1 Revers allégoriques
Il existe un continent perdu de l’art de fin du Moyen-Age et de la Renaissance, entre 1440 et 1580, auquel le MET a consacré en 2024 la toute première exposition [8] : celui des panneaux bifaces et des couvercles de tableaux. Les revers sont rarement exposés, peu reproduits, et ont été quelquefois séparés par sciage ; les couvercles, autrefois très fréquents, ont été pour la plupart perdus et ceux qui restent sont dispersés. Les ouvrages généraux sur le sujet se comptent sur les doigts d’une main, sont peu accessibles et anciens, et il faut le plus souvent se référer aux monographies, qui restent aveugles sur la vue d’ensemble.
Cette série d’articles élargit le périmètre de l’exposition du MET en présentant, de manière thématique, géographique (Italie et Pays du Nord) et chronologique, l’essentiel de ce qui nous est parvenu : l’exhaustivité pour les formules les plus rares (revers allégoriques ou religieux, couvercles coulissants), les cas notables pour la formule bien plus fréquente – et très répétitive – des revers armoriés.
Commençons par le cas le plus intéressant par les énigmes qu’il pose, celui des revers à thème allégorique.
En Italie
Le Double Portrait des Ducs D’Urbino
L’avers du diptyque
Battista Sforza |
Federico da Montefeltro |
Le Triomphe de la Chasteté ou Double Portrait des Ducs D’Urbino
Piero della Francesca, 1467-72, Offices, Florence
On ne sait rien sur la raison d’être ni la disposition d’origine de ce petit diptyque [2] : sans doute s’ouvrait-il comme un livre, à la manière des diptyques conjugaux flamands de la même époque. Si l‘ordre héraldique n’est pas respecté (l’épouse à main droite du mari), c’est peut être par coquetterie, afin de dissimuler l’oeil droit crevé et le nez blessé du duc. Une autre possibilité est que le portrait de la duchesse soit posthume, ce qui expliquerait cette position à la place d’honneur, ainsi que son teint pâle [1] (voir Couples irréguliers).
Le revers
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Trônant sur son char de triomphe tiré par deux chevaux blancs, Federico révèle ici, sans problème, son mauvais profil et son oeil crevé. On comprend alors la raison principale de l’inversion : pour que les époux apparaissent dans l’ordre héraldique sur une des faces du diptyque, il fallait que cet ordre soit interverti sur l’autre face. Cette formule unique des deux profils affrontés, à l’avers, et des deux allégories affrontées, au revers, traduit l’intention de transposer en peinture le caractère officiel et antiquisant des médailles.
Les vers latins sculptés sur les soubassements en faux marbre suggèrent l’idée d’un monument commémoratif, sur lequel réapparaissent, en majesté, les deux personnages que le recto montrait dans un dialogue intime.
Le texte côté duc commente la composition :
Illustre est-il, noblement porté en triomphe, semblable aux plus grands généraux, celui que la Renommée éternelle des Vertus célèbre comme digne de porter son sceptre (traduction personnelle). |
Clarus insigni vehitur triumpho, Quem, parem summis ducibus, perhennis Fama virtutum celebrat decenter Sceptra tenentem. |
Le revers côté duc
Federico, vêtu en condottiere, porte le bâton de commandement et la Fortune sur sa boule le couronne de lauriers.
Il a confié son épée à la Justice, qui tient également la balance. A l’avant de son char, tiré par deux chevaux blancs et conduit par un Amour, on reconnaît aisément deux autres Vertus :
- la Prudence tenant son miroir, avec son visage en Janus,
- la Force tenant une colonne brisée.
La femme vue de dos qui surveille le paysage ne peut donc être que la quatrième des Vertus cardinales, la Tempérance.
Vertus cardinales, Tarot dit de Mantegna, Ferrare, 1465
Piero di Francesca s’est clairement inspiré du tarot de Mantegna (sauf pour la Tempérance).
Le revers côté duchesse
En face, sur un char tirée par deux licornes brune, on reconnaît deux des vertus théologales :
- la Charité avec un pélican se déchirant pour nourrir ses enfants (représentation « en deuil' » qui pourrait faire allusion à la mort en couches de la duchesse, à l’âge de 26 ans) ;
- la Foi portant une croix, un calice avec sons hostie, et ayant à son côté un petit chien (le chien est représenté aux pieds des gisants féminins, pour symboliser la fidélité au travers de la Mort)
Vertus théologales, Tarot dit de Mantegna, Ferrare, 1465
Voici l’équivalent dans le tarot de Mantegna.
L’Espérance retrouvée (SCOOP !)
La duchesse est absorbée dans la lecture d’un opuscule : attitude méditative qui complète la vie active menée par le duc, tout comme les vertus théologales complètent les cardinales. La troisième de ses compagnes, l’Espérance, n’est pas simple à identifier. Selon les commentateurs, c’est tantôt la femme en blanc vue de face, tantôt la femme en bleu vue de dos.
Par symétrie avec le cortège du duc, il est clair que la femme drapée de sombre et voilée fait pendant à la Fortune : elle représente donc le Malheur, sous forme d’une pleureuse, ce qui confirme le caractère posthume du portrait de la duchesse. La femme en blanc qui nous regarde en souriant représente alors la troisième Vertu théologale : l’Espérance
Un éloge funèbre
Celle qui garda la mesure dans les circonstances heureuses, ornée de louanges par les entreprises victorieusement menées par son illustre époux, qu’elle vole par toutes les bouches. (traduction personnelle) |
Que modum rebus tenuit secundis, Conjugis magni decorata rerum Laude gestarum, volitat per ora Cuncta victorum |
Derrière la versification ampoulée, il est clair que les termes « circonstances heureuses (rebus secundis) » et les « entreprises victorieusement menées (rerum gestarum victorum) » font allusion, avec élégance, à un mérite bien particulier : celui d’avoir, sans se décourager, engendré six filles avant de mourir en donnant le jour à l’héritier mâle, tant attendu.
