Lune-soleil : symboles 3) autour d’une déesse

31 décembre 2022

Cet article examine les différentes divinités féminines autour desquelles on peut trouver le couple étoile-croissant : Aphrodite, Artémis, Héra et quelques déesses orientales.

En conclusion de ce panorama, il apparaît que les cas d’inversion croissant-étoile ne sont pas systématiquement imputables à une « tradition orientale », comme on le lit très souvent.

Article précédent : Lune-soleil : symboles 2) autour d’un dieu

Etoile et croissant autour d’Aphrodite

Aphrodite d’Aphrodisias (Carie)

CroissantEtoile Aphrodite Aphrodisias statuette Duperac, Etienne Illustration de fragmens antiques, lib. 3, fol. 58rEtienne Dupérac, Illustration de fragments antiques, lib. 3, fol. 58r CroissantEtoile Aphrodite Aphrodisias statuette BologneMusée de Bologne

Aphrodite d’Aphrodisias

La statue qui était hébergée dans le temple d’Aphrodisias nous est assez bien connue par des copies hellénistiques ou romaines.

La gaine se composait de plusieurs étages comportant  trois scènes récurrentes :

  • les Trois grâces,
  • les bustes de Séléné et Hélios,
  • Aphrodite sur un monstre marin.

L’estampe de Dupérac montre en haut deux statues de Naples, aujourd’hui disparues, présentant des ordonnancements différents. Celle en haut à droite est très semblable à la statuette conservée à Bologne, mis à part dans celle-ci l’inversion Séléné-Hélios. On constate la même inversion dans la statue du bas, aujourd’hui conservée à Münich.


CroissantEtoile Aphrodite Aphrodisias statuette Berlin (C)Staatliche Museen, Berlin CroissantEtoile Aphrodite Aphrodisias statue trouvee au bouleutherion d'AphrodisiasStatue trouvée au bouleutherion d’Aphrodisias, musée d’Aphrodisias

La structure se complexifie parfois avec l’introduction avec l’ajout d’un second couple de part et d’autre des Trois Grâces : on y voit aujourd’hui le couple Gaia / Ouranos (Lise Brody), l’interprétation antérieure étant Héra / Zeus. Le couple Séléné / Hélios s’harmonise avec cette structure ternaire, par l’ajout d’un pilier intermédiaire.

Le fait notable est que les deux couples harmonisent également leur configuration : masculin / féminin pour Berlin, féminin / masculin pour Aphrodisias.

Cette relative indifférence quant à l’inversion des couples se retrouve dans les monnaies.


CroissantEtoile Aphrodite Aphrodisias Tibere Livie 27-14 BC RPC 2842Tibère et Livie, 27-14 avant JC, monnayage d’Aphrodisias (RPC 2842)

Les premières monnaies comportant l’étoile et le croissant, réalisées sous Tibère, montrent la déesse de face et les bras écartés.


CroissantEtoile Aphrodite Aphrodisias Hadrien RPC III, 1365RPC III, 1365 CroissantEtoile Aphrodite Aphrodisias Hadrien RPC III, 2247RPC III, 2247

Hadrien, monnayage d’Aphrodisias

Sous Hadrien apparaît la formule de remplacement qui sera toujours reprise par la suite (Marc-Aurèle, Septime-Sévère, Héliogabale, Sevère-Alexandre, Gordien III, Gallien, mis à part un retour isolé à la vue de face sous Julia Domna) : la déesse vue de profil, ici précédée par Eros avec son arc. L’avantage de cette vue était de différencier l’Aphrodite d’Aphrodisias des Aphrodites ou Artémis d’autres cités, où la vue de face est hégémonique.

La formule Etoile-Croissant prédomine, mais chez Hadrien et Gordien III, les deux configurations cohabitent, bien que la vue de profil implique une direction de lecture : preuve que la position des deux symboles était sans signification.


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Aphrodite anadyomène

CroissantEtoile Aphrodite anadyomene Bonner Campbell Online CBd-4429Bonner Campbell Online CBd-4429 CroissantEtoile Aphrodite anadyomene Sylloge Aq 17N° Aq 17 [17]

Aphrodite anadyomène

On connait d’autres gemmes montrant Vénus anadyomène, mais deux seulement comportent le croissant et l’étoile, dans les deux configurations.


En synthèse :  étoile et croissant autour d’Aphrodite

A la différence des divinités cosmiques telles que Zeus et Sérapis (voir Lune-soleil : symboles 2) autour d’un dieu), la déesse Aphrodite, qu’elle soit vue de face ou de profil, n’influe pas sur la configuration  étoile-croissant : les deux symboles signalent simplement son caractère céleste.



Etoile et croissant autour d’Artémis

Artémis d’Ephèse

CroissantEtoile Artemis Ephesia Bonner Campbell Online CBd-3558Gemme avec Artémis d’Ephèse, Bonner Campbell Online CBd-3558

Cette déesse très célèbre a pour caractéristique les seins dont elle est couverte. Sa figuration la plus courante est debout entre deux cerfs, les bras posés sur des supports, avec au dessus d’elle le couple croissant-étoile.


CroissantEtoile Artemis Ephesia Statere, Ephesos 88-84 BCArtémis et Artémis d’Ephèse
Statère, Ephèse (Jenkins, Hellenistic , pl. A, 2 var [18])

Dans les monnaies, la représentation de la statue entre les deux symboles n’est pas systématique. Cette monnaie est la seule connue qui comporte le motif de l’étoile dans le croissant, sans doute en lien avec Mithridate [18]. Les animaux du bas, ici un cerf et une abeille, sont en revanche courants dans les monnaies d’Artémis d’Ephèse (de même que la tête d’éléphant).


CroissantEtoile Artemis Ephesia Drachm. 1st Century BC. Herakles Tabae, Carie BMC 17BMC 17 CroissantEtoile Artemis Ephesia Drachm. 1st Century BC. Herakles Tabae, Carie BMC 17varBMC 17 var

Hérakles, Artémis d’Ephèse
Drachme, 1er siècle avant JC, Tabae, Carie (BMC 17) [19]

Cette monnaie isolée, dépourvue de tout attribut, a été longtemps prise comme représentant l’Aphrodite d’Aphrodisias, mais les seins visibles sur certains exemplaires montrent clairement qu’il s’agit bien d’Artémis d’Ephèse. On voit que dès cette toute première apparition des symboles séparés, les deux configurations sont possibles.

A l’époque impériale, on rencontre les deux symboles dans un grand nombre de règnes, entre Vespasien et Dèce. Il est fréquent dans le monnayage d’Ephèse, mais aussi d’autres cités : en Carie (Tabae, Sebastopolis, Neapolis ad Harpasum), en Lydie (Nicaea Cilbianorum, Nacrasa), en Phrygie (Hyrgaleis, Aezani), en Ionie (Metropolis) et en Thrace (Perinthus).


CroissantEtoile Artemis Ephesia Statue Marc Aurele 161-69 Faustina II RPC IV.2, 1136Faustina II, 161-69, (RPC IV.2, 1136) CroissantEtoile Artemis Ephesia Statue Marc Aurele 175-177 Commode Cesar RPC IV.2 2384Commode César, 175-177 (RPC IV.2 2384)

Marc-Aurèle, Monnayage d’Ephèse

Le type le plus fréquent est celui de la statue seule (25 cas), qui présente les deux configurations, sans qu’aucune règle ne se dégage. Par exemple, trois monnaies réalisées à Ephèse sous Marc-Aurèle montrent à l’avers l’empereur, son épouse et son fils, et au revers la statue d’Artémis dans les deux configurations.

On trouve aussi les deux configurations lorsque la statue est figurée dans son temple : entre deux colonnes (3 cas) ou dans une colonnade plus importante (6 cas).


CroissantEtoile Artemis astragalomancie Ephesia Severe Alexandre RPC VI, 5037Deux enfants pratiquant l’astragalomancie (RPC VI, 5037) CroissantEtoile Artemis miniature Ephesia Severe Alexandre RPC VI, 4967La Cité présentant la statue à l’Empereur (RPC VI, 4967)

Sévère-Alexandre, Ephèse

Même dans ces deux formules rares, qui n’existent qu’à Ephèse, la statue miniature présente les deux configurations.


CroissantEtoile Artemis Ephesia Antonin le Pieux Ephese Ionie Asklepios Nemesis RPC IV.2 1119Artémis d’Ephése entre Asklépios et Némésis, Antonin le Pieux, Ephese RPC IV.2 1119 CroissantEtoile Artemis Ephesia Isis Serapis Gordian III Ephese RPC VII.1, 401Artémis d’Ephése entre Isis et Sérapis, Gordien III, Ephèse (RPC VII.1, 401)

Ces compositions sont les seules où la logique permet d’identifier clairement les deux symboles comme représentant les deux luminaires Sol et Luna :

  • configuration impériale Masculin-Féminin pour le couple dieu / déesse ;
  • configuration maritale Lune-Soleil pour la déesse lunaire et le dieu solaire.


CroissantEtoile Artemis Ephesia Isis Serapis Gordian III Ephese RPC VII.1, 410.4Isis et Sérapis, Gordien III, Ephese (RPC VII.1, 410.4)

C’est dans doute par contagion avec la célèbre statue que, dans cette monnaie d‘Ephèse, la tête d’Isis s’agrémente d’un croissant et d’une étoile : il ne peut s’agit des attributs des deux dieux égyptiens (sinon le soleil serait côté Sérapis) mais d’une sorte de courtoisie faite à Isis : comme si, à Ephèse, les déesses ne se concevaient que cosmiques.


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Artémis de Pergé (Pamphylie)

CroissantEtoile Artemis de Perge arc et carquois 3eme 2eme s av JC SNG Fr. 373 varArc et carquois, Temple d’Artémis de Pergé
Monnayage de Pergé, 3ème-2ème s av JC (SNG Fr. 373 var)

Cette déesse locale a été assez tôt assimilée à Artémis, dont elle emprunte ici l’arc et le carquois.


CroissantEtoile Artemis de Perge Tibere Perge Pamphylie RPC I,3371Tibère (RPC I,3371) CroissantEtoile Artemis de Perge Maximin le Thrace Perge Pamphylie RPC VI, 6158Maximin le Thrace (RPC VI, 6158)

Artémis de Pergé, monnayage de Pergé

Moins célèbre que sa consoeur d’Ephèse, l’Artémis qui était honorée à Pergé est toujours représentée dans son temple : de façon fruste au départ, plus élaborée par la suite. Sauf deux exceptions dont la monnaie de droite, seules deux colonnes sont représentées.


CroissantEtoile Artemis de Perge Heliogabale PergePamphylie RPC VI, 6124RPC VI, 6124 CroissantEtoile Artemis de Perge Heliogabale Perge Pamphylie RPC VI, 6117RPC VI, 6117

Héliogabale, Pergé, Pamphylie

Apparus sous Septime-Sévère, sans doute à l’imitation de l’Artémis d’Ephèse, le croissant et l’étoile à l’intérieur du temple sont pratiquement toujours présents, jusqu’à Aurélien. Outre la Pamphylie (Pergé et Attéa), la formule déborde aussi dans la Pisidie voisine (Andeda, Ariassus, Pogla, Selge).

