3 Autres traversées miraculeuses

Dans le dernier quart du XVème siècle, le procédé quelque peu brutal de la dalle perméable passe progressivement de mode dans les pays germaniques, sans avoir pris racine ailleurs. Ceci n’a pas empêché quelques artistes de trouver d’autres moyens pour signifier la traversée miraculeuse de la dalle.

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En Italie : la dalle soufflée

Andrea_Mantegna_-_Jesus_Cristo_descendo_ao_limboLe Christ aux Limbes, Mantegna (attr.), vers 1468 Mantegna 1459 La résurrection Musee des BA ToursRésurrection (Prédelle de San Zeno), Mantegna, 1459, Musée des Beaux Arts, Tours

Mantegna a représenté plusieurs fois la Descente aux Limbes avec le Christ vu de dos (voir 5 Le nu de dos en Italie (1/2) ).

Pour sa célèbre Résurrection, il a choisi d’implanter le sarcophage ouvert dans une arche rocheuse, jouant sur le contraste entre pierre rustique et pierre taillée qu’avaient mis à la mode les palais florentins.

A la suite de ces compositions marquantes, de nombreux peintres italiens s’inspireront de ces modèles.


1491 ca Benvenuto di Giovanni Predelle probable du retable de l'Acension monastère de Sant'Eugenio Sienne, NGA 1952.5.54Descente aux limbes, NGA 11952.5.54 1491 ca Benvenuto di Giovanni Predelle probable du retable de l'Acension monastère de Sant'Eugenio Sienne, NGA 11952.5.55Résurrection, NGA 11952.5.55

Benvenuto di Giovanni, vers 1491, Prédelle probable du retable de l’Ascension du monastère de Sant’Eugenio près de Sienne

Dans un premier temps, le Christ dégonde miraculeusement les portes de l’Enfer (sans abîmer ni le bois, ni le fer des charnières, ni la pierre) et en profite pour écraser le démon qui gardait l’entrée. Le Christ vu de dos – une nouveauté à Sienne – trouve un précédent dans la gravure de Mantegna, ainsi que les battants tombés à terre – mais l’idée paradoxale de les laisser intacts revient à Benvenuto.

Sa Résurrection présente quant à elle quatre miracles simultanés :

  • la dalle verticale qui fermait le tumulus est soufflée de l’intérieur, et retombe sur les soldats ;
  • le sarcophage, passé de l’intérieur à l’extérieur, fait office de marchepied ;
  • le Christ ressuscite en géant ;
  • il ne présente plus de blessures aux membres, et son flanc droit est caché.

Ces originalités s’expliquent peut être par le fait que Benvenuto avait peint, pour le réfectoire du même monastère de Sant’Eugenio, une fresque de la Résurrection beaucoup plus conventionnelle, avec un sarcophage ouvert et le Christ montrant ses plaies [14].


Quoiqu’il en soit, l’invention de la dalle soufflée s’écarte de la lettre des Evangiles (voir Deux Résurrections atypiques), en interprétant la « pierre roulée » comme une dalle renversée : mais elle gagne en symbolique, par l’écrasement des méchants.


1502 Luca Signorelli, Compianto sul Cristo morto particolare Museo Diocesano di CortonaLamentation sur le Christ mort (détail)
Luca Signorelli, 1502, Museo Diocesano, Cortone

Dix ans plus tard, Signorelli place en arrière-plan de sa grande Lamentation une Résurrection assez conventionnelle, avec un sarcophage enfoncé en longueur dans une arche rocheuse et un Christ qui en sort dans une mandorle rayonnante, les pieds sur un nuage. On peut reprocher l’absence de toute pierre déplacée.


