7 Le Christ debout sur le globe.
Dans tous les exemples de Majestas domini que nous avons vus jusqu’ici, la présence d’un globe va toujours de pair avec la position assise du Seigneur : le XVème siècle va voir l’invention d’une iconographie nouvelle : celle du Christ debout sur un globe.
Mais elle est précédée de peu par une autre image, où le Christ debout tient le globe dans sa main gauche : c’est la figure bien connue du Salvator Mundi.
Je propose ici une chronologie de ces deux images qui, malgré leur proximité visuelle, illustrent des concepts différents
Article précédent : 6 Le globe dans le Jugement dernier
Les figures debout sur un globe sont très rares.
Dans le monde païen, la formule caractérise la déesse Fortuna, et est parfois reprise pour Victoria (voir 1 Epoque romaine).
Sarcophage disparu Antonio Bosio, Roma Sotterranea, Rome 1632, p. 63. | Fin IVème-début Vème, Baptistère de San Giovanni in Fonte, Naples |
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Traditio legis
Dans l’art paléochrétien, le Christ de la Traditio legis est debout sur une montagne d’où sortent les quatre fleuves du Paradis. Le baptistère de Naples est le seul exemple subsistant ou les fleuves se sont condensés en une goutte (voir 2 Epoque paléochrétienne).
526-47, mosaïque de San Vitale Ravenne
Sur la coupole de San Vitale, quatre anges portant la couronne de l’Agneau sont debout sur les quatre sources paradisiaques.
Ange dans le soleil, 10ème s, Beatus de San Millàn de la Cogolla, Escorial, Biblioteca Monasterio, Cod. II. 5 p 59
Un ange debout sur un globe apparaît dans les Beatus, pour illustrer un passage où la posture s’impose :
« Et je vis un ange debout dans le soleil ; et il cria d’une voix forte à tous les oiseaux qui volaient par le milieu du ciel : Venez, rassemblez-vous pour le grand festin de Dieu », Apocalypse 19,17
Dans l’art roman
Je n’ai trouvé que deux exemples isolés du Seigneur debout, les pieds sur un globe, dont l’un n’est probablement qu’une mauvaise interprétation.
Abside de Sant Pere de La Seu d’Urgell, 1125-50, Musée national de Catalogne, Barcelone
Si le Seigneur dans cette mandorle ovale était debout, nous serions en présence d’une rare iconographie, dont on ne connaît que quelques rares exemples italiens : soit des Ascensions entourées d’anges (S. Pietro in Tuscania, Santa Maria del Trocchio), soit un Retour du Christ sur Terre (San Vicenzo in Galliano) . Mais dans ces trois cas les pieds du Seigneur reposent directement sur la mandorle.
Dans la Majestas de La Seu d’Urgell, la forme des plis (évasés à la taille, arrondis aux genoux) montre que nous sommes victimes de l’hypertrophie expressionniste des jambes, voulue pour accentuer l’impression de surplomb : il s’agit en fait d’une Majestas assise.
Flavius Josephe, Antiquitates judaicae, fin 12ème, BNF 5047 fol 2r, Gallica
Un précurseur plus certain est ce frontispice très particulier des Antiquités Judaïques, formant le mot IN de « In principio » :
« Le l est formé du Logos debout portant dans sa main gauche un médaillon avec une petite figure de la Sagesse qui lève les bras en geste d’orant. De sa main droite le Seigneur bénit les six jours de la Création figurés à ses côtés, trois par trois ; le sixième jour étant représenté… par la création d’Eve » Lech Kalinowski, [00]
Dieu sur la planète
L’endroit privilégié de la rencontre de Dieu et du globe est l’illustration des sept jours de la Genèse.
Bible moralisée de Philippe le Hardi, 1402-92, BNF MS Français 166 fol Gallica fol 1r
Dans le format très standardisé des Bibles moralisées, la convention est de représenter Dieu Créateur sous la forme du Christ, debout à côté du globe dont il commande de la main les évolutions. Le fond de l’image évolue de la même manière, identifiant élégamment le contenant au contenu.
Bible historiale, 1411, BL Royal 19 D III f. 3
Les illustrations des Bibles historiales, traduction en français par Guyart des Moulins, sont plus libres. Celle-ci ne détaille pas les sept jours de la Genèse : l’image d’ouverture montre Dieu, armé de son compas, en lévitation au dessus d’une pelouse courbe, devant un ciel bleu rempli d’anges.
