4 A la Renaissance
Les artistes commencent à donner au thème des significations variées, allant du simple emblème à des allégories plus personnelles et plus élaborées.
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La banalisation du motif
Une vignette courante
Livre d’Heures, Flandres, vers 1490, Morgan Library MS S.7 fol. 65v
Les livres d’heures flamands du début de la Renaissance montrent souvent des singes au miroir, parmi d’autres curiosités de la nature collectionnées dans les marges, toujours sans rapport avec le texte. Ayant perdu le caractère percutant qu’il avait à ses débuts, le singe au miroir devient un motif amusant, parmi d’autres. C’est ainsi qu’on le voit se multiplier comme drôlerie marginale dans des manuscrits de prestige de l’école ganto-brugeoise , en compagnie d’autres figures plus ou moins grotesques brandissant elles aussi un miroir (voir 3 Fatalités dans le miroir) : le goût est à la variété, pas au rébus théologique.
Table peinte provenant du château de Maxlrain (détail), 1530 ou 1795 , Château de Trausnitz
Déconnecté des innombrables autres motifs peints sur cette table (animaux, végétaux et objets en trompe l’oeil), le singe au miroir est ici une merveille parmi les autres. La datation de la table a été récemment remise e cause, grâce à l’identification de monnaies qui s’y trouvent peintes [41a] : il s’agit en fait d’une copie moderne, dans le style des tables fleuries de la Renaissance allemande.
Une figure astrologique
La technique astrologique des Monomoria [42] consiste à associer une image à chacun des 360 degrés du Zodiaque, dans le but de pronostiquer l’avenir d’un enfant à naître.
Johann Engel, Astrolabium planum in tabulis, 1488 p 171, BSB 4 Inc.c.a. 555 p 171
Dans son ouvrage de 1488, Johann Engel associe pour la première fois le 290ème degré (20ème degré du Sagittaire) à un singe tenant un miroir. Le principe est que les images doivent être suffisamment intrigantes (voir l’homme à quatre jambes du 289ème degré), pour autoriser à la fois une description littérale :
Un singe se regardant dans un miroir
et une proposition de pronostic (à compléter par l’analyse du décan) :
ce sera un homme orgueilleux / magnifique (superbus permet l’ambiguïté)
Albrecht Glockendon, Gradbilder (Prognose) zum Sternbild Steinbock, 1557 Universitatsbibliothek Heidelberg Cod. Pal. germ. 833, Bl. 088r
Dans ce manuscrit du siècle suivant, le pronostic est clairement négatif :
ce sera un homme hautain (hoffärtig)
On voit que l’astrologue ne s’intéresse qu’au miroir (symbole de la Vanité) et pas au singe : n’importe quel animal aurait fait l’affaire, pourvu qu’il puisse tenir le miroir.
Il y a par ailleurs un autre singe dans le livre (au degré 251), assis sur un loup, avec la signification :
« il sera le dominateur des autres hommes ».
On voit que, chez cet astrologue en tout cas, le singe a plutôt bonne presse.
Un emblème de guilde
Statuettes de la Guilde du Singe, 1637, Historisches Museum, Berne
On suppose que le nom de la « Gesellschaft zum Affen » vient du fait que cette corporation de tailleurs de pierres avait acquis en 1389 une maison qui s’appelait « Haus zum Affen ». Dans l’argot du métier, le « singe » est le bloc non taillé qui sort de la carrière.
Un motif de jeu de cartes
Quatre de tasses, Jeu de Minchiate
Francesco di Domenico dit Padovano, Florence, 1547, Petit Palais
On ne connaît pas l’origine de cette figure, mais elle se veut probablement une référence à l’Antiquité (d’autres cartes du même jeu présentent des animaux imités des Fables d’Esope).
Un motif purement décoratif
Les Noces de Cana, Monogrammiste HM, 1576-1590, Herzog August Bibliothek, Wolfenbüttel (deutsche-digitale-bibliothek.de)
Dans cette série de Scènes de la Vie du Christ, les cadres très ornés sont tous différents : le motif du singe au miroir s’est ici banalisé en un motif grotesque parmi d’autres. Les deux diffèrent cependant (l’un carrément singe, l’autre plutôt homme sauvage), à la manière des deux rois en bas, l’un vieux et l’autre jeune, qui se disputent une poule.
