Ces bordures sont particulièrement irritantes, car on ne sait pas distinguer celles qui recèlent un message et celles qui sont purement décoratives : aussi les historiens d’art évitent en général d’en parler [1].
J’ai rassemblé toutes celles que j’ai pu trouver, en regrettant de n’avoir réussi à en déchiffrer qu’une seule et en espérant que des lecteurs plus perspicaces feront avancer la question.
Article précédent : 5.4 Quelques chefs d’oeuvre des bordures
Jeux avec l’alphabet
Octobre, fol 5v |
Novembre, fol 6r |
Heures dites de Henri IV, BNF Lat 1171 Gallica.
On trouve souvent dans les Livres d’Heures des représentations de l’alphabet, soit comme bordure décorative, soit comme micro-inscription sur un livre à l’intérieur du livre. Danièle Alexandre-Bidon [2] a montré que ces alphabets intégrés servaient à l’apprentissage de la lecture.
L’enseignement de la lecture
Livre d’Heures, vers 1445, Ms Harley 3828 British Library fol ff-27v-28r
Cette double page montre, en regard de l’alphabet en majuscules et minuscules, le jeune fille à qui le livre appartenait [2a]. Elle se présente devant la maîtresse, main droite offerte au coup de férule (la baguette avec un disque plat). On remarque, accroché au dessus de la chaire, un autre instrument pédagogique : une tablette alphabétique.
Ave Maria Gracia Plena
Heures de Charles d’Angoulême, 1475-1500 , BNF Lat1173 fol 52r
Il est très possible que ces caractères amusants, joints à cette prière facile qui comporte beaucoup de lettres répétées, ait été conçue pour faciliter leur reconnaissance. Les deux I par exemple ont des compositions opposées : un homme au dessus d’une femme, une femme au dessus d’un homme : apparier ces deux formes permettait de mémoriser la lettre.
Au verso de la même page figure un calendrier perpétuel : preuve du caractère pratique de cet insert dans le Livre d’Heures.
Monogrammes
Les monogrammes (initiales du propriétaire ou de sa devise) restent malheureusement la plupart du temps inexpliqués.
Manuscrits anonymes
Fol 7r |
Fol 34v |
1483-1503, Horae ad usum Romanum, NAL 3210
Ces séquences de lettres reviennent plusieurs fois dans le manuscrit :
- B D I n’a pas été expliqué
- I F (confirmé par les armoiries) correspond aux initiales du commanditaire, Jean de Chasteauneuf , seigneur de Pixérécourt, et de son épouse, qui se sont fait portraiturer au folio7r.
On notera à droite le motif très original des lettres accrochées dans l’arbre, ou ramassés dans un panier.
Les Heures de Boussu
Fol 53v |
Fol 54v |
Maître d’Antoine Rolin, 1490-96 , Heures de Boussu, BNF Arsenal. Ms-1185 réserve Gallica
On connait ici le nom de la commanditaire, Isabelle de Lalaing, épouse de Pierre de Hennin. Elle s’est fait représenter en habit de veuve, en prière devant la Vierge. Les initiales des prénoms des époux, P et Y, liées par une cordelière, disent la solidité de leur couple au delà de la mort, que souligne le motto « Vous Seul » ([3], p 120). Le second monogramme, e h, reste à expliquer.
Fol 373v |
Fol 374r |
La dernière miniature pleine page montre par anticipation Isabelle sur son lit de mort, pleurée par ses trois filles Guillemette, Isabelle et Gabrielle. L’homme du fond est son dernier fils encore vivant, Philippe ([3], p 132). Il se tient devant un tableau de la Crucifixion, tandis que dans le cadre de la fenêtre apparaissent, visibles pour le lecteur seulement, l’Enfer et le bon Dieu dans le ciel.
En face, le texte de la Vigile des Morts est entouré d’une bordure funèbre qui rassemble les deux monogrammes, des ancolies (synonymes de mélancolie), et des larmes.
Fol 187r (face à la miniature du Jardin des Oliviers) |
Fol 196r (face au Portement de Croix). |
Larmes qui anticipent la mort inéluctable d’Isabelle, comme celles du Christ au Jardin des Oliviers ou celles des Filles de Jérusalem qui le voient passer portant sa croix.
