10 Débordements dans le gothique international
L’essor du gothique international, dans la seconde moitié du 13ème siècle, ne modifie pas la question du débordement : il reste extrêmement rare, localisé à quelques artistes ou à quelques types de manuscrits.
Article précédent : 9 Débordements gothiques : dans les Apocalypses anglo-normandes
Des oeuvres didactiques germaniques
Le caractère profane des thèmes a pu faciliter une certaine liberté quant au débordement.
Der Wälsche Gast
De ce poème médiéval, L’hôte italien, il n’existe que deux versions illustrées par des images encadrées.
Vers 1380, Der Wälsche Gast (Trèves), Morgan MS G.54 fol 12r | 1400-25, Der Wälsche Gast, Berlin, Staatsbibliothek Ms. Ham. 675 (Sigle H), fol. 23v |
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La Discipline sur son trône
Celle du Morgan, la plus bavarde, déborde de phylactères explicatifs, pas forcément très clairs. Il faut dire que le passage est difficile à illustrer : le petit personnage vérifie que le manteau de l’homme vertueux et pieux a la même longueur que sa chemise, à savoir que ses actes sont conformes à ses paroles et ses dons à ses promesses. Le débordement est donc une solution ingénieuse, qui rend l’image plus lisible.
La mort de l’ours
Vers 1380, Der Wälsche Gast (Trèves), Morgan MS G.54 fol 19v
Cette image illustre le pont culminant d’un passage où est le seigneur se distrait par une chasse fructueuse : aux lapins d’abord, puis au sanglier, puis à un cerf imaginaire, et enfin à l’ours, que le seigneur transperce lui même de sa lance (vers 3247-3260).
Dans les Bestiaires (voir 6 Débordements dans les Bestiaires), la convention habituelle est que le chasseur avance à travers le cadre, et que la bête ne déborde pas, pour exprimer son incapacité à fuir. Mais ici la scène se passe, non pas à l’intérieur du cadre, mais sur une plateforme herbeuse en ressaut, ce pourquoi la convention s’inverse : le mouvement de droite à gauche, à rebours du sens de la lecture, exprime le recul de l’ours, prêt à tomber dans la marge.
La Weltchronik de Rudolf von Ems
David et Goliath
1400-10, Weltchronik (Regensburg) Getty Ms. 33 (88.MP.70) fol 164v
Ce débordement classique reste ici bien modéré, par rapport à ceux que nous avons déjà rencontrés : Goliath ne dépasse que de la pointe de la lance et d’un pied.
La tour de Babel, 1400-10, Weltchronik (Regensburg), Getty Ms. 33 (88.MP.70) fol 13r | La bataille de Chodorlahomor, Abraham et Melchisédek, vers 1375, Weltchronik (Bavière), Münich, BSB Cgm 5 fol 33v |
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Le procédé du cadre interne permet de discipliner les débordements usuels des édifices ou des épées.
Dans la dernière image, le cadre doré unifie la couronne de Melchisédek, roi de Sodome, et le calice qu’il offre à Abraham, signifiant qu’il est à la fois roi et prêtre.
Abraham et Isaac, fol 40v | Josué arrêtant le soleil, fol 126v |
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Vers 1375, Weltchronik (Bavière), Münich, BSB Cgm 5
Le manuscrit le plus ancien ne se risque à placer en hors cadre que ces deux objets transcendants que sont l’ange et le soleil.
Portement de Croix, fol 291v | Crucifixion, fol 292v |
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1400-10, Weltchronik (Regensburg) Getty Ms. 33 (88.MP.70)
C’est dans des scènes pourtant très calibrées que le dessinateur du Getty se révèle le plus audacieux , en faisant dépasser les croix du Portement et celles de la Crucifixion. Mais surtout en expulsant les dés et le manteau du Christ, sur lequel est posé avec insistance un jeu de marelle incongru : le hors-cadre a donc ici une valeur morale, la condamnation de joueurs de tous poils.
En Catalogne : le Bréviaire de Martin d’Aragon
Ce manuscrit somptueux a été réalisé au monastère de Poblet pour le roi d’Aragon.
Janvier, fol 2v | Décembre, fol 13v |
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1398-1405, Bréviaire de Martin d’Aragon (Catalogne), BNF Rothschild 2529, gallica
Le Calendrier suit une formule originale (mais pas unique), en plaçant côte à côte
- l’Eglise, qui dépasse toujours,
- la Synagogue qui, selon les mois :
- reste dans le cadre (Janvier -Février),
- le déborde (Mars, Juin-Juillet, Octobre)
- puis s’écroule (Avril-Mai, Septembre, Novembre-Décembre),
- avec en Décembre l’écroulement définitif et l’arrivée du Christ.
