4 Des ponts d'Asnières au pont de Clichy
De Montmartre à la porte de Clichy, à pied, il faut compter deux kilomètres. Une fois passé les fortifs, deux kilomètres encore pour traverser Clichy. Il ne reste qu’à traverser le pont pour se retrouver dans le paradis des dimanches : promenades, baignades, canotage, restaurants.
Dans les années 1880, Asnières est la plage de Montmartre.
En 1886, les jeunes fous de peinture d’Asnières, Signac, 23 ans et Emile Bernard, 18 ans, montent souvent à Montmartre pour flairer l’air du temps. Et ils ramènent chez eux un certain Vincent Van Gogh, 34 ans.
Voici Vincent de dos, attablé face au jeune Emile, l’hiver de 1886. Vu la distance du pont d’Asnières, ils ne doivent pas être loin de l’endroit où l’ami Georges Seurat, deux ans plus tôt, a situé sa fameuse Baignade (point 2 sur la carte) : voir 2 Vers le pont d’Asnières: la Baignade
Nous allons les accompagner maintenant le long de cette rive banale qui, sur à peine un kilomètre et demi et sur quelque mois de 1887 a vu éclore une étonnante densité de chefs d’oeuvres, qui illustrent pratiquement toutes les tendances picturales de la fin du XIXème siècle.
Pont de fer à Asnières (4A)
(dit aussi Les Chiffonniers)
Emile Bernard, 1887, MOMA, New York
Manifeste du « cloisonnisme » – un nouveau mouvement qui vient d’être lancé par Louis Anquetin – ce tableau s’inscrit dans la continuité des trouvailles de notre bande de copains.
Les deux fumées
A Seurat, Emile emprunte l’idée de la fumée blanche du train qui croise la fumée noire de l’usine, ici totalement masquée : citation pour les connaisseurs.
Le rythme des piles
C’est peut être avec ce tableau que naît l’idée de superposer les deux ponts selon une rythmique précise. Ici, nous sommes à deux temps :
- deux arches qui en encadrent quatre,
- quatre wagons,
- deux barques retournés sur la rive (c’est l’hiver),
- deux silhouettes.
Signac développera l’idée l’année prochaine, avec une rythmique plus complexe (point 3 sur la carte) : voir 3 Devant les ponts d’Asnières.
L’équilibre dynamique
Le cloisonnisme consiste à cerner les zones de couleur par un trait plus foncé, à la manière d’un vitrail ou d’un émail cloisonné :
- ainsi le pont délimite en haut un compartiment rectangulaire, dans lequel se déplace le train ;
- juste au dessous le quai délimite un compartiment triangulaire, dans lequel progressent les deux piétons.
Une des idées fortes du tableau est que, simultanément, les wagons et les piétons vont sortir de leurs compartiments respectifs, comme si une notion d‘équilibre dynamique assujettissait les quatre mobiles rapides aux deux mobiles lents.
L’équilibre statique
Une pile du pont ferroviaire divise la surface en deux. On peut y voir la colonne d’une sorte de grande balance, dont le tablier horizontal constituerait le fléau.
Par cet équilibre statique, le tableau démontre une série d’équivalences paradoxales :
- les piétons pèsent autant que les wagons,
- le couple fait jeu égal avec le groupe,
- la cape et le chapeau avec la carapace de métal,
- la promenade avec le voyage…
En définitive, la voie sur berge est comme la voie ferrée : d’un certaine manière,
ce qui est en bas et ce qui est en haut se compensent.
Ponts sur la Seine à Asnières (4B)
Van Gogh, 1887, Sammlung Bührle, Zürich
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Avançons de quelques pas le long du quai : Van Gogh a lui-aussi traité le sujet des deux ponts, dans un registre moins graphique, et plus symboliste…
La promeneuse
Sa robe rose et son ombrelle rouge en font le point focal du tableau : fleur de tissu et de couleur, minuscule et fragile dans ce univers de pierre et de métal. Difficile de dire si elle se dirige vers le pont, comme les promeneurs de Bernard, ou si elle s’avance vers nous.