Les deux configurations cohabitent sans règle décelable, comme on le voit avec ces deux monnaies frappées à Pergé sous Héliogabale.


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Artémis Anaitis à Hypaepa (Lydie)

Anaïtis, déesse iranienne qui était la parèdre de Mithra, a fait l’objet d’un culte dans toute l’Asie-Mineure. Elle a survécu en particulier en Lydie, où elle s’est hellénisée sous le nom d’Artémis Anaitis. Elle figure dans le monnayage de plusieurs cités lydiennes (Hypaepa, Philadelphia, Attuda), mais c’est seulement à Hypaepa qu’on la trouve associée à l’étoile et au croissant.


CroissantEtoile Artemis Anaitis Elagabalus Hypaepa, Lydia. 218-222 Artemis Anaitis Tyche Mionnet IV, 298Artémis Anaitis et Tyché
Héliogabale, 218-222, Hypaepa, Lydie (Mionnet IV, 298)

Artémis Anaitis est représentée de face et écartant les mains : son attribut distinctif est le grand voile qui la couvre entièrement.

Tyché porte la corne d’abondance de la main gauche et un gouvernail de la main droite.

Cette composition est très étrange puisque le couple étoile-croissant figure entre les deux déesses, sans être clairement associé à aucune : il n’existe aucun exemple d’Artémis Anaitis et de Tyché, debout et seule, qui soit accompagnée des deux symboles.


CroissantEtoile Artemis Commodus, Acrasus, Lydie Artemis ephese et Tyche BMC 15Artémis d’Ephèse et Tyché, Commode, 180-92, Acrasus, Lydie (BMC 15) CroissantEtoile Artemis Anaitis Elagabalus Sardes Lydie Artemis Kore Tyche RPC VI, 4478Koré et Tyché, Héliogabale, Sardes, Lydie Artémis (RPC VI, 4478)

Cette idée d’associer la déesse du culte local et Tyché, la déesse de la Cité, est commune à plusieurs villes de Lydie : on trouve quelquefois un objet intercalaire :

  • étoile au centre faisant référence au ciel,
  • couronne qui, dans le cas de Koré, n’est destinée qu’à elle.


CroissantEtoile Artemis Anaitis Septimius Severus Hypaepa, Lydia 193-211 Imhoof LS 13Artémis Anaitis et Tyché
Septime-Sévère, 193-211, Hypaepa, Lydie (Imhoof LS 13)

A Hypaepa, la formule est introduite sous Septime-Sevère, avec un champ intercalaire vide.


CroissantEtoile Artemis Anaitis Elagabalus Hypaepa, Lydia Artemis Anaitis , Heliogabale Imhoof MG 16Artémis Anaitis et Héliogabale (Imhoof MG 16) CroissantEtoile Artemis Anaitis Elagabalus Hypaepa, Lydia Artemis Anaitis , Heliogabale RPC VI, 4750Artémis Anaitis et Tyché (RPC VI 4750)

Héliogabale, Hypaepa, Lydie

Dans les autres monnaies comparables frappées à Hypaepa sous Héliogabale, le champ intercalaire est également vide.

Il est donc clair que le couple étoile-croissant, qui s’introduit dans une unique émission entre Artémis Anaitis et Tyché, est une marque distinctive purement monétaire, spécifique au monnayage d’Hypaepa sous Héliogabale.



Etoile et croissant autour d’autres déesses

Héra

CroissantEtoile Hera Samos Macrin between two peacocks BMC 269Macrin (BMC 269) CroissantEtoile Hera Samos Valerien I between two peacocks BMC 367-8 var.Valérien I (BMC 367-8 var)

Héra de Samos entre deux perroquets, monnayage de Samos

Ces deux monnaies, fort rares, présentent les deux configurations.


Koré (Idole de Sardes)

CroissantEtoile Kore mais coquelicot 198-244 ap JC Sardes Lydie Paris 1971.405Semi indépendance,198-244, Sardes, Lydie (Paris 1971.405) CroissantEtoile Kore deux mais Gallien Gordus-Julia Lydie Mionnet IV, 226Gallien, 253-68, Gordus-Julia, Lydie, (Mionnet IV, 226)

Statue de Koré entre des tiges de maïs

La statue de cette déesse est très rare : il n’existe que deux monnaies concernées, toute deux de Lydie, et encore une fois versatiles quant à la configuration croissant-étoile.


Synthèse sur les déesses d’Asie Mineure

Mise à part l’Artémis Anaitis d’Hypaepa, où le couple étoile-croissant apparaît être une marque monétaire, toutes les autres déesses d’Asie mineure affichent équitablement les deux configurations. Divinités avant tout locales (même si certaines ont pu connaître une large renommée), elles ne prétendent pas à un pouvoir sur le Soleil et la Lune : simplement à une place dans le ciel. 


La déesse de Gabala (Syrie)

CroissantEtoile Deesse de Gabala 24 Caracalla Gabala BMC 11-12Caracalla, Gabala (Syrie), BMC 11-12

Cette déesse locale est représentée assise, enveloppée de voiles qui recouvrent les deux sphinx assis de part et d’autre, tandis que deux quadrupèdes ailés couronnent le dossier ([20] , note 130). Elle est connue par quelques bas-reliefs, mais c’est seulement sur cette monnaie de Caracalla que le couple croissant-étoile la surplombe. On ne connaît pas d’exemple de la configuration inverse.


En conclusion : l’origine « orientale » des inversions croissant-étoile ?

L’origine orientale ?

On lit souvent que l’inversion Lune-Soleil serait une particularité orientale (Cappadoce, régions pontiques). Nous venons de voir que pour les déesses pré-hellénistiques d’Asie mineure, les deux configurations coexistent.

C’est seulement pour la déesse syrienne de Gabala que seule la configuration croissant-étoile se présente.


L’origine syrienne ?

A l’appui d’une origine purement syrienne de l’inversion Croissant-Etoile, Grabar ([21], p 44) prend des cas d’inversion autour d’Harpocrate, dans trois gemmes magiques dont la provenance est inconnue, mais dont deux (collection Université du Michigan) ont été achetées en Egypte.

En fait, dans les cas d’Harpocrate seul comme de Sérapis seul, nous avons montré (voir Lune-soleil : symboles 2) autour d’un dieu ) que la formule Etoile-Croissant est largement majoritaire. Faute de datation et d’indication de provenance, il est impossible de prétendre que les cas d’inversion sont syriens.


Linteau trouve a Mise'hara Batanee SyrieLinteau trouvé à Mise’hara, Batanée, Syrie [22]

Un contre-exemple frappant est ce bas-relief d’époque impériale où Zeus au centre, assimilé à son correspondant local Hadad ou Baalshamin, est encadré par Hélios et Séléné personnifiés, sans inversion.


Autel de Bted ElAutel de Bted’El , Syrie [23]

Dans cet autel, c’est Mercure (probablement héliopolitain) qui, sur la face avant, est encadré par le couple d’Hélios (avec son fouet) et de Séléné.


L’origine palmyréenne ?

Triades palmyreennes schema
Les deux triades palmyréennes

Ce schéma résume l’article d’Henri Seyrig [24] qui distingue deux triades :

  • la triade autour du Dieu d’origine palmyréenne Bêl (apparue en 32 après JC), où l’entité solaire a la place d’honneur ;
  • la triade autour du Dieu phénicien d’importation Baalshamin (apparue vers le milieu du 1er siècle), où l’entité lunaire la remplace.

On voit dans les deux bas-reliefs du bas, où les membres des deux triades se cumulent, que la disposition répond à des préoccupations qui nous échappent, mais qui excèdent largement la simple problématique lunaire / solaire, ou l’inverse.

Voici les conclusions de Seyrig sur l’origine de ces deux triades :

  • « 1. La création des deux triades a constitué une opération théologique délibérée, qui remonte apparemment aux environs de l’ère chrétienne.
  • 2. Le principe des deux triades est de nature astrologique, et fait présumer que le modèle de l’opération a été pris dans l’hellénisme oriental contemporain.
  • 3. La création des deux triades exigeait un dieu du Soleil et un dieu de la Lune. Le dieu de la Lune fut emprunté des deux côtés au temple où il était traditionnellement adoré. Dans la triade de Bel, on prit le dieu du Soleil, Iarhibôl, dans son vieux sanctuaire de la source Efca. Dans la triade de Baalshamîn, on emprunta le jeune Malakbêl dans le temple où il était adoré avec Aglibôl, et où, peut-être, il avait déjà été solarise par un syncrétisme qui assimilait volontiers au Soleil les dieux du renouveau. »

Il est en tout cas impossible d’affirmer que les triades palmyréennes, complexes et contradictoires, expliquent l’inversion lune-soleil, dont les cas sont bien plus anciens et bien plus largement diffusés.


L’origine héliopolitaine ?

On adorait à Baalbek (Héliopolis) une triade composée de Jupiter Héliopolitain, Mercure Héliopolitain (avec des attributs solaires) et Vénus héliopolitaine. Il en existe très peu de de représentations figurées, mis à part ces disques de bronze trouvés dans la plaine de la Bekka [25] :
Triade helipolitaine
Moyennant rotation, le couple Mercure/Vénus ne présente pas d’inversion.


L’origine babylonienne ?

Kudurru du roi Meli-Shipak II Louvre A Kudurru du roi Meli-Shipak II Louvre B

Kudurrus de Melishipak II, 1186–72 avant JC, Louvre

Ces deux bornes de propriété portent en haut la triade babylonienne : Sîn (lune) Shamash (soleil) et Ishtar (Vénus, l’étoile du berger), présentées dans un ordre différent : cependant la Lune est toujours à gauche du Soleil. Selon certains, l’inversion Lune-Soleil aurait donc une origine babylonienne.


Lune Serapis Venus Cumont Etudes syriennes p 81Intaille syrienne avec la Lune, Sérapis , Vénus (Cumont Etudes syriennes p 81 [14])

Cumont propose que dans certains cas, le croissant et l’étoile de part et d’autre d’une divinité solaire (Sérapis ou Harpocrate) soient une résurgence lointaine de la triade babylonienne, l’étoile représentant alors Vénus (l’Etoile du berger).

Comme nous l’avons monté dans le cas du monnayage d’Alexandrie, il est probable que le couple croissant/étoile était simplement une représentation en abrégé du firmament, ne faisant pas nécessairement référence à la Lune et à Vénus. La configuration  étoile-croissant utilisée  plus volontiers pour les dieux cosmique en majesté, évoquait plus spécifiquement le Soleil et la Lune. 