La figure en hors cadre à gauche est Saint Paul pour le mois de Janvier, puis pour les onze autres Mois les destinataires de ses épîtres.
D’emblée, le lecteur est averti que les débordements vont faire partie du vocabulaire graphique du manuscrit.
La Nativité, fol 145r | L’Annonciation, fol 326r |
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1398-1405, Bréviaire de Martin d’Aragon (Catalogne), BNF Rothschild 2529, gallica
Selon une formule récurrente (voir 5 Débordements récurrents), l’étoile de la Nativité s’élève en dehors de l’image, envoyant ses rayons à l’intérieur.
Dans l’Annonciation, l’Enfant Jésus en germe déborde plus modestement, à l’entrée du flux de lumière. Très loin en hors cadre, Dieu le Père, depuis sa forteresse céleste, envoie sa bénédiction.
La Mort de la Vierge, fol 369r
1398-1405, Bréviaire de Martin d’Aragon (Catalogne), BNF Rothschild 2529, gallica
Dans un mouvement inverse, c’est l’âme de la Vierge qui est reçue par son Fils, dans la mandorle céleste. L’image sert de frontispice au Sermon sur l’Assomption de Saint Jérôme qui, isolé dans la lettrine historiée, assiste par son imagination à la scène.
La crucifixion, fol 245r
1398-1405, Bréviaire de Martin d’Aragon (Catalogne), BNF Rothschild 2529, gallica
Le dernier débordement du manuscrit est plus énigmatique : dans cette iconographie courante du Trône de Grâce, rien n’obligeait l’artiste à prolonger exagérément le bas de la croix jusqu’à un tertre gazonné, sans signification apparente. Qui plus est, cette poutre coupe le texte en deux colonnes inégales, le rendant difficile à lire. Il s’agit d’une paraphrase d’un sermon du pape Léon I aux Romains sur la Pentecôte [79] :
Lorsque nous poussons à l’extrême la pointe de l’esprit pour comprendre la dignité de la très aimée Trinité, ne pensons pas qu’il y aurait du divers dans cette excellence. Car l’essence de la divinité ne diffère en rien de son unité. |
cum ad intelligendam dignitatem summe trinitatis dilectissimi acies mentis intendimus, nihil diversum in illa excellencia cogitemus. Quia in nullo ab unitate sua discrepat divinitatis essentia |
La formulation originale du sermon était : « lorsque nous levons les yeux de l’esprit pour comprendre la dignité du Saint Esprit ».
Il me semble que la poutre de la croix plantée dans la terre est l’image de cette « pointe de l’esprit » qui s’élève jusqu’à l’unité de la Trinité, matérialisée par le cadre.
En Hollande : le Maître des Heures de Marguerite de Clèves
Deux manuscrits, exceptionnels pour leurs débordements, ont vu le jour dans l’entourage du comte de Hollande Albrecht de Bavière. Ce style de cour, qui est imité pendant une dizaine d’années ( [80], p 11) puis disparaît sans laisser de traces, pourrait avoir une origine germanique : ses libertés par rapport au cadre n’ont en tout cas d’équivalent, à l’époque , que celles de la Weltchronik.
Les Heures de Marguerite de Clèves
Comme nous l’avons vu (voir 5 Débordements récurrents), on trouve dès l’époque carolingienne des donateurs à cheval sur le cadre, mais la formule disparaît complètement à l’époque gothique où l’image redevient exclusive : le donateur se place soit dehors, soit dedans. ( [81], p 103).
Marguerite de Clèves devant la Vierge
1394-1400, Heures de Marguerite de Clèves, Musée Gulbenkian, Lisbonne, MS L.A.148 fol 19v-20r
Ce bifolium est donc exceptionnel en traduisant le dialogue non plus seulement par la traversée d’un phylactère (auquel on sait que les cadres sont perméables) mais aussi par celle du prie-Dieu. On remarquera néanmoins que la donatrice reste respectueusement à l’écart :
- ne touchant pas le phylactère (sur lequel la Vierge pose sa main à un emplacement choisi, voir 2-4 Représenter un dialogue) ;
- n’empiétant sur le cadre que d’un coude.
Trahison de Judas, fol 42v | Portement de Croix, fol 89v |
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Le débordement de Malchus (dans la première image) et celui de l’extrémité de la croix et d’un marteau (dans la seconde) ne sont pas sans précédents, puisqu’on les rencontre vers 1250 dans le psautier anglais de Chinchester (voir 7 Débordements gothiques : une inhibition généralisée). Il ne s’agit bien sûr pas d’une influence directe, mais d’une solution graphique identique au même besoin :
- de soutenir la narration, avec l’expulsion vers le bas d’un personnage hostile ;
- de suggérer le déplacement vers la droite et d’annoncer la suite (marteau).
