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2 Une figure de l’Incommensurable

15 avril 2022

On expose ici l’interprétation concurrente de celle de l’hostie, qui s’est récemment imposée : le disque digital est une Terre en miniature

Chapitre précédent : 1 L’hypothèse de l’hostie



En préambule : Un moment charnière de la Messe

 

Sacramentaire de Charles le Chauve, vers 869-870, BnF, Manuscrits, Latin 1141 fol. 6r gallicaLe Christ barbu adoré par la hiérarchie céleste, fol 6r Sacramentaire de Charles le Chauve, vers 869-870, BnF, Manuscrits, Latin 1141 fol. 6v gallicaCrucifixion, fol 6v

Sacramentaire de Charles le Chauve, vers 869-870, BnF, Manuscrits, Latin 1141, Gallica

Le Sanctus, illustré par la Majestas Dei, clôture la partie de la Messe qui se nomme la Préface. En tournant la page débute une nouvelle partie de la Messe, le Canon, qui conduit à la communion ; la Croix sert fort à propos d’initiale au « Te igitur » (remarquer le Soleil et la Lune de part et d’autre). [1]


 

Sacramentaire de Drogon 826-855 BNF Latin 9428 fol 15rFol 15r Sacramentaire de Drogon BNF 826-855 Latin 9428 fol 15vFol 15v

Sacramentaire de Drogon, 826-855, BNF Lat 9428 Gallica

La même disposition se rencontre déjà dans le Sacramentaire de Drogon.

Revenons maintenant aux deux miniatures considérées par Shapiro comme la preuve que le disque digital est une hostie.


 

Sacramentaire 875-900 Tours BM 184 fol 2 IRHTFol 2 Sacramentaire 875-900 Tours BM 184 fol 3 IRHTFol 3

Sacramentaire, 875-900, Tours, BM 184

De la même manière, l’image de gauche illustre la Préface, avec le V de  » Vere dignum et justum est.. » et n’a donc rien à voir avec l’Eucharistie : le disque doré est seulement un zoom sur l’image habituelle de Dieu dans le Sanctus. L’artiste a bien représenté l’hostie, mais sur l’autre page, posée sur l’autel à côté du ciboire.


 

970-1000 Fuldaer Sakramentar - BSB Clm 10077 fol 11v shemaFol 11v 970-1000 Fuldaer Sakramentar - BSB Clm 10077 fol 12rFol 12

Sacramentaire de Fulda (fait à l’abbaye de Corvey), 970-1000, Münich, BSB Clm 10077

L’idée de marquer la charnière de la messe par les deux images contrastées du Seigneur en gloire et du Christ en Croix se retrouve chez les ottoniens. Dans le contexte germanique, le globe digital, à main droite, est remplacé par le globe impérial, à main gauche.


 
970-1000 Fuldaer Sakramentar - BSB Clm 10077 fol 11v shema
On notera dans la Majestas une invention graphique remarquable (SCOOP !) : les deux index hypertrophiés, pointés à angle droit, attirent l’oeil :

  • sur la division de la page en deux moitiés haute et basse, juste sous les trois Sanctus,
  • sur l’inversion des couleurs conventionnelles de la Terre et du Ciel, entre le cadre et la mandorle.

Cette inversion montre que le Seigneur offre côté Terre sa nature céleste, et vice versa.

 

Missel de Saint Denis 1041-60 BNF 9436 fol 15vFol 15v Missel-de-Saint-Denis-1041-60-BNF-9436-fol-16Fol 16

Missel de St Denis, vers 1050, Latin 9436 , Gallica

La formule du bifolium se poursuit à l’époque romane. Dans l’image de gauche, le disque digital est passé de mode, mais l’inscription confirme bien qu’il s’agit toujours du Dieu Sabaoth du Sanctus.


 

Missel de Rennes 12eme BNF Lat 9439 fol 7vFol 7v Missel de Rennes 12eme BNF Lat 9439 fol 8rFol 8r

Missel de Rennes, 12eme, BNF Lat 9439 Gallica

L’importance de ce bifolium se voit dans ce missel roman, dont il constitue les seules images, toujours à la frontière entre la Préface et le Canon.


 

Fol 58v Sacramentaire_de_Limoges 1095-1105 BNF Lat 9438 fol 58v GallicaFol 59r

Sacramentaire de Limoges, 1095-1105, BNF Lat 9438 Gallica

Dans cet exemple graphiquement époustouflant, le globe-siège s’est transformé en une mandorle en huit (voir 3 Mandorle double symétrique ). Côté Crucifixion, noter le motif rare, en bas, des morts sortant du tombeau. Ici la croix ne sert plus d’initiale au « Te igitur »


Sacramentaire_de_Limoges 1095-1105 BNF Lat 9438 fol 59v GallicaFol 59v Sacramentaire_de_Limoges 1095-1105 BNF Lat 9438 fol 60r GallicaFol 60r

…qui se développe avec splendeur sur les deux pages suivantes.


 

1170-1180 Sacramentaire à l'usage de Saint-Martin de Tours Tours BM 193 fol 69v IRHTFol 69v 1170-1180 Sacramentaire à l'usage de Saint-Martin de Tours Tours BM 193 fol 70 IRHTFol 70
1170-1180 Sacramentaire à l'usage de Saint-Martin de Tours Tours BM 193 fol 71 IRHTFol 71r 1170-1180 Sacramentaire à l'usage de Saint-Martin de Tours Tours BM 193 fol 71v IRHTFol 71v

Sacramentaire à l’usage de Saint-Martin de Tours, 1170-1180, Tours BM 193 fol 69v

On retrouve ici la même formule en deux pleines pages (pour les images) suivies par deux vignettes (pour les monogrammes du VD et du T). A noter, au pied de la Croix, Moïse et le serpent d’airain.


Missel 1075-1100 BnF, nal 2659, f. 1vFol 1v Missel 1075-1100 BnF, nal 2659, f. 2rFol 2r

Missel, Ouest de la France, 1075-1100, BnF, nal 2659, gallica

Ce missel obéit à une nouvelle formule, qui deviendra dominante par la suite : le bifolium s’intervertit, de manière à ce que l’image glorieuse succède à l’image douloureuse. Du coup il est intégré non pas à la charnière entre Préface et Canon, mais à l’intérieur de la Préface, supprimant du même coup la relation entre la Croix et le T du « Te igitur ».

Malgré cette position innovante, l’image marque un retour à la tradition carolingienne :

  • réapparition du Soleil et de la Lune qui se voilent la face ;
  • réapparition du disque digital.
  •  


 

Gazette_archeologique 1887 planche 19 gallica Gazette_archeologique 1887 planche 20 gallica

Dessins conservés à la cathédrale d’Auxerre, vers 1100, origine Tours
Gazette archéologique, 1887, planches 19 et 20, gallica [2]

D’après Maurice Prou [2], la trace d’un fragment de la Préface au dos de la Crucifixion prouve que le bifolium était de type « moderne ».

Les deux images s’enrichissent d’une bordure de vignettes, montrant à gauche des scènes de la Passion, à droite les vingt quatre Vieillards de l’Apocalypse plus l’Agneau. Comme rien d’autre ne tire la Majestas dans le sens apocalyptique, cet encadrement très inhabituel s’explique sans doute par la valeur symbolique des Vieillards : ils représentent les vingt quatre Livres de l’Ancien Testament, encadrant les quatre Vivants symbolisant les quatre Evangiles, lesquels encadrent à leur tour le Livre unique du Seigneur.


Missel 1075-1100 BnF, nal 2659, f. 2r detail Gazette_archeologique 1887 planche 20 gallica detail

Dans la Majestas, elle-aussi avec un globe digital, l’illustrateur a modifié le geste des doigts de manière à combiner celui de la préhension avec celui de la bénédiction (deux doigts levés).


Un argument pour la théorie de l’hostie ?

Ce dessin est souvent cité par les tenants de cette théorie, avec des arguments ([3], p 300) qui reposent sur des spécificités régionales :

  • ce geste liturgique aurait existé alors dans certaines régions de l’Ouest de la France, selon Hildebert de Lavardin ;
  • le théologien Bérenger de Tours avait nié la transsubstantiation et la présence réelle, avant de se rétracter en 1075 : la présence de l‘hostie marquée pourrait être, dans la propre ville de Bérenger, une réaffirmation de la thèse dominante.

Un argument supplémentaire serait que la réapparition du disque digital, dans ces deux exemples, coïncide justement avec la formule « moderne » du bréviaire : placé désormais après la Crucifixion, le Seigneur Sabaoth serait vu désormais comme le Christ ressuscité faisant l’ostension de son propre corps. Il n’est pas exclu que, dans le contexte local, l’ancien disque digital ait été recyclé avec ce nouveau sens.


Polysémie du disque quadriparti

Néanmoins, comme le remarque François Bougard ([4], p 13), le disque quadriparti n’a rien de spécifique aux hosties. Ici la croix fait peut être simplement écho à la partie Crucifixion du bifolium.

Le symbole représente parfois le Paradis divisé par ses quatre fleuves : il pourrait signifier ici que Dieu brandit dans sa dextre le monde racheté, revenu dans son état paradisiaque.


Rota de Leon IX (1049-1054)

Rota de Léon IX (1049-1054)

Rota sur un privilege de juin 1159 du rRota sur un privilège de juin 1159 du roi Guillaume Ier de Sicile

Créé par le pape Léon IX comme signe juridique authentifiant un acte pontifical, la rota intègre bientôt la devise papale dans sa couronne. Elle est ensuite adoptée par de haut personnages en dehors de l’église. Ainsi Guillaume Ier de Sicile a choisi pour devise de sa rota :

La droite du Seigneur a déployé sa puissance : la droite du Seigneur m’a élevé.
Psaume 118,16

Dextera Domini fecit virtutem, dextera Domini exaltavit me.

Dans ce contexte royal, l’expression biblique « exaltavit me » est riche de sens, pouvant être traduite, au choix :

  • « m’a élevé (au dessus des hommes) » – si ME désignant le Roi
  • « m’a soulevé » – si ME désigne le disque du Monde .



La source textuelle : Isaïe

Beatus de gerone 975 Folio 2r. Cristo_en_majestad_

Christ en majesté, Folio 2r
Beatus de Gérone, 975, Cathédrale de Gérone

Cette enluminure ibérique nomme le disque « mundus », sans doute pour éliminer l’interprétation solaire que la présence symétrique de la Lune aurait pu susciter.


Beatus de gerone 975 Fol 19r alphaBeatus de gerone 975 Fol 19r alpha detailLettre Alpha 
Beatus de Gérone, 975 Fol 19r

Le même manuscrit comporte un autre disque digital, dans cette autre page cosmique illustrant « Je suis l’Alpha et l’Omega ».


Beatus de Turin Turin, Bibl. Naz. Universitaria, J.II.1, f. 2rBeatus de Turin, Bibl. Naz. Universitaria, J.II.1, f. 2r

Dans cette copie, le mot « mundus » a été conservé bien que la lune ait disparu. Le terme garde néanmoins son ambiguïté : le Monde en général, où la Terre en particulier ? En tout cas une miniature dans la main immense du Sauveur.

Or il existe un texte qui justifie la séduction de cet emboîtement cosmique tout en expliquant le geste des doigts. C’est un érudit du XIXème siècle, Charles Cahier [5], qui au détour d’une page, a proposé cette explication, en exhibant un verset d’Isaïe passé inaperçu, parce qu’on ne la traduit plus comme cela aujourd’hui (je restitue ici sa traduction littérale) :

Qui a mesuré les eaux dans le creux de sa main, pris les dimensions des cieux avec la paume,
Qui a soutenu de trois doigts toute la masse de la terre, qui a pesé les montagnes et mis les collines dans la balance ?’

Isaïe 40, 12

Quis mensus est pugillo aquas et caelos palmo ponderavit,

quis adpendit tribus digitis molem terrae et libravit in pondere montes et colles in statera


Bible de Roda Isaie BNF Lat 6-3 fol 2v GallicaFrontispice du Livre d’Isaie
Bible de Roda, 1030-1060, BNF Lat 6-3 fol 2v, Gallica

Autre exemple du lien étroit entre le globe et Isaïe, avec cette composition très originale qui établit graphiquement un parallèle entre :

  • le charbon ardent que l’Ange présente à Isaïe, au registre intermédiaire ;
  • le globe que Dieu montre au même Isaïe, au registre supérieur.

Maiestas Domini, COdice Vigilano, 976, (MS Escorialensis d.1.2 16v.)Maiestas Domini fol 16v
Codice Vigilano, 976, MS Escorialensis d.1.2

C’est encore en Espagne que nous trouvons la confirmation indiscutable de ce lien. Le texte du cadre paraphrase la citation d’Isaïe :

Le Seigneur dans trois doigts de sa dextre a pesé la masse de la Terre. En portant le livre de vie dans sa main gauche. En effet toutes choses dans le ciel , sur la terre et dessous, sereinement par lui-même sont gouvernées.

Dominus in tribus digitis dextere molem a[b o]rbe libravit. Ferensq[ue] codicem in leba (laeva) vitae. Omnia enim in celo et in terra et subtus terra equanimiter per ipsum dominata sunt.


Le parallèle globe-pomme (SCOOP !)

Adam et Eve, COdice Vigilano, 976, (MS Escorialensis d.1.2 17v

La page suivante contient une illustration tout aussi intéressante, dont voici le texte :

Ou, entre les bois du paradis, Eve tendit sa main vers la pomme, s’appropriant ce que, par la bouche du serpent, elle avait agilement pris à Dieu. Après, ils cousirent ensemble des feuilles de figuier pour s’en faire des ceintures.

ubi, inter ligna paradisi, ad pomum eva manum porrexerat, sumens qvid de serpentis ore perniciter
ade contulerat. Post, folia ficus consuerunt, sibique perizomata namque fecerunt


Adam et Eve, COdice Vigilano, 976, (MS Escorialensis d.1.2 16v 17v schema
Les deux pages consécutives fonctionnent dans un rapport d’opposition :

  • entre les mains droites levées, du Christ vers le globe et d’Eve vers la pomme ;
  • entre les textes du coin en haut à droite : « sa dextre la masse de la Terre » et « vers la pomme la main Eve »

Ainsi le disque digital trouve ici une nouvelle acception : celle d’antagoniste de la pomme du Péché originel. Nous verrons au chapitre suivant (voir 3 La nuance du monde purifié ) que cette nuance est probablement présente, quoique moins marquée, dès l’invention de la formule au siècle précédent.


 

sb-line

Une variante : le disque palmaire

Le disque est ici non plus élevé au bout des doigts, mais posé dans la paume.

Evangiles de charles IX 850-900 MS Lat 269 fol 37r GallicaEvangile dit de Charles IX, 880-900, MS Lat 269 fol 37r, Gallica

L’Evangile dit de Charles IX, un des derniers de l’école de Tours conservant l’influence de l’abbé Vivien [7], est le seul où le Christ fait ce geste. F.Bougard en a expliqué la justification théologique :

« Ceux qui veulent privilégier la première partie du verset d’Isaïe grossissent en revanche la « masse de la terre » à la dimension du poing qui l’enferme… Ainsi, dès la fin du IXe siècle et au sein même de l’école de Tours, celle des Évangiles dits de Charles IX… où le Christ a besoin des cinq doigts de sa main droite pour enserrer un objet sphérique de la taille d’une orange » ([4], p 11)

Comme nous le verrons plus loin, on peut suivre cette variante minoritaire jusqu’à l’époque romane.


Evangiles de charles IX 850-900 MS Lat 269 fol 36v GallicaFol 36v Evangiles de charles IX 850-900 MS Lat 269 fol 37r GallicaFol 37r

Cette Majestas Dei constitue un bifolium avec le portrait de Matthieu, particularité qu’elle partage seulement avec celle des Evangiles du Mans (voir 3b La Renaissance carolingienne ). Il n’y faut pas chercher la cause de la variante palmaire, puisque dans ces derniers le disque est digital.

La spécificité, ici, est dans l’interaction entre les deux pages : le Christ regarde vers le page de gauche, et tient à l’oeil d’une part l’Ange, d’autre part Matthieu (strabisme intentionnel puisque Mathieu et son Ange en sont indemnes). D’un point de vue purement graphique, le grossissement du disque favorise cette interaction, en créant une continuité visuelle entre les trois objets dorés : le livre fermé du Christ, son disque et le livre ouvert que l’Aigle montre à Matthieu : enchaînement qui proclame la véracité de son Evangile.

Il se pourrait donc que la modification du geste de préhension du disque ne soit, dans ce cas particulier, que la conséquence secondaire du grossissement recherché.


 

sb-line

Le prestige d’Isaïe

Les deux innovations iconographiques carolingiennes peuvent en somme se décrire comme un attrait pour le cosmique, sur la base de deux versets d’Isaïe :

  • le globe-siège illustre « le ciel est mon trône » (Isaïe 66,1) ;
  • le disque dans la main droite illustre Isaïe 40, 12 :
    • la variante palmaire (la plus rare) : « Qui a mesuré les eaux dans le creux de sa main, pris les dimensions des cieux avec la paume »
    • la variante digitale : « Le Seigneur dans trois doigts de sa dextre a pesé la masse de la Terre ».

L’invention du disque digital (synthèse)

Les deux innovations carolingiennes dans la Majestas Domini n’apparaissent pas simultanément :

  • le globe-siège dès 810 (Evangile de Xanten), à la toute fin du règne de Charlemagne (voir 3b La Renaissance carolingienne ) ;
  • le disque digital en 845-846, dans les premières années du règne de Charles le Chauve

Cependant elles partagent la même aspiration au cosmique, et participent toutes deux du prestige de Rome et du renouveau antiquisant :


 

Globe siege ravenneSaint Vital, Ravenne Sacramentaire de Charles le Chauve, vers 869-870, BnF, Manuscrits, Latin 1141 fol. 5r gallica detailSacramentaire de Charles le Chauve, vers 869-870
  • le globe-siège est une adoption du modèle qu’on pouvait observer dans les absides paléochrétiennes des églises de Rome ou de Ravenne (voir 2 Epoque paléochrétienne);


 
Aureus imaginaire

  • le disque digital peut être considéré comme l’extrapolation d’un autre modèle romain : celui, transmis par les monnaies, de ces Victoires assises sur un grand globe ou debout sur un petit, mais qui auraient été combinées pour obtenir cette redondance du globe que les Romains évitaient soigneusement : pour eux, en effet, le globe ne pouvait être que céleste (voir 1 Epoque romaine).

La métaphore d’Isaïe autorise maintenant à ajouter au globe-siège, figure antique du Cosmos, le disque digital, figure biblique de la Terre, tout en échappant à l’autoréférence : ce qui me soutient est « comme » ce que je soutiens. Frisant le paradoxe sans y tomber, le globe-Monde devient une figure de l’incommensurable :

« Figurant aussi une image du monde, le globe tenu par le Christ déjoue l’idée d’échelle représentable de l’emprise du Christ sur la Création : il la tient dans sa main, il en fait son trône et il est contenu à l’intérieur ». ([8], p 239)


Une exclusion mutuelle (SCOOP !)

Evangeliaire de Weingarten HB II 40 fol 1v wurttembergisches landesbibliothek stuttgartEvangéliaire de Weingarten, vers 830, HB II 40 fol 1v, Württembergisches Landesbibliothek Stuttgart Bible de Moutier-Grandval. Londres-British Museum, Ms. Add. 10546, f 352vBible de Moutier-Grandval, vers 840, British Museum, Londres, Ms. Add. 10546, f 352 v

Cette apparition d’une nouvelle figure de la Terre explique sans doute pourquoi l’ancienne métaphore que l’on rencontrait encore dans les Majestas antérieures, celle de la Terre-tabouret (petit globe ou petit mont) a été éliminée au moment de l’apparition du disque digital.


codex-aureus-de-saint-emmeran 870 ca detail Munich, Bayerische Staatsbibliothek codex-aureus-de-saint-emmeran 870 ca Christ en majestel Munich, Bayerische Staatsbibliothek schema 2

Vers 870, le Codex de Saint Emmeran reflète encore cette exclusion mutuelle :

  • dans la Majestas de la reliure, sans disque digital, l’escabeau est présent ;
  • dans celle du corps du texte, avec disque digital, pas d’escabeau.

875 ca Bible de saint paul hors les murs fol 259v

C’est seulement dans la toute dernière Majestas de l’époque de Charles le Chauve, celle de la Bible de Saint Paul hors les murs, que cohabiteront enfin le tabouret (devenu rectangulaire) et le disque digital (voir 3b La Renaissance carolingienne ).



Chapitre suivant : 3 La nuance du monde purifié 

Références :
[1] Cette représentation est standard dans les sacramentaires entre 860 et la fin du XIIème siècle. Voir Rudolf SUNTRUP, « TE IGITUR-Initialen und Kanonbilder in mittelalterlichen. Sakramentarhandschriften », dans Text und Bild. Aspekte des Zusammenwirkens. 1980 https://www.mgh-bibliothek.de/dokumente/a/a147806.pdf
[2] Maurice Prou, « Deux dessins du XIIème siècle au trésor de l’église Saint Etienne d’Auxerre », https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57300616/f185.item
[3] Hélène Toubert « Les fresques de la Trinité de Vendôme, un témoignage sur l’art de la réforme grégorienne » Cahiers de Civilisation Médiévale Année 1983 26-104 pp. 297-326 https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1983_num_26_104_2240
[4] François Bougard « L’hostie, le monde, le signe de Dieu » paru dans Orbis disciplinae. Hommages en l’honneur de Patrick Gautier Dalché, éd. Nathalie Bouloux, Anca Dan et Georgios Tolias, Turnhout, Brepols, 2017, p. 31-62. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01706857/document
[5] Charles Cahier « Nouveaux mélanges d’archéologie, d’histoire et de littérature sur le Moyen Âge Ch. Cahier: Ivoires, miniatures, émaux, Volume 2 » 1874 , p 85 https://books.google.fr/books?id=HBmmVHeg8K8C&pg=PA85
[6] Walter W. S. Cook « The Earliest Painted Panels of Catalonia (II) », The Art Bulletin , Dec., 1923, Vol. 6, No. 2 (Dec., 1923), pp. 31-60 https://www.jstor.org/stable/3046454
[7] Sur ce manuscrit, voir Charlotte Denoël «Entre imitation et invention : un livre d’Évangiles de style tourangeau (Paris, BnF, ms. latin 269) » dans « Les manuscrits carolingiens. Actes du colloque de Paris, Bibliothèque nationale de France, le 4 mai 2007 », Brepols, 2010, p. 89-120. https://www.academia.edu/2525509/_Entre_imitation_et_invention_un_livre_d_%C3%89vangiles_de_style_tourangeau_Paris_BnF_ms_latin_269_Les_manuscrits_carolingiens_Actes_du_colloque_de_Paris_Biblioth%C3%A8que_nationale_de_France_le_4_mai_2007_Brepols_2010_p_89_120
[8] Anne-Orange Poilpré, Jean-Pierre Caillet « Maiestas Domini: une image de l’Eglise en Occident, Ve-IXe siècle » https://books.google.fr/books?id=S9XHd76lgloC&pg=PA230

 

1 Mandorle double dissymétrique

10 avril 2022

Cet article étudie le cas le plus fréquent de mandorles doubles : celui où les deux composante ont des formes ou des tailles différentes. Nous distinguerons trois catégories : la mandorle capsule, la mandorle siège-dossier, la mandorle cosmique. Puis nous tenterons d’appliquer ces distinctions dans un cas très énigmatique : celui des trois Majestas Dei de Montoire.

1 La mandorle capsule

La forme ovoïde

Utrecht Psalter Psaume 109 fol 64v schemaPsautier d’Utrecht, Psaume 109, fol 64v

Les plus anciens exemples d’un globe-siège circulaire à l’intérieur d’une enveloppe ovoïde se trouvent dans le Psautier d’Utrecht, dont on pense qu’il reproduit un modèle du 6ème siècle . Tandis que le globe-siège est solide, l’enveloppe externe est conçue comme une sorte de bulle extensible, qui confère à son contenu un caractère sacré : ici par exemple, la bulle enveloppe le Fils (auréole cruciforme) et le Père (auréole simple) , mais seul ce dernier est assis sur le globe qui illustre sa puissance cosmique (pour d’autres configurations, voir – Le Globe dans le Psautier d’Utrecht).

L’enveloppe ovoïde n’a pas eu de grande postérité : on la trouve de manière isolée sur quelques ivoires votifs.


9-10th centyry ivory spain British Museum9-10ème siècle, Espagne, British Museum 1000 l’Evangeliaire de Notger, vers 1000, Liege, Grand Curtius, Departement d'Art religieux et d'Art mosan, Inv. 12-1Evangéliaire de Notger, vers 1000, Liège, Musée Grand Curtius

Dans l’ivoire espagnol, l’inscription « OB AMOR CS RADEGID FIERI ROGAVIT » donne sans doute le nom du donateur, mais on peut la lire de deux manières :

  • Pour l’amour du Christ, Radegid a commandé de faire (ceci).

ou bien, moins probablement ([1], p 62) :

  • Pour l’amour de Ste Radegonde, a commandé de faire … (nom du donateur inscrit sur le panneau manquant)

Dans l’ivoire mosan, l’évêque Notger, est figuré en dessous de la mandorle ovoïde, complétée ici par le globe terrestre pour des raisons que nous verrons plus loin.


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La forme en lentille

Sacramentaire de Charles le Chauve, vers 869-870, BnF, Manuscrits, Latin 1141 fol. 5r gallicaLe Christ imberbe adoré par les Anges, fol. 5r Sacramentaire de Charles le Chauve, vers 869-870, BnF, Manuscrits, Latin 1141 fol. 6r gallicaLe Christ barbu adoré par la hiérarchie céleste, fol 6r

Sacramentaire de Charles le Chauve (ou de Metz), vers 869-870, BnF, Manuscrits, Latin 1141, Gallica

Ces deux pages montrent l’évolution entre deux formules :

  • à gauche la mandole ovoïde archaïsante, type Utrecht ;
  • à droite l’innovation carolingienne qui en dérive : l’enveloppe externe devient une lentille (intersection de deux cercles) qui tangente le globe-siège.


Gazette_archeologique 1887 planche 20 gallicaDessins conservés à la cathédrale d’Auxerre, vers 1100, origine Tours
Gazette archéologique, 1887, planche 20, gallica

Une évolution fréquente est celle où le globe sort en avant de la mandorle lenticulaire, ce qui permet de donner plus d’ampleur à la figure du Seigneur.


sb-line

La formule mixte

1100 ca Autun, eglise Saint-Nicolas-les-Marchaux Phot. Rollier, JVers 1100, église Saint-Nicolas-les-Marchaux, Autun, Photo J.Rollier

On peut expliquer par la même économie de place cette formule mixte assez rare, où l’enveloppe externe se casse en haut en forme de lentille, tout en épousant en bas la forme du globe-siège.


1100 ca Vita et miracula s. Mauri Troyes, BM ms. 2273, fol. 43v IRHTVita et miracula s. Mauri, vers 1100, Troyes, BM ms. 2273, fol. 43v, IRHT

Dans cette formule très originale, l’enveloppe externe se prolonge jusqu’aux quatre médaillons des Evangélistes. Le fond bleu piqueté de rouge qui emplit le globe-siège signifie le ciel étoilé (avec trois planètes en forme de fleurs) , puisqu’il réapparaît derrière les animaux célestes, l’Ange et l’Aigle. Le fond rouge derrière le Lion et le Taureau signifie donc la Terre.


St Junien ,les Vieillards dans une double mandorleVieillards de l’Apocalypse, fresques de la nef, 1175-1200, Saint Junien (Limousin)

Cette formule mixte se retrouve dans cette fresque atypique, où les vieillards de l’Apocalypse se regroupent par couple, selon un principe de variété dans les couleurs, la physionomie (barbu ou pas) et les attributs (fiole, viole, ou les deux).



1175-1200 St Junien ,les Vieillards
Les vingt quatre vieillards se répartissent en deux rangées :

  • ceux d’en haut, au plus près de l’Agneau, , assis sur des cathèdres sous des arcades, sont probablement assimilés aux Apôtres ;
  • ceux d’en bas, assis sur des globes sous leur ogive, évoqueraient quant à eux les prophètes ([2], note 30) .

On voit que la mandorle joue ici un rôle non pas symbolique, mais purement décoratif : mi élément d’architecture à l’instar des arcades, mi motif d’une frise.


1100 ca Vieillard de l'apocalypse , conques METVieillard de l’Apocalypse
Email provenant de Conques, Vers 1100, MET

Le seul autre exemple comparable confirme le caractère essentiellement décoratif de la mandorle, ici circulaire : le vieillard, avec sa viole et sa fiole, est assis sur un globe qui cette fois l’intersecte.



En aparté : le dossier arrondi, un motif très ancien

586 Evangiles de Rabula Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 4v detail salomon davidLes rois Salomon et David
Evangiles de Rabula, 586, Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 4v (détail) [2a]

Dans cet Evangile, un des plus anciens conservés, les pages des Canons sont illustrées de figures marginales, qui dialoguent de part et d’autre de la page : ici deux Rois réputés pour leur sagesse (l’auréole remplace la couronne), l’un tenant un globe, l’autre sa harpe.



586 Evangiles de Rabula Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 4v detail herode et massacre innocents
En bas de la même page, un Roi réputé pour sa violence, Hérode flanqué de deux gardes, regarde le Massacre des Innocents.


7eme s debut, Deir abou Hennis a Antinoe, fresque HerodeFresque d’Hérode
Début 7ème siècle, Deir abou Hennis, Antinoe [2c]

La formule a eu du succès à l’époque, puisqu’on la retrouve à l’identique sur cette fresque très dégradée. E. Baldwin Smith ([2b], p 58) pense que le dossier circulaire serait un grand bouclier tenu par les gardes, mais il est placé trop bas pour être posé sur le sol.


Couverture des Evangiles detail, debut 6eme Tresor de la Cathedrale Milan

Hérode et le Massacre des Innocents
Couverture des Evangiles (détail), début 6ème, Trésor de la Cathédrale, Milan

Le motif n’a rien de particulièrement oriental : il applique simplement à Hérode l’iconographie de Roma assise sur un bouclier (voir 1 Epoque romaine).


Moissac Jugement St Pierre

Le jugement de Saint Pierre par Hérode, vers 1000, Cloître de Moissac, chapiteau 42

L’idée du trône-bouclier d’Hérode, élément de majesté dévoyé, touvera un écho tardif dans ce chapiteau de Moissac.


Une composition très structurée (SCOOP !)

586 Evangiles de Rabula Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 4v schema
Je pense que ce dossier « grand comme le monde » symbolise la démesure d’Hérode, et fait contraste avec le trône du Roi sage, Salomon.

L’ensemble de la composition repose sur de telles oppositions (flèches rouges) :

  • l’enfant mis à mort sur l’ordre d’Hérode et l’Enfant Jésus sauvé ;
  • Jean-Baptiste mis à mort sur l’ordre d’Hérode.

Les flèches vertes sont des relations de paternité : David est le père de Salomon et l’ancêtre de Jésus.

Les flèches bleus sont de relations d’antériorité qui se lisent de droite à gauche, dans le sens de l’écriture syriaque.


586 Evangiles de Rabula Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 4vQuatre moines offrant deux livres au Christ
Evangiles de Rabula, 586, Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 14r

Cette autre image montre que le dossier n’a pas, dans le manuscrit, une valeur péjorative absolu : allongé selon l’axe vertical et coloré en bleu, il prend une valeur cosmique et constitue un élément de majesté. On notera le traversin rouge dont les pointes remontent sous le poids du Christ, détail réaliste qu’on retrouvera jusqu’à l’époque romane.



586 Evangiles de Rabula Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 14r christ entre les docteurs detail
La pointe droite du coussin, qui masque le moine de droite, pourrait sembler une erreur de dessin. En fait elle sert à nous faire comprendre que ce moine se trouve devant le dossier, mais sur le côté du trône, et que l’ensemble trône-dossier n’est pas posé sur le sol, mais en lévitation !




