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4.1 Préhistoire des mouches feintes : dans les manuscrits

Ce rare habitant des marges mérite un traitement spécial, de par la charge symbolique qu’il charrie. Il apparaît dans les manuscrits un bon siècle avant que les peintres ne s’avisent de les placer dans les tableaux. Et contrairement aux tableaux, livrés sans explication, la présence des textes nous donne ici l’opportunité de deviner la signification de la mouche, qui est loin d’être univoque.

Article précédent : 3 Les jardins oniriques du Maître de Marguerite d’Orléans

Des accointances diaboliques

Beelzebub. Montecassino, Bibl., cod. 132 (Hrabanus Maurus, De naturis rerum, lib. 15, cap. 6), S. 385. Montecassino, 1023Belzebuth, Hrabanus Maurus, De naturis rerum, lib. 15, cap. 6
1023, Montecassino Cod. 132 , p 385

La mouche est l’envoyée spéciale du démon Belzébuth.


1260 Allegory of Christian life from the Lambeth Apocalypse Trinity College MS209 f.53Allégorie de la vie chrétienne
1260, Lambeth Apocalypse, Trinity College MS209 fol 53

L’ange gardien chasse les mauvaises pensées qui troublent la repentante, comme le précisent les deux phylactères :

« par les musches les ueines pensees qui desturbent le repentant orant.
par langle remuant les musches od le muscher le aid de langle qui est gardain de chescun home. « 


De rares scènes obligées

1325-35 Paul the Hermit, Observing Tortures of Christians Vitae Sanctorum Bologne Vat lat.8541 fol. 98r
Paul l’Ermite observant les tortures des Chrétiens
Vitae Sanctorum (Bologne), 1325-35, Vat lat.8541 fol. 98r

La mouche, accompagnée d’autres insectes répugnants, agrémente parfois cette scène de la vie de Paul l’Ermite.


1450–1474 Ulrich von Lilienfeld, Concordantiae caritatis ,Morgan Library, M.1045 fol. 55vUlrich von Lilienfeld, Concordantiae caritatis ,1450–1474, Morgan Library, M.1045 fol. 55v

Ce texte est un guide pour la rédaction de sermons, qui regroupe de manière typologique différentes scènes, les deux du bas étant inspirées par la Nature.

Ce que l’eau a tué en gelant, le soleil l’a ranimé

Pline dit que les mouches ou les abeilles immergées dans l’eau, si elles sont ensuite exposées au soleil pendant une heure, sont complètement réanimées.

Quos aqua mactabit pruine, sol vivificabit

 

Plinius dixit quod muscae vel apes in aqua submerse, si postea unius horae spatio soli exponantur, totaliter vivificantur



La première représentation naturaliste

1330-40 Add MS 28841 fol 4VFol 4v 1330-40 Add MS 28841 fol 6VFol 6v

1330-40, BL Add MS 28841

Les toutes premières illustrations à vocation naturaliste de petits animaux, insectes ou coquillages, apparaissent dans ce manuscrit génois.


1330-40 Add MS 28841 fol 6V detailFol 6v (détail)

L’état d’esprit est encyclopédique, mais sans grande rigueur, puisque ces lapins très schématiques et de taille réduite viennent s’insérer près d’insectes qui nous semblent peints avec plus de réalisme : en fait, cette impression tient essentiellement au grossissement, car la cigale à gauche est elle-aussi très simplifiée.


1330-40 Cocharelli codex BL Add MS 1330-40, BL Add MS 28841 fol 11r
1330-40 St Omer Psalter Yates Thompson MS 14 fol 78r1330-40, St Omer Psalter Yates Thompson MS 14 fol 78r.

Les insectes sont quelquefois utilisés dans le corps du texte, pour paver la fin des phrases. Ils jouent le même rôle que les motifs décoratifs qui étaient en usage en époque pour remplir le moindre vide.



1330-40 Add MS 28841 fol 4V detailFol 4v (détail)

Leur place la plus courante est sur les rinceaux formant les marges.