Le fait que le panégyrique de la duchesse soit écrit au passé (tandis que celui du duc est au présent) confirme qu’il s’agit bien d’un éloge posthume.
La question du panorama (SCOOP !)
Les nombreuses tentatives pour identifier le paysage, à six siècles de distance, relèvent le plus souvent de l’autopersuasion [3].
Plus intéressante est la question de savoir si le panorama est continu :
- entre les deux panneaux d’une même face (apparemment oui) ;
- entre les faces avant et arrière.
La difficulté est que celles-ci n’obéissent pas au même point de vue : les Triomphes sont vus en plongée (ce qui fait que l’ensemble du cortège, sauf la tête de la Fortune, se situe sous la ligne d’horizon) alors que les Faces sont vues en légère contreplongée.
C.J.Hessler a remarqué récemment [4] qu’en décalant les versos de la hauteur du piédestal, les lignes d’horizon correspondent et les paysages se recollent, mais sans aboutir à un cycle complet. Car en admettant que la continuité du paysage entre le recto et le verso du panneau féminin ne soit pas une coïncidence, il est clair que cette continuité n’existe pas côté masculin.
Un Duché idéal (SCOOP !)
Mon interprétation personnelle est que le paysage du verso, avec sa position en contrebas et ses ombres irréalistes. évoque une contrée idéale, que nous pourrions baptiser le Duché de la Renommée pérenne (perhennis fama). Dans le Duché idéal, les deux rives se rejoignent par la route surélevée ; dans le Duché réel, un fleuve sépare les deux époux.
Dès lors la continuité/discontinuité du paysage se justifie par le sens de lecture qu’elle impose : depuis le portrait du duc, avec son âge et ses disgrâces physiques, nous passons au portrait posthume de son épouse, laquelle fusionne, puisqu’elle est morte, avec son portrait moral au verso : là, les chars des époux progressent l’un vers l’autre, mais c’est seulement à sa mort que le Duc rejoindra le sein.
En aparté : la naissance de la médaille [5]
Ce premier exemple trouve certainement sa source dans l’art de la médaille qui se développe en Italie à partir des années 1430, corrélatif au goût pour les médailles antiques.
Médaille Jean VIII Paléologue, Pisanello, 1438
Les premières médailles montrent le même personnage en vue rapprochée et en vue lointaine.
Médaille de Ludovic Gonzague, 1447-48, Pisanello
Le plus souvent, la direction est inversée entre le visage et la figure en pied, de manière à confirmer que les deux vues capturent le même personnage, comme pris en sandwich dans l’épaisseur : on pourrait baptiser cet effet « travelling circulaire ».
Médaille de Cecilia Gonzague, 1447, Pisanello
Bientôt le côté pile devient une « impresa » (mot italien pour « emblème ») qui, dans une optique platonicienne , donne l' »idée » qui complète le visage représenté côté face : ici la licorne et le croissant de lune – l’emblème de Diane – traduisent les idées de chasteté et de pureté. Ici, le « travelling circulaire » n’est pas respecté, peut être par décence, afin d’éviter de déshabiller trop clairement Cecilia.
Le poète Pietro Bembo
Médaille de Valerio Belli, 1532
Le revers montre ici le poète dans la Nature, vêtu à l’antique sous un bosquet de lauriers, allongé sur un livre qui n’est autre qu’une fontaine.
Le tableau biface italien suit, au départ, les mêmes principes que les médailles :
- le côté face montre la représentation ressemblante de la personne, focalisée sur son profil ;
- le côté pile montre son portrait allégorique, en pied dans un paysage.
Les deux images regardent en sens inverse, suggérant que ces vues à plat sont celles d’un personnage unique.
Le portrait de Ginevra de Benci
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Portrait de Ginevra de Benci
Léonard de Vinci, 1474-76, NGA, Washington
On a depuis longtemps identifié la jeune femme, grâce à l’arbrisseau très particulier qui se développe derrière elle,et qui donne l ‘image parlante de son prénom : le genièvre.
Mais le verso, moins célèbre, est tout aussi astucieux. Une banderole porte la devise latine en trois mots :
La beauté orne la vertu |
Virtutem forma decorat |
Elle s’entrelace autour de trois arbres ou arbustes bien identifiables : le laurier, le genévrier et le palmier.
« Forma » (la beauté) entoure le genièvre, assimilant d’une nouvelle manière celui-ci avec la belle Ginevra.
L’hypothèse Bernardo Bembo [6]
Au départ, on a pensé (K.Clark) qu’il s’agissait d’un tableau réalisé à l’occasion du mariage de Ginevra en 1474, à l’âge de dix sept ans. Mais en 1989, Jennifer Fletcher a développé l’idée que le portrait de Ginevra avait été commandé par Bernardo Bembo, ambassadeur de Venise à Florence en 1474-75.
Portrait d’un homme tenant une monnaie de Néron (Bernardo Bembo)
Hans Memling, Musée des Beaux Arts, Anvers
On est quasiment certain que ce tableau représente Bernardo Bembo, en collectionneur de monnaies. De plus, un palmier est bien reconnaissable sur la droite, et on remarque sur le bord inférieur deux feuilles de laurier.