Daniel Meyer, L’ Architecture Ou Démonstration De Toute Sorte d’ Ornemens, ès Portes, Fenestres, Planchés… à Heydelberg chez Pierre Bourgeat, 1609 planche 22 (édition de 1664), gallica
Cet ornemaniste recycle toutes sortes de drôleries moyenâgeuses dans des encadrements monumentaux, sans autre souci que la variété.
Des allégories variées
Un singe persifleur
Le singe du pont de Heidelberg [43]
Cette statue, disparue au XVIIème siècle, montrait son cul à ceux qui arrivaient dans la ville, tout en les regardant venir dans son miroir. Il pourrait s’agir d’une moquerie, de la part des habitants du Palatinat, envers ceux qui venaient des terres de l’Evêque de Mayence.
Dans la Nef des Fous (chapitre 60) Sébastien Brant le prend comme exemple de narcissisme :
Celui à qui plaisent tant sa propre forme et son travail |
Wem so gefelt wiß, gstalt vnd werck |
Kilianskapelle, Wertheim
Une statue similaire surplombe l’escalier montant vers la porte d’entrée de la chapelle, peut être pour inviter les fidèles à reconnaître le singe qui est en eux.
Pourquoi me regardes-tu ? Poème de Martin Zeller, 1632 |
Was tust Du mich hier angaffen? |
L’Homme est plus Singe que moi
Tapisserie provenant de Furth bei Gottweig, Autriche, Zentralinstitut fur Kunstgeschichte Mûnchen – Photothek
Cette tapisserie de date inconnue propose le même retournement de situation.
Un Sanguin détroussé
Couple d’amoureux, vers 1480, MET
De cette gravure il ne reste qu’un seul exemplaire avec un texte tronqué :
(elle se comporte comme) un faucon . Et lui comme un singe. Ils se réjouissent… (D’une main au) menton elle le rapproche. De l’autre elle lui prend son salaire. Puis elle… …de sa poche. Elle lui fait pisser la bourse à fond. Elle lui dit tu m’aimes… Je vais te rendre heureux. |
..ein falken gut und sie ihm für ein Affen .Sie frewert sich auf sein ingsic seim …mundlin tet sie ihm naschen . Mit der anndern Hant nam sie iren lon. Denn sie …auß seiner taschen. Piß sie him den pewtel lert . Sie sprach du libst mir hewer ert. Ich wil dich frölich machen |
Calendrier des Bergers, 1480-90, Cambridge, Fitzwilliam Museum 167, folio 102r
Le couple singe/faucon prend sa source dans l’iconographie populaire du tempérament sanguin, lequel est mû par le plaisir :, le singe pour sa lubricité ou parce qu’il a le vin joyeux ([1], p 248 et ss), le faucon en tant que symbole de l’élément Air :
Du singe et de l’air tient le sanguin
Qui est chaud et a bonne humeur
Notre couple d’amoureux représente donc un Sanguin aveuglé par la Passion, dans lequel sont enrôlés :
- le Singe fasciné par le miroir, du côté de la proie stupide ;
- le Faucon du côté de la femme rapace – le pot de fleur juste en dessous porte l’inscription « Ich wart » (je veille).
A noter que Sabine Melchior-Bonnet, recopiant faussement Tervarent, se trompe sur le geste de la femme, mais pas sur la signification du singe :
« Une gravure sur bois allemande montre une femme qui, d’une main, caresse le membre d’un homme et, de l’autre, lui extorque de l’argent, tandis qu’au-dessus de l’homme, un singe lève le miroir : le singe fasciné par son reflet devient l’image de l’esclave qui s’abandonne à sa sensualité. » ([15a], chapitre 2, note 32)
Un Singe de bon conseil
A la même époque en Allemagne, le Singe au Miroir joue cependant un rôle positif dans une estampe très particulière.
Losbuch , 1485, imprimé par Martin Flach, Bâle (digital.staatsbibliothek-berlin)
Le jeu consiste à faire tourner un cadran en papier, et à lire le conseil donné par l’animal sur lequel on est tombé :
Je suis le serviteur infidèle. |
Ich byn der untrew Knecht / Myn rat |
Le Singe dit être un « serviteur », car il vient en troisième après le Lion (« le Roi des animaux ») et le Renard (« le Premier Serviteur »). Avec l’adjectif « infidèle », il se présente comme le Diable, mais un Diable qui donne des bons conseils car, à l’instar de la Prudence, il regarde dans son miroir. Ici le singe au miroir ne représente pas l’Idiotie ou la Folie (comme le dit Janson ([1], p 210 ), mais son exact contraire : la Prudence.