Dans les deux cas, ils font clairement partie de la décoration : jamais ils ne se superposent au texte et ne prétendent être des trompe-l’oeil.

Il faudra attendre la fin du XIVème siècle pour que les mouches trouvent, dans quelques  manuscrits italiens, de bonnes raisons d’exister.



A la cour de Jean Galéas Visconti

Des mouches dans  l’image

Livre d'Heures de Jean Galeas Visconti Vol 1 Florence Banco Rari 397 fol BR2v 1390 Joachim au desert detail
Joachim au désert (détail)
Livre d’Heures de Jean Galeas Visconti Vol 1 Florence Banco Rari 397 fol BR2v, Giovannino dei Grassi, 1390-1400

Deux mouche importunent une vache qui tente de les chasser avec sa queue, l’autre n’empêche pas sa voisine de brouter. Pour la lisibilité, elles ont été légèrement agrandies, mais elles font clairement partie de la scène Anna Eörsi [1] y voit le premier exemple de ces tours de force graphiques qui vont se multiplier par la suite (du moins dans la peinture)  :

« A partir de ce moment, la mouche devient la marque de l’excellence artistique, de la capacité à produire des représentations fidèles de la réalité – malgré ou indépendamment des diverses associations d’idée, pour la plupart négatives (C’est un paradoxe que la représentation fidèle de petits insectes, qui sont les plus faciles à représenter de manière réaliste, soit néanmoins devenue le nec plus ultra de la compétence artistique.) Il faut également un certain sens de l’humour au peintre qui, pour démontrer sa virtuosité, se sert d’une mouche – ce symbole du péché et colocataire détesté que nous préférerions garder à distance ! « 


Des mouches sur la page

Livre d'Heures de Jean Galeas Visconti Vol 2 Landau Finaly 22 fol LF18-19 Adoration des MagesAdoration des Mages, Création du monde
Livre d’Heures de Jean Galeas Visconti, Vol 2 Landau Finaly 22, fol LF18-LF19

La page de droite a été réalisée lors de la première campagne d’illustration par Giovannino dei Grassi, entre 1390 et 1400. Celle de gauche a été rajoutée lors de la seconde campagne, après 1412, par Belbello da Pavia. Les marges de la nouvelle page ont été conçues pour s’harmoniser avec celles de l’ancienne :

  • les deux prophètes latéraux correspondent aux deux tours,
  • les rinceaux floraux du bas à la colline peuplée de cerfs ;
  • le roi David, dans la marge haute, au château dans le ciel.

Ce type de composition encore médiéval montre que les marges ont avant tout un rôle décoratif, structurant l’aspect global de la page.


Des innovations bluffantes

Livre d'Heures de Jean Galeas Visconti Vol 2 Florence FBNC Landau Finaly 22 fol LF19 25 × 18 cm 1412 ca Belbello da PaviaCréation du Ciel et de la Terre, fol LF19

La page la plus ancienne pousse à l’extrême le principe du « monde dans une bouteille ». Tandis que les premières enluminures sont nées dans l’espace minuscule à l’intérieur d’une initiale, ici l’initiale D de Deus occupe presque tout l’espace. Elle réduit le texte (la prière des Matines de la Vierge, « O deus adjutirum meum intende..) à la portion congrue, sous le soleil viscontien qui est un des leitmotivs du manuscrit.


Livre d'Heures de Jean Galeas Visconti Vol 2 Landau Finaly 22 fol LF19 haut
Cette page est une véritable gageure : illustrer la scène la plus grandiose de la Bible par une seule lettre, dont le centre représente le Ciel et le bord la Terre. Le texte qui correspond vraiment à la scène doit être déchiffré dans le livre miniature que porte un ange, en haut de la seconde tour :

Au commencement Dieu fit le ciel et la terre (Genèse 1,1)
La terre était informe et vide (Genèse 1,2)

In principio fecit Deus caelum et terram

Terra autem erat inanis et vacua.

Ce jeu très moderne de contrepieds avec les proportions habituelles va de pair avec une autre innovation : les sept mouches, qui seraient, selon D.Arasse, le « tout premier trompe l’oeil de l’art européen » ( [2], p 134).