2 La mandorle globe-dossier

Bibl.76_Bl.10vStaatsbibliothekBambergCodex Aureus de Saint Emmeran, vers 870, Bayerische Staatsbibliothek, Munich

Par rapport aux autres mandorles lenticulaires carolingiennes, la Majestas Dei de Saint Emmeran présente un élément supplémentaire : un ovale peu visible (en jaune) qui n’englobe pas le Seigneur, mais constitue une sorte de dossier à l’arrière du globe-siège (en bleu). L’ensemble (globe-siège plus dossier) est inclus dans l’enveloppe lenticulaire, construite par intersection de deux cercles (en vert).


870 ca codex-aureus-de-saint-emmeran detail Munich, Bayerische Staatsbibliothek christ schemaPartie centrale de la reliure
Codex Aureus de Saint Emmeran, vers 870, Bayerische Staatsbibliothek, Munich

Le même codex porte, sur sa reliure, un autre type de schéma. Le petit globe du bas (coloré en rose) représente nécessairement la Terre mais les deux parties de la mandorle ne sont pas cosmiquement différenciées : les quatre étoiles représentant le firmament les entourent symétriquement. Par comparaison avec la Majestas Dei du corps du texte, on peut considérer que l’enveloppe externe (en vert) est constituée ici par le cadre rectangulaire. La partie supérieure de la mandorle (en jaune) serait donc une sorte de « dossier ».

Un coussin a été rajouté, de manière très étrange : si le Christ était assis dessus, le coussin devrait passer « devant » le globe siège : or il est coincé à l’arrière, entre le globe et le dossier, et n’a donc pas d’utilité pratique. Peut être l’artiste a-t-il pensé qu’il ne tiendrait pas sur la surface convexe du globe. Les rares autres artistes qui se frotteront à ce motif se débrouilleront pour escamoter le problème en plaçant le coussin exactement à la jonction des deux cercles. L’embarras que trahit la formule de Saint Emmeran tient au fait qu’il s’agit, probablement, du tout premier globe-siège à coussin.


850-75 Evangiles_de_Noailles BNF Lat 323 couverture gallica schemaEvangiles de Noailles, BNF Lat 323, Gallica

Cette autre reliure développe le même concept : les deux parties portent exactement le même motif décoratif (couronne végétale entre des billettes), mais la partie « dossier » s’hypertrophie pour attirer l’oeil sur les deux objets, le livre et les clés, que le Christ donne à Saint Paul et à Saint Pierre. Les deux anges font descendre le trône en le tenant par sa partie haute, mais rien ne suggère une différence de nature entre les deux parties du mobilier.


Evangiles_de_Noailles 850-75 BNF Lat 323 fol 13v gallicaEvangiles de Noailles, 850-75, BNF Lat 323 fol 13v Gallica 900 ca Evangiles The Hague, MMW, 10 B 7 fol 11vEvangiles, vers 900, La Haye MMW, 10 B 7 fol 11v

La Majestas Dei à l’intérieur du manuscrit reprend la même idée du globe à dossier, celui-ci revenu à une taille plus modeste. On peut également rattacher à ce modèle la Majestas plus fruste des Evangiles de La Haye : graphiquement, on voit bien que le « dossier » permet d’étoffer le globe, mais sans l’étouffer comme le ferait un ovale englobant.


vMajestas Dei, 900-1000, Vallée de la Meuse, Victoria and Albert Museum

Cette composition accentue la symétrie entre le siège et le dossier : même motif floral, mais le cercle du haut garde un diamètre légèrement supérieur.


Bibl.76_Bl.10vStaatsbibliothekBambergIsaias glossatus, vers 1000, Bamberg Staatsbibliothek, Msc Bibl.76 Bl 10v

Dans cette Vision d’Isaïe ottonienne, le globe à dossier devient baroque : il présente en bas une découpe circulaire (souvenir du globe terrestre) qui le fait reposer, par deux pointes, sur le toit incurvé du Temple. Un séraphin récupère avec une pince, près de l’autel, le charbon ardent qu’il apposera ensuite sur les lèvres d’Isaïe.



Bibl.76_Bl.10vStaatsbibliothekBamberg detailOn notera le caractère puissamment expressionnistes des nuages bleus et roses, et des éclairs dorés et argentés, qui tels des doigts griffus s’échappent des deux moitiés du trône.


1015 Frontispice du prologue de Jean Evangeliaire de Bernward de Hildesheim musee de la cathedrale de Hildesheim Hs 18 fol-174rFrontispice du prologue de Jean, Evangéliaire de Bernward de Hildesheim, 1015, musée de la cathédrale de Hildesheim, Hs 18 fol-174r

Cet autre exemple ottonien est particulièrement intéressant car il prouve le caractère purement décoratif du dossier. La composition, dont le caractère cosmique est annoncé par les personnifications à l’antique des éléments Eau et Terre, dispose en poupées russes les trois éléments habituels :

  • la Terre en tant que planète, représentée par le demi-cercle vert, orné de monts, sous les pieds du Seigneur ;
  • le cosmos délimité par les étoiles fixes, représenté par le globe-siège doré entouré d’un motif de points [3] ;
  • le Ciel du Ciel, représenté par le grand cercle à fond bleu englobant le trône et les deux séraphins.

Le dossier en amande n’est donc ici qu’un ornement de majesté, sans signification cosmique.

La division en deux registres permet de comparer :

  • la première apparition du Christ « in humilitate », dans son berceau, sous l’Etoile à huit branches de Bethléem (« Et le Verbe s’est fait chair », Jean 1,14);
  • son Retour à la fin des temps, « in maiestate et gloria », entre deux grandes étoiles [4]


1150-75 Liber floridus Herzog August Bibliothek Cod. Guelf. 1 Gud. lat 2 10r ApocalypseLe trône de Dieu (Apocalypse 4) Fol 10r
Liber floridus, 1150-75, Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek, Cod. Guelf. 1 Gud. lat 2

Rédigé en 1120, le Liber Floridus, véritable encyclopédie médiévale qui s’intéresse à la géographie, à l’astronomie ou aux plantes, contient aussi un résumé en images de l’Apocalypse. Réalisé dans le Nord de la France ou dans les Flandres, ce manuscrit est remarquable par la précision de ses illustrations, pour les passages scientifiques aussi bien que pour la partie Apocalypse.

Cette page illustre très précisément le passage ci-dessous :

« Aussitôt je fus ravi en esprit; et voici qu’un trône était dressé dans le ciel, et sur ce trône quelqu’un était assis. … et ce trône était entouré d’un arc-en-ciel, d’une apparence semblable à l’émeraude… Du trône sortent des éclairs, des voix et des tonnerres. «  Apocalypse 4, 2-5

L’artiste a recyclé la vieille formule du globe-siège pour traduire l’idée du « trône dressé dans le ciel », ce qui montre que sa signification cosmique était toujours bien comprise en pleine période romane. Le dossier en amande illustre quant à lui l’arc-en-ciel, et ses ondulations vertes l’émeraude. L’artiste a rajouté en haut la foudre et les vents.


1150-75 Liber floridus Herzog August Bibliothek Cod. Guelf. 1 Gud. lat 2 10v ApocalypseFol 10v 1150-75 Liber floridus Herzog August Bibliothek Cod. Guelf. 1 Gud. lat 2 11r ApocalypseFol 11r

L’adoration du Seigneur et de l’agneau, 

Sur le bifolium qui suit, les vingt quatre Vieillards sont identifiés à gauche à douze personnages de l’Ancien Testament, à droite aux douze apôtres.

Le folio de gauche cite ou paraphrase les passages suivants :

« les vingt-quatre vieillards se prosternent devant Celui qui est assis sur le trône, et adorent Celui qui vit aux siècles des siècles, et ils jettent leurs couronnes devant le trône » Apocalypse 2,10

 » Salut à notre Dieu qui est assis sur le trône et à l’Agneau ! «  Apocalypse 7,10

Ainsi, en tournant la page, Dieu le Père barbu et tenant son livre s’est décomposé en ses deux autres aspects :

  • le Fils imberbe, dans la mandorle moderne ;
  • l’Agneau posant les pattes sur le livre, dans une mandorle complexe qui cumule indissociablement le cercle du Père et l’amande du Fils.


1100 ca Burnand, eglise Saint-Nizier, vue de l’absideChrist à la faucille
Vers 1100, Burnand, église Saint-Nizier

La superposition d’éléments gothiques rend difficilement lisible le substrat roman de cette fresque [5]. Le vestige d’une faucille près de la main gauche montre néanmoins qu’il s’agissait du Fils de l’Homme « assis sur la nuée » d’Apocalypse 14,14 : le globe-siège garde le souvenir de cette signification céleste, tandis que la forme générale de la mandole comporte les mêmes éléments apocalyptiques que celle du Liber Floridus de Wolfenbüttel.



3 La mandorle cosmique

900-999 Ottonnien MssCol 2557 New York Public LibraryManuscrit ottonien, vers 950, Abbaye de Corvey, MssCol 2557, New York Public Library

Le Christ en jeune homme, assis sur un globe, tient le rotulus aux sept sceaux de l’Apocalypse. Cette figuration, encore très carolingienne d’apparence, introduit une différenciation nouvelle entre les deux parties de la mandorle  :

  • la partie haute remplie d’étoiles cruciformes représente le Ciel ;
  • le globe inférieur rempli de fleurs représente la Terre.

Du coup l’arceau pour les pieds est purement décoratif, sans valeur symbolique : mis à part sa couleur dorée, c’est un arceau parmi les autres, qui représentent des collines.

Dans cet article, je réserve le terme « cosmique » aux mandorles doubles dans laquelle des détails explicites, comme ici, induisent une polarité haut-bas.


800-1000 ca Berlin StaatsmuseumMajestas Domini, 800-1000, Berlin Staatsmuseum

Dans cet ivoire très difficile à dater, la partie supérieure, légèrement en amande, présente un motif torsadé. Le siège en forme de couronne de laurier révèle une influence antiquisante, et le geste de bénédiction byzantin complète les autres formes circulaires.

La présence de fleurs, dans le cercle inférieur, de deux séraphins, du soleil et de la lune dans l’amande supérieure, introduit une opposition entre ce qui est ici-bas (les lauriers, les fleurs) et ce qui est là-haut (les anges, les deux luminaires).


900-920 Benedictine Abbey St. Jacques, Luttich Hessisches Landesmuseum DarmstadtPlaques de reliure d’un antiphonaire, montées ensuite en diptyque, provenant de l’abbaye bénédictine de Luttich, 900-920, Hessisches Landesmuseum Darmstadt

A titre de comparaison, le même globe-siège en couronne de laurier figure sur le plat avant de cette ancienne reliure, faisant écho à la couronne de laurier que Dieu donne à Saint Jean sur le plat arrière [6].
Les deux textes confirment ce fonctionnement en pendant, sur le thème de la puissance divine :

Tout pouvoir m’a été donné dans le ciel et sur la terre. Matthieu 28, 18.

Regardant de loin, j’ai vu venir la puissance de Dieu.

Répons du premier nocturne du premier dimanche de l(Avent)

DATA EST MIHI O(M)NIS POTESTAS IN COELO ET IN TERRA

ASPICIENS A LONGE ECCE VIDEO D(E)I POTENCIAM (venientem)



900-920 Benedictine Abbey St. Jacques, Luttich Hessisches Landesmuseum Darmstadt schema

La composition d’ensemble est très cohérente :

  • sur le plat avant, le globe-siège (en bleu) et le demi-cercle orné de deux monts (en vert) illustrent « dans le ciel et sur la terre » : c’est pourquoi l’artiste a évité de rajouter une mandorle supérieure, puisque la couronne de lauriers, ici, représente le ciel ;
  • sur le plat arrière, le couple ciel-terre est imagé d’un autre manière, par la couronne tenue par les anges, et par la Terre-Mère sous les pieds de Saint Jean.

Aux lettres alpha et omega font écho deux autres objets qui pendent : les manches des anges.


Majestas Domini VandAMajestas Domini, 900-1000, Victoria and Albert Museum

Cette Majestas domini présente une multiplicité très inhabituelle d’attributs : clés et sceptre dans la main droite (qui ne bénit pas), calice enflammé dans la main gauche, coussin posé sur le globe. Sans parler du disque terrestre, transformé par de multiples trous en une sorte de ruche. Liselotte Wehrhahn-Stauch [7] a retrouvé tous ces attributs dans des oeuvres de Rupert de Deutz, et daté l’ivoire de 1128, en raison de l’incendie de l’église de Deutz auquel ferait allusion le calice enflammé.


Majestas Domini VandA schemaMajestas Domini, 900-1000, Victoria and Albert Museum 1050 ca Liber aureus aus_Freckenhorst LWL_Museum_Kunst_und_Kultur--MunsterLiber aureus de Freckenhorst, vers 1050 , LWL Museum Kunst und Kultur, Münster

Dans cette Majestas très classique, le siège en arc se branche à l’intérieur de l’amande, les deux parties étant constitués du même motif tressé. La comparaison avec l’ivoire du Victoria and Albert Museum rend évidente une autre particularité notable, que Liselotte Wehrhahn-Stauch ne commente pas. La mandorle est clairement formée de deux parties constituées d’un matériau différent :

  • un ovale orné d’un motif rayonnant, tenu par la main de l’Ange et la griffe de l’Aigle ;
  • un cercle lisse, unifié avec celui de la terre-ruche, et flairé par les mufles du Taureau et du Lion.

Nous sommes donc bien ici encore en présence d’une mandorle de type cosmique, complétée en bas par le globe terrestre.

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La fresque pré-romane de Ternand

800-900 Ternand crypte majestas800-900, Voûte de la crypte, église de Ternand

Cette fresque très détériorée, qui pourrait être la plus ancienne de France, présente une Majestas dans une mandorle en amande équipée d’un disque inférieur de taille inhabituellement petite pour un globe-siège (il passe nettement en dessous des genoux). Il contient un tabouret incliné, sur lequel le Christ pose ses pieds.



800-900 Ternand crypte majestas schema
Ce disque est complété par un demi-disque contenant un buste d’ange, au dessus de l’autel (en bleu). Côté Ouest lui fait pendant, au dessus de l’entrée de la crypte, un autre demi-disque contenant le buste de Marie, complétant de la même manière l’auréole (en jaune).

Cette symétrie sans équivalent va plus loin que la polarité Terre-Ciel de la mandorle cosmique :

  • l’Ange, entre le globe, l’autel et le prêtre, assure une transition du Haut vers le Bas, au moment de le Consécration ;
  • réciproquement, la Vierge, entre le fidèle, la porte et l’auréole, assure une transition dans l’autre sens, du Bas vers le Haut, par son intercession auprès de son Fils.



800-900 Ternand crypte vierge

La figure de la Vierge est très inhabituelle : elle tient de la main gauche une tige végétale, et de la main droit une forme en amande, qu’il est tentant de rapprocher de la mandorle centrale.

Par analogie avec d’autres figures postérieures (voir 7 Disques au féminin), on peut penser que la Vierge montre dans sa main gauche sa propre personne (la « tige » issue de la souche de Jessé), dans sa main droite son « fruit », Jésus-Christ.


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La fresque préromane de Saint Michel d’Aiguilhe

950-1000 Eglise_saint_michel_d'aiguilhe etat 181 Anatole DauvergneRelevé Anatole Dauvergne, 1851, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, Charenton-le-pont 950-1000 Eglise_saint_michel_d'aiguilhe schemaEtat actuel

950-1000, Eglise Saint Michel d’Aiguilhe (Le Puy en Velay)

Massacrées en 1821, les fresques de la voûte centrale ont été débadigeonnées en 1851. Le consensus actuel est qu’elles sont préromanes, sauf la figure de l’Ouest, Saint Michel combattant le Dragon, qui serait du XIIème siècIe. [8]



950-1000 Eglise_saint_michel_d'aiguilhe schemaStructurée par une série rigoureuse de cercles, la composition est divisée en deux grandes zones par un grand cercle (en jaune) :

  • à l’extérieur, les médaillons des Evangélistes (dans l’ordre de la Vulgate), deux anges en buste, et l’escabeau ;
  • à l’intérieur, les médaillons du Soleil et de la Lune, le trio des séraphins et de l’archange, le disque supérieur de la mandorle.

On peut interpréter :

  • le cercle jaune comme la frontière entre l’humain et le divin ;
  • le globe-siège (en bleu) comme le cosmos, dont une moitié contient la Terre et l’autre moitié forme le ciel ;
  • la mandorle haute (en vert) comme une gloire lumineuse entourant la partie divine du Seigneur.



950-1000 Eglise_saint_michel_d'aiguilhe etat 181 Anatole Dauvergne facade Est
Au dessus des deux fenêtres du mur oriental, cette gloire devait apparaître comme une troisième source de lumière, ni solaire ni lunaire, mais divine.


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La mandorle cosmique ottonienne

C’est dans l’art ottonien et mosan que la mandorle cosmique acquiert une signification explicite et rigoureuse.

1000 ca Evangeliaire de Santa Maria ad Martyres Coblence , Landeshauptarchiv , ms . 701-81 fol 22 1000 ca Evangeliaire de Santa Maria ad Martyres Coblence , Landeshauptarchiv , ms . 701-81 fol 22 schema

Evangéliaire de Santa Maria ad Martyres, vers 1000, Coblence , Landeshauptarchiv , ms . 701-81 fol 22

Cette Majestas est construite avec une grande précision géométrique :

  • la mandorle lenticulaire englobante (en jaune) est centrée sur le ventre du Seigneur (en blanc) ;
  • à l’intérieur, le globe céleste (en bleu clair) fait pendant à l’auréole divine (en bleu sombre) ;
  • le globe terrestre, bien identifié par des rochers et des plantes, fait saillie en avant.


1000 l’Evangeliaire de Notger, vers 1000, Liege, Grand Curtius, Departement d'Art religieux et d'Art mosan, Inv. 12-1Ivoire fixé au centre du premier plat de reliure de l’Evangéliaire de Notger, vers 1000, Liège, Grand Curtius, 

L’ivoire  au centre de cette reliure est la partie la plus ancienne. Elle montre l’évêque Notger agenouillé en position de supplication, comme le précise l’inscription :

Et moi Notger, accablé sous le poids du péché, me voici fléchissant le genou devant Toi qui d’un geste fais trembler l’univers

En ego Notherus peccati pondere pressus ad te flecto genu qui terres omnia nutu

L’auréole autour de sa tête signifierait que l’ivoire a été réalisé après sa mort.



Ivoire fxe au centre du premier plat de reliure de l’Evangeliaire de Notger, vers 1000, Liege, Grand Curtius, Departement d'Art religieux et d'Art mosan, Inv. 12-1 schema
Mais elle crée surtout une continuité graphique entre trois zones géométriques :

  • la mandorle ovoïde, lieu du Divin et du Livre de Vie (en jaune) ;
  • le globe du cosmos (en bleu) ;
  • le globe terrestre, avec l’Evangile qui permet d’accéder à la sainteté (en vert).


St Gereon et St Victor 1000 ca Schnutgen Museum KolnLe Christ bénissant St Géréon et St Victor, vers 1000, Schnütgen Museum Koln

On retrouve la même tripartition géométrique dans cet ivoire contemporain, tripartition qui s’étend aux personnages latéraux :
St Gereon et St Victor 1000 ca Schnutgen Museum Koln schema

  • au niveau divin (en jaune), les deux anges tenant la mandorle flanquent le Christ et son Livre ;
  • au niveau céleste (en bleu), les deux chefs de la légion thébaine, Saint Géréon et Saint Victor, sont touchés par le Seigneur et touchent ses pieds en retour ;
  • au niveau terrestre (en vert), les martyrs contemplent la scène : l’un d’entre eux tient l’Evangile, source de leur sainteté.

Wolfgang Christian Schneider [9] a bien vu le caractère insolite de la colonne centrale et l’interprète comme une allusion à la colonne qui, dans la Curie romaine, portait le globe sur lequel se dressait la statue de la Victoire : les martyrs groupés autour rappelleraient les sénateurs, leurs deux chefs les deux consuls, et l’image nous montrerait une sorte de « Curie céleste ».

Sans aller nécessairement jusque là, il est clair que la colonne joue un rôle-clé pour orienter la lecture : sans elle, on pourrait prendre l’image pour une vision du Seigneur en apesanteur (comme dans l’ivoire de Notger) ou pour une Descente vers la terre, motorisée par les deux anges. En solidarisant le sol et le globe-escabeau, la colonne nous fait comprendre que le Seigneur est présent en permanence au milieu de ses Saints : tout ce que nous voyons se passe après leur mort, dans le Ciel.


Codex_Caesareus Heinrich III und Agnes 1045 schemaL’Empereur Heinrich III et son épouse Agnès
Codex Caesareus Upsaliensis, 1045, réalisé à l’abbaye d’Echternach, Uppsala, Carolina Rediviva, Cod. C 93

Nous avons déjà commenté cette image (voir 4 Art ottonien et Beatus) où un extrait du Psaume 115, réparti entre la partie dossier et la partie siège, en donne la signification précise :

Le ciel du ciel revient au Seigneur ;
mais il a donné la Terre aux fils des hommes.
Psaume 115, 16

CAELUM CAELIS DOMINO
FILIIS HOMINUM TERRA(m) AUTE(m) DEDIT


COPIES

1000-10 Sakramentar aus Fulda (Msc. Lit. 1) Staatsbibliotek, BambergSacramentaire de Fulda, 975, 2 Cod. Ms. theol. 231 Cim., fol. 113r Niedersachsische Staats- und Universitätsbibliothek, Göttingen 975 Sakramentar aus Fulda Staats Universitatsbibliothek Gottingen, 2 Cod. Ms. theol. 231 Cim., fol. 113rSacramentaire de Fulda, 1000-10, Msc. Lit. 1, Staatsbibliotek, Bamberg

Dans ces deux sacramentaires, manière de rappeler la signification des deux parties de la mandorle, leur jonction coïncide avec la ligne qui sépare les anges des hommes : dans un cas la ligne d’horizon, dans l’autre le haut du mur.


1050 British museum ottonianIvoire ottonien, vers 1050, British museum

La différence des motifs ornementaux entre les parties haute et basse milite ici encore en faveur d’une mandorle cosmique. Les clés et le livre, posés dans des plateaux circulaires élevés à la même hauteur, suggèrent que cet ivoire atypique aurait pu être la partie centrale d’une « traditio clavis et legis », telle que celle-ci :

Abbatiale Saint-Pierre-et-Saint-Paul, Andlau (photo Jacques Mossot, Structurae)Le Christ donnant la clé à saint Pierre et la Loi à saint Paul.
Apres 1160, Abbatiale Saint-Pierre-et-Saint-Paul, Andlau


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Un programme ambitieux : les fresques de Notre dame la Grande

 

1100 ca Notre dame la Grande Poitiers favreauVers 1100, Notre Dame la Grande, Poitiers

Les fresques du choeur de Notre Dame la Grande ont fait l’objet de plusieurs études [10]. Leur très mauvais état actuel masque leur importance iconographique et l’influence qu’elles ont pu avoir, au moins régionalement, pour la diffusion du motif qui nous occupe. Car la grande mandorle double  du centre organise, comme nous allons le montrer, l’ensemble de la composition.


Trois Majestés successives

1100 ca Notre dame la Grande Poitiers favreau schema 1
Le programme se compose de trois Majestés, en reculant de l’abside (en bas du schéma) vers la croisée de transept (en haut) :

  • la Vierge à l’enfant évoque les origines du Christ (un des rares exemples d’une Vierge en Majesté, justifiée ici par le fait que l’édifice est dédié à Notre Dame) ;
  • la Majestas Dei (avec les symboles des évangélistes et les apôtres) montre sa glorification ;
  • l’Agneau en Majesté, entouré d’anges, rappelle son sacrifice.

Le fait que les apôtres soient assis sur des globes indique que toute la scène centrale se passe dans le ciel : il s’agit donc très précisément d’une Parousie, le retour sur Terre du Christ juste avant le Jugement dernier (voir 5 La mandorle double de Saint Génis des Fontaines)


Les figures du rond point

1100 ca Notre dame la Grande Poitiers favreau schema 2
La dernière étude en date, celle de Robert Favreau [11], a pris en compte les huit figures du rond point (situées entre les arcades et la voûte) et montré l’ambition du programme complet (les textes sont ceux inscrits sur les phylactères que tiennent les personnages) :

  • la Sedes Sapientiae est soutenue par deux rois réputés pour leur sagesse (en jaune) ;
  • la Majestas Dei est soutenue, comme dans les grandes compositions carolingiennes, par :
    • les quatre grand Prophètes qui ont annoncé le Christ (en bleu) ;
    • les quatre symboles des Evangélistes (en blanc)  ;
  • la Majestas Agni est soutenue par deux Sybilles, chacune tenant sa prophétie.


La mandorle cosmique (SCOOP !)

1100 ca Notre dame la Grande Poitiers favreau schema 3
Si l’on tient compte des médaillons du soleil et de la lune qui flanquent la partie haute de la mandorle, on constate que la bipartition terrestre/céleste fournit une clé de lecture supplémentaire (SCOOP !) :

  • au niveau de l’autel, l’Enfant Jésus, accompagné des deux grands rois, commence son parcours terrestre ;
  • au niveau du choeur, le Christ en gloire apparaît entre ciel et terre, tel que l’ont vu les Prophètes ;
  • juste avant le clocher, l’Agneau entouré d’anges couronne l’ensemble du haut du ciel, tel que l’ont pressenti les Sybilles.



Une énigme : les trois Majestés de Montoire (SCOOP !)

1100 ca Montoire chapelle-saint-gillesChapelle Saint Gilles, Montoire du Cher

Les trois absides de la chapelle Saint Gilles présentent trois Christ en Majesté, très abîmés aujourd’hui, mais que des relevés réalisés par Jorand en 1841 [12] et Breton en 1851 permettent d’étudier.

Les trois Christ ont été réalisés à des dates et avec deux techniques différentes, et ont donné lieu a des interprétations contradictoires [13].


Abside Est (début XIIème)

1100 ca Montoire chapelle-saint-gilles est

La fresque la plus ancienne est celle de l’abside centrale. Trônant au dessus du Tétramorphe, le Christ imberbe élève de la main gauche le livre aux sept sceaux. Au dessus encore, sur l’intrados de l’arc triomphal, deux séraphins encadrent le médaillon de l’Agneau.


Montoire St Gilles Est Jorand Gazette_des_beaux-arts 1933 2 p 193Jorand, Gazette des beaux-arts,1933-2, p 193 1100 ca Montoire chapelle-saint-gilles est aquarelle de JorandJorand, gallica

L’inscription de la bordure ovale avait malheureusement disparu avant les premiers relevés. L’aquarelle de Jorand montre que le contour de la partie circulaire se différenciait par des motifs végétaux.


1100 ca Montoire chapelle-saint-gilles sud releve Breton 1851Relevé de Breton, 1851 (détail) Montoire St Gilles Est anges Jorand Gazette_des_beaux-arts 1933 2 p 193Jorand, Gazette des beaux-arts,1933-2, p 193

La signification cosmique n’est plus portée aujourd’hui que par le Tétramorphe (de gauche à droite, Aigle, Lion, Taureau et Ange) :

  •  les animaux célestes  à côté de la partie en amande, le « ciel du ciel » ;
  • les animaux terrestres à côté de la partie circulaire, le cosmos ;
  • le disque sous les pieds du Christ représentant comme d’habitude la Terre.

Quatre anges dansants, très originaux, viennent s’intercaler entre les Animaux :

  • ceux en vol soutiennent seulement la partie en amande de la mandorle ;
  • ceux qui posent les pieds au sol soutiennent les deux parties.


Absidiole Sud (fin XIIème)

1100 ca Montoire chapelle-saint-gilles sud

Le Christ de l’absidiole Sud n’a plus d’attribut apocalyptique et ouvre ses bras de manière symétrique. Vu le geste des mains levées d’un personnage à gauche, on a supposé que le Christ pouvait donner des clés à Saint Pierre (traditio clavis) [14].


1100 ca Montoire chapelle-saint-gilles sud aquarelle de Jorand Montoire St Gilles Sud Ange Jorand Gazette_des_beaux-arts 1933 2 p 193

Je pense pour ma part qu’il s’agit plutôt d’un Christ de douleur montrant aux hommes ses blessures (bien visibles sur le relevé de Jorand), et par là sa double nature.

L’ange latéral relie de ses bras les deux parties de la mandorle, décorées des mêmes motifs d’étoiles. Une enveloppe de vagues unifie les deux moitiés. Malgré la forme légèrement en amande de la partie supérieure, nous sommes donc plutôt en présence d’une mandorle en huit (voir 3 Mandorle double symétrique ), unifiant les deux natures contraires, la divine (l’auréole) et l’humaine (les plaies). A noter que la partie haute, englobant l’alpha et l’omega, unifie également le commencement et la fin des temps.


1100-20 Frescos_in_the_narthex_of_Saint-Philibert_Tournus

1100-20, Narthex de Saint-Philibert de Tournus

Le motif des anges reliant des deux bras les deux parties de la mandorle est très rare : cette fresque isolée du narthex de Tournus est interprétée habituellement comme une Ascension.

Le problème des anges  qui à Montoire effectuent ce même geste  est que :

  • dans l’absidiole Est, ils  ont les pieds au sol ;
  • dans l’absidiole Sud :
    • l’état de conservation de l’ange ne permet pas de confirmer qu’il est en vol,
    • le geste du Christ, les bras écartés vers le bas, n’est compatible ni avec une Ascension (bras écartés vers le haut, debout), ni avec une Parousie (bras écartés vers le haut, assis).


Absidiole Nord

1100 ca Montoire chapelle-saint-gilles nord aquarelle de Jorand

Le dernier Christ est très semblable (plaies, alpha et omega), mais élève un peu plus les mains, d’où s’échappent douze filets rouges descendant vers les Apôtres : il s’agit donc de la Pentecôte.


Montoire St Gilles Nord Jorand Gazette_des_beaux-arts 1933 2 p 193Jorand, Gazette des beaux-arts,1933-2, p 193 1100 ca Montoire chapelle-saint-gilles nord aquarelle de JorandJorand, gallica

Pour l’abbé Plat [15], cette lecture serait contrariée par le fait que les apôtres sont représentés non pas sur Terre, mais à l’intérieur de la gloire divine. En fait, le relevé de Jorand montre bien que les nuages qui entourent la mandorle se poursuivent au-dessus de la tête des Apôtres.

La mandorle en amande, portée par deux anges, a donc ici sa signification habituelle de véhicule céleste, ici pour une descente du Christ.


Un précédent possible

Vezelay 1135-45 ancien portail central dessin de Viollet le Duc 1856Majestas, Ancien tympan du portail central (extérieur), dessin de Viollet le Duc, 1856 Vezelay 1120-1140 Narthex_Tympan_centralPentecôte, Tympan du portail central du narthex

Basilique de Vézelay, 1120-1140

A Vézelay, après être passé sous le tympan extérieur – une Majesté avec un Christ bénissant dans une mandorle double –  le fidèle découvrait sur le tympan intérieur une Pentecôte, avec un Christ aux mains ouvertes.

Il semble qu’à Montoire on ait profité des trois absides pour rajouter une troisième déclinaison : un Christ-Homme montrant ses blessures.