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Références :

[14] Franz Cumont. — Études syriennes http://warburg.sas.ac.uk/pdf/bkg950b2413344.pdf
[20] Léon Lacroix « LES REPRODUCTIONS DE STATUES SUR LES MONNAIES GRECQUES »
Chapitre III. Artémis, aphrodite et les déesses asiatiques https://books.openedition.org/pulg/1393?lang=fr#ftn130
[21] André Grabar « Un Médaillon en or provenant de Mersine en Cilicie » Dumbarton Oaks Papers Vol. 6 (1951), pp. 25+27-49 https://www.jstor.org/stable/1291082
[22] M. BEN-DOV, « A Lintel from the Bashan Depicting Three Deities » Israel Exploration Journal Vol. 24, No. 3/4 (1974), pp. 185-186
[23] René Dussaud « Temples et cultes de la triade héliopolitaine à Ba’albeck » Syria. Archéologie, Art et histoire Année 1942 23-1-2 pp. 33-77 https://www.persee.fr/doc/syria_0039-7946_1942_num_23_1_4376
[24] Henri Seyrig « Antiquités syriennes » Syria. Archéologie, Art et histoire Année 1971 48-1-2 pp. 85-120 https://www.persee.fr/doc/syria_0039-7946_1971_num_48_1_6298
[25] Henri Seyrig « Antiquités syriennes » Syria. Archéologie, Art et histoire Année 1971 48-3-4 pp. 337-373 https://www.persee.fr/doc/syria_0039-7946_1971_num_48_3_6255

Lune-soleil : cultes orientaux

31 décembre 2022

 

Autant le couple Soleil-Lune apparaît comme un attribut facultatif des divinités gréco-romaines, autant il constitue un élément obligé de certains cultes dits « orientaux » : celui de Mithra essentiellement, mais aussi de cultes encore plus mystérieux tels que celui des Cavaliers danubiens, de Jupiter Dolichénien, de Sabazios et du Cavalier thrace.

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Sol et Luna autour de Mithra

Les inversions sont ici rarissimes, preuve que des deux luminaires faisaient partie intégrante d’un  mythe duquel, malheureusement, on n’a qu’une connaissance fragmentaire.

Introduction : les deux scènes fondamentales

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CIMRM 1083 Stele de Mithra pivotante Heddernheim Musee de Wiesbaden A schemaBas-relief d’Heddernheim, Musée de Wiesbaden (CIMRM 1083)

Ce bas-relief stèle a l’avantage de présenter tous les éléments canoniques de la scène de la Tauroctonie [1] :

  • Sol et Luna (en jaune), figurés ici par un char montant et un char descendant (flèches jaunes) ;
  • les dadophores CAUTOPATES torche baissée et CAUTES torche levée (en bleu) : c’est la position la plus fréquente dans les régions danubienne, la moins fréquente ailleurs ;
  • le Zodiaque, entre Bélier et Poissons, représente l’Année solaire qui démarre à l’équinoxe du Printemps, tout en évoquant la grotte native de Mithra ;
  • les quatre Vents (en rose) et les quatre Saisons (en vert).


CIMRM 1083 Stele de Mithra pivotante Heddernheim Musee de Wiesbaden ATauroctonie CIMRM 1083 Stele de Mithra pivotante Heddernheim Musee de Wiesbaden BLe banquet de Mithra

Le bas-relief d’Heddernheim est spectaculaire par son caractère réversible (on connaît une dizaine de tels bas-reliefs bifaces). Ici, Sol et Luna restent fixes, tandis que le panneau central voit succéder, au sacrifice du taureau, la seconde scène fondamentale, celle du banquet de Mithra et de Sol derrière le taureau mort. Les dadophores, sans leur torche, sont maintenant indiscernables.


CIMRM 441 Stele de Fiano Romano Musee du Louvre ATauroctonie CIMRM 441 Stele de Fiano Romano Musee du Louvre BLe banquet de Mithra

Stèle de Fiano Romano, Musée du Louvre (CIMRM 441)

L’iconographie de la scène du banquet est beaucoup moins standardisée et polarisée que la tauroctonie : ici Luna apparaît à la droite de Sol (levant son fouet), et de Mithra (levant une torche) tandis que les dadophores dans l’ordre habituel (torche baissée et levée), brandissent l’un une coupe vers le haut, l’autre un caducée vers le bas.

A la différence du bas-relief d’Heddernheim, les luminaires sont ici inclus dans la partie mobile : en faisant tourner la stèle,  la série Sol-Mithra-Luna se décalait en Luna-Sol-Mithra, pour faire comprendre que Mithra remplaçait désormais Luna comme compagnon de Sol.


Un cas de double couple

CIMRM 1283 Neuenheim coloriseTauroctonie de Neuenheim/Heidelberg (CIMRM 1283), colorisée

Les tauroctonies dites historiées sont entourées de cases illustrant différents symboles ou épisodes du mythe, malheureusement jamais dans la même disposition : ces bas-reliefs complexes étaient composés au cas par cas. Celui-ci est le seul à comporter deux couples Sol-Luna :

  • dans la tauroctonie, à l’emplacement habituel ;
  • au centre de la bande du haut : Mithra s’agrippe à la cape du Soleil pour monter dans son quadrige ascensionnel, tandis que le biga de la Lune disparaît derrière des rochers.

Ce motif du passager montant dans le char, nommé souvent apotheosis, est considéré comme la dernière scène du mythe ( [2], p 137)


Alba Iulia National Museum of the Union 2011 - Mithras Cult Relief, Apulum

CIMRM 1972, provenant d’Apulum, Alba Iulia National Museum

Aussi, comme on le voit dans cet autre bas-relief, il figure en général dans le registre inférieur ( Leroy-Campbell, [3] p 324), et est bien distinct du char du Soleil à sa place habituelle, en haut à gauche.


CIMRM 1283 Neuenheim colorise detail

Le concepteur de la plaque de Neuenheim a eu l’idée de fusionner les deux motifs. Ainsi la bande du haut, qui pourrait sembler une narration, est en fait une série de complémentaires emboîtés : les deux vents, les deux arbres, les deux archers, les deux luminaires. Cette trouvaille – apparier la scène de l’apotheosis avec le biga de la Lune – n’apparaît que dans un autre cas, le bas-relief pivotant de Neddenheim (Francfort, à 90km). Elle n’a donc probablement aucune signification symbolique ni narrative : simplement un raccourci graphique bien tourné, inventé localement.


Les causes de la position Sol-Luna

Parmi les sept cent tauroctonies répertoriées dans le Corpus [4] ou découvertes ensuite [5], huit seulement présentent une inversion Luna-Sol (Leroy-Campbell, 1968, [3] p 137). Avant de nous intéresser à ces cas très exceptionnels, il nous faut essayer de comprendre pourquoi la disposition Sol-Luna est aussi écrasante, presque un invariant du culte de Mithra. Pour cela, il faut d’abord présenter ce que l’on sait aujourd’hui sur la signification de la tauroctonie en particulier, et sur la structure des mithreums en général. Il n’y a pas de consensus parmi les spécialistes, aussi je vais surtout résumer (et discuter) les positions de celui qui a le plus fouillé les aspects astrologiques du l’imagerie mithraïque, Roger Beck.


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Un affrontement entre Sol et Luna

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Une des grandes contradictions ce que que nous savons sur Mithra est qu’il nous est dit dans plusieurs textes qu’il est le Soleil, alors que nous voyons bien, dans la scène du banquet ou d’autres, deux personnes distinctes.

La scène de la tauroctonie est au coeur de cette ambiguïté, puisqu’on y voit d’une part le couple Soleil / Lune, d’autre part Mithra et le Taureau, qui en serait une autre forme.


Un vers de la Thébaïde

Une des sources de cette identification du Taureau avec la Lune est un vers plutôt obscur de la Thébaïde. Stace s’adresse au Soleil en ces termes :

« Soit que je t’invoque sous le nom du pourpre Titan – selon le rite des peuples perses, soit que tu préfères celui d’Osiris, dieu de la fécondité, ou celui, sous les rocs de l’antre de Persée (ou de Perses, ou persique) [6] , tordant les cornes rétives à le suivre, de Mithra. »

Stace, Thébaïde vers 717-18

seu te roseum Titana vocari, Diciitis Achaemeniae ritu, seu praestat Osirim Frugiferum,
seu Persei sub rupibus antri indignata sequi torquentem cornua Mithram.


Les « explications » de Lactance Placide

Lactantius Placidus est un grammairien du Vème ou VIème siècle, surtout connu pour ses commentaires sur la Thébaïde. Il dissèque quasiment mot par mot les deux malheureux vers de Stace, fournissant un commentaire laborieux et répétitif qui semble avoir grossi au fil des différents manuscrits [7]. Les ouvrages sur Mithra en citent ce qui les arrange, mais jamais l’intégralité, ce qui est dommage car les passages se complètent les uns les autres, et finissent par fournir des informations assez différentes de ce qu’on lit habituellement. J’en propose ici la traduction presque intégrale, non dans l’ordre qu’en donne Cumont, mais dans l’ordre le plus logique du point de vue explicatif.


T1) La tauroctonie symbolise la lumière du Soleil reflétée par la Lune :

« Stace dit qu’Apollon est appelé …chez les Perses Mithra , où il est honoré dans un antre. Et lorsqu’il dit « tord les cornes », il fait référence à son image attrapant les cornes d’un Taureau récalcitrant, ce qui signifie l’illumination de la Lune par le Soleil lorsque celle-ci reçoit ses rayons. » Scholie de « te roseum » [8]


T2) La tauroctonie symbolise l’éclipse du Soleil par la Lune :

« Il est représenté dans une caverne en costume persan avec un turban, saisissant à deux mains les cornes d’un taureau. On les interprète comme la Lune ; car rétive à suivre son frère, elle lui tient tête et couvre sa lumière. Dans ces versets sont exposés les mystères des rites du Soleil. Car la Lune est inférieure et de moindre puissance, comme l’enseigne le Soleil assis sur le taureau, qu’il tord par ses cornes. Par ces mots Stace voulait qu’on comprenne bien la lune à deux cornes, et non l’animal par lequel elle est véhiculée. » Scholie de Sub rupibus [ZZ3] 

La toute dernière phrase est en général mal comprise. Elle explique qu’il faut prendre le Taureau :

  • au sens figuré, comme symbolisant par ses cornes le croissant de lune ;
  • et non au sens propre, comme l’animal qui est le véhicule habituel de la Lune (le boeuf qui tire son biga).

Dans son ensemble, le commentaire semble quelque peu contradictoire, puisqu’il nous dit d’une part que la Lune/Taureau est en position de faiblesse (le Soleil/Mithra est assis sur elle), et d’autre part qu’elle couvre la lumière du Soleil.


T3) La tauroctonie symbolise la Pleine Lune :

« Il donne aux rochers d’une caverne persane le nom de temple de Persée à cause de la représentation de Phoebus attirant à lui la Lune qui est rétive à le suivre. Après la pleine lune, celle-ci devance le Soleil, et ce faisant perd peu à peu sa propre lumière, jusqu’à ce qu’elle cesse entièrement de briller. Tandis qu’en avançant vers le Soleil, elle renouvelle sa lumière, et suit alors le Soleil. Enfin, à la pleine lune, étant maintenant le plus proche du Soleil, on dit qu’elle est saisie par lui. »
Scholie complémentaire, (Parisinus 13046 saec. X) [10]

Le début du commentaire prétend expliquer pourquoi Stace a appelé cette caverne persane « temple de Persée », mais il ne nous en dit pas plus.