Illustration tirée de l’article de Mary D. Garrard [7]
Or il se trouve que l’emblème de Bernardo Bembo était une feuille de laurier et une palme, entourant la devise « VIRTUS ET HONOR (Vertu et honneur). De plus Bernardo est connu pour son amour platonique envers Ginevra de Benci, pour laquelle il avait commandé à deux lettrés florentins un poème célébrant sa vertu.
Illustration tirée de l’article de Mary D. Garrard [7]
En 1998, on découvre sous le texte de la banderole la devise exacte de Bernardo Bembo, ce qui semble confirmer définitivement son lien étroit avec le portrait : on peut même dire que le verso représente exactement la situation :
Bernardo (le laurier et la palme) entourant Ginevra (le genièvre) de ses louanges.
Le portrait complet
Reconstruction par Susan Dorothea White, reproduit par E.J.Duckworth [6]
Le bas du tableau ayant été perdu, on a proposé une hypothèse de reconstruction, sur la base d’un croquis de mains par Léonard qui aurait pu être une esquisse pour le tableau. Ginevra aurait tenu une fleur : fleur d’oranger (pour les partisans de la théorie du mariage) ou rose (fleur qui figure dans les armoiries de Bembo).
Cette reconstruction a été contestée ([7], p 25), car elle a pour inconvénient de décentrer considérablement l’emblème du verso : on peut imaginer qu’un parapet, moins large, constituait la partie manquante, et noter que l’hypothèse des mains et de la fleur fait dériver l’interprétation vers les représentations conventionnelles de la femme, qu’elle soit épouse ou icône platonique.
Une relecture féministe
En 2006, Mary D. Garrard reprend de fond en comble la question, dans un article brillant qui constitue un petit bouleversement copernicien, non dénué de présupposés idéologiques, mais étayé par une logique et une érudition impeccables. Pour le lecteur pressé, en voici les grandes idées, mais l’article est un modèle de retournement de situation qui mérite une lecture attentive.
Jusqu’alors en Italie, les portraits de femme étaient toujours de profil, pour faciliter la ressemblance, mais aussi parce qu’il était gênant pour le spectateur d’être toisé frontalement. Pour ce tout premier portrait de la main de Vinci, autoriser la modèle à tourner la tête vers le spectateur était une attitude « progressiste » , encouragée par le fait que le tableau n’était sans doute pas pas un tableau de mariage, et que Ginevra était une personnalité très originale pour l’époque : belle, poétesse, riche, et semble-t-il ne voulant pas d’enfants ([7], p 42).
Mary D. Garrard a retrouvé un dessin de Léonard qui pourrait être un projet pour le revers. Se conformant au formalisme habituel des tableaux bifaces, Léonardo aurait prévu tout d’abord, au revers du visage, un portait en pied dans un paysage, constituant le portrait moral de Ginevra : la chasteté, représentée par la licorne. Puis il aurait finalement opté, avec la devise et l’emblème, pour une représentation abstraite de la même idée ([7], p 30). Une autre possibilité est que ce dessin ait été prévu pour un couvercle (voir 2 Couvercles coulissants )
Par ailleurs, cet emblème n’est pas celui de la famille de Bembo, et il n’apparait de manière certaine comme marque dans les manuscrits de sa bibliothèque que bien plus tard, après 1483.
Illustration tirée de l’article de Mary D. Garrard [7]
On le retrouve dans le mur du mausolée de Dante à Ravenne, commandé en 1482 par Bernardo Bembo : une banderole marquée « Vertu et Honneur » entoure une branche de genièvre, exactement comme dans le premier état du verso du tableau de Vinci !
L’explication renversante de Mary D. Garrard est la suivante :
« Etant donné la séquence d’évènements et l’apparition tardive de l’emblème « Vertu et Honneur » dans les manuscrits de Bembo, l’explication la plus plausible de l’ajout, à Ravenne, du rameau de genièvre dans l’emblème est que Bembo a, pour des raisons politiques, emprunté au portrait de Léonard l’emblème et la devise personnelle de Ginevra et qu’ensuite il les a fait siens. » ([7], p 41)
C’est durant sa seconde ambassade à Florence, en 1478-80 que Bembo aurait, pour s’assurer la bienveillance des Florentins, fait mousser son adoration pétrarquienne pour Ginevra (dans la foulée de l’aventure entre Lorenzo de Medici et Simonette Vespucci, que la mort de celle-ci venait de conclure). Et il est possible que Ginevra se soit retirée au couvent à cette époque, afin de fuir ses assiduités médiatiques.
« A la fin de leur relation, si l’histoire est correctement reconstituée, Bembo aurait fait un pas de plus, en revendiquant l’emblème personnel de Ginevra comme tribut de sa conquête… Dans cette perspective, il n’est pas impossible que Ginevra elle-même, ou sa famille, ait demandé à modifier la devise au revers du portrait, afin de récupérer ou remodeler cette identité « ([7], p 44).
Léonard n’ayant quitté Florence qu’en 1481, il aurait pu lui même effectuer cette correction. En remplaçant le mot « Honneur » par le mot « Beauté », la devise perd la symétrie entre les mots et l’emblème, mais gagne en portée symbolique. Car « Virtus decorat forma » se prête à plusieurs lectures, dans lesquels la « Beauté » occupe à la fois visuellement et sémantiquement une place centrale ([7], p 45) :
- éloge personnel de Ginevra : « Elle ajoute la beauté à la vertu » ;
- affirmation d’une cohérence entre apparence et monde intérieur : « sa beauté est le décor de sa vertu »
- éloge de l’habileté de Léonard : « Il orne sa vertu par la beauté ».