Des commentaires animés (SCOOP !)

Je pense qu’il faut creuser un peu plus pour comprendre la véritable intention de l’artiste, qui est loin d’avoir posé ses mouches  au hasard.



Livre d'Heures de Jean Galeas Visconti Vol 2 Landau Finaly 22 fol LF19 haut detail livre
Deux d’entre elles font mine de lire le « livre dans le livre » : comme si ces animaux, intéressés au premier chef par la question du ciel et de la terre, consultaient le texte de leur origine. En ce sens elles fonctionnent comme une métaphore humoristique du lecteur humain.



Livre d'Heures de Jean Galeas Visconti Vol 2 Landau Finaly 22 fol LF19 haut gauche
Deux autres mouches ridiculisent, par leur taille, le couple de faucons. Celle de droite contemple la scène éternelle du prédateur (le chat caché derrière un buisson) et de la proie (une musaraigne dans son terrier), un peu à l’image de Dieu contemplant de l’extérieur et d’en haut le mal qui rode.



Livre d'Heures de Jean Galeas Visconti
Les trois autres mouches sont posées dans la marge inférieure, en compagnie d’une lucane et d’un papillon de nuit qu’il faut compter également parmi les « trompe-l’oeil », bien qu’Arasse n’en parle pas : en effet, si les mouches et possiblement la lucane peuvent être considérées comme posées sur la page, il n’en va pas de même du papillon qui volette en avant.

Il y a évidemment une correspondance humoristique entre la lucane-cerf posée à côté des trois mouches, et le sept-cors qui, juste en dessous, vient contester la harde des trois cinq-cors.



Livre d'Heures de Jean Galeas Visconti Vol 2 Landau Finaly 22 fol LF19 haut detail papillon
Quant au papillon géant, il vient venger son confrère pris à partie par un pic.

Ces insectes géants ne sont donc à lire, ici, ni comme des tours de force  (il ne sont pas plus spectaculaires que la minuscule musaraigne) ni comme les trompe-l’oeil qu’ils deviendront par la suite : toute la page fonctionne sur l’inversion des proportions (le monde dans une initiale, le livre dans le livre) et la taille disproportionnée des insectes par rapport aux mammifères ou aux oiseaux « dans l’image » vient servir la même idée.

En cela, Ils restent dans l’esprit médiéval des marginalia, qui glosent ou ironisent par rapport à l’image principale.


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Les mouches encyclopédiques

Historia Plantarum, Giovannino Grassi. 1395-1400 Biblioteca Casanatense Ms.459 fol 165RHistoria Plantarum, Giovannino Grassi, 1396-1400, Biblioteca Casanatense Ms.459 fol 165R

Dans le cercle de Jean Galeas Visconti, il faut citer cette célèbre encyclopédie, illustrée par le même Giovannino Grassi, et offerte au roi Venceslas de Bohème. Cette page comporte l’article Belette (Mustela) et l’article Mouches vertes (Muscae viridis) dont voici le texte appétissant :

« Les mouches vertes sont mises dans du vinaigre fort et du miel. Elles sont bonnes contre les tâches de rousseur, et sont un remède contre le mal aux yeux ».

On voit bien à l’oeuvre la pensée analogique des médecins de l’époque : les mouches sont des sortes de tâches et elles sont réputées pour leurs yeux : donc elles soignes les unes et les autres.


1350–75 Compendium Salernitanum Venise Morgan M.873 fol 87V
Compendium Salernitanum (Venise ), 1350–75, Morgan M.873 fol 87V

Dans cette encyclopédie un peu plus ancienne, la mouche n’était convoquée que comme figurante, pour illustrer, à la lettre T, la toile d’araignée.

Les mouches comme drôleries

Les mouches ne font pas partie du répertoire courant des drôleries médiévales. On en trouve de rares exemples, dans le registre du monde à l’envers.

La parente pauvre des drôleries gothiques

C’est autant sa réputation diabolique que son physique ingrat qui exclut presque totalement la mouche des marges gothiques, dont les insectes stars sont la libellule et le papillon, plus agréables à l’oeil, ou bien l’abeille et la fourmi, plus sympathiques.