En synthèse, les trois Christs de Montoire illustrent non pas la Trinité, comme on le lit parfois, mais les trois symboliques différentes de la mandorle :

  • la mandorle cosmique du Christ de l’Apocalypse (abside est) ;
  • la mandorle en huit, unitaire, du Christ montrant ses plaies (absidiole sud);
  • la mandorle en amande du Christ descendant du ciel (absidiole nord)



Article suivant : 2 Cercles intersectés

Références :
[1] Ormonde M.Dalton, « Catalogue of the Ivory Carvings of The Christian Era… of the British Museum », 1909
https://gemology.se/gill-library/gemjewelry/Catalogue_of_the_Ivory_Carvings_of_The_Christian_Era_Ormonde_M_Dalton_1909.pdf
[2] Eric Sparhubert, « Les peintures romanes de la nef de la collégiale de Saint-Junien (Haute-Vienne) » Bulletin Monumental Année 2002 160-3 pp. 233-248 https://www.persee.fr/doc/bulmo_0007-473x_2002_num_160_3_1127
[2a] Reproduction intégrale des Evangiles de Rabula : http://mss.bmlonline.it/?Collection=Plutei&search=Plut.1.56
[2b] E. Baldwin Smith Early Christian Iconography and a School of Ivory Carvers in Provence https://books.google.fr/books?id=xVWeCAAAQBAJ&pg=PT58#v=onepage&q&f=false
[2c] Raffaele D’Amato « A Sixth or Early Seventh Century Ad Iconography of Roman Military Equipment in Egypt: The Deir Abou Hennis Frescoes » dans « A Military History of the Mediterranean Sea: Aspects of War, Diplomacy, and Military Elites ».
[3] Jennifer P. Kingsley « To Touch the Image: Embodying Christ in the Bernward Gospels » Columbia University https://digital.kenyon.edu/perejournal/vol3/iss1/5/ p 153
[4] Bianca Kühnel « The End of Time in the Order of Things : Science and Eschatology in Early Medieval Art. », 2003, p 193
[5] Juliette Rollier-Hanselmann, « Étude des peintures murales romanes dans les anciens territoires de Bourgogne : de Berzé-la-Ville à Rome et d’Auxerre à Compostelle », https://journals.openedition.org/insitu/10671?lang=en#tocto2n3
[6] Anton von Euw, « Karl der Grosse als Förderer des Kirchengesanges. Das gregorianische Antiphonar, seine Überlieferung in Wort und Bild » Jahrbuch der Berliner Museen 42. Bd. (2000), pp. 81-98 https://www.jstor.org/stable/4126055
[7] Liselotte Wehrhahn-Stauch « Eine ungewöhnliche Maiestas-Domini-Darstellung »
Zeitschrift für Kunstgeschichte 32. Bd., H. 1 (1969), pp. 1-28 https://www.jstor.org/stable/1481786
[8] X. Barral i Altet, « La chapelle Saint-Michel d’Aiguilhe au Puy », Congrès archéologique de France. 133e session 1975, Velay p 230 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k32098953/f232.item
[9] Wolfgang Christian Schneider, « Christus Victor in der Roma Caelestis. Antike Siegesmotivik im ottonischen Kölner ‚Thebäer-Elfenbein » in: Kaiserin Theophanu. Begegnung des Ostens und Westens um die Wende des ersten Jahrtausends, 2 Bde., Köln 1991; Bd. 1; S. 227-249.
[10] Paul Deschamps, « Les peintures du chœur de Notre-Dame-la-Grande de Poitiers », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres Année 1949 93-3 pp. 288-293 https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1949_num_93_3_78436
Lise Hulnet-Dupuy « Les peintures murales romanes de Notre-Dame-la-Grande de Poitiers » Cahiers de Civilisation Médiévale Année 1999 42-165 pp. 3-38 https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1999_num_42_165_2741
[11] Robert Favreau « Les peintures murales du rond-point à Notre-Dame-la-Grande de Poitiers : un programme iconographique et épigraphique très élaboré » Cahiers de civilisation médiévale 238, 2017 https://journals.openedition.org/ccm/1886
[12] Les aquarelles de Jorand, aujourd’hui perdues, sont reproduites dans La Martinière, « Les fresques de Saint Gilles de Montoire d’après les aquarelles de Jorand en 1841″, Gazette_des_beaux-arts 1933, 2eme semestre, p 193 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9773240k/f207.item
Les dessins de Jorand de 1846 proviennent de Gallica.
[13] Vu l’état de dégradation des fresques, une interprétation définitive est probablement hors de portée. Pour une présentation chronologique et une discussion des interprétations, voir JeanTaralon , « Montoire, chapelle Saint-Gilles », Congrès Archéologique, 1981.
[14] Ces « clés », qui ne figurent pas sur les relevés de Jorand, mais sur un autre exécuté en 1840 par Refoulé, sont très indistinctes et situées non pas dans, mais derrière la main droite du Christ. J.Taralon (p 269 et note 14) exprime toute sa perplexité quant à ce motif.
[15] Abbé Gabriel Plat, Montoire, « Congrès archéologique de France, Session tenue à Blois en 1925 » 1926 p 307 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k35695z/f313.item

2 Cercles intersectés

10 avril 2022

Avant de nous intéresser aux mandorles composées de cercles symétriques, il est bon de passer en revue les autres schémas à base de cercles que l’on peut rencontrer ici ou là.

Chapitre précédent : 1 Mandorle double dissymétrique

Cercles intersectés et astronomie

Commençons par les manuscrits astronomiques, héritiers du savoir de l’Antiquité, et utilisés au Moyen-Age essentiellement pour le comput (détermination de la date des fêtes mobiles).

Construction au compas du triangle équilatéral

800-25 Agrimensores Pal.lat.1564 fol 81vEuclide, Livre 1 proposition 1
Corpus agrimensorum, 800-25, Pal.lat.1564 fol 81v

Cette construction apparaît dès le livre I proposition I des Eléments d’Euclide. Même si les Eléments n’ont été traduits dans leur ensemble qu’au XIIème siècle, le premier livre a été transmis au travers d’un certain nombre de textes bien connus au haut-moyen âge (Géométrie de Boèce, Corpus agrimensorum [1]).

La grande richesse symbolique de la construction saute aux yeux :

  • médiation entre deux extrêmes ;
  • passage de la binarité à la trinité ;
  • lien entre deux figures parfaites : le cercle et le triangle équilatéral.


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Schéma de l’ordre des planètes internes

Bruce Eastwood, Gerd Grasshoff p 56 Schema Eloignement planetes12ème s, tiré de Bruce Eastwood, Gerd Grasshoff [2] , p 56
(les disques colorés ne figurent pas dans le schéma original)

Ce schéma a été rajouté au Moyen-Age dans plusieurs manuscrits d’auteurs antiques (Macrobe, Capella, Calcidius), qui n’en parlent pas dans leur texte ([2], p 58). La Terre est située au centre de l’entrecroisement des trois cercles (disque bleu). A la différence du schéma concentrique habituel, ce schéma décentré permet de concilier deux ordres pour l’éloignement des planètes :

  • l’ordre de Platon si on lit les trois cercles vers le haut (Terre, Soleil, Mars, Vénus) ;
  • l’ordre chaldéen si on les lit vers le bas (Terre, Vénus, Mars, Soleil).



1121 Liber Floridus Gand, Ms. 92 Rijksuniversiteit f 94r De Astrologia secundum BedamDe Astrologia secundum Bedam
1121, Liber Floridus Gand, Ms. 92 Rijksuniversiteit f 94r

L’idée des cercles non concentriques pour expliquer le mouvement des planètes internes (Vénus, Mars, Soleil) a conduit à ce schéma à trois cercles intersectés, popularisé à partir de 1121 par le Liber Floridus [3].

Ces schémas à trois cercles sont trop spécifiques, techniques et tardifs, pour avoir joué un rôle dans l’apparition de la mandorle en huit.


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Schéma de la durée inégale des saisons

Commentarius in Timaeum 10eme Berlin, SBPK Ms. Phill. 1833 fol 36v haut10ème s, Berlin, SBPK Ms. Phill. 1833 fol 36v Bruce Eastwood, Gerd Grasshoff p 77 Schema de la durée inégale des saisons11ème s, Bruce Eastwood, Gerd Grasshoff [2] , p 77

Calcidius, Commentarius in Timaeum

Ce schéma peut être de trois types, selon les manuscrits, et est souvent erroné.

Dans le type à deux cercles intersectés, comme ici, le schéma de droite est le plus exact : la Terre est au centre (point theta) du cercle zodiacal, divisé par le X en quatre saisons dans le sens inverse des aiguilles de la montre (le Printemps commence au point A, l’Eté au point B, etc…). Le soleil se déplace tout au long de l’année sur le cercle du haut, centré sur M, enchaînant quatre arcs de cercles de longueur différente : le Printemps (le plus long, 93,5 j), suivi par l’Eté (91,5 j), l’Automne (le plus court, 87,8 j), et enfin l’Hiver (89,8 j). Le texte de Calcidius ne parle pas du cercle inférieur, centré sur Z et qui semble n’avoir été rajouté que pour corriger visuellement un schéma trop dissymétrique : l’intersection des deux cercle ne joue donc ici aucun rôle. En comparant les deux dessins, on voit par ailleurs que le fait que les cercles soient tangents ou pas au cercle externe ne joue aucun rôle.

Ce schéma est trop variable et trop spécifique pour avoir donné l’idée de la mandorle à deux cercles : c’est peut être, au contraire, l’habitude de cette mandorle qui a poussé les copistes à rajouter le second cercle, totalement superflu.


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Schéma pour savoir le nombre des heures du jour et de la nuit

1340 ca Matfre Ermengaud, Breviari d'Amor Vienne, Osterreichische nationalbibliothek, cod. 2583 p 108
Matfre Ermengaud, Breviari d’Amor, vers 1340, Vienne, Osterreichische Nationalbibliothek, cod. 2583 p 108

  • Le cercle du bas montre les seize heures de la Nuit d’Hiver (de XVII à VIII) plus nombreuses que celles du Jour.
  • Le cercle du haut montre les seize heures du Jour d’Eté (de  VIII à XX) plus nombreuses que celles de la Nuit.
  • Le cercle central montre leur nombre égal aux équinoxes.


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Schéma de l’élévation ou de l’abaissement des étoiles

Guillaume de Conches, Dragmaticon, Cologny, Fondation Martin Bodmer Cod. Bodmer 188 fol 21r e-codicesGuillaume de Conches, Dragmaticon, Cologny, Fondation Martin Bodmer Cod. Bodmer 188 fol 21r, e-codices

Dans ce passage, Guillaume de Conches donne plusieurs explications au fait qu’une étoile puisse apparaître tantôt plus élevée, tantôt plus basse. L’un de ces raisons est la suivante :

Mais certains disent que cela tient à la qualité des cercles, car en certains lieux ils sont abaissés, en d’autres élevés. Et ces cercles s’abaissent tantôt droit, tantôt en oblique : ainsi donc lorsqu’ils s’élèvent ou s’abaissent tout droit, parce qu’on les voit toujours dans le même partie du signe zodiacal, on croit qu’ils sont fixes ; s’il le font obliquement, on dit qu’ils sont rétrogrades. Pour que cela apparaisse mieux, j’ai composé ces figures.

Sed qui dicunt hoc ex circulorum qualitate contingere, quia in quibusdam locis deprimuntur, in quibusdam exaltantur, & deprimantur circuli aliquando recte, aliquando oblique : dum igitur recto modo exaltantur uel deprimuntur, quia semper sub eadem parte figni uidentur, ftare creduntur: si uero obliquè, retrogradi dicuntur. quæ ut melius pateant, quasdam figuras componemu

Les figures ne sont pas très claires, mais donnent les quatre cas possibles : élévation ou abaissement, droit ou en oblique. Le fait que les cercles soient intersectés deux à deux n’est qu’une question d’esthétique, de sophistication gratuite et/ou d’économie de place.


Guillelmus (de Conchis.) Dialogus de substantiis physicis 1567 p 105Guillelmus (de Conchis), Dialogus de substantiis physicis, 1567, p 105

L’illustrateur de l’édition de 1567 s’est appliqué à bien distinguer les quatre cas, sans rendre les schémas beaucoup moins abscons.


Guillaume de Conches, Dragmaticon, Cologny, Fondation Martin Bodmer Cod. Bodmer 188 fol 21r e-codices schema
Je pense que l’idée était simplement que l’orbite de l’étoile peut se translater soit selon la droite qui joint la Terre à l’étoile, soit obliquement (flèches blanches) : ce qui produit effectivement un décalage apparent (en avant ou en arrière) par rapport au signe du zodiaque, au bout de la ligne de visée.


Explication de l’épicycle

Daniel of Morley Liber de naturis inferiorum et superiorum 1175 1225 BL Arundel 377 fol 101vDaniel of Morley, Liber de naturis inferiorum et superiorum, 1175-1225, BL Arundel 377 fol 101v Epicycle_et_deferentEpicycle et déférents

Le schéma de gauche montre deux cercles intersectés, celui du haut représentant l’épicycle et celui du bas le déférent. Il s’agit d’expliquer que lorsque la planète Saturne est « au dessous » de son déférent, sa trajectoire nous apparaît rétrograde (RETROGRADATIO). En dessinant les deux cercles de taille presque égale, et en plaçant les légendes au petit bonheur, le copiste a rendu le diagramme pratiquement incompréhensible [3a].


Le schéma platonicien de la Création du Monde

Nous allons nous arrêter sur un schéma particulier, qui apparait dans un manuscrit astronomique, mais possède une portée métaphysique.

La création du Monde selon le Timée de Platon (35b à 36c)

Platon et Nicomaque BOETHIUS DE INSTITUTIONE MUSICA 12eme MS CUL Ii 3.12 fol 61v Les quatre fondateurs de la Musique, DE INSTITUTIONE MUSICA, 12ème MS CUL Ii 3.12 fol 61v

Platon siège en bas à gauche sur un globe, en hommage à son récit, dans le Timée, de la création du Monde comme une sphère. C’est ce même récit, basé sur des divisions harmoniques de l’Essence, qui lui vaut de figurer parmi les pères de l’Art musical.

Au Moyen Age, le texte du Timée n’était accessible que par deux textes latins : une version tronquée de Cicéron, et un commentaire de Calcidius, sur lequel nous reviendrons.


Commençons par le texte original, dans la traduction de Victor Cousin.bPlaton explique d’abord comment le démiurge a créé le Corps du monde, sphérique, et l’a enveloppé d’une Ame qui lui confère un seul mouvement, celui de la rotation (33b à 34b). Il revient ensuite sur la manière de créer l’Ame du Monde : d’abord mélanger trois essences (le Divisible , l’Indivisible et l’Intermédiaire) puis diviser ce mélange, de manière harmonieuse, pour obtenir de nouvelles parties :

« …et quand il eut mêlé le divisible et l’indivisible avec la substance intermédiaire, et de ces trois choses formé un tout unique, il divisa ce tout en autant de parties qu’il était convenable, et chacune se trouva contenir du même, du divers et de la substance intermédiaire ». Timée, 35b [4]


Passons sur la manière d’effectuer cette partition, selon les intervalles harmoniques de la musique antique (voir [5], notes 333 a 335) et voyons directement ce qui se passe ensuite.

« Il coupa ensuite toute cette composition nouvelle en deux dans le sens de la longueur, plaça les deux portions de cette ligne sur le milieu l’une de l’autre, comme dans la lettre X, les courba en cercle, unit les deux extrémités de chacune entre elles et à celles de l’autre dans le point opposé à leur intersection, et leur imprima le mouvement du cercle, mouvement toujours le même et s’exécutant sur un même point. Il fit un de ces cercles extérieur et l’autre intérieur, appelant mouvement extérieur celui du même et intérieur celui du divers. Le mouvement du même, il l’inclina de côté, vers la droite, et le mouvement du divers il le dirigea suivant la diagonale, vers la gauche ; il donna la supériorité au mouvement du même et du semblable; car il le laissa seul indivisible; tandis que, divisant en six parties le mouvement intérieur, il fit sept cercles inégaux, avec des intervalles doubles et triples, trois de chaque espèce, et il assigna à ces cercles des mouvements contraires, dont trois de la même vitesse, les quatre autres inégaux en vitesse, tant entre eux qu’aux trois premiers, mais allant tous ensemble harmonieusement. » Timée, 36b-36d



Platon Timee 36b 36c schema
J’ai transcrit sur ce schéma les explications de V Cousin ([5] Notes 226, 227). On voit en haut à gauche les deux cercles joints comme dans la lettre X, et en bas la séparation du cercle intérieur en sept cercles, le cercle extérieur tournant dans l’autre sens. Le texte très dense de Platon ne fait en somme que décrire, en vision géocentrique, les mouvements du cosmos (schéma de droite) :

  • le cercle du l’équateur céleste (« cercle du Même ») fait tourner dans un mouvement uniforme les étoiles fixes,
  • le cercle de l’écliptique (« cercle du Divers ») entraîne les différentes planètes, chacune sur son cercle et avec sa propre vitesse.


Les schémas platoniciens de Calcidius

Calcidius a écrit sa traduction commentée du Timée au 4ème siècle, mais les plus anciens manuscrits conservés datent du 9ème siècle.

En commentant la partition de l’Ame du Monde selon des rapports numériques (Timée 35b) , Calcidius explique que cette forme de continuité numérique se construit d’une manière analogue à la continuité physique entre les Quatre Eléments, pour le Corps du Monde :

« Et de même que le corps du monde est rendu continu par l’insertion des éléments matériels de l’Air et de l’Eau entre la limite qui est le Feu et l’autre qui est la Terre, de même l’insertion des rapports numériques, tout comme celle des éléments de la matière, pourrait connecter les membres intelligibles de l’âme et il y aurait une certaine ressemblance entre l’âme et le corps. » ([6], p 276)


Commentarius in Timaeum 9eme Valenciennes, BM Ms. 293 fol 54r IRHTCommentarius in Timaeum,
9ème s, Valenciennes, BM Ms. 293 fol 54r, IRHT

Le schéma de droite explique la division en deux, pour former un X. Le schéma de gauche « explique » le résultat, après recollement des bouts : étrangement, on n’a plus deux cercles, mais trois. Le texte de Calcidius décrit ainsi les deux schémas ([6], p 276) :

« Ainsi, dit-il, Dieu a coupé cette série, qui n’est ni matière ni corps, comme si on divisait une ligne droite AB dans le sens de la longueur et si à partir des deux segments on faisait un chi, TA EZ, puis en l’incurvant seulement on faisait deux cercles qui l’un et l’autre se raboutent, HOKA et HMKN, et on les entourait d’un autre cercle extérieur, dont le mouvement ou la circonférence et la révolution est toujours le même et uniforme. c’est-à-dire l’aplanês. »

Hanc igitur seriem, non materiam neque corpus, secuit, inquit, deus, ut si quis AB rectam lineam in longum findat et de segminibus duobus chi faciat, IA EZ, id ipsum incurvet demum et duos innexos sibi invicem circulos faciat, HOKA et HMKN, hosque ipsos exteriore alio circulo cuius motus conversioque idem semper et uniformis sit circumliget, id est aplani.

L’intéressant est que le texte de Calcidius explique clairement le processus en trois dimensions qui sous-tend le texte de Platon : courber et recoller le xhi fait apparaître une sphère englobante ; mais le schéma en deux dimensions, avec ses trois cercles, dit autre chose.



Eva-Maria Engelen p 95Eva-Maria Engelen [7] lit le schéma de manière dynamique, et pense qu’il n’illustre pas directement le texte de Platon mais un autre récit de la création du Monde qui s’en inspire, un Hymne de Boèce, particulièrement difficile à traduire :

L’Âme, à la triple nature, qui meut toutes choses,
Tu la composes, médiane, par une liaison et la divises harmoniquement ;
Et elle, ainsi divisée, quand elle a rassemblé son mouvement en deux cercles,
Retourne à elle-même et se meut en cercle autour de l’Intellect au plus profond d’elle,
Et elle imprime au Ciel un mouvement circulaire à l’image du sien.

Boèce, Hymne au Dieu Créateur, vers 524, traduction Alain Lernould [7a]

Tu triplicis mediam naturae cuncta moventem
Conectens animan per consona membra resolvis ;
Quae cum secta duos motum glomeravit in orbes
In semet reditura meat mentemque profundam
Circuit et simili convertit imagine caelum

Je pense pour ma part que l’obscurité du schéma tient à ce qu’il veut exprimer simultanément trois idées platoniciennes, d’une manière encore plus condensée que Boèce :

  • l’idée de sphère englobante, construite en recourbant deux cercles qui, dans l’espace, s’intersectent en deux points ;
  • l’idée de continuité de l’âme, par le recoupement des deux cercles dans le même plan ;
  • l’idée de rotation par entraînement : les deux cercles intérieurs (deux planètes) tournent dans le même sens, entraînés par le cercle extérieur (l’aplanes, ou sphère des Fixes) qui tourne dans l’autre sens.


11eme Bibliotheca Vaticana Barb Lat 22 fol 27v11ème, Bibliotheca Vaticana, Barb Lat 22 fol 27v

Cette évolution du schéma, dans lequel les cercles coïncident presque, supprime l’idée de continuité et accentue l’effet de frottement.


La compilation d’Abbon de Fleury

Dès le 2ème siècle, Justin Martyr avait considéré que l’image du X dans le Timée préfigurait la Sainte Croix. La compilation d’Abbon de Fleury s’inscrit dans la lignée de l’appropriation de cette image par la pensée chrétienne.


Commentarius in Timaeum 10eme Berlin, SBPK Ms. Phill. 1833 fol 36vCommentarius in Timaeum 10eme Berlin, SBPK Ms. Phill. 1833 fol 36v.

Rédigée vers 950, elle nous est connue par ce manuscrit du début du 11ème siècle ([8], p 179 et ss). Abbon a rajouté des légendes aux deux schémas muets de Calcidius :

  • sur le premier, Una essentia (Essence unique) et Essentiae Sectio (division de l’Essence) ;
  • sur le second :

A partir d’une essence unique, deux cercles se sont noués l’un à l’autre

De una essentia innectuntur sibi duo circuli


L’origine de la mandorle en huit ?

Pour Kessler ([10], p 65), ce texte serait à l’origine de l’invention de la mandorle en huit, dont la signification serait donc l’Union des deux Essences, Divin et Humaine.

En fait, si ce texte est bien connu, c’est parce qu’il a été popularisé par Migne, qui dans sa patrologie, a inclus ces schémas en commentaire du « De natura rerum » de Bède (sans préciser leur provenance). Mais en fait, on ne le retrouve, à ma connaissance, dans aucun autre manuscrit de Calcidius : c’est donc une légende rajoutée au schéma de Calcidius par Abbon de Fleury au plus tôt vers 950, soit un bon siècle après l’apparition de la mandorle en huit.


Un schéma logique de la continuité

Abbon a recopié à l’identique le texte explicatif de Calcidius, en rajoutant au début quelques mots qui résument de manière lapidaire le développement de Platon sur la partition harmonique de l’Essence (avant sa division en deux) :

Les parties de l’Essence sont jumelles, ce que Platon appelle une série.

Essentiae geminae partes sunt, quam Plato vocat seriem

Le début de la phrase est emprunté à Boèce qui, au début de son « De Institutione arithmetica », distingue le Continu, qui a pour qualité la Magnitude, et le Discontinu, qui a pour qualité la Multitude [9]. Soit un couple de notions assez proche du Même et du Divers de Platon.

Le fait que Abbon ait vu dans les deux cercles intersectés de Calcidius moins une image cosmologique (l’équateur céleste et l’écliptique) qu’un schéma logique de la continuité de l’Essence entre deux extrêmes (« ce que Platon appelle une série ») est assez révélateur de l’influence platonicienne sur la pensée chrétienne :

  • intersectés, deux cercles pourront illustrer une médiation possible entre deux contraires (terrestre/céleste, humain/divin), voire même une Trinité ;
  • tangents, les deux mêmes cercles insisteront sur une binarité inconciliable, sauf en un point.


Le khi illustré

Il est très rare de trouver une représentation du globe céleste faisant référence au khi platonicien.

1000 ca Aratus Boulogne BM MS 0188 fol 20 IRHTVers 1000, Boulogne, BM MS 0188 fol 20, IRHT 1000-25 Aratus Bern. Burgerbibliothek, Cod. 88 fol 1v1000-25, Bern. Burgerbibliothek, Cod. 88 fol 1v (copie du manuscrit de Boulogne)

Phénomènes d’Aratus, traduction par Germanicus

Cette image illustre l’introduction :

Aratus a consacré ses chants à Jupiter, le grand Principe. Toi aussi, mon père, suprême auteur de mon existence, je t’en prie, consacre ce que je t’apporte, les prémices de mon savant travail.

Ab Jove principium magno deduxit Aratus carminis ; at nobis genitor tu maximus auctor. Te veneror, tibi sacra fero, doctique laboris primitias.

L’illustrateur a composé pour Jupiter une image très originale :

  • l’aigle porteur de foudre est emprunté au dessin de la constellation de l’Aigle, qui figure plus loin dans le manuscrit (à la position de la tête près) ;
  • le sceptre dans la main gauche traduit l’idée de Roi des Dieux ;
  • le globe céleste marqué du khi évoque à la fois le Démiurge platonicien et le cercle zodiacal (la suite immédiate du texte décrit la course du soleil parmi les signes).

Dans le manuscrit de Boulogne, l’illustrateur a repris pour la tête la figuration d’Hélios au sept rayons (voir 2 Le globe solaire ) ; et a eu l’idée, unique à ma connaissance, de leur associer les sept étoiles de la Couronne boréale, incluant ainsi cette image introductive parmi celles des constellations.

Le copiste de Berne a renoncé à cet enrichissement, un peu trop païen et un peu trop confus (Jupiter plus Hélios comme image du Dieu créateur).


Le schéma du papyrus d’Eudoxe

Il est plus probable que le schéma essaie maladroitement de superposer les trois possibilités exposées par le texte :Papyrus d’Eudoxe, 2ème s Av JC, Louvre

Le schéma du haut fait suite au passage suivant :

« La lune n’a pas de lumière propre, mais elle est éclairée, par le soleil. Si, en effet, la lune· avait une lumière propre, il faudrait que sa partie qui est en face du soleil fut obscure et le reste brillant. Or, tout au contraire, c’est sa partie en face du soleil qui est brillante et le reste est sombre. C’est précisément ce qui arrive pour la terre, qui n’a point de lumière propre. » [10a]

C’est ce qu’illustre le schéma, avec sa partie claire marquée Hélios et sa partie sombre marquée Séléné.

 Le schéma du bas fait suite au passage suivant :

« La lune est sphérique. Si, en effet, sa forme était celle d’un disque, elle serait tout entière illuminée par le soleil dès le premier jour; or, elle ne devient tout entière lumineuse qu’après quinze jours; donc la lune n’a point la forme d’un disque. — Si elle avait la forme d’un bassin dont la concavité fût tournée vers nous, ce ne serait point le côté du soleil qui serait le premier éclairé. Or, tout au contraire, c’est le côté du soleil qui est le premier éclairé et le reste est sombre, comme cela arrive aussi pour la terre, qui n’a point de lumière propre. » [10a]

 Kessler [10b]  croit y retrouver le schéma de Calcidius, mais rien dans le papyrus ne se réfère au Timée.



Papyrus d'Eudoxe 2eme s Av JC Louvre schema
Il est plus probable que le schéma essaie maladroitement de superposer les trois possibilités exposées par le texte :

  • 1) lune plate : s’éclaire en totalité ;
  • 2) lune concave : s’éclaire en premier du côté opposé au soleil ;
  • 3) lune convexe : s’éclaire en premier du côté du soleil.


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Autres schémas en huit

D’autres constructions en huit sont bien connues, mais aucune n’aurait pu servir de source à la mandorle en huit.

Le Grand Huit de Byrhtferth

v

Diagramme de Byrhtferth [11]
Comput de Ramsey , vers 1090, Oxford MS 17 fol 7v

Byrhtferth, moine de l’abbaye de Ramsey, avait été l’élève d’Abbon de Fleury et connaissait donc sans doute les cercles intersectés de Calcidius. Il n’en avait cependant pas besoin pour construire ce grand huit, qui combine ingénieusement :

  • le losange des quatre Eléments (et quaternités associées),
  • le cercle des douze mois et Signes du zodiaque.

La forme « en huit » n’apparaît que pour des raisons de mise en page, suite à l’étirement vertical du cercle et à son pincement horizontal.


L’analemme du soleil

Cadran solaire a analemme Eglise de LautenbachCadran solaire à analemme, Eglise de Lautenbach

Cette autre figure répartit elle-aussi les mois selon un tracé en huit, mais dans un ordre différent et pour une raison purement physique : elle montre les déviations mensuelles de l’ombre du soleil à midi. Cette figure aurait pu être connue au Moyen-Age, au moins expérimentalement : mais on n’en trouve aucune trace dans les textes


L’hippopèded’Eudoxe

hippopede animeHippopède d’Eudoxe hippopede anime2Famille d’Hippopèdes

mathcurve.com [12]

L’astronome grec Eudoxe avait raffiné le modèle de Platon en introduisant la figure de l’hippopède, de nom d’une entrave de cheval grecque qui avait cette forme en huit.

Pour expliquer le mouvement parfois rétrograde de chaque planète, Eudoxe avait imaginé qu’il résultait de la combinaison des mouvements de rotation uniformes de quatre sphères concentriques imbriquées.

La figure de gauche montre les deux sphères internes : la sphère noire est fixe, le cercle bleu, incliné, tourne d’Ouest en Est ; sur ce cercle, un point rouge tourne à la même vitesse dans l’autre sens. Le point rouge décrit sur la sphère, durant l’année, une courbe en huit.

La figure de droite montre comment passer du huit au chi : dommage que les théologiens ne l’aient pas connue !

Le système d’Eudoxe s’est transmis au travers de la Métaphysique d’Aristote, qui n’a été traduite en Occident qu’à partir du XIIème siècle : aucune chance donc que cette brillante construction ait pu motiver l’invention de la mandorle en huit.


Cercles intersectés et théologie

969 ca Gero Codex Darmstadt hessisches landesbibliothek MS 1948 fol 86r Maria pour PaquesInitiale M de Maria (ouvrant la fête de Pâques)
Gero Codex, vers 969, Darmstadt Hessisches Landesbibliothek MS 1948 fol 86r

Les compartiments du M hébergent d’une part deux Saintes Femmes, d’autre part l’Ange qui leur annonce la Résurrection du Christ. Sur la jambe centrale, le tombeau vide imite la forme des deux lettres A qui l’encadrent.


Psautier d’Odbert

999 Psautier d'Odbert Boulogne-sur-Mer, BM ms. 0020, f. 108 IRHTPsautier d’Odbert, 999, Boulogne-sur-Mer, BM ms. 0020, fol 108, IRHT

Tracée comme deux cercles sécants, l’initiale M permet de distinguer trois domaines :

  • à gauche les soldats venus arrêter Jésus,
  • à droite les Apôtres
  • dans la zone de recouvrement, le baiser de Judas à Jésus.


999 Psautier d'Odbert Boulogne-sur-Mer, BM ms. 0020, f. 62 IRHTFol 62 999 Psautier d'Odbert Boulogne-sur-Mer, BM ms. 0020, f. 149 IRHTFol 149

Psautier d’Odbert, 999, Boulogne-sur-Mer, BM ms. 0020, fol 108, IRHT

Le copiste de ce manuscrit appréciait visiblement les possibilités décoratives des cercles intersectés, pour l’initiale M :

  • deux quadrupèdes avec une tête à oreille pointue ou à gros bec, selon le sens dans laquelle on la regarde ;
  • deux oiseaux au cou entrelacé.


vFol 153v

Le même schéma est repris verticalement pour l’initiale S, avec deux monstres entrelacés par le cou.


999 Psautier d'Odbert Boulogne-sur-Mer, BM, ms. 0020, f. 136 IRHTFol 136

Tracée cette fois comme deux cercles tangents, l’initiale M héberge deux lions unis par la tête.


Raban Maur, « De Universo »

1023 ca Raban Maur de Universo Monte Cassino MS 132 fol 13 schemaRaban Maur, « De Universo », vers 1023, Monte Cassino MS 132 fol 13

Contrairement à ce que propose Kessler ([13], p 131), ce schéma n’exploite pas la notion de mélange ou de terme médian que porte l’intersection des cercles. On reconnaît de gauche à droite le Fils, le Père et le Saint Esprit, mais le Père n’est pas représenté comme ce que les deux extrêmes ont en commun.



