,
Et de l’image je m’approche
Qui du sanctuaire est tout proche.
Moult la baise dévotement
Et veux mettre, en pieux servant,
Mon bourdon dans la meurtrière
Où pend l’écharpe par derrière.
Roman de la Rose, vers 22678-22696


1514 Lucas de Leyde Pyramus_and_Thisbe_MET_DP819001Pyrame et Thisbé
Lucas de Leyde, 1514, MET

Les héroïnes suicidées (Lucrèce ou Thisbé) se perforent le plus souvent noblement. Ici l’image est parfaitement conforme au récit d’Ovide. D’abord le suicide de Pyrame :

Alors l’arme qu’il portait à la ceinture, il se l’enfonça dans le flanc,
et aussitôt, mourant, la retira de sa blessure brûlante.
Il resta à même le sol, couché sur le dos et son sang jaillit bien haut.
Ainsi lorsque un tuyau se fend, à cause d’un défaut du plomb,
en sifflant il lance avec force à travers un petit trou
de longs jets d’eaux qui déchirent et frappent l’air.

Ovide, Métamorphoses, Livre IV

La fontaine avec ses jets d’eau est donc un euphémisme inventé par Lucas de Leyde, pour éviter le côté grand guignol d’une illustration littérale.

Ensuite le suicide de Thisbé :

Elle cessa de parler et, appliquant la pointe de l’épée sous sa poitrine,
se coucha sur la lame, encore tiède de la mort de Pyrame.

Si l’emplacement de la pointe est conforme, celui du pommeau est plus inventif : il suggère que l’épée de Pyrame accomplit, par delà la mort, le projet des deux amants.

1570 ca Ten Roundels for Trenchers d'après Maarten van Cleve, Le Pot à étourneau et La Laitière énervée (c) President and Fellows of HarvardLe Pot à étourneau et La Laitière énervée
Vers 1570, série Ten Roundels for Trenchers d’après Maarten van Cleve (c) President and Fellows of Harvard College

Ces deux gravures comparent plaisamment un pot à étourneau pressé d’être rempli, et un pot à lait qui souhaite être libéré de sa charge symbolique.


 

Petite Barbara, tiens ferme ton pot à étourneau
Pour que ma chouette rentre comme tu aimes.

– Mange vite, Nelis, lève-toi et va-t’en, car je dois aller traire les vaches tout de suite
– Ne me presse pas ainsi, chère Leiß, je pourrais m’étouffer en mangeant si vite.

 

Barblein hallt ewren Sprepott still,

So kreucht mein kautz nach ewrem will.

– Ist snel Nelis, zaugt euch darvon, Dan ich muß itzund melcken gohn.
– Fagt nicht so sehr mein liebe Leiß, Ich möcht versticken an der Speiß.


1621-22 Callot Balli di Sfessania 20

Callot,1621-22, série Balli di Sfessania N°20

A son retour d’Italie, Callot réalise une série d’estampes inspirées des nombreux spectacles de rue et de cour donnés à Florence [52] . Outre les plumes, le nez proéminent et l’épée, on voit que ces costumes ne lésinaient pas sur les attributs phalliques.


1621-22 Callot Balli di Sfessania 16N°16 1621-22 Callot Balli di Sfessania 22N°22

Même arrangés par la créativité du graveur, il semble que ces duels grotesques caricaturaient différents types de pénétration, à l’épée ou au clystère. On notera même, à l’arrière-plan, un âne importuné par un soufflet.


1620-30 Peter Wtewael Kitchen Scene METScène de cuisine
Peter Wtewael, 1620-30, MET

Cette toile est un véritable florilège des allusions copulatoires hollandaises :

Dans sa main, le garçon tient un canard mort, symbole bien connu du vogelen (l’observation des oiseaux), plus précisément du sexe, de l’organe masculin… Dans l’autre main, il porte une chope en grès dont le couvercle est ouvert, allusion évidente aux organes génitaux féminins. Ses œufs sont sans doute destinés à être aphrodisiaques. La servante n’est pas en reste. Elle tient une broche sur laquelle elle a enfoncé une grosse côte de bœuf, au-dessus de laquelle se trouve une poule. Déjà au XVIe siècle, la métaphore de l’enfilage de viande et de volaille sur une broche ne laissait rien à l’imagination… L’étalage sur la table est tout aussi éloquent. Sur le bord de la table sont posées deux bécassines, oiseaux réputés pour leur libertinage, notamment parce qu’ils sont faciles à attraper. Les lapins qui se trouvent à côté d’eux étaient connus, à l’époque comme aujourd’hui, pour leur propension à se reproduire. Derrière les lapins, la plaisanterie visuelle du pilon et du mortier est explicite, tout comme le coq suspendu au plafond. Le plateau en bois avec le hachoir est plus énigmatique, mais ici – en plus de signifier la même chose que le pilon et le mortier – il s’agit également d’une référence à la coupe d’oignons, un autre aphrodisiaque. Jasper Hillegers ( [17], p 87)


1646 Rembrandt Le lit à la Française British Museum

Le lit à la française, Rembrandt, 1646

Les gravures licencieuses ont dû être plus courantes que ce que l’on a conservé. Celle-ci est une des très rares de Rembrandt où l’accouplement est montré. On remarque que la fille a deux mains droites, ce qui crée une décomposition du mouvement tout à fait expérimentale. Le verre sur la table et le béret à plumes sont des objets qu’on rencontre souvent dans la scène du Fils prodigue au bordel, mais ils sont trop peu spécifiques pour caractériser le thème [53].

