2 L'irruption d'un même : "I want you"
Brièvement perçu à la fin du XVIIIème siècle sous le signe de la moquerie, l’index tendu s’éclipse pendant presque un siècle, telle une comète périodique, pour faire son intrusion fracassante – et définitive – sous le signe de l’esprit de sérieux.
Car paradoxalement, il se trouve que le geste de la moquerie est aussi celui de la persuasion voire de l’intimidation : tout dépend en fait du regard.
Balbutiements
On peut soigner la consomption, 1892, volume 19 of Thrilling Life Stories for the Masses
C’est en s’autorisant de la Science que la vielle figure de l’Imperator (voir 7 Autres significations) réapparaît en démocratie.
Angleterre, 1910, Publicité pour les cigarettes BDV
Image extraite de l’article de Carlo Ginzburg
Dans son article fondamental sur le même du doigt tendu [1], Carlo Ginzburg note que cette publicité est prise comme exemple dans le livre du publicitaire H. Bridgewater, « Advertising or the Art of Making Known » qui, dès 1910, assimile le commerce à la guerre. Et légitime ainsi le recours à des réclames qui peuvent semble agressives, même si le fumeur ne nous interpelle que pour nous faire partager sa passion.
En faussant les repères perspectifs, la boîte géante rend acceptable le grossissement exagéré de la main. Elle sert également de barrière de protection pour le spectateur qui, malgré l’habituation exercée depuis une vingtaine d’année par le cinéma, pouvait encore réagir négativement à une intrusion brutale dans son pré carré.
Le Moxie boy
Premier Moxie boy
Publicité Moxie, 1906
Créée en 1885 par le Dr. Augustin Thompson, la boisson gazeuse fut d’abord présentée comme une « nourriture pour les nerfs ». En 1906, le premier Moxie man est un livreur souriant et séduisant. Seules la blouse blanche et la mention ‘healthful » sur les caisses rappellent l’origine médicale du produit. En 1907, le logo va changer pour devenir plus dynamique, et en 1909 la mention « nerve food » sera supprimée de la marque. [2]
Deuxième Moxie boy
Publicité Moxie, 1911
C’est donc au moment où la prétention scientifique disparait explicitement qu’elle revient implicitement, sous la forme de ce jeune homme à la mode, bouche féminine, regard clair et cheveux impeccablement gominés, qui n’est clairement plus un livreur mais un prescripteur. La blouse blanche, le faux-col, la cravate marquée d’un M, sont autant de marques de sérieux qui l’autorisent à nous interpeller du doigt et du regard. A noter le pins sur le revers de la blouse, qui rajoute un effet Droste discrètement hypnotique.
Il est vraisemblable que cette évolution remarquable du marketing trouve sa source dans le livre de Bridgewater.
La Gilbert girl
J’ai un sans fill pour vous (I HAVE A WIRELESS FOR YOU)
Charles Allan Gilbert, 1909
Tandis que, tel Zeus maniant la foudre, l’index droit maîtrise la fée Electricité, l’index gauche réduit à néant la distance qui sépare la jeune femme de son sauveteur (Come Quick Danger).
En 1909, lors du naufrage du RMS Republic, la radio embarquée avait contribué à sauver la vie de 1200 personnes : l’image s’inscrit donc dans l’actualité, mais aussi dans l’anticipation : car la première femme opératrice radio maritime, Miss Graynella Packer de Jacksonville, n’embarquera qu’en novembre 1910, et cessera son service dès avril 1911 à cause des lois anti-prostitution : la promiscuité avec l’équipage masculin étant jugée intolérable [1a].
Il ne faudra rien moins que l’éclatement de la Première Guerre Mondiale pour que le même de l’index tendu, en perforant le plan du tableau, fasse sauter définitivement ce qui restait de l’immunité du spectateur.
Le 5 août 1914, un premier tabou avait été violé : fut nommé ministre de la Guerre – poste qui avait toujours été confié à un civil – un militaire granitique et implacable, la « machine du Soudan », le Field Marshal Lord Kitchener of Khartoum.