1505 Signorelli Fragment de la Pala Matelica collection privee fototeca Zeri
Fragment de la Pala Matelica
Signorelli, 1505, collection privée (fototeca Zeri)

Dans une autre Lamentation aujourd’hui démantelée, Signorelli avait également placé une petite Résurrection en arrière-plan. L’amusant est qu’il :

  • recopie son propre Christ, en remplaçant le nuage sustentateur par des angelots ;
  • recopie partiellement, en l’inversant, son groupe de soldats ;
  • plagie son collègue de Sienne, Benvenuto di Giovanni, tout en rationnalisant ses excentricités :
    • les ombres dans l’encastrement sont désormais réalistes ;
    • le sarcophage est resté à l’intérieur du tumulus ;
    • le Christ est de taille normale ;
    • il montre toutes ses plaies.



En Italie : la dalle escamotée

Mantegna 1492 DescentLimbo_ Barbara Piasecka Johnson Collection Princeton Accademia Carrara BergameRésurrection et Descente aux Limbes, Mantegna, 1492 1500-50 Mantegna (imitateur) National Gallery LondresImitateur de Mantegna, 1500-50, National Gallery, Londres

Cette oeuvre pose un problème insoluble d’attribution et de datation, puisqu’il s’agit clairement d’un pastiche « à la Mantegna ». La spectaculaire contreplongée ainsi que la position astucieuse du Christ, posté à l’extrême bord du sarcophage, conduisent à ce qui pourrait être l’enjeu de la composition, à savoir un sarcophage indécidable :

  • s’il est ouvert, le Christ peut tout à fait trouver un appui stable sur les deux bords de la margelle ;
  • s’il est fermé, l’absence de tranche visible ne prouve pas l’absence d’un couvercle : il peut très bien être encastré, comme dans la Résurrection de 1459.

La presque disparition du rayonnement montre que l’artiste a cherché à éliminer les effets naïvement merveilleux, au profit de la construction rationnelle d’une énigme.



Pays-Bas et Allemagne : le tumulus à dalle verticale

1476 Meister des Ehninger Altars Staatsgalerie StuttgartMeister des Ehninger Altar, 1476, Staatsgalerie, Stuttgart 1480 ca Dirk Bouts (atelier) mauritshuisDirk Bouts (atelier), vers 1480, Mauritshuis, La Haye

Ces deux répliques d’une composition perdue de Dirk Bouts sont centrées sur un tumulus qui, en plus herbeux, rappelle les compositions italiennes que nous venons de voir : mais la dalle, loin d’être soufflée, est doublement maintenue en place : en haut par deux sceaux rouges, en bas par un bloc équarri. Le Christ s’est paisiblement téléporté devant la dalle restée intacte, sans effet spécial merveilleux, et sa matérialité est prouvée par l’ombre qu’il projette sur elle.

On notera le modèle de gonfanon typique des pays du Nord, rattaché par un cordon à la base de la croix et flottant horizontalement.


1480 Hans Memling Die Sieben Freuden Mariens detail Alte Pinakothek MunichLes Sept joies de Marie (détail), Hans Memling, 1480, Alte Pinakothek Munich

Memling, à Bruges, a pu avoir connaissance de la composition de Bouts, à Louvain. Mais son choix du même tumulus établit aussi un contraste bienvenu avec les scènes suivantes, qui se déroulent sous une arche ouverte : la Pentecôte, l’apparition du Christ à Marie et la Mort de Marie : comme si la dalle fermée, loin de clôturer l’histoire, servait au contraire de seuil entre les trois premières Joies de la Vierge et les trois dernières.



1505-07 Jan Joest von Kalkar, Resurrection of Christ St. Nicolai Kirche, Kleve, Nordrhein-Westfalen

Panneau du maître-autel de l’église Saint-Nicolas de Kalkar
Jan Joest von Kalkar, 1505-07, Kleve (Nordrhein-Westfalen)

En reprenant le tumulus fermé néerlandais, Jan Joest ajoute aux deux sceaux intacts une autre preuve que la dalle est restée en place : l’arbalète posée contre elle.