Rothschild canticles 1300 ca Yale university library Beinecke MS 404 fol 157rCantiques Rothschild, vers 1300, Yale university library, Beinecke MS 404 fol 157r Psautier de Gorleston Anglais 1310-1324 BL Add. 49622 fol 7vPsautier de Gorleston, Angleterre, 1310-1324, BL Add. 49622 fol 7v

Dans les Cantiques Rothschild, elle est poursuivie par une hirondelle : scène moins amusante que l’homme aux fesses piqués par un hybride à long bec, juste en dessous.

Dans le Psautier de Gorleston, c’est elle qui attaque en piqué un homme armé d’une lance, dans un de ces combats de type « monde à l’envers » qui émaIllent le manuscrit.



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La Bible de Konrad de Vechta

Ce manuscrit luxueux  comporte deux mouches qui, malgré leur réalisme, sont encore de pures drôleries médiévales, sans rapport avec le texte ni, probablement, avec l’intention de tromper l’oeil.

Bible de Konrad de Vechta 1403, Antwerp, Museum Plantin-Moretus. Vol 1 p 401 (fol 201r)
Bible de Konrad de Vechta 1403, Antwerp, Museum Plantin-Moretus. Vol 1 p 401 (fol 201r)

Protégée par le cadre, la mouche nargue l’ennemi qui lui ressemble, un nocturne noir accompagné par un oiseau pataud à bec de rapace , tandis que sur la droite un ours miniature gratte du luth.


Bible de Konrad de Vechta1403, Antwerp, Museum Plantin-Moretus. Vol 1 p 419 (fol 210r)Bible de Konrad de Vechta 1403, Antwerp, Museum Plantin-Moretus. Vol 1 p 419 (fol 210r)

Dans ce monde à l’envers, le roi des animaux affronte, à la joute, le plus ignoble des insectes.


1420-25 Hours of Charlotte of Savoy Paris Morgan M.1004 fol. 116vFol. 116v 1420-25 Hours of Charlotte of Savoy Paris Morgan M.1004 fol. 133rFol. 133r

Heures de Charlotte de Savoie (Paris), 1420-25, Morgan M.1004

Vingt ans plus tard, on trouve dans ce manuscrit parisien l’exploitation de la même idée, avec cette mouche géante importunant un hybride, tout comme un peu plus loin un papillon géant est mis en fuite par un enfant. A noter que pour rendre la mouche acceptable dans le decorum du manuscrit, l’artiste l’a magnifiée par les couleurs vert et or.



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Le Maître des Initiales de Bruxelles et son influence

Cet artiste italien, qui travaille en France au tout début du XVème siècle, y introduit le goût pour les bordures peuplées d’éléments naturalistes.

 

Maitre des Initiales de Bruxelles (italien) The_Annunciation_-_Book_of_Hours_(c.1407),_f.20_-_BL_Add_MS_29433Annonciation, Livre d’Heures, Maître des Initiales de Bruxelles, vers 1407, BL Add MS 29433 fol 20

Il serait vain de chercher une symbolique liée à l’Annonciation dans ces puttos, ce vieil homme qui les pourchasse, et ces volatiles divers qui s’insèrent entre les rinceaux : oiseaux, papillons, et une unique mouche qui semble en mauvaise posture, sous un bec qui la menace : en effet tous ces éléments (sauf la mouche) se retrouvent dans les autres pages.



Maitre des Initiales de Bruxelles (italien) The_Annunciation_-_Book_of_Hours_(c.1407),_f.20_-_BL_Add_MS_29433 detail
Tout au plus pourrait-on noter que la prophétie de Jérémie 31,22, à droite : « Car Jéhovah a créé une chose nouvelle sur la terre : Une femme entourera un homme » se trouve malicieusement illustrée par les deux passereaux qui copulent dans la nature tandis que, dans la chambre de Marie, un chardonneret en cage médite devant le ciel étoilé. Sur la tour, un pyrrhocore aux teintes infernales est tenu en respect par une araignée, probablement placée dans le camp de Marie par affinité de tisserandes.