1023 ca Raban Maur de Universo Monte Cassino MS 132 fol 13 schema

Bien au contraire, son médaillon excède et surplombe l’intersection des deux autres Personnes : il est leur principe, pas leur résultat.


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Un cas particulier : le Vere Dignum en deux cercles

Vere Dignum 780-800 Sacramentaire de Gellone BNF Lat 12048 fol 58rVere Dignum,
Sacramentaire de Gellone, 780-800, BNF Lat 12048 fol 58r gallica

Dans ce sacramentaire apparaît pour la première fois ce symbole, la ligature des deux initiales V et D de l’invocation « Vere Dignum » sous forme de deux cercles intersectés. Le symbole, qui ouvre la Préface de la messe, apparaît à plusieurs reprises dans le manuscrit, avec des ornementations légèrement différentes, à titre d’abréviation remplaçant l’invocation complète.

Kessler ne manque pas de rapprocher cette ligature de la construction de Calcidius et voit dans cette intersection, marquée par une croix, la symbolique des deux natures :

« Leur forme même traduit le sens de la prière de la consécration, révélant dans le jeu de la lettre et du signe, c’est-à-dire dans la fusion du V, construit avec des êtres vivants et relié par une croix à un D abstrait, la fusion des natures charnelle et spirituelle. par la mort du Christ qu’affirment la Préface puis l’Eucharistie. » ([13], p 127)

Cette symbolique a bien existé, puisque Kessler produit un texte de Guillaume Durand (1230-96) qui la décrit explicitement :

« La lettre V, ouverte en haut et fermée en bas, symbolise l’humanité et la nature humaine du Christ, qui descend d’une lignée ancienne, et qui a pris naissance dans la Vierge mais qui est sans fin. Le D, qui enferme un cercle, est la figure de la divinité ou de la nature divine du Christ. Le dessin au milieu, fusionnant les deux parties, est la croix, à travers laquelle l’humanité et la divinité sont unies. Cette figure est placée au début de la Préface parce que, par le mystère de cette union, les deux hommes seront réconciliés avec les anges par la Passion du Seigneur, et l’humain sera uni au divin dans la louange du Sauveur. » ([13], p 128)

Cependant cette démonstration se base sur la différence de forme entre le V triangulaire et le D circulaire : il est donc pour le moins aventureux de l’appliquer au Sacramentaire de Gellone, antérieur de cinq siècles et où les deux lettres sont circulaires.


Missel de Rennes 12eme BNF Lat 9439 fol 7v

Missel de Rennes, 12eme, BNF Lat 9439 fol 7v Gallica

D’autant que cette miniature contemporaine du texte de Guillaume Durand, l’association se fait en sens inverse :

  • le V est associé au Christ en gloire, donc au Divin ;
  • le D à l’Agneau, autrement dit l’Humain.


vVere Dignum, fol 8 Vere Dignum 851 abbaye de St Amand Le MANS BM MS 77 fol 9v IRHTTe Igitur, fol 9v

Sacramentaire à l’usage du Mans, provenant de l’abbaye de St Amand, 851 , Le MANS BM MS 77 IRHT

Un demi-siècle après celui de Gellone, ce sacramentaire représente le Vere Dignum par une forme tendant à la symétrie complète. La « croix » qui apparaît au centre tient avant tout à l’intention calligraphique que le monogramme contienne toutes les lettres de VERE DIGNUM (la branche de gauche permet de former le G, la branche de droite le E).

Le symbolisme de la croix ne peut être ici qu’un effet collatéral, puisqu’à l’époque carolingienne, le Vere Dignum est clairement associé au Sanctus (voir 2 Une figure de l’Incommensurable ), autrement dit à l’image du Seigneur victorieux.

L’image de la Croix est quant à elle portée de manière éclatante, deux pages plus loin, par le T du Te Igitur.


Omega (FINIS) 945 Moralia_in_Job Biblioteca national Madrid Cod 80 vue 512
Omega (FINIS), vue 512
945, Moralia in Job, Biblioteca national Madrid Cod 80

Pas plus que ce grand Omega à la dernière page des Moralia in Job, le double cercle du Sacramentaire de Gellone n’a selon moi à voir avec les cercles de Calcidius ni avec l’union des deux natures : il résulte avant tout d’un jeu calligraphique et du goût pour la symétrie qui caractérise les manuscrits du Haut Moyen Age.


1170-1180 Sacramentaire à l'usage de Saint-Martin de Tours Tours BM 193 fol 71 IRHTSacramentaire à l’usage de Saint-Martin de Tours, 1170-1180, Tours BM 193 fol 71 IRHT

Même dans cet exemple tardif, les deux cercles ne représentent pas l’union des deux natures, mais celle des Ecritures : le Christ y est très logiquement placé comme le point commun, à la fois temporellement et théologiquement, entre :

  • la Synagogue en position d’humilité, portant les Tables de la loi ;
  • l’Eglise en position d’honneur, avec une hostie et un ciboire.


Missale praemonstratense, 1175-1200, BNF Lat 833 fol 102v

Ici le même schéma sert encore un autre propos, le « passage de relai » entre les deux Saint Jean :

  • à gauche, Saint Jean Baptiste, le précurseur, annonce l’Agneau de Dieu (« ecce agnus dei »)
  • à droite, Saint Jean l’Evangéliste regarde vers l’arrière (« Au début était le Verbe« ) ;
  • au centre trône l’Agneau, qui est également le Verbe.

A noter que le schéma est ici une véritable « mandorle » au sens géométrique (ou vesica piscis), à savoir l’intersection de deux disques de même diamètre dont le centre de chacun se trouve sur la circonférence de l’autre.


Breviaire de Montieramey 1150-1200 BNF ms. Latin 796 fol 182r

La Pentecôte
Bréviaire de Montiéramey, 1150-1200, BNF ms. Latin 796 fol 182r

L’intersection des deux cercles retouve ici sa valeur première : celle d’une boutonnière dans le Ciel, ouverte par les deux anges, pour permettre à la colombe de l’Esprit Saint de descendre en piqué vers la Terre.


sb-line

En aparté :la vesica piscis
Cette figure est en fait très rare. L’exemple toujours cité est celui du portail royal de Chartres :

christ-vesica-at-chartres Bruce Lyons httpsbrucelyonsblg.wordpress.comChartres, Portail Royal, 1145-55, photo Bruce Lyons (https://brucelyonsblg.wordpress.com)


Conques 1100 ca cercles.PGConques, vers 1100

Le portail de Conques, par comparaison, et contrairement à ce qu’on lit souvent, n’est pas une vesica piscis » : l’intersection est nettement plus large.



Cercles trinitaires

Un mauvais et un bon exemple d’intersection de cercles pour figurer la Trinité

Une fausse piste dans la Bible de Moutier-Grandval (SCOOP !)

Initiale 1ere epitre Jean 840 ca Bible de Moutier-Grandval. BL Add MS 10546 fol 406rInitiale 1ère épître de Jean, fol 406r.
Bible de Moutier-Grandval, vers 840, BL Add MS 10546

Kessler ([10], p 67) fait de cette figure la première application théologique des cercles de Calcidius. Ils symboliseraient ici la Trinité, à cause de la Préface du Pseudo Saint Jérôme qui figure juste avant cette épître, dans laquelle Kessler relève les deux passages suivants :

...à l’endroit principal où se lit l’unité de la Trinité : la première Epître de Saint Jean […].

…illo praecipue loco ubi de unitate trinitatis in prima iohannis epistula positum legimus

et

« Nous voyons que l’Esprit Saint partage avec le Fils le même cercle d’unité et de substance , – provenant de ce qui est l’esprit de sagesse et de vérité ; et en remontant encore, nous voyons que le Fils n’est en aucune façon séparé du Père quant à la substance »

Eumdem circulum unitatis atque substantiae Spiritum Sanctum, secundum id quod sapientiae et ueritatis est Spiritus , uidemus habere cum Filio , et rursum Filium a Patris non discrepare substantia.

Pour Kessler, l’image mentale implicite serait celle d’une chaîne de cercles intersectés, à la Calcidius, passant du Père au Fils puis au Saint Esprit.


Joachim of Fiore Oxford Corpus Christi College MS 255A fol 7v

Diagramme IEUE (transcription latine du Tétragramme)
Liber figurarum, Joachim de Fiore, vers 1230, Oxford Corpus Christi College MS 255A fol 7

Ce diagramme existe bien, mais est postérieur de quatre siècles [14]. Il semble pour le moins périlleux de présumer qu’il se trouve en germe dans le texte du Pseudo Jérôme, qui développe simplement une suite de raisonnements transitifs, descendant du Père au Fils et au Saint Esprit, puis remontant. L’expression « circulum unitatis », « cercle d’unité », évoque d’ailleurs l’image d’un cercle englobant plutôt que celle d’une série de cercles intersectés.


840 ca Bible de Moutier-Grandval. Incipit Levitique BL Add MS 10546 fol 41rInitiale Lévitique, fol 41r 840 ca Bible de Moutier-Grandval. Incipit sde Epitre Paul BL Add MS 10546 fol 422rInitiale Deuxième Epître de St Paul, fol 422r

Bible de Moutier-Grandval, vers 840, BL Add MS 10546

Pour comprendre ce que l’initiale de 1ère épître de Saint Jean a de réellement spécifique, commençons par la comparer à deux autres initiales du manuscrit :

  • le V du Lévitique montre une autre main dans un cercle sur fond bleu : la main de Dieu sortant du ciel ;
  • le P de la Deuxième Epître de St Paul montre la même fioriture, purement décorative, d’un pampre s’enroulant en spirale autour de la lettre.


Initiale 1ere epitre Jean 840 ca Bible de Moutier-Grandval. BL Add MS 10546 fol 406rInitiale 1ère épître de Jean, vers 840, Bible de Moutier-Grandval, BL Add MS 10546 fol 406r. 465–486 Baptistere des San Giovanni in Fonte Naples detail main de DieuMain de Dieu sortant du Ciel et apportant une Couronne, 465–486, Baptistère de San Giovanni in Fonte, Naples

Ce que notre initiale Q a de vraiment spécifique, c’est que la main sortant du ciel tient une couronne, un motif paléochrétien bien connu qui signifie le couronnement des martyrs, ou des Elus. Il me semble que cette figure illustre tout simplement le deuxième verset de l’Epitre :

« nous vous annonçons la Vie éternelle, qui était dans la sein du Père et qui nous a été manifestée »

L’intersection des deux cercles, purement fortuite, n’a donc rien a voir ici avec la Trinité : la couronne de Dieu sortant du ciel traduit simplement « la Vie éternelle, qui était dans la sein du Père ».


1000-25 Munchen, Bayerische Staatsbibliothek Uta-Codex- BSB Clm 13601 fol 89v detail

Codex Uta, 1000-25, Münich, BSB Clm 13601 fol 89v (détail)

Unique à l’époque carolingienne, l’image de la main de Dieu tenant une couronne devient plus fréquente dans l’art ottonien. Ici Dieu tire Saint Jean par son auréole pour le hisser dans son Ciel, au dessus

  • du cercle des anges,
  • du cercle du firmament avec les étoiles et les deux luminaires,
  • du monde sublunaire où règnent la Mer et la Terre.


975-1000 Ottos III Aachener Liuthar-Evangeliar, fol. 16rOnction d’Otto III, fol. 16r (détail)
975-1000, évangéliaire de Liuthar, trésor de la cathédrale d’Aix-la-Chapelle

Dans la partie céleste de l’image, au dessus du linge tenu par les quatre Animaux, la main de Dieu vient donner son onction à la couronne impériale. L’ouverture circulaire dans le ciel s’est transformée en une auréole cruciforme, signifiant le pouvoir divin de l’Empereur ; en contrebas lui fait écho le globe impérial crucifère, emblème de son pouvoir terrestre.

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Une vraie Trinité : le bénédictionnaire de St Aethelwold (SCOOP !)

Deus Omnipotens (OMPS), fol 91r 963-984 Benedictional of St Aethelwold BL Add MS 49598 fol 70rTrinitas, fol 70r

Bénédictionnaire de St Aethelwold, 963-984, British Library Add MS 49598

La comparaison des deux pages permet de comprendre le vocabulaire graphique très précis de ce manuscrit :

  • le O doré extérieur représente l’initiale de Omnipotens, donc la toute Puissance de Dieu
  • l’image de droite comporte à l’intérieur de ce O de nouveaux tracés dorés : ce sont eux qui représentent la Trinité.


963-984 Benedictional of St Aethelwold BL Add MS 49598 fol 70r schema

Le centre du O de l’Omnipotence (en bleu) coïncide avec le centre de l’ovale, et avec le nombril du Père. Le siège est constitué de deux autres cercles, et la Trinité se lit dans les plis du nombril et des deux genoux (en jaune).



A l’issue de ce panorama, il apparaît que presque tous les schémas d’intersection de cercles sont présentés à l’horizontale, grande différence avec la mandorle en huit à laquelle est consacrée, enfin, le chapitre suivant : 3 Mandorle double symétrique

Références :
[2] Bruce Eastwood, Gerd Grasshoff, « Planetary Diagrams for Roman Astronomy in Medieval Europe, Ca. 800-1500 » https://www.jstor.org/stable/20020363
[3] Le schéma est expliqué dans S. Draxler and M.E. Lippitsch « Astronomy in the medieval Liber Floridus » November 2016 Mediterranean Archaeology and Archaeometry 16(4), p 425 https://www.researchgate.net/publication/307575554_Astronomy_in_the_medieval_Liber_Floridus
[3a] John Emery Murdoch « Album of Science, Antiquity and the Middle Ages », p 144
[7] Eva-Maria Engelen, « Zeit, Zahl und Bild: Studien zur Verbindung von Philosophie und Wissenschaft », p 95
[7a] Alain Lernould « Boèce. Consolation de Philosophie III, metrum 9″ https://www.academia.edu/15076637/Bo%C3%A8ce_Consolation_de_Philosophie_III_metrum_9
[8] Bruce S Eastwood, « Calcidius’s commentary on Plato’s Timaeus in latin astronomy of the ninth to eleventh century »,dans « Demonstration and Imagination: Essays in the History of Science and Philosophy Presented to John D. North » https://books.google.fr/books?id=80jr9QAwtWMC&pg=PA181&lpg=PA181&dq=Calcidius+De+una+essentia&source=bl&ots=Z67KNaUCpO&sig=ACfU3U0fwCBY3ip1PyKgtW0XVv35ar_Jug&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwjR4cDuu4v1AhVPx4UKHXZQA2AQ6AF6BAgfEAM#v=onepage&q=Calcidius%20De%20una%20essentia&f=false
[9] Michel Masi, « Boethian Number Theory: A Translation of the De Institutione Arithmetica », p 72 https://books.google.fr/books?id=StVUEsGK2RkC&pg=PA71&hl=fr&source=gbs_toc_r&cad=4#v=onepage&q&f=false
[10] H.L.Kessler, « Medietas / mediator in the geometry of Incarnation » dans « Image and Incarnation: The Early Modern Doctrine of the Pictorial Image » Walter Melion, Lee Palmer Wandel, 2015 https://ia800901.us.archive.org/14/items/Intersections-InterdisciplinaryStudiesInEarlyModernCulture/INTE%20039%20Melion,%20Palmer%20Wandel%20%5BEds.%5D%20-%20Image%20and%20Incarnation_The%20Early%20Modern%20Doctrine%20of%20the%20Pictorial%20Image.pdf
[10a] Traduction Tannery : http://remacle.org/bloodwolf/erudits/leptine/didascalie.htm
Texte et schémas en grec: De Letronne « Les papyrus grecs du Musée du Louvre et de la Bibliothèque impériale » p 62 https://books.google.fr/books?id=7wuISQAACAAJ&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=falseTraduction en latin : Friedrich Blass « Eudoxi Ars astronomica qualis in charta aegyptiaca superest denuo », 1887 https://archive.org/details/eudoxiarsastron00blasgoog/page/n23/mode/2up
[10b] Kessler « Images of Christ and communication with God » dans « Comunicare e significare nell’alto medioevo – Spoleto (2005) p. 1099-1136
[13] H. L. Kessler, « Dynamic signs and spiritual designs ». dans Jeffrey Hamburger; Brigitte M. Bedos-Rezak. Sign and Design. Script as Image in Cross-Cultural Perspective (300–1600 CE) 2016
[14] Pour une explication, voir Gábor AMBRUS Diagrammatic Design and the Doctrine of the Trinity in Joachim of Fiore Ephemerides Theologicae Lovanienses 90/4 (2014) 617-641 p 635 et ss https://www.academia.edu/28371221/Diagrammatic_Design_and_the_Doctrine_of_the_Trinity_in_Joachim_of_Fiore

3 Mandorle double symétrique

10 avril 2022

Il existe sur ce sujet deux grandes études : le défrichage du thème par Cook en 1923 [0] et la solution définitive par Hans Bernhard Meyer en 1961 [1]. On trouve également quelque éléments dans l’ouvrage intermédiaires de van der Meer en 1938 [2].

Le sujet est obscurci, encore de nos jours, par le fait d’appeler « mandorle en huit » aussi bien les mandorles doubles dissymétriques (voir 1 Mandorle double dissymétrique ), et les mandorles à deux cercles égaux, qui ont une origine et une signification totalement différentes. C’est à ce second type de mandorle, les véritables « mandorles en huit », que cet article est consacré.

Article précédent : 2 Cercles intersectés

A La mandorle en huit : deux ancêtres putatifs

La toute première mandorle siège-dossier (SCOOP !)

Trierer_Apokalypse_fol_14v 800-50Le Trône de Dieu et les vingt quatre vieillards, fol 14v trierer_Apokalypse_fol_15vMajestas domini, fol 15v

Apocalypse de Trèves, 800-25, Staatsbibliothek Trier Cod 31

L’image de gauche est souvent citée comme l’origine de la mandorle en huit des Majestas Dei, mais un examen plus approfondi s’impose. Jean (à droite) est monté par une porte dans le ciel à travers la rejoindre la Voix qui l’inspirait, maintenant assise à la droite de Dieu : à l’auréole cruciforme, on comprend qu’il s’agissait du Fils. Le Père lui-même trône sur un globe surmonté d’une gloire circulaire. Dans toutes les autres images du manuscrit où un globe-siège apparaît (voir 3b La Renaissance carolingienne), il est occupé par le Fils.

Dans l’image de droite comme dans l’ensemble du manuscrit, le globe-siège est une convention pour représenter le trône de l’Apocalypse. La « mandorle en huit », qui n’apparaît qu’au folio 14v, répond à une nécessité particulière : différentier le Père et le Fils dans la seule image où ils apparaissent tous les deux. L’illustrateur a donc rajouté derrière le globe du Père un dossier de Majesté, qui compense son auréole simple.

Il faut donc abandonner l’idée que cette figuration, souvent citée comme la toute première « mandorle en huit », ait quelque chose à voir avec le chiffre huit et sa symétrie. Il s’agit bien en revanche de la toute première mandorle siège-dossier, dont les deux composantes évolueront bientôt vers des tailles différentes.


Une mandorle cosmique décalée (SCOOP !)

820 ca Psautier de Stuttgart Psaume Psaume 110,1 fol 127v Wurttembergische Landesbibliothek. Stuttgartfol 127v, Psaume 109
Psautier de Stuttgart, vers 820, Wurttembergische Landesbibliothek. Stuttgart

Cette autre image fait elle-aussi partie des ancêtres putatifs de la mandorle en huit. Le Fils, gratté probablement lors de la Réforme, était à l’origine l’image en miroir du Père, mis à part des « ennemis » qui figuraient sous ses pieds. Pour chaque personne, les deux globes, siège et dossier, ont la même taille mais se distinguent par la couleur.

L’escabeau n’a pas ici signification habituelle d’évoquer la Terre, selon la métaphore d’ Isaïe (« escabeau de ses pieds »), mais « les ennemis de Dieu », selon la métaphore du Psaume 109 :

Utrecht Psalter Psaume 109 fol 64v schemaPSAUME 109 fol 64v, Psautier d’Utrecht

La Binité du Psautier de Stuttgart est donc très comparable à celle du Psautier d’Utrecht, mis à part l’absence de la grande mandorle englobante.

Le fait que l’escabeau n’ait pas de signification terrestre dans le contexte du Psaume 109 permet de reculer d’un cran par rapport à la symbolique paléochrétienne : le globe bleu du cosmos monte en position dossier, tandis que globe-siège se colorie en vert pour représenter la Terre.


Une chronologie des mandorles doubles (SCOOP !)

Mandorles typologieLe type le plus ancien (sans doute du 6ème siècle), transmis par le psautier d’Utrecht, est celui d’une mandorle ovoïde enveloppant le globe-siège (en vert) : cette formule disparaît presque complètement au neuvième siècle, remplacée par des formules innovantes.

La première nouveauté est celle du globe à dossier, introduit dans l’Apocalypse de Trèves pour une raison graphique très particulière, mais qui ne se développe vraiment qu’à partir du Codex Aureus de Saint Emmeran.

La deuxième nouveauté est d’attribuer au dossier une valeur cosmique qui complète celle du globe siège (en bleu) :

  • dans le prototype du Psautier de Stuttgart, le globe-siège signifie la terre et le globe-dossier le ciel ;
  • dans la mandorle cosmique ottonienne (voir 1 Mandorle double dissymétrique), le globe-escabeau signifie la terre, le globe-siège le ciel, et le dossier (qui parfois redevient englobant) le ciel du ciel.

La troisième nouveauté est encore un enrichissement (en jaune) : elle consiste à rajouter, autour d’une mandorle siège-dossier, un halo en forme de huit. C’est ce qui fait l’objet de cet article.



B La toute première mandorle en huit

845 Comparaison Premiere Bible et Saint Paul

Première Bible de Charles le Chauve, 845-46, BNF Latin 1 fol 329v Bible de Saint Paul Hors les Murs, 870-75 fol 117v (détail)

La première véritable mandorle à deux cercles égaux apparaît dans la Première Bible de Charles le Chauve. On la retrouve une seconde fois dans la dernière grand Bible carolingienne, celle de Saint Paul hors les Murs. Dans toutes les autres Majestas carolingiennes, la mandorle est en amande.

Il y a bien sûr un goût pour la géométrie dans cette jonction de deux cercles égaux, mais il est impossible de leur donner une signification cosmique : dans l’image de gauche, au centre de la page, on pourrait y voir une forme mixte faisant communiquer le haut et le bas (le ciel et la terre), mais dans l’image de droite elle est englobée uniquement dans le registre supérieur, celui du ciel.

Cook ([3], p 48) et Van der Meer ([2], p 329) expliquent ces mandorles en huit par une raison d’encombrement spatial. L’étranglement de l’amande habituelle permet de caser à l’intérieur de la figure englobante (losange ou cercle)  :

  • le Lion et l’Ange, pour la Première Bible :
  • l’Aigle et l’Ange (les deux « Animaux » volants), pour la Bible de Saint Paul Hors les Murs.

Meyer ([1], p 85) remarque avec raison que la présence du globe-siège dément l’idée selon laquelle la mandorle en huit serait simplement une symétrisation de la formule siège/dossier.

La source textuelle de la mandorle en huit

C’est à Meyer qu’il revient d’avoir montré, dans un article malheureusement méconnu, que cette nouvelle formule ne se réduit pas à une trouvaille graphique : elle répond aussi à une intention théologique, celle d’améliorer la représentation de la Vision de Dieu, en creusant un des grands textes visionnaires, celui d’Ezéchiel.

Le verset 1,26 justifie le globe-siège :

« Au-dessus du ciel qui était sur leurs têtes, il y avait quelque chose de semblable à une pierre de saphir, en forme de trône; et sur cette forme de trône apparaissait comme une figure d’homme placé dessus en haut« .

Les versets suivants (1,27-28) expliquent les deux cercles, au dessus et en dessous de la taille de l’Homme :

« Et Je vis comme de l’airain poli, comme du feu, au dedans duquel était cet homme, et qui rayonnait tout autour; depuis la forme de ses reins jusqu’en haut, et depuis la forme de ses reins jusqu’en bas, je vis comme du feu, et comme une lumière éclatante, dont il était environné.
Tel l’aspect de l’arc qui est dans la nue en un jour de pluie, ainsi était l’aspect de cette lumière éclatante, qui l’entourait: c’était une image de la gloire de l’Éternel. A cette vue, je tombai sur ma face, et j’entendis la voix de quelqu’un qui parlait. »

Le verset 27 autorise une autre traduction, si on coupe le texte latin en deux parties symétriques :

Et je vis comme de l’électrum, et comme ayant l’aspect du feu dans son intérieur, circulairement et au dessus de ses reins,
et au dessous de ses reins je vis comme du feu, brillant circulairement.

et vidi quasi speciem electri velut aspectum ignis intrinsecus eius per circuitum a lumbis eius et desuper
et a lumbis eius usque deorsum vidi quasi speciem ignis splendentis in circuitu

Cette seconde traduction, tout aussi légitime que la première, présente le halo comme composé de deux cercles en dessous et en dessous des reins.


Les innovations théologiques

Meyer remarque avec justesse que la Bible la plus récente, celle de Saint Paul hors les Murs, comporte deux Majestas bien différenciées (voir 3b La Renaissance carolingienne). Celle avec la mandorle en amande sert d‘introduction aux Evangiles, tandis que celle avec la mandorle en huit sert de frontispice à Isaïe : comme si cette forme innovante s’était désormais imposée comme partie intégrante du répertoire de la Vision de Dieu.


875 ca Bible de saint paul hors les murs fol 117v detail

Meyer note également que le cercle qui englobe la mandorle en huit a en haut une forme en arc en ciel, référence directe à Ezéchiel 1,28.

Meyer fait l’hypothèse que l’invention de la mandorle en huit par le scriptorium de Tours allait de pair avec le renouveau de l’étude des grands textes visionnaires, dont témoignent notamment les commentaires de Raban Maur.

Cette hypothèse est d’autant plus probable que nous savons maintenant que la Première Bible de Charles le Chauve ne contient pas une seule innovation graphique impulsée par l’étude en profondeur des textes, mais deux :



850-75 Dialectique et rhetorique d'Albinus Zurich, Zentralbibliothek, Ms. C 80, f. 83r – ecodices schema 1Dieu dans sa sagesse 
Dialectique et rhétorique d’Alcuin (Albinus Flaccus), 850-75, Zurich, Zentralbibliothek, Ms. C 80, f. 83r – ecodices

Il est tentant de voir dans cette illustration très géométrique d’un traité d’Alcuin (voir 8 Autres significations ) un hommage aux deux grandes innovations graphiques de l’Ecole qu’il a fondée.


Dissymétrie entre les deux cercles

La traduction améliorée d’Ezéchiel 1,27 suggère une dissymétrie entre les cercles, que vont exploiter plusieurs théologiens. Pour Grégoire le Grand, une première interprétation est que le cercle du haut représente le monde avant le Christ, celui du bas le monde d’après :

« Pourquoi est-ce alors que dans l’aspect de l’homme qui apparaît au Prophète, depuis les reins et vers le haut le feu brûle circulairement vers l’intérieur, et depuis les reins vers le bas, le feu brille non pas à l’intérieur, mais tout autour ? Sinon parce qu’avant l’incarnation du Fils unique, notre Sauveur, seuls ceux de Judée avaient le feu de Son amour, et après l’Incarnation le feu brillait tout autour parce que dans le monde entier la splendeur du Saint-Esprit se déversait. » St Grégoire le Grand, Sur Ezéchiel, livre 1, homélie 8

Un peu plus loin dans le même texte, Grégoire le Grand propose une seconde interprétation, en opposant un feu interne destiné aux célestes et un feu rayonnant destiné aux hommes :

« Pour nous en effet il resplendit en dessous des reins, de ce même feu qui, au dessus des reins et à l’intérieur, brûle dans le ciel, puisque les célestes y contemplent son esprit dans sa divinité, et sont embrasés du feu de son amour. Nous en revanche, qui aimons cela depuis notre humanité assumée, et donc en position corruptible dans cette vie, nous avons au dehors la splendeur de ce feu. Et donc est sur le trône cet unique qui, ayant au dessus des reins un feu intérieur, parmi les anges, et sous les reins un feu rayonnant, parmi les hommes : dans tout ce pourquoi il est aimé par les anges, pour tout ce par quoi il est désiré par les hommes, unique est celui qui brûle dans le coeur de ceux qui l’aiment ».
St Grégoire le Grand, Sur Ezéchiel, livre 1, homélie 8


Raban Maur, élève d’Alcuin à Tours, était ensuite devenu conseiller politique de l’empereur Lothaire Ier. A peu près à la période de la Première Bible de Charles le Chauve, il écrit un commentaire sur Ezéchiel, qui recopie les interprétations de Saint Grégoire et en ajoute une nouvelle, tirée de Saint Jérôme [4], qui explique les deux cercles en terme de pureté/corruption :

« A dessous des reins, le feu brillait circulairement pour faire voir que ce qui est au-dessus des reins, là où se trouvent la pensée et la raison, n’a pas besoin de feu ou de flamme, mais d’un métal très précieux et très pur. Et ce qui est au dessous des reins, là où sont le coït, la procréation, les aiguillons des vices, a besoin d’être purgé par les flammes, pour que une fois purgé, il ressemble à cet arc, vulgairement nommé iris, qui se forme dans les nuages les jours de pluie. » Raban Maur, Commentaire sur Ezéchiel [5]

En revanche, il n’interprète pas les deux cercles selon l’opposition humain/divin. Bien au contraire, seul le cercle du haut lui apparaît comme le symbole de l’alliage des deux natures :

« Pourquoi, pour l’homme trônant de la vision, cet aspect d’électrum, sinon parce que dans l’électrum, considéré supérieur depuis longtemps, l’or et l’argent sont mêlés, afin qu’une chose unique advienne de deux métaux ?… Dans notre Rédempteur aussi, les deux natures, à savoir la divine et l’humaine, sont unies par elles-mêmes de façon indistincte et inséparable, afin que, pour l’humanité, la clarté du divin puisse être tempérée pour nos yeux ; et que, pour le divin, la nature humaine soit clarifiée, et qu’exaltée, elle lance des éclairs vers cela même qui l’a créée » [5]

En synthèse, voici les interprétations des cercles haut et bas dont on pouvait disposer à l’époque de la Première Bible de Charles le Chauve (les dénominations sont celles de Meyer) :

  • sotériologique (Grégoire le Grand) :
    • monde de l’Ancien Testament / monde du Nouveau Testament
    • feu pour les célestes / feu pour les humains ;
  • anthropologique (Raban Maur) : pureté / corruption ;
  • christologique (Raban Maur, mais seulement pour le cercle du haut) : humain/divin

Or les deux mandorles en huit carolingiennes sont totalement symétriques, de même que la plupart de celles qui suivront. Il est en fait très rare, comme nous allons le voir, de trouver des mandorles en huit pouvant illustrer l’une ou l’autre de ces interprétations. Si l’idée des deux cercles égaux est passée dans le domaine graphique, celle qu’ils soient composés de matériaux différents a été très rarement illustrée.



C Le Huit en Espagne

975 Beatus-de-gerone-975-Folio-2r.-Cristo_en_majestad schema cerclesChrist en Majesté
Beatus de Gérone, 975, fol 2r

Cette image est un des exemples connus de l’influence, avec un siècle de retard, des schémas carolingiens au delà des Pyrénées. L’artiste a intégré à sa composition deux « nouveautés » :

  • le globe digital, marqué « mundus » pour faciliter la compréhension ;
  • la mandorle en huit (en jaune), agréablement complétée par quatre autres cercles intersectés (en blanc), probablement évocateurs des quatre roues d’Ezéchiel.

C’est probablement à cause de cette profusion de cercles que l’artiste a remplacé par un trône le globe-siège. Dans une autre Majestas, celle du Codex Vigilianus, l’artiste fera un choix différent, conservant le globe-siège et le disque digital, mais utilisant un losange comme mandorle englobante (voir 2 Une figure de l’Incommensurable ).