Un manuscrit présente les choses d’une manière très atypique, et qui se rapproche de notre sujet : Dieu sur le globe. Il comporte sept illustrations pleine page qui servent non pas à illustrer la Genèse proprement dite, mais à séparer les offices des différents jours de la semaine.
1 Dimanche, fol. 24r. | 2 Lundi , fol. 28r |
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Missel à l’usage des frères mineurs, Lombardie, 1388, Gallica BNF ms. lat. 757
Le premier jour, Dieu est situé en pleine lumière dorée, assis dans sa mandorle arc-en-ciel, entourée par des chérubins, tenant en main un modèle réduit de la Terre qu’il va créer. En dessous, la Nuit, à savoir une planète sombre et un proto-soleil pas encore allumé, qui ressemble à une pleine lune.
Le deuxième jour, Dieu crée le firmament, représenté ici par la couronne blanche de séparation. Il quitte sa mandorle, qui s’éteint, et se tient debout sur le ciel.
3 Mardi, fol. 37r | 4 Mercredi, fol. 48r. |
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Le troisième jour, il crée la terre, la mer et les végétaux : ce qui lui permet de descendre s’asseoir sur la planète. Le proto-soleil s’allume, et la mandorle rayonne à nouveau.
Le quatrième jour, il flotte dans le ciel pour créer le soleil, la lune, les étoiles, et les signes du zodiaque, qui rampent sur le cercle extérieur
Je passe les deux jours suivants, où il est totalement englobé dans la planète, tel un spermatozoïde victorieux.
7 Samedi, fol. 53r
C’est ainsi que nous le retrouvons le jour du Sabbat, au milieu de sa création et tenant en main le petit globe, pour nous permettre de comparer le projet et le résultat.
Les débuts du Salvator Mundi
Le Christ créateur
Une des toutes premières apparitions du Christ debout tenant le globe crucigère dans sa main gauche se trouve, vers 1400, dans une série d’images illustrant la Bible versifiée (Rijmbijbel) de Jacob van Maerlant.
Jacob van Maerlant, Rijmbijbel, vers 1400, KA 18 fol 12r, National Library of the Netherlands, La Haye
Dans l’image d’ouverture le Fils debout, tenant la croix hampée de sa victoire, montre ses plaies à son Père, assis et tenant le globe terrestre (non crucigère) dans sa main gauche. Entre les deux descend la colombe de l’Esprit Saint portant une croix dans son bec.
Le premier jour : création des cieux et de la terre, fol 12v | Le deuxième jour : création du firmament, fol 13 ra |
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La première image montre l’état initial de la Création : le globe uniforme : « la terre était informe et vide » et le fond blanc : la terre et le ciel n’ont pas encore été séparés.
Dès la deuxième image, le firmament apparaît sous la forme des « eaux d’en haut » ; le globe a pris son image habituelle, avec son T et sa croix. L’arbre est une anticipation du troisième jour, sans doute nécessaire pour justifier l’apparition de la croix.
Le septième jour
Après cinq autres images (création de l’eau, des étoiles, des oiseaux, des animaux et de l’homme) le Christ-Dieu se repose en refermant son livre.
De cette série très cohérente, retenons que :
- le geste de la main droite n’est pas une bénédiction, mais la transmission de l’influx créateur ;
- le globe crucigère est une sorte de modèle du monde terminé, duquel à chaque influx la création se rapproche ;
- Dieu et le Christ sont co-créateurs du globe crucigère : Dieu a créé le globe, le Christ lui a rajouté la croix, prévus dès l’origine dans les desseins de l’Esprit Saint.
Heures dites de Joseph Bonaparte Paris, vers 1415. BNF Mss, lat. 10538, f. 274 v
Ce type de représentation, où Dieu se sert de son globe comme maquette du monde et instrument de commande se retrouve dans l’atelier d’enlumineurs de Bruges que l’on nomme les Maîtres aux rinceaux d’or.