Une planche humaniste
Quatre singeries, Israhel van Meckenem, 1490, British Museum
Les deux scènes de gauche sont sexuées :
- en haut un couple femelle / mâle se lèche mutuellement les doigts ;
- en bas un mâle tend un pomme à la femelle, qui en a déjà transmis d’autres aux trois enfants.
Les deux scènes de droite mettent en scène deux couples de jeunes, sans indication de sexe :
- en haut, enchaînés à un même boulet, l’un épouille l’autre ;
- en bas, autour d’un vanity case, l’un manie le peigne et se regarde dans le miroir que lui tient l’autre.
La composition répond à plusieurs exigences :
- souci naturaliste : à l’encontre du Physiologus, elle nous montre des singes avec queue, en attribuant cet appendice tantôt au mâle, tantôt à la femelle [44] ;
- souci de variété : chaîne attachée tantôt à un anneau, tantôt à un boulet
- souci d’homogénéité : captivité en haut, liberté en bas.
Il est difficile de trouver une « moralité » à l’ensemble, les impératifs commerciaux voulant que les gravures puissent fonctionner aussi bien en paire que vendues séparément. On peut néanmoins conclure :
- que chacune illustre un thème simiesque connu : le Goût et la Réflexion (dans une flaque ou un miroir) ;
- que le comportement le plus humain (partage des aliments plutôt que léchage mutuel, toilette plutôt qu’épouillage) concerne l’animal libre, et non l’animal en captivité.
La composition dégage donc, à l’inverse de la vision diabolique et peccamineuse du Physiologus, une moralité humaniste : le singe se libère de sa condition animale par sa capacité à éduquer sa famille et à se reconnaître dans le miroir. En particulier, la scène terminale est à comprendre moins comme une dérision de la coquetterie humaine que comme une promotion de l’humanité latente chez le singe.
Deux tapisseries énigmatiques
Tapisseries allégoriques, 1500-35, Musée du Louvre ( photo Philippe Fuzeau).
Les sujets précis de ces deux tapisseries n’ont pas été déchiffrés. Fréquent dans les tapisseries des XVème et XVIème siècles, le singe pourrait ici être bien plus qu’un détail amusant, et jouer un rôle central dans les deux compositions, puisque chaque fois il est désigné de la main.
Dans la première, les trois arbres – deux grands dont l’un avec un nid empli d’oisillons, encadrant un arbre plus petit) donnent une possibilité de lecture : une jeune femme fait face à un couple richement vêtu, flanquant un singe qui se gratte la jambe. Deux perdrix (en vert) ajoutent à la symétrie. Les gants de la jeune femme de gauche font écho à la baguette et à la bourse de la dame de droite : mon hypothèse est que la montreuse de singe vient de vendre l’animal au couple.
La seconde tapisserie oppose deux femmes :
- l’une enroule un ruban autour de sa queue de cheval, assistée d’un page qui porte une aiguière et lui tend un objet indéfinissable (une éponge ?) ;
- l’autre, tenant d’une main une chaîne et un brosse, désigne un singe tenant un miroir et un peigne.
Les effets d’écho sont nombreux :
- entre la natte, la brosse, puis le peigne
- entre l’aiguière et le miroir.
Deux canards (en vert) ajoutent à la symétrie.
Promenade (détail) | Scènes galantes (détail) |
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Série des Scènes de la Vie Seigneuriale, Musée de Cluny
Une des difficultés de l’interprétation est que les tapisseries millefleurs remploient souvent le même motif dans des contextes différents [40a]. Ainsi le jeune page se retrouve dans une autre série de tapisseries :
- tendant une éponge et portant une aiguière ;
- tendant un fruit.
Il est notable qu’entre les deux tapisseries, on retrouve la même opposition que dans la planche de Van Meckenem, entre :
- le singe sauvage, qui s’épouille, qu’on touche avec des gants et qu’on mène à la baguette ;
- le singe civilisé, qui sert de page à sa maîtresse.
Il est difficile d’aller plus loin, d’autant que les tapisseries, de taille différente, faisaient partie d’une série de quatre, dont les autres ont été perdues [41].