Cette grande machinerie laisse pendre comme un hameçon une sirène piteuse, et écrase deux anges déchus et nus. En haut, deux anges vêtus appellent à venir adorer le Seigneur.


1030-1060 Bible de Roda BNF Latin 6-3, vue 92 gallicaVision d’Ezéchiel
Bible de Roda, 1030-1060, BNF Latin 6-3, vue 92

Autre indubitable influence carolingienne dans cette utilisation de la mandorle en huit dans une vision d’Ezéchiel : et preuve a posteriori que les copistes espagnols comprenaient parfaitement son sens de double halo.


930 ca Beatus de San Millan de la Cogolla Eglise 4 Thyatire Madrid, Real Academia de la Historia, Cod. 33 fol 68rJean et la Quatrième église (Thyatire), fol 68r
Beatus de San Millan de la Cogolla, vers 930, Madrid, Real Academia de la Historia, Cod. 33

Ce Beatus présente lui-aussi une composition en huit, mais dans un contexte complètement différent : il s’agit d’illustrer le dialogue entre Jean et l’Ange de l’église de Thyatire, en soulignant le rotulus de l’un et le livre de l’autre. La manière dont les deux anneaux aux entrelacs complexes se referment par deux palmettes nouées, à la manière d’une sorte de fibule, montre bien le caractère essentiellement décoratif, et non symbolique, de cette invention.


930 ca Beatus de San Millan de la Cogolla Eglise 2 Smyrne Madrid, Real Academia de la Historia, Cod. 33 fol 58vJean et la Deuxième église (Smyrne), fol 58v 930 ca Beatus de San Millan de la Cogolla Eglise 3 Pergame Madrid, Real Academia de la Historia, Cod. 33 fol 63vJean et la Troisième église (Pergame), fol 63v

Elle se place dans une sorte de surenchère graphique où l’artiste expérimente différentes manières de placer les deux protagonistes : sous une seule arcade, sous deux arcs outrepassés, puis dans les deux cercles d’un huit.


930 ca Beatus de San Millan de la Cogolla Eglise 7 Laodicee Madrid, Real Academia de la Historia, Cod. 33 fol 83vJean et la Septième église (Laodicée), fol 83v

La série se conclut par un grand portail à arc outrepassé : on peut se demander si la familiarité avec cette forme architecturale typiquement hispanique n’a pas joué dans l’adoption plus fréquente qu’ailleurs de la mandorle en huit.


930 ca Beatus de San Millan de la Cogolla Madrid, Real Academia de la Historia, Cod. 33 fol 185vLe tabernacle ouvert et les anges aux sept coupes (Apocalypse 15,5)
Beatus de San Millan de la Cogolla, vers 930, Madrid, Real Academia de la Historia, Cod. 33
fol 185v
1047 Explication animaux livre 3 Beato de Fernando I y dona Sancha de Leon Madrid, Biblioteca Nacional, Ms Vit.14.2, fol 117vLe Tétramorphe, livre 3
1047, Beatus de Fernando I y dona Sancha de Leon, Madrid, Biblioteca Nacional, Ms Vit.14.2, fol 117v

Deux mises en valeur du Sacré par un arc outrepassé : à gauche le Tabernacle ouvert, à droite Dieu trônant.


945 Moralia_in_Job Biblioteca national Madrid Cod 80 fol 2r945, Moralia in Job, Biblioteca national Madrid Cod 80 fol 2r

Le portail outrepassé se « referme » en une mandorle en huit.


De la porte à la mandorle en huit (SCOOP !)

Beatus d'Osma, 1086 ca Archivo de la Catedral, Cod. 1 Jean et l'Ange de SardesJean et l’Ange de l’église de Sardes
Beatus d’Osma, 1086, Archivo de la Catedral, Cod. 1

Comme dans le Beatus de San Millan de la Cogolla, le copiste place les rencontres successives de Jean avec les sept anges devant différentes architectures, dont l’une est en forme de huit : les deux parties verticales montrent qu’il faut bien comprendre les deux cercles comme deux arcs outrepassés qui se raboutent, l’un normal et l’autre inversé.


Beatus d'Osma, 1086 ca, Archivo de la Catedral, Cod. 1 la destruction de BabyloneLa destruction de Babylone

Il pourrait s’agit d’un simple jeu graphique de cet illustrateur, très amateur d’éléments architecturaux.


Beatus d'Osma, 1086 ca, Archivo de la Catedral, Cod. 1 La vision des vingt quatre vieillardsLa vision de Jean Beatus d'Osma, 1086 ca, Archivo de la Catedral, Cod. 1 L'adoration des vingt quatre vieillardsL’Adoration des Vieillards

Cependant, la comparaison de ces deux Majestés consécutives montre que le copiste attribuait bien un sens symbolique à son invention : tandis que toutes les mandorles du manuscrit [6] sont soit en losange, soir circulaires, celle de gauche est la seule à prendre la forme de double-arcade, illustrant littéralement :

« Après cela, je vis, et voici qu’une porte était ouverte dans le ciel« , Apocalypse 4,1

Tout se passe comme si la mandorle en huit avait été, au départ, une importation du halo d’Ezéchiel carolingien (Beatus de Gérone), à laquelle on aurait donné localement, de part l’omniprésence des arcs outrepassés, la signification supplémentaire de « portail surnaturel », la moitié haute s’ ouvrant comme sur terre, et la partie inversée s’ouvrant vers le ciel.



D Le Huit, figure de majesté

Les manuscrits du groupe de Landevennec

Peu après l’apparition de la mandorle en huit, on retrouve de tels contours dans une série de manuscrits bretons, mais pour d’autres personnages que le Christ. Le caractère rustique de ces production, bien loin de la théologie raffinée du scriptorium de Tours, laisse penser qu’il s’agit là d’une simple coïncidence : l’art insulaire repose sur des constructions géométriques simples, et la forme en huit, tracée en deux coups de compas, ajoute à peu de frais de la majesté à la figure.


Frontispice de l’évangile de Matthieu, fol 7v 850-900 Groupe de Landevennec Fronticipice Jean Bern, Burgerbibliothek Cod. 85 fol 118vFrontispice de l’évangile de Jean, fol 118v

850-900, Bern, Burgerbibliothek Cod. 85 (e-codices)

Les quatre Evangélistes sont représentés dans un contour en huit. Mis à part Matthieu avec sa tête humaine, ils ont tous un tête animale très librement interprétée : Jean a plutôt une tête de mouette que d’aigle.


880-900 Groupe de Landevennec Preface de Marc Boulogne BM MS 008 fol 42 IRHTFrontispice de la préface de Marc, fol 42 880-900 Groupe de Landevennec Preface de Luc Boulogne BM MS 008 fol 62v IRHTFrontispice de la préface de Luc, fol 62v

880-900, Boulogne, BM MS 008 , IRHT

Dans cet autre Evangéliaire, seul Luc (dont la tête ressemble très vaguement à un taureau) présente le contour en huit, probablement parce que c’est le seul à bénéficier d’une pleine page (les trois autres sont intégrés dans le corps du texte).

Marc a une tête chevaline, peut être dû au fait que l’animal se dit « march » en breton, ou bien à la rareté des lions à proximité de Landevennec.


908-09 Groupe de Landevennec Evangeliaire de St Gildas de Rhuys Troyes BM 960 fol 1 IRHTCrucifixion, fol 1 908-09 Groupe de Landevennec Evangeliaire de St Gildas de Rhuys Jean Troyes BM 960 fol 108v IRHTFrontispice de Jean, fol 108v

Evangéliaire de St Gildas de Rhuys, 908-09, Troyes BM 960, IRHT

Cet Evangéliaire est le seul du groupe à appliquer le contour en huit à l’image d’introduction, qui est ici une Crucifixion et non une Majestas Dei. Les deux lobes latéraux du contour ont été rajoutés pour caser les extrémités de la croix, puis propagés aux quatre pages des Evangélistes. Ce contour a été maintenu aussi bien pour les images pleine page (Marc et Luc) que pour la vignette de Jean, mise à l’horizontale pour économiser le parchemin.


1075-1100 Chronicon majus Fontanellense S. Wulfran, archeveque de Sens abbaye saint Wandrille Le Havre BM MS 332 fol 62 IRHTS. Wulfran, archevêque de Sens
1075-1100, Chronicon majus Fontanellense, abbaye saint Wandrille, Le Havre BM MS 332 fol 62, IRHT
Cook fig 42Saint Evêque, 12ème s, tiré de Walter S. Cook fig 42 [3]

Mis à part les manuscrits isolés du groupe de Landévennec, le huit de majesté est très rare, sans doute pour ne pas rivaliser avec la figure divine.

Dans le cas de Saint Wulfran, il semble s’intégrer dans l’architecture mais il est en fait plaqué par dessus. L’église a été rajoutée pour illustrer le texte, qui explique que l’abbaye de Saint Wandrille « contient le corps sacré de Saint Wulfran ».



E La mandorle double dans le scriptorium de Cologne

Autour de l’an mille, plusieurs miniatures ottoniennes réalisées par le scriptorium de Cologne montrent un goût marqué pour les figures à base de cercles, dont la mandorle en huit. Anton von Euw [7] explique cette mode par l’influence des schémas astronomiques, en particulier les deux cercles intersectés de Calcidius, dont un manuscrit datant de cette époque est présent dans la bibliothèque de la cathédrale.

Dans son article, von Euw décrit d’un part les différents schémas de Calcidius, d’autre part les différentes Majestas de l’école de Cologne, sans que la mise en relation des deux n’aille au delà de ressemblances assez superficielles.

Résultats d’une évolution complexe, ces miniatures méritent d’être analysées du point de vue de leur logique interne, indépendamment de leur hypothétique arrière-plan platonicien. Leur datation étant très approximative, j’ai retenu ci-dessous celle proposée par von Euw.

sb-line
La formule Evangéliaire

995-96 Evangeliar UB Giessen, Hs 660 fol 1v schema 1

Reliure du codex de Saint Emmeran, vers 870, Münich BSB Clm 14000 Evangéliaire, 995-96, UniversitätsBibliothek Giessen, Hs 660 fol 1v

Cette première comparaison (à égalité de hauteur pour le Christ) montre comment, un bon siècle après, les illustrateurs de l’école de Cologne reprennent et améliorent le modèle carolingien le plus courant, celui des Evangéliaires :

  • le globe de la Terre (en vert) est définitivement remplacé par le tabouret d’Isaïe, selon la formule terminale apparue vers 870-875 dans la Bible de Saint Paul Hors les Murs ;
  • le globe-siège (en bleu clair) ne bouge pas ;
  • le dossier (en jaune) tend à se symétriser avec le globe, en descendant vers lui et en diminuant de taille ;
  • de ce fait l’auréole (en bleu sombre) se dégage est devient un quatrième élément à part entière.

A noter aussi l’ajout du IHC XPC (Jésus Christ) et de la mandorle englobante en lentille, deux signes de l’influence byzantine qui marque l’art ottonien.


Le coussin résiduel (SCOOP !)

995-96 Evangeliar UB Giessen, Hs 660 fol 1v schema 2
Nous avions déjà remarqué que dans le codex de Saint Emmeran, le coussin ne servait à rien. A Cologne, le problème de connexion entre les deux parties de la mandorle est définitivement résolu par une pirouette : la silhouette du Seigneur masque totalement l’intersection des cercles, et le coussin ne subsiste plus que sous la forme résiduelle des deux boucles blanches de part et d’autre.


sb-line

La formule Sacramentaire

Sacramentaire de Charles le Chauve, vers 869-870, BnF, Manuscrits, Latin 1141 fol. 5r gallicaSacramentaire de Charles le Chauve, vers 869-870, BnF Lat 1141 fol. 5r, Gallica 990-1000 Sacramentaire de Saint gereon BNF Latin 817 fol 15vSacramentaire de Saint Géréon, 990-1000, BNF Latin 817 fol 15v, Gallica

Cette seconde comparaison, cette fois entre des exemples du Dieu Sabaoth des Sacramentaires montre une seule différence tranchée : l’élimination du disque digital dans l’art ottonien.

Les autres points sont des évolutions graphiques :

  • la mandorle englobante, conçue comme un simple bord décoré d’étoiles sur fond rouge, s’est élargie en un champ rouge empli des même motifs d’étoile ;
  • le « dossier » bleu sombre à peine distinct s’est développé en cercle très marqué, ne différant du globe-siège que par sa bordure et sa couleur de fond ;
  • les Animaux viennent dans les deux cas en avant de la mandorle ;
  • la main d’un ange, dans la première image et les pieds des deux chérubins, dans la seconde, passent également devant la mandorle.

Le but de ces Majestas Dei liées au Sanctus est d’illustrer la vision de Dieu avec des éléments tirés soit d’Isaïe (l’auteur du Sanctus) soit d’Ezéchiel. Par exemple :

  • dans la première image, un séraphin à six ailes (vision d’Isaïe) ;
  • dans la seconde deux chérubins à quatre ailes (vision d’Ezéchiel).

On remarquera que ces derniers ne soutiennent pas l’ensemble siège-dossier, mais volètent en avant.


Le ciel comme un linge (SCOOP !)

990-1000 Sacramentaire de Saint gereon BNF Latin 817 fol 15v detail
Si l’intersection des deux cercles était visible, le globe-siège passerait en avant du disque-dossier. Le masquage de cette intersection permet de symétriser les deux parties et de synthétiser, en une seule image, à la fois le globe-siège et le halo en forme de huit.

Le cercle inférieur est ici entouré par une enveloppe gris-blanc, qui prolonge la boucle résiduelle du coussin et se différencie en bas en une seconde enveloppe, avec au centre un motif en volute. Je pense que cette apparence textile est une abstraction inspirée de la manière antique de représenter le ciel comme un linge gonflé. Ainsi le cercle inférieur ne symbolise pas le globe du monde, comme dans la mandorle cosmique habituelle : mais la moitié basse du halo en huit d’Ezéchiel, posée sur le ciel comme sur un tissu.

990-1000 Sacramentaire de Saint gereon BNF Latin 817 fol 15vSacramentaire de Saint Géréon, 990-1000, BNF Latin 817 fol 15v, Gallica 1000-20 copie Hitda-Codex Dieu en majeste Hochschulbibliothek Darmstadt Hs. 1640, fol. 7rCodex Hitda, 890-1020 Hochschulbibliothek Darmstadt Hs.1640, fol 7

Cette comparaison va éclairer une composition unique de l’école de Cologne, dont les deux mandorles en huit emboîtées n’ont aucun équivalent. Du fait qu’elles sont simultanément pincées comme par des cordons, Kessler ([8], p 295) les a rapprochées de l’iconographie carolingienne des rideaux du Temple qui s’ouvrent pour révéler la véritable image de Dieu.



1000-20 Hitda-Codex Dieu en majeste Hochschulbibliothek Darmstadt Hs. 1640, fol. 7r detail
Mais si on remarque que les deux cercles inférieurs sont décorés de festons absents des cercles supérieurs, et dont l’aspect textile est beaucoup plus marqué que dans le Sacramentaire de Saint Géréon, on comprend qu’il s’agit ici d’un pas supplémentaire dans l’autonomisation par rapport à la formule siège-dossier : le halo en huit est posé directement sur le ciel.

Le titulus qui figure sur la page en regard nous signale d’emblée le caractère éminemment théorique de la composition :

Ce produit visible de l’imagination représente la vérité invisible dont la splendeur pénètre le monde à travers les deux fois deux lumières de la nouvelle doctrine.

Hoc visibile imaginatum figurat illud invisibile veru(m), cuius splendor penetratmundu(m), cum bis binis candelabris, ipsius novi sermonis.


1000-20 copie Hitda-Codex Dieu en majeste Hochschulbibliothek Darmstadt Hs. 1640, fol. 7rL’expression « deux fois deux lumières de la nouvelle doctrine » désigne les quatre Evangiles, représentés graphiquement par les Vivants de l’Ancien Testament, et textuellement par les noms de Evangélistes : ainsi la Nouvelle doctrine vient se superposer à l’Ancienne.



Hitda-Codex 1000-20 Dieu en majeste Hochschulbibliothek Darmstadt Hs. 1640, fol. 7r schema 1
Je pense que cette composition exceptionnelle vise à remplacer l’étagement de bas en haut de la mandorle cosmique ottonienne , par un emboîtement dans la profondeur, de l’arrière-plan au premier plan :

  • L’escabeau, rendu par un parallélépipède colorié en deux triangles, et aux faces latérales ornementées, représente comme d’habitude la Terre.
  • La mandorle en huit interne, de couleur bleue clair, représente le Cosmos.
  • La mandorle en huit externe, de couleur rouge et constellée d’étoiles, représente le Ciel du Ciel, le lieu du Divin.



Hitda-Codex 1000-20 Dieu en majeste Hochschulbibliothek Darmstadt Hs. 1640, fol. 7r detail
Encore en avant on trouve les quatre roues de la vision d’Ezéchiel (IIII ROTAS).


Hitda-Codex 1000-20 Dieu en majeste Hochschulbibliothek Darmstadt Hs. 1640, fol. 7r schema 2

Les quatre symboles des Evangélistes sont quant à eux placés de manière plus subtile que dans le Sacramentaire de Charles le Chauve : ils ne sont pas tous en avant, mais masqués progressivement par la mandorle.

Parcourir l’image dans l’ordre des Evangiles conduit à s’enfoncer en spirale depuis Matthieu, le plus proche du lecteur, puis Marc, dont l’auréole passe encore devant la mandorle, puis Luc, dont l’auréole commence à passer derrière, puis Jean, dont le corps est à moitié masqué, jusqu’à entrer dans l’image mentale des trois domaines concentriques avec au final la Terre parallélépipédique, autrement dit rendue, grâce aux quatre Evangiles, semblable au livre du Seigneur.



Dédicace de Hitda à Sainte Walburge, fol. 6r
Codex Hitda, 1000-20, Hochschulbibliothek Darmstadt Hs.1640

Dans le même codex Hitda, on retrouve sous les pieds de Sainte Walburge un tabouret du même type que celui sous les pieds du Christ : notre enlumineur scrupuleux, pour le désacraliser et montrer qu’il ne flotte pas dans l’air, a pensé à lui rajouter des pieds.


La Trinité exceptionnelle du  psautier d’Hiltegerus

1230 ca hiltegerus psalter (Wurzburg-Ebracher) Munchen Universitatsbibliothek UB 4 Cod. ms. 24) fol 1r (Cimelie 15)Crucifixion, fol 1r 1230 ca hiltegerus psalter (Wurzburg-Ebracher) Munchen Universitatsbibliothek UB 4 Cod. ms. 24) fol 1v (Cimelie 15)Trône de Grâce, fol 1v

Psautier provenant probablement de l’abbaye d’Ebracher (Würzburg)
Vers 1230, Münich, Universitatsbibliothek UB 4 Cod. ms. 24) (Cimelie 15)

Je glisse ici cette composition bavaroise tardive [9], pour sa ressemblance étonnante avec la mandorle du Codex Hitda. Le sous-diacre Hiltegerus, en habit sacerdotal, s’est fait représenter deux fois :

  • embrassant le Christ en Croix et recueillant son sang dans un calice ;
  • se prosternant au pied de la Trinité en compagnie de la donatrice Sophia (nommée au fol 210v), placée à gauche en position d’honneur (voir 1-3 Couples irréguliers)

L’image de la Trinité a fait l’objet d’une élaboration graphique tout à fait unique :

  • placage de l’iconographie récente du Trône de grâce entre les deux huit imbriqués d’une antique mandorle ottonienne ;
  • suppression inhabituelle de la croix (sans doute parce qu’elle est présente dans l’image précédente) ;
  • banderoles prolongeant celle des évangélistes, et dont l’écriture devient rouge sang en traversant la mandorle externe ;
  • banderole tenue par le couple entièrement rouge, puisque passant par dessus la mandorle : c’est avec le sang des pieds du Christ qu’est inscrite l’invocation :

Pour que notre oeuvre t’agrée, Christ nous prions

Ut nostrum sit opus placitum / Tibi Christe rogamus


1120 Missel Cambrai 0234 (0224) fol 2 IRHT1120, Missel de Cambrai, MS 0234 (0224) fol 2 IRHT 1230 ca hiltegerus psalter (Wurzburg-Ebracher) Munchen Universitatsbibliothek UB 4 Cod. ms. 24) fol 1v (Cimelie 15)1230, Münich, Universitatsbibliothek UB 4 Cod. ms. 24 fol 1v,

La comparaison avec un des tous premiers Trônes de grâce, apparu un bon siècle avant, montre bien la caractère unique de l’invention d’Hiltegerus pour sa page de dédicace.


1230 ca hiltegerus psalter (Wurzburg-Ebracher) Munchen Universitatsbibliothek UB 4 Cod. ms. 24) fol 134v (Cimelie 15)Trinité du Psautier, fol 134v
Vers 1230, Münich, Universitatsbibliothek UB 4 Cod. ms. 24) (Cimelie 15)

Pour être complet, le manuscrit d’Hiltegerus contient une seconde représentation de la Trinité, très conventionnelle cette fois : celle qui dans les Psautiers illustre le psaume 109 (notes les chapeaux pointus des Juifs foulés aux pieds)

 

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La formule Evangéliaire

 

Illustrant le Sanctus dans un Sacramentaire, la Majestas dei du codex Hitda marquait l’apothéose de la représentation de la vision d’Ezéchiel.

Dans les Evangéliaires, la Majestas Dei poursuit un autre objectif : représenter de manière synoptique l’unicité des Ecritures, des quatre grands prophètes aux quatre Evangélistes.

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875 ca Bible de saint paul hors les murs fol 259vBible de Saint Paul Hors les Murs, 870-75 fol 259v 990-1000 Gundold-Evangeliar Stuttgart, Wurttembergische Landesbibliothek, Cod. bibl. 4-2 fol 10rEvangéliaire de Gundold, 990-1000, Stuttgart, Wurttembergische Landesbibliothek, Cod. bibl. 4-2 fol 10r

Cette Majestas part donc d’un autre modèle carolingien, lui-aussi présent dans la Bible de Saint Paul Hors les Murs : les prophètes, qui étaient placés aux pointes d’un losange, sont maintenant répartis dans deux bandes horizontales, en haut et en bas du Tétramorphe. La distinction Rotulus/Livre continue de caractériser l’Ancien et le Nouveau Testament. Le globe-siège a évolué en deux cercles concentriques : von Euw a sans doute raison de considérer le cercle interne, qui semble soudé à l’escabeau, comme une représentation redondante de la Terre : un globe non pas placé en avant, mais au centre du globe cosmique.


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Majestas-Domini-Evangeliaire-de-Gereon-991-ca-Historisches-Archiv-Cologne-Cod.-W-312-fol.-12vEvangéliaire de Géréon, vers 991, Historisches Archiv, Cologne, Cod. W On2, fol. 12v

Toujours à quatre registres, cette Majestas plus complexe perd la symétrie haut-bas au profit d’une progression hiérarchique, de bas en haut :

  • les prophètes au rez-de-chaussée,
  • les évangélistes au premier et au deuxième,
  • deux anges en adoration à l’étage supérieur.



991 ca Majestas Domini Evangeliaire de Gereon Historisches Archiv, Cologne, Cod. W 312, fol. 12v schema

La mandorle cosmique s’inscrit dans cette progression verticale :

  • tabouret terrestre (en vert) pour les seuls prophètes,
  • globe céleste étoilé (en bleu) joignant les prophètes et les deux Animaux terrestres :
  • dossier en amande (en jaune) unissant les quatre Animaux ailés et les Anges ;;
  • auréole (en blanc) joignant les deux Animaux célestes et les anges


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Evangeliar aus der ehem. Stiftskirche St. Maria ad Gradus in Koln vers 1030 Cod. 1001a fol 1v Diozesan und dombibliothek KolnEvangéliaire de l’ancienne église Ste Maria ad Gradus, vers 1030, Cod. 1001a fol 1v, Diözesan und Dombibliothek, Cologne

Cette composition spectaculaire développe au contraire la symétrie entre et haut et le bas autour de sa mandorle en huit, en avançant dans l’abstraction. Le globe du bas n’a plus rien d’un siège : le Seigneur est assis, comme en apesanteur, en dessous et en avant du point de tangence, qui se situe exactement à l’emplacement de son ombilic.

Seule entorse à la symétrie de l’image, le globe sous les pieds sert de point fixe à ce flottement. Aucun indice ne nous permet d’y reconnaître la Terre, mis à part la mémoire de la métaphore d’Isaïe.


Une chronologie dans la profondeur (SCOOP !)

Pour comprendre la subtilité de la composition, il faut la lire, en étudiant le masquage des formes, comme une superposition de transparents :

  • tout au fond on trouve les rouleaux des prophètes,
  • devant eux le cercle du huit s’inscrit en transparence,
  • masqué à son tour par le bout des ailes du Tétramorphe et par le globe-escabeau
  • devant lequel s’inscrit le Christ dont le Livre porte un abrégé d’un passage de Apocalypse :

Je suis l’Alpha et l’Omega, le premier et le dernier, le début et la fin
Apocalypse 22,13

EGO sv [m] ALPA ET o [mega] primus.


1030 Evangeliar aus der ehem. Stiftskirche St. Maria ad Gradus in Koln vers 1030 Cod. 1001a fol 1v Diozesan und dombibliothek Koln schema
Ainsi depuis le fond avec les Prophètes (1), le Grand Huit (2), les Evangélistes (3), puis le Seigneur régnant sur la Terre (4), toute une chronologie de l’Histoire humaine en quatre étapes se déploie dans l’épaisseur du dessin, illustrant visuellement le paradoxe du texte : je suis le Début et la Fin.

Le principe est le même que celui du Codex Hilda : grâce à une jeu savant sur les masquages, remplacer l’étagement vertical par un parcours dans l’épaisseur de l’image.

Dans cette lecture chronologique, le Grand Huit pris en sandwich entre le calque des Prophètes et celui des Evangélistes ne peut signifier qu’une chose : le moment de l’Incarnation, où le cercle supérieur (le Divin) s’est uni au cercle inférieur (l’Humain), en un point de tangence unique (le Christ).

Au premier plan, c’est à dire à la Fin des Temps, le Seigneur en chair et en os surgit du fond de l’image pour poser ses pieds sur la Terre rénovée.


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1025-50 Cologne Staatsbibliothek (Bamberg) Msc.Bibl.94 fol 9v schema

Evangéliaire,
Ecole de Cologne, 1025-50, Bamberg, Staatsbibliothek Msc.Bibl.94 fol 9v

Cette composition reprend la précédente avec une modification majeure : en perdant sa symétrie, la mandorle en huit et retrouve sa signification cosmique habituelle :

  • le cercle supérieur comme le Ciel du ciel (même fond rouge étoilé que dans le Codex Hitda) ;
  • le cercle inférieur comme le Ciel (fond bleu étoilé) :

Le cercle du bas, en vert, représente comme d’habitude la Terre, mais disposée d’une manière nouvelle : en symétrique presque parfait de l’auréole.



1025-50 Cologne Staatsbibliothek (Bamberg) Msc.Bibl.94 fol 9v schema
L’analyse des masquages corrobore cette division en deux moitiés.

La moitié inférieure illustre la hiérarchie de l’Ancien Testament (a1), qui présente le Cosmos (a2) assujetti à la Terre (a3), elle -même dominée par un Dieu (a4) que les prophètes du haut désignent comme le Roi des Rois (Rex Regum).

La moitié supérieure prolonge la hiérarchie dans le monde du Nouveau Testament : les Evangiles (b1) se situent dans un plan intermédiaire entre le Cosmos (a2) et le Ciel du Ciel (b2). Celui-ci est dominé par l’auréole (b3) de celui que son livre désigne comme le Seigneur des Seigneurs (dominus dominantium) (b4).

La troisième inscription du schéma, « Livre de la filiation » (liber generationis), sur le livre de l’Ange de Saint Matthieu, rappelle que les premiers mots de cet évangile sont la généalogie de Jésus. Cette insistance sur ce texte (les trois autres livres sont vierges) suggère une autre traduction, « les feuilles de l’engendrement », attirant l’attention du lecteur sur cette construction par couches.

1015 Frontispice du prologue de Jean Evangeliaire de Bernward de Hildesheim musee de la cathedrale de Hildesheim Hs 18 fol-174rEvangéliaire de Bernward de Hildesheim, 1015, musée de la cathedrale de Hildesheim Hs 18 fol-174r. 1025-50 Frontispice de Jean Koln Bamberg Staatsbibliothek, Msc. Bibl. 94, 154vEcole de Cologne,1025-50, Bamberg, Staatsbibliothek Msc.Bibl.94 fol 154v

Frontispice du prologue de Jean

Le même manuscrit contient une autre image étonnante, une variation de la Majestas domini adaptée au prologue de Jean. La comparaison avec l’Evangéliaire de Bernward de Hildesheim permet de comprendre un détail souvent mal interprété : l’escabeau porté dans un linge est, aussi, le berceau de l’Enfant-Jésus, illustrant

« Et le Verbe s’est fait chair ». Jean 1, 14

On remarquera, dans l’image de Bamberg,  le cercle à peine visible qui rappelle que cet escabeau-berceau est aussi le globe terrestre.

Les personnifications de la Mer et de la Terre, en bas des deux images, illustrent quant à elles :

« Tout par lui a été fait, et sans lui n’a été fait rien de ce qui existe ». Jean 1,3:



1025-50 Frontispice de Jean Koln Bamberg Staatsbibliothek, Msc. Bibl. 94, 154v
C’es d’ailleurs l’inscription qui figure sur le diamètre du globe-siège qui, comme toujours, représente le cosmos. En l’agrandissant à la largeur de la page, l’artiste de Cologne a eu la place de le compléter en haut par les deux autres Eléments : le Feu (associé au Soleil) et l’Air (associé à la Lune). Le fait que l’image comporte un schéma des Eléments ne signifie pas pour autant qu’elle suive un modèle astronomique : les figurations de la Mer et de la Terre en bas de l’image sont une tradition antique devenue un standard carolingien. Pour rajouter le Feu et l’Eau, l’illustrateur a suivi une autre tradition : l’emplacement du Soleil et de la Lune dans les Crucifixions. De ce fait les quatre éléments se trouvent disposés dans un ordre disharmonieux, contraire à tous les schémas des livres d’astronomie.

L’image a donc été conçue dans la pieuse intention d’illustrer le texte de Saint Jean le plus fidèlement possible. Ainsi les deux scènes symétriques de l’hémisphère inférieur, à gauche des païens adorant une idole, à droite Saint Jean baptisant des chrétiens, ne s’expliquent que comme l’illustration de :

« Il vint chez lui, et les siens ne l’ont pas reçu. Mais quant à tous ceux qui l’ont reçu, Il leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom ». Jean 1, 11-12



F Mandorles en huit : divin/humain

Le commentaire par Raban Maur du double halo d’Ezéchiel ouvrait la porte à différente dualités : Ancien Testament/ Nouveau Testament; céleste/terrestre, humain/divin. En pratique, les deux cercles des mandorles en huit sont pour la plupart parfaitement symétriques, et je n’ai trouvé que de très rares cas où l’on peut suspecter une différentiation suggérant une portée symbolique.

Cercles intersectés

Christ_en_majeste Saint-Guilhem-le-Desert_Musee lapidaire schema

Première Bible de Charles le Chauve, 844-851, BNF Latin 1 fol 329v Christ en majesté, 11ème siècle, Saint-Guilhem-le-Désert, Musée lapidaire.

La construction mise au point dans la Première Bible de Charles le Chauve se retrouve pratiquement à l’identique, trois siècles plus tard, dans le Christ en majesté de Saint Guilhem le Désert (une fois supprimés le disque digital et le globe-siège carolingiens).

On voit bien que l’intersection des deux cercles n’a pas le rôle pratique de servir de siège, mais le rôle graphique de circonscrire le ventre du Christ, souligné par des plis en vortex : l’idée étant sans doute que l’ombilic, marque indubitable de la naissance charnelle du Christ, est ce qui garantit l’union en lui des deux natures, humaine et divine. Et donc le symbole-même de l’Incarnation ([0], p 72).

