1.3 Ingrédients pour une Apocalypse
Scoop ! Voici une théorie plaquée totalement orginale [1], qui part du principe qu’une des séries de gravures les plus célèbres de Dürer, l’Apocalyse de 1497-98, aurait pu produire quelques échos dans Melencolia I. Car cette série comporte quinze images, plus celle du frontispice, soit le nombre de cases du Carré Magique.
Nous avons en avons retenu huit, qui nous donneront l’occasion d’étudier plus en détail deux objets peu commentés : l’encrier et la meule.
Commençons la série par son début [2]
1 Le Martyre de saint Jean l’Evangéliste
Cliquer pour voir l’ensemble |
---|
Selon la tradition, saint Jean aurait été torturé à Rome, sous l’empereur Domitien, et plongé dans une cuve d’huile bouillante.
4 Saint Jean appelé aux Cieux
Cliquer pour voir l’ensemble |
---|
Celui qui était assis avait l’aspect d’une pierre de jaspe et de sardoine; et le trône était environné d’un arc-en-ciel semblable à de l’émeraude.
(Apocalypse, IV, 3).« …un Agneau, comme égorgé, portant sept cornes et sept yeux, qui sont les sept esprits de Dieu en mission pour toute la terre (Apocalypse, V, 1-8).
En plus de l’Agneau, la gravure montre le Livre avec les sept Sceaux et les sept Chandeliers. Plus loin, par ordre d’apparition dans le texte, on trouvera sept Etoiles, un Dragon et une Bête avec sept Têtes, sept Trompettes, sept Coupes.
Rappelons aussi l’expression très énigmatique « un temps, des temps, et la moitié d’un temps » [3], que certains ont rapproché de la série 2, 4, 1 des barreaux de l’Echelle (deux barreaux cachés, quatre visibles, un caché).
.
5 Les Quatre Cavaliers
Cliquer pour voir l’ensemble
« Et voici qu’apparut à mes yeux un cheval noir; celui qui le montait tenait à la main une balance. »
(Apocalypse, VI, 1-8)
8 Les Sept Sonneries de trompettes des Anges
Cliquer pour voir l’ensemble
« Le troisième ange sonna de la trompette : il chut du ciel une grande étoile qui flambait comme une torche, elle tomba sur le tiers des fleuves et sur les sources. Cette étoile s’appelle l »Absinthe« (Apocalypse VIII, 1-13)
En aparté : l’encrier et le gallemard
Le gallemard était un étui portatif servant à mettre les plumes, le canif… et qui était rattaché par un ruban à un encrier. Variante angevine de l’ancien français calemart (1471), reflet du latin. calamarium : « luy voyant son escritoire pendu à sa ceinture … et ainsy qu’il eust ouvert son gallemard, que l’on appelloit ainsi jadis ». Brantôme, tome II, p. 334)
Encrier, Dürer, Melencolia I | Encrier, Dürer, Frontispice de l’Apocalypse (détail)Cliquer pour voir l’ensemble |
---|
Très astucieusement, le même ruban solidarise le plumier et son couvercle, puis se divise en deux pour traverser le couvercle de l’encrier, puis l’encrier. A noter que l’encrier de Melencolia I est un modèle de luxe, et que le couvercle du gallemard est orné d’une étoile. Ce détail s’expliquera plus tard (7.4 La Machine Alchimique).
Visitation avec Saint Nicolas et Saint Antoine Abbé (détail) Piero di Cosimo, 1489-90, National Gallery, Londres
Parfois le gallemard comportait plusieurs compartiments internes.
Encrier et son gallemard (reconstitution moderne)
L’encrier de Melencolia I, coupé par le bord gauche de la gravure, a été parfois mal identifié : on y a vu une lampe à huile, un encensoir ou une boîte à parfums.
