1 Le Bouclier-Miroir : scènes antiques
Nous n’avons plus de boucliers et nos miroirs sont plats. La vieille association d’idée, par la forme et par la fonction, entre l’attribut de Mars et celui de Vénus, entre l’instrument de la Vaillance et celui de Prudence ou de la Coquetterie, qui a été une évidence pendant des siècles, nous demande maintenant un effort de reconstruction.
Petite revue des mythes et images sur la question.
Le bouclier de Mars
Fragment de fresque. Corinthe, musée archéologique
Un type antique de Vénus ne nous est plus connu que par ce modeste fragment, et par une courte description d’une statue du temple d’Aphrodite sur l’acropole de Corinthe :
« […] ensuite était représentée la déesse cythéréenne [Aphrodite] aux tresses épaisses, tenant le bouclier facile à manier d’Arès […] ; en face d’elle, de manière très exacte, son image apparaissait visible dans le bouclier d’airain »Apollonios de Rhodes, Les Argonautiques, I, 742-746, trad. Chr. Cusset dans la base Callythea.
Vénus de Milo, restitution par Marianne Hamiaux
Il est possible que la Vénus de Milo ait suivi ce modèle [1].
Mars et Vénus surpris par Vulcain, Tintoret, 1551, Alte Pinakothek, Munich
Une farce mythologique
Dans son analyse désormais classique [2], Daniel Arasse a expliqué en détail cette scène de boulevard : la femme légère (Vénus), l’amant caché sous la table (Mars) et le mari légitime (Vulcain), venant prendre à son insu la relève tandis que l’enfant (Cupidon) sommeille du sommeil du juste sur le coffre : il n’est pas question ici d’Amour, mais de sexe.
Un reflet du futur ?
Le bouclier-miroir de Mars, posé contre le mur, joue un rôle-clé dans l’explication : fonctionnant comme le bouclier d’Enée, il montrerait le futur immédiat de la scène – Vulcain les deux genoux sur le lit alors que pour le moment seul son genou droit y est posé.
Mais outre la distorsion dû à la sphéricité du bouclier, on peut se demander pourquoi Tintoret, dans le cas où il aurait vraiment voulu vraiment représenter un décalage temporel, l’aurait fait de manière aussi discrète : car partout, dans ce vaudeville, il n’hésite pas à forcer la dose.
Un besoin animal
Ainsi les deux Dieux sont représentés de manière peu glorieuse, l’un en train de grimper à quatre pattes, l’autre rampant sur ses avant-bras : au point que le chien ressemble à l’un, par sa queue dressée, et à l’autre, par ses pattes avant et sa tête relevée, donnant à voir l’animalité qui les habite.
Mars en particulier, qui n’a eu le temps que de poser son bouclier, est particulièrement ridicule, encore coiffé de son casque-prépuce et pointant d’un index impuissant l’orifice du four éteint de Vulcain…
…tandis que celui-ci, au moins, pointe le sien vers une source encore chaude.
Le miroir de Vénus
Second miroir dans le reflet | Reconstruction de E.Weddigen |
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Un détail à peine visible dans le reflet, remarqué par le grand spécialiste de Tintoret Erasmus Weddigen, a fait rebondir l’interprétation de manière spectaculaire [3].
Reconstruction de E.Weddigen
Un second miroir, celui de Vénus, est posé sur une crédence ou une cheminée sur l’autre mur de la chambre :
ainsi la déesse, prudente, peut surveiller pendant ses ébats les deux entrées de sa chambre.
Le rayon d’Apollon
Mais revenons à la mythologie, selon laquelle Vulcain fut averti de la tromperie par Apollon, le Dieu du soleil qui voit tout.
Or un vase de verre est posé, de manière incongrue, sur le rebord de la fenêtre
Trajet du rayon de lumière d’Apollon le perfide (reconstruction de E.Weddigen)
Weddingen en déduit le trajet à deux bandes du rayon de lumière qui, lancé par Apollon à travers la loupe du vase, rebondit sur le bouclier de Mars, puis sur le miroir de Vénus, pour alerter Vulcain au fond de sa forge.
Une mythologie expérimentale
Ainsi l’invention de Tintoret ne serait pas, ou pas seulement – comme le veut Arasse – une farce fantaisiste dans laquelle le vieux Vulcain, aveuglé par le désir, se précipiterait pour se contenter des restes. Mais surtout une mise en scène expérimentale visant à reproduire, de manière crédible, tous les ingrédients de la fable.