En conclusion, Mary D. Garrard proclame l’importance idéologique de l’oeuvre :
« Nous devons ôter ces oeillères pour voir que l’importance du portrait de Ginevra de Benci par Léonard de Vinci ne tient pas à son association supposée avec Bernardo Bembo. Nous rencontrons ici la rare convergence d’un artiste mâle exceptionnellement réceptif et d’une femme forte. Léonard, intéressé et non effrayé par les capacités intellectuelles de cette femme, a fixé en peinture une image au grand potentiel, celle d’une jeune femme dont la dignité et la tranquille affirmation de soi correspondent largement à l’éveil de la conscience, à la voix des femmes… » ([7], p 47)
Une inversion florentine (SCOOP !)
La palme et le laurier, végétaux toujours verts, sont dans la tradition gréco-romaine deux emblèmes de la victoire. Mais dans la tradition chrétienne, la palme évoque spécifiquement la victoire des martyrs, ces champions des vertus chrétiennes. De ce fait, il aurait été plus naturel de placer la palme côté VIRTUS et la laurier côté HONOR. Or aussi bien dans le premier état du revers que dans le bas-relief de la tombe de Dante, les deux plantes sont inversées.
Il faut tenir compte ici d’une spécificité de Florence, où le laurier, emblème de Laurent de Médicis, est associé à la Vertu dans sa devise « Ita ut virtus (ainsi est la vertu) ». Et plus spécifiquement à la Chasteté, en référence à Daphné se transformant en laurier pour échapper à Apollon. Chasteté qui est évoquée également par la licorne, dans le projet de revers ou de couvercle.
L’association quelque peu forcée entre Honneur et palme a, selon Mary D. Garrard ([7], p 29, note 20) au moins un précédent florentin. Reste qu’il donne au terme Honneur une tonalité chrétienne et sacrificielle. Si l’emblème a été conçu par et pour Ginevra jeune épouse, il semble que déjà son idée de l’honneur féminin consistait à renoncer au monde.
Ceci rajoute à l’argumentation de Mary D. Garrard une touche ironique : par ce qui ne serait pas le premier contresens de l’histoire, une devise essentiellement féminine a été récupérée par un homme qui l’a copieusement utilisée, sans tenir compte de l’inversion des valeurs que trahit l’inversion du dessin.
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Portrait d’une jeune femme
Agnolo di Domenico del Mazziere, 1485-90, Gemäldegalerie Berlin, photo Christoph Schmidt
Cette jeune femme, les bras cachés derrière le bandeau NOLI ME TANGERE, donne une bonne idée de ce à quoi ressemblait le portrait de Ginevra de Benci avant d’être tronqué en bas. La citation évangélique « Ne me touche pas » suggère que la jeune femme devait se prénommer Madeleine ( [8], p 126).
Au revers, un blason gratté est encadré par des exhortations à la chasteté :
- en haut une citation du Triomphe de la Chasteté de Pétrarque (vers 87) :
Peur de l’infamie, ou seulement désir de l’honneur
Timore d’infamia et / solo disio d’onore
- en bas un vers du poète florentin Antonio di Matteo di Meglio :
J’ai d’abord pleuré / pour ce que je désirais / puis pour ce que j’ai eu
Piansi gia / quello ch’io volli / poi ch’io l’ebbi
- sur les côtés, un proverbe florentin connu :
Ce fut ce que Dieu voulait, ce sera ce que Dieu voudra
Fu che Idio volle / Sarà che Idio vorrà.
Ces textes donnent, en somme, trois raisons à l’exhortation du recto. « Ne me touche pas… » :
- par crainte du scandale,
- par peur des suites,
- pour obéir à Dieu.
Ce portrait d’une jeune femme isolée sur son balcon et qui proclame être « intacte » est, dans la Florence de l’époque, une puissante invitation au mariage.
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Suiveur de Botticelli, vers 1490, National Gallery [9]
On ne sait pratiquement rien de ce portrait ni de la figure du revers : on a proposé la muse de l’Astronomie, Uranie (à cause de la sphère armillaire qu’elle tient de la main gauche). Mais que dire de ce qui semble être un paquet de mousse verte, qu’elle élève vers le ciel de la main droite ?
L’interprétation de A.Dülberg (1990)
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A.Dülberg ( [10] p 133 et ss), qui a beaucoup avancé sur cette énigme, a monté que l’allégorie développe la figure de l’Homme cosmique du tarot de Mantegna, en lui ajoutant le thème du mont de la Vertu : son sommet rocailleux, sur lequel est montée la figure ailée de la Vertu, contraste avec la forêt obscure (la « selva oscura » de Dante) qui représente l’existence terrestre.
Pour A.Dülberg, aussi bien la sphère armillaire que la mousse sont des symboles de l’Espérance chrétienne en la vie éternelle : la sphère parce qu’elle est céleste, la mousse parce qu’elle se replante facilement et reverdit après avoir été desséchée.
Un décollage paradoxal (SCOOP !)
On comprend bien que la figure ailée a escaladé le mont rocailleux, protégée par ses sandales, et est en train de décoller du sol. Mais, indépendamment de leur valeur symbolique; il est paradoxal que l’objet céleste (la sphère armillaire) soit abaissé vers la terre par la main néfaste, et l’objet terrestre (la mousse) élevé vers le ciel par la main favorable. De plus, la mousse a partie liée avec le sous-bois et est l’antithèse du mont (avec sa roche nue et hérissée de pointes) ; quant à la sphère, elle ressemble au mont (avec sa forme sphérique et ses marches de pierre). Mousse et sphère apparaissent donc, visuellement, comme deux objets antithétiques, l’une dans le camp de la forêt et l’autre dans le camp du roc.