Isolée sur son chemin de ronde, c’est une princesse assiégée par trois menaces noires et indistinctes :
- à gauche derrière elle, un piéton ou un pêcheur barre le quai ;
- à droite, une barque tapie derrière la pile barre le fleuve ;
- et au-dessus d’elle passe un train dont le conducteur se penche par la portière.
Le panache de fumée noire (et non pas blanche, comme dans tous les trains du monde) accentue le côté sinistre de la scène.
Le cadrage retenu par Van Gogh transfigure les paisibles ponts d’Asnières en décor d’un drame moyenâgeux.
Un paysage recomposé
Comme le montre la carte postale, ce point de vue en surplomb – qui induit l’impression de menace diffuse sur la jeune femme – n’était pas compatible avec la représentation des deux ponts imbriqués. Van Gogh a donc superposé deux points de vue : l’arche vue de face, le quai et la plage vus d’en haut
.
Des détails respectés
Mis à part cette restructuration d’ensemble, Vincent est resté fidèle à certains détails, pourtant reconnaissables seulement par les habitués du lieu : les six traits noirs sous l’arche de gauche représentent les six piles du ponton de déchargement de Clichy ; et la fumée noire d’une cheminée d’usine s’élève au dessus de la seconde arche.
Deux types de formes
Les lignes courbes déterminent une série rythmique :
- une courbe pour le quai,
- trois pour les arches du pont routier,
- cinq pour les barques du premier plan.
Au dessus de ce monde de courbes, s’impose l’arche rectiligne du pont ferroviaire. Et les cinq wagons rectangulaires contrarient les cinq barques :
- métal contre bois,
- angles droits contre ogives,
- chemin de fer contre voie navigable.
Tandis que Bernard équilibrait et unifiait le monde d’en haut et le monde d’en bas, Van Gogh clairement les oppose :
la dame en rose se trouve cantonnée sur ce quai en arc de cercle,
au sein d’un monde aux courbes féminines cerné par des rectangles.
Clipper à Asnières Opus 155 (4C)
Signac, 1887, Collection particulière
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Avançons encore de quelques mètres, traversons l’arche du pont ferroviaire pour nous retrouver dans le monde ensoleillé de Signac.
Les gazomètres
A partir de 1875, la ville de Clichy cède des terrains en bordure de Seine à la ville de Paris pour la construction d’une usine à gaz destinée à desservir la clientèle parisienne. Ni l’usine ni les gazomètres, construits par les ateliers Eiffel en 1878, n’existaient en 1875, lorsque Monet a peint ici les Charbonniers (voir 1 Sous le pont d’Asnières : les Charbonniers).
L’arche du pont routier
Un des premiers intérêts du tableau de Signac est justement de nous montrer, au fond à gauche, le quai où se trouvait Monet, et l’arche qu’il a peinte. Douze ans plus tard, les péniches n’accostent plus ici, mais sur le ponton le déchargement, quelques dizaines de mètres en aval, à gauche du pont routier.
L’entre deux ponts
Le second intérêt de ce point de vue est qu’au lieu d’une superposition, il présente les deux ponts séparés, et met en valeur cette tranche de Seine que la vue de face escamote.
Les deux mâts du bateau divisent en trois ce petit monde, mâts qui d’ailleurs reprennent exactement l’inclinaison des poteaux du pont ferroviaire.
L’entre deux ponts est un lieu de rythmes simples et d’harmonie.
Le crochet
Le long du premier pilier, le crochet suspendu à une chaîne est destiné à supporter un rouleau de cordes d’amarrage, comme on le voit sur sur la carte postale montrant l’autre côté du pilier.
Ce détail nautique, retenu par Signac mais omis par Van Gogh, confirme que le premier pilier du pont ferroviaire était un emplacement habituel de mouillage.