Comme le note H.L.Kessler ([0] , p 70) :

« Les deux cercles qui se croisent… appliquent une logique géométrique pour renforcer la notion de double nature du Christ; et, formant implicitement une troisième entité là où ils se chevauchent, les cercles négocient l’unification de l’esprit et de la substance du Dieu trinitaire autour d’un lieu central, d’une zone d’incarnation. De plus, cette géométrie est déterminée par le corps du Christ ; en fin de compte, elle échappe à sa simplicité mécanique et mathématique pour exprimer l’intemporalité et le statut supragéographique du Christ. Et montre que Dieu rend manifeste la géométrie invisible des choses, sans s’y trouver circonscrit. »

On ajoutera à cette analyse que le Livre, à la fois Verbe et Chair, source des Evangiles et donc emblème de la communication entre Dieu et les Hommes, se trouve lui-aussi circonscrit dans la lentille médiane.

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Ivoire 11eme Kaiserfriedrich Museum Berlin
Ivoire, 11ème, Kaiserfriedrich Museum Berlin

Cet ivoire est le seul exemple ottonien ayant gardé le souvenir du globe digital carolingien. Les deux cercles jouent bien le rôle du halo d’Ezéchiel, puisque le Christ est assis sur un trône distinct. Dans cette composition volontairement symétrique (noter comment les manches des anges supérieurs tombent « vers le haut »), la nette différenciation des motifs décoratifs suggère une intention symbolique :

  • en haut, le double anneau de dents de scie, puis de palmettes, évoque possiblement des rayons lumineux et des nuages : autrement dit une ambiance sacrée ;
  • en bas les billettes multiplient le symbole habituel de la Terre (le carré).

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Cercles tangents

Christ en majeste XIIeme siecle Musee Fenaille Rodez schema

Christ en majesté (antependium de l’Autel de Deusdedit), vers 1000
Musée Fenaille

Le Christ de Rodez est assis sur le croisement des cercles, comme sur une chaise curule. Les deux cercles, parfaitement tangents, ont des ornementations différenciées très similaires  à celles de l’ivoire de Berlin   :

  • losanges alternés en haut, qui peints en vert, feraient une magnifique couronne de lauriers ;
  • billettes en bas.

Ainsi la figure du Huit porte ici encore l’idée de la division entre le Haut et le Bas, mais moins dans sa dimension cosmique (céleste / terrestre) que dans sa dimension incarnée : les « lauriers » évoquant le gloire divine du Christ dans le ciel, les « pierres » son chemin humain sur la terre.



Christ en majeste XIIeme siecle Musee Fenaille Rodez schema croix
La tangence en forme de « chi » des deux cercles rappelle que cette fusion des deux natures ne s’est opérée qu’une seule fois, dans le Christ.



Christ en majeste XIIeme siecle Musee Fenaille Rodez schema lettres
Lu horizontalement, le schéma du Christ de Rodez, porte une autre idée, cette fois temporelle, de la médiation assurée par le Christ ([0], p 55) : entre le Début et la Fin de l’alphabet grec – l’alphabet de Dieu, il introduit par son Ombilic la lettre O, milieu de l’alphabet latin – l’alphabet destiné aux Hommes.

« En latin, cependant, le O est fermé et a la rondeur d’un cercle. Assurément, par cette forme fermée contenant tout, il manifeste la protection de la divinité. De plus, il se rapporte à un système d’éléments et de lettres, éléments qui sont à l’origine et à la fin de la Connaissance et de l’art de conduire l’ignorant vers la sagesse. En conséquence, l’Alpha, début de la sagesse, enseigne que le Christ, le Fils de Dieu, est cette sagesse ; l’Oméga, qui est la fin, le A et le W en grec et notre 0, qui occupe une position intermédiaire. Cela signifie que le commencement de la sagesse, la fin et ce qui est entre les deux sont le même Seigneur Jésus-Christ, médiateur entre Dieu et l’homme » Béatus de Liebana, Commentaire sur l’Apocalypse, cité par [0] p 53.


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Ivoire 11eme Kaiserfriedrich Museum BerlinSacramentaire de Saint-Etienne de Limoges vers 1100

La encore le Christ n’est pas assis sur l’intersection des deux cercles : il flotte en avant du huit, qui représente donc bien le souvenir du double halo d’Ezéchiel. Les deux cercles sont décorés uniformément du même motif de joyaux que les galons du manteau mais, au lieu de les fusionner, l’illustrateur a choisi de faire passer le cercle du haut devant celui du bas. Ce détail suggère que le cercle qui prime, qui touche l’auréole et qui contient l’alpha et l’omega, représente la substance divine du Seigneur ; tandis que le cercle inférieur, touché par ses pieds nus, représente sa substance humaine.



Sacramentaire de Saint-Etienne de Limoges vers 1100 detail chi
L’ombilic divin cache le point de tangence en chi, lequel est rendu visible par la croix sur la couverture du Livre : Livre à la fois Verbe et Chair qui, posé par dessus le noeud, vient sceller cette jonction des deux natures.


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Uta Codex 1020-1025 BSB Clm 13601 p 10Uta Codex, 1020-1025, BSB Clm 13601 p 10

Cette image extrêmement originale, truffée d’idées et de textes, est construite autour de deux cercles tangents.

Le cercle du bas contient deux surprenantes figurations de la Vie, dialoguant du regard avec le Christ, et de la Mort à la bouche baillonnée, à la lance et à la faucille brisées. Le texte du pourtour les commente en deux phrases :

La vie des saints respire éternellement en arrière du Seigneur.

Mort, tu péris, vaincue, parce tu brûles de vaincre le Christ.

Spirat post dominu[m] sanctor[um] vita p[er] aevum.

Mors devicta peris quia Christum vincere gestis


Le cercle du haut, qui englobe le Christ représenté en Roi (la couronne) et en Prêtre (l’étole), porte une seule phrase :

Par la forteresse de la croix, Erebus, le cosmos, la mort et le diable,
Ces choses, Christ, la Sagesse toute-puissante du Père, les a conquises.

Arce crucis herebu[m] cosmu[m] loetu[m]q[ue] diablu[m]
H[a]ec patris om[ni]p[oten]s vicit sapientia XPC (Christus]


Uta Codex 1020-1025 BSB Clm 13601 p 10 detailSchéma tiré de [10]

A l’intérieur du cercle, sur le fond d’or sont tracés quatre diagrammes basés sur la théorie musicale et la géométrie médiévale. Selon A.S.Cohen [10], les deux notions en rouge, négatives, (MORS et INFERNUS, La Mort et l’Enfer) seraient rendues positives par la croix qu’elles renferment. C’est seulement récemment que Ulrich Kuder [11], critiquant les interprétations précédentes, a trouvé l’explication correcte pour le quatrième diagramme : PLINTESPILON. Cet hapax a été forgé sous deux contraintes : avoir exactement douze lettres (pour compléter la série 4 6 8 12) et ressembler au nom d’une intervalle musical (par ex diatesseron pour la quarte). Le mot choisi évoque l’expression grecque πλίνθίς σπίλων, « morceau de saleté ».


Un monde harmonisé (SCOOP !)

Ainsi les quatre diagrammes internes paraphrasent les quatre termes de la phrase  qui les entoure :

  • 4 MORS : loetum (la mort)
  • 6 MUNDUS : cosmum ( le monde)
  • 8 INFERNUS : herebum (l’enfer)
  • 12 PLINTESPILON : diabolum

L’intérieur du cercle montre donc les quatre conquêtes du Christ, une fois harmonisées par la Sagesse divine : même le Diable y trouve sa place, transfiguré en PLINTESPILON.

Nous sommes très loin, ici, d’une explication simpliste des deux cercles. Plutôt que de s’opposer, ils se complètent, montrant :

  • en bas, ce que Dieu procure à l’Homme, la Vie éternelle et la Mort vaincue ;
  • en haut, ce que Dieu fait du Monde, une Harmonie quadripartite.


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1170-80 Dialogus de laudibus sanctae crucis BSB Clm 14159 Munchen page 15Dialogus de laudibus sanctae crucis
1170-80, Münich, BSB Clm 14159 page 15

Cette image est la seule que j’ai trouvée ou deux cercles tangents représentent explicitement l’opposition entre le Divin et l’Humain.

Le montant vertical de la croix est une échelle en bas de laquelle la Loi (Lex) brandit son Commandement : ne soit pas concupiscent.

Le cercle inférieur représente l’Homme complet (totus homo) avec en bas son Corps ayant échappé au mal (Bonus ilius corpus), en haut son Libre Arbitre (Liberum arbitrium), épaulé par Raison (Ratio) et Sagesse (Sapientia). Il exprime son espoir (spes) et son malheur (infelix ego).

Le cercle supérieur contient Dieu, dont la Grâce est le Souverain bien (Deus Gratia Summum bonum) : en tirant Libre Arbitre par les bras, il lui fait grand bien (magnum bonum). Remarquons qu’il n’est pas question de l’attirer dans son cercle, mais simplement de le soutenir dans son malheur, au même titre que Raison et Sagesse.



G Mandorles en huit : céleste/terrestre

Les cas de mandorle en huit associées à la dualité céleste/terrestre sont quasiment inexistants, ce qui est assez logique vu la concurrence de la mandore dissymétrique dans sa version cosmique, qui se prête le mieux à cette symbolique.

 

999 Psautier d'Odbert Boulogne-sur-Mer, BM ms. 0020, Le songe de David fol 59 IRHTSonge de David, fol 59 999 Psautier d'Odbert Boulogne-sur-Mer, BM ms. 0020, Ascension fol 122v IRHTAscension, fol 122v.

Psautier d’Odbert, 999, Boulogne-sur-Mer, BM MS 20, IRHT

Dans ces deux initiales D, le copiste a rajouté un contour interne en huit qui, en suggérant la dualité Terre/ciel sans matérialiser l’horizon, ajoute à l’expressivité de l’image.


Les_quatre Evangiles, 1000 ca, BNF Arsenal Ms-592 fol 106r Quoniam quidem multi conati sunt

Frontispice de l’Evangile de Luc, vers 1000 , BNF Arsenal Ms 592 fol 106r, gallica

Dans cette initiale Q , une ligne d’horizon s’ajoute au pourtour en huit, un peu en dessous de l’étranglement : il en résulte un léger effet de contreplongée, probablement involontaire


Genese de Caedmon Canterbury 1000 Bodleian Library MS. Junius 11 p 6Création de la Lumière et des Ténèbres (Premier jour ), p 6 Genese de Caedmon Canterbury 1000 Bodleian Library MS. Junius 11 p 7Création des plantes (Troisième jour) des Oiseaux (Quatrième jour) et des bêtes (cinquième jour)

Genèse de Caedmon, Canterbury, 1000, Bodleian Library MS. Junius 11

Dans ce manuscrit anglais extrêmement original, le demi-cercle du Bas contient ce qui est créé, celui du haut le Créateur : on peut considérer que

  • le dôme inférieur représente la Terre avec son Ciel, le
  • le dôme supérieur le « Ciel du Ciel » où Dieu réside.



H Mandorles en huit : autres binarités

Hortus deliciarum Femme de l'ApocalypseFemme de l’Apocalypse
Hortus deliciarum, vers 1180 (illustration du XIXème siècle)

Dans cette invention graphique sans lendemain, le cercle du haut représente le Soleil et celui du bas la Lune :

« Puis il parut dans le ciel un grand signe : une femme revêtue du soleil, la lune sous ses pieds, et une couronne de douze étoiles sur sa tête. » Apocalypse 12,1


Article suivant : 4 Mandorle double pathologique

Références :
[0] H.L.Kessler, « Medietas / mediator in the geometry of Incarnation » dans « Image and Incarnation: The Early Modern Doctrine of the Pictorial Image » Walter Melion, Lee Palmer Wandel, 2015 https://ia800901.us.archive.org/14/items/Intersections-InterdisciplinaryStudiesInEarlyModernCulture/INTE%20039%20Melion,%20Palmer%20Wandel%20%5BEds.%5D%20-%20Image%20and%20Incarnation_The%20Early%20Modern%20Doctrine%20of%20the%20Pictorial%20Image.pdf
[1] Hans Bernhard Meyer, « Zur Symbolik frühmittelalterlicher Maiestasbilder, » Das Münster, XIV (1961), pp. 73-88
[2] Frederik van der Meer, « Maiestas Domini, théophanies de l’Apocalypse dans l’art chrétien : étude sur les origines d’une iconographie spéciale du Christ » 1938
[3] Walter W. S. Cook , « The Earliest Painted Panels of Catalonia (II) » The Art Bulletin , Dec., 1923, Vol. 6, No. 2 (Dec., 1923), pp. 31-60 https://www.jstor.org/stable/3046454
[4] Saint Jérôme, Sur Ezéchiel, Oeuvres Complètes de St Jérôme traduites en français et annotées par l’abbé Bareille Tome 6 p 442 https://archive.org/details/JeromeTradBareille06IsaeJJrmieEzChiel/page/n441/mode/2up
[5] Migne, Patrologia latina, vol 110, p 546 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k54939986/f273.item.r=deorsum
[7] Anton von Euw, « Die Majestas-Domini-Bilder der ottonischen Kölner Malerschule im Licht des platonischen Weltbildes : Codex 192 d. Kölner Dombibliothek. » dans « Kaiserin Theophanu. Begegnung des Ostens und Westens um die Wende des ersten Jahrtausends ». Gedenkschrift des Kölner T1 p 379-398
[8] Herbert L. Kessler “Hoc Visibile Imaginatum Figurat Illud Invisibile Verum”: Imagining God in Pictures of Christ » dans « Seeing the Invisible in Late Antiquity and the Early Middle Ages: Papers from « Verbal and Pictorial Imaging: Representing and Accessing Experience of the Invisible, 400-1000 » (Utrecht, 11-13 December 2003) pp. 291-325
[9] Marianne Reuter « Die lateinischen mittelalterlichen Handschriften der Universitätsbibliothek München : die Handschriften aus der Quartreihe, Volume 3″, 2000, p 20 https://books.google.fr/books?id=ZsO4D6TOAzEC&pg=PA20&dq=hiltegerus#v=onepage&q=hiltegerus&f=false
[10] Image en haute définition : https://www.bavarikon.de/object/bav:BSB-HSS-00000BSB00075075?cq=uta+codex&p=6&lang=de#
Pour une explication très détaillée, voir Adam S. Cohen, The Uta Codex: Art, Philosophy, and Reform in Eleventh-Century Germany, 2000, p 53 et ss https://books.google.fr/books?id=5byxZgx3aMMC&pg=PA53
[11] Ulrich Kuder Compte-rendu de « Elisabeth Klemm: Die ottonischen und frühromanischen Handschriften der Bayerischen Staatsbibliothek », Journal für Kunstgeschichte 10, 2006, Heft 2 p 125 https://journals.ub.uni-heidelberg.de/index.php/jfk/article/download/34252/27936

4 Mandorle double pathologique

10 avril 2022

Après avoir distingué deux grandes catégories de mandorles doubles, les dissymétriques et les symétriques, il convient de vérifier si cette distinction résiste à l’épreuve des inclassables, ces cas particuliers qui à première vue tiennent de l’un et de l’autre type.

Cet article examine plusieurs types de « pathologies » de la mandorle double, et montre qu’elles résultent souvent, non pas d’une erreur ou d’une mauvaise compréhension, mais d’une intention particulière.

Article précédent : 3 Mandorle double symétrique



1 Le globe plus l’arc en ciel

Commençons par cette formule de transition, où le globe paléochrétien subsiste malgré l’introduction du nouveau type de siège importé de l’art byzantin : l’arc-en-ciel. On ne la rencontre, à ma connaissance, qu’en Angleterre et France du Nord.

King Edgar of England offering his charter to Christ 966 ca .Cotton MS Vespasian A VIII ff. 3v–33v British LibraryLe Roi Edgar d’Angleterre offrant sa charte de refondation du New Minster de Winchester, vers 966, Cotton MS Vespasian A VIII ff. 3v–33v British Library

On peut considérer ce cas comme une erreur logique, ou bien comme une marque de richesse, le cumul des deux sièges ajoutant à la Majesté divine.


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Une Trinité discrète (SCOOP !)

Boece 1050-75 BNF Lat 6401 fol 158vBoèce, Angleterre, 1050-75, BNF Lat 6401 fol 158v, gallica

L’autre exemple connu, réalisé lui-aussi en Angleterre, ajoute à l’arc-en-ciel non seulement le globe-siège vert, mais aussi un « dossier » en amande. L’image est très sophistiquée, puisque dans le registre inférieur Boèce est représenté nimbé, écrivant à la guise d’un Evangéliste l’incipit de son De trinitate :

une question étudiée depuis longtemps.

Investigatam diutissime (questionam) 

Dans ce contexte trinitaire, il n’est pas impossible que le cumul d’éléments mobiliers soit ici intentionnel  :

  • le globe terrestre vert pour le Fils ;
  • le dossier ovale, avec l’alpha et l’oméga, pour le Père ;
  • l’arc-en-ciel, symbole d’alliance associé à la colombe (fin du Déluge), pour le Saint Esprit.

L’objet cylindrique vert, que le Seigneur tient dans sa main gauche voilée, se situe en dans la même opposition chromatique que deux autres couples d’objets : l’escabeau et le globe, le rideau relevé et le manuscrit de Boèce, où la couleur rouge semble connoter le Divin et le vert le Manifesté. Cet objet vert est un rotulus triplement scellé, contenant probablement les secrets de la Trinité, que Dieu montre à Boèce afin qu’il le retranscrive.

Genese de Caedmon Canterbury 1000 Bodleian Library MS. Junius 11 p IIMajestas Dei, p II
Genèse de Caedmon, Canterbury 1000 Bodleian Library MS. Junius 11

Cet attribut très particulier du Seigneur se retrouve dans plusieurs pages d’un autre manuscrit anglo-saxon de l’époque, une Genèse versifiée en ancien anglais. Ici le rotulus comporte quatre sceaux, et Dieu n’a pas de livre.


Genese de Caedmon Canterbury 1000 Bodleian Library MS. Junius 11 p 3Dieu précipite Satan en Enfer, p 3 Genese de Caedmon Canterbury 1000 Bodleian Library MS. Junius 11 p 49Dieu maudit le serpent, ainsi qu’Adam et Eve, p 49

Genèse de Caedmon, Canterbury 1000 Bodleian Library MS. Junius 11

Dans ce manuscrit graphiquement très inventif, Dieu est toujours identifié par son nimbe crucifère ; ses autres attributs, barbu ou imberbe, livre ou rotulus, varient sans logique discernable.

Mais dans aucun dessin le livre ne redouble le rotulus : ce qui confirme la signification trinitaire de ce dernier dans l’illustration du Boèce.


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Capitulaire vers 1100, BM St Omer MS 56 fol 35Capitulaire vers 1100, France du Nord, BM St Omer MS 56 fol 35

Cette étrange Majestas exhibe trois redondances :

  • tabouret (vu de dessus) plus globe terrestre ;
  • arc-en-ciel plus globe-siège ;
  • lentille englobante plus cercle englobant.



2 La mandorle plus le trône

Pour Walter W. S. Cook ([1], p 50), cette formule rare, où les deux sièges semblent se cumuler, résulte d’une mauvaise compréhension du globe-siège carolingien. En fait, il semble bien que ces cas révèlent plutôt une intention particulière.

Antependium de Saint Denis Messe de St Gilles (detail) 1500 ca Master of St Gilles National Gallery Sanctus dominus deus sabaothDevant d’autel de Saint Denis
Messe de St Gilles (détail), vers 1500, Master of St Gilles, National Gallery

Ce devant d’autel disparu avait probablement été offert par Charles le Chauve à l’abbaye de Saint Denis, après 867. Le tableau qui nous le restitue reproduit jusqu’à l’inscription : Sanctus dominus Deus sabaoth

Le caractère prestigieux de la réalisation exclut ici qu’il s’agisse d’une mauvaise compréhension par l’orfèvre de la signification du globe-siège carolingien.

L’inscription, les deux séraphins, le Temple avec ses arcades et ses lustres sont trois références à la vision d’Isaïe. Le globe-siège, métaphore isaïenne, s’inscrit donc de manière naturelle dans ce programme. Le trône, dont on ne voit que le montant, est bien trop bas pour que le Seigneur soit assis dessus : le globe continue bien de jouer son rôle de siège mais à l’insu du regard, comme si l’invisibilité du divin Séant ajoutait à sa Majesté. Les montants du trône ajoutent au décorum, aussi merveilleux et superflus que les deux mains célestes qui tiennent les lustres latéraux.


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Ivoire Traditio legis et clavium Leon 1060 Louvre schema2Traditio legis et clavium, Ivoire, Leon, 1060, Louvre, Paris

Dans cette reprise romane des thèmes paléochrétiens de la traditio legis et de la traditio clavium (voir 2 Epoque paléochrétienne), Le Christ remet de la main droite les clés à Saint Pierre et de la main gauche le Livre de la Loi à Saint Paul.

La formule est aussi syncrétique côté décor, puisqu’elle cumule le mobilier réel (trône avec coussin et tabouret hexagonal porté par un long pied), et un reliquat de globe-siège décoré de plis.



Ivoire Traditio legis et clavium Leon 1060 Louvre schema1

On a reconnu en bas [2] les quatre fleuves du paradis, au dessus de l’arbre de vie. Je pense qu’il faut relier ces quatre fleuves au « globe » du dessus, bassin circulaire qui serait leur véritable source.

Les quatre anges du bas n’ont pas été expliqués. Ils pourraient constituer une personnification des quatre fleuves, dans une iconographie totalement originale et très difficile à étayer, vu l’extrême rareté des exemples : le seul qui s’en rapprocherait est la mosaïque romane de Die, où les fleuves ont pour attribut une clé, un couteau, un ciseau à tondre et une rosace [3]



Ivoire Traditio legis et clavium Leon 1060 Louvre schema2
On remarque qu’ici les quatre anges forment des couples :

  • les anges latéraux, aux gestes parallèles et aux ailes tournées vers le bas, portent deux objets oblongs, l’un au dessus et l’autre au dessous de la main ; il est tentant de les associer aux deux personnages qui les surplombent : l’objet situé sous Saint Pierre pourrait être une serrure ou un étui pour les clés, celui situé sous Saint Paul une bourse destinée à protéger le livre ;
  • les deux anges centraux, aux gestes en miroir et aux ailes tournées vers le haut, portent quant à eux ce qui pourrait être un bandeau roulé, l’autre un bandeau déroulé.

Toutes ces symétries suggèrent une intention précise, bien difficile à interpréter faute d’une iconographie comparable ou d’une source textuelle. Les quatre anges ne semblent pas en tout cas être associés aux quatre fleuves (seuls les deux du milieu ont les pieds dans l’eau) mais plutôt servir d’auxiliaire aux trois personnes du registre supérieur : le Christ, Saint Pierre et Saint Paul.


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Couverture de livre en argent nielle 12eme Camera santa cathedrale OviedoCouverture de livre en argent niellé, 12ème siècle, Camera santa, cathédrale d’Oviedo

Le trône est très particulier, puisque les pattes des lions sont à l’intérieur du globe tandis que les têtes, à l’échine couverte de tissu, s’échappent à l’extérieur. Dans le contexte espagnol très marqué par l’iconographie « littéraliste » des Beatus, il est raisonnable d’interpréter ce décor dans un sens apocalyptique :

  • le « globe » est en fait un anneau lumineux dont les dents évoquent les rayons autour du trône ;
  • la mandorle avec ses motifs liquides évoque la mer d’émeraude ;
  • le livré fermé et les deux lampes participent à la même évocation apocalyptique.



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Beatus de gerone 975 Folio 2r. Cristo_en_majestad_Beatus de Gérone, 975 1200 ca chapelle de Campublic, pres beaucaire Taiona Gallery of Ireland DublinFresque provenant de la Chapelle de Campublic, près Beaucaire, Vers 1200, Taiona Gallery of Ireland, Dublin

Le miniaturiste du Beatus de Gérone s’est inspiré de la mandorle en huit carolingienne, en remplaçant le globe-siège par le trône (voir 3 Mandorle double symétrique) : il ne s’agit donc nullement d’une mauvaise compréhension, mais au contraire d’une clarification.

La même compréhension de la mandorle en huit comme un halo autour du trône se retrouve encore, deux siècles plus tard, dans la fresque rustique de Campublic.



3 Marie, porte du ciel (SCOOP !)

Church_of_Panagia_Kanakaria_apse_conch_mosaics_Lythragkomi_CyprusVers 500, Eglise de Panagia Kanakaria, Lythragkomi,Cyprus 1150 Admont, Benediktinerstift, Cod. 549 fol 4v1150 Admont, Benediktinerstift, Cod. 549 fol 4v

Le motif byzantin de la Vierge à l’enfant dans une mandorle arrive en Occident au milieu du XIème siècle. André Grabar [4] l’explique par l’idée que Jésus, étant divin dès sa naissance, pouvait inclure sa Mère dans son auréole agrandie :

« La Vierge porte ici une figure divine, et c’est à ce titre qu’elle est incluse dans la mandorle, exactement comme l’est le trône ou le char de Dieu dans l’iconographie des visions prophétiques. »


1130-40 Bodleian Library MS. Bodl. 269 fol 3r

Augustin, Enarrationes in Psalmos CI, 1130-40, Bodleian Library MS. Bodl. 269 fol 3r.

Si les « Majestas virginis » sont rares, celles où la mandorle n’est pas en amande sont encore plus rares.

Cette composition unique comporte, en plus de la mandorle en huit, un trône à deux têtes de lion : le cercle supérieur le prolonge par une sorte de « dossier » circulaire, de même taille et de même couleurs que le « tapis ». Seule miniature importante du manuscrit, cette image royale n’a aucun lien avec le commentaire du Psaume 101 qui commence au verso : « Voici un pauvre qui prie, et qui ne prie pas en silence (Jésus-Christ) ».



Augustin, De civitate dei, XXI, 1201-10, Bibliothèque Laurentienne, MS Plut 12-17 fol 2vLa Sagesse (détail)
Augustin, De civitate dei, XXI, 1201-10, Bibliothèque Laurentienne, MS Plut 12-17 fol 2v

On peut en revanche rapprocher la couronne et le sceptre en fleuron portant l’oiseau du Saint Esprit, avec cette illustration un peu postérieure d’un autre manuscrit d’Augustin : ainsi Marie, en position de « sedes sapientiae », emprunte tout simplement à l’iconographie de la Sagesse.

Vierge a l'enfant Saint SavinVierge portière, 12ème siècle, Saint Savin.

On retrouve dans cette fresque un globe-siège dégénéré, devenu simple motif décoratif à l’arrière du trône, et qui sert ici à mettre à distance de respect les deux donateurs prosternés. Au dessus, sortant du ciel vert par des ouvertures en quart de cercle, deux anges répercutent à la Vierge la prière des suppliants.


Saint Savin Vierge portiere releve de H L Laffilee 1889 Musee architecture

Relevé de H.L. Laffilée, 1889, Musée de l’Architecture

La partie haute de la mandorle, pratiquement circulaire et entourée de nuages, prolonge la courbe du trône curule en une sorte de dossier. Mais ce qui est particulier ici est son fond vert : le dossier est en fait un oculus ouvrant sur le ciel étoilé.


Graduel_de_l'abbaye_de_Prum 975-1000 BNF MS Lat 9448 fol 62vGraduel de l’abbaye de Prum, 975-1000, BNF MS Lat 9448 fol 62v

Cette image d’une Vierge assise devant un oculus, figure dans un graduel ottonien, entre différents hymnes à Marie. Sur la page en regard on peut lire en particulier, un hymne chanté pour la Nativité de la Vierge :

Du roi nourricier porte lumineuse, reçois les implorations de tes serviteurs

Almi regis janua lucida famulorum suscipe vota placabilia

Cette rare représentation de Marie seule, assise sur un globe et devant une mandorle, est donc bien distincte de l’auréole christique étendue dont parle Grabar : elle illustre une autre idée, celle de Marie « porte lumineuse » ouverte vers le ciel et donnant accès au Seigneur qui siège au delà.



st-savin revers portailRaison pour laquelle la « Vierge portière » de Saint Savin se trouve dans une situation très particulière, formant un tympan intérieur au-dessus du portail d’entrée.


1128-1151 angers_abbaye_saint_aubin cloitre1128-1151, cloître de l’abbaye Saint Aubin, Angers

Eric Palazzo [5] a montré que la figure de la Vierge fait ici système avec la porte close représentée juste en dessous. Car d’après une exégèse ancienne relative à la virginité de Marie, celle-ci est assimilée à la porte close du temple de Jérusalem, décrite par Ezéchiel :

Et Yahweh me dit: « Ce portique sera fermé; il ne s’ouvrira point, et personne n’entrera par là, car Yahweh, le Dieu d’Israël, est entré par là; et il sera fermé. Ezéchiel, 44,2-3

Cette symbolique de la Vierge-porte, close ici-bas mais ouverte là haut, conforte l’interprétation de ce type très particulier de mandorle mariale, non pas comme une ouverture permettant la descente du Sacré, mais comme une fenêtre vers le Ciel.

A noter en bas à gauche la scène des Rois Mages offrant un disque doré, iconographie assez rare que j’ai étudiée par ailleurs (voir 8 Autres significations).



4 Le Christ assis dans le ciel (SCOOP !)

1180 ca Gargilesse PoitouVers 1180, Eglise de Gargilesse, Poitou

La différence de taille entre les deux parties de la mandorle montre qu’il ne s’agit pas d’une mandorle en huit (voir 3 Mandorle double symétrique) mais d’une mandorle dissymétrique pour laquelle on a remplacé l’amande par un cercle pour faciliter son inscription dans l’arcature de la fenêtre.

La relative proximité géographique avec Saint Savin suggère l’hypothèse que l’idée de la Vierge assise devant le Ciel aurait pu se propager au Christ lui-même : le fond bleu du cercle supérieur serait donc ici un oculus ouvrant sur le ciel.

L’intersection des deux cercles est masquée par les pans noir du manteau du Christ, de sorte qu’il est impossible de savoir quel cercle passe devant l’autre.



Marcilhac-sur-Cele 1125 ca salle capitulaireSalle capitulaire, Marcilhac-sur-Célé, vers 1125

On retrouve exactement la même précaution sur ce chapiteau, où le masquage est assuré par les pans de l’étole que le Christ porte sur ses avant-bras.


1075-1100 COPIE Bible de St Aubin d'Angers BM MS 4 fol 208Bible de St Aubin d’Angers, 1075-1100, Angers BM MS 4 fol 208

Cette image très atypique a souvent été rapprochée de la Vierge de Saint Aubin (proximité géographique et chronologique) ou du Christ de Gargilesse (à cause des deux cercles). Mais tandis que ces compositions maintenaient graphiquement l’indécision quant à la superposition des deux parties de la mandole, il nous est ici clairement montré que l’anneau supérieur passe devant l’anneau inférieur. Walter Cook ([1], p 55), qui a recensé ces cas atypiques, considère qu’il s’agit simplement d’une mauvaise compréhension du globe-siège carolingien.

Or ici, les quadrillages très élaborés confèrent aux deux anneaux une sorte de relief, tels des oculus creusés dans un mur. Le motif audacieux de l’escabeau posé sur le vide suggère, plutôt qu’une incompréhension, un jeu savant avec les formules bien connues.


1075-1100 Bible de St Aubin d'Angers BM MS 4 fol 207Fol 207 1075-1100 Bible de St Aubin d'Angers BM MS 4 fol 207vFol 207v

Cette miniature pleine de fantaisie et d’originalité graphique vient d’ailleurs conclure, en apothéose, les « drôleries » et les décors complexes qui ornent les pages précédentes.