Un prisonnier mélancolique
Holbein le Jeune
La consolation de Philosophie (Anitii Manlii Torquati Severini Boetii ordinarii patritii consularis viri), édité à Bâle par Thomas Wolff, 1522, fol 13v
Cette lettre P, où un singe enchaîné se regarde mélancoliquement dans un miroir, ouvre assez opportunément le Livre II, où Philosophie va consoler Boèce emprisonné, qui se lamente d’avoir perdu sa « fortune première », en développant le thème de la Roue de la Fortune :
Il ne suffit pas de regarder ce qu’on a sous les yeux. La Prudence envisage la fin de toute chose… Tu prétends arrêter la rapide révolution de sa roue ? Toi, le plus lourdaud des mortels… » |
Neque enim quod ante oculos situm est, suffecerit intueri. Rerum exitus prudentia metitur … Te vero volventis rotae impetum retinere conaris ? At, omnium mortalium stolidissime… » |
Il est peu probable que la lettrine ait été réalisée dans le but d’illustrer précisément ce passage (elle fait partie d’une série de lettrines animalières dessinées par Holbein [44a] ). Mais il faut convenir que le choix effectué par Thomas Wolff est ici particulièrement judicieux.
Une danse mauresque
La danse des singes (verso d’une lettre à Félix Frey), Durer, 1523, Kunstmuseum Basel, Kupferstichkabinett, Inv. 1662.168
Deux singes musiciens et neuf singes dansant font cercle autour d’un chaudron fumant, devant un meneur de jeu qui brandit :
- un miroir à neuf pointes, dans lequel se reflètent les danseurs,
- un légume à longue tige, probablement destiné à être jeté dans le chaudron.
Sa feuille et sa spirale le rapprochent de la célèbre calebasse du Saint Jérôme de 1514 (voir 5 Apologie de la traduction).
Tandis que la spirale parfaite de la queue équilibre le cercle du miroir, le légume appelle la comparaison avec le sexe minuscule, mais bien érigé, du singe en chef.
Hans Suss von Kulmbach, vers 1508 Moriskentanz Kupferstichkabinett Dresden | Monogrammiste HL (Hans Leinberger ?) , vers 1520, Vienne, Albertina |
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Danse mauresque
Comme le note Janson ( [1], p 271), le singe au miroir et à la courge parodie la Femme au miroir et à la pomme qui était l’enjeu de la danse mauresque, une coutume carnavalesque où des hommes devaient rivaliser de cabrioles pour attirer son attention.
Tout comme les Morisques sautent autour de la belle femme Epigramme de Conrad Celtis |
Maurisci ut circum pulchram saltant mulierem Omnibus haec pulchra spondet gravitate favorem |
La parodie de Dürer est donc double : non seulement il simianise les danseurs, mais il masculinise l’objet de leur convoitise, transformant le rite de fécondité en un sabbat entre garçons : ce qui donne un possible double sens à l’excuse rhétorique de la lettre à Félix Frey inscrite au recto : Dürer y fait amende honorable pour avoir « grossièrement ébauché » (ungeschickt aufgerissen) les singes, « car il n’en avait pas vu depuis longtemps ».
Le singe, père abusif
Décades de la description, forme et vertu naturelle des animaulx, tant raisonnables que brutz, Lyon 1549, vue 38 | La description philosophale de la nature et condition des animaux, A Lyon, par Benoist Rigaud, 1586, p 15 Barthélémy Aneau, Gallica |
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Le texte de Barthélémy Aneau évolue au fil des différentes éditions [45], développant de plus en plus l’histoire du singe et de ses enfants. Mais comme le principe du livre est que chaque illustration représente l’animal seul, le miroir ne change pas, illustrant l’idée « d’image » qui ouvre le texte. A noter que la phrase péjorative « ou plutôt à sa dérision » est remplacé par l’adjectif « agile » : sans doute pour recentrer le texte sur l’idée principale et originale (les parents abusifs) plutôt que sur le poncif de la laideur du singe.