1520-30 Frei Carlos - Resurrection of Christ National Museum of Ancient Art LisbonneFrei Carlos, 1520-30, Musée d’Art Ancien, Lisbonne 1525-1550 Resurrection rei_Carlos_Workshop Museu_Nacional_de_Machado_de_Castro_-_CoimbraFrei Carlos (atelier), Museu Nacional de Machado de Castro, Coimbra

Frère Charles de Lisbonne, moine d’origine flamande, a importé la formule hermétique au Portugal, sans grande originalité. L’atelier a ensuite préféré la version ouverte, en escamotant les deux dalles sans autre forme de procès.

Mais c’est en Allemagne que le tumulus à dalle fermée allait trouver une éblouissante apogée.


1519 Jerg Ratgeb herrenberger altar Staatsgalerie Stuttgart CrucifixionCrucifixion 1519 Jerg Ratgeb herrenberger altar Staatsgalerie Stuttgart ResurrectionRésurrection

Jerg Ratgeb, 1519, Herrenberger altar, Staatsgalerie Stuttgart

Les deux panneaux sont jointifs, mais sans continuité topographique : le sépulcre dans lequel le Christ est déposé n’a rien à voir avec le rocher en pain de sucre, avec une face polie et une dalle découpée dans la même pierre, devant lequel il ressuscite : l’important est que son corps glorieux se substitue, sans changer de place, à son cadavre cloué.



1519 Jerg Ratgeb herrenberger altar Staatsgalerie Stuttgart Resurrection schema
Les diagonales (en violet) divisent très lisiblement le panneau en quatre secteurs.

  • à gauche, les morts sortant du sépulcre, au moment de la mort du Christ, renvoient au panneau précédent ;
  • à droite, est condensée la suite de l’histoire : deux anges descendant dans un rayon de lumière pour indiquer aux saintes femmes que le tombeau est vide, et l’Apparition à Marie-Madeleine.

Le secteur du haut est réservé au Ressuscité, et à une construction géométrique basée sur des cercles :

  • une bulle lumineuse autour de chaque plaie des membres (en bleu) ;
  • un faiceau de lumière sortant de la plaie du flanc, faisant écho au faisceau sortant des nuages (en jaune) ;
  • une grande auréole centrée sur le torse, englobant l’auréole autour de la tête, qui se retrouve en bas à droite autour de celle du Christ jardinier (en blanc) ;
  • un globe impérial de cristal (en vert), portant une croix dorée à laquelle est rattachée un gonfanon trifide, qu’on retrouve également à la croix du Christ jardinier.

Le dernier secteur, avec les trois soldats allongés et contorsionnés, exprime tout le désordre et les vices du monde. Les détails ont été très commentés, sans révéler d’autre signification symbolique : cartes à jouer dispersées, bourse crevée, pièces répandues sur le sol, gobelet et gourde, armements d’époque. A noter un élément rarement mentionné : le soldat de gauche tient une sorte de tromblon primitif (Luntenhandfeuerrohr) dont la mèche est enroulée autour de son épaule, la corne à poudre pendue en bandoulière dans son dos.


A cause du grand halo autour du torse, on a souvent invoqué l’influence de la Résurrection de Grünewald, avec son Christ-torche rayonnant dans la nuit au dessus d’un chaos rocheux. Mais Ratgeb a poussé la gageure plus loin en nous montrant, devant une dalle blanche, un cops lumineux qui se rematérialise en plein jour, aveuglant les soldats et projetant sur le sol des ombres tranchées.



Le tombeau fermé institutionnel

1494-1500 Hans_Holbein_d._Ä.-Graue_Passion Staatsgalerie StuttgartGraue Passion, 1494-1500, Staatsgalerie, Stuttgart 1501 Hans Holbein l'Ancien Staedel Museum Francfort Resurrection)Retable de l’église des Dominicains (détail), 1501, Staedel Museum, Francfort

Hans Holbein l’Ancien

Dans ses trois Résurrections, Holbein l’Ancien utilise le tombeau fermé, vu de bout, pour sa compacité et sa vertu symétrisante. La question de la traversée de la dalle n’est évoquée que pour mémoire, par des sceaux à peine visibles.