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Psautier shaftesbury Angleterre1225-50 Lansdowne 383 fol 14Dieu en Majesté, fol 14 Psautier shaftesbury Angleterre1225-50 Lansdowne 383 fol 12vDieu envoyant l’Archange Gabriel à Marie, fol 12v

Psautier Shaftesbury, Angleterre, 1225-50, British Library Lansdowne 383

Ce psautier anglais baigne dans l’imagerie royale : couronne ou chrisme marqué REX. Dans les deux images, le repose-pieds n’est plus le symbole de la Terre, puisque celle-ci est, au XIIIème siècle, représentée par le globe-crucifère dans la main du Seigneur (ce point est développé dans 5 L’âge d’or des Majestas ).

Dans la première image, Dieu en Majesté apparaît au dessus de la donatrice prosternée : pour cette image officielle, l’enlumineur a eu recours à la mandorle lenticulaire standard.

Dans l’autre image, Dieu montre à l’Ange de l’Annonciation le globe terrestre, pour lui indiquer la direction qu’il doit rejoindre. Pour ce sujet rare (voir aussi le Psautier de Winchester,  5 La mandorle double de Saint Génis des Fontaines) , l’artiste a souligné que le palais se trouve dans le ciel (le cadre bleu avec son motif de nuages), et il a ouvert la cloison sur le firmament pour que l’Ange puisse sortir.



5 Les mandorles inversées

A la lumière du « Christ assis dans le ciel » de la Bible de Saint Aubin, il vaut la peine de revisiter les rares cas, recensés par Cook, où la partie supérieure de la mandorle passe devant la partie inférieure.

Evangeliaire Guntfridus offrant un livre a saint Vaast.1000-50 Boulogne BM MS 9 fol 1v IRHTLe moine Guntfridus offrant son livre à saint Vaast
Evangiles de Saint Vaast, 1000-50, Boulogne BM MS 9 fol 1v

Cette composition, où le véhicule divin perce carrément la voûte pour venir à la rencontre de Saint Vaast, illustre clairement la même idée de descente de Dieu vers les hommes.

12eme reliquaire Limoges British museumReliquaire, Limoges ([1], fig 45)
12ème s, British museum

C’est probablement la même idée de descente (plutôt que de porte dans le ciel) qui explique cette rare composition, où la Vierge à l’Enfant est posée à terre entre deux saints, chacun abrité sous son arcade. La forme atypique de la double mandorle sert aussi à la distinguer de celle du Seigneur en gloire.

1050-1100 British museum Goldschmidt vol II table XXXIX fig 1311050-1100, British Museum, Goldschmidt vol II table XXXIX fig 131 [6]

Ce fragment de la bordure d’un autel portatif a pour particularité de montrer, aux pieds du Seigneur, un couple de donateurs. La transformation du globe-siège en un motif rayonnant situé à l’arrière-plan permet ici de les rapprocher du Seigneur, tout en créant une symétrie visuelle avec les deux anges en vol qui soutiennent la partie en amande. La composition suggère que les anges transportent cette partie mobile tandis que le cercle inférieure est un halo lumineux qui accompagne l’atterrissage : manière astucieuse de placer les donateurs au plus près du rayonnement de Dieu, sans les inclure dans sa Gloire.

Plutôt que dans une porte, le Seigneur est ici assis dans un ascenseur descendu du haut du ciel.


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On trouve plusieurs exemples de « mandorles inversées » en Catalogne, dans la zone d’influence des abbayes de Ripoll et Roda

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1015-1020 Bible de Ripoll Moise recoit les tables de la Loi Vat Lat 5729 fol 6vMoïse reçoit les tables de la Loi
1015-1020, Bible de Ripoll, Vat Lat 5729 fol 6v, Gallica

Le Dieu de l’Ancien Testament porte une auréole cruciforme, selon la convention graphique consistant à représenter le Père sous les traits du Fils. Si le copiste a assis Dieu le Père dans la partie haute de la mandorle, c’est probablement pour manifester qu’ici, il descend par la porte du ciel, et non qu’il trône au sommet du monde.

1030-1060, Bible de Roda, BNF Lat 6-4 fol 103v, Gallica

A titre de confirmation, on remarquera que dans cette illustration de la situation opposée – Jean monte au ciel rejoindre le Seigneur de l’Apocalypse – la mandorle retrouve sa forme habituelle.

Bible de Roda 1025-50 BNF Lat 6-1 fol 6vCréation du monde
Bible de Roda 1025-50 BNF Lat 6-1 fol 6v, gallica

Cette image très atypique et incomplète (deux fragments ont été découpés) est très énigmatique. Elle est sensée montrer la Création du monde, comme le prouve la phrase écrite en haut « « In principio creavit Deus… ». Le mot « caelum » devait se trouver dans les fragments manquants et « et terram » est inscrit dans les quatre arcades du bas.

Mais l’image comporte aussi certains éléments d’une Majestas Dei :

  • la structure quadripartite (le grand quadrilobe, avec les quatre vents entre les feuilles) ;
  • la mandorle, particulièrement complexe, puisque elle est du modèle inversé, et avec trône ;
  • les deux séraphins qui la flanquent.

Les éléments totalement originaux sont :

  • le groupe de neuf anges ;
  • le décentrage de la figure divine, laissant place à droite à un objet quadrangulaire et à trois oiseaux ;
  • la présence dans le quadrilobe inférieur d’un homme malheureusement coupé ;
  • la série de six oiseaux voletant au dessus des arcades ;
  • la répartition fantaisiste des animaux dans les arcades.

Selon Andreina Contessa [7] :

  • le grand quadrilobe serait le Temple tel que plusieurs Beatus le représentent (en référence aux quatre portes du Temple décrit par Ezéchiel) ;
  • l’objet quadrangulaire serait un autel dans ce Temple ;
    les trois oiseaux pourraient être les âmes des martyrs, tels que les représentent les Beatus (Apocalypse 20,4-6).


Création du Monde et vision de Daniel (SCOOP !)

Dans un autre article consacré au cycle de Daniel, Andreina Contessa [8] décrit une autre « théophanie » de la Bible de Roda, qui à mon avis fournit un élément de comparaison plus fructueux que les lointains Beatus :

Bible de Roda 1030-60 BNF Lat 6-3 fol 66vVision de l’Ancien et du fils de l’homme
Bible de Roda, 1030-60, BNF Lat 6-3 fol 66v (détail)

L’image illustre Daniel 7,9-14 :

  • les quatre roues : « Son trône était des flammes de feu; les roues, un feu ardent. » (7,9)
  • les deux groupes d’anges : « mille milliers le servaient, et une myriade de myriades se tenaient debout devant lui. » (7,10)
  • l’homme dans le second cercle : « voici que sur tes nuées vint comme un Fils d’homme; il s’avança jusqu’au vieillard, et on le fit approcher devant lui. » (7,13)
  • le Livre qui lui est donné : l’inscription « Dedit pater potestatem Filio suo » interprète librement :
    • « Le Juge s’assit, et des livres furent ouverts. » (7,10)
    • « Et il lui fut donné domination, gloire et règne » (7,14)


Bible de Roda 1030-60 BNF Lat 6-3 fol 66v bisVision des quatre bêtes
Bible de Roda, 1030-60, BNF Lat 6-3 fol 66v (détail)

Le registre juste au dessus représente la première partie de la Vision de Daniel, celle des quatre bêtes :

« Daniel prit la parole et dit:  » je voyais dans ma vision pendant la nuit, et voici que les quatre vents du ciel fondaient sur la grande mer, Et quatre grandes bêtes montèrent de la mer, différentes l’une de l’autre. » Daniel 7,2-3


Une interprétation par analogie (SCOOP !)

Bible de Roda 1025-50 BNF Lat 6-1 fol 6v schema 1

Mon hypothèse est que l’image de la Création représente

  • la Terre par la structure à quatre arches,
  • le Ciel par le quadrilobe porté par les quatre vents,
  • la ligne des six oiseaux marquant la séparation.

Pour développer le texte très succinct, dans la Genèse, de la Création du Ciel et de la Terre, l’artiste a construit une analogie visuelle avec la Vision de Daniel. Ainsi donc :

  • les quatre arches emplies d’animaux évoquent les quatre bêtes (en vert sombre) ;
  • les « quatre vents du ciel » ont trouvé leur place logique (en vert clair) ;
  • le quadrilobe évoque les quatre roues du trône (en bleu clair) ;
  • l’objet quadrangulaire est le Livre de la Puissance transmise du Père au Fils (en violet).

Quant aux trois oiseaux de couleur bleue placés entre le Père et le Fils, juste en dessous du Livre, ils représentent très logiquement le Saint Esprit, et leur nombre la Trinité.



Bible de Roda 1025-50 BNF Lat 6-1 fol 6v schema 2

Cette lecture d’ensemble nous permet de mieux comprendre la structure de la mandorle, qui reflète la difficulté de la représentation conjointe du Père et du Fils (pour la solution trouvée par le Psautier d’Utrecht, voir – Le Globe dans le Psautier d’Utrecht ) :

  • dans les deux images, le cercle du Père passe devant celui du Fils, de manière à exprimer la primauté de l’un sur l’autre (d’où la mandorle inversée) ;
  • devant la difficulté graphique de placer le Fils dans son cercle (place où les psautiers figurent habituellement les ennemis foulés aux pieds), l’illustrateur a préféré le décaler sur le côté ;
  • le livre du Pouvoir conjoint, assimilé à celui du Saint Esprit, est placé au niveau de l’intersection des cercles.

Cette mandorle très élaborée est le seul cas que je connaisse qui exprime la binarité Père-Fils.


1130 Frontal_d'altar_d'Ix_musee national d'Art de CatalogneDevant d’autel d’Hix, vers 1130, Musée National d’Art de Catalogne, Barcelone,

Deux autres exemples catalans ont justifié la monumentale et remarquable étude de Cook sur les mandorles doubles. Ce devant d’autel se compose de deux registres, séparés par une inscription :

Soleil et lumière de saints et de nobles / je demeure dans le plus haut

sol et lvx sanctorvm/maneo preclara bonorvm ()

Les saints et les nobles figurent dans les deux registres haut et bas, à l’intérieur desquels s’inscrit équitablement la mandorle. Il est donc vain d’isoler la partie basse et d’y voir une mauvaise compréhension du globe-siège carolingien.

Cook a cependant raison de noter l’influence carolingienne, évidente dans le globe digital. Mais comme il ne fait pas de distinction entre les mandorles double symétriques et dissymétriques, il rapproche implicitement celle-ci d’une mandorle dissymétrique, de type globe-siège plus dossier.



1130 Frontal_d'altar_d'Ix_musee national d'Art de Catalogne comparaison
Or le véritable modèle est ici la mandorle en huit de la Première Bible de Charles la Chauve, qui s’ajoute autour du globe-siège sans se confondre avec lui (sur l’explication de cette formule, voir 3 Mandorle double symétrique ). Le globe-siège y est indispensable, puisque l’intersection des cercles se situe au niveau du ventre, donc bien trop haut pour s’asseoir.

La mandorle d’Hix n’est pas une dégénérescence du modèle carolingien, mais au contraire une rationalisation : l’artiste a vu que la partie haute du huit, une fois refermée, passait suffisamment bas pour servir de siège.

Cette explication purement graphique n’exclut pas la possibilité que la mandorle ait, comme dans la Bible de Ripoll, la signification de « Dieu le Père descendu sur Terre ».


1130 Frontal_d'altar_d'Ix_musee natio 1130 Frontal_d'altar_d'Ix_musee national d'Art de Catalogne St Martin 2

Un indice est que Saint Martin, le patron de l’église d’Hix, apparaît dans les deux cases en haut à droite :

  • en évêque tonsuré bénissant un laïc (lequel offre peut être une bourse) ;
  • en centurion découpant son manteau pour l’offrir à un infirme (lequel porte bizarrement son bâton en bandoulière).

La présence de ces compagnons sans auréole exclut que les deux registres se situent dans le Ciel : il faut les voir plutôt comme les compartiments d’un reliquaire, illustrant le pouvoir des saints ici-bas.

1125-50 Devant d'autel de la Seu d'Urgell Musee National d’Art de Catalogne BarceloneDevant d’autel de la Seu d’Urgell
Vers 1120, Musée National d’Art de Catalogne, Barcelone,

Le second devant d’autel étudié par Cook est très proche du précédent. La mandorle reprend le même schéma, à ceci-près que les deux moitiés sont légèrement en amande, et que celle du haut se distingue par son contour interne rouge.

Cette légère dissymétrie est totalement insuffisante pour interpréter les deux moitiés comme la Terre et le Ciel, ainsi qu’on le lit souvent [9] : d’autant que le globe terrestre est clairement figuré, comme d’habitude, par le demi-disque aux pieds du Christ, orné de motifs végétaux.

Les personnages latéraux, disposés en pyramide (trois, puis deux puis un) sont ici les douze apôtres, dont Saint Pierre avec ses clés en position d’honneur.

On remarquera que, dans le compartiment central, le fond rouge est orné de deux motifs alternés dorés  (trois gros points séparés par trois petits, huit petits points autour d’un gros). Ces motifs restent les mêmes dans les compartiments latéraux, mais en inversant les couleurs (rouge sur fond doré).



1125-50 Devant d'autel de la Seu d'Urgell comparaison saint genisLe devant d’autel de la Seu d’Urgell se rapproche beaucoup d’une autre oeuvre catalane antérieure d’un siècle, le linteau de Saint Génis les Fontaines, que Cook classe aussi parmi les mésinterprétations du globe-siège carolingien. La mandorle double, avec le Christ bénissant, est transportée par deux anges au centre d’une rangée de six apôtres. Or les deux épisodes où le Christ monte ou descend au milieu des apôtres sont l’Ascension (son départ vers le ciel) ou la Parousie (le moment inverse, celui de son retour sur terre à la fin des Temps). Nous consacrerons le chapitre suivant à examiner dans le détail ce linteau très particulier.



1125-50 Devant d'autel de la Seu d'Urgell Musee National d’Art de Catalogne Barcelone detail
Dans le devant d’autel d’Urgell, les anges manquent, mais on peut relever quatre détails discrets :

  • la mandorle n’est pas posée sur le sol (à la différence du devant d’autel d’Hix) ;
  • le liseré de points latéral est interrompu par le panneau central ;
  • une des auréoles est coupée par le panneau central ;
  • sur le panneau de gauche, le motif du haut devrait être celui à neuf points.

Au risque de la surinterprétation, l’idée qui s’en dégage est que la partie centrale « flotte » devant les panneaux latéraux, les contredit (par l’inversion des couleurs) voire les corrige (si l’anomalie sur le motif de gauche est volontaire). Ces indices ténus ne permettent pas deconclure de manière certaine que le devant d’autel d’Urgell représente une Ascension ou une Parousie, mais c’est une hypothèse raisonnable.

Il n’est pas invraisemblable que l’atelier dit « de La Seu d »Urgell », à qui on attribue ces deux oeuvres pratiquement contemporaines [10], ait utilisé le même schéma graphique pour traiter deux sujets radicalement différents :

  • Dieu régnant sur la terre par l’entremise des saints  (devant d’autel d’Hix) ;
  • Le Christ montant ou descendant du ciel au milieu des Apôtres (devant d’autel de La Seu d’Urgell) .



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Références :
[1] Walter S. Cook « The Earliest Painted Panels of Catalonia (II) », The Art Bulletin , Dec., 1923, Vol. 6, No. 2 (Dec., 1923), pp. 31-60 https://www.jstor.org/stable/3046454
[2] Danielle Gaborit-Chopin, « Ivoires médiévaux: Ve-XVe siècle », Musée du Louvre, p 199
[4] André Grabar « The Virgin in a Mandorla of Light,” in « Late Classical and Mediaeval Studies in Honor of. Albert Mathias Friend, Jr » p 305
[5] Eric Palazzo. « Exégèse, liturgie et politique dans l’iconographie du cloître de Saint-Aubin d’Angers ». actes d’un symposium international « Der mittelalterliche Kreuzgang » , Jun 1999, Tübingen, France. pp.220-240 et 711-717
[6] Goldschmidt, Adolph: Die Elfenbeinskulpturen aus der Zeit der karolingischen und sächsischen Kaiser, VIII. – XI. Jahrhundert, Vol IV, https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/goldschmidt1926bd4
[7] Andreina Contessa « Between Art, Faith and Science. The concept of Creation in the Ripoll and Roda Romanesque Bibles, » Iconographica (2007), 19-43. https://www.academia.edu/4403848/_Between_Art_Faith_and_Science_The_concept_of_Creation_in_the_Ripoll_and_Roda_Romanesque_Bibles_Iconographica_2007_19_43
[8] Andreina Contessa « L’iconographie des cycles de Daniel et Ezéchiel dans les Bibles de Ripoll », Cahiers de Saint-Michel-de-Cuxa (2009), 165-176.
https://www.academia.edu/4403381/Contessa_CSMC_L_iconographie_des_cycles_de_Daniel_et_Ez%C3%A9chiel_dans_les_Bibles_de_Ripoll_Cahiers_de_Saint_Michel_de_Cuxa_2009_165_176
[10] Manuel Castiñeiras, “L’étude des panneaux peints en Catalogne : artiste, apprentissage et techniques”, dans Arts picturaux en territoires catalans (XIIè-XIVè siècle). Approches matérielles, techniques et comparatives, dir. G. Mallet , A. Leturque , PULM, Montpellier, 2015
https://www.academia.edu/14339176/162_L_%C3%A9tude_des_panneaux_peints_en_Catalogne_artiste_apprentissage_et_techniques_dans_Arts_picturaux_en_territoires_catalans_XII%C3%A8_XIV%C3%A8_si%C3%A8cle_Approches_mat%C3%A9rielles_techniques_et_comparatives_dir_G_Mallet_A_Leturque_PULM_Montpellier_2015_pp_19_40

5 La mandorle double de Saint Génis des Fontaines

10 avril 2022

Deux linteaux romans du Roussillon, proches dans l’espace et dans le temps, posent un problème d’interprétation épineux. Nous réouvrons ici le dossier sous un angle d’approche nouveau : celui de la mandorle double. 

Chapitre précédent : 4 Mandorle double pathologique

En aparté : typologie des « théophanies »

Les historiens d’art regroupent sous le terme générique de « théophanies » les compositions décrivant une apparition de la Divinité, le Seigneur occupant une place centrale. Très grossièrement, elles peuvent relever de quatre épisodes distincts :

  • Majestas Dei (vision du Dieu par les prophètes de l’Ancien Testament) lorsque le Tétramorphe et/ou des chérubins sont présents ;
  • Ascension du Christ, lorsque des anges soulèvent la mandorle ;
  • Parousie, lorsque des anges sonnent de la trompette pour annoncer le Retour du Christ ;
  • Jugement dernier, lorsqu’est figurée une dichotomie entre Elus et Damnés.

Mis à part quelques cas purs sur lesquels tout le monde s’accorde, la plupart de ces compositions présentent des caractères mixtes, ou des manques : les classer dans l’un ou l’autre des types est une activité amusante, mais souvent assez vaine. Même dans les rares cas qui présentent des inscriptions, elles rajoutent souvent à l’ambiguïté au lieu de la lever.


1173-1180 Tympan de Perteshausen

Tympan de Petershausen, 1173-80 

Comme le conclut Marcello Angheben à propos d’un tympan particulièrement bavard (celui de Petershausen) :

« Sur ce portail, l’image seule n’aurait jamais permis de deviner les différents niveaux de lecture envisagés par l’auteur des inscriptions. Cette observation est lourde de conséquences car elle implique que les Ascensions anépigraphes de Bourgogne ont pu être investies de strates sémantiques aussi nombreuses et diverses, sans pour autant que l’iconographie n’en révèle le moindre trait… Pour tenter de comprendre le champ sémantique des portails bourguignons, il faudra donc exploiter toutes les informations fournies par leurs composantes, tout en conservant à l’esprit qu’elles ne sauraient révéler l’intégralité des différents niveaux de lecture projetés par les concepteurs. » Marcello Angheben ([1], p 68)


Ce chapitre est dédié à un cas célèbre pour lequel à peu près toutes les possibilités ont été proposées, sans que les spécialistes ne parviennent à un consensus. Le fait que deux linteaux très voisins présentent des différences mineures complique au départ l’interprétation, puis fournit, comme nous allons le voir, une clé pour accéder à un niveau de lecture plausible.



Le linteau de Saint Génis des Fontaines

1019-1020 saint Genis les fontaines linteau schema1019-1020, Saint Génis des Fontaines

La célébrité de ce tympan vient :

  • de son inscription, qui en fait la plus ancienne sculpture datée de l’art romain français ;
  • du fait qu’il est le tout premier portail roman historié ;
  • de sa mandorle double particulièrement atypique ;
  • de son thème, un véritable casse-tête iconographique.

Je discute ici les deux articles de P.Klein [2], les plus détaillés sur la question, en insistant sur le sujet qui nous occupe : la mandorle double.


Une mandorle très particulière (SCOOP !)

1019-1020 saint Genis les fontaines linteau detail
Les anges latéraux relient par leurs bras les cercles haut et bas. Le Seigneur est assis sur un arc de cercle (en rose) qui ne fait pas partie de la mandorle, puisqu’il n’est pas orné de points.

On ne peut donc pas considérer que le Seigneur est assis sur le cercle du haut  ni du bas (en vert) : mais sur une sorte de chaise curule.

La forme de la partie supérieure de la mandorle est un jeu formel avec les arcs outrepassés latéraux (en jaune).

Autre jeu formel raffiné, malgré la facture frustre : la main de Dieu bénit, du côté honorable, les prénoms des deux patrons : Robert (le roi régnant en France) et Génis (le patron de la paroisse). Le troisième prénom, celui de l’abbé Willelmus, se trouve par humilité à la gauche du Seigneur.

La présence des fleurons terminaux sur la partie basse (en vert) apparente celle-ci à la partie « terre » d’une mandorle cosmique, tandis que l’alpha et l’omega de la partie haute lui confèrent un caractère céleste ou du moins d‘éternité.


Six apôtres

1019-1020 saint Genis les fontaines linteau schema
Peter Klein note que les six saints (leur auréole s’inscrit exactement dans les arcades) présentent une grande diversité :

  • de vêtements ;
  • d’attributs (quatre livres, en rouge) ;
  • de pilosité faciale (trois barbus, en bleu) et de chevelure ;
  • de gestes (dont un d’affliction, en vert).

Malgré leur nombre réduit, les spécialistes s’accordent pour y voir les apôtres, et Peter Klein en a identifié trois. L’absence d’attributs vraiment distinctifs ainsi que de principe de variété (absence de symétrie d’ensemble) sont peut être le signe d’un compromis diplomatique : faute de place, on s’est résolu à montrer non pas « les apôtres », mais « des apôtres« .


Un geste d’affliction ?

Pour P.Klein, dans le linteau de Saint Génis, le geste d’affliction de Saint Pierre, en plus des deux anges soutenant la mandorle, seraient caractéristiques d’une Ascension.


847-855 Ascensione di Cristo,basilica inferiore S. Clemente, RomaAscension
847-855, basilique inférieure, San Clemente, Rome

Dans celle-ci, sans doute la plus ancienne en Occident du type oriental-palestinien (Christ assis), les six apôtres font des gestes symétriques : les deux des bords (à coté du Pape Léon IV et de Saint Vital ) font  des gestes de désespoir, se couvrant la bouche de leurs mains.


Tafeln LVITafeln LVI, Goldschmidt [3] vTafeln XXVII

Un siècle plus tard, ces deux Ascensions ottoniennes montrent encore des gestes d’affliction, mais ils sont en fait assez rares : dans le cas général, les douze apôtres font plutôt des gestes de stupeur ou d’acclamation.



vL’Ascension,
1150-1200, Porte en cèdre de la Cathédrale du Puy

L’inscription le dit ici explicitement :

La troupe des apôtre regarde, étonnée, ce même Christ

CETUS APOSTOLICUS CHRISTUM / MIRATUR EUNDEM

La mandorle avec le Christ debout, portant la lance, est enlevée par deux anges. Six apôtres auréolés sont représentés : deux prosternés, quatre debout levant la main droite.


Il semble donc que l’idée de douleur s’estompe progressivement : à l’époque du linteau de Saint Génis, Saint Odilon, parlant de la présence de Marie qui n’est pas explicite dans les textes, explique même qu’à son avis, « elle était présente aux joies de l’Ascension » ([4], p 81).


Une Ascension atypique

L' »Ascension » de Saint Génis est donc quintuplement inhabituelle :

  • six apôtres au lieu de onze ou douze ;
  • absence de la Vierge Marie ;
  • présence d’arcatures, contradictoires avec une scène d’extérieur ;
  • Christ assis, selon la formule dite « palestinienne », qui ne se développe en Occident qu’à la fin du XIème siècle (mis à part la fresque de Saint Clément) ;
  • gestes et attributs typiques d’une Majesté : main bénissant, livre, lettres alpha et omega.

Cependant, comme elle apparaît de manière isolée, à une époque où le thème a encore été très peu traité en Occident, ces anomalies peuvent être considérées comme la preuve qu’elle constitue une sorte de chaînon manquant, une étape de la transmission du thème entre l’Orient et l’Occident : d’où son grand intérêt théorique.


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En aparté : les personnages de l’Ascension


Bien que la présence de la Vierge ne soit attestée par aucun texte, elle figure dès le début dans la tradition iconographique orientale.


Au moment de l’Ascension, il y a avait objectivement onze apôtres, Judas s’étant déjà suicidé. Néanmoins les Ascensions orientales en représentent toujours douze, considérant que Judas avait été remplacé par Matthias ou par Paul (bien que la conversion de celui-ci n’ait eu lieu que bien plus tard [1] , p 115).


Le texte des Actes des Apôtres mentionne la présence de « deux hommes, vêtus de blanc », qui seront traditionnellement représentés comme deux anges :

« Quand il eut dit cela, il fut élevé (de terre) sous leur regard, et un nuage le déroba à leurs yeux. Et comme ils avaient la vue fixée vers le ciel pendant qu’il s’en allait, voici que deux hommes, vêtus de blanc, se présentèrent à eux et (leur) dirent: » Hommes de Galilée, pourquoi restez-vous à regarder vers le ciel ? Ce Jésus qui, d’auprès de vous, a été enlevé au ciel, ainsi viendra de la même manière que vous l’avez vu s’en aller au ciel. «  Actes, 1,9-11


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En aparté : le lieu de l’Ascension


Selon Saint Marc et les Actes des Apôtres, l’Ascension est une scène d’intérieur qui se déroule au Cénacle :

« Plus tard, il se montra aux Onze eux-mêmes, pendant qu’ils étaient à table; et il leur reprocha leur incrédulité et leur dureté de cœur, pour n’avoir pas cru ceux qui l’avaient vu ressuscité des morts. Puis il leur dit :  » Allez par tout le monde et prêchez l’Evangile à toute la création….. Après leur avoir (ainsi) parlé, le Seigneur Jésus fut enlevé au ciel et s’assit à la droite de Dieu. » Marc 14,19



Cependant, Luc rajoute entre les deux moments une précision supplémentaire, qui fait de l’Ascension une scène d’extérieur :

« Il les conduisit jusque vers Béthanie, et, ayant levé les mains, il les bénit. Pendant qu’il les bénissait, il se sépara d’eux, et fut enlevé au ciel » Luc 24,50-51

Notons que ce dernier texte implique que le Christ lève les deux mains pour bénir, geste très rarement représenté.



Les antécédents possibles

Cherchons d’abord ce qui aurait pu être le maillon précédent.

Une Ascension copte ?

250-300 Oceanus, Tellus, Achilles and Chiron Musee des Thermes RomeSarcophage avec Oceanus, Tellus, Achilles and Chiron
250-300, Musée des Thermes, Rome

Au départ, l’« imago clipeata » (portrait dans un bouclier) est une formule funéraire romaine, où deux Victoires ailées portent dans une couronne de laurier le portrait du défunt. De nombreux historiens d’art voient d’ailleurs dans cette couronne l’origine de la mandorle chrétienne, ce qui est selon moi très réducteur (la mandorle a de nombreuses fonctions, voir – Le Globe dans le Psautier d’Utrecht).


7eme 8eme s Linteau de Sitt Barbara Musee CopteLinteau de Sitt Barbara
7eme-8ème siècle, Musée Copte, Le Caire

On a conservé plusieurs oeuvres coptes montrant la christianisation de cette composition :

  • le buste du défunt est remplacé par celui du Christ ;
  • les figures à l’extérieur des colonnes sont probablement Saint Pierre et Saint Paul ;
  • les deux colombes insistent sur l’idée que la scène se passe « dans le ciel ».

La particularité la plus intéressante est ici le rideau, un motif exprimant à la fois la majesté et le mystère dévoilé :

« André Grabar a attiré plusieurs fois l’attention sur le rideau du ciel soulevé par les anges pour dévoiler la majesté de Dieu trônant parmi les chérubins et les séraphins. La théâtralité solennelle de la métaphore aurait pu lui assurer un grand succès, d’autant plus qu’elle est techniquement facile à mettre en scène. Elle n’a cependant pas fait école et n’a jamais contaminé les représentations de Jugement Dernier et de Seconde Parousie. Cet échec tient peut-être à l’absence de référence textuelle précise. » Claude Bérard, [5]


735 Linteau de al-Mu'allaqa Musee Copte le Caire schemaLinteau de Al-Mu’allaqa
735, Musée Copte, Le Caire

Ce linteau représente dans sa partie gauche (image du haut) l’Entrée du Christ à Jérusalem, dans sa partie droite une scène qui a souvent été interprétée comme une Ascension, dans laquelle les six personnages de droite, sous un portique, seraient six apôtres.

Or l’inscription ne parle que de la Majesté du Christ dans le Ciel :

« (Le Christ… ) brille avec éclat, sans aucune obscurité, lui en qui réside toute la plénitude de la divinité, que servent à tout jamais tous les (… et) les anges et qu’ils honorent sans arrêt d’une parole trois fois sainte en chantant et en disant : Tu es saint, saint, saint, Seigneur, le ciel et la terre sont remplis de ta sainte gloire. Ils sont en effet emplis de ta grandeur, ô très miséricordieux Seigneur, puisque, invisible dans les cieux, au milieu des diverses puissances, tu as consenti à vivre parmi nous, les mortels, incarné de la Vierge Marie, mère de Dieu. Viens en aide à Abba Théodôros, proèdre, et à Geôrgios, diacre et économe. 12 du mois de Pachon, ze indiction, 451 de l’ère de Dioclétien. » Traduction Jean-Luc Fournet [6]


735 Linteau de al-Mu'allaqa Musee Copte le Caire schema
Il est intéressant de mettre en rapport le texte et l’image (SCOOP !) :

  • les rideaux sont commentés par les mots « invisible dans le ciel » (en rose) ;
  • la dernière ligne nomme Marie à proximité du personnage féminin (en jaune) :
  • l’abbé Théodore a fait placer son nom juste au dessus du Seigneur qu’il implore (en bleu) ;
  • le diacre Geôrgios est nommé, en position d’humilité, au dessus des six personnages (en vert).

Il est peu vraisemblable qu’il agisse des Apôtres, puisque le quatrième est probablement une femme en position d’acclamation, identique à celle, mieux conservée, de la partie gauche (en rouge).

La partie droite n’a donc à mon avis rien à voir avec une Ascension : il s’agit d’Elu(e)s acclamant le Seigneur qui trône dans la Jérusalem céleste, en pendant des habitants acclamant le Christ lors de son entrée dans la Jérusalem terrestre.


La symétrie du linteau permettait au dévot, sur le seuil, de méditer sur le Christ passant la porte de Jérusalem et sur les Elus, à qui s’ouvre la porte du Ciel, identifiée à celle d’un Temple [7]. Commune aux deux scènes et à la fonction même du linteau, l’idée de porte est à comprendre au sens du psaume 118,20 :

« C’est ici la porte de Iahvé, par laquelle entrent les Justes« .


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Une Ascension horizontale ?

La scène de l’Ascension appelle naturellement le format vertical. Il existe néanmoins de rares cas où elle épouse un format horizontal.