Le singe qui se trouve beau
Sebastian de Covarrubias-Orozco, Emblemas morales Centurie I, Nr .98, 1610
La même image illustre en Espagne une moralité toute différente, appuyée sur une citation d’Ovide :
Chacun se trouve aimable pour ce qu’il est ; pire soit elle, à personne ne déplaît sa forme. Ovide, L’Art d’aimer |
sibi quaeque videtur amanda; Pessima sit, nulli non sua forma placet. |
Soit la guenon abominable, et laide. |
Siendo la mona abominable, y fea, |
Villava, Empresas espirituales y morales, 1613, Partie 2, Emblème 23
Villava reprend la même moralité, mais avec une autre image (le singe admirant son enfant) et une autre maxime latine qui condense celle d’Ovide [45a]:
Chacun aime ses propres choses |
Sic sua quique placent |
Personne ne verra, dans le singe fronçant les sourcils, |
No ay quien de ver a la fruncida mona, |
Reflet et lignée
Ces variations étonnantes (la même image pour deux maximes, ou deux images différentes pour la même maxime) montrent bien qu’à la fin de la Renaissance, l’amour immodéré du singe pour lui-même et son amour pour sa lignée étaient devenus pratiquement synonymes.
Le Miroir de Complaisance
Jean David, 1610, Duodecim specula Deum aliquando videre desideranti concinnata, BNF D-17309 p 40, Gallica
Jean David, père jésuite belge, décline dans cet ouvrage contemporain douze acceptions du miroir. Le frontispice du chapitre dédié au Miroir de la Complaisance (envers soi-même) réunit en vrac neuf figures de l’Orgueil : l’empereur Othon, Lucifer, les anges déchus, Adam et Eve, le singe qui aime ses enfants au point de les étouffer, Aman, Antiochus, Corydon vérifiant sa beauté en se mirant dans une rivière (Virgile, 2ème bucolique), Saül. L’équivalence entre l’Enfant et le Reflet se démontre ici par son abus vicieux : la philautie, la complaisance excessive envers soi même [45b].
Cette équivalence se trouve déjà en germe dans un adage d’Erasme qui joint, dans la notion de narcissisme, l’attirance du singe pour son reflet et son amour fatal pour ses enfants :
« Mais ces animaux sont dotés de philaütia (= d’un narcissisme) particulier, ce qui fait qu’ils sont sensibles aux louanges, prennent du plaisir à se regarder dans les miroirs et se réjouissent du contact physique avec leurs petits, au point de les tuer dans leur étreinte. »
Erasme Adage 2489. « Un joli petit singe »
Nous avons vu que depuis l’Antiquité, on expliquait la chasse au tigre par le fait que la tigresse reconnaissait dans le miroir, non pas son image en petit, mais l’image de son petit (voir 1 Chasse au singe dans les bestiaires). La même idée a fini par s’appliquer au singe, mais beaucoup plus tard.
Cette interprétation narcissique du singe au miroir s’impose définitivement au XVIIème, puisqu’elle est reprise dans le Mondo Simbolico de Picinelli en 1670 :
« Monseigneur Aresio représente l’Amant de lui-même par un singe qui, tenant un miroir dans sa main, tombe amoureux de lui-même et, à force de regarder avec sérieux ce cristal, en devient aveugle. » [45c]
Les singes au miroir de Theodor de Bry
Le capitaine prudent – Guillaume de Nassau, Musée du Louvre (photo Sylvie Chan-Liat) | Le capitaine de Follie – Duc d’Albe |
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Modèles pour des fonds de plat en argent ciselés, Theodor de Bry, 1558
Ces deux gravures opposent le libérateur des Provinces-Unies et son oppresseur, le duc d’Albe, dont le portrait satirique révèle, en le retournant, le visage d’un fou. Les scènes de la bordure se divisent en trois, élogieuses d’un côté, obscènes de l’autre.
Deux singes tournent leur miroir non pas vers eux mêmes, mais vers deux faunes unijambistes (l’un masculin portant sur sa tête un coq à mamelles, l’autre féminin portant un coq) en train de se soulager sur deux miroirs tenus par un singe ithyphallique. L' »explication » est fournie par le distique associé :
Quand un Tiran le sot et badin contrefaict
Le Temps produit après son ordure en lumière.
Les deux unijambistes avec leur coq (qui sonne l’heure du réveil) parodient le Temps avec son sablier. La Femme à la corne d’abondance et au flambeau, signifiant le règne du Tyran, est assise sur un singe en rut. Les miroirs latéraux révèlent que ce règne n’était qu’ordure.