Il est tentant de fourrer ces débordements dans le même sac théorique que celui de la donatrice : le moteur commun serait le rapprochement entre l’espace sacré (le cadre) et l’espace du lecteur (la marge) ( [81], p 107). On peut même y voir l’influence de la devotio moderna, ce mouvement religieux qui se développe au même moment et dans la même zone géographique. Mais si ces débordements trouvaient leur source dans ce mouvement de dévotion, il serait étonnant qu’ils n’aient touché qu’un si petit nombre de manuscrits, et dans un public de cour plutôt que religieux.
De plus, ils fonctionnent en fait de manière très différente :
- dans un cas c’est le profane (la donatrice) qui tente effectivement de se rapprocher de l’espace sacré ;
- dans l’autre c’est le sacré qui déborde dans la marge, non pas dans le but de « se rapprocher du lecteur », mais dans l’intention habituelle, narrative ou dynamique, du procédé.
Lamentation, fol 108v | Mise au tombeau, fol 126v |
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De la même manière, le débordement latéral et symétrique de la dalle, puis de la cuve, est une solution élégante à la fois graphiquement et narrativement, puisqu’elle met en pendant les deux épisodes. Dans l’image de la Lamentation, on remarquera le détail frappant des filets de sang qui débordent de la dalle qui déborde.
Flagellation, fol 79v
Dans ce denier exemple de débordement latéral, le plus original n’est pas tant celui des fouets (assimilable à celui des armes dans les scènes de bataille) que le fait que les deux bourreaux sont vus en recto verso, une formule encore très rare à l’époque (voir 2 Les figure come fratelli dans les Flagellations).
La Biblia pauperum
Ce manuscrit a été réalisé par le même artiste, probablement également pour la cour d’Albrecht de Bavière. Il présente de nombreux types de débordements : je passe sur les ordinaires (anges, auréoles, haut de la tête, bas des manteaux, armes) pour ne présenter que les plus significatifs.
La Résurrection, fol 20
Le format du manuscrit est tout à fait unique puisque les parallèles typologiques se développent sur trois images :
- celle du Nouveau Testament au centre, gardée par quatre prophètes (ici la Résurrection),
- celles de l’Ancien Testament de part et d’autre (ici Samson et Jonas).
Dans la présentation actuelle, les trois pages sont raboutées, d’où ce format très allongé ; mais dans la présentation d’origine, la page de gauche apparaissait en premier, au verso, et il fallait déplier le recto pour faire apparaître à droite les deux autres images.
Ici, le débordement de Samson, escaladant la montagne avec les portes de Gaza sur le dos, invitait le lecteur à déplier la page blanche : apparaissait alors celui que regardait Samson, le prophète Sophonie expliquant doctement que « le jour de la Résurrection, les nations se rassembleront » [83].
Trahison de Judas, fol 12 | Portement de Croix, fol 16 |
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1395-1405, Biblia pauperum, BL King’s 5
Sans surprise, on retrouve deux des débordements déjà constatés dans le Livre d’Heures, mais au sein d’images plus abouties :
- celle de la Trahison montre non plus l‘instant avant le coup d’épée, mais celui d’après : la lame sanglante de Pierre remonte à l’intérieur de l’image tandis que le bâton inoffensif de Malchus tombe à l’extérieur, dans un parallélisme parfait ;
- celle du Portement s’enrichit de deux motifs rares : le voile de Véronique et les deux buveurs, une allusion au Psaume 69,13 [82].
La Cène, fol 10 | L’Apparition à Marie-Madeleine, fol 23 |
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Certains débordements sont simplement narratifs : celui du manteau permet d’identifier Judas, celui du vase Marie-Madeleine.
La Purification du Temple, fol 7
L’image centrale, l’Expulsion des marchands du Temple, comporte deux débordements originaux : les pièces qui tombent et la façade qui tourne à la manière d’une porte, sur l’axe du clocher. L’artiste a pris soin de représenter ce temple comme une église chrétienne tandis que que les deux autres, avec leur coupole, prennent une allure orientale.
Les miniatures latérales fonctionnent en parallèle :
- à gauche, le roi Darius (hors cadre) ordonne au scribe Esdre (habillé en soldat) d’aller à Jérusalem purifier le Temple ;
- à droite, le roi Judas Maccabée (en soldat, dans l’image) ordonne à un juif de balayer le Temple.