Les Heures d’Anne de Bretagne
Jean Poyer, 1492–95, Livre d’Heures d’Anne de Bretagne ,Morgan MS M.50 fol. 1v–2r
Toutes les bordures du manuscrit affichent, dans tous les motifs géométriques possibles, les trois lettres du prénom Anne.
Maître des Triomphes de Pétrarque, 1500-05 , Petites Heures d’Anne de Bretagne, BNF NAL 3027 fol 7r Gallica
Quelques années plus tard, ce second Livre d’Heures reprend le même principe de marquage total, avec un logo symétrisé qui ressemble à deux E affrontés : il s’agit en fait des trois mêmes lettres A N et E, en plus discret.
1500-20, Heures à l’Usage de Paris, Yale University Library Beinecke MS 375 fol 1v-2r
Dans le même esprit, cet anonyme a saturé toutes les bordures avec les lettres E F G. Le motif récurrent des cordes et des noeuds suggère qu’il s’agissait d’une consoeur de la fraternité de Chevalières de la Cordelière, fondée en 1498 par Anne de Bretagne pour les veuves de la noblesse.
Les Heures de Jean Dufour et Marguerite Autin
Heures a l’usage de Rouen, vers 1500, Society of Antiquaries of London, SAL MS 13
Ce manuscrit comporte à chaque image une lettre capitale, ici répétée dans une grille.
fol 62v-63
Il s’agit des lettres des deux propriétaires, IEHAN DVFOVR and MARGUERITE AVTIN, heureusement révélés sur cette double-page.
Le manuscrit comporte plusieurs iconographies originales : sur ces deux images (marquées D et V) Jean DVfour s’est fait représenter au bord de l’Enfer, mais yeux et mains levés vers le ciel.
Inscriptions cryptiques
Les Heures La Flora
fol 324
Cette bordure particulièrement énigmatique, autour d’une prière à Saint Antoine, est composée de groupes de quatre lettres, de taille croissante de haut en bas. Les caractères, faits de bûches entaillées, semblent se désorganiser progressivement.
Noter en particulier les cinq K, dont le dernier est illisible et le I qui se coupe en deux.
1483-98, Heures La Flora, pour Charles VIII, Biblioteca nazionale Napoli, BNN Ms. I. B. 51 fol 106
Margaret Goehring [4], qui a consacré un article à ce type de bordures, pense qu’elles imitent les broderies luxueuses qu’on pouvait trouver sur les tissus d’honneur et les vêtements sacerdotaux : elles n’auraient dans la plupart des cas aucun sens.
Ici il est possible que les lettres aléatoires fassent écho au sujet de l’image, le tirage au sort des vêtements de Jésus.
Le Bréviaire Mayer Van Der Bergh
Fol 274
Ce très riche manuscrit [4a] ne comporte qu’un seule page avec bordure alphabétique, disposée là encore en diagonales indéchiffrables.
Le Bréviaire d’Isabelle la Catholique
Les sept frères de Jésus, fol 404v
Bréviaire d’Isabelle la Catholique, vers 1497, BL Add MS 18851
Plusieurs mots simples sont ici reconnaissables, sans faire partie d’un texte connu : cette page se rattache donc probablement à l’apprentissage de la lecture.
Les Heures de la reine Isabelle la Catholique
La Cour céleste, fol 37v, |
Saint Nicolas, fol 183v |
Master of the First Prayerbook of Maximillian, vers 1500 , Heures de la reine Isabelle la Catholique, Cleveland Museum of Arts
Ces deux pages se rattachent probablement à la catégorie des broderies indéchiffrables.