L‘instant choisi est celui où Vulcain lève le voile pour le constat d’adultère.
Dans la fable, il emprisonne ensuite les coupables sous un filet de métal, pour que les autres dieux puissent s’en moquer tout leur saoul.
Alexander Charles Guillemot – Mars et Vénus surpris par Vulcain, 1827
Afin de suggérer le filet de métal, Tintoret coince le couple sous le réseau des vitraux.
Ne reste plus qu’à écouter, dans un instant, le rire olympien des autres Dieux, dès que Vénus qui commence à se lever aura pris la tangente par l’avant du tableau.
Le bouclier de Persée
Comme toutes les histoires que toute le monde croit connaître, celle-ci se révèle extrêmement embrouillée. Je m’appuie ici sur l’étude de Edward Phinney Jr. [4]
Le bouclier après le combat
Le bouclier-miroir n’est pas mentionné dans les plus anciennes versions du mythe. Ses représentations, extrêmement rares, n’apparaissent que dans trois vases du IVème siècle avant Jésus Christ :
400-375 avant JC, Collection Jatta, LlMC VII, 2 (pg. 285), | 400-385 avant JC, Museum of Fine Arts, Boston |
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Cratères en cloche apuliens à figure rouge
Nous sommes après la bataille : Persée (resp. Athéna) montre à Athéna (resp. Persée) le reflet de la tête de Méduse dans le bouclier, afin d’éviter son regard pétrifiant (on remarquera qu’il reste dangereux même pour la Déesse). L’idée est probablement que le miroir, à cause de ses imperfections, affaiblit suffisamment le rayonnement mortel.
Pelike à figures rouges, Collection Resta, Tarente
Dans cette troisième et dernière image, la tête coupée de Méduse (appelée le Gorgoneion) apparaît aussi sur le pectoral d’Athéna : il s’agit de l’égide, un dispositif effrayant (peau écailleuse ou bouclier selon certains) porté selon l’Iliade par Zeus puis par Athéna, et sur laquelle celle-ci aurait fixé en trophée la tête coupée par Persée.
Le bouclier pendant le combat : tenu par Persée
L’idée que le bouclier-miroir avait servi pendant le combat, manipulé par Athéna, a probablement été inventée par Ovide, vers l’an 1 ap JC :
« Lui cependant ne regardait que la forme de l’horrible Méduse reflétée sur le bronze du bouclier que portait sa main gauche ; et tandis qu’elle et ses vipères dormaient d’un lourd sommeil, il lui avait séparé la tête du cou ». Ovide, Métamorphoses, IV, 785
Comme le remarque E.Phinney ([4], p 454), le geste pose de nombreuse difficultés pratiques : il faut que ce soit l’intérieur du bouclier qui ait été poli. Or un miroir concave grossit et inverse l’image, sans compter le bras gauche de Persée masquant partiellement l’image : il aurait donc dû repérer, très difficilement, sa cible à l’envers.
Vers 60 ap JC, Lucain corrige le problème, en supposant qu’Athéna aurait guidé le glaive de Persée :
« Pallas dirige elle-même le bras tremblant de son frère; celui-ci tourne le dos, et sa faux tranche la tête hérissée de serpents. » Lucain, la Pharsale, Livre IX
A la fin du Moyen-Age, on trouve plusieurs représentations de Persée attaquant la Gorgone, mais une seule montre un bouclier-miroir :
Ovide moralisée, vers 1484, Copenhague, Kongelige Bibliotek, Thott 399 fol 138v
Cette image agglomère deux épisodes de l’histoire de Persée :
- celle des trois soeurs grises (les Grées), qui avaient un seul oeil et une seule dent, et que Persée contraignit à venir à son aide ;
- celle de leurs soeurs cadettes, les trois Gorgones : Méduse (la seule à être mortelle), Euryale et Sthéno (qui sont immortelles).
Persée avance ici de front (et pas de dos, comme chez Ovide et Lucain) : le bouclier, qui reflète le visage borgne de Méduse, ne lui sert pas à la voir, mais à éviter de la voir.
Christine de Pisan, Épître d’Othéa, Maître de l’Épître d’Othéa, 1400-10, BNF Français 606 fol 26v
Cette image illustre bien les difficultés considérables de la représentation : l’artiste s’est inspiré de l’imagerie de Saint Georges combattant le dragon à la lance, en rajoutant un bouclier doré soudé à celle-ci, et dont le revers sert de miroir à Persée.
