Quelques variations sur l'abyme
Tout le monde connaît le truc des miroirs face à face, et tous les enfants se demandent ce qui se passe entre les deux quand il n’y a personne pour regarder.
De très rares peintres se sont senti suffisamment précis pour affronter cet effet d’optique (voir Hunt , Caillebotte , Jean Béraud , Forain ).
En revanche les photographes taquinent volontiers son vertige.
Marylin Monroe assise en costume de cirque,
première du Ringling Bros. and Barnum and Bailey Circus au Madison Square Garden
1955, anonyme
Cette photographie expose un des usages canoniques de l’effet d’abyme : la démultiplication du désir.
L’alternance des jambes croisées et de la tête tournée, tantôt à droite, tantôt à gauche, crée un effet cinétique, comme si Marylin oscillait.
C’est alors qu’on remarque la barre métallique en bas à droite. Que fait la star en velours et résille ? Elle ne peut s’empêcher de faire du pied… au trépied.
Vivian Maier
Autoportrait, années 50
A l’opposé de cette exhibition de gambettes, l’effet d’abyme est ici austère et discret, comme l’était Vivian Maier. Campée dans la pénombre d’une entrée de magasin, elle cherche moins à se démultiplier elle-même qu’à faire entrer dans son jeu de miroirs les deux passantes banales, attirées par les lingeries.
Récursion
Mola Kucher
L’angle de vue, choisi très astucieusement, supprime une fois sur deux le reflet de la petite fille, que nous ne voyons ainsi que que de dos. Manière de ruser avec l’effet recto-verso, que d’autres photographes vont exploiter intensément.
L’effet recto-verso
Chez Suzy
Brassai, 1932
Le couple enlacé semble rouler sur lui-même à l’infini, dans cette pente que suggère l’inclinaison du miroir.
Il s’agit pourtant d’une relation tarifée, dont la remontée sera rapide.
Vivian Maier
Autoportrait, 5 mai 1955
La posture frontale de Vivian pousse au maximum l’effet recto-verso : le cercle de l’objectif marque le centre d’une enfilade de cercles décentrés, montant alternativement les yeux et le crâne de la photographe.
Deux éléments perturbent cette symétrie centrale : l’horloge murale, qui marque sept heures moins dix, et l’opératrice, exécutant mentalement le compte-à-rebours du déclencheur automatique.
A noter que les multiples Vivian s’inscrivent dans le secteur angulaire délimité par les aiguilles. L’heure de la prise de vue a été précisément pensée pour renforcer l’affinité entre l’horloge et la photographe recto-verso : toutes deux soumises à un cycle infini, toutes deux maîtresses de l’instant du déclenchement.
Mirror, mirror
Dessin de Laurie Lipton, début XXIème siècle
L’alternance d’un miroir sans cadre et d’un miroir avec cadre crée un effet de proximité entre la femme et son double. Tête à tête sans concession, qui relègue le spectateur-voyeur en dehors de ce tunnel autarcique.
Mariage
Photographie de Susie Lawrence
En laissant vide la moitié gauche de l’image, le cadrage isole le couple dans un huis-clos luxueux.
Le bras vu de dos et l’avant-bras vu de face de la femme coincent la tête de l’homme dans un angle de chair, qui répond à l’angle doré de la moulure : ainsi l’image de la fusion charnelle semble subordonnée à celle de l’enfermement dans un cadre comme si, dans le mariage, l’un était la condition de l’autre.
L’effet de courbure
Shelley Winters dans une cabine à miroirs
1949, anonyme
Pour rajouter un effet de courbure, il suffit que les deux miroirs face à face ne soient pas exactement parallèles (en suivant la bordure inférieure du miroir latéral, on voit qu’elle forme une ligne légèrement brisée).
En outre, ce miroir latéral a pour avantage de dupliquer l’effet d’abyme et les jambes nues de l’actrice, créant à peu de frais une ambiance « ziegfeld’s follies » en cabinet.
Pinup au miroir, photographie de Elmer Batters, années 60
Même effet de courbure, mais en contre-plongée cette fois. La proximité du modèle avec le miroir supprime l’effet recto-verso : le reflet n’est plus un double inversé, mais une sorte de halo, de brouillage artificiel renforcé par les pieds bifides de la chaise.
Maria Felix, photographie de Allan Grant,
1 juin 1960, LIFE
L’effet de courbure s’ajoute aux volutes du cadre ovoïde pour former un sorte de tunnel Art Nouveau, dont l’exubérance et la taille s’opposent à la petite silhouette de l’actrice en robe stricte.
Campée sur ses bottes comme le miroir sur ses pieds, aussi noire et opaque qu’il est blanc et transparent, elle semble défier du regard ce boa virtuel qui l’ingère.
De l’effet d’abîme à l’effet Maier
Autoportrait en couleur
Vivian Maier, 1956
Cette photographie intrigante a été prise dans la salle de bains des Gensburg, chez qui Vivian était employée à l’époque ; elle recèle plusieurs effets bluffants.
Le cliché a bien été pris par le Rollex qui nous est montré, comme le prouvent les lignes de fuite (en jaune). La décroissance exponentielle dans l’effet d’abîme (en rose) est causée par la position basse de l’appareil. Un miroir (en bleu) occupe tout le bas du mur de droite.
La réflexion sur le carrelage montre le bras gauche qui tient le flash et le prolongement du câble. L’intensité de la lumière permet de créer un second effet d’abîme dans ce carrelage, à droite du miroir.
Il faut se creuser un peu la tête pour comprendre que, sous le store en paille japonaise que Vivian a probablement coincé là pour masquer une fenêtre, le long miroir latéral est flanqué de deux néons, un allumé et l’autre éteint.
Le motif du papier peint, fait de deux biches affrontées, ajoute encore aux paradoxes de la réflexion et de l’itération.
L’image pose en effet une petite énigme : puisque les deux miroirs montrant Vivian vu de dos (en bleu) sont le reflet l’un de l’autre dans le miroir latéral, pourquoi seul le premier présente-t-il un effet d’abîme ? Et pourquoi la bande de papier peint n’est-elle pas à la même hauteur dans les deux ?
Autoportrait
Vivian Maier,1956
Le dispositif est aussi énigmatique que spectaculaire : les quatre reflets successifs dévoilent progressivement le visage de Vivian, puis le deus ex machina : sa main qui brandit le flash. Mais comment Vivian s’est-elle débrouillée pour créer cet effet d’abîme montrant uniquement son visage vu de face, sans alternance recto-verso ?
Le cadrage étroit masque ce que la photographie en couleur révélait, à savoir que le visage principal est lui aussi un reflet (l’inversion de l’inscription Rolleiflex est camouflée par le flou). Avec ce que nous connaissons de la topographie de la salle de bains, il est possible de reconstituer le dispositif mis au point par Vivian.
La présence du néon (éteint) et de son reflet, à l’extrême droite, permet de deviner que Vivian fait face, cette fois, au grand miroir sous la fenêtre (on voit d’ailleurs derrière elle la porte de la salle de bains). Elle a décroché un des petits miroirs pour le placer devant elle, en face du grand miroir (la manière de le faire tenir ainsi n’est pas claire).
Ce dispositif très ingénieux montre que l’effet d’abîme ne produit d’alternance recto verso que si on se place entre les deux miroirs. Si on se place derrière un miroir plus petit, et pas tout à fait parallèle, on obtient cet effet Droste (voir L’effet Droste) tout à fait naturel, sans montage ni logiciel : baptisons-l’effet Maier.
L’effet de multiplication
Le grand miroir de la maison Molyneux,
1934, Alfred Eisenstaedt
Les deux ampoules isolées, reléguées en dehors du miroir, s’opposent aux mille feux du lustre : comme si l’effet d’abyme, non content de répliquer les objets à l’infini dans la profondeur, était aussi capable de les bouturer à partir d’un fragment unique, formant un buisson ininterrompu de cristal.
L’instant décisif (Der entscheidende Augenblick)
Peter Thomann
Même effet de multiplication, avec les tâches de ce dalmatien.
Les formes courbes des tâches et de l’animal s’opposent aux lignes droites du cadre, tandis que ses couleurs se fondent avec le plâtre blanc et le marbre noir de cette entrée d’immeuble.
Ayant enchaîné le chien au bout de leurs maillons virtuels, les miroirs semblent en voie de l‘aspirer pour l’absorber.
Before the Mirror Leon Kroll , 1911L’effet d’abyme dans la peinture
L’effet d’abyme est amorcé par la présence d’un cadre doré à l’intérieur du cadre du miroir, mais aussitôt déçu : car ce cadre est le portrait assis d’une noble dame, qui stoppe à la fois la régression et la sensualité ébauchée de l’épaule nue et de la chevelure dénouée.
Nu dans un intérieur
Marie Bracquemond, 1911, Collection privée
Dans cette rarissime occurrence d’un effet d’abyme en peinture, Marie Bracquemond combine tous les effets spéciaux : le recto-verso, la courbure, et la multiplication ( les fleurs dans le vase, sur le tapis, et entre les mains du modèle).
Chambre avec bacon sur le Starmberger See
Truebner, Heinrich Wilhelm, 1912 Germanisches Nationalmuseum Nuremberg
Que la porte-fenêtre soit ouverte ou fermée, que la porte de l’amoire de toilette soit entrebaillée ou grande ouverte, que la table soit mise pour le petit déjeuner ou la lecture, que nous soyons plutôt le matin ou plutôt l’après-midi, que les souliers soient prêts à être chaussés ou viennent d’être délacés, l’effet d’abyme, insensible à ces contingences humaines, affiche son paradoxe immuable : fausse ouverture close sur elle-même.
Annette Nathanson, Lucy Hessel et Miche Savoir au petit déjeûner Vuillard, 1913, Décoration pour Bois-Lurette, A la Divette, Cabourg. Collection particulière
Lucy, la femme en bleu déjà habillée, était la femme d’un des marchands de Vuillard (Jos Hessel) et également sa maîtresse. Miche Savoir (ou Miche Marchand) était la femme d’un de ses patrons. Assise à droite, au bord de la nappe et près du pot à eau, c’est la seule des trois femmes à se retrouver dans le reflet, où apparaissent deux autres convives, l’homme étant Tristan Bernard. Un second miroir montre son crâne dégarni, puis la régression s’arrête du fait de l’inclinaison du miroir.
L’actrice Jane Redouart
Vuillard, 1927, Collection privée
A la première itération apparaît un spectateur clandestin : le chien qui, tournant le dos au peintre, ne quite pas des yeux sa maîtresse.
La partie à gauche du rideau rouge montre une loge avec une table de toilette, mais la perspective ne semble pas cohérente entre le haut et le bas, ni compatible avec la régression. Remarques avisées bienvenues.
Intérieur de café avec jeu de miroirs, Max Beckmann, 1949, collection privée
A côté du sage impassible s’ouvre la régression vertigineuse du buveur.
Au dessus du lavabo bleu et de son robinet célibataire, le couple fusionne dans l’infini doré des ovales.
Artist and model (Paul Cadmus et Jon Andersson) Paul Cadmus, 1973, crayons de couleur sur papier gris, collection privée |
Jon Andersson et Paul Cadmus, Photographie de Linda Southworth, 1999 |
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L’artiste et son modèle (et compagnon pendant 35 ans) sont réunis dans cette mise en abyme complexe. Paul a appyé sa planche a dessiner sur le bas d’un miroir au cadre doré. Dans son dos, Jon se regarde dans une grande psyché (qu’on retrouve dans la photographie de droite, prise seize ans plus tard). Au total, on voit recto verso quatre Paul et deux Jon : l’artiste affronte seul le vertige de la régression et planque son modèle et amant en sécurité sur la marge.
Le billet de papier glissé sous le cadre doré est un effet de virtuosité.Le mètre pliant, l’équerre, le té, revendiquent l’exactitude géométrique.
Cependant, nous en sommes loin, puisqu’aucune fuyante ne converge vers l’oeil du peintre à l’infini.
Portrait de Sir Harry Pitt, Vice-Chancellor of the University of Reading,1978 | Autoportrait à la forme de canard, date inconnue |
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Norman Charles Blamey
Norman Charles Blamey a employé au moins deux fois la mise en abîme :
- pour un portrait officiel quelque peu ironique : la calvitie et les lunettes sont multipliées à l’infini, mais pas la toque du docteur ;
- dans cet autoportrait sibyllin où l’artiste se réfugie derrière une cloison de bois, pourchassé par un canard en bois en forme d’ouroboros : à croire l’autoréférence aussi dangereuse qu’un taureau qui charge.
Portrait de Ken Dodd, David Cobley, 2004, National Portrait Gallery
Dans ce portrait sans concessions, l’humoriste vieillissant est représenté en clown triste, répétant dans sa loge comme pour argumenter avec lui-même, au-dessus d’un verre de whisky.
Autoportrait, Steven J. Levin, 2005
Tenant son chevalet comme un appareil à trépied, le peintre se photographie dans un cadre vide (3), qui s’interpose entre les deux miroirs : le miroir haut au cadre marron accroché au mur derrière lui (1), et un autre miroir au cadre marron (2) qui semble l’envers du cadre vide, ajoutant à la complexité de la lecture.
Inner Dialogue
Jamie Routley, 2013, Collection privée
Au centre de l’étagère, le papillon, le sablier a demi vidé et le livre fermé renouent avec les vieux symboles de la vie éphémère. Sur la bord droit, l’éléphant leur tourne le dos : seul objet à se retrouver à l’intérieur du reflet, il leur oppose la vie longue et l’infinité.
Le peintre se risque très rarement entre deux miroirs. Comme on le voit ici, les fuyantes convergent vers l’oeil de sa dernière et infigurable itération. Ici, la petite taille du second miroir stoppe élégamment la régression.
Autoportrait, Louise Fenne, 2017
L’artiste peint de la main gauche, ce qui révèle qu’elle se regarde dans un premier miroir. Le cadre du fond est un second miroir, comme le révèle le reflet du cou coupé du mannequin. Deux visages, reflets du reflet dans le premier miroir, s’unissent au dessus de ce cou : celui de l’artiste et celui de son oeuvre.
Echo – Autoportrait
Charlotte Sorapure
L’étrangeté de cet effet d’abyme est qu’il combine une régression rectiligne et une régression curviligne…
… à l’image des deux bords du miroir.
Pilla 2012 | Gabriella 2012 |
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Margherita Marzotti
Deux exemples récents et ambitieux de mise en abyme crue. A gauche, les tatouages et les coulures salissent la peau et le verre, contrecarrant la rationnalité optique. A droite, le corps à l’étalage se dissout en viande dès la première itération.
The mirror, 2016 | The mirror 2, 2016 |
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The mirror 3, 2017 |
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Taisuke Mohri, crayon sur papier
Ces trois dessins appartiennent à la formule des Cracked Portraits inventée par ce graphiste japonais, virtuose du dessin hyperréaliste : une vitre fêlée est apposé sur le dessin, rendant indiscernable la limite entre la représentation et le réel.
Dans les trois cas, le trou de balle pourrait être le moyen d‘échapper à la régression… sauf que les miroirs dessinés, à l’intérieur du dessin, portent la même fêlure que la vitre !
https://anti-utopias.com/art/taisuke-mohri-cracked-representation/
Discord of Analogy , Michael Cheval, 2015 |
Discord of Analogy (renversé) , Michael Cheval, 2015 |
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La regression à l’infini, vide de toute créature, sert ici de métaphore au mystère de la création. Voici le commentaire de l’artiste sur ce tableau réversible :
« Wolfgang Amadeus Mozart a servi d’inspiration pour cette peinture. Comme beaucoup d’autres créateurs, il a toujours ressenti l’incompréhension des gens, même ceux qui étaient proches de lui. Le créateur et la solitude sont des concepts proches. Le créateur vit toujours dans une autre dimension. Difficile de décider celle qui convient. Mozart, assis sur le sol, ou sa compagne, assise au plafond ? Essayez de tourner la peinture à l’envers et maintenant elle sera assise au piano sur le sol, et lui – au plafond. Qu’importe celui qui est le plus proche. Quelque soit celui qui aime. «
Bonjour ,
je travaille sur Marie Bracquemond née Quivoron et j’éprouve de grands doutes quant à l’attribution à cette peintre du tableau de mise en abyme. Selon mes observations du style de l’artiste il me semble que cela doit plus exactement être une oeuvre de son fils Pierre dont d’autres oeuvres sont très proches stylistiquement de ce nu mis en abyme.
A ma connaissance Marie Bracquemond n’a pas peint ni dessiné de nus.
MF Bastit
blog ellesaussienbretagne
[…] Droste est un effet purement graphique, qui imite l’effet optique des miroirs en abyme (voir Quelques variations sur l’abyme), mais réplique l’image sans se soucier de […]