La suite semble vouloir pallier la contradiction du texte T2, en expliquant que la baisse de lumière n’est pas celle du Soleil, mais celle de la Lune : en courant devant le Soleil, elle se fatigue et perd sa lumière jusqu’à la nouvelle lune ; ensuite, elle la retrouve progressivement en suivant le Soleil, qu’elle rattrape à la pleine lune.



Phases lune soleil
Ce schéma situe les moments où la lune apparaît puis disparaît par rapport au coucher du soleil (cercle rouge) et à son lever (cercle rose), ceci pour les huit phases du cycle. Il illustre ce que Lactance Placide explique de manière imagée : 

  • après la pleine lune, la lune reste visible de plus plus tard après le lever du soleil, avec de moins en moins de  lumière  ;
  • après la nouvelle lune, la lune apparaît de moins en moins tôt avant le coucher du soleil, avec de plus en plus de lumière ;
  • à la pleine lune, on la voit à deux moment en même temps que le soleil (en été) : juste avant son coucher et juste après son lever.

T4) La tauroctonie symbolise le combat du Soleil pour sortir d’une éclipse :

« La signification est la suivante : les Perses adorent le Soleil dans des cavernes, et ce Soleil est dans leur propre langue connu sous le nom de Mithra qui, parce qu’il souffre d’une éclipse, est adoré dans une grotte. C’est le Soleil-même à face de lion, coiffé d’un turban et en costume persan, les deux mains agrippant les cornes d’un bœuf. Et cette figure est interprétée comme la Lune qui, rétive à suivre son frère, se met en travers de son chemin et obscurcit sa lumière. L’auteur a encore révélé une autre partie des mystères : Le Soleil, comme s’il conduisait la Lune, son inférieure, « tord » le taureau. L’auteur a merveilleusement bien placé le mot ‘cornes’ afin de faire ressortir plus clairement le sens ‘Lune’, et non l’animal qui, tel qu’on la représente, lui sert de véhicule. Cependant, parce que ce n’est pas le lieu d’aborder les secrets de ces dieux à la manière de la philosophie ésotérique, je ne dirai que quelques mots des figures par lesquelles on croit en eux. Le Soleil indicible, parce qu’il piétine et bride la principale constellation, le Lion, est lui-même représenté avec ce visage ; ou bien parce que ce dieu excelle parmi les autres dans la violence de sa divinité et les assauts de sa puissance, comme le lion parmi les autres bêtes féroces ; ou encore parce que le lion est un animal rapide. La Lune, parce qu’à proximité elle domine et conduit un taureau, est en conséquence représentée comme une vache. »
Scholie de Indignata [11]

Ce commentaire laisse tomber l’idée des phases de la lune, et développe de manière cohérente la théorie de l’éclipse, imagée par la grotte, causée par la Lune rétive, et dont le Soleil tente de sortir en manoeuvrant sa soeur par les cornes. Le texte  répète qu’il ne faut pas comprendre le Taureau au sens propre (le véhicule ordinaire de la Lune) mais au sens figuré (la Lune elle-même). Enfin, il ajoute  un nouveau thème : celui que Mithra est représenté avec une face de Lion parce qu’il domine la constellation du Lion.

Ainsi, Lactance Placide :

  • soit n’avait pas vu de tauroctonie (Mithra n’y a jamais de tête de Lion),
  • soit veut décrire en même temps une autre décoration mithraïque (on a trouvé dans plusieurs mithreums une statue à tête de lion [12] ),
  • soit brode à partir de notions d’astrologie populaire.


Bouche-Leclercq Astrologie grecque p 195Les domiciles, exaltations et dépressions des planètes, D’après Bouché-Leclercq Astrologie grecque p 195 [13]

Dans ce tableau, qui synthétise les différentes manières d’associer les planètes aux signes, on voit que la Soleil a en effet pour domicile solaire le Lion, tandis que la Lune a pour domicile lunaire le Cancer. R.Beck a remarqué dans le commentaire T4 de Lactance Placide une sorte de symétrie :

« L’argument du scholiaste est le suivant : chaque luminaire domine et maîtrise un animal ; le Soleil domine un lion et est donc représenté avec un visage de lion, la Lune domine un taureau et est donc représentée en vache. Si le lion maîtrisé par le Soleil est la constellation du Lion, son « signe directeur », qui est alors le taureau maîtrisé par la Lune ? la constellation du Taureau, évidemment. » ( [14], p 224)

Or malheureusement, le tableau montre que la Constellation que la Lune domine est le Cancer (dans le Taureau, elle est seulement en exaltation). Beck opère alors sur le mot « à proximité (proprius) » une torsion proprement mithraïque : Lactance voulait dire « Cancer », mais ne voyant pas ce signe dans la tauroctonie, il a choisi un signe « a proximité », le Taureau (il y a quand même les Gémeaux entre les deux) .

Ainsi, « proprius » permet à Beck d’affirmer que la tauroctonie représente le Soleil et la Lune dans leurs maisons, à savoir le Lion et le Cancer.


CIMRM 545 Musee du VaticanCIMRM 545, Musée du Vatican

Mon apport à l’exégèse de Lactance sera de proposer qu’il cherche à décrire  une de ces rares tauroctonies où on voit la Lune mener les boeufs de son véhicule ordinaire, « à proximité » de la scène primordiale….


CIMRM 88-damasCIMRM 88, Musée de Damas

…ou bien une tauroctonie où le croissant des cornes imite ostensiblement celui de la lune.



La contrainte sur la configuration Sol/Luna

Malgré des débauches d’érudition, on n’en sait donc aujourd’hui guère plus que Lactance Placide sur la relation du couple Soleil/Lune avec le couple Mithra/Taureau : mais puisque pratiquement toutes les tauroctonies placent Mithra à gauche et le taureau à droite (dans le sens naturel de la lecture de l’action), sous la configuration Sol-Luna, on comprend que cette relation était particulièrement robuste.

Pas intangible cependant puisque, comme nous verrons plus loin, dans la configuration Luna/Sol, Mithra et le Taureau n’échangent pas leur place.


En aparté : l’astrologie populaire et ses limites (SCOOP !)

 

Série zodiacale d'Antonin le pieux

Série zodiacale d’Antonin le pieux, Alexandrie, 144/45

Cette série prestigieuse de treize monnaies, où les planètes sont représentées dans leurs domiciles solaire et lunaire, atteste de la large diffusion de ces notions. Elle a probablement été frappée pour commémorer l’entrée dans un nouveau cycle sothique dans la troisième année du règne d’Antonin (en 139/40) : le grand cycle sothique était un cycle calendaire basé sur la coincidence du lever héliaque de l’étoile Sirius avec les innondations du Nil en juillet, une fois tous les 1460 ans [15].


Serapis Zodiaque Planetes Amethyste British Museum schemaAméthyste, British Museum Serapis Zodiaque Expedition Ernst von Sieglin Ausgrabungen in Alexandria (Band 2,1A) fig 128 inverseExpédition Ernst von Sieglin, Ausgrabungen in Alexandria (Band 2,1A fig 128), inversée

Sérapis au centre du Zodiaque et des Planètes

Dans la seconde gemme (inversée pour faciliter la comparaison), une étoile a été rajoutée au centre, au dessus de la tête de Sérapis. A partir du haut, les planètes sont positionnées à l’intérieur du zodiaque dans un ordre tout à fait inhabituel.



Serapis Zodiaque Planetes Amethyste, British Museum schema
Les gemmes  recopient en fait une variante très rare (RPC IV.4, 14869) de la monnaie zodiacale, frappée à Alexandrie en 144/45 (le code de l’année, LH figure sur certains exemplaires au dessus de Sérapis).  Les sept planètes, à l’intérieur du zodiaque, sont personnifiées de la même manière que dans la série des treize monnaies. L’ordre inhabituel répond en partie au souci de positionner chaque planète au plus près  du signe qui constitue sa maison solaire (flèche blanche) ou lunaire (flèche bleue). 

Si cette seule considération avait joué, la monnaie « corrigée » par mes soins aurait été plus logique, plaçant Vénus et le Soleil à côté de leurs maisons solaires (la Balance et le Lion) et la Lune à côté de sa maison lunaire (le Cancer).

La configuration retenue permet de placer Sol au centre, en symétrie avec le début de l’année au Bélier, avec à gauche les trois planètes proches , et à droite les trois planètes éloignées.

La gemme va encore plus loin dans le bricolage en déplaçant carrément le signe du Lion, pour le placer juste en dessous du Soleil. On remarquera également, en haut, l’analogie entre les profils tournés vers la gauche de Jupiter (portant une couronne de lauriers) et de Saturne (portant un disque solaire) avec le profil de Sérapis, qui tient de l’un et de l’autre.

On voit là que ces compositions alexandrines sont un compromis  entre des notions astrologiques et des considérations de nature formelle ou mythologique. C’est le même état d’esprit, mi-savant mi-esthétique, que nous allons voir à l’oeuvre dans la conception de certains mithreums.


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Types de mithreum, ou mithreum type

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Contrairement aux églises, et sauf exception, les mithreums ne sont pas orientés selon les points cardinaux, mais implantés selon les contraintes d’urbanisme : c’est particulièrement net pour les seize mithreums découverts à Ostie [16].


Les types de mithreums, de Leroy-Campbell

Dans la foulée de Cumont, Leroy-Campbell a construit  des typologies compliquées pour l’orientation des mithreums et des zodiaques, basées sur l’opposition entre « Occidental » et « Oriental » et tenant compte de l’inversion de la symbolique des saisons (en Orient, les saisons fécondes sont l’Automne et l’Hiver). Ces conceptions sont aujourd’hui dépassées, et je renvoie le lecteur intéressé à ces pages particulièrement ingrates ( [3], p 50 et ss ).


Le mithreum-type (« blueprint ») de Roger Beck

Plus récemment, Roger Beck a développé l’idée (très contestée) d’un mithreum-type, à partir du seul mithreum qui comporte à la fois les signes du zodiaque et ceux des sept planètes (Mithreum de Sette sfere à Ostie, CIMRM 239-49) . Il en a longuement expliqué son fonctionnement (pour les justifications voir [14] p 103 et sss) : il ne s’agit pas d’un planetarium, mais d’un espace réglé permettant de mettre en scène différents aspects du rite. Le principe est en somme le même que celui que reprendront les temples maçonniques : tandis que le delta lumineux y sera placé à l' »Orient » théorique (mur du fond du temple), c’est ici la tauroctonie qui est placée sur le mur du fond, au « Sud » théorique du mithreum.


CIMRM 239-49 Sette sfere Ostie Beck Religion fig 3 schema scorpion taureauMithreum-type (d’après [14], fig 1)

Les directions indiquées sont celles du modèle théorique, pas celle du lieu géographique. La disposition est celle des « Sette sfere », dans lequel a été plaqué une tauroctonie-type (le couple Soleil-Lune et le couple Cautes-Carpocatres ne sont pas présents dans la tauroctonie d’Ostie).