Utrecht Psalter vers 820, PSAUME 56 fol 32rPsautier d’Utrecht, vers 820, Psaume 56, fol 32r

L’artiste s’est servi de l’Ascension pour illustrer ce passage :

Montrez-vous plus élevé que les cieux, ô Dieu ; que votre gloire brille sur toute la terre! Psaume 56, 12

Cette composition d’époque carolingienne, mais qui recopie très probablement un modèle antérieur, est remarquablement conforme aux textes concernant l’Ascension :

  • onze apôtres,
  • deux anges soutenant la mandorle,
  • deux autres de part et d’autre représentant les hommes en blanc,
  • deux enfin dans le ciel pour accueillir le Christ.


830-8402 Ascension provenant de St Jean de Mustair, Musee national suisse Zurich releve Wuthrich 1980Ascension provenant de St Jean de Müstair (relevé par Wüthrich, 1980) [8]
830-840, Musée national suisse, Zürich

L’emplacement très particulier, en haut du mur Est et au dessus des trois absides, a imposé un développement en frise de cette rarissime Ascension de l’époque carolingienne. Elle présente néanmoins toutes les caractéristiques iconographiques du thème :

  • au centre, dans un médaillon tenu par deux anges, le buste du Christ (on lit parfois qu’il est était assis ou debout, mais l’étude la plus récente le dément [9], p 95) ;
  • Marie (N°9)
  • les douze apôtres (N°1 à 5, 7, 14, 16 à 20) dont un (N°1) fait un geste d’affliction ;
  • les deux « hommes en blanc », figurés par des anges (N°6 et 15) ;
  • une rareté dans les Ascensions : le Soleil et la Lune (N°9 et 13).


Tafeln XXXIIIvers 1000
Tafeln XXXIII, Goldschmidt [3]

Un autre exemple d’une Ascension contrainte par le format rectangulaire se trouve dans le registre supérieur de cet ivoire ottonien du Louvre. A noter la présence de la Vierge à la place d’honneur, les gestes d’acclamation et non d’affliction, l’absence d’arcatures et le Christ qui montre un livre et ne bénit pas (il tient un grand sceptre dans sa main droite)

Dans ces trois cas, nous sommes tout de même très loin de la scène représentée à Saint Génis : ce n’est pas parce que celle-ci a dû s’adapter à un format rectangulaire qu’il s’agit nécessairement d’une Ascension.



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Un modèle paléochrétien ?

fin IV debut Ve Sarcophage saint Michel du Touch Musee Saint Raymond ToulouseFin IVème debut Vème, Sarcophage provenant de saint Michel du Touch, Musée Saint Raymond, Toulouse

Il existe dans le Sud Ouest plusieurs sarcophages de ce type : le Christ est représenté entre les apôtres, sur le modèle païen du philosophe péripatéticien enseignant sous les arcades du Portique. Les apôtres le plus près du Christ sont très souvent Pierre et Paul, sur le modèle de la traditio legis (voir 2 Epoque paléochrétienne).

Ce sarcophage avait été remployé pour l’encadrement d’un portail. Il n’est donc pas impossible que le format, le nombre réduit d’apôtres, et les arcades du linteau de Saint Génis aient été graphiquement influencés par un sarcophage de ce type, même si la substitution du Christ enseignant par un Christ en gloire en change radicalement la signification.



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Un antécedent carolingien (SCOOP !)

Antependium de Saint Denis Messe de St Gilles (detail) 1500 ca Master of St Gilles National Gallery Sanctus dominus deus sabaothDevant d’autel de Saint Denis
Messe de St Gilles (détail), vers 1500, Master of St Gilles, National Gallery

Cette réalisation prestigieuse, offerte par Charles le Chauve à l’abbaye de Saint Denis après 867, n’a jamais été rapprochée, à ma connaissance, du modeste linteau catalan. Elle possède pourtant la même stucture : trois apôtres sous des arcades encadrant une mandorle double, posée de plain-pied avec eux.

Il ne fait pas de doute que cette oeuvre de tout premier plan a joué un rôle-clé dans le renouvellement de la formule paléochrétienne, justifiant notamment la réduction du nombre d’apôtres à six.

La grande originalité du linteau de Saint Génis est que les deux chérubins, qui volaient au dessus de la mandorle, sont devenus des anges à deux ailes, qui la tiennent en suspension.



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La Parousie des Beatus (SCOOP !)

Parousie Xeme s Escorial, Biblioteca Monasterio, Cod. et II. 5Parousie
Beatus de l’Escorial, Xème siècle, Biblioteca Monasterio, Cod. & II. 5

Cette miniature illustre le retour du Seigneur à la fin des Temps :

Le voici qui vient sur les nuées. Tout oeil le verra, et ceux même qui l’ont percé; et toutes les tribus de la terre se frapperont la poitrine en le voyant. Oui. Amen! « Je suis l’alpha et l’oméga  » dit le Seigneur Dieu, celui qui est, qui était et qui vient, le Tout-Puissant. Apocalypse 1,7-8

Le Seigneur apparaît entourée d’anges, en position assise sur une nuée. La foule en bas représente « toutes les tribus de la terre », y compris les Juifs qui l’ont « percé » (cloué sur la Croix). L’illustrateur a traduit « se frapperont la poitrine » par un autre geste d’affliction, la main sous le menton. Quatre d’entre eux, sur les bords,  portent une auréole (dorée ou bleu sombre).

On voit donc que cette Parousie selon le texte de Jean est, vu son contexte hispanique, un candidat au moins aussi sérieux que l’Ascension pour expliquer le linteau de saint Génis :

  • position assise du Seigneur,
  • anges latéraux,
  • absence de la Vierge ;
  • nombre de témoins différent de douze ;
  • main sous le menton.

La grande différence est bien sûr la présence des arcades et des auréoles chez tous les témoins, qui les sacralise et les désigne comme des Saints. Le linteau de Saint Genis ne s’identifie pas à la Parousie des Beatus, mais y puise clairement son inspiration, au moins graphiquement.



Les successeurs possibles

Prenons le problème par l’autre bout et faisons un tour d’horizon rapide parmi les oeuvres, postérieures au linteau de Saint Génis, qui présentent quelque analogie avec sa composition.

La Jérusalem céleste

Ce thème se prête à des compositions rectangulaires où le Christ siège au centre du collège apostolique.

Eglise San Juan de Ortega fin XII ensembleEglise San Juan de Ortega, fin XIIème

Le schéma du Christ enseignant aux apôtres sous les arcades, imaginé dans les sarcophages paléochrétiens, est ici revisité pour un sarcophage médiéval. La popularité des thèmes apocalyptiques permet maintenant une nouvelle interprétation des douze arcades au dessus des apôtres comme étant les douze portes de l’enceinte de la Jérusalem céleste, au centre de laquelle trône le Dieu de l’Apocalypse, avec son livre fermé



Eglise San Juan de Ortega fin XII ensemble
Sur le couvercle, les dix arcades représentent cette fois une église :

  • à gauche cinq évêques,
  • au centre le défunt allongé sur son lit et deux anges descendus chercher son âme,
  • à droite un thuriféraire puis quatre religieux assis.


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1150 ca Tapisserie du Christ et des Apotres Halberstadt_Domschatz detailTapisserie du Christ et des Apôtres (détail)
1175-1200, Musée de la Cathédrale, Halberstadt

A première vue, la mandorle double, entre les deux anges, pourrait passer pour la descendante directe de celle de Saint Génis. En fait la scène n’a rien à voir, puisque les deux anges ne sont pas en vol et sont nommément désignés comme les archanges Michel et Gabriel.



1150 ca Tapisserie du Christ et des Apotres Halberstadt_Domschatz detail

Il s’agit en fait de la partie centrale d’une très longue tapisserie (6,30m) représentant la Jérusalem Céleste, comme le montrent les tours qui ponctuent la composition. Le fait qu’elles manquent droite est probablement le résultat d’un changement de taille en cours de réalisation. La place la plus logique pour cette monumentale Jérusalem Céleste aurait été la clôture du choeur [10].

Ces deux exemples montrent que le linteau de Saint Génis n’anticipe en rien le thème de la Jérusalem Céleste, tel qu’il se développera un siècle et demi plus tard.


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La Parousie

Winchester psalter 1150 Cotton MS Nero C IV fol 25rWinchester psalter, 1150, Cotton MS Nero C IV fol 35r

Cette image montre, apportées par deux anges :

  • en bas la Croix de la Parousie ;
  • en haut le Seigneur lui-même, élevant ses deux bras pour montrer ses plaies :

ICI APAREIST DEVS EHVEM EN SA MAIESTE E MVSTRE LA PLAIE DE SVN LAZ

La formule « saint génis » de la mandorle, avec sa barre médiane presque horizontale, a été choisie ici pour accentuer l’analogie visuelle entre les deux registres, soulignée également par le verbe commun aux deux textes :

ICI MONSTRENT LI ANGELS LI CRUIZ NOSTRE SEIGNVR


Winchester psalter 1150 Cotton MS Nero C IV fol 10rWinchester psalter, 1150, Cotton MS Nero C IV fol 10r
Psautier shaftesbury Angleterre1225-50 Lansdowne 383 fol 12vPsautier Shaftesbury Angleterre1225-50 Lansdowne 383 fol 12v

Cette autre page montre que, pour cet artiste, le choix du type de mandorle est essentiellement opportuniste. La scène à illustrer est celle où Dieu dans le Ciel commande à l’Ange Gabriel de descendre auprès de Marie, dans la case de droite :

ICI ANVNTIE LI ANGELS A NOSTER DAME NOSTER SALUT

La mandorle globe-dossier permet :

  • d’évoquer la toute-puissance divine ;
  • de contraster graphiquement avec les arcades de pierre qui ferment les trois autres images : l’ogive dorée du Seigneur n’a d’autre plafond que les nuages.

Au siècle suivant, l’artiste du Psautier Shaftesbury, dans une image plein-page, inventera une solution radicalement différente (voir 4 Mandorle double pathologique).



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Les Ascensions méridionales

La composition la plus proche reste celle de l’Ascension, dont les premiers exemples dans le Midi apparaissent environ un siècle après Saint Génis des Fontaines.

Porte_Miegeville_-_Basilique_Saint-Sernin schema 3

Ascension, porte Miègeville, 1090-1125, Basilique Saint-Sernin, Toulouse

Celle de la porte Miègeville, sans la Vierge et avec douze apôtres, dont Saint Paul, est de type narratif : elle suit le texte des Actes des Apôtres et insiste sur le rôle des deux hommes en blanc, d’une manière très originale (voir Dissymétries autour de Dieu).


Portail Nord Cahors cathedrale st etienne 1140

Ascension, Portail Nord, vers 1140, cathédrale Saint Etienne, Cahors

A Cahors, Marie apparait au centre des onze apôtres (il y a deux apôtres dans le compartiment le plus à gauche). L’ajout du Tétramorphe insiste sur le fait que l’épisode est également une vision, par les Apôtres et Marie, de la Divinité du Christ. Ce pourquoi le tympan montre également, à droite, une autre scène de vision : le Christ et Dieu apparaissent à Saint Etienne au moment de sa lapidation ([11], p 281).

Tandis que l’Ascension de Toulouse est essentiellement narrative, celle de Cahors a plutôt une vocation iconique : fournir une image synthétique comme support à la méditation, sur le thème de la vision de Dieu


En aparté : la question des arcades

Elles sont rares dans les Ascensions, puisqu’elles contrarient le regard vers le haut ; mais elles ne sont pas aberrantes, puisque, comme nous l’avons vu, certains textes autorisent une Ascension en intérieur, au Cénacle

Marcello Angheben examine deux autres interprétations possibles des arcades ([1], p 128) :

  • une figuration métonymique de l’Eglise (La Vierge comme Ecclesia, au centre du collège apostolique) ; cette interprétation reste possible en l’absence de la Vierge, puisque l’Ascension est également le moment où le Christ confie aux apôtres leur mission évangélique ;
  • une allusion à la Jérusalem céleste : impossible dans le cas des Ascensions à deux registres comme celle de Cahors (puisqu’elle signifierait que le Christ s’élève plus haut que le ciel), elle reste théoriquement possible dans le cas des Ascensions horizontales : mais je n’en ai trouvé aucun exemple.



sb-line

Les Ascensions bourguignonnes

P.Klein propose pour le linteau de Saint Génis le concept d’ « Ascension-Majesté » : elle serait en somme le prototype, réduit au linteau, de compositions postérieures à deux registres comme celle de Cahors :

  • le Christ en gloire dans le tympan,
  • la frise des apôtres en dessous (avec ou sans la Vierge), avec toute la largeur pour se développer complètement [12].

Ces compositions sont particulièrement fréquentes en Bourgogne ; elles ont été étudiées de manière systématique par Marcello Angheben, qui en a fait une typologie très précise ([1], p 57 et ss) .


Portail d'Anzy le Duc 1100 ca photo Guy LerdungAscension, Portail d’Anzy le duc, 1100-1110 Portail de Montceaux l'Etoile 1125-1130Ascension, Portail de Montceaux l’Etoile, 1125-1130

Ces deux exemples clunisiens très voisins l’un de l’autre (quatre kilomètres et une vingtaine d’années) illustrent les deux grandes tendances distinguées par Marcello Angheben :

  • la tendance iconique, dans le tympan le plus ancien : le Christ bénissant est assis, les mouvements sont réduits, la frise est symétrique (la Vierge est au centre des douze apôtres), Saint Pierre est le sixième, en position d’honneur (à la droite de Marie et du Christ) ;
  • la tendance narrative, dans le tympan plus récent : le Christ ouvrant les bras est debout, il n’y pas de séparation entre les deux registre et la frise, dissymétrique, regorge de détails et de mouvements : de gauche à droite quatre apôtres, la Vierge (reconnaissable à son voile), un apôtre (probablement Saint Jean) les deux « hommes en blanc » dont parle le texte, Saint Pierre (avec sa clef), cinq apôtres (donc au total onze apôtres).


1150 Tympan Mars sur AllierMars sur Allier (Nièvre)

Il ne s’agit pas ici d’un prototype, mais au contraire de l’adaptation tardive d’une composition plus prestigieuse à un format réduit, un peu comme la transcription pour piano d’une symphonie. Faute de place, le sculpteur a renoncé aux anges locomoteurs, remplacés par le Tétramorphe. Il a individualisé Saint Pierre (par ses clés) et Saint Paul (par sa calvitie et son rotulus), et donné à l’apôtre le plus à gauche un geste expressif (la main sous son menton), tentative naïve d’imiter les Ascensions narratives qu’il avait pu admirer dans la région.


Meillers tympanMeillers (Allier), XIIème siècle

Compréhensible pour des raisons de coût, ce type de réduction est aussi une question de goût : car la mode des linteaux en bâtière touche particulièrement, au XIIème siècle, l’Auvergne et ses confins [13].

L’artiste a tenu à conserver l’égalité entre les dix apôtres quant à la hauteur des arcades, seul saint Pierre est individualisé par sa clé et une auréole. Si certains des apôtres regardent vers le centre, d’autres discourent deux à deux. La taille géante du Christ assis, les anges un pied au sol, le dais en triangle qui coiffe la mandorle, contrarient l’impression ascensionnelle : Marcello Angheben classe cette composition dans la large catégorie des « théophanies dérivées de l’Ascension ».


autry-Issards tympanAutry-Issards (Allier), XIIème siècle

Pour comprendre les arcades, il faut se référer à ce tympan très proche, géographiquement et stylistiquement. Le dais en triangle porte une inscription soulignant que le Christ (disparu, car probablement peint) était un Christ-Juge :

Je donne des châtiments à ceux qui font le mal, je récompense ceux qui font le bien

penas reddo malis, premia dono bonis


L’inscription du bas est amusante, car elle traduit toute la fierté du sculpteur, qui se place dans la continuité de Dieu créateur et du Christ :

Dieu a fait toute chose 

Fait homme, il a tout refait

Natalis m’a fait.

cuncta deus feci

homo factus cuncta refeci 

natalis me fecit

Les arcades, ici coiffées de tours et couronnées de lampes, représentent clairement la Jérusalem céleste, malgré leur nombre réduit (six au lieu de douze).

Les anges ont  les deux pieds au sol, et sont identifiés par leur nom dans l’auréole : il s’agit des archanges Michel et Raphaël. Bien qu’ils aient toujours les deux mains sur la mandorle, ils sont au repos et non en ascension : la scène représentée est donc clairement le Christ revenu sur Terre pour le Jugement.



ccmed_0007-9731_1995_num_38_151_T1_0233_0000_1Carte tirée de [14]

A l’extrême-sud de la zone de répartition des linteaux en bâtière, on trouve là-encore une oeuvre majeure et sa réduction :

Conques 1100 ca Les Elus et Le sein d'abrahamLes Elus et le sein d’Abraham (détail du tympan)
Conques, vers 1100

La Jérusalem Céleste avec sept arcades, ici encore avec tours et lampes, accueille par une porte latérale les Elus qui viennent d’être jugés : ils viennent rejoindre les Elus de l’Ancien Testament groupés autour d’Abraham : vierges sages, saintes femmes, un martyr, des patriarches et prophètes (l’identification précise est discutée).


tympan-lassoutsTympan de Lassouts, 12ème siècle

A quelques kilomètres, le tympan de Lassous fusionne une Majestas Dei avec une Jérusalem céleste à six portes : les six personnages auréolés sont assis et très stéréotypés : pour autant qu’on puisse en juger malgré l’usure, ils présentent un livre des deux mains : geste typique des Apôtres.

Certains historiens d’art font l’hypothèse d’une filiation entre le linteau de Saint Génis des Fontaines et les linteaux en bâtière que nous venons de voir. Mais l’absence de tout intermédiaire durant le siècle qui les sépare laisse songeur : les similitudes peuvent résulter de contraintes spatiales identiques, lorsqu’il a fallu réduire au format en bâtière une composition plus ambitieuse.


Portail ouest Abbaye_de_Charlieu_1100Portail Ouest, vers 1100, Abbaye de Charlieu

La composition la plus proche de celle de Saint Génis (mais éloignée tout de même de 80 ans et 500 kms) est ce tympan, le plus ancien de la série bourguignonne, avec sa rangée d’arcades et l’absence de la Vierge. On repère saint Pierre à sa clé, toujours en position d’honneur (le sixième).



Portail ouest Abbaye_de_Charlieu_1100 detailLes gestes sont hiératiques et identiques (livre dans la main droit et paume gauche en avant). Seuls deux apôtres (le premier et le huitième) esquissent une discrète interaction, en levant l’index vers le haut :

« On ne peut certes pas exclure que le concepteur ait souhaité représenter l’Ascension, mais cela signifierait qu’il a intentionnellement écarté toutes les composantes narratives caractérisant cet épisode à l’exception des deux apôtres pointant un doigt vers le haut… L’absence de relation visuelle et gestuelle entre les apôtres et le Christ conduit donc à interpréter ces cinq compositions comme des théophanies dérivées de l’Ascension, avec un très léger doute pour le portail occidental de Charlieu. » [1], p 118

Cette intrigante abstention d’éléments narratifs, jointe à la présence massive des douze arcades, peut aussi signifier que l’artiste n’a pas voulu qu’on confonde son sujet avec une Ascension.


La Parousie de Montcherand (SCOOP !)

Montcherrand 12eme s saint-etienne_frescoDébut 12ème siècle, église Saint Etienne, Montcherand

Cette fresque, la plus ancienne de Suisse, montre au registre inférieur les douze apôtres sous des arcades, avec Pierre et Paul de part et d’autre d’une figure centrale. Très détériorée dans son ensemble, la fresque avait été percée au centre par une grande fenêtre, de sorte qu’il est impossible de savoir si la place centrale était occupée :

  • par une fenêtre axiale étroite,
  • par la Vierge ( comme dans la restauration du début du XXème siècle),
  • par le Christ debout (comme dans la restauration actuelle [15]).

Dépourvu de tout argument archéologique ou iconographique, ce dédoublement hautement hypothétique du Christ, en homme dans le registre inférieur, et en Gloire dans le registre supérieur, a été imaginé en 1992 [16], parce qu’il correspondait bien à l’inscription, un dialogue entre Pierre et Jésus :

 » Voici que nous avons tout quitté pour vous suivre; qu’en sera-t-il donc pour nous? « 

« Amen, je vous dis qu’au renouvellement vous siègerez vous aussi sur les douze sièges. »

ecce nos reliquimus omnia et secuti sumus te quid ergo erit nobis ?

amen dico vobis in regeneratione sedebitis etiam super sedes duodecim

Or cette inscription n’est autre, en résumé, que le passage de Matthieu relatif à la Parousie :

« Alors Pierre, prenant la parole, lui dit:  » Voici que nous avons tout quitté pour vous suivre; qu’en sera-t-il donc pour nous?  » Jésus leur dit:  » Je vous le dis en vérité, lorsque, au renouvellement, le Fils de l’homme siégera sur son trône de gloire, vous qui m’avez suivi, vous siégerez vous aussi sur douze trônes, et vous jugerez les douze tribus d’Israël. » Matthieu 19,27


Puisque les apôtres sont debout, le registre du bas ne montre pas ici la Parousie, mais le moment de son annonce. En revanche le détail des arcades pourrait bien être un élément de majesté évoquant la fonction glorieuse des apôtres, au jour du jugement. Montcherrand étant un prieuré clunisien, il est très possible que ces fresques lointaines et frustres témoignent de l’utilisation des arcades comme signe parousiaque.

C’est un argument assez fort en faveur de l’interprétation du tympan occidental de Charlieu, où les douze apôtres sont justement assis sous des arcades, comme une Parousie, et non comme une Ascension.


Le désarroi de Pierre (SCOOP)

Tout autant que les arcades, l’inscription de Montcherrand est cruciale parce qu’elle place à égalité d’importance la question de Pierre et la réponse de Jésus. L’annonce de la Parousie est comprise comme un dialogue, un évènement en deux temps : la promesse du retour est indissociable du désarroi de Pierre.


1019-1020 saint Genis les fontaines linteau detail Pierre
C’est peut être qu’a voulu exprimer l’artiste de Saint Génis, avec ce geste si remarquable de Pierre : non pas l’affliction au moment de l’Ascension, mais l’inquiétude qui déclenche la promesse de la Parousie.


La Parousie selon Matthieu 19,27

Au terme de cette analyse rétrospective, il apparaît que le linteau de Saint Génis est donc, très probablement, une Parousie réduite à six apôtres, et où Jésus effectuant sa promesse est fusionné avec le Christ revenant.



Nous aurions alors affaire à un cas très particulier où le geste de la main droite du Christ joue sciemment sur son ambiguïté habituelle :

  • geste d’allocution au moment de la promesse [17] ;
  • geste de bénédiction au moment du retour.



Le linteau de Saint André de Sorède

1020 ca _Saint_Andre de Sorredes fenetrevers 1020, Saint André de Sorède

A quatre kilomètres de Saint Génis se trouve un autre linteau réalisé par le même atelier. La mandorle est ici en amande, coupant les bandes d’entrelacs en haut et en bas, tandis que la mandorle double de Saint Génis s’inscrivait à l’intérieur de ces bandes, en coupant seulement le texte.



1020 ca _Saint_Andre de Sorredes detailLa mandorle forme ici une excroissance autour de la main bénissant : on peut y voir une maladresse du sculpteur. On note cependant que le même motif de perles déborde au dessus des anges (ce qu’il ne fait pas à Saint Génis),


Un halo de lumière (SCOOP !)

1019-1020 saint Genis les fontaines Saint Andre schema 1

Il est vraisemblable que ce pointillé traduit l’idée d’un halo de lumière qui baigne la partie en mouvement : les anges et la mandorle (en jaune)

Deux séraphins (en rose) s’insèrent de part et d’autres, réduisant le nombre d’apôtres à quatre. Saint Pierre se retrouve cette fois à gauche, avec le même geste d’inquiétude. Il est ici identifié par sa cathèdre de pape tandis que les trois autres apôtres, vus à mi corps, restent anonymes.


Un programme d’ensemble

1020 ca _Saint_Andre de Sorredes fenetre
Bien au dessus du linteau se trouve une fenêtre sculptée par le même atelier, avec le Tétramorphe aux quatre angles. L’appui est constitué d’une frise de trois séraphins, encadrant deux médaillons : dans ceux-ci, quatre anges tête en bas sonnent de la trompette.



1019-1020 saint Genis les fontaines Saint Andre schema 2
La présence des séraphins (en rose) milite en faveur d’une lecture d’ensemble du linteau et de la fenêtre. P.Klein a bien vu que les quatre trompettes caractérisent la Parousie, selon un autre passage de Matthieu :

« Aussitôt après la tribulation de ces jours, le soleil s’obscurcira, la lune ne donnera pas sa clarté, les astres tomberont du ciel, et les puissances des cieux seront ébranlés. Alors apparaîtra dans le ciel le signe du Fils de l’homme, et alors toutes les tribus de la terre se lamenteront, et elles verront le Fils de l’homme venant sur les nuées du ciel avec grande puissance et gloire. Et il enverra ses anges avec la trompette retentissante, et ils rassembleront ses élus des quatre vents, depuis une extrémité des cieux jusqu’à l’autre ». Matthieu 24,29-31

On retrouve ici toutes les caractéristiques du linteau de Saint André :

  • une explosion de lumière après l’obscurité ;
  • les séraphins et le Tétramorphe (« avec grande puissance et gloire ») ;
  • les trompettes ;
  • les quatre apôtres (« ses élus des quatre vents »).


Une conception cohérente (SCOOP !)

Le thème de l’Ascension a été proposé par P.Klein pour expliquer le geste d’affliction, qui est en fait une exception dans cette iconographie. Si on remarque que dans les deux linteaux il caractérise uniquement saint Pierre, son explication peut être trouvée dans le récit de la Parousie, qui commence par l’inquiétude de Pierre.


1019-1020 saint Genis les fontaines Saint Andre schema 3

Tout le problème de l’iconographie de la Parousie est que Matthieu l’évoque de manière discontinue, dans plusieurs fragments :

  • Matthieu 19,27 insiste sur le résultat de l’apparition : le Christ « siégera sur son trône de gloire«  : d’où à Saint Génis
    • la mandorle double du linteau qui vient de « trouer » le plafond pour se poser au même niveau que les apôtres ;
  • Matthieu 24,29-31 décrit un phénomène lumineux, dynamique, glorieux et sonore : d’où à Saint André :
    • le halo et la mandorle ovale (en jaune) qui explose entre les entrelacs ,
    • les signes de Majesté , séraphins (en rose) et Tétramorphe (en bleu),
    • les quatre trompettes et les quatre Elus (en rouge).


L’inscription de Saint Génis nous dit que l’abbé Guillaume a composé plusieurs oeuvres (« ista opera ») : probablement les deux façades sur le thème de la Parousie :

  • à Saint Génis, le Christ atterrit pour siéger au milieu des Apôtres (flèche jaune) ;
  • à Saint André :
    • il disparaît du ciel (la fenêtre) où il trônait au centre du Tétramorphe,
    • il réapparaît sur terre (le linteau), dans une explosion lumineuse.

Les deux types de mandorle ne sont pas le fruit du hasard, mais d’une pensée subtile et d’une grande fidélité aux textes, malgré la frugalité des moyens.



Références :
[1] Marcello Angheben « Les portails romans de Bourgogne : thèmes et programmes »
[2] Peter Klein, « Les portails de Saint-Génis-des-Fontaines et de Saint-André-de-Sorède », dans Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa , XX (1989), p. 121-159 XXI (1990), p. 159-172
[3] Goldschmidt, Adolph: Die Elfenbeinskulpturen aus der Zeit der karolingischen und sächsischen Kaiser, VIII. – XI. Jahrhundert, Vol I, https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/goldschmidt1914bd1
[4] Yves Christe, « Les grands portails romans »
[5] Claude Bérard, « Et le ciel se retira comme un livre qu’ou ouvre », dans « Le ciel: réalités et imaginaires. Le commerce des produits manufacturés dans l’Occident romain » p 54 https://books.google.fr/books?id=FP6fl2ZENLUC&pg=PA54
[6] Jean-Luc Fournet « L’inscription grecque de l’église Al-Mu’allaqa. Quelques corrections. » Bulletin de l’Institut Français d’Archéologie Orientale, 1993, 93, pp.237-244. https://www.ifao.egnet.net/bifao/093/12/
[7] Il est étonnant que cette idée d’Ascension n’ait jamais été remise en cause, bien que les commentateurs soient obligés de reconnaître qu’il s’agit AUSSI d’une Adoration et AUSSI d’une Parousie, ce qui conduit à mélanger allégrement les registres terrestres et célestes qui distinguent pourtant les deux moitiés du linteau. Voici un exemple typique de cette confusion :
« A gauche, le Christ, vigoureux Homme-Dieu, entre dans la ville sainte, le paradis sur terre, et sur le côté droit, il est le Dieu éternel revenu sous forme humaine, entouré de sa cour et sous le témoignage de ses fidèles ». Glenn Peers « Vision and Community among Christians and Muslims: The Al-Muallaqa Lintel in Its Eighth-Century Context » Rivista Arte Medievaleanno VI – (2007), 1 – p 25-46 https://www.academia.edu/194783/Vision_and_Community_among_Christians_and_Muslims_The_Al-Muallaqa_Lintel_in_Its_Eighth-Century_Context
[9] Kirsten Ataoguz, « The Apostolic Ideal at the Monastery of Saint John in Müstair Switzerland » Gesta, Vol. 52, No. 2 (September 2013), pp. 91-112 https://www.jstor.org/stable/10.1086/672085
[11] François Boespflug «Voici que je contemple les deux ouverts…» (Ac 7,55 s). Sur la Lapidation d’Etienne et sa Vision dans l’art médiéval (IXe – XVIe siècles) Revue des sciences religieuses Année 1992 66-3-4 pp. 263-295 https://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1992_num_66_3_3201
[12] Cette formule composite Ascension-Majesté à deux registres est en fait apparue dès le 6ème en Occident à partir de modèles orientaux, au moins pour les absides, comme l’a montré la redatation récente des fresques de Sant Miquel in Terrassa. Voir Carles Sánchez Márquez « Singing to Emmanuel: The Wall Paintings of Sant Miquel in Terrassa and the 6th Century Artistic Reception of Byzantium in the Western Mediterranean » https://www.researchgate.net/publication/336137501_Singing_to_Emmanuel_The_Wall_Paintings_of_Sant_Miquel_in_Terrassa_and_the_6th_Century_Artistic_Reception_of_Byzantium_in_the_Western_Mediterranean
[13] Francine SAUNIER « Un élément architectural fréquent en Auvergne : le linteau en bâtière » Cahier de Saint Michel de Cuxa, 1995
[14] William Folkestad, Joan Nilsson « Les linteaux en batière romans d’Auvergne. Recherche sur la typologie et les origines » Cahiers de civilisation médiévale: Xe-XIIe siècles, Volume 38 p 234 https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1995_num_38_151_2619
[15] Eugène Bach, « Les fresques de l’église de Montcherand et leurs sources d’inspiration » Anzeiger für schweizerische Altertumskunde : Neue Folge, Band (Jahr): 34 (1932) https://www.e-periodica.ch/cntmng?pid=zak-002%3A1932%3A34%3A%3A363
[16] Pierre Ramelet « La restauration complémentaire des peintures murales de l’église de Montcherand », Revue historique vaudoise, vol 102, 1994, p 159 https://www.e-periodica.ch/digbib/view?pid=rhv-001%3A1994%3A102#163
[17] Marcello Angheben a démontré que dans de nombreux cas le geste généralement dit « de bénédiction » traduit plutôt une prise de parole. Voir Marcello Angheben « Le geste d’allocution. Une représentation polysémique de la parole (Ve-XIIe siècles) », Iconographica, XII, 2013, p. 22-34. https://www.academia.edu/7517516/_Le_geste_d_allocution_Une_repr%C3%A9sentation_polys%C3%A9mique_de_la_parole_Ve_XIIe_si%C3%A8cles_Iconographica_XII_2013_p_22_34