Les plus anciens Salvator Mundi (vers 1380)
Une oeuvre isolée
Vers 1380, Messe du Lundi de Pâques, Santa Maria degli Angeli’s Corale 3, Cat. 27D Fitzwilliam Museum, Marlay cutting It. 13.ii
Dans cette oeuvre isolée, réalisée au scriptorium de l’abbaye Santa Maria degli Angeli, la figure du Christ Sauveur a été convoquée par la forme de l’Initiale I, mais aussi par le contexte liturgique : celui du premier jour après la Résurrection. Le globe terrestre porte les inscriptions suivantes : Asia, Vropia, Africha. La dorure a été rajoutée postérieurement [0a].
Les deux dessins de Wiesbaden
On a conservé à Wiesbaden un recueil de dessins et de textes religieux en néerlandais, réalisés entre 1380-1410 dans la région frontalière flamande-brabançonne. Ce recueil contient deux des plus anciennes images connues du Salvator Mundi [1].
Salvator Mundi, MS 3004 B10 fol 132r.
Ce dessin montre déjà l’iconographie presque complète :
- le Christ est debout dans une longue robe ;
- il a une auréole avec le chrisme ;
- il porte à main gauche le globe crucigère ;
- il le bénit de la main droite, tout en fixant du regard le spectateur, qui ainsi se trouve lui-aussi englobé dans cette bénédiction.
A noter que le Christ est debout, mais ici ni ses pieds ni le sol ne sont ici montrés.
L’autre figuration, en tête du recueil, est particulièrement intéressante par les textes qu’elle contient :
1380-1410, Wiesbaden Hauptstaatsarchiv, MS 3004 B10 fol 1
Ici le Christ est debout les pieds nus sur la Terre, entre deux arbres dont les branches sont à gauche en Y et à droite en forme de croix : on comprend d’emblée qu’il est venu rectifier ce qui était fourchu.
Le phylactère « EGO SUM VIA, VERITAS ET VITA » sort, non de la bouche close, mais de la main qui bénit. Il s’agit d’un extrait des adieux de Jésus à ses disciples, à la fin de la Cène :
« Mes petits enfants, je ne suis plus avec vous que pour un peu de temps. Vous me chercherez et comme j’ai dit aux Juifs qu’ils ne pouvaient venir où je vais, je vous le dis aussi maintenant. » Jean 13,33
« Simon-Pierre lui dit: « Seigneur, où allez-vous? » Jésus répondit: « Où je vais, tu ne peux me suivre à présent; mais tu me suivras plus tard. » Jean 13,33
« Thomas lui dit: « Seigneur, nous ne savons où vous allez ; comment donc en saurions-nous le chemin? » jésus lui dit: « Je suis le chemin, la vérité et la vie; nul ne vient au Père que par moi. Si vous m’aviez connu, vous auriez aussi connu mon Père…Dès à présent, vous le connaissez et vous l’avez vu. » (Jean 14, 5-6)
Le Christ-Dieu ouvrant la voie
L’image illustre parfaitement le texte :
- le Christ est debout parce qu’il est sur le départ ;
- il tient le globe dans sa main parce que voir le Fils, c’est comme voir le Père, le Créateur du monde.
Les prières en bas de l’image donnent d’autres indications précieuses.
La première phrase, en néerlandais, est une prière à combinaison donnant différentes suppliques. Par exemple :
Puisque je suis si <fort>, Père viens et ne me <soulage> pas |
Want ic soe <starc> ben, waer come en <ontsiedi mi> niet |
La phrase du bas, en latin, est très dense et particulièrement importante car elle s’adresse au lecteur :
Note bien : ta mort, la mort du Christ, tromperie dans le Monde et gloire dans le Ciel, avec les tourments de l’Enfer tu dois t’en souvenir. |
Nota bene : Mors tua mors xpi, fraus mundi, gloria celi cum penis inferni sunt memoranda tibi |
Ainsi de même que le globe crucigère est le modèle ideal de la création, la figure du Christ les pieds sur terre est le modèle idéal que doit suivre le lecteur, jusqu’à identifier sa propre mort avec la sienne : « Mors tua mors christi ». Et cette mort, qui d’un point de vue terrestre était nécessaire pour tromper le démon (fraus), et d’un point de vue céleste est une victoire (gloria), il doit s’en souvenir en éprouvant les mêmes souffrances (penis inferni).
Nous sommes ici dans le courant spirituel de la « devotio moderna », qui prône l’expérience directe de Jésus Christ au travers de la méditation et d’exercices spirituels.