L’absence d’ombre et les tailles disparates éliminent ici toute idée de trompe-l’oeil : l’intention, purement décorative, est d’accumuler des éléments récurrents, à la fois amusants et agréables à l’oeil, qui parfois débordent de la marge dans l’image et deviennent alors symboliques.


Maitre des Initiales de Bruxelles (italien) Fuite en Egypte_Book_of_Hours_(c.1407),_f.76r_-_BL_Add_MS_29433Fuite en Egypte, Livre d’Heures, Maître des Initiales de Bruxelles, vers 1407, BL Add MS 29433 fol 20

Comme dans les Heures Grimaldi, l’ouvrage contient un échantillon de l’autre procédé, celui de la mouche intégrée dans l’image : ici elle est posée non plus sur une vache, mais sur le postérieur de l’âne.



Les mouches à valeur symbolique

Au début du XVème siècle, quelques rares artistes ont l’idée intégrer la mouche dans l’économie de la page, en la reliant à son contexte.

 

Le missel Casatanense (SCOOP !)

 

Missel Casanatense debut 15eme Gueldres Windsor Royal Library 2500925009 Missel Casanatense debut 15eme Gueldres Windsor Royal Library 2501025010

Missel Casanatense, Gueldres, avant 1408, Windsor Royal Library

Ce bifolium a été détaché au XIXème siècle d’un missel dont le reste se trouve à la Bibliothèque Casanatense de Rome (MS 1909). Dans son article de référence, Jeffrey Hamburger [2a] note la présence de deux mouches :

  • l’une dans l’image de la Crucifixion, sur le poitrail du cheval ;
  • l’autre dans la bordure de la Majestas Dei (dans le coin supérieur droit, à gauche de l’ange au psaltérion).

Pour J.Hamburger, les deux détails italianisants que sont les putti et les mouches dénotent l’influence directe du Maître des Initiales de Bruxelles.

La taille minuscule de ces mouches (0,5 mm) montre qu’elles ne sont pas conçues comme des trompe-l’oeil : sinon l’artiste aurait dessiné une mouche en taille réelle. Si celle posée sur le poitrail du cheval paraît disproportionnée, c’est simplement parce que l’artiste travaillait à la limite de la lisibilité.

L‘ecclésiastique au centre de la Crucifixion, de taille un peu plus réduite que les personnages de la scène sacrée, est le donateur. Jeffrey Hamburger l’a identifié comme étant Jean d’Armagnac, archevêque d’Auch puis de Rouen, mort en 1408 (ce qui donne une date ante quem pour l’enluminure).



Missel Casanatense debut 15eme Gueldres Windsor Royal Library 25009 detail
Placé juste en dessous du calice, il lève les yeux vers le Christ. Sa croix archiépiscopale, qui fait écho à la croix réelle, passe derrière ses mains jointes : manière de signifier que c’est par l’intensité de sa prière qu’il se trouve ainsi projeté dans le passé.

La mouche se trouve à une emplacement doublement logique : sur le poitrail d’un cheval et prête à bondir vers le calice empli du sang du Christ. Mais tout comme le prélat, sa taille en fait un intrus dans l’image : entre les deux se joue la même inimitié que lorsque, dans le présent, l’Archevêque protège  contre elle le calice de la Messe [2b] .



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La mouche infiniment petite

 

Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry Musee Conde Chantilly MS 65 fol 16v St Jean l'Evangeliste 1411-16St Jean l’Evangéliste, fol 16v (détail)
Frères Limbourg, 1411-16, Les Très Riches Heures du duc de Berry, Musée Condé, Chantilly, MS 65

Dans la liste des « trompe l’oeil » putatifs, cette pauvre mouche est souvent citée dans la lignée de celles des Heures Visconti : mais pour un tour de force visuel, il est plutôt modeste.

L’insecte est posé en regard d’un autre texte « métaphysique », celui qui justement paraphrase le début de la Genèse :

Début de l’Evangile selon Saint Jean
Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu.