Une manière de résoudre ces paradoxes est de penser la scène en mouvement. En traversant les forêts, la jeune femme a ramassé de la mousse, qui ne pousse que dans l’obscurité – ce pourquoi on n’en trouve pas en pleine lumière sur le mont de la Vertu. Sur Terre, douceur et Vertu sont incompatibles, elles ne se cohabitent qu’au Ciel, autrement dit après la mort.
De même, il faut penser la sphère armillaire en mouvement. A.Dülberg a bien noté que la planète Terre, au centre, dépasse juste la cime des arbres : la figure ailée est en train d’élever son bras gauche qui va rejoindre son bras droit pour tracer le V de Virtus (déjà amorcé par les ailes). La sphère armillaire n’est pas à prendre ici comme un symbole purement céleste : c’est bien une Terre épurée, idéalisée, cosmique, que la femme vertueuse emporte dans son envolée, comme un souvenir de son origine
Un portrait posthume
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On connaît plusieurs portraits de profil montrant la même femme-fantasme, avec une coiffure extravagante : on considère habituellement qu’il s’agit d’évocations de Simonetta Vespucci, morte tragiquement à 22 ans, en 1476.
Le portrait de la National Gallery est le seul avec un revers peint. L’orientation inverse de la demi-figure et de la figure en pied rappelle le « travelling circulaire » des médailles, dans lequel le revers constitue le portrait moral de l’avers : le rappel d’un ange au ciel traduit assez bien le destin d’une jeune morte, d’autant plus lorsque ses ailes tracent le V de Vespucci.
L’inscription très effacée de la banderole, « CHI B / I / N » n’a pas été déchiffrée.
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Portrait d’homme
Ansano di Michele Ciampanti (attr) ,1490-1500, Museo Poldi Pezzoli, Milan
A cause de la présence des deux ours au revers, on a supposé que l’homme pouvait être un membre de la famille Orsucci.
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Portrait d’homme (probablement Pietro Bembo)
Jacometto Veneziano, vers 1498, National Gallery, Londres
Le revers montre une allégorie modeste : deux branches de laurier nouées par un « lac d’amour », sur fond vert. Ceux-ci sont un argument en faveur de Pietro Bembo, par analogie avec l’emblème de son père Bernardo (la palme et le laurier). Qu’un jeune poète pétrarquien prenne pour emblème un double laurier est logique, d’autant plus que qu’il illustre à merveille le vers bien choisi des Odes d’Horace :
Heureux trois fois et plus ceux qui sont unis par un lien indéfectible. |
Felices ter et amplius, Quos irrupta tenet copula |
Selon Alison Manges Nogueira ( [8] , p 107), Bembo aurait pu commander ce portrait vers 1495 comme cadeau pour sa maîtresse Costanza Fregoso.
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Portrait de femme
Jacometto Veneziano (cercle), vers 1470, Philadelphia Museum of Arts
Cet autre portrait de Veneziano porte également au revers une inscription à l’antique, sur un fond imitant le porphyre. Plusieurs propositions ont été faites pour déchiffrer la première ligne : « V LLLL F ». La suite semble être une exhortation à la vie spirituelle :
Rassasies ton âme de délices, car après la mort, pas de volupté. |
DELITIIS ANIMUM EXPLE, POST MORTEM NULLA VOLUPTAS |
Si le voile jaune que porte la jeune femme est bien un signe distinctif des prostituées vénitiennes, alors l’exhortation morale prend un sens bien plus ironique ([8], p 114).
Portrait d’un Allemand
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Portrait d’un Allemand
Jacometto Veneziano ou Jacopo de Barbari, Gemäldegalerie, Berlin
Les historiens d’art n’ont aucune certitude ni sur l’auteur, ni sur la signification de l’ovni surréaliste qui figure au revers de cet austère portrait de marchand, comme peint directement depuis le futur par le pinceau d’un Chirico ou d’un Magritte.
Un revers indépendant
Une chose est certaine : l’homme brun du verso n’a aucun rapport physique avec le personnage blond du recto. La seule manière d’avancer est la comparaison avec d’autres oeuvres du même cercle artistique.
Un objet-emblème
Portrait de Luca Pacioli, attribué à Jacometto Veneziano ou Jacopo de Barbari, 1495, Musée Capodimonte, Naples.
Même s’il est aventureux de prétendre expliquer une énigme par une autre, relevons ce que les deux oeuvres ont en commun, au moins dans leur composition : un objet surdimensionné, en verre à demi rempli d’eau ( un rhombicuboctaèdre suspendu à un fil dans un cas, un verre d’eau posé sur une embrasure dans l’autre) qui attire le regard, et semble emblématique de l’activité des deux autres protagonistes : faire de la géométrie dans un cas ; et dans l’autre quoi, faire l’amour ?
Sur le détail de la mouche sur le cartouche, voir 4-2 Préhistoire des mouches feintes : dans les tableaux
Le bras droit de la femme
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Par comparaison avec la gravure, il est raisonnable de penser que la femme tient un petit miroir circulaire, attribut habituel de Vénus.
Une des interprétations récentes [12] est de voir dans le panneau une vanité des sens, qui pénètrent dans le cerveau comme la lumière dans la pièce : la vue et le toucher, symbolisés par les gestes du couple, ont leur limite, démontrée au premier plan par la tige qui semble coupée en deux.
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Mais la femme pourrait tout aussi bien tenir une pomme, et le couple évoquer Adam et Eve. C’est l’époque où Eve enfreint assez souvent la convention héraldique et passe à main droite d’Adam, ce qui tend à souligner son rôle d‘initiatrice de la Faute (voir L’inversion Eve-Adam).