Le texte mentionne effectivement le bouclier doré, et surtout l’idée nouvelle que Persée n’y contemplait pas Méduse, mais lui-même :
« Perseus, le vaillant chevalier, ala pour combatre a la fiere beste et en la resplandeur de son escu -qui tout fu d’or- se miroit pour non regarder la male serpent; et tant fist que le chef lui trancha…. Perseus se mira en son escu, c’est a dire en la force et chevalerie, et ala combatre contre celle cité, et la prist et lui osta le pouoir de plus mal faire…. » Christine de Pisan, Épître d’Othéa, chap 55
Christine en tire une moralité chrétienne, dans laquelle se regarder dans le bouclier avec componction (repentir), c’est échapper aux délices et aux vices :
« Que Gorgon ne doye regarder, c’est que le bon esperit ne doit regarder ne penser a delices quelconques, mais soy mirer en l’escu de l’estat de perfeccion. Et que vices facent a fuyr dit Crisostomed que comme c’est impossible que le feu arde en l’eaue aussi est ce impossible que compunction de cuer soit entre les delices du monde. Ce sont choses contraires et qui destruisent l’un l’autre, car compunccion est mere de larmes et les delices engendrent ris; compunction restraint le cuer et les delices l’eslargissent. A ce propos dit l’Escripture: «Qui seminant in lacrimis, in exultacione metent »
Une autre manière de résoudre le problème graphique du bouclier tenu par Persée sera imaginée bien plus tard :
Persée coupe la tête de Méduse
Bernard Picart, gravure de 1731
Pour Bernard Picart, Persée a disposé le bouclier, sans la réveiller, derrière la tête de Méduse, laquelle a opportunément pose son cou sur le rocher comme sur un billot.
Le bouclier pendant le combat : tenu par Athéna
Sarcophage de Pècs-Aranyhegy, vers 150 après JC | Bas-relief en terre cuite provenant du temple d’Apollon au Palatin, époque d’Auguste, Musée du Palatin |
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L’idée que le bouclier-miroir avait servi pendant le combat, manipulé par Athéna, apparaît apparaît chez le mythographe Phérécyde, vers 480 avant JC, le premier à avoir mentionné le miroir :
Les Dieux (Athéna et Hermès) le persuadent de couper la tête de la gorgone, le visage détourné, et dans le miroir ils lui montrent Méduse, qui était la seule mortelle des Gorgones. » ([4a], p 76)
Il s’agirait cependant, selon Phinney ([4], p 459) de l’ajout d’un copiste byzantin. Quoiqu’il en soit, cette version a le grand avantage de libérer la main gauche de Persée, comme le développe, vers 150 après JC, Lucien de Samosate :
« Minerve lui mit un bouclier devant les yeux. Voici du moins ce que j’ai entendu Persée raconter à Andromède et ensuite à Céphée. Minerve donc lui fit voir sur ce bouclier, bien poli, ainsi que dans un miroir, la figure de Méduse, et lui, saisissant de la main gauche la chevelure qu’il voyait reflétée, et tenant de la main droite son cimeterre, coupa la tête et prit son vol, avant que les sœurs se fussent réveillées. » Lucien de Samosate, Dialogues marins, 14-2
Luca Giordano, vers 1660, Musée de Capodimonte, Naples
Persée décapitant Méduse
Luca Giordano, vers 1680, Memphis Brooks Museum of Art, Memphis
C’est la version que choisit Giordano pour son tableau de chevalet, et pour sa décoration de plafond vingt ans plus tard :
- dans le premier, le bouclier montre la cible, ce qui met implicitement le spectateur à la place du héros ;
- dans la seconde, il montre l’arme, ce qui est cohérent avec la situation du spectateur en contre-bas.
Joseph Christophe, 1702, Musée de Tours
Troisième possibilité : le spectateur reste à sa place naturelle, au centre, et voit le reflet de Persée (qui lui voit bien Méduse, le bouclier étant penché).