Le lit est d’un type qu’on rencontre depuis la Renaissance [54], avec un ciel de lit séparé et deux demi-quenouilles coté pied, sur lesquelles retombent les courtines. La partie ouvrante, avec des anneaux coulissant sur une tringle, se trouve du grand côté. Il semble donc que l’homme s’est frayé un accès latéral en décoiffant de son rideau la quenouille centrale et en la coiffant de son béret : actes d’effraction et d’intromission par lequel le mobilier reproduit la scène principale.


1634 Rembrandt_-_Joseph_and_Potiphar's_wifeJoseph et la femme de Putiphar, Rembrandt, 1634

Dans cette gravure antérieure qui constitue une sorte d’antithèse, le pot de chambre était visible  et la quenouille libre, symboles du désir inassouvi de la femme.


1650 ca Nicolaus_Knüpfer_-_Bordeelscene RijksmuseumScène de bordel
Nicolaus Knüpfer, vers 1650, Rijksmuseum

La fille de gauche a chipé le chapeau à plumes du client pour le planter sur sa jambe lancée à la verticale.



1650 ca Nicolaus_Knüpfer_-_Bordeelscene Rijksmuseum detail
Elle étend le bras droit vers l’enjeu de la compétition, triplement suggéré par le pan de ceinture dorée qui retombe entre les cuisses du jeune homme, le verre long qu’il propose à la concurrente, et l’ombre de celui-ci sur l’oreiller. La pomme posée au bon endroit complète cette savante évocation.

1861 wiertz plus philosophique qu'on ne pense Musees royaux des Beaux Arts BruxellesPlus philosophique qu’on ne pense
Wiertz, 1861, Musées royaux des Beaux Arts, Bruxelles

Le titre énigmatique invite à lire cette pastorale comme une Vanité dissimulée, genre dont Wierz s’est fait une spécialité. Sans doute faut-il comprendre que la joliesse de Cupidon, qui s’enfuit après avoir tiré sa flèche, cède la place à la violence sexuelle, matérialisée par la pointe acérée de la houlette.



1859-wiertz-Une-embuscade-Musees-royaux-des-Beaux-Arts-BruxellesUne embuscade
Wiertz, 1859, Musées royaux des Beaux Arts, Bruxelles

Cette toile antérieure présente une moralité similaire : un Cupidon sinistre tend sa pointe derrière les roses, pour que la jeune fille s’y pique.



Les phallomorphoses

Dans cette formule rare, le phallus se dissimule dans une astuce graphique.

1765 ca ,fragonard-Bergers dans un paysage, Chateau d'annecy 1765 ca ,fragonard-Bergers dans un paysage, Chateau d'annecy detail bis

Bergers dans un paysage, Fragonard, vers 1765, Château d’Annecy

Le berger, la bergère et leurs trois moutons….

1776 Matthew Darly La Brillante Toilette de la Déesse du Goût. . LouvreLa Brillante Toilette de la Déesse du Goût
Matthew Darly, 1776, Louvre

Quelle félicité pour ce jeune amoureux
Il est dans ce moment au comble de ses voeux
Puisqu’il peut sans rougir observer tour à tour
Ces trésors enchanteurs destinés à l’amour.

La perruque du jeune homme illustre le « comble de ses voeux », celle de la jeune femme les « trésors enchanteurs destinés à l’amour ».

1858 Char de triomphe lithographie Cham (Amedee de Noe)
Char de triomphe, lithographie de Cham (Amédée de Noé), 1858

Dans cette charge contre le pouvoir féminin, c’est la forme d’ensemble qu’il faut voir.

van dongen La prière coll partLa prière
Van Dongen, date inconnue, collection particulière

La plaisanterie tient à la silhouette rouge du prélat.

1926 henri gerbault mars-qui-rit-malgré-les-averses Fantasio 1er Mars 1926
Mars qui rit malgré les averses, prépare en secret le Printemps.
Henri Gerbault, Fantasio, 1er Mars 1926, Gallica

La citation de Théophile Gautier nous invite à constater que cette éducatrice de jeunes enfants représente un Mars bien constitué.



A l’issue de ce parcours, difficile de ne pas en voir partout…

Références :
[17] Anna Tummers, Elmer Kolfin et Jasper Hillegers, The Art of Laughter: Humour in the Dutch Golden Age, 2017 https://www.academia.edu/70688197/The_Art_of_Laughter_Humour_in_the_Dutch_Golden_Age
[50] Sally Metzler, « Bartholomeus Spranger: Splendor and Eroticism in Imperial Prague » 2014 Catalogue de l’exposition « Bartholomeus Spranger: Splendor and Eroticism in Imperial Prague », MET, p 110 https://resources.metmuseum.org/resources/metpublications/pdf/Bartholomeus_Spranger_Splendor_and_Eroticism_in_Imperial_Prague.pdf
[51] Vincenzo Cartari « Imagini delli dei de gl’antichi » p 279 https://archive.org/details/imaginidellideid01cart/page/279/mode/1up
[53] E. de Jongh, Mirror of everyday life : genreprints in the Netherlands, 1550-1700 p 281 https://archive.org/details/mirrorofeveryday0000jong/page/281/mode/1up?view=theater
[54] Un exemple plus luxueux se voit dans la gravure La naissance de Joseph d’Etienne Delaune, 1560-70