L’idée de Beck est que le mithreum permettait de scénariser les deux grands mouvements de la cosmologie antique :
⦁ la rotation diurne des étoiles (ainsi que du soleil et de la lune), dans le sens des aiguilles de la montre (en bleu) ;
⦁ la rotation annuelle du Soleil parmi les signes du Zodiaque, dans le sens inverse (en vert).

Du point de vue « mouvement diurne », un spectateur situé au centre du Temple voit Mithra au Sud, et le couple Soleil-Lune de la tauroctonie à gauche et à droite : soit la disposition habituelle des frontons de temple ou des couvercles de sarcophage (voir Lune-soleil : dans l’art gréco-romain), avec à gauche le Soleil se levant et à droite la Lune se couchant.

Du point de vue « mouvement annuel », au solstice d’été le Soleil se trouve dans l’hémisphère Nord de la sphère terrestre, ce qui définit un autre système d’orientation (en vert) : le spectateur situé au centre du Temple voit Mithra à l’Est et à l’équinoxe de printemps. C’est cette orientation « annuelle » que décrirait Porphyre :

« Quant à Mithra on lui a assigné sa place près des équinoxes ; aussi tient-il le glaive du Bélier, signe de Mars et est-il porté sur le Taureau, signe de Vénus ; en effet, comme le Taureau Mithra est l’auteur du monde et le maître de la génération, il est situé sur le cercle de l’équinoxe, il a à droite les signes septentrionaux, à gauche les signes méridionaux, Cautes étant placé au sud à cause de la chaleur et Cautopates au nord à cause de la froideur du vent ». Porphyre, « L’antre des Nymphes » [17]

Ce double système d’orientation (un peu attrape-tout) permet de concilier bien des éléments divergents. Néanmoins l’idée d’un modèle astrologique sous-jacent n’a pu concerner qu’un nombre très limité de mithreums [18].


L’inversion des dadophores

Les dadophores bénéficient aussi de cette double lecture (selon une comparaison de Beck, il faudrait les voir comme des « vecteurs » indiquant une direction, pas comme des notions fixes) :

  • du point de vue diurne (les deux du fond), ils représentent le lever et le coucher du soleil ;
  • du point de vue annuel (les deux à l’avant des bancs), ils accompagnent la descente du soleil après le solstice d’été (banc de gauche) et sa remontée après le soltice d’hiver (banc de droite).

Leur position variable dans les tauroctonies pourrait ainsi s’expliquer par une préférence locale pour l’une ou l’autre lecture, diurne, ou  annuelle. 


Des zodiaques variables

Banjevic Zadar CIMRM SupplementBanjevic, Zadar (CIMRM Supplement) CIMRM 1472 Sisak Musee de ZagrebSisak, Musée de Zagreb (CIMRM 1472)

A noter que, parmi les très rares tauroctonies incluses à l’intérieur d’un zodiaque, celle de Banjevic est la seule où la position des signes constitue une projection, sur le plan vertical, des signes inscrits à l’horizontale dans le mithreum des Sette Sfere (les signes tournent dans le sens des aiguilles de la montre, à partir du Bélier en bas à gauche jusqu’aux Poissons en bas à droite.

Dans la tauroctonie de Sisak, la césure Bélier-Poissons est à mi-hauteur à droite, et les signes tournent dans l’autre sens.

La variabilité des zodiaques, comme celle de dadophores,  fragilise beaucoup l’idée d’un mithreum-type reposant sur des notions astronomiques précises.


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Mithreum et planètes

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L’ordre des Planètes

Une des rares choses certaines dans le mithraïsme est l’ordre des Sept Grades, chacun étant associé à une Planète. D’après l’épigraphie, il semble néanmoins qu’un grand nombre de communautés mithraïques se limitaient à trois grades , Corbeaux, Lions et Pères ([2], p 363).


Beck Planetary p 10 schemaD’après Beck ( [19], p 10)

On constate que cet ordre juxtapose :

  • pour les trois plus haut grades, l’ordre de la semaine ;
  • pour les quatre autres, l’ordre dit « chaldéen » (par éloignement au soleil).

Il aurait été agréable que l’ordre des planètes, dans le mithreum des Sette Sfere, veuille bien suivre l’ordre des grades, mais tel n’est pas le cas (mis à part pour le grade le plus haut, le Père, qui se trouve à la meilleure place, juste en avant de Mithra).


Beck Sette p 516D’après Beck ( [20], p 516)

Ce qui complique encore les choses est qu’il y a à Ostie un autre mithreum, celui des Sette porte, qui présente lui aussi une liste comparable (six planètes, sans le Soleil et avec Saturne en place d’honneur), mais néanmoins différente. Beck en a été réduit à deux positions de repli :

  • abandonner l’idée d’un lien entre planètes et signes du zodiaque (ce dernier étant présent à Sette sfere seulement) ;
  • considérer seulement le placement relatif des planètes entre elles, et trouver dans la période de construction des deux mithreums une configuration planétaire comparable ( en 172 et 173, voir [20]).

Le fait de devoir recourir à cette explication « ad hoc » affaiblit à nouveau l’idée d’un « mythreum-type ».


Les deux mithreums réconciliés (SCOOP !)

Ostie Mitheum Sette porte schemaMithreum Sette Porte

Pour ma part, plutôt que de raisonner sur des listes abstraites de planètes, je préfère revenir à leur représentation figurée et à la topographie des lieux, jamais représentés à l’échelle : on voit que les planètes ne suivent pas la logique d’une liste, mais qu’elles ne se répartissent, tout au long du mithreum, en deux couples sexués tout à fait classiques : Vénus-Mars et Mercure-Lune, plus le couple des deux « autorités », Jupiter et Saturne.


Ostie Mitheum Sfere schemaMitherum Sette Sfere

Pour le mithreum des Sette Sfere, je pense que, malgré tout ce qu’on a dit, la disposition des planètes est exactement la même, pourvu de lire correctement la figure représentant Luna : dans les deux mithreums, il s’agit de la figure dansante avec un velum en forme de croissant au dessus de sa tête.


Sette sfere venusVénus (et non Diane/Luna) Sette sfere MarsMars

La déesse du premier-plan à gauche fonctionne en pendant avec Mars en face d’elle, lui-aussi debout sous une arcade. La pomme est l’attribut le plus courant de Vénus et les deux autres attributs (le croissant au front, l’arc) qui l’ont fait interpréter comme Diane/Luna sont en fait un diadème et une palme, attributs vénusiens comme on le voit sur ces deux fresques de Pompei :

Venus sur un char tire par des elephants - atelier des Feutriers Pompei detailVénus sur un char tiré par des éléphants (détail), Atelier des Feutriers, Pompei Pompei I.6.2 room 21 Venus avec palme fig 5.36Vénus avec une palme, Pompei I.6.2 pièce 21 fig 5.36 [21]

(La deuxième fresque fonctionne également en pendant avec un Mars tenant sa lance.)


Je tire de cette analyse quatre conclusions :

  • les causes graphiques (répartition par couples) sont au moins aussi importantes que les raisons théoriques ;
  • dans les deux seuls mithreums à planètes connus, celles-ci sont déconnectées des signes astrologiques et des gradesSette porte, ces derniers sont représentés par les sept demi-cercles sur le sol) ;
  • il n’y a probablement jamais eu de modèle unifié mettant en concordance les trois séries (signes , planètes et grades) ;
  • le couple Sol-Luna de la tauroctonie est lui-aussi une iconographie indépendante, puisqu’il ne figure pas parmi les couples des deux mithreums à planètes.


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Tauroctonie et planètes

Reste maintenant à examiner les rares cas où les sept planètes sont  , non pas dans le mithreum, mais à l’intérieur de la tauroctonie. Il n’y a que deux exemples connus.

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CIMRM 1727 bronze of Grigetio (Szony) schemaBronze de Grigetio (Szony), Magyar Nemzeti Muzeum, Budapest (CIMRM 1727)

Les sept planètes sont figurées en bas, classées de gauche à droite selon les jours de la semaine, en commençant par Saturne. Les figurations de Sol (avec un fouet) et de Luna (avec une torche et un croissant) sont reprises en haut pour les deux médaillons habituels, avec des différences : le fouet de Sol et le croissant de Luna ont disparu. Tandis qu’en bas le couple figure de manière statique, arborant ses attributs dans la galerie des planètes, il est représenté en haut en action, à un moment du mythe sur lequel nous ne savons rien : la  Lune semble pleine (elle a sa torche, mais pas son croissant) et le Soleil émet un rayon de lumière, le long duquel le corbeau descend vers Mithra.


CIMRM 693 Museo Civico Bologna schemaCIMRM 693, Museo Civico, Bologna

Les sept planètes sont figurées en haut, toujours dans l’ordre des jours de la semaine, mais en sens inverse, en commençant par la Lune et en finissant par le Soleil. Deux signes zodiacaux discrets, un scorpion et une tête de taureau, sont associés respectivement à Cautopates et Cautes. Vu la répartition des planètes le long de la voûte, Beck fait l’hypothèse que les sept positions entre Lune et Soleil correspondent à un demi-zodiaque, soit les sept signes entre Taureau et Scorpion. D’où le le schéma ci-dessous :

Beck Planetary fig 1Beck ([19], p fig 1)

Contrairement au mithreum des Sette sfere, il existe ici une méthode simple (en tout cas compatible avec l’astrologie de l’époque) pour relier les signes et les planètes :

  • diviser chaque signe en trois « décans » (notés 1,2,3) ;
  • en partant du début de l’année (trait double entre Pisces et Aries), inscrire les Planètes dans les décans en suivant l’ordre chaldéen ;
  • associer à chaque signe la planète inscrite dans son deuxième décan : on retrouve ainsi les planètes telles qu’elles se présentent sur le bas-relief.


Beck Planetary fig 1 schemaD’après Beck ([19], p fig 1)

Le schéma permet donc d’associer un signe à chaque planète (ellipses roses) : les deux qui nous importent (le Soleil/Scorpion et la Lune/Taureau) forment une sorte de triade (carrés jaunes) avec Jupiter/Lion. Beck a rajouté dans son schéma les principales constellations proches du Zodiaque. Comme remarqué depuis le tout début des études mithraïques, Il est patent qu’un bon nombre des éléments de la tauroctonie correspondent à des constellations du zodiaque (en bleu). Beck en tire argument pour proposer qu’un des sous-textes de la tauroctonie soit une sorte de vue sur le ciel, un point très contestable qui dépasse largement notre sujet Soleil/Lune.