Messe de la Vierge, fol. 87v
L’inscription se déchiffre péniblement :
CENCIANT OMNES TUAM IVVAME(n) QUICONQUE CEL
Il s’agit de la fin d’un motet pour la Sainte Vierge :
Sentiant omnes tuum juvamen, Quicunque celebrant tuam sanctam commemorationem
Sainte Elizabeth de Hongrie, fol 197v,
Elizabeth étant la sainte éponyme d’Isabelle la Catholique, il y a peu de chance que cette inscription n’ait aucun sens. Les mots sont bien découpés et les caractères tous reconnaissables. Certains ont deux formes, que j’ai noté en majuscule et minuscule :
HYPrA:SeNR:LUBGH:AS:aHYK:NAFI:Rhm:EOMaT
Mis à part HYPRA, le nom latin d’Ypres, les mots n’ont aucun sens. Il s’agit probablement d’un code par substitution, que je n’ai pas réussi à déchiffrer.
Fol. 268r
Cette bordure est un revanche presque totalement déchiffrable, car les textes sont issus de deux prières courantes.
Les parties entourées de bleu sont extraites de l’hymne Ave maris stella. La partie entourée de jaune indique qu’après (POST) commence une autre prière à Marie, Maria, mater gratiae. Appliquées à la partie en rouge, les mêmes règles de substitution ne donnent rien (AFNEPS VRGMXL XL HXIPTSA).Je n’ai pas retrouvé de prière qui convienne.
Collections de lettres
Ces cas sont classifiés par les spécialistes sous le terme de « bordures géométriques avec lettres » (geometrical borders with letters). Les lettres semblent reparties au hasard, de manière qu’aucun mot ni aucune régularité n’apparaisse.
Je les présente ci-dessous par ordre chronologique.
Les Heures d’Engelbert de Nassau (vers 1475)
Saint Sébastien, Maître de Marie de Bourgogne , vers 1475, Heures d’Engelbert de Nassau, Bodleian Library MS. Douce 220 fol 33r |
Heures de l’archiduc Ferdinand, vers 1520, Osterreichische Nationalbibliothek, Cod.Series Nova 2624, fol. 72v |
On trouve tout d’abord, dans ce manuscrit, l’initiale de Engelbert multipliée au sein d’un damier noir et blanc. De la même manière, une quarantaine d’années plus tard, l’initiale de Ferdinand trouvera place dans les losanges d’un treillis imitant le bois.
C’est plus loin dans les Heures d’Engelbert qu’apparaît la toute première grille de lettres.
David ramenant la tête de Goliath, fol 190v
Maître de Marie de Bourgogne , vers 1475, Heures d’Engelbert de Nassau, Bodleian Library MS. Douce 220
Dans un treillis métallique, des lettres elles aussi métalliques se trouvent en apesanteur, projetant leur ombre sur le fond bleu. Elles appartiennent à deux alphabets :
- l’un imitant des branches de bois (N, F, E, I, V, R, H, M, L , m, S, P, b, C, plus le b cyrillique ?)
- l’autre avec des majuscules normales (H , A (sans barre), E, V)
Ce mélange laisse penser que l’ensemble ne va pas plus loin qu’une « collection de lettres », dans le même esprit que les autres collections que le manuscrit propose dans ses bordures (fleurs, crânes, badges de pèlerins, bijoux, coquilles Saint Jacques, plumes).
Il se peut également qu’il ait pu fonctionner comme un jeu pédagogique sur le mode « trouver l’intrus », ce qui expliquerait la lettre aberrante dans chaque alphabet.
En revanche, dans un autre manuscrit ayant appartenu à Marie de Bourgogne [5], une bordure similaire autour de Saint Sébastien se laisse partiellement déchiffrer : on trouve en haut à gauche la devise des Habsbourg : « HALT MASS » (sois mesuré).
Les Heures Emerson-White
Fol 53r |
Nativité, Fol 62 |
Heures à l’usage de Rome, vers 1480, Harvard University, Houghton Library MSS Typ 443
Ce manuscrit comporte quatre bordures avec lettres, deux en marge unique, deux en bordure complète. La question de la suspension des lettres a été résolue par l’ajout de fils dorés. On pourrait espérer que la demi-grille ( 8 X 2) se retrouve d’une manière ou d’une autre à l’intérieur de la grande (8x 7), ou serve de grille de décodage.