De manière plus sérieuse, certains ont envisagé qu’il puisse s’agir d’un fil à plomb accompagné de l’entretoise qui permettait de le présenter à la bonne distance du mur [3a]
Une interprétation récente [4] a réussi l’exploit de désolidariser les deux objets :
« Les tubes à courrier, semblables à ceux encore utilisés par la Poste, servaient au temps de Dürer a transporter les documents importants et la correspondance secrète. L’objet à côté du tube à courrier a été confondu avec un encrier, alors qu’il s’agit d’un brûle-parfums« .
10 Saint Jean dévorant le Livre
Cliquer pour voir l’ensemble
« Je vis un autre ange puissant, qui descendait du ciel, enveloppé d’une nuée; au-dessus de sa tête était l’arc-en-ciel, et son visage était comme le soleil, et ses pieds comme des colonnes de feu. Il tenait dans sa main un petit livre ouvert. Il posa son pied droit sur la mer, et son pied gauche sur la terre« (Apocalypse X, 1-2)
Nous sommes ici très proche de Melencolia I :
- l’ange couronné d’un arc-en-ciel enjambe le ciel et la terre ;
- l’encrier de Saint Jean surplombe la mer.
11 La Femme vêtue de soleil et le Dragon à sept têtes
Cliquer pour voir l’ensemble
Voici une Femme Ailée qui peut en rappeler une autre…
12 La Grande Prostituée de Babylone
<
Cliquer pour voir l’ensemble
« Un Ange puissant prit alors une pierre, comme une grosse meule, et la jeta dans la mer en disant : « Ainsi, d’un coup, on jettera Babylone, la grande cité, on ne la verra jamais plus. » (Apocalypse, XVIII, 21)
Le tambour cylindrique appuyé contre le mur est certes une meule : dans son cas, une analyse serrée va s’avérer particulièrement fructueuse.
Un moulin et sa meule ?
Le Moulin à tréfiler
Dürer, 1489, Staatliche Museen, Berlin [7]
On trouve souvent de vieilles meules posées, en guise d’enseigne, contre le mur d’un moulin.
La meule désigne-t-elle la bâtisse de Melencolia I comme étant un moulin ? Surplombant la mer, ce ne peut être un moulin de rivière. Un moulin à vent sur une falaise serait en situation dangereuse. De plus, l’immense majorité des moulins à vent ont un soubassement circulaire (afin de faciliter la rotation de la partie mobile pour suivre le vent). Enfin, la moulure décorative dément qu’il s’agisse d’un bâtiment utilitaire. L’hypothèse que la bâtisse de Melencolia I serait un moulin est donc à rejeter.
Une meule tournante
Il existe des meules verticales (pour les moulins à huile notamment) : elles sont épaisses et de faible rayon, de façon à augmenter la surface de la tranche tout en diminuant l’inertie. La nôtre, de proportions bien différentes, est à coup sûr une meule horizontale, une meule de moulin à blé.
L’encoche rectangulaire qui traverse le trou central est destinée à l’encastrement de l’anille, cette pièce métallique en forme de fer de hache qui assure la jonction avec l’axe tournant. Notre meule est donc la meule tournante qui, dans un moulin, se trouve toujours placée au-dessus de la meule dormante.
Une meule qui ne peut pas broyer
La meule inachevée
La taille des engravures puis leur entretien (le rhabillage) est une tâche fastidieuse et pénible : il faut soulever la meule tournante par un système de treuil, la retourner et la disposer à l’horizontale. Puis au marteau et au ciseau, reprendre une par une les rainures.
Posée de biais contre le mur, la meule de Melencolia n’est pas dans une position pratique pour ce travail. Le bord ébréché fournit peut être une explication : la meule étant abîmée, on a renoncé à l’habiller.
Meule ébréchée, meule inutilisable : double symbole de déréliction.
15 L’Ange à la clef de l’Abîme
Cliquer pour voir l’ensemble
« Puis je vis un Ange descendre du ciel, tenant à la main la clef de l’Abîme, ainsi qu’une énorme chaîne. » (Apocalypse, XX, 1-3)
L’objet dans le dos de Satan tient n’est pas un instrument de musique, mais la plaque qui va fermer l’entrée des enfers, armée d’une serrure aussi complexe que la clef.