En effet, il n’y a rien de miraculeux à passer de l’ordre chaldéen à l’ordre de la semaine en sautant de trois en trois (c’est même la raison de l’ordre de la semaine). Ce qui est remarquable selon Beck, c’est le fait que le demi-zodiaque soit sous-entendu dans la tauroctonie :

« Ce fait s’inscrit dans la composition non pas bien sûr par l’inclusion de Sol et de Luna – ils sont présents pour d’autres raisons – mais par leur placement : Luna à droite en tant que divinité planétaire du décan central du Taureau, Sol à gauche en tant que divinité planétaire du décan central du Scorpion. Le dessinateur du relief de Bologne, dans cette hypothèse, a révélé le mystère en comblant les cinq autres planètes dans leur séquence correcte comme les décans des signes intermédiaires. Il s’agirait alors non pas d’une invention ou élaboration privée, mais d’un élément organique dans le corps des significations de l’icône, un élément consciemment incorporé par les inventeurs de l’icône et accessible par la suite au moins aux savants du culte. » ([19], p 24)

La dernière phrase est typique des extrapolations de Beck : que quelques tauroctonies très particulières constituent des variations savantes à visée astrologique est certain ; mais ceci n’implique pas  que ces considérations astrologiques soient sous-jacentes à toutes les tauroctonies et impliquent l’existence de plusieurs niveaux de lecture, qu’on découvrait au fil des grades successifs.


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En aparté : l’association Scorpion/Cautopates et Taureau/Cautes

 

Les deux signes discrets du relief de Bologne se retrouvent dans quelques autres tauroctonies, en général associés aux dadophores de la même manière. Pour Beck, cela permettrait d’expliquer la signification des deux configurations : Cautes/Cautopates et Cautopates/Cautes. La terminologie beckienne étant parfois difficile à suivre, précisons que dans le passage ci-après « vue céleste » est synonyme de « mouvement diurne » (autrement dit regarder la tauroctonie de face) tandis que « carte céleste » est synonyme de « mouvement annuel » (autrement dit regarder le mithreum-type en plan) :

« Le type atypique est le plus facile à expliquer. Cautes à gauche signifie les corps célestes, le Soleil en particulier, se levant à l’est ; son collègue Cautopates à droite signifie le Soleil et tous les autres corps célestes se couchant à l’ouest. La tauroctonie est ici lue comme une « vue » céleste. Cautopates positionné à gauche signifie Scorpius, le signe méridional à travers lequel le Soleil descend à la « chute » de l’année ; Cautes positionné à droite signifie Taureau, le signe septentrional par lequel le Soleil monte au printemps de l’année. La tauroctonie est ici lue comme une « carte » céleste bien que l’on puisse aussi la lire comme une « vue », auquel cas il nous est dit que le Scorpion se lève à l’est tandis que le Taureau se couche à l’ouest » ([14], p 208)



CIMRM 239-49 Sette sfere Ostie Beck Religion fig 3 schema scorpion taureau
Si l’on reporte sur le mitreum-type la configuration Cautopates/Cautes, on constate :

  • que le Taureau (resp. Scorpion) n’est qu’un des six signes durant lequel le soleil monte (resp. descend), et même pas le dernier ;
  • que pour que l’association marche, il faudrait inverser les deux rangées de bancs (flèches roses).

Cette contradiction, à l’intérieur d’un même livre, montre bien l’impossibilité de dégager un « modèle-type » de mithreum.


Mithreum PonzaMithréeum de Ponza

Ironiquement, il existe un mithreum correspondant mieux au « modèle-type » que celui d’Ostie, mais quand Beck l’a étudié en 1974 ( [22] ), il n’avait pas encore eu l’idée de ce modèle.

La niche avec la tauroctonie est détruite, mais quelques vestiges permettent de déterminer qu’elle était du type Soleil/Lune et Cautes/Cautopates.

Le zodiaque en stuc, au plafond, correspond bien à la « vision annuelle », avec son mouvement anti-horaire (flèche verte). Le Lion se place au dessus de la niche. Le Scorpion et le Taureau sur le diamètre, associés comme il convient aux côtés Soleil et Lune de la tauroctonie. Le seul point qui ne marche pas (car rien n’est parfait) est qu’on devrait avoir la configuration  Cautopates/Cautes.

La grande idée de Beck, celle des deux visions superposées (diurne et annuelle), est très séduisante, mais ne correspond malheureusement à aucun des rares mithreums savants retrouvés. 


Dadophores et équinoxes

Ulansey [23] a développé l’idée selon laquelle les dadophores représentent les équinoxes, et que l’association avec le Taureau et le Scorpion serait une relique de leur position antérieure ( à cause de la précession, les équinoxes changent de signe zodiacal à peu près tous les deux millénaires). Cette théorie est aujourd’hui passée de mode.



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Les tauroctonies sous le Zodiaque

Le zodiaque forme, au dessus de ces tauroctonies, une arche évoquant la grotte de Mithra. On en connaît six exemples, dont la tauroctonie réversible d’Heddernheim par laquelle nous avons commencé ce chapitre. Elles partent presque toutes du Bélier, en bas à gauche et finissent aux Poissons, en bas à droite. Tout se passe en somme comme si on avait recollé par leur extrémité avant les deux bancs des Sette Sfere, puis rabattu l’arc ainsi formé sur le plan vertical de la tauroctonie.

sb-lineArc de Davitius milieu 3emes Mayence photo Jona LenderingArc de Davitius, milieu 3eme siècle, Mayence, photo Jona Lendering

Cependant cette disposition n’a rien d’ésotérique puisque le Bélier est tout simplement le premier signe de l’année romaine. On la retrouve donc dans cet arc de triomphe, monument public qui n’a rien à voir avec la grotte de Mithra. 


Bouche-Leclercq Astrologie grecque p 195D’après Bouché-Leclercq Astrologie grecque p 195 [13]

Il suffit de jeter un coup d’oeil au tableau pour constater qu’il n’y a pas de lien entre les deux signes extrêmes, le Bélier et les Poissons, et notre couple Sol-Luna.


Un cas de zodiaque inversé

Il n’existe que deux tauroctonies avec zodiaque en arc inversé (Bélier à droite), qui partagent la particularité (peut être fortuitement) d’avoir possédé un second zodiaque en arc, mais lui dans l’ordre normal. Nous traiterons plus loin le cas de Doura Europos, car il se complique d’une inversion Luna-Sol.


CIMRM 390 Fresques Barberini schemaFresques Barberini (CIMRM 390)

Ces fresques ont été interprétées par Beck comme illustrant « L’antre des Nymphes » de Porphyre, ce court texte qui donne peut-être, mais c’est très contesté, des précisions sur les croyances mithraïques. Sans entrer dans la controverse [24] , je me contente de résumer en un schéma la lecture qu’en fait Beck. Pour lui, le sens du zodiaque a été inversé dans la fresque afin que le Capricorne se trouve sur le rayon lumineux partant de Sol vers Mithra, intersection qui est désignée par la torche de Cautès. Pour les six autels anonymes, Beck propose raisonnablement de les associer aux planètes selon l’ordre chaldéen.

Le texte de Porphyre est une compilation de plusieurs croyances concernant la descente des âmes depuis le ciel (genesis), via le signe du Capricorne, et leur remontée consécutive (apogenesis), via le signe du Cancer. De manière plutôt convaincante, Beck parvient à trouver dans le texte tous les éléments en bleu, reliés à la Genesis, et tous les éléments en rouge, reliés à l’Apogenesis ( [19], p 90 et ss).

Pour ce qui nous intéresse, le texte de Porphyre désigne explicitement le Soleil comme la porte vers le Ciel, et la Lune comme la porte depuis le Ciel :

« Platon mentionne aussi deux ouvertures : par l’une on monte au ciel, par l’autre on descend sur la terre et les théologiens ont fait du soleil et de la lune les portes des âmes ; par la porte du soleil elles montent, par celles de la lune, elles descendent. Ce sont aussi les deux tonneaux. L’une renferme les maux que donne Jupiter ; l’autre les biens ». L’antre des Nymphes, [25]

(les deux tonneaux de Jupiter ont eu une fortune iconographique très inattendue, voir 4 Paires de globes).

Même si l’interprétation de Beck peut être contestée, il reste que le rayon dirigé du Soleil vers Mithra, qui se retrouve dans quinze tauroctonies ([3], p 102) a certainement contribué à fixer la position de Sol dans le coin en haut à gauche.


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Les tauroctonies dans le Zodiaque

Ces cas tout aussi rares (on en connaît six) sont particulièrement intéressants pour la théorie beckienne des deux visions superposées, puisque  le cercle du « mouvement annuel » vient se rabattre dans le plan de la tauroctonie, fenêtre rectangulaire sur le « mouvement diurne ».

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CIMRM 810 Walbrook Mithraeum CIMRM 810 Walbrook Mithraeum schema zodiaque

Tauroctonie de Walbrook (CIMRM 810)

La position du Zodiaque est ici particulièrement robuste : l’année commence à droite, et les deux moitiés gauche et droite correspondent l’une à la chute apparente du soleil (après le solstice d’été), l’autre à sa montée apparente.



CIMRM 810 Walbrook Mithraeum schema
Comme l’a remarqué Beck ([14], p 204), le Lion et le Taureau progressent en sens inverse des quadrupèdes voisins, les chevaux de Sol et les boeufs de Luna. C’est une manière de montrer visuellement les deux mouvements en sens inverse (diurne en bleu, annuel en vert). Le concepteur a choisi ici d’assigner les dadophores au mouvement diurne, peut être parce que le mouvement annuel était suffisamment souligné par le zodiaque.

Un autre découverte pertinente de Beck ([14], p 199) est l’accumulation graphique, dans le secteur jaune, de trois éléments bovins : le museau du Taureau, le signe du Taureau et les boeufs du char de la Lune. C’est un exemple de ce que Beck a baptisé le « star-talk », à savoir un discours plus ou moins profond et plus ou moins rigoureux, mêlant les aspects iconographiques et astrologiques, qui pourrait avoir été une des méthodes de l’enseignement mithraïque.


CIMRM 1472_sisak schemajpgTauroctonie de Sisak, Zagreb, Arch. Museum (CIMRM 1472)

De l’autre côté de l’Empire, cette tauroctonie reprend la même position du Zodiaque, en inversant les dadophores selon la tradition locale, et sans les raffinements formels de la tauroctonie anglaise.


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En aparté : le star-talk lunaire selon Beck

 

La manière robuste de superposer le zodiaque à la tauroctonie, que manifeste le bas-relief de Walbrook, a pour inconvénient de ne pas coller avec l’autre construction sous-jacente à la tauroctonie selon Beck : celle où le diamètre horizontal n’oppose pas les deux équinoxes, mais les deux signes associés aux dadophores, le Scorpion et le Taureau (voir plus haut).


Beck Religion fig 14Le « star-talk » lunaire ([14], fig 14)

Beck pense donc qu’en dessous du « star-talk » relativement évident qui décrit les mouvements solaires diurnes et annuels , il aurait existé un « star-talk » plus ésotérique, qu’on découvrait en décalant le zodiaque d’un douzième de tour . Selon lui ([14], p 220 et ss), ce second schéma décrit les mouvemest de la Lune durant son mois draconitique, autrement dit entre deux passages au même « noeud ». Les deux noeuds, intersections de l’orbite terrestre et lunaire, sont les seuls moments où peuvent se produire les éclipses lunaires ou solaires, et ils pourraient selon Beck avoir été également associés aux dadophores, nos deux « vecteurs » attrape-tout.