Dans la Passion grise, tout l’intérêt se porte sur le contraste entre les contorsions des sept soldats diversement habillés et la verticalité du Christ demi nu.

Dans la Résurrection de Francfort, le tombeau, toujours en position centrale, sert à diviser l’arrière-plan en deux scènes qui s’opposent :

  • à gauche l’ange accueille les trois Saintes Femmes ;
  • à droite un juif grimaçant, avec un arc et une bourse, en pousse deux autres à quitter la scène.


1502 Hans Holbein l'Ancien kaisheimer altar Alte Pinakothek MunichHans Holbein l’Ancien, 1502, Kaisheimer altar, Alte Pinakothek, Munich.

Dans ce dernier opus, le format oblong oblige à décentrer le tombeau, qui sépare les Juifs de l’arrière-plan en deux groupes centrifuges. Les effets spectaculaires (lumière, ébranlement du tombeau, geste d’effroi) n’ont pas lieu d’être : la Résurrection s’effectue incognito au milieu de la foule indifférente, qui ne voit que le tombeau fermé.

Après Holbein l’Ancien, c’est Dürer qui va reprendre cette formule, dans trois gravures canoniques.


1509-10 Durer Petite passion METDürer, 1509-10, Petite Passion MET 1501-04 Albrecht_Dürer_-_Apollo_with_the_Solar_Disc Bristih Museum dessin inverséApollon et le Soleil (dessin inversé), 1501-04,  British Museum

Dans ce premier essai (sur bois), le tombeau est peu exploité : placé en largeur, il montre juste les deux éléments traditionnels de l’étanchéité de la dalle : l’anneau de levage et le sceau.

Ce qui intéresse Dürer est une nouveauté iconographique : le soleil qui se lève derrière les Saintes Femmes arrivant au tombeau, conformément au texte de Marc (16, 12). Cette version aquarellée met bien en valeur la symétrie avec le Christ ressuscité, qui prend une allure de Dieu solaire.

Dürer a probablement repensé à son projet,  quelques années plus tôt, pour une gravure (jamais réalisée) sur le thème d’Apollon et le Soleil. Dans une allusion humaniste, il nous rappelle ainsi que le Jour de la Résurrection, le Dimanche, était pour les Romains le Jour du Soleil .


1510 Dürer_-_Large_Passion_12Dürer 1510, Grande Passion

Dans la version en grand format (toujours sur bois), Dürer opte pour une composition à la Holbein, avec le tombeau vu de bout pour symétriser la composition. Le ciel s’ouvre dans un V qui épouse la silhouette du Christ, écrasant de part et d’autre la troupe réduite à l’impuissance.


1512 Albrecht_Duerer_-_The_ResurrectionDürer, 1512, Passion gravée

Pour la dernière série (sur cuivre), Dürer reprend le schéma en V en supprimant les nuages surnaturels au profit d’effets purement graphiques : l’auréole cruciforme, le ciel rayonnant tout autour et la robe qui se soulève de part et d’autre, préludant à l’envol. La dalle, visible désormais jusqu’au fond, fonctionne comme une expansion immodeste du panonceau signé AD.


Ces trois gravures très diffusées figeront pour longtemps l’iconographie du tombeau fermé, et nous dispensent de suivre la postérité du thème.



En guise de conclusion

1555_Giovanni Capassini_Tournon, Lycee Gabriel FaureTriptyque de la Résurrection (panneau central)
Giovanni Capassini, 1555, Musée de Tournon

Réalisé pour le collège de Tournon, cette oeuvre didactique ressuscite bizarrement le thème en rajoutant, devant le scellé et les deux anneaux, la Mort qui tombe de la dalle et casse sa flèche contre la citation appropriée :

Le Seigneur précipitera la mort pour toujours (Isaïe 25,8)

Praecipitabit dominus mortem in sempiternum


Références :
[14] Aujourd’hui au musée Bardini de Florence. Voir Maria Cristina Bandera, Benvenuto di Giovanni, p 237

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