Initium sancti evangelii secundum joannem
In principio erat Verbum, et Verbum erat apud Deum


La mouche du Duc de Berry traduit sans doute la même idée que celles de Jean-Galéas Visconti : posée à côté du texte qui décrit le commencement du monde, elle commente, ironiquement, l’insignifiance du lecteur.

En ce sens, le moucheron est une image de la disproportion divine, un peu comme une autre iconographie mal comprise : la très ancienne image de la terre réduite à un disque minuscule entre les doigts du Créateur (voir 3a L’énigme du disque digital).


1471-85 Book of Hours Paris Morgan M.815 fol 50vFol 50v 1471-85 Book of Hours Paris Morgan M.815 fol 52vFol 52v

Livre d’Heures (Paris), 1471-85, Morgan M.815

Soixante ans plus tard, on pourrait penser que la mouche enfermée dans le O de Omnipotens, face à sa congénère qui se déplace librement dans la bordure, est une autre manière de signifier l’insignifiance. Mais il s’agit en fait d’une pure coïncidence, due à la banalisation du motif : on retrouve deux feuillets plus loin le même couple mouche libre/mouche enfermée, cette fois dans le Q de Quia, en regard du Martyre de Sainte Catherine.


1500 Livre d'Heures France Morgan H.5 fol 93v
Livre d’Heures (France), 1500, Morgan H.5 fol 93v

Cet autre manuscrit français un peu plus tardif enferme lui aussi des mouches dans des lettres rondes (De de Deus ou Dominus, O ou Q), et en place d’autres dans la bordure, sans autre intention que décorative.



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La mouche de la Peste

Lettre ornée E roi David Antonio Cicognara (attr) 1482-83 Musee Bonnat (c) RMN photo René-Gabriel Ojeda
Lettre ornée E, avec le roi David
Antonio Cicognara (attr), 1482-83, Musée Bonnat (c) RMN photo René-Gabriel Ojeda

La présence de cette mouche dans le dos du Roi David a été élucidée Mirella Levi D’Ancona [4a], ainsi résumée par Chastel ( [3], p 30) :
:

« La lettre ouvre le chapitre 24 du Livre II de Samuel, où on lit: « Et addidit furor Domini irasci contra Israhel » (« La colère du Seigneur s’enflamma de nouveau contre Israël… »), en prélude à une épidémie de peste; « l’ange étendait la main sur Jérusalem pour la détruire », mais David intervint à temps et éleva un autel au Seigneur qui retira le fléau. La scène est parfaitement illustrée et la mouche, organe de l’épidémie, se trouve expliquée, sans que toutefois l’on épuise ainsi toutes les raisons de l’exorbitante insistance du miniaturiste sur l’insecte. Il semble permis de penser que la mode de la musca depicta dans les cercles « squarcionesques » lui fournissait une raison supplémentaire, peut-être même décisive, pour placer l’insecte en pleine page. »

Sur ce qu’il faut entendre par « cercles squarcionesques », voir 4.2 Préhistoire des mouches feintes : dans les tableaux


1510 ca David, in Prayer Livre d'Heures (psaumes pénitentiels) France (NYPL, MS. MA 154, fol. 77vLivre d’Heures, France, vers 1510, NYPL MS. MA 154, fol. 77v 1500 Sept psaumes pénitentiels Livre d'Heures Pays Bas Princeton Garrett 57 fol 149rLivre d’Heures, Pays Bas, vers 1500, Princeton Garrett 57 fol 149r

David en prières (Sept psaumes pénitentiels)

Dans le manuscrit français, l’ange qui apparait dans le ciel, armé d’une lance et d’une épée, fait directement référence au châtiment de Jérusalem : il est possible que la mouche, bien que dans la bordure, soit encore une allusion à la peste. Dans le manuscrit hollandais en revanche, l’image ne fait plus référence qu’à la prière de David, et la présence de la mouche est probablement fortuite.