Allégorie de Frédéric le Grand en tant que fondateur de l’Alliance des princes allemands, 1786 | Frédéric le Grand en Persée (Allégorie du début de la Guerre de Sept ans en 1756), 1789 |
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Bernhard Rode, musée Bode, Berlin
Dans le premier tableau, « Frédéric II, ayant mis au feu ses armes de guerre, enroule les lauriers de la Paix, que lui donne la Prudence de l’État, autour du faisceau de lances qui lui est présenté par la Déesse de l’Allemagne, derrière laquelle se tient la Déesse de l’Unité, reconnaissable à ses deux cornes d’adandance entremêlées» (Catalogue de l’exposition de l’Académie de Berlin de l’année 1787.)
« La Prudence tient un miroir en métal allongé et rond, dont la poignée porte un serpent enroulée, symbole de la ruse. Dans le miroir, la déesse voit ce qu’il y a derrière elle : tout comme un homme intelligent tire des conclusions du passé sur l’avenir. « (Karl Wilhelm Ramler, Allegorische Personen zum Gebrauche der bildenden Künstler, 1. Band, 3. Stück, Berlin 1788.)
Le second tableau montre la scène inverse : en armes de parade, Frédéric se fait présenter par un Amour ses armes de guerre, tandis que la sage Athéna lui montre dans le bouclier sa victoire annoncée, à savoir les lauriers qui le couronnent déjà : l’allégorie justifie a posteriori la décision historique de Frédéric le Grand d’envahir la Saxe sans préavis, déclenchant ainsi la Guerre de Sept Ans.
Le bouclier flottant
Avec prudence, Apollodore évite de mentionner qui tenait le bouclier, et laisse le lecteur se débrouiller, :
« Les Gorgones « se nommaient Sthenô, Euryale, Méduse. Cette dernière était la seule mortelle, et c’était sa tête qu’on avait demandée à Persée… Persée s’approcha d’elles, tandis qu’elles dormaient, détournant les yeux en arrière, et les tenant fixés sur un bouclier d’airain qui réfléchissait la figure de la Gorgone, il lui trancha la tête, à l’aide de Minerve qui lui dirigeait la main. » Apollodore, livre II (ch.4, § 1-5)
Dans le même esprit, Francheschini ne « tranche » pas : sommes-nous avant ou après la décapitation ? Persée se protège en regardant de côté, comme dans les plus anciennes figurations antiques.
Et le bouclier ne sert à rien…
Sur un cycle très particulier où le bouclier de Persée est remplacé par un miroir de dame, voir Le paragone chez Burne-Jones.
Le bouclier de la bataille d’Issus
La Bataille d’Issus, mosaïque d’après une peinture perdue de Philoxenos d’Erétrie ou d’Apelle (vers 315 avant JC)
120-100 avant JC, provenant de la Maison du Faune à Pompei, Museo Archeologico Nazionale, Naples.[6]
La scène confronte Alexandre, sur son cheval Bucéphale, et Darius, en difficulté sur son char.
Reconstitution de 1893
Dans un mouvement descendant, la composition montre trois manières de se sacrifier pour son roi :
- un cavalier perse se laisse transpercer par la lance d’Alexandre ;
- un autre a mis pied à terre pour faire barrage de son corps ;
- un soldat, tombé par terre, est résigné à se faire écraser par le char qui bat en retraite, et à assister, dans le miroir du bouclier, au spectacle de sa propre agonie.
Pour Yves Perrin [7] :
« le miroir est un objet féminin, le seul miroir masculin licite , c’est l’oeil d’un autre homme, celui du semblable et de l’égal… L’image d’un homme dans un miroir signifie chosification et défaite… le pâle reflet du soldat mourant dans son bouclier, c’est la mort même dans son anonymat ».
Paolo Moreno (2001) voit dans le reflet du visage l’autoportrait du peintre Apelle .
Enfin Cristina Noacco (2019) reconnaît dans ce motif une réminiscence du mythe de Persée :
« Même décalé, ce visage qui se reflète sans le reste du corps compose une image de tête coupée qui n’est pas sans évoquer celle d’un gorgoneion. Si la coiffure est différente et évoque plutôt les têtes de Phrygiens, l’encerclement de ce portrait par l’orbe du bouclier obéit à la logique mise en évidence par Fr. Frontisi-Ducroux, qui définit le gorgoneion comme « un motif figuratif circulaire centré sur une face de Gorgone ». [8]
Gorgoneion qui figure ici sur la cuirasse d’Alexandre, à l’image de l’égide d’Athéna.