Nous n’allons pas pousser plus loin ici la comparaison avec Melencolia I : car des trousseaux de clés, on en trouve à foison dans l’oeuvre de Dürer.
Nous avons mis en évidence en bleu clair les cinq éléments qui ont un rapport avec l’Ecriture : du bas à droite au haut à gauche, de la signature au livre fermé, puis à l’ardoise, puis au titre déployé sur les ailes de la chauve-souris, une logique de révélation successive apparait, ce qui est le principe même de l’Apocalypse. [5]
Les éléments numérotés sont ceux qui sont apparaissent dans les planches de l’Apocalypse. Nous ne pensons cependant pas du tout que cette lecture soit la clé de Melencolia I : un texte aussi riche d’images, une gravure aussi saturée d’objets, ont forcément des points communs. [6]
On peut penser a minima à l’auto-citation d’une oeuvre bien connue du public (comme les montres molles d’un autre génie compliqué) ; plus probablement, à la récupération délibérée d’un vocabulaire graphique déjà employé à l’occasion d’un thème proche.
En particulier, l‘imprégnation apocalyptique dans le coin en haut à gauche de la gravure, correspondant aux planches du début de la série, est particulièrement convaincante : la réminiscence de l’étoile Absinthe, qui rendait amères les eaux, est plus plausible dans un contexte mélancolique que le souvenir de la météorite d’Ensisheim (voir 1.2 Astronomie, Astrologie)
Mais ici, l’astre tombe en douceur ; la balance n’est pas brandie par un cavalier échevelé ; et les sept barreaux se découpent sur la splendeur de l’arc-en-ciel :
si Apocalypse il y a, c’est une Apocalypse apaisée [8]
MELENCOLIA I.1 David Ritz Finkelstein, http://arxiv.org/pdf/physics/0602185.pdf
http://www.wittert.ulg.ac.be/fr/flori/opera/durer/durer_apocalypse.html
l’encrier ou fil a plomb ?
Bei der zweiteiligen Gerätschaft handelt es sich eher um ein fil a plomb als ein l’encrier. Dies ist vergleichbar mit dem im Vivitur-ingenio-Holzschnitt von Virgis Solis dargestellten zweiteiligen Gerät, siehe: Architektur- und Mathematik-Buch von Walther Herrmann Ryff, J. Petreius, Nürnberg, 1547: siehe Suchwort: 1548 – Architectura – Les livres d’Architecture
C’est bien un encier. La gravure du Vitruvius Teusch est analysée dans 1.7 L’Objet-Mystère (http://artifexinopere.com/?p=7059)
Merci pour votre lien vers le livre de Walther Herrmann Ryff, où se trouve cette gravure : http://architectura.cesr.univ-tours.fr/Traite/Notice/ENSBA_Masson1862.asp?param=
Cher Monsieur, en fait, la gravure colorèe de Virgis Solis,
1547 ou de Peter Flötner 1537 montre un fil à plomb. Pour l’instrument de Dürer sur la gravure B74 il me semble moins sur.. Quand vous me donneriez votre e-mail-Adresse, je peux vous envoyer des data qui le prouvent.
Vous citezhttp://artifexinopere.com/?p=7059; la Vous n’avez pas colorè l“entretoise”, mais seulement le fil à plomb. Avec mes meilleures salutations e.th.mayer@googlemail.com
Cher Monsieur J’ai rajouté dans cette page un complément montrant que pour Melencolia I, il s’agit bien d’un encrier. Pour Virgis Solis, je suis d’accord qu’on peut hésiter avec un fil à plomb, mais la plume posée juste à côté est un bon indice en faveur de l’encrier. De plus, la gravure de Döring 1535 (voir http://artifexinopere.com/?p=7001 ) montre clairement un encrier.
Je vous remercie pour vos documents, qui m’ont permis d’étoffer le chapitre 1.7 L’Objet-Mystère : je pense qu’il y a une bonne chance pour qu’il s’agisse d’un fil à plomb.
Au plaisir de vous lire