Johann Theodor de Bry, 1596
De la même manière, cette gravure détourne le motif habituel en nous montrant un singe qui tient le miroir non pas face à lui, mais face au spectateur. Le cadre porte un texte volontairement ambigu, pouvant s’appliquer aussi bien au singe qu’au spectateur à la face simiesque :
Laisse-moi porter ma collerette, et ne t’en occupe pas, ce n’est qu’une singerie |
LASS MICH MEINE KROS (kraag) TRAGEN, DARNACH THU NIT FRAGEN, IST DOCH NUR AFFENSPIEL |
Ainsi le port de la collerette, attribut éminent de la distinction masculine, est assimilé à un jeu de singe.
Le titre sous l’image est en général mal traduit :
Regarde comment ce singe accroche ses profondes fronces. |
ASPICE UT INGENTES SUSPENDAT SIMIA RUGAS |
Le texte joue sur le double sens du mot RUGA (ride, fronce) pour démarquer des vers connus de Juvenal :
Regarde les joues pendantes et sillonnées de rides Juvenal, Satire X |
Pendentesque genas , et tales aspice rugas , |
Copie d’après Johann Theodor de Bry, British Museum
Dans cette copie, le texte est plus explicite, et sans référence latine :
Regarde bien dans ce miroir, comme ta fraise est grande et large. |
Besich in diesem Spiegel fein, wie gross und breit dein lobben sein. |
Proditor stultitiae (Pourvoyeur de stupidité).
Berlin Staatsbibliothek, Ya 3504 kl
La gravure était vendue en pendant avec celle d’un fou tendant un miroir au spectateur, qui poursuivait dans la même veine simiesque la condamnation de la fraise :
D’où vient cette folie En cause est le détestable Ainsi suivent-ils leur règle de vie. |
Quo res venit dementiae, In causa est detestabilis Suae ceu vitae regulam sequantur. |
Spotprent op de stijve plooikraag, vers 1600, Rijksmuseum
Poursuivant la même critique, cette caricature un peu postérieure montre deux diables se moquant d’un trio de porteurs de fraises : une femme, un crâne et un homme :
Ne pouvons point a fors bon droit bien rire |
Certes il faut que tels sots soient récompensés |
Le singe de Goltzius
Portrait de Johan Gols à l’âge de 44 ans
Goltzius, 1578, NGA
Tout juste âgé de vingt ans, le jeune artiste a gravé ce portrait de son père, avec la maxime affectueuse :
« Bien que l’homme puisse tout détruire et bannir, l’amour existe éternellement »
Le motif décoratif de droite montre un oiseau détournant sa tête d’un chat grimaçant : image animale de l’inimitié et de la discorde.
Dans le motif de gauche, les expressions sont inversées : un singe bouche close tient face à un jeune oiseau piailleur ce qui ressemble à un miroir, mais est en fait un écu, orné d’une tête d’oiseau et agrémenté des initiales HG.
Portrait d’Hendrik Goltzius, Jan Muller, vers 1617
Il s’agit de l’écu des Goltzius, puisqu’il a été apposé ici au milieu de son nom. Intermédiaire entre l’aigle (la Noblesse) et le griffon (l’Immortalité), il constitue ici une métaphore flatteuse du célèbre graveur.
Le couple mal assorti, gravure de Claes Jansz Visscher d’après Goltzius, 1602
Cette signature armoriée est ici employée d’une autre manière, comme si le noble oiseau des Golzius s’indignait du vieux coq qui, juste au dessus, tente sa chance auprès d’une jeune fille. Les vers valent d’être traduits :
Le décrépit tente de persuader la jeune fille charmante, |
Decrepitus juvenem lepidamque movere Puellam Quaero: conjugii spes tibi nulla mei. |
Dans le portrait paternel, l’emblème complexe imaginé par Goltzius détourne de manière subtile la figure du singe au miroir : sans doute faut-il comprendre que l’Imitation (le singe) propose à Goltzius fils (l’oiseau blanc-bec) de prendre exemple sur son Père (l’oiseau au centre du blason, qui renvoie au portrait de Johan Gols au centre de la gravure).
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Merci pour ce passionnant travail, comme toujours
Je prépare une semaine sur la danse Mauresque sur mon site et j’aimerai utiliser l’épigramme de Conrad Celtis pour accompagner les images
Pourriez vous m’indiquer le source et puis-je utiliser votre traduction ? D’ailleurs si je peux avoir le nom du traducteur c’est encore mieux.
Merci d’avance