Le mystère de Boscoreale
Fresque du mur Est du grand triclinium (pièce H) de la villa de P. Fannius Synistor à Boscoreale, 40–30 av JC, MET, New York
Le MET est actuellement très prudent sur la signification de l’image :
« Il s’agit très probablement une voyante prédisant la naissance d’un héritier et futur roi. L’image d’un homme nu portant la bande blanche servait de couronne aux dirigeants hellénistiques apparaît comme un reflet sur son bouclier. » [9]
Mur Est du grand triclinium (reconstitution)
La position de la fresque suggère que le miroir montre quelqu’un qui se trouverait derrière la porte, où bien dans le jardin, vu au travers de la fenêtre. La porteuse quant à elle regarde de l’autre côté, vers un couple assis sur un trône et, au delà une joueuse de lyre escortée d’une petite fille.
Mur Ouest du grand triclinium (reconstitution) |
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Museo Archeologico Nazionale di Napoli
Le mur d’en face montre un autre couple, cette fois assis par terre, autour d’un autre bouclier : et en face de la porteuse de bouclier se trouve un vieillard appuyé sur un bâton, qui lui aussi observe le couple.
Ces symétries entre les deux murs suggèrent un sujet commun, et les interprétations d’ensemble n’ont pas manqué.
Pour le découvreur, Barbabei (1901), le sujet des fresques serait le Triomphe de l’Amour, et le bouclier représenterait Mars subjugué par Vénus.
Pour Studnizca (1923), les fresques montrent la famille royale de Macédoine :
- le mur Ouest représente le roi macédonien Antigonus Gonatas assis avec sa mère Phila, sous le regard de son mentor le vieux philosophe Menedemus d’Erétrie :
- le couple du mur Est est le père d’Antigonus, Demetrius Poliorcetes, en visite chez sa belle soeur Eurydice, tandis que Ptolemais, la fille de celle-ci, le débarrasse de son bouclier.
Pour Phyllis Lehmann (1953), le sujet serait les Mystères de Vénus et d’Adonis :
- sur le mur Ouest, le vieil homme appuyé sur son bâton est le père d’Adonis, le roi Kinyras de Chypre, et les deux femmes assises autour du bouclier sont Vénus en deuil et une servante ;
- le couple du mur Est est Vénus et Adonis : à gauche la joueuse de lyre célèbre la résurrection de celui-ci, qui est montré à droite dans le reflet, revenant de la mort.
Pour Margaret Bieber, les fresques sont simplement les portraits de la famille des propriétaires :
- sur le mur ouest le vieux père (probablement jadis équilibré par une vieille mère de l’autre côté) regardant son fils assis avec son épouse ;
- sur le mur Est, un autre fils assis avec son épouse, et qui serait décédé : ce pourquoi il est représenté nu, la plus jeune soeur emportant son bouclier désormais inutile, tandis que la sœur aînée célèbre sa mémoire sur sa lyre.
Enfin en 1955, Martin Robertson [10] discute les hypothèses précédentes et se rapproche de celle de Studnizca :
- sur le mur Ouest, le couple est une représentation allégorique de la Macédoine à gauche et de la Perse à droite, observées par un vieux philosophe qui pourrait être Zénon ;
- le mur Est représente le mariage mixte d’un couple réel : Alexandre de Macédoine avec Statira, la fille de Darius, ou bien Seleucus et Apama. Le femme portant le bouclier illustrerait un rituel de mariage inconnu.
Ainsi la seule interprétation qui donne un sens au personnage du reflet est celle de Phyllis Lehmann : Adonis revenant de la Mort.
Achille et ses deux boucliers
Le premier bouclier
Le premier armement d’Achille, amphore à figures noires du peintre Camtar, vers 550 avant JC, Museum of Fine Arts, Boston
Achille a eu deux boucliers forgés par Héphaïstos :
- le premier lors du mariage de Pélée avec sa mère Thétis à Phtia ; prêté à son compagnon Patrocle pour son combat fatal avec Hector, il fut pris comme trophée par ce dernier ;
- le second, forgé en remplacement et décrit en détail au chant XVIII de l’Iliade, comportait tout un microcosme sculpté.
Cette amphore montre très probablement le premier bouclier avec un gorgoneion [11], ornement effrayant qui est souvent figuré sur le bouclier d’Achille, d’Athéna ou d’autres guerriers.
Héphaïstos polissant devant Thétis le bouclier d’Achille
Amphore athénienne, 460 BC, Museum of Fine Arts Boston
Cette amphore à figures rouges, plus récente, montre la même scène : le bouclier est très brillant (Héphaïstos finit de le polir), mais le gorgoneion est un ornement, pas un reflet comme dans l’histoire de Persée.