Le « clipper »
Les clippers étaient les plus grands des voiliers, au gréement imposant (au moins trois mâts) conçus pour traverser les océans à grande vitesse. Il y a donc une certaine ironie dans le titre, d’autant que le bateau, bien que petit, est incapable de sortir de cet espace confiné : son mât est trop haut pour passer sous le pont ferroviaire, et à fortiori sous le pont routier, qui est plus bas.
Le mystère du bateau prisonnier
Il s’agit sans doute d’un canot de type « vaquelotte », ou « canot de barfleur« , gréé d’un mat de misaine et d’un tape-cul, et qui pouvait être utilisé pour des régates.
Ici, il est au mouillage, ancré à quelque mètres de la berge : le courant allant de droite à gauche, il ne risque pas de heurter le pont. De plus le mât non démonté décourage le vol :
le voilier, tel un Asniérois pacifique, est bien à l’abri entre ses ponts.
Pont sur la Seine à Asnières (4D)
Van Gogh, 1887, Collection privée
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C’est avec Vincent que nous passons de l’autre côté du second pont, dans une vue de profil similaire à celle de Signac. En face, on voit une cheminée d’usine et un gazomètre.
Le pont en courbe
Ce parti-pris curviligne pour la représentation du pont routier est d’autant plus frappant que, sous la première arche, on voit très bien le tablier rectiligne du pont ferroviaire. Ainsi se confirme ce que le premier tableau de Vincent (en vue de face) nous avait fait pressentir : si les deux ponts ont des « personnalités » opposées, c’est moins par leur fonction que par leur forme – lignes courbes contre lignes droites.
Comme Signac avec son Tub vu de devant et vu de derrière (voir 3 Devant les ponts d’Asnières ), Vincent a peint deux tableaux depuis la plage où il était descendu : le pont que nous venons de voir et, en se retournant, le restaurant de la Sirène qui se trouvait sur le quai, juste à droite du pont routier.
Le Restaurant de la Sirène à Asnières (4D)
Van Gogh 1887, Ashmolean Museum, Oxford
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En contre-plongée, l’édifice prend des allures de fortin, hérissé de drapeaux tricolores.
Le Restaurant de la Sirène à Asnières (4D)
Van Gogh 1887Musée d’Orsay, Paris
Alors que vu de biais, il réintègre son état de paisible ginguette couverte de treilles et peuplée de jeunes femmes en ombrelle.
Le ponton des bains Baillet, Opus 96 (4E)
Signac, 1885, Collection particulière
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Continuons d’avancer sur la rive gauche : un autre lieu bien connu des Asnièrois était les bains flottants, représentés ici par Signac deux ans plus tôt, en style encore impressionniste.
Toujours intéressé par les embarcations, il nous montre à gauche un canot mixte, mi-voile mi-vapeur.
Sur la rive Clichy, en face, nous distinguons clairement quatre des six piles du ponton de déchargement de l’usine à gaz.
Au centre, l’Ile de Robinson, qui n’existe plus de nos jours.
Les deux pontons
Le cadrage semble avoir pour but d’embrasser dans une même vue le ponton des bains, rive gauche, et le ponton du charbon, rive droite. Peut être une nouvelle variante de la guerre de clocher entre Asnières et Clichy : après loisir contre labeur, propreté contre saleté.
Le troisième ponton
Dédié aux pontons, le tableau est lui-même pris depuis un ponton : au premier plan, les deux garde-corps d’une passerelle nous invitent à sauter, au moins par le regard, jusqu’à l’arche du pont de Clichy, au fond.
Pour la suite de la promenade, voir 5 Du pont de Clichy aux ponts d’Asnières>
Merci pour ce reportage historique dans la banlieue idyllique d’autrefois. Heureusement que les témoins sont dignes de foi et que leurs témoignages sont concordants car on a bien du mal à imaginer actuellement, aux mêmes endroits, ce qu’étaient les bords de Seine.
Jérome Ferri
Belle reconstitution de cet ancien lieu de villégiature des peintres dans un endroit cher à mon coeur puisque je fus fort longtemps asnièroise rue du Château.