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Les mouches contrariées des Heures de Berkeley

 

1440-50 Berkeley Hours Londres Morgan G.9 fol 75r David centre Morgan G.9 fol 75r David

David en prières (Sept psaumes pénitentiels)
Heures de Berkeley, Angleterre, 1440-50, Morgan G.9 fol 75r

Les deux mouches repoussées dans la bordure, de part et d’autre de David en prières portent encore l’idée de la peste évitée : car Dieu darde sur Jérusalem ses rayons plutôt que ses flèches. Mais elles composent surtout  une histoire en deux temps, qui se lit de bas en haut :

1440-50 Berkeley Hours Londres Morgan G.9 fol 75r David bas

  • en bas, sous un couple d’amoureux, la mouche suce une sorte de fraise, sans prendre garde à l’oiseau qui s’approche ;

1440-50 Berkeley Hours Londres Morgan G.9 fol 75r David haut

  • en haut, au dessus de Dieu le Père, un oiseau a pris la place de la mouche et l’a capturée avec son bec, sous l’oeil effrayé d’un homme sauvage.

Moralité : l’appétit est puni par l’appétit.

 


1440-50 Berkeley Hours Morgan G.9 fol 161r St Jerome
Saint Jérôme, Heures de Berkeley, 1440-50 Morgan G.9 fol 161r

Les drôleries de cette page ne sont pas totalement gratuites : tandis que dans l’image Saint Jérôme guérit le lion à la patte saignante, dans la bordure droite un singe-docteur mire un urinal, au dessus d’un paon dont on pensait la chair imputrescible. Dans la bordure gauche, bloquée par le Saint, une mouche ne peut avancer vers le sang qui la tente.


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Les couples mouche-oiseau d’un Livre d’Heures angevin

 

1440 Master of Jeanne de Laval. Book of Hours Anjou Morgan M.63 fol 21r
L’Annonciation
Maître de Jeanne de Laval, Livre d’Heures, Anjou, 1440, Morgan M.63 fol 21r

Dans cette bordure paradisiaque truffée de fleurs et de fruits, quatre mouches noires se gavent en toute tranquillité, chacune accompagnée par un oiseau miniature : un perroquet, un couple de passereaux, un coq, une oie. Toutes ces saynettes pacifiques miment agréablement la scène de l’Annonciation où la colombe blanche, accompagnée  par l’ange, vient butiner  la Vierge, à la fois fleur et fruit.


1440 Master of Jeanne de Laval. Book of Hours Anjou Morgan M.157 fol 125v
Maître de Jeanne de Laval, Livre d’Heures, Anjou, 1440, Morgan M.63 fol 125v

De part et d’autre du Jugement dernier s’opposent, dans la marge :

  • côté Elus le Paon, symbole de l’Immortalité ;
  • côté Damnés la Mouche, symbole de la Mort.



La multiplication des mouches sans qualité

C’est lorsqu’elle renoncent à évoquer quoi que ce soit que les mouches commencent à pulluler, en tant que détail illusionniste plébiscité par la clientèle.

Bible 1460-70 Universitätsbibliothek Heidelberg Cod. Pal. germ. 37, Bl. 067vBible, 1460-70, Universitätsbibliothek Heidelberg, Cod. Pal. germ. 37, Bl. 067v

Lorsque la mouche apparaît seule et hors contexte, elle constitue indubitablement un trompe-l’oeil : mais ce cas ne se présente guère que dans les marges de Bibles non illustrées, à titre de divertissement pour le lecteur.


 

Avril Brevier des Meisters des Dresdener Gebetbuchs, Brügge, um 1470-1500 Berlin Kk., Hs. 78 B 14, fol. 56 Winkler taf 56
Mois d’Avril, Bréviaire, Meister des Dresdener Gebetbuchs, Bruges, 1470-1500, Berlin Kk., Hs. 78 B 14, fol. 56 (reproduit dans Winkler tafel 56)

Dans les manuscrits illustrés, le cas est exceptionnel, du moins pour le XVème siècle.