Le second bouclier
Thétys chez Vulcain
Triclinium de la maison de Paccius Alexander, Pompei IX 1. 7, National Archaeological Museum, Naples
Le scène est assez fidèle à la description par Homère du second armement, où Thétys se déplace dans l’atelier d’Héphaïstos [12] : on voit de nombreuses figures ciselées sur le bord du bouclier, qui reste si brillant qu’il reflète la silhouette de Thétys.
Achille entre bouclier et miroir
Pour lui éviter de mourir à la Guerre de Troie, sa mère avait caché Achille, déguisé en rousse, parmi les filles du roi Lycomède. Le rusé Ulysse trouve un stratagème pour le débusquer :
« Moi, afin de toucher sa fibre virile, j’ai introduit des armes, parmi des articles pour dames ; et il ne s’était pas encore défait de ses habits de fille, que déjà il avait en main un bouclier et une lance ». Virgile, Enéide, XIII, 165
Dans cette scène très souvent représentée, certains artistes ont joué sur l’opposition symbolique entre deux objets circulaires emblématiques de l’un et l’autre sexe : le miroir et le bouclier.
Achille à Skyros
Fresque de Pompei, Maison de Castor et Pollux
Sous les yeux du roi Lycomède qui trône entre deux soldats, Achille vient de saisir l’épée et le bouclier, et Ulysse l’agrippe par le poignet.
« Un autre Grec, Diomède, ou Phénix, ou Nestor, saisit en même temps le jeune héros et commence à le dépouiller de ses vêtements de femme ; à moins qu’on n’aime mieux voir dans ce personnage un confident des projets de Thétis, qui cherche à empêcher le fils de cette déesse de se trahir en saisissant les armes. Enfin, sur le second plan, paraît un personnage dont l’attitude, plus difficile à expliquer, a donné lieu à quelques méprises : c’est selon nous, Déidamie, qui, occupée à essayer pour son propre compte les parures féminines sous lesquelles Ulysse avait caché les armes, est effrayée tout à coup par la scène qui se passe entre Achille et le roi d’Ithaque ; si son état de nudité ne paraît point encore assez bien expliqué, il faut se rappeler que les artistes anciens, comme certains modernes, ne demandaient qu’un prétexte pour mettre dans leurs tableaux quelque chose de plus séduisant que des chairs d’homme et des draperies. » On remarquera que le bouclier offert au fils de Pélée est orné d’un sujet bien séduisant pour ce jeune héros, et bien fréquemment répété dans l’antiquité, ainsi que plusieurs exemples nous l’ont déjà prouvé : ce sujet est l’éducation d’Achille lui-même par le centaure Chiron. » [13]
On voit à gauche le miroir à main qu’Achille a dédaigné (ou laissé tomber) pour s’emparer du bouclier.
Achille à Skyros
Fresque de Pompei, Maison d’Achille IX.5.2, Naples Archaeological Museum
Cette autre fresque pompéienne montre clairement que le soldat à gauche d’Achille, ainsi que ceux qui entourent le roi Lycomède sont tous des Grecs qui prêtent main forte à Ulysse. Le miroir est toujours tombé aux pieds d’Achille.
Achille à Skyros
Mosaïque de Pompei, Maison VI.7.23
Cette composition plus simple confirme l’antithèse entre le miroir et le bouclier, dont la figure du centaure Chiron fait une icône de l’éducation virile. La femme nue, opposée à Ulysse, est bien Déidamie, la fille de Lycomède, dont Stace raconte qu’elle était devenue l’amante et l’épouse du héros déguisé :
« …la jeune Déidamie, seule de ses sœurs, avait découvert, caché sous les dehors d’un sexe menteur, le véritable sexe du petit fils d’Éaque… le son de sa voix, la force de ses étreintes, son indifférence pour les autres jeunes filles, ses regards avidement fixés sur elle, ses soupirs qui souvent interrompent ses discours, tout étonne Déidamie. Plus d’une fois Achille allait lui découvrir sa ruse, mais la vierge légère s’enfuit et arrête l’aveu. Ainsi, sous les yeux de sa mère Rhéa, le jeune roi de l’Olympe donnait à sa sœur confiante de perfides baisers ; il n’était encore que son frère, mais bientôt il ne respecta plus les liens du sang, et effraya sa sœur par les transports d’un véritable amour. » Stace, Achilleide, I [14]
Achille à Skyros
Fresque de Pompei, Maison de Holconius Rufus VIII.4.4 Dessin de Nicola La Volte Naples Archaeological Museum via www.pompeiiinpictures.com
L’opposition entre bouclier et miroir n’avait cependant rien de systématique à Pompéi : cette fresque aujourd’hui effacée ne comporte aucun miroir. L’effet recherché est ici clairement érotique, par la comparaison entre le corps nu de Déidamie, levant un bras vers le ciel et tenant la jambe d’Achille de l’autre, et le corps dévoilé de ce dernier, levant le bouclier d’une main et tenant la lance de l’autre. Noter les chaussons de femme dispersés par terre, parmi les colifichets amenés par Ulysse, et la trompette qui sonne : deux motifs que nous allons voir reparaître.