Comme il n’existe aucun témoignage iconographique de ce schéma (puisqu’il est ésotérique), je n’en dirai pas plus, sinon qu’il présente une difficulté théorique bien vue par Beck : tandis que, dans le schéma solaire, on peut négliger le déplacement des équinoxes par rapport au zodiaque (tour complet en 26 000 ans), dans le schéma lunaire les noeuds se décalent bien plus rapidement par rapport aux signes (tour complet en 18,6 ans) : le schéma ci-dessus ne décrirait donc qu’un « mois draconitique idéal », une situation particulière que ne se produit qu’à un moment du cycle.




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 Les inversions Luna-Sol

Après cette longue préparation d’artillerie théorique, nous pouvons maintenant attaquer notre objectif principal.

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Cas particulier : Les tauroctonies sans Sol ni Luna

Les tauroctonies les plus anciennes sont des sculptures en ronde-bosse autour desquelles on circulait : elles ne comportent pas les luminaires, preuve qu’ils n’étaient pas essentiels au culte, en tout cas à ses débuts. Il existe également quelques rares bas-reliefs de tauroctonies sans luminaires.


Autre cas très particulier :  Luna et Sol côte à côte

CIMRM 2245 Kral-Marko Musee national Sofia Cumont Textes et monuments figures relatifs aux Mystères de Mithra tome II fig 119Kral-Marko, Musée de Kustendil, CIMRM 2245 [26]

Ce bas-relief est le seul où les deux luminaires sont placés côte à côte. La forme en arche, fréquente dans les stèles danubiennes, n’explique pas cette étrange disposition. Elle est probablement corrélée avec les sept autels au dessus : si les deux bustes sont Luna et Sol (ils sont difficiles à distinguer) , ils correspondent bien au 5ème et 6ème grade.


Deux inversions rustiques

CIMRM 148 Mithra Musee de SetifMusée de Sétif (CIMRM 148)

Sur ce relief très rustique déterré à Sétif en 1861, on n’en sait pas plus que l’inscription :

La deuxième légion, surnommée l’herculéenne, a élevé ce monument au dieu invincible Mithra; la 10e et la 7e cohorte en ont volontairement accompli le voeu.

DEO INVICTO MYTRE LEG . II . HERCULEA FEC . COHS . X. ET . VIL VOTUM . SolVERUNT .



<CIMRM 1468-pregrade-Tauroctony of Valerius Marcelianus Zagreb, Arch. Museum

Tauroctonie de Valerius Marcelianus
Provenant de Pregrade, Zagreb, Arch. Museum (CIMRM 1468)

Le fait que les deux dadophores aient leur torche levée traduit une connaissance très limitée de la « théorie » : l’inversion Sol / Luna en est probablement un autre signe.


Une inversion plus évoluée : la tauroctonie de Targusor

CIMRM 2306 Targusor Constanta - Muzeul National de Istorie si ArheologieTargusor, Muzeul National de Istorie si Arheologie, Constanta (CIMRM 2306) photo lupa.at [27]

L’inscription fournit ici une indication intéressante :

« Flavius Hôrimos, intendant de Flavius Macedo, , sur ordre, au dieu invincible Mithra, a consacré, dans une forêt secrète. Adorez l’Euphrate avec piété. Phoibos de Nicomédie a fait (ce monument) » (traduction [2], p 483)

Le nom d’Euphrate suggère une origine orientale pour le donateur (Leroy-Campbell, [3], p 138) ; elle pourrait expliquer l’inversion, si on considère qu’il s’agit d’un particularisme oriental.

Cautes tient dans sa main gauche une pomme de pin et Cautopates un petit scorpion. Pour Leroy-Campbell, l’une symbolise la vie éternelle et l’autre le retour de la fertilité (début des pluies d’automne).

Beck ( [19], p 28 et note 56) note avec pertinence que l’inversion ne touche pas seulement les luminaires, mais aussi Cautes et Cautopates (par rapport à la norme danubienne), ainsi que le Scorpion, ce qui confirme l’association Soleil/Scorpion que nous avons déjà vue.

Si l’idée de préférence orientale peut comme toujours « expliquer » l’inversion du couple Soleil/Lune, il y a clairement eu ici une réflexion à l’oeuvre pour généraliser cette inversion aux éléments qui lui sont corrélés.


Une inversion explicable : la tauroctonie de Sidon (Saïda, Liban)

CIMRM 75 Sidon Louvre schema 1Sidon, CIMRM 75

Les douze signes du zodiaque (en vert clair) viennent s’insérer entre les éléments habituels de la tauroctonie. Le début de l’année est  : cette disposition inhabituelle du Zodiaque s’explique probablement par la nécessité de réutiliser comme signe zodiacal le scorpion de la tauroctonie (en vert sombre). Ceci a pour effet collatéral de faire apparaître en position centrale le Taureau, et le Bélier, se tournant le dos

Beck ( [19], p 34) remarque pertinemment que :

« Le Bélier, l’exaltation du Soleil, est montré bondissant vers le buste de Sol et le Taureau, l’exaltation de la Lune, bondissant vers le buste de Luna ».


CIMRM 1400 Sterzing, Hof des RathausesCIMRM 1400 Sterzing, Hof des Rathauses

Ce bas-relief est l’exemple d’une telle association Soleil/Taureau et Lune/Bélier (les deux petits animaux sur la bande du haut).

Dans son autre livre ([14], p 219), Beck y voit clairement l’explication de l’inversion Luna-Sol dans le bas-relief de Sidon. Elle ne correspond donc en rien à un tropisme oriental, mais au fait que le concepteur a délibérément sacrifié la disposition traditionnelle au profit d’un discours astrologique plus savant.


CIMRM 75 Sidon Louvre schema 2

Sidon, CIMRM 75

On remarquera deux autres anomalies dans cette tauroctonie très spéciale (SCOOP !) :

  • les quatre Saisons tournent, comme les signes, en sens inverse des aiguilles de la montre, mais sont diamétralement opposées par rapport à leur place naturelle ;
  • le corbeau habituel s’est dédoublé en un jeune et un adulte, les deux diamétralement opposés de part et d’autre de Mithra.

Il se pourrait que ces deux anomalies soient corrélées : le jeune corbeau aurait partie liée avec les Saisons (représentées par les quatre jeunes enfants) tandis que le corbeau (comme le scorpion) serait à lire comme un treizième signe. Le concepteur aurait profité de l’inversion Luna-Sol pour rajouter une opposition terrestre /céleste qui évoqurait subtilement deux concept diamétralement opposés (comme les torches vers le bas et vers le haut de Cautopates et Cautes) :

  • côté Lune, la Genesis (les enfants, les Saisons terrestres) ;
  • côté Soleil, l’Apogenesis (le corbeau monté dans le zodiaque, et qui semble y attendre son double juvénile).


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Les deux inversions de Doura Europos

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CIMRM 37-40 Doura Europos Mithreum Yale University Art GalleryMithreum de Doura Europos, Yale University Art Gallery

Les deux dernières inversions se trouvent dans un mithreum très étudié, qui comporte deux bas-reliefs de tauroctonie superposés, parfaitement datées par les inscriptions : 169 pour le petit, 170-71 pour le grand.

La coexistence des deux plaques s’explique probablement par la présence de deux mithreums fusionnés ensuite en un seul ( [28], p 132). Des traces de trous suggèrent que les plaques étaient  voilées par un rideau.

A noter qu’une troisième tauroctonie, très détériorée, a été peinte vers 240 au dessus de l’arcade (CIMR 45) : il n’en reste que Cautès avec une couronne rayonnante à droite , sept cyprès et sept autels allumés. On n’a malheureusement rien conservé du Soleil et de la Lune.


 

CIMRM 37-40 Doura Europos Mithreum Yale University Art Gallery schema1

Le mithreum de Doura Europos se caractérise par la présence de deux zodiaques :

  • celui sculpté dans la seconde tauroctonie démarre comme d’habitude au Bélier, et s’inscrit dans la lecture de gauche à droite des scènes de chasse latérales (en rose) ;
  • celui été peint dans l’intrados de l’arcade se lit en sens inverse : il démarre et se finit à l’équinoxe d’Automne et culmine à l’équinoxe de Printemps (en vert).

Le second zodiaque a été peint dans la seconde phase, vers 240 (CIMRM 40), et les fresques ont recouvert les deux figures des écoinçons (saisons ou vents ?).


La première tauroctonie

CIMRM 37 Doura Europos Mithreum Tauroctonie 169 detailTauroctonie de 169 (CIMRM 37)

Dans le relief du bas [29], la lune est représentée par un croissant contenant une étoile et le soleil par une masse rayonnante. Les deux ont été brisées dès l’Antiquité, pour récupérer des joyaux qui y étaient incrustés.


La seconde tauroctonie

CIMRM 40 Doura Europos Mithreum Tauroctonie 170-71Tauroctonie de 170-71 (CIMRM 40)

Dans le relief du haut, beaucoup plus complexe [30], on a arasé les bustes de Luna et Sol en même temps qu’on recouvrait par la fresque les figures des écoinçons. La plaque comporte deux éléments iconographiques tout à fait uniques, qui ont été largement commentés :

  • les sept boules alignées sous les pattes de devant du taureau (les sept planètes ou grades) ;
  • les donateurs / spectateurs représentés (avec leur nom) dans le tiers droit.



CIMRM 40 Doura Europos Mithreum Tauroctonie 170-71 detail marquesA l’intérieur des six premiers signes, des disques, un croissant et une étoile suggèrent que ce bas-relief, d’apparence fruste, est peut-être à ranger parmi les tauroctonies savantes, à prétention astrologique. En outre,

Le zodiaque organisateur (SCOOP !)

CIMRM 40 Doura Europos Mithreum Tauroctonie 170-71 schema final
Si banal qu’il semble à première vue, le zodiaque organise en fait l’ensemble de la composition :

  • l’équinoxe d’automne surplombe la figure centrale, qu’on identifie souvent à Sérapis à cause de son couvre chef (kalathos) ;
  • l’équinoxe de printemps relie la tête de Mithra à celle des spectateurs ;
  • les solstices bornent les bustes de Luna et de Sol.

On notera également la coiffure radiée (en jaune) qui unifie Sérapis, les deux figures des écoinçons, et deux des trois spectateurs (ceux qui avaient dépassé le grade d’Heliodromus ?).

Enfin, les deux luminaires et les deux dieux forment, au centre, une sorte de quaternité.


Des inversions orientales ?

L‘inversion Luna-Sol est interprétée comme un trait oriental, qui irait de pair avec leur caractère aniconique (du moins pour le bas-relief du bas) ([3], p 219). Cumont en a même tiré argument en faveur de son idée, largement rejetée aujourd’hui, d’un modèle syrien de la tauroctonie, confirmant l’origine iranienne du culte de Mithra. L’idée d’un modèle « oriental » caractérisé par l’inversion Lune-Soleil repose sur un si petit nombre de cas et comporte tant d’exceptions qu’elle est aujourd’hui très contestée [31].


Un monde à l’envers ?