Je n’ai pas trouvé de lien entre les deux, et la logique des deux collections de lettres semble différente :
- celle de gauche n’a aucune duplication de lettres ;
- celle de droite possède certaines duplications (A, e, I, O), et une lettre est répétée avec deux graphies différentes (le H en 7-2 et 7-6).
Sainte Marie Madeleine, Fol 114r
Cette bordure, très semblable à celle de la Nativité, possède une différence minime : certaines lettres sont suivies d’un point.
Ceci permet de reconnaître facilement un cantique associé à Marie Madeleine, qui figure d’ailleurs au centre de la page.
Fol 207
Cette dernière bordure relève à nouveau de la collection de lettres, mais agencée différemment :
- la grille, en diagonale, fait ici une ombre sur le fond ;
- les rares lettres sont toutes distinctes, sauf le R, écrit sous deux formes différentes.
Les Heures Huth
Fol 227v |
Fol 228r |
1485-90, Heures Huth, BL Add MS 38126
Ici l’explication est moins claire : il y a un intrus évident (la lettre theta) mais quatre caractères du bord sont mal formés ou illisibles.
Il se peut que ces caractères exotiques ou fautifs soient en rapport avec le Saint de la page de gauche : Saint Jérôme, le rédacteur et correcteur de la Vulgate à partir des textes grecs et hébreux.
Un cas atypique
La Vision de Saint Grégoire
1485-1500, Heures à l’usage de Chartres, Huntington Library HM 01150 f. 161, San Marino, California
Cette grille de lettres, la seule du manuscrit, n’a pas été expliquée. S’agissant de la dernière image pleine page du manuscrit, elle forme une sorte de conclusion : le coeur, lié par une cordelière à une lettre E symbolise probablement le propriétaire qui « pense » (la pensée) à Jésus (IHS) et Marie (Ave Maria). Il est donc possible que les lettres jouent ici un double rôle : le R et le E répétés maintes fois pourraient être les initiales du dévot, tandis qu’on peut lire par deux fois, en partant du O, l’invocation « O REGINE » (O Reine).
Le texte étant celui des « sept O de Saint Grégoire » (sept invocations à Jésus commençant par O), le commanditaire aurait ainsi voulu compléter cette page récapitulative par une oraison à Marie.
Le Maître des scènes de David dans le bréviaire Grimani
Vers 1500, MS. Douce 8 fol 63
Ce spécialiste des bordures originales a repris au moins une fois la formule. On lit facilement ici le début du psaume 121,7 :
FIAT PAX IN VIR
Les Livres à énigmes de la famille Lallemant
Parcours rapide à travers plusieurs livres ayant appartenu à cette famille de riches bourgeois de Bourges, amatrice de complexités et d’énigmes. Interprétés longtemps comme alchimiques, leurs emblèmes sont désormais lus comme les marques de l’esprit particulièrement alambiqué de la Renaissance française [6]..
Les Héroïdes d’Ovide, pour Etienne Lallemant
Les Héroides d’Ovide, vers 1498, BNF Ms-5108 réserve, fol 17v
Briseïs écrit à Achille : sa robe est parsemée de leurs initiales alternées. Le motif de lettres joue ici, non pas un rôle cryptique, mais un rôle explicatif.
Le Boèce d’Etienne Lallemant [6a]
1498, BNF Lat. 6643 fol 227r, Gallica
Cette image en apparence mystérieuse suit le texte de très près.
Philosophie est la reine de droite, vêtue ici d’une robe couleur de ciel. Boèce décrit les deux lettres grecques qui l’ornent, Theta en haut (ici couché comme un Phi) et Pi en bas : ces lettres correspondent au début et à la fin du cursus philosophique antique, partant de la Pratique pour aller à la Théorie [7]
« Mais des brutes avaient déchiré ce vêtement et chacun avait emporté le lambeau qu’il avait pu s’approprier » (Boèce, Consolation de la Philosophie, I, 1, 5).