Le miroir et la trompette
L’Achilleide de Stace, écrite en 94-96 (donc quinze ans après l’éruption de Pompei) est la source la plus détaillée, expliquant le travestissement volontaire d’Achille (par amour pour Déidamie), la durée de la supercherie (grâce à l’aide de celle-ci) et la révélation par étapes du pot au roses :
« Achille s’est approché de plus près ; l’éclat du bouclier réfléchit ses traits, et il reconnaît dans l’or sa fidèle image. A cette vue, il a horreur de lui-même et rougit de honte. Aussitôt Ulysse se penche à son côté, et lui dit à voix basse : « Pourquoi hésites-tu? nous le savons, c’est toi qui es l’élève du centaure Chiron, le petit-fils du Ciel et de l’Océan … Déjà Achille dégageait sa poitrine de sa robe, quand, sur l’ordre d’Ulysse, Agyrte fait entendre une fanfare guerrière ; les jeunes vierges s’enfuient aussitôt, jettent çà et là les présents, et courent implorer leur père: elles croient entendre le signal des combats. Mais la robe d’Achille est d’elle-même tombée de sa poitrine. Déjà un bouclier, une lance plus courte arment son bras. O prodige! il paraît surpasser de toutes ses épaules et le roi d’Ithaque et le héros d’Étolie… Déidamie pleurait à l’écart, en voyant la fraude découverte. Achille entend ces gémissements douloureux, et cette voix si chère à son cœur ; il hésite, et le feu secret qui le brûle abat son courage. » Stace, Achilleide, II [14]
Finalement Achille révèle son identité et demande à Lycomède la main de sa fille, régularisant définitivement la situation.
Si la trompette, déclencheur sonore de la révélation, est couramment représentée dans l’Antiquité, la scène de l’introspection dans le miroir n’est montrée que de manière allusive, par la mise en écho du bouclier et du miroir.
Achille à Skyros
Mosaïque provenant de Zeugma, avant 256, musée archéologique de Gazi Antep
Cette composition positionne, entre Lycomède et Ulysse, le couple Déidamie / Achille ; elle oppose clairement le bouclier au miroir, ce dernier étant placé autour du jet d’eau de la fontaine dont la mosaïque décorait le fond. A noter le détail du chausson de femme qu’Achille a jeté devant lui, signe d’impétuosité mais aussi marqueur graphique de sa transition sexuelle :
« L’image du monosandale, appliquée à Achille, illustrerait ainsi plus concrètement cette notion du passage à la vraie vie, après le travestissement de Skyros, passage qui était également celui de l’adolescence à l’âge adulte » Janine Balty [15].
Il se peut, comme le note également Janine Balty , que cette dissymétrie ait une signification encore plus précise :
« attirer l’attention sur un des pieds d’Achille ne reviendrait-il pas à rappeler que le fils de Thétis, bien que divin par sa mère, succombera par la flèche que le Troyen Pâris lui tirera dans le talon ? «
Plat d’Achille; vers 230 ap JC, Musée d’AUGUSTA RAURICA, Augst
On retrouve le même détail assez souvent, notamment dans ce plat somptueux, qui a peut-être appartenu à l’empereur Julien l’Apostat (le pourtour montre douze scènes de l’histoire d’Achille). La composition met en parallèle :
- Achille levant son bouclier et le soldat levant sa trompette,
- Déidamie qui retient son amant et Ulysse qui l’entraîne.