De manière exceptionnelle, Luna et Sol se trouvent sous le zodiaque, alors que rien n’empêchait de les placer, comme d’habitude, dans les écoinçons. Si l’on considère que le zodiaque symbolise le plafond de la grotte, faut-il comprendre que les luminaires sont inversés parce qu’ils se trouvent sous le sol ? C’est un peu le cas dans la tauroctonie de Sidon, où les deux luminaires sont englobés dans le zodiaque circulaire.

Mais il existe au moins deux contre-exemples, où les luminaires sont dans la grotte sans être inversés :

CIMRM 357 esquilinCIMRM 357, Esquilin CIMRM 2198 Turda (Potaissa) schemaCIMRM 2198, Turda (Potaissa)

Dans le bas-relief de l’Esquilin, le corbeau joue le rôle de messager de Sol, quelquefois assuré par le rayon de lumière ; et la Lune, alter ego du Taureau, détourne la tête tristement : c’est cette idée de solidarité avec les deux protagonistes de la tauroctonie qui explique ici la présence des luminaires à l’intérieur de la grotte.

Dans le bas-relief de Turda, l’inversion est controversée (Leroy-Campbell la met dans sa liste, mais le CIMRM la réfute). On notera surtout la présence d’une tête de lion entre les deux luminaires.

Par ailleurs, dans toutes les autres inversions que nous avons vues, les luminaires sont placés au dessus de l’arcade. Il faut donc abandonner l’idée d’un monde à l’envers.


Une conception locale (SCOOP !)

Pour le relief du haut, une fois décidé d’intégrer les spectateurs à la tauroctonie, on ne pouvait les positionner qu’à droite, du côté où coule le sang du sacrifice. L’inversion Luna-Sol permet de placer les initiés sous le patronage du Soleil vainqueur, et non de la Lune, alter-ego du Taureau mourant.



CIMRM 37 Doura Europos Mithreum Tauroctonie 169 detailPour le relief du bas, on notera que Mithra n’est pas situé à gauche, à la croupe du taureau comme d’habitude, mais en plein centre de la composition. La présence de l‘Etoile dans le croissant pourrait symboliser la Nuit, du côté de l’animal mourant ; tandis que le Soleil symboliserait ici le Jour, du côté du sang et du chien qui s’y abreuve.

Plutôt que d’invoquer une hypothétique inversion orientale, il est sans doute plus fructueux de voir dans les deux inversions de Doura Europos une interprétation locale de la tauroctonie, comme passage de l’ombre à la lumière.


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En aparté : Sol et Luna dans une triade

 

813px-Egyptian_-_Pendant_with_Image_of_Sarapis_-_Walters_571524_-_Front_View_B_(cropped)Sérapis, Walters Art Museum

Sérapis est un dieu chtonien apparu dans l’Egypte ptolémaïque, inspiré par le dieu Hadès (Pluton). il se caractérise par son kalathos ou modius, sorte de panier tressé qui est souvent associé aux divinités de la terre. Son rôle dans le culte mithaïque est aujourd’hui considéré comme mineur, voire inexistant ([2], p 531)


Beck Planetary p 34Beck, [19] p 34

Dans quatre cas commentés par Beck, le couple Sol-Luna sert de base à une triade.


La triade avec Jupiter / Sérapis

CIMRM 693 Museo Civico Bologna detail
Dans la tauroctonie de Bologne, Beck ([19] p 89) pense reconnaître le kalathos sur la tête du Jupiter central, qui ressemblerait donc au Sérapis de Doura. Les trois têtes centrales ont été refaites, mais on peut toujours imaginer que le restaurateur s’est inspiré des traces subsistantes.


La triade avec Saturne

Jupiter heliopolitain Bronze_Donato_LouvreJupiter héliopolitain, bronze Donato, provenant de Baalbek, Louvre

Héritier des dieux syriens de l’orage, le dieu d’Héliopolis (Baalbek) se répand dans tout l’Empire, une fois assimilé à Jupiter. Sur sa poitrine figure le couple Sol-Luna (jamais inversé, malgré le contexte oriental), qui forme une triade avec Saturne en bas.


Jupiter heliopolitain Bronze Sursock Baalbek LouvreJupiter héliopolitain, bronze Sursock, provenant de Baalbek, Louvre

Dans un article important [32], Cumont a expliqué l‘origine de cette triade : en répartissant les planètes verticalement dans l’ordre chaldéen (A, B puis C), on les lit horizontalement dans l’ordre de la semaine. A noter le mufle de Lion juste en dessous de Saturne.

Rien n’indique que cette manière d’organiser les planètes ait été utilisée en contexte mithraïque.


La triade avec un lion

CIMRM 2198 Turda (Potaissa) schema

Turda, CIMRM 2198

De cette triade, ce bas-relief rustique est le seul exemplaire connu,

Equidistant de Sol et Luna, le Lion est graphiquement l’équivalent de Jupiter dans le bas-relief de Bologne. Selon Beck, cette équivalence a aussi des raisons théoriques :

  • Jupiter est le dieu qui préside au grade des Lions ;
  • astrologiquement, dans le schéma des décans qui explique le bas-relief de Bologne, Jupiter au zénith est associé au signe du Lion.

D’un point de vue héliopolitain, nous avons vu que le Lion est plutôt associé à Saturne.

Ce n’est peut être pas contradictoire puisque, dans le mithreum des Sette Porte, Saturne et Jupiter forment couple. D’un point de vue ésotérique, ils semblent se répartir les tâches quant au pouvoir cosmique, comme le laisse entendre Porphyre :

« Certaines forces descendent du ciel et des planètes ; Saturne recueille celles qui viennent du ciel et Jupiter celles qui viennent des planètes. » Porphyre, « L’antre des Nymphes » [25]


La triade avec le léontocéphale

CIMRM 390 Fresques Barberini detail leontocephaleLéontocephale ?, fresque Barberini Leontocephale Villa TorloniaLéontocephale, Villa Torlonia

Le personnage perché en haut du zodiaque de la fresque Barberini, dont le globe s’inscrit dans le zodiaque et dont la tête rayonnante complète les flammes des six autels, établit une nouvelle triade avec le couple Sol-Luna (base de la série des autels/planètes). Il ressemble beaucoup au léontocéphale, autre icone mithraïque qui n’apparaît jamais dans la tauroctotonie (quelquefois dans les scènes latérales).

« Représenté au milieu de la frise des signes du zodiaque qui borde l’arche stylisée de la caverne du sacrifice, debout sur un globe, il est le temps infini, l’éternité cosmique. Il semble bien en aller de même à Doura, le léontocéphale – si c’est bien de lui qu’il s’agit – étant cette fois représenté en buste, radié et drapé. Si le léontocéphale mithriatique est relié au zodiaque, comme cela est fort probable, les spires du serpent pourraient alors décrire la course du soleil d’un solstice à l’autre, les quatre ailes correspondre aux quatre saisons et la gueule ouverte du fauve symboliser le temps vorace assimilé à un Chronos-Saturne. Il serait alors l’expression iconographique d’un cosmocrator lié aux spéculations solaires, au temps, au cycle des saisons et au pouvoi sur le firmament ». [2]; p 162


Saturne au sommet

Ces témoignages tendent à établir au sommet de la triade une équation fragile :

Sérapis = lion = léontocéphale = Saturne

Beck, à son habitude, en tire une envolée astrologique :

« on peut supposer que le buste au sommet qui porte le kalathos et qui s’identifie ainsi à Pluton-Sérapis est aussi le Soleil… mais un Soleil différent et spécial : le Soleil qui iIIumine et guide dans un monde qui n’est pas celui de la vie terrestre ordinaire, éclairée par le Soleil quotidien, mais plutôt le monde souterrain où « le Soleil brille à minuit ». Ce Soleil de minuit est Pluton ou Sérapis ; mais dans les Mystères… il est aussi, et plus fondamentalement, Saturne. » ([19], page 90)


cimrm91_hermopolis_tauroctony chronos-saturneTauroctonie provenant d’Hermopolis, Musée du Caire (CIMRM 91)

Cette idée que Saturne est un Soleil occulte n’est suggérée que par les quelques témoignages que nous venons de voir, ainsi que cette tauroctonie qui, comme à Doura, place  Saturne en position sommitale. Comme Luna et Sol président respectivement au cinquième et au sixième grade, cela pourrait d’expliquer pourquoi Saturne, divinité secondaire pour les profanes, a été choisie pour présider au septième grade.


CIMRM 40 Doura Europos Mithreum Tauroctonie 170-71 schema final
C’est peut-être ce que nous suggère le bas-relief de Doura, avec sa figure énigmatique trônant au sommet occulte du panthéon mithraïque : Sérapis/Saturne/Léontocéphale à l’équinoxe d’Automne, au dessus de Luna et Sol aux solstices, et de Mithra à l’équinoxe de Printemps.



Sol et Luna dans le culte des cavaliers danubiens

On ne sait pas grand chose du cette religion synchrétique des 3ème et 4ème siècle dans les régions du Danube, sinon qu’elle empruntait au mithraïsme certaines de ses iconographies, en particulier le couple des luminaires.

CMRED suppl Kuzmin 242-43Kuzmin, 242-43 CMRED suppl PrhovoPrhovo

La plupart des témoignages conservés sont de petits moulages en plomb.

Le médaillon de Kuzmin est un des seuls à avoir été daté de manière précise [33] :

 » La représentation en relief est disposée en trois zones qui ne sont pas très bien définies.

  • Dans la première, on voit les bustes de  Luna et de Sol entre lesquels on distingue des étoiles en relief.
  • Au centre de la seconde est représentée une déesse vêtue d’un chiton et d’un himation, flanquée de part et d’autre d’un cavalier coiffé d’un bonnet phrygien qui salue, d’un bras levé, la déesse. Sous les sabots de chacun des chevaux, on distingue une figure humaine allongée. Derrière le cavalier de gauche se détache un canthare, derrière le cavalier de droite une figure humaine au bras levé, surmontée d’un coq, d’un quadrupède (chien?) et d’un bucrane stylisé.
  • Dans la zone inférieure, on reconnaît de gauche à droite un chandelier, un homme qui vide les entrailles d’un animal suspendu à un arbre, un lion et un poisson. »

Le médaillon de Prhovo présente à peu près la même composition, mais avec Sol et Luna sans inversion.


CMRED 71 mesie inferieure Sofia museumPlaque de marbre, CMRED 71 CMRED 83 mesie inferieure Sofia museumPlaque de plomb, CMRED 83

Mésie inférieure, Musée national, Sofia

La technique du moulage a pu favoriser une certaine indifférence aux inversions. Un des rares exemples de taille directe, à gauche, est inversé. Sa netteté permet de percevoir les emprunts romains : la couronne de Sol à sept rayons,, les bonnets phrygiens semblables à ceux des Dioscures.

Mis à part la position de Sol et Luna, les autres éléments sont pratiquement à la même place dans les deux compositions :

  • en haut les deux serpents cosmiques ;
  • au centre le poisson posé sur un trépied ;

En revanche, dans le registre du bas, la séquence lion, coq et bélier est inversée.

On pourrait imaginer que le Lion est du côté solaire, mais on trouve rapidement un contre-exemple :

CMRED 120CMRED 120

On a ici une inversion Luna-Sol, mais en bas la séquence Lion