L’autre reine est Fortune, à la robe constellée de lettres F:
« Philosophie et Boèce , à droite , contemplent une scène dont le personnage central est Fortune , figurée mi-partie blanche , mi-partie noire… A sa gauche , plusieurs personnes en riches habits supplient la bonne Fortune [côté blanc] . Mais les victimes de Fortune adverse [côté noir] gisent à l’avant-plan sous forme de trois cadavres . Le miniaturiste du Parisinus précise leur qualité : un homme d’armes à la cuirasse d’or, un bourgeois en robe longue bordée de fourrure ; entre eux un homme à robe courte, face contre terre, peut être un homme du peuple. » [8]
Les Heures d’Etienne Lallemant
Reliure des Heures d’Etienne Lallemant, Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux-arts, Ms. Mas 137 [6]
Comme l’a montré Frédéric Sailland [6], les lettres se lisent alternativement, de manière à composer la phrase :
AMOVR DESIR REGRET ESPOIR ET DOVBTE
Cette reliure a sans doute été rajoutée dans les années 1530, le manuscrit lui-même datant d’environ 1499.
Vers 1499, Bibliothèque de l’Ecole des Beaux-Arts, Ms.Mas 0137, p 13
Les pages illustrées sont très homogènes, et se composent pour la plupart :
- d’une lettrine avec un emblème ;
- d’un bas de page avec un putto prenant différentes poses, accompagné d’une ou plusieurs coquilles et d’un bourdon de pèlerin, plus la devise en italien :
testimonio del mio dolore
|
témoignage de ma douleur
|
Vers 1499, Bibliothèque de l’Ecole des Beaux-Arts, Ms.Mas 0137, p 13 (détail)
L’emblème est ici un scorpion (symbole fatal) logé dans une coquille (protection, éternité), accompagnant la devise latine :
TU FERIS, DAS SALUS
|
En nous frappant, tu nous sauves
|
Remarquer le fond biparti : noir uni / rayures descendantes blanches et rouges, sur lesquelles sont semés des E majuscule dorés, l’initiale d’Etienne.
Vers 1499, Bibliothèque de l’Ecole des Beaux-Arts, Ms.Mas 0137, p 218-219
L’emblème le plus fréquent (il apparaît dans vingt quatre pages) est composé d’un à trois bourdons de pèlerins, sur fond uni rouge et bleu, avec une devise qui s’accorde bien avec l’idée de souffrance pénitentielle du pèlerin :
SOUFFRIR TE VAILLE : Que souffrir te convienne (te profite)
Les Héroïdes d’Ovide, vers 1498, BNF Ms-5108 réserve, fol 179v (détail)
La devise apparaît également dans Les Héroïdes d’Ovide, développée dans cette unique page en une sorte de dialogue intime :
SOUFFRIR TE VAILLE, C’EST MA FE
|
Que ta souffrance ait de la valeur, c’est ce que je crois.
|
Vers 1499, Bibliothèque de l’Ecole des Beaux-Arts, Ms.Mas 0137, p 219 (détail)
La page de droite montre un autre emblème qui n’apparaît que deux fois dans le manuscrit : une ruche entourée d’abeilles dorées, avec la devise :
POINT MA LA PLUS BELLE : La plus belle m’a piqué (percé)
p 13 |
p 219 |
Le fond biparti invite à la comparaison avec le tout premier emblème du manuscrit :
- à la coquille (ouverte) correspond la ruche (perforée) ;
- à l’insecte de la mort qui frappe (le scorpion) correspond celui de l’amour qui aiguillonne (l’abeille) ;
- au E doré correspond l’abeille dorée.
Le fond aux couleurs des Lallemant, et la logique de la comparaison invitent à imaginer que les deux protections impuissantes (la coquille ouverte, la ruche perforée) représentent Etienne sous deux aspects :
- menacé par la mort, qui lui « donnera le salut » (le E majuscule doré) ;
- favorisé par la fortune et visité par « la plus belle » (des abeilles).
Bibliothèque de l’Ecole des Beaux-Arts, Ms.Mas 0137 p 122-23 (reconstituée)
La page la plus saisissante du manuscrit est celle qui ouvre l’Office des Morts (j’ai remis à sa place la miniature du gisant, découpée probablement dans un autre livre, et qui se trouve désormais page 245).