Le bras gauche de la femme
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On trouve chez Jacopo une scène amoureuse comparable, mais sous couvert de mythologie : le Triton n’a pas encore porté la main au sein de la Néréide, en revanche cette dernière s’est déjà aventurée à un geste audacieux.
L’idée de la mort
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Ce burin (complétée sur d’autres épreuves par le monogramme BD et l’inscription Mors omnia mutat / la mort transforme tout [13]) comporte également un couple debout qui s’enlace, la femme tenant dans son dos une pomme : manière de l’assimiler à la fois à Vénus et à une Eve classicisée et érotisée. Mais ce qui nous intéresse est que la scène amoureuse est mise en balance avec un emblème de la Mort, non plus le serpent biblique mais le crâne et le sablier.
Le laurier-poison (SCOOP !)
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Nous pouvons maintenant revenir au trompe-l’oeil du premier plan, et au réalisme optiquement exact, mais symboliquement négatif, de la tige cassée par la réflexion et de l’ombre qui enveloppe la lumière.
Le laurier est, dans le contexte vénitien, un symbole éminemment positif (célébrité pour les hommes, chasteté pour les femmes, fidélité dans le mariage pour les couples [13a]). Joint à la transparence de l’eau et du verre, il évoque également l’eau bénite et le dimanche des Rameaux. Cependant, tout ceci peut être retourné en un symbole négatif.
Il faut savoir qu’une branche de laurier réduite à quelques feuilles et posée dans un verre a une signification très concrète : elle illustre la manière de reproduire par bouture, non pas l’inoffensif laurier-sauce, mais le laurier-rose qui, comme on sait, est un poison violent. Au point que l’eau dans lequel on le met à tremper pour développer ses racines devient elle-même un poison.
De même que la moitié gauche du panneau oscille entre la Volupté (Vénus) et le Péché (Eve), de même la moitié droite nous montre, derrière la plante bénite et l’eau pure, le poison du péché originel, inhérent à la reproduction.
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Portraits d’Agnolo et Maddalena Doni
Raphaël, 1503, Musée des Offices, Florence
Ce double portrait fut terminé juste après le mariage d’Agnolo Doni avec Maddalena Sforza. Quelques années après, un revers en grisaille fut ajouté par un élève peu connu de Raphaël (probablement pour des raisons financières), sans intérêt pictural et donc rarement reproduit.
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Maestro di Serumido, vers 1506
L’intérêt est iconographique : Ovide raconte que Zeus ayant puni par un déluge tous les habitants de la Terre, seuls Deucalion et Pyrrha en réchappèrent. Hermès leur ordonna de se voiler la face et de jeter les os de leur mère par-dessus leurs épaules pour repeupler la terre. Après avoir longtemps cherché le sens de ces paroles, ils comprirent que les os n’étaient rien d’autre que les pierres qui couvraient leur Mère à tous, la Terre, et ils exécutèrent l’ordre des dieux. Les pierres jetées par Deucalion se changèrent en hommes ; celles qui furent jetées par Pyrrha en femmes.
A noter que si les deux panneaux avaient été montés en diptyque (comme supposé ci-dessus), le revers aurait présenté les scènes à rebours de l’ordre chronologique : le repeuplement avant la catastrophe. Il est donc certain que les deux panneaux étaient accrochés séparément, et retournés à l’occasion : on commençait par celui du mari, avec le temple sur une île entourée de noyés ; en retournant celui de l’épouse, le temple redevenait accessible au dessus d’une humanité multipliée. Ce temple sur la colline peut être vu comme une espérance de stabilité et de pérennité pour la maison des Doni ([10], p 150).
Le « Deucalion et la Pyrrha » au verso du portait de l’épouse matérialise le désir d’enfant du couple, que Raphaël avait seulement suggéré par l’image de l’arbre qui, au recto, semble prendre racine dans l’épaule de l’épousée. Ils auront une fille en 1507 et de un fils en 1508.
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Portrait d’homme
Anonyme vénitien, 1490-1500, Louvre, Paris
Il s’agit probablement d’un portrait de présentation en vue de fiançailles. On retrouve au dos le symbole de l’arbre fertile, ici un oranger, qui était alors un cadeau et un symbole nuptial. Deux écus sont accrochés au tronc : celui de l’époux est visible [14] , tandis que celui de la future épouse est retourné
En bas, deux amours s’apprêtent à ramasser les fruits qui tomberont dans le vase de marbre.
« La faune représentée à l’arrière-plan est également significative : le cerf, les lapins, les canards, la pintade et le boeuf symbolisent le pouvoir de l’amour et de la fertilité ; le paon à l’extrême droite était connu comme l’attribut de Junon, la déesse qui veille sur le mariage. » Frank Zöllner [15].
N’oublions pas le lézard devant le vase, qui pour Léonard de Vinci était un symbole de fidélité.
Cette iconographie prolonge, dans le domaine profane, celle de l’oranger qui apparaît à l’époque dans plusieurs retable vénitiens consacrés à la Vierge.
Madonne de l’Oranger
Cima da Conegliano, 1497, Offices, Florence
L’arbre prend racine non pas dans le sol rocailleux mais dans l’épaule même de Marie, tandis qu’une jeune branche s’incline au-dessus de l’Enfant comme si celui-ci y était suspendu. Ainsi l’oranger évoque tout à la fois :
- l’Arbre des Vertus médiéval (Marie est dite « radix virtutum »),
- l’Arbre de Vie qui régénère l’arbre fatal de la Genèse,
- l’engendrement de Jésus, fruit de Marie.[15]
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Gian Pietro Rizzi dit Giampietrino, 1510-15, Museo Poldi Pezzoli, Milan
L’icosadodécahèdre (vingt triangles équilatéraux et douze pentagones) apparaît dans le Codex Atlanticus de Léonard de Vinci, le maître de Giampietrino, ainsi que dans le « De divina proportione », le traité de mathématiques de Luca Pacioli en 1509.