Malgré sa simplicité apparente, le Salvator Mundi à ses débuts est le support d’une méditation complexe : une image du Christ ouvrant la voie, auquel l’homme peut s’identifier, et qui lui-même s’identifie au Père : un alter-ego de l’homme de tous les jours.
Une innovation sans précédents
Pontifical de Pierre de la Jugie, vers 1350, fol 12v, Trésor de la Cathédrale de Narbonne
Je n’ai trouvé un seul précédent à cette figuration du Christ debout tenant un globe, mais très différent car il n’a pas les pieds sur terre : le copiste a ici adapté l’image traditionnelle d’une Ascension au contexte très particulier d’une Présentation du moine et de l’Evêque au Christ, par leurs saints patrons Jean Baptiste et Pierre. La mandorle n’est pas ici, comme dans les Ascensions, une capsule transportée par les anges ; mais un ombilic spatio-temporel qu’ils ouvrent à la frontière entre les deux motifs du fonds d’or.
VIA VERITAS VITA
Codex aureus de Saint Emmeran, vers 870 Bayerische Staatsbibliothek Munich, Clm 14000 | Monastère de Sant’Egidio in Fontanella, XIème siècle |
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La brièveté de la maxime fait qu’elle apparaît sporadiquement à l’époque ottonienne puis romane, sur le Livre tenu par le Christ trônant.
Christ en guerrier, 6ème siècle, Battistero Neoniano, Ravenne
Elle figure aussi sur cette image paléochrétienne du Christ combattant, debout et foulant aux pieds un lion et un serpent :
« Tu marcheras sur le lion et sur l’aspic, tu fouleras le lionceau et le dragon. » Psaume 91,13
Il est difficile de voir dans cette image triomphale et belliqueuse d’un Christ super-héros la source de l’humble Salvator Mundi.
Le succès du Salvator Mundi
Une première diffusion dans les Livres d’heures
Salvator Mundi, vers 1425, Bibliotheek van het Athenaeum Deventer fol 99r | Salvator Mundi, vers 1435, La Haye, KB 131 G3 |
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On trouve l’image du Salvator Mundi en pied dans les Livres d’heures néerlandais à partir de 1425.
Très Riches Heures duc de Berry, 1485-86, Ms. 65 fol 187, Musée Conde Chantilly
Cette image, qui appartient à la dernière campagne d’illustration du manuscrit, montre :
- la diffusion du motif en dehors des Pays-Bas ;
- son évolution (à partir du Triptyque Braque de Van der Weyden, en 1450) vers la formule à mi-corps qui dominera au XVIème siècle ;
- une variante rare où le Christ ne regarde pas le spectateur, mais le globe.
Une diffusion plus large par les gravures allemandes
Salvator Mundi, vers 1460, Master of the Berlin Passion
Vers 1460, l’image est magnifiée dans cette gravure allemande, qui rajoute un manteau sur la robe et transforme le globe en sceptre. La main droite ne bénit pas, mais désigne la banderole devenue mot d’ordre habituel : EGO SUM VIA, VERITAS ET VITA
Salvator mundi, gravure sur bois allemande vers 1470 | Johann Zwott, Salvator Mundi, fin 15ème |
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Plusieurs graveurs germaniques viennent consolider la nouveauté, en adjoignant des textes explicatifs qui insistent sur la proximité avec l’homme. Dans la première gravure :
« Cette image est faite d’après Jésus-Christ fait homme, tel qu’il est venu sur terre. Et aussi il a des cheveux et une barbe et un visage aimable. C’est aussi dans une tel manteau et une telle robe et les pieds nus qu’il est venu. Et aussi il a été plus grand d’une tête que tous les autres hommes sur terre. »
Dans la seconde gravure :
« Salvator Mundi salva me » ainsi que l’invite de Matthieu 11,29, en latin et en allemand : « recevez mes leçons, car je suis doux et humble de cœur« .
Avec sa popularisation par la gravure, la portée spirituelle de l’image s’affaiblit : le Christ les pieds sur terre devient un compagnon de route familier et modeste, dont seul le globe crucigère, et le manteau rappellent la royauté.
Les quatre usages du globe-piédestal au XVème siècle
A côté de cette iconographie maintenant bien établie se développe pendant une courte période une variante, qui semble locale à la région de Bruges, du Christ bénissant avec le globe sous ou à ses pieds, sa main gauche libérée tenant désormais un livre.