Le putto habituel du bas de page a été remplacé par un squelette, avec la sentence définitive :
Dieu, souviens-toi de moi, car la Vie n’est que du vent.
|
MEMENTO MEI DEUS QUIA VENTIS EST VITA
|
Ce troisième emblème est unique dans le manuscrit. Le fond biparti nous indique qu’il doit s’agir d’un troisième autoportrait symbolique d’Etienne, que je me risque à interpréter ainsi :
- à la place du E majuscule (qui représentait Etienne « rectifié » par la mort), l’epsilon minuscule représente Etienne sous sa forme terrestre, à savoir celle d’un lettré ;
- la devise « TOUTE MA JOIE » pourrait faire référence à la littérature, seule joie qui reste à Etienne après ses peines d’amour ;
- le collier fermé par un cadenas, affichant seize des lettres de l’alphabet, pourrait signifier que cette littérature est à la fois richesse et prison.
Cet emblème très original du collier cadenassé est en résonnance avec la tonalité générale du texte qu’il ouvre, à savoir le psaume 116 :
Dieu, libère mon âme… Je me suis humilié et il m’a libéré
|
Domine, libera animam meam… Humiliatus sum , et liberavit me
|
Les deux textes côté gisant développent quant à eux ce qu’il faut comprendre par « JOIE ».
Le texte du haut, en lettres dorées sur fond noir, est l’apostrophe du gisant, « …moi qui étais glorieux, ayant de l’or et de l’argent… »
Le texte du bas, sur parchemin, est un commentaire pour les passants :
« …où sont les amoureux de ce monde, qui sous peu seront avec eux (les morts) ?.. Ils ont festoyé, ils ont bu, ils ont ri, ils ont épousé (duxerunt), dans leurs jours heureux : et en un instant ils ont été précipités en enfer. A quoi leur a servi la joie brève, la gloire vaine, le pouvoir sur le monde, la volupté charnelle, les fausses richesses, une grande famille, la concupiscence mauvaise ? Où est le rire, le jeu, la jactance, l’arrogance ? D’une telle joie, tant de tristesse ! Après tant de joie, tant de misère. Rien ne leur leur est arrivé qui ne puisse t’arriver. Car tu es un homme, un homme d’humus, limon de limon. Tu es de la terre, tu vis de la terre, et à la terre tu retourneras »
p 139 |
p 194 |
Les crânes qui ornent les pages de l’Office des Morts, ainsi que le bas de page isolé où Saint Jean Baptiste remplace le putto et le squelette, enfreignent la charte graphique du manuscrit, puisqu’ils ne sont associés à aucun lettrine. Ils sont par contre cohérents avec Les Heures de La Hague, un manuscrit réalisé pour Jean Lallemant le Jeune vers 1537. Il est donc probable que c’est vers cette date que ce dernier a personnalisé le manuscrit hérité de son frère Etienne, en lui rajoutant ses propres emblèmes (liés à Saint Jean Baptiste, comme nous allons le voir), ainsi qu’une reliure au goût du jour.
Les Heures de Jean Lallemant le jeune à l’usage de Bourges (Rosenwald MS 53)
Fol 14v-15, Heures de Jean Lallemant le jeune
Vers 1517-18, Bibliothèque du Congrès, Rosenwald MS 53 (anciennement 11)
La page de gauche regroupe trois motifs qui reviennent répétitivement dans ce manuscrit :
- le Livre aux Sept sceaux de l’Apocalypse, marqué de la devise « DELEAR PRIUS (Que je périsse plutôt !) » ;
- le fond biparti : noir uni / rayures descendantes blanches et rouges
- une séquence cryptique :
K O R E G T Z A D I N X C H L B V M Y Q P S Z F 9
Les trois mêmes éléments se retrouvent dans la vignette de droite. Les lettres suivent la même séquence, mais sont réparties différemment.
Fol 124v
Cette page introduit, toujours avec la même séquence de lettres, un second emblème : tandis que le livre aux Sept Sceaux évoquait Saint Jean l’Evangéliste, la haire (vêtement velu porté pour faire pénitence) fait probablement allusion à la peau de chèvre que Saint Jean Baptiste portait dans le désert. [9]. Notons que le prénom Jean est celui de plusieurs membres de la famille Lallemant (Jean l’Ancien et deux de ses quatre fils, Jean L’Aîné et Jean le Jeune).