Tout ce passe comme si le débordement signalait que Darius, contrairement à Judas Maccabée , ne se trouve pas à Jérusalem.
La Résurrection de Lazare, fol 8
De la même manière, les deux miniatures latérales se répondent :
- à gauche, Elisée vient de la montagne pour ressusciter le fils de la Sunammite (2 Rois 4,8-37) ;
- à droite, Elie resuscite le fils de la veuve chez qui il résidait (1 Rois 17,17-24) .
Le débordement du manteau n’est donc pas un effet du hasard : il signale qu’Elisée s’est déplacé depuis un autre lieu, à la différence d’Elie.
Le Jugement Dernier, fol 29
Dans la miniature centrale, le double glaive du Christ du Jugement déborde des deux côtés. Il fait écho à l’épée du bourreau :
- à gauche dans le Jugement de Salomon ;
- à droite dans l’exécution de l’Amalécite sur ordre de David.
L’épée qui déborde sous-entend que l’exécution sera suspendue, celle sanglante qui reste dans l’image montre qu’elle a déjà eu lieu.
L’incrédulité de Thomas, fol 25 | L’Enfer, fol 31 |
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Dans les images centrales, les deux débordements sont auto-référents :
- Thomas transperce le cadre comme il transperce le flanc du Christ ;
- la gueule d’enfer casse le cadre comme elle broie les Damnés.
Synthèse sur le Maître des Heures de Marguerite de Clèves
La subtilité de ces débordements, surtout dans la Biblia pauperum, montre qu’il ne s’agit pas pas tant d’un effet de mode purement esthétique que d’un procédé d’expression mûrement médité, mis au point par un artiste inventif et probablement bien conseillé : son but est d’illustrer les textes dans toutes leurs nuances, pas de créer un climat d’intimité conforme à la devotio moderna.
Comme le propose James H. Marrow ( [81], p 115), la rencontre entre cet artiste, possiblement d’origine germanique, et un prince mécène est probablement à la racine de ces expérimentations temporaires, dont on ne trouve plus trace après 1410. A la génération suivante, c’est une toute autre voie qu’emprunteront les innovations hollandaises, avec la floraison des marges spectaculaires qu’inaugurent les Heures de Catherine de Clèves, la nièce de Marguerite (voir 5.1 Les bordures dans les Heures de Catherine de Clèves).
Un débordement énigmatique
Marie de Gueldre en Marie de l’Annonciation
1415, Heures de Marie de Gueldre, Berlin Kupferstichkabinett Ms germ quart 42 fol 19v
Je verse au dossier ce débordement hollandais d’autant plus énigmatique qu’il arrive comme un cheveu sur la soupe :
- dans un manuscrit qui n’en comporte aucun autre [84] ;
- sur une page étrangement déplacée au début des Heures de la Passion ([80], p 68) ;
- sur une image largement modifiée, transposant dans un jardin ce qui était auparavant une scène d’intérieur : ce pourquoi la traîne traverse non seulement le cadre, mais aussi le muret hexagonal censé fermer le jardin clos.
La posture de la dame emprunte aux deux personnages d’une Annonciation, ce pourquoi :
- comme l’Ange, elle traverse les murs et se tient debout ;
- comme la Vierge, elle tient un livre et reçoit la bénédiction divine.
Le caractère ostentatoire de la traîne, dont la bordure précieuse en « menu vair » (ventre d’écureuil) balaie la blancheur de la page, semble jurer avec la modestie qui sied à la « douce Marie » – ainsi que la qualifie le phylactère d’un des deux angelots – à moins que la fourrure blanche et la robe bleue ne signifient justement la douceur et le caractère angélique de la dame. En commandant son Livre d’Heures à des miniaturistes hollandais, cette princesse d’origine française, amatrice de beaux livres et correspondant avec le grand bibliophile qu’était le duc du Berry, semble avoir demandé un portrait dans le style de son pays natal.
L’ identification avec la Vierge de l’Incarnation n’est peut être pas que la foucade d’une grande coquette : l’image a possiblement une valeur propitiatoire, la duchesse étant encore sans enfant après dix ans de mariage.
En France : l’atelier du Maître de Rohan
A l’apogée du gothique international, il est significatif qu’un artiste aussi inventif que le Maître de Rohan ne pratique les débordements qu’à dose homéopathique [85].
Les Heures de Paris de René d’Anjou
Ce manuscrit ne présente des débordements que dans deux images, mais il sont particulièrement accusés.
L’Annonce aux Bergers, fol 52r | Saint Sébastien, fol 73r |
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Dans le premier cas, le débordement crée un effet de profondeur en accentuant l’écart entre les deux motifs homologues du premier plan et de l’arrière-plan (berger(s), arbre, troupeau).