Couronnement de la Vierge The Hours of Engelbert of Nassau Maître viennois de Marie de Bourgogne 1475-85 Bodleian Library MS. Douce 220 fol 171rCouronnement de la Vierge, Heures d’Engelbert de Nassau, Maître viennois de Marie de Bourgogne, 1475-85, Bodleian Library MS. Douce 220 fol 171r

Le plus souvent, la mouche se trouve intégrée, avec d’autres bestioles, dans le champ purement décoratif  qui a fait la fortune des enlumineurs de Gand ou de Bruges :  la bordure naturaliste.


1500 Book of Hours Bruges Morgan M.1170 fol 72v
Les Trois Morts et les Trois Vifs
Livre d’Heures (Bruges), 1500, Morgan M.1170 fol 72v

Le changement de goût est flagrant, par rapport aux commentaires symboliques ou humoristiques qui faisaient toute le saveur des bordures florales antérieures. Les métiers se sont spécialisés, et le décorateur de marges évite tout lien avec l’image centrale : ici, les trois mouches noires pourraient faire un écho facile aux Trois Morts ; aussi prend-il soin de rajouter deux papillons surnuméraires, pour casser la correspondance avec les Trois Vifs.


1494 Croesinck Hours Netherlands Morgan M.1078 fol 8r
Heures Croesinck (Pays-Bas), 1494, Morgan M.1078 fol 8r

De mêe, ici, la rencontre entre paon et mouche perd toute valeur symbolique : au contact du plus beau des oiseaux, le plus décrié des insectes se pare d’or, d’argent, de vert et de bleu.


1500-10 Book of Hours Bruges Princeton University Library Garrett 58 fol 69v
Livre d’Heures (Bruges), 1500-10, Princeton University Library, Garrett 58 fol 69v

Lorsque la mouche signifie la Mort, c’est désormais de manière directe et sans équivoque.

En conclusion, et contrairement à l’opinion courante, les mouches dans les pages des manuscrits ne sont pratiquement jamais des trompe-l’oeil simulant une présence réelle etet destinés à créer un effet de surprise chez le lecteur.. Les miniaturistes restent donc totalement à l’écart de la mode de la mouche feinte qui va se répandre chez les peintres à partir de 1430-40.

Articles suivants :

sur les bordures  : 5.1 Les bordures dans les Heures de Catherine de Clèves

sur les mouches : 4.2 Préhistoire des mouches feintes : dans les tableaux

Références :
[1] Anna Eörsi « Puer, abige muscas! Remarks on Renaissance Flyology. » 2001, Acta Historiae Artium https://www.academia.edu/44744444/Puer_abige_muscas_Remarks_on_Renaissance_Flyology
[2] Daniel Arasse, Le Détail
[2a] JEFFREY HAMBURGER « THE CASANATENSE MISSAL AND PAINTING IN GUELDERS IN THE EARLY FIFTEENTH CENTURY » Wallraf-Richartz-Jahrbuch, Vol. 48/49 (1987/88), pp. 7-44 (38 pages) https://www.jstor.org/stable/24660662
[2b] De manière prudente, J.Hamburger affirme le statut de trompe-l’oeil de la mouche tout en ouvrant la voie à une interprétation liturgique ( [2a], p 25) :
« La mouche de la Crucifixion du Missel est exceptionnelle par son effet de trompe-l’œil ; elle n’est pas symbolique ni ne fait partie intégrante de la scène représentée, mais semble venir juste d’atterrir sur la page. Peut-être fait-elle référence, de manière irrévérencieuse, aux mouches que les assistants de la messe étaient censés repousser avec un flabellum. »
[3] André Chastel, Musca depicta, 1984
[4a] Mirella Levi D’Ancona, « Il Maestro della mosca » dans Commentari. Rivista di critica e storia dell’arte Ser. NS, vol. 26 (1975) p. 145-152. Dans cette remarquable analyse, Mirella Levi D’Ancona relève dans la miniature deux autres symboles de la peste : les nuages et les flèches qui tombent sur Jérusalem, de gauche à droite :
Lettre ornée E roi David Antonio Cicognara (attr) 1482-83 Musee Bonnat (c) RMN photo René-Gabriel Ojeda detail

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