1 Une enluminure pré-eyckienne isolée
Cette miniature isolée a été rattachée stylistiquement à d’autres manuscrits réalisés à Bruges au tout débit du XVème siècle, très précisément au groupe des Baldquins roses [0]. C’est sans doute le tout premier exemple d’un Christ debout sur un globe.
Saint Michel présente un donateur au Christ
1400-10 MET Robert Lehman collection, MS 20 (Feuille isolée)
La position audacieuse du donateur à la droite du Christ s’explique par la présence de son saint patron, mais surtout par une forme de dialogue qui s’établit avec le Sauveur (voir 2-4 Représenter un dialogue). Le geste de bénédiction au dessus de la tête du donateur est la réponse à sa supplication :
Pardonne-moi Dieu dans ta grande miséricorde |
Miserere mei Deus secundum magnam m[isericord]iam tua[m] |
Une composition symétrique (SCOOP !)
Tandis que Saint Michel tient d’une main la lance et de l’autre le bouclier, le Christ tient dans la main qui ne bénit pas deux attributs qui leurs répondent : l’étendard chrétien et le livre.
Dans ce contexte de symétrie, il est possible que l’idée de jucher le Christ sur le globe soit issue de la position de Saint Michel, le pied sur la gorge du dragon, le Mal vaincu faisant ainsi écho à la Terre sauvée, marquée du signe de la Croix.
2 L’illustration des Quinze O
Il s’agit de quinze prières attribuées à Sainte Brigitte. A partir de 1405-10, on trouve des exemples où elles s’ouvrent par une miniature du Salvator Mundi, avec parfois la maxime VIA VERITAS VITA [2]. Mais il semble que celles présentant un globe sous les pieds n’apparaissent que vers 1460 dans la région de Bruges.
Ces deux images ouvrent la même prière : « O domine Jhesu Christe eterna dulcedo te amantium » dont voici le début :
« O Jésus-Christ, douceur éternelle pour ceux qui t’aiment, joie dépassant toute joie et tout désir, salut et espérance pour tous les pécheurs, qui as prouvé que tu désire être parmi les hommes, tu as été fait homme jusqu’à la fin des temps. Souviens-toi de toutes les souffrances que tu as endurées dès l’instant de ta conception, et surtout pendant ta Passion, comme cela a été décrété et ordonné de toute éternité dans le coeur de Dieu ».
Il semble indifférent que le globe soit posée sous les pieds ou devant, ou que le main gauche tienne un livre ou des tablettes : l’important est que l’un soit terrestre (et non plus un emblème de pouvoir), et que l’autre exprime l’obéissance au dessein divin.
Livre d’Heures à l’usage de Sarum, 1460-70, Walters Manuscript W.202, fol. 13v
Toujours réalisé pour le marché anglais par un atelier de Bruges, et illustrant les prières de Sainte Brigitte, ce Salvator Mundi nous laisse deviner sur son livre la maxime VIA VERITAS VITA.
3 L’illustration de L’Imitation de Jésus Christ
L’ouvrage emblématique de la devotio moderna est l’Imitation de Jésus-Christ – l’ouvrage le plus lu dans le monde chrétien après la Bible – composé de quatre livres, et qui commence à circuler à partir de 1427, notamment en Europe du Nord. Car son rédacteur probable, le moine Thomas a Kempis, résidait à Zwolle, aux Pays-Bas.
Or le chapitre LXVI du Livre III n’est qu’un long développement à partir de la maxime VIA VERITAS VITA :
Je suis la Voie que tu dois suivre ; la Vérité que tu dois croire ; la Vie que tu dois espérer. Je suis la Voie inviolable, la Vérité infaillible, la Vie interminable. |
Ego sum via quam sequi debes , Veritas cui credere debes, vita quam sperare debes. Ego sum via inviolabilis, verita infallibilis, vita interminabilis ». |
Le Salvator Mundi entouré par la chrétienté en prières
Imitation de Jésus Christ, en-tête du Livre III
Attribué à Willem Vrelant, 1462, BM de Valenciennes, MS 240 fol 158
Le tout premier manuscrit illustré de l’Imitation de Jésus Christ a été réalisé pour le duc de Bourgogne Philippe le Bon, et a été conservé ensuite dans la famille de Croy. Le mot d’ordre EGO SUM VIA, VERITAS ET VITA est ici affiché sur le livre. Le Christ pose le pied droit sur le globe, ce qui accentue le caractère de majesté, souligné également par le manteau rouge, et par le dais. Gigantesque par sa stature, le Christ domine la foule des clercs derrière le pape, et des laïcs derrière des rois.