Les Heures de Jean Lallemant le jeune à l’usage de Rome (Walters MS W446)
Heures de Jean Lallemant le jeune, vers 1523, Walters Art Museum MS W446 fol 62V
Ce deuxième livre d’Heures semble légèrement postérieur au précédent. C’est un séraphin apocalyptique bleu qui, à la place du Lion rouge, tient le Livre aux Sept Sceaux. On retrouve le même fond biparti, semé maintenant de noeuds dorés.
Le noeud, qui ne fait pas partie des emblèmes habituels des Lallemant, a été expliqué par une influence franciscaine (en relation avec l’idée de pénitence) ou bien par la mode du « huit de Savoie » (l’emblème de la mère du roi, Louise de Savoie) : mais ce dernier est lâche, tandis que celui qui nous occupe est serré à fond. Je pense quant à moi qu’il s’agit d’un emblème spécifique à Jean Lallemant le jeune, en relation :
- avec son autre emblème, le livre impossible à ouvrir
- avec sa devise : DELEAR PRIUS : que je sois découpé plutôt que de lâcher.
Comme dans toutes les pages du manuscrit, la scène religieuse est réduite à un halo minuscule : ici le Christ trônant sur l’Arc en ciel.
Walters Art Museum MS W446 fol 15v
Mais le motif le plus célèbre du manuscrit est celui du rideau troué : le recto est noir uni, et le verso, fait de rayures blanches et rouges, apparaît sur le bord à gauche, et sur les lambeaux qui pendent au centre. Ainsi retournées, les rayures sont descendantes, comme dans le fond biparti habituel.
SCOOP ! : Ce motif unique a probablement été inspiré à Jean le Jeune par le Boèce de son frère Etienne :
- le tissu biface rappelle le vêtement biparti de Fortune,
- le fond noir semé de lettres d’or ressemble à sa moitié Mauvaise,
- la déchirure rappelle celles de la robe de Philosophie.
L’idée est donc que la Philosophie permet en trouant la face Nuit de l’existence, d’apercevoir sa face Jour, éclairée par les vérités célestes : à savoir la haire et, dans le halo, la scène de la Fuite en Egypte.
Walters Art Museum MS W446 fol 52v
La même composition se retrouve sur plusieurs pages, avec une scène différente dans le halo : ici La pénitence de David.
La séquence de lettres comporte toujours les mêmes 25 caractères que dans les Heures de Bourges, mais l’ordre est complètement différent :
R O M X V E B D S Z P L C Q T A I F H Y G K Z N 9
Les spécialistes ont remarqué depuis longtemps qu’il s’agit des 23 lettres de l’alphabet (I pour I et J, V ou U et V), plus un Z barré (abréviation de ET en latin) et le chiffre 9 (abréviation de CUM)
fol 27v
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fol 28
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Livre de prières, Pays-Bas, vers 1445, BL Harley 3828
Cet alphabet étendu n’a rien d’exceptionnel : on le retrouve par exemple dans cette double-page très connue, où l’image de gauche montre soit une salle de classe standard, avec une tablette alphabétique suspendue au mur et la maîtresse tenant sa férule [8a], soit une allégorie de la Grammaire (tenant une cuillère de miel pour récompenser les bons élèves) ou de la Prudence (tenant un miroir à manche) [8b] .
La signification, dans les Heures Lallemant, de cet alphabet diversement mélangé, reste énigmatique. On a pensé ([10], p 544) que la première lettre de la séquence pouvait indiquer la date du manuscrit, en utilisant une table de correspondance entre les lettres de A à T et les 19 années du cycle lunaire, fournie dans le Rosenwald MS 53 : ce qui donnerait 1517 (K) pour le Rosenwald MS 53 et 1524 (R) pour le MS W446.