Achille à Skyros
Mosaïque byzantine 4ème-5ème siècle, Musée d’art de Dallas
Cette mosaïque tardive montre combien l’histoire était devenue populaire tout au long de l’Antiquité, s’enrichissant de personnages secondaires. La composition oppose les deux moments de l’histoire :
- à gauche, Achille habillé en femme joue de la lyre entre Deidamia et une autre fille, Euphemia ;
- a droite, il saisir la lance et le bouclier, entre trois femmes (Pophos, Deidamia et une troisième agenouillée), tandis qu’Ulysse montre le chemin vers de les murailles de Troie.et qu’Agyrte avec sa trompette sonne déjà la charge.
La dialectique des objet se joue ici entre la lyre et la trompette, vers laquelle le bouclier a définitivement penché.
L’importance croissante de la trompette laisse penser que le motif avait acquis, au cours des siècles, une signification philosophique :
« Achille abandonnant ses vêtements féminins au signal de la trompette serait une allégorie du réveil de l’âme se dépouillant de son enveloppe charnelle pour vivre selon l’esprit » [15].
Le renouveau baroque
L’Achilleide de Stace était connue au Moyen-Age, et sa première édition imprimée date de 1470. Mais c’est l’édition publiée à Anvers en 1616 par l’ami de Rubens, l’humaniste Jan G. Gevartius, qui a diffusé le thèmes d’abord chez les peintres baroques, puis chez les musiciens. Ne connaissant pas les images antiques, la plupart des artistes se contentent de la découverte de l’épée pour déclencher le coming-back d’Achille.
Mais certains réinventent l’opposition entre bouclier et miroir et retrouvent, sous l’alibi héroïque du choix de la guerre contre l’amour, le côté émoustillant du jeu à la limite des sexes.
Achilles parmi les filles de Lycomède
Pietro Paolini, 1625–30, Getty Museum
Vanité de la vue, vérité de la révélation (SCOOP !)
Toujours très original, Paolini développe brillamment le thème de la révélation au travers de trois paradoxes de la Vue :
- la fille qui essaie son masque dans le miroir (autrement dit qui se voit ne pas être vue) ;
- le vieux Lycomède qui essaie des lunettes en regardant des lunettes ;
- la coquette au ruban rouge qui ne se voit pas telle qu’elle est, à savoir un caniche obéissant à sa mère.
Au milieu de ces caricatures, la plus belle des filles se revoit en garçon, par ce regard intérieur qui est celui du souvenir.
Et le marchand d’attrapes est un guerrier qui ne se fait pas voir, comme le montre la seconde épée dissimulée au premier plan.
après 1650, National Museum in Warsaw | vers 1655, Alte Pinakothek, Munich |
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Achille parmi les filles de Lycomède, Jan Boeckhorst
Dans deux des tableaux qu’il consacre au thème, Boeckhorst distingue une des femmes par sa position debout, tenant le bouclier au dessus du miroir : mis à part l’accessoire, rien dans son apparence ne laisse soupçonner le héros sous la robe.
Achille à Skyros
Poussin, 1656, Virginia museum of Fine Arts, Richmond
Poussin a traité le thème trois fois, mais seule cette version fait un usage, tout à fait contre-intuitif, du bouclier et du miroir. Achille est saisi au moment où, captif de sa psychologie féminine, il n’a pas encore porté son attention sur le bouclier posé à ses pieds, et se contemple dans le miroir : c’est le casque posé par coquetterie sur sa tête qui va le rappeler à sa vraie nature.
Achille reconnu à la cour de Lycomède
Sébastien Le Clerc II, avant 1713, Musée des Beaux-Arts de Brest
Le chameau justifie le turban, accessoire androgyne qui résout à bon compte le problème de la féminisation du gaillard, tout en diluant dans l’orientalisme le côté douteux du sujet. Tandis que trois femmes exhibent, de droite à gauche, les accessoires de la Beauté (miroir, collier de perles et anneau), Achille s’est déjà saisi, par les mains et le regard, des instruments de la Gloire (épée, bouclier et casque).
Achille a Skyros
Subleyras, vers 1735, collection particulière
Toujours dans le goût orientaliste, Subleyras propose au centre du tableau une sorte de rébus visuel en trois objets : miroir (SE VOIR) + masque (SE CACHER) = miroir masqué = bouclier retourné.
C’est sans doute la seule tentative d’illustration directe du récit de Stace :
« A cette vue, il a horreur de lui-même et rougit de honte. Aussitôt Ulysse se penche à son côté… »
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