L’image humble du Salvator Mundi s’est transformée en une image princière, appropriée pour le prestigieux commanditaire.
fol 13 | fol 34 |
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Arenberg Hours, 1460-65, Willem Vrelant, Ms. Ludwig IX 8 (83.ML.104) Getty Museum
On trouve dans ce manuscrit de la main de Vrelant, à la même époque, les mêmes éléments mais dissociés dans deux images :
- le Salvator Mundi avec son globe, debout dans un paysage moderne mais dont le texte nous indique qu’il s’agit de celui de la Genèse : « L’esprit de Dieu volait au dessus des eaux » ;
- un Christ bénissant sous un édicule, avec son Livre (le texte est fictif).
La comparaison nous permet de saisir le caractère complexe de l’image de Valenciennes : elle fusionne l’image du Père Créateur et du Fils Docteur, en rajoutant la maxime VIA VERITAS VITA pour faire le lien avec l’Imitation de Jésus Christ.
Imitation de Jésus Christ, en-tête du Livre III
Attribué au Maître d’Edouard IV, 1480, BM de Valenciennes, MS 230 fol 66
L’idée dut plaire, puisqu’elle est imitée vingt ans plus tard pour Baudouin II de Lannoy, seigneur de Molembais, dans une Imitation de Jésus Christ passée aussi par la même famille de Croy.
4 Dieu Créateur
La dernière signification du Christ sur le globe apparaît dans un tout autre contexte, mais sans doute pour la même raison graphique: libérer les mains pour autre chose.
Livre des propriétés des choses, par Barthélemy l’Anglais, après 1475, BNF Francais 218 fol 44v.
Dans cette grande encyclopédie médiévale maintes fois recopiée, l’image ouvre le quatrième livre, consacré aux humeurs et qualités des Eléments. Bien que le texte ne parle pas du tout du Christ, c’est sa figure que le copiste a choisi pour illustrer « le corps humain, lequel est le plus noble entre ceux qui sont faits des éléments, et le plus noblement composé et ordonné comme propre instrument de l’âme raisonnable qui est députée à toutes les oeuvres tant naturelles que raisonnables. »
En ce dernier quart du XVème siècle, le Christ debout sur le globe est ainsi devenue, au moins pour un commanditaire lettré, l’image du Dieu aristotélicien, créant toutes choses à partir des quatre Eléments. Cette figuration reste cependant exceptionnelle, car on ne la retrouve pas dans les autres copies de l’ouvrage :
Début du quart livre, BNF Français 22534. vue 42
A titre d’exemple, voici la même image de garde selon la mode du début du siècle : quatre étudiants et quatre fioles symbolisent les Eléments.
Début du quart livre, 1445-50, , BNF Francais 135 fol 91 | Début du quart livre, 1518, BNF, éditeur Pierre Farget, vue 67 |
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On voit ici la distance entre une illustration personnalisée pour un riche commanditaire, et l’édition imprimée, normalisée pour être intelligible au plus grand nombre.
Une image chasse l’autre
Tout se passe comme si, en avançant dans le siècle, la large diffusion, par les gravures et les premiers livres imprimés, de l’image plus habituelle du Salvator Mundi avec le globe dans la main, avait marginalisé l’autre image, celle de « ‘Imitatio Christi avec le globe sous les pieds : l’expression « salvator mundi » n’apparaît d’ailleurs nulle part nulle part dans les textes qu’elle illustre, que ce soit l’Imitation de Jésus-Christ ou les Prières de Sainte Brigitte.
Frontispice « Ego Sum Via Veritas et Vita »
Gravure du Maître de la Virgo inter Virgines, Edition imprimée en 1487 du « Boec van de leven ons heeren » de Ludolfe Le Chartreux
Cette gravure montre comment, à la fin du siècle, la figure du Salvator Mundi s’approprie la composition sous arcade, mise au point initialement pour illustrer l’Imitatio Christi.