Vu la direction du regard de la Vierge et de l’Enfant, Angelica Dülberg fait l’hypothèse que le panneau constituait le volet gauche d’un diptyque de dévotion, le panneau de droite étant un portrait disparu de Lucas Pacioli ([10], p 295). De ce fait, le polyèdre serait une sorte d’emblème géométrique de l’imbrication entre la Vierge et l’Enfant.
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Allessandro Allori, vers 1570-80, Offices, Florence
Bianca Capello était la maîtresse du grand duc de Toscane François I de Médicis, qu’elle épousera en 1579. Le revers de ce petit portrait sur cuivre reprend une allégorie imaginée quarante ans plus tôt par Michel-Ange.
Le Songe
Michelangelo Buonarroti, vers 1533, Courtauld Gallery, Londres
Le cuivre reproduit très fidèlement ce dessin : un rêveur, réveillé par une trompette angélique, échappe aux six péchés capitaux représentés dans les nuées (à gauche la Gourmandise et la Luxure), à droite l’Avarice, l’Envie, la Colère et le Paresse. L’Orgueil étant absent, il est très possible qu’il soit symbolisé par la figure centrale, qui croit maîtriser le Globe alors qu’il n’a en sa possession qu’un collection de masques. Le sens moral de la composition pourrait donc être celui d’une mise en garde contre l’Orgueil, mais d’autres lectures ont été proposées [16].
Il faut noter que François I s’intéressait particulièrement au thème de la Nuit et du Rêve, comme le montre un char réalisé pour le cortège de ses noces avec Bianca Capella [17]. Selon Alison Manges Nogueira ( [8], p 175), la plaque aurait pu être réalisée à l’occasion de ce mariage, pour légitimer le passage d’une union pécheresse à une union sanctifiée. Un inventaire de 1621 précise qu’elle était conservée dans une boîte en noyer.
Dans les Pays du Nord
Dans les Pays du Nord, le revers allégorique est bien moins répandu et sophistiqué qu’en Italie. On n’y rencontre pratiquement que des revers armoriés (voir 4.1 Revers armoriés : portraits isolés ) ou des revers macabres (voir La mort recto-verso), mis à part les quelques rares cas que nous allons voir.
Un houx énigmatique
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Portrait d’homme (Guillaume Fillastre ?)
Van der Weyden, 1440, Courtauld Institute, Londres
On n’est pas sûr de l’identité du modèle, ce qui est fréquent. Mais on n’est pas sûr non plus, ce qui est plus rare, de la signification de l’emblème (une branche de houx) et de la devise (“Je He Ce Que Mord »), problème auquel se sont attelés de célèbres historiens d’art. Etat de la question, d’après l’étude de Thomas Lüttenberg [18], et dans l’ordre d’apparition.
- « Je hais ce qui pique » (Friedrich Winkler, 1950)
- « Je hais ce que je pique » (Panofsky, 1953)
Une partie du problème vient de ce verbe « he », qui n’existe nulle part ailleurs. Panofsky conteste l’ancienne lecture « J’ai ce qui pique », qui casse toute idée d’identification entre l’homme du verso et l’emblème. Par ailleurs le verbe ne peut être qu' »haïr« . Sa traduction, qui assimile « mordre » et « piquer« , s’éloigne cependant du français et laisse un grand point d’interrogation sur ce que l’homme du portrait haït tant.
- « Je hais ce qui mord », Bambeck, 1981
Bambeck se focalise sur la devise et lui trouve un sens chrétien, « mordre » faisant allusion à la pomme du Péché originel, et par là à la Mort. Mais ceci n’explique pas le houx.
- « Je hais ce qui est mort », Dülberg, 1990, Dirk De Vos, 1999
Ces deux auteurs poussent l’idée plus loin, en lisant phonétiquement « mort » dans « mord ». De plus, la branche de houx coupée est morte, ce qui crée un lien entre la devise et l’emblème (même si, du coup, n’importe quel arbuste aurait fait l’affaire). Au passage, on perd l’identification entre le personnage et l’image.
Pour Dülberg, l’emblème piquant inviterait le spectateur à deviner ce que hait l’homme du portrait, à savoir la Passion du Christ.
- « Je hais ce qui mord », Thomas Lüttenberg, 2000
Lüttenberg revient à une explication moins alambiquée, en remarquant qu’au XVème siècle, le visuel prime sur le textuel : il faut donc partir du houx, qui assurément ne mord pas, mais pourrait être mordu (brouté par le bétail) : ce sont ses piques le protègent. Dans la devise, c’est donc tout simplement le houx qui parle. Et à travers lui, le personnage du recto, un homme qui se défend efficacement en piquant.
Mon avis (SCOOP !)
La synthèse de Lüttenberg est astucieuse et convaincante, d’autant plus qu’elle se rapproche d’autres emblèmes et devises français de l’époque.
Le houx est un bon substitut au fagot d’épines, emblème supposé de Louis XI, lequel avait pour devise « Non nu tus premor » (« on n’y touche pas impunément ») .