Une piste moins fragile ([10], p 548) est fournie par une prière d’un autre Livre d’Heures de Jean Lallemant le Jeune (W451, fol 158), en regard d’un alphabet de 23 lettres plus le Z barré :
Veuille, nous t’en prions, que ces vingt quatre lettres forment en s’assemblant les sept psaumes pénitentiels.
|
Concede quesumus ut ex his viginti quatuor litteris fiant secundum magnam potentiam tuam et congregentur septem psalmy penitentiales.
|
Le mélange des lettres pourrait donc être une métaphore de la Faute, et leur arrangement en prières le moyen de la Pénitence.
Les Heures de La Hague
Heures de Jean Lallemant le Jeune, vers 1537, The Hague, KB, 74 G 38 fol. 1v
Ce dernier Livre d’heures, reprend, dix ans après, les emblèmes du Rosenwald MS 53. Seules différences :
- les lettres remplacées par l’emblème du noeud tranché en deux (reproduit également en bas de toutes les images du manuscrit),
- la haire rajoutée sous le séant du lion.
Le texte en spirale, extrait du même psaume que dans la composition funèbre des Heures d’Etienne Lallemant, repose sur la même idée de libération :
Vous avez rompu mes liens, Seigneur : je vous offrirai en sacrifice une hostie de louange et j’invoquerai votre nom.
Psaume 116:16-17
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Dirupisti, Domine, vincula mea; tibi sacrificabo hostiam laudis et nomen domini invocabo.
|
Puisque les sceaux ne sont pas rompus, le texte ne peut s’appliquer qu’au noeud, gigantesque au bas de l’image. Or ce manuscrit a été réalisé juste après un épisode douloureux de la vie de Jean Lallemant le Jeune : accusé de fraude en 1535, il a été emprisonné jusqu’en 1537.
Ainsi le noeud serré, emblème ambitieux de sa résistance, est devenu par la force des choses celui de sa captivité : heureusement Dieu l’a tranché.
Article suivant : 5.6 Un cas d’école : le Printemps et la promenade en barque
Références :
[1] Dans un article récent consacré à une de ces miniatures, il n’y pas un mot sur l’inscription énigmatique de la bordure, au moins pour dire qu’on en sait pas la déchiffrer :
Diane G. Scillia, Gerard David’s
« St. Elizabeth of Hungary » in the « Hours of Isabella the Catholic », Cleveland Studies in the History of Art, Vol. 7 (2002), pp. 50-67
https://www.jstor.org/stable/20079719
[4] Margaret Goehring
« Taking Borders Seriously: the significance of cloth-of-gold textile borders in Burgundian and post-Burgundian manuscript illumination in the Low Countries », Oud Holland, Vol. 119, No. 1 (2006), pp. 22-40
https://www.jstor.org/stable/42711715
[5] Saint Sebastien, 1480-82, fol 327v, Das Berliner Stundenbuch der Maria von Burgund und Kaiser Maximilians Handschrift SMPK KK 78 B 12, Kupferstichkabinett der Staatlichen Museen zu Berlin
[6] Frédéric Sailland, « Le chagrin d’amour d’Étienne Lallemant : Heures à l’usage de Bourges, dites « Heures d’Étienne Lallemant » » 2019
[6a] On supposait que le commanditaire était Jean Lallement l’Aîné, jusqu’à la démonstration récente de Frédéric Sailland :
Frédéric Sailland, « Un manuscrit d’Etienne Lallemant : la Dance aux aveugles de Pierre Michault », Cahiers d’Archéologie et d’D’Histoir du Berry, 9/2020, N°226
[7] O’Meara, Dominic J. 2006. « Les déchirures de la Philosophie. » Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie no. 53:428-431
[8] Pierre Courcelle, « La Consolation de philosophie dans la tradition littéraire: Antécédents et postérité de Boèce », 1986, p 154
[9b] Romedio Schmitz-Esser,
« Prudentia in a Classroom? A Late-Medieval Mirror as Revealing Object in a Miniature from London, BL Harley MS 3828 », Medium Aevum Quotidianum, 60 (2010), 36-45
https://memo.imareal.sbg.ac.at/?edmc=2714
[10] Randall, Medieval and Renaissance manuscripts in the Walters art gallery: France, 1420-1540 Vol 2 partie 2 p 540 et ss, 1992