Cette suprématie de la formule « globe en main » est patente dans les éditions imprimées d’un autre best-seller de l’époque, un traité d’histoire universelle, le « Fasciculus temporum omnes antiquorum chronicas » de Werner Rolevinck (première édition sans image en 1475). La seule image que les éditions successives utilisent pour illustrer l’époque du Christ, est celle du Salvator Mundi, regravée à chaque fois, et qui est donc devenue à l’époque la manière standard de représenter le Christ.
1480, éditeur Erhard Ratdolt, Venise, fol 26, Gallica | 1481, éditeur Henricus Wirtzburg, Rougement, vue 89 |
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L’image de l’édition de Venise est faite à l’économie ; celle de Rougement ajoute les Apôtres et les Evangélistes autour du Christ tenant son globe. Cette polyvalence explique le succès de la formule du Salvator Mundi : son seul élément distinctif étant le globe tenu à main gauche, celui-ci, devenu un simple attribut de Jésus, peut être casé dans tous les contextes.
1487, édition Johann Prüss, Strasbourg, fol 37 | 1495, Arsenal, 4-H-685, fol 37, Gallica |
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A l’image minimaliste de l’édition de Strasbourg s’oppose l’exubérance de la version de 1495.
hop]
1495, traduction en français, Pierre Farget, Genève, vue 83, Gallica
La même année, l’édition en français utilise à la même place une image de l’Ascension : ce qui semble montrer que la popularité du Salvator Mundi à l’époque se limitait aux pays germaniques.
1484, edition Erhard Ratdolt (Venise), p 2, gallica
Une seule édition, celle de 1484, comporte une seconde page illustrée, composée de trois parties :
- le Christ debout flottant au dessus du globe,
- une porte qui donne accès à la « Vérité hébraïque », au centre du cercle du Monde que le double-sens du mot Domo désigne à la fois comme une maison, et comme un objet de domination (« je dompte ») ;
- et en symétrique le cercle de la Terre, avec Jérusalem au centre et l’Asie, l’Europe et l’Afrique attribuées aux trois fils de Noé : Sem, Japhet et Cham.
Le terme de « restauratio » exprime l’idée que l’action du Christ permet de revenir à l’état pré-adamique.
La figure du Christ debout sur le globe était donc, en 1484, réservée à l’illustration de son rôle de maître et réorganisateur, du Cosmos en général, et de la Terre en particulier.
En synthèse
La formule de Dieu debout et tenant un globe en main apparaît aux Pays-Bas au tout début du XVème siècle, soit pour illustrer Dieu créateur du monde, soit comme image de piété montrant un Christ divin, mais accompagnant l’homme pour lui montrer la voie..
La formule de Dieu debout sur un globe, née elle-aussi aux Pays-Bas, a également les deux significations de Créateur et de Guide, mais avec la notion de majesté et de domination qu’implique la position en hauteur. D’où une contradiction avec la demande du public : avoir un Christ non pas les pieds sur la Terre, mais les pieds sur terre.
Aussi cette formule ne dure que peu de temps et disparaît sous la double concurrence :
- des Salvator Mundi imprimés, qui figent le globe dans sa version « attribut » ;
- des Salvator Mundi en demi-figure, qui nécessitent par nature que le globe soit tenu en main.
Pour compléter cette chronologie du Salvator Mundi, il nous manque encore deux jalons : c’est chez Van Eyck que nous allons les trouver.
Article suivant : 8 Van Eyck et la Majesté de Dieu
https://www.academia.edu/29535928/Masters_Secrets_in_COLOUR_The_Art_and_Science_of_Illuminated_Manuscripts_ed_S_Panayotova_London_and_Turnhout_Harvey_Miller_Brepols_2016_119_161
- 1405-10 : miniature de Hermann Scheere dans BL Add MS 16998
- 1460 ca : Fitzwilliam MS 52 fol 2
- Meermanno westreenianum MS 10.I.11 fol 15 (avec globe)
- Mayer MS 12009
Voir également Nicholas Rogers, “About the 15 ‘O’s, the Brigittines and Syon Abbey”, St Ansgar’s Bulletin, N°80, 1984, p 29-30
http://www.saintansgars.com/download/pdf/1984%20-%20Bulletin%20No.%2080.pdf
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