Chardon, décor d’assiette lorraine
C’est aussi un avatar du chardon lorrain qui, depuis la victoire de Nancy sur Charles le Téméraire en 1477 , accompagne la devise de la ville : « Non inultus premor » « Ne toquez mi, je poins. (Ne me touchez pas, je pique)
Ou encore du porc-épic de Louis XII, qui agrémente la devise « Cominus et eminus » « de près et de loin » (on pensait que le porc-épic était capable de lancer ses piquants).
Au final, dans “Je He Ce Que Mord », le mot « He » si déconcertant n’est peut-être qu’un calembour jouant sur une vague assonance avec HAIE et HOUX. Et cet arbuste toujours vert ne fait au fond que reprendre, en version masculine et agressive, l’image de pérennité du laurier italien.
Triptyque Pagagnotti, Memling, 1480
Panneau central : Offices, Florence, Panneaux latéraux, National Gallery, Londres
Revers des panneaux latéraux
Le revers aux neuf grues, qui pourrait sembler purement décoratif, recèle un petit détail qui a permis à Michael Rohlmann [19] de prouver que les panneaux latéraux, conservées aujourd’hui à Londres, se rattachaient bien au panneau central conservé à Florence, et que l’on savait commandité par Benedetto Pagagnotti.
Le paysage illustre un passage de Pline l’Ancien concernant les grues :
« Pendant la nuit elles posent des sentinelles qui tiennent un caillou dans la patte; si la sentinelle s’endort, le caillou tombe, et trahit la négligence ; les autres dorment la tête cachée sous l’aile, et se tenant tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre. Le chef, le cou tendu, prévoit et avertit. » Pline, Histoire naturelle, livre X, XXX. (XXIII)
On remarque que, sous les armoiries des Pagagnotti, la grue du bas tient un caillou dans sa patte : c’est elle la sentinelle qui, comme Benedetto, veille sur sa famille [20].
L’ennemi, un renard peu lisible, se trouverait dans les feuillages du panneau de droite.
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Memling, Triptyque de Benedetto Portinari 1487
Des trois panneaux, le panneau de droite est le seul qui est décoré sur son revers, avec un chêne dont s’échappent des pousses nouvelles, et une banderole portant la devise « De bono in melius » (« Du bon au meilleur »).
On pense qu’il s’agit d’une affirmation de continuité de la lignée, après la mort précoce du père de Benedetto, directeur de la branche milanaise de la banque Médicis.
Sur ce triptyque, voir 4 Le triptyque de Benedetto.
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Portrait d’un jeune homme
Dürer, 1507, Kunsthistorischesmuseum, Vienne
Fait lors d’un voyage à Venise ou juste après son retour, ce portrait montre au revers une vieille femme, image hideuse de l’avarice. Dürer renouvelle ainsi la formule du revers répulsif en évitant la figure banale du crâne ou du squelette grimaçant (voir La mort recto-verso).
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Portrait d’un jeune homme
Hans Süss von Kulmbach, 1508, MET, New York
Au dos du portrait du jeune homme, une jeune fille à sa fenêtre confectionne une couronne de fleurs. L’absence de coiffe nous signale qu’elle n’est pas mariée. Dans la banderole, elle nous dit ce qu’elle fait :
Je tresse des myosotis (ne-m’oublie-pas) |
ICH PINT MIT VERGIS MEIN NIT |
Le chat blanc est également, à cette époque, un symbole d’attachement, d’amour durable. [21]
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Fin XVIème, Collection Earl of Romney
L’inscription attribuant le portait au peintre Lucas Cornelli semble rajoutée. Le revers fait allusion à une anecdote racontée par Sir George Wyatt à la fin du XVIème siècle :
« Lors de son séjour à Rome, Thomas Wyatt s’était arrêté dans une auberge pour changer de chevaux . Sur le mur de sa chambre, Thomas dessina un « Labyrinthe et, dedans, un Minotaure portant une triple couronne sur la tête, tous deux semblant tomber » et, au-dessus, il plaça l’inscription « Laqueus contritus est et nos liberate sumus » (Le piège a été brisé et nous avons été libérés) [22].
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Maarten de Vos (attr), 1550-75, Vienne, Kunsthistorisches Museum
L’inscription et le revers peint ne sont pas de la même main que le portrait, d’où l’incertitude sur l’identité de l’homme :
A l’âge de trente quatre ans et deux lustres survivant (44 ans), ces choses, moi MARCKARDVS IULTUS (?), sur cette rive j’ai porté. |
AESTATES QVATVOR TRIA, BIS QVOCR LVSTRA SVPERSTES / HOS MARCKARDVS EGO IVLTVS, HAC ORA FEREBAM |
Ce distique elliptique n’éclaire guère la scène mythologique du verso : sur une rive, on y voit Cupidon dépité, pleurant d’avoir cassé sa flèche, tandis que le satyre gratifie d’un collier de corail la nymphe déshabillée. Comme celle-ci tient dans sa main un dard très fonctionnel, sans doute faut-il comprendre qu’en amour, l’expérience vient avec l’âge.
Article suivant : 2 Couvercles coulissants
https://elainethoysted.wordpress.com/2014/09/01/battista-sforza-countess-of-urbino-an-illustrious-woman-part-one/
Dans une étude antérieure, cet auteur avait proposé une continuité différente, en alternant les panneaux avant et arrière (de sorte que le paysage s’enroulait selon un 8 autour des panneaux) : Christiane J. Hessler « Piero della Francescas Panorama », Zeitschrift für Kunstgeschichte, 55. Bd., H. 2 (1992), pp. 161-179 https://www.jstor.org/stable/1482609
https://www.persee.fr/doc/numi_0484-8942_1982_num_6_24_1829
http://e-arthistory5.blogspot.com/2018/04/leonardo-and-verrocchios-ginevra.html
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