Dans le second, il crée également un effet d’expansion, mais latéral, en écartant le saint et le bourreaux : le rejet de l’un deux hors de l’image a également valeur péjorative.
Les Grandes heures du Maître de Rohan
Adam jeté en Enfer, fol 14r | La Vierge reçue par Dieu, fol 106v |
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Maître de Rohan ,1430-35, Grandes Heures de Rohan (Angers), BNF Lat 9471 gallica
Les débordements les plus fréquents de ce manuscrit concernant les ailes des démons ou des anges.
Celui du phylactère est en revanche unique. Il faut dire qu’il commence par le mot « egreditur » :
Un rameau sortira de la souche de Jessé (Isaïe 11,1) |
egredietur virga de stirpe Iesse |
Ainsi ce débordement nous dit lui-même qu’il déborde, dans une autoréférence malicieuse.
Les hommes bons couronnées de fleurs et les mauvais d’épines, fol 9r | Moïse préparant l’arche d’alliance, fol 195v |
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Le débordement des édifices est banal, mais celui-ci monte vraiment tout en haut de la page : il s’agit du Paradis, où les hommes bons sont inondés par les rayons verticaux de Dieu. Tandis que les hommes mauvais se morfondent au dehors sous des nuages horizontaux.
Tout aussi anodin est le débordement du mobilier, sans doute ici pure question de place. On notera néanmoins que le maître a pris soin de placer en position verticale le bras de gauche, pour éviter un débordement parasite.
Le mois de Mai et les Gémeaux, fol 7r
Cette page a pour intérêt de présenter deux types de débordements. Celui de la croix est narratif, puisqu’il commente le texte de la petite miniature (qui complète celle d’Adam en page 6v) :
« Adam qui dort senefie Jhesu Crist qui dormi en la crois, Eve qui ysy hors du costé d’Adam senefie saincte eglise qui yst hors du costé Jhesu Crist: les diverses bestes senefient diverses religions. »
La grande image présente deux débordements dynamiques, mais qui sont volontairement atténués : celui de la patte avant gauche, dissimulé dans un fleuron ; et celui de la croupe et du manteau, pincés entre le bord blanc et le bord doré.
Joseph envoie du blé et des robes à son père Jacob, fol 103r | Jacob et sa maisonnée reviennent avec les vingt chars, fol 105r |
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Plutôt qu’un maigre débordement des pattes avant, le maître a préféré un décrochement dans le cadre, pour exprimer le départ vers le pays de Jacob. Pour la redescente vers l’Egypte, il montre la fin du voyage : ce pourquoi les chevaux s’arrêtent net.
Le char des Evangélistes, fol 103v
Au milieu de cet aller-retour s’insère une troisième image de char, qui en donne la signification typologique :
« Ce que Joseph envoya à son père vingt chars chargés de robes : signifie les IIII évangélistes qui portent vingt chars chargés de Sainte Ecriture du Nouveau Testament. »
Ici, pour accentuer le mouvement du char qui monte de la terre au ciel, le maître a fait déborder une patte arrière du Taureau (chevauché par l’Ange) qui le pousse, et une patte avant du Lion (chevauché par l’Aigle) qui le tire : la symétrie vaut bien ce petit empiètement côté texte.
On voit ici que le maître ne cherche pas à appliquer mécaniquement un procédé : il adapte les débordements au cas par cas, quitte à ce que leur signification ne soit pas totalement homogène.
Piéta, fol 135r
Maître de Rohan ,1430-35, Grandes Heures de Rohan (Angers), BNF Lat 9471 gallica
Cette très célèbre miniature a été largement commentée pour sa composition unique et son intensité dramatique, mais jamais sous l’angle des débordements.
Les quatre auréoles s’ordonnent selon une parabole élégante, qui joint le Père au Fils en passant par Saint Jean et la Vierge (pointillés blancs).
Mais la lecture selon les débordements (en jaune) met en balance les deux auréoles identiques, de part et d’autre du panonceau INRI qui résume la double nature du Christ : à la fois Homme (Iesvs Nazarenus) et Roi (Rex Ivdæorvm). Les deux auréoles cruciformes indiquent l’identité de nature entre le Fils et le Père, l’un Homme sur terre et l’autre Roi dans le ciel.
Synthèse sur l’atelier du Maître de Rohan
L’impression générale est que le maître de Rohan connaît très bien la rhétorique des débordements, et n’a aucune réticence à leur encontre : simplement, ils ne sont qu’un effet graphique parmi tous ceux dont il dispose, et il en modère l’usage, comme un bon compositeur réserve les cymbales pour les grands moments.
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