Your King and Country need you, affiche officielle du 4 September 1914 | Alfred Leete, couverture du magazine London Opinion, couverture, 5/09/1914. |
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Un mois plus tard exactement, l’illustrateur d’Alfred Leete à l’idée d’associer au regard réputé terrifiant une main impérieuse et un texte lapidaire : «Ton pays a besoin de toi». Ainsi le spectateur se trouve-t-il placé en situation de se voir recruté personnellement par l’intimidant Ministre de la Guerre.
La comparaison avec l’affiche officielle montre combien est innovante et transgressive la couverture du London Opinion :
- message direct à chaque spectateur individuel
- porté par une personnalité incontestable
- qui incarne et remplace les abstractions lointaines que sont le drapeau et le Roi.
Graphiquement, la composition est redoutable d’efficacité et de simplicité :
- l’index ganté tendu orthogonalement complète, sous la tourelle de la casquette, la moustache érigée latéralement, métamorphosant le maréchal sans corps en une sorte de machine de guerre pointée tous azimuts ;
- l’hypertrophie du YOU se combine avec celle de la main pour accentuer l’effet de surgissement.
Affiche Lord Kitchener « Wants you », septembre 1914.
L’illustration fut adoptée très rapidement comme affiche officielle par le Parliamentary Recruiting Committee sous une forme encore plus percutante : l’icône, se substituant au I, parle directement à chaque YOU particulier.
Ginsburg cite trois passages de Pline l’Ancien [2] prouvant que les peintres grecs connaissaient déjà l’effet pyschologique bien connu du portrait frontal, qui semble vous suivre du regard [3]. En ajoutant l’index, qui semble également « tourner » avec le spectateur, Leete renouvelle et démultiplie la puissance quasiment magique du procédé.
You are the man I Want, 1914 | Photographie de Lord Kitchener |
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Encore plus racoleuse, cette version faussement intime, sans casquette et avec torse médaillé, a perdu son efficacité graphique, et n’est pas restée dans les mémoires.
Tram de recrutement à Belfast, en 1914
Les témoignages divergent sur la diffusion réelle de l’affiche et son efficacité dans la campagne massive de recrutement. Pour certains, elle était omniprésente et obsédante. Elle n’apparaît que deux fois sur cette photographie,mais il est vrai qu’elle attire l’oeil et tranche par sa simplicité graphique.
On pense aujourd’hui que ce prospectus, plus rationnel et non intrusif, ait été finalement le plus répandu et le plus efficace pour stimuler le recrutement.
Caricature de Leete, London opinion, 14 novembre 1914
Dès novembre en toute cas, le London Opinion revient à sa veine satirique : Leete nous montre ici un gentleman, qui lit tranquillement le « Football special », littéralement happé par le monstre qu’il a enfanté.
Affiche Kitchener , Canada
Pour la propagande au Canada, la personnalité prestigieuse (mais très anglaise) s’efface devant le drapeau, et son regard pointe vers l’avenir plutôt que vers le volontaire désigné. Dans la variante de droite, le Lord distant est remplacé par une lettre empathique :
« READ THIS, Somewhere in France Dear George If the boys at home knew what we are up against they would not expect us to do it alone, we need more men, that is the only way to beat these Huns Yesterday »
1915, Your First Duty is to take your part in ending the job | 1916, Carte postale anti-recrutement des Républicains irlandais |
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Pour l’Irlande, c’est John Redmond, leader du parti nationaliste Irish Parliamentary Party qui tente d’enrôler ses compatriotes, avec beaucoup moins de prestance, (ce n’est mas une caricature). L’affiche est aussitôt contrée par les Républicains, avec cette armée de squelettes répondant par leur bras décharnés à l’index mou du politicien.
En 1915, l’efficacité de la personnalisation s’épuise et l’icone lapidaire devient bavarde, s’encombrant de détails financiers.
1915, Who’s absent, affiche du Parliamentary Recruiting Committee | 1915, An Appeal to You, New Zealand Expeditionary Force |
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- D’où l’idée, en Angleterre, de recourir à un personnage de fiction, John Bull, qui désormais, plutôt que de galvaniser, se charge de culpabiliser. L’index qui choisit devient l’index qui dénonce.
- La Nouvelle Zélande mise plutôt sur la fraternité : un soldat se retourne vers le spectateur et lui fait signe de la rejoindre.
J. Flagg, « What are you doing for preparedness ? Leslie’s, couverture, 6/07/1916 | J. Flagg, « I want You », US Army, 1917 |
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La recette du personnage tutélaire est reprise en 1917 par l’US Army, en revenant au slogan galvanisant/valorisant réduit à l’essentiel : I Want You.
Toute comme en Grande Bretagne, l’idée vient d’une illustration d’un magazine où, l’année précédente, l’oncle Sam incitait déjà à préparer la guerre. [4]
L’US Navy l’adopta aussitôt. Mais les Marines, tout en gardant le slogan, préférèrent un personnage plus fraternel.
Tire-toi de ce trône
Couverture de Leslies Weekly, 29-12-1917.
Il est amusant de noter que le premier détournement de cette image, qui sera par la suite si souvent plagiée et parodiée [5], est l’oeuvre de J. Flagg lui-même : dans cette version de fin 1917, l’Oncle SAM dégaine directement contre le Kaiser Guillaume, réveillant le duel séculaire de la démocratie contre la monarchie.
Poursuivez le rêve sacre de votre peuple
General Antranik Toros Ozanian
Vers 1920, cette affiche arménienne confère au général Ozanian le prestigne kitchenérien.
Seconde guerre mondiale
Join the Australian Imperial Force, Australie, 1941 | Méritez la victoire, Grande Bretagne, 1945 |
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On tentera à deux reprises, durant la seconde Guerre Mondiale, de réincarner Kitchener en Churchill. L’affiche de 1945 fait référence à un texte de ce dernier : « We cannot guarantee victory, but only deserve it. » [6]
On sent bien ici toute l’ambiguïté de ce remake : insister sur l’aspect « homme ordinaire » du leader tout en faisant implicitement référence au militaire surhumain de la guerre précédente. En témoigne le noeud papillon qui s’efforce, subliminalement, de réveiller le souvenir des prestigieuses bacchantes.
Refusant le culte de la personnalité, spécialité des camps adverses, l’affiche se contraint en quelque sorte à fonctionner au second degré, en puisant dans la mémoire patrimoniale de la nation.
J’ai besoin de vous…
…pour prendre des congés (Hitler)
…pour négliger votre travail (Goering) | …pour répandre plus de bobards (Goebbels) |
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Campagne de propagande anglaise, abandonnée
Comme on n’est jamais trop prudent avec les mêmes virulents, les Anglais renoncèrent à produire en série ces trois affiches extraordinaires, réapparues récemment, qui se sont vendues à prix d’or sur le marché. On craignait en effet que certains ne prennent au premier degré, malgré la caricature, les injonctions des trois têtes de turc.
Tract aérien japonais anti-britannique lancé au dessus de l’Assam, Inde , 1944
Retournement spectaculaire de l’image à ses inventeurs…
Etude pour une affiche
Viktor Ivanov, 1945, URSS
Concluons sur cette énigmatique affiche, récupération stalinienne du même kitchenérien.
Sur l’histoire et l’identité supposée des Moxie boys, on trouvera une enquête passionante dans http://www.moxiecongress.org/page9.htm
http://knowyourmeme.com/memes/uncle-sam-s-i-want-you-poster/photos
http://vetustideces.blogspot.fr/2016/08/clipda-cxvi-el-cartel-del-dedo.html
http://vetustideces.blogspot.fr/2016/08/clipda-cxv-el-cartel-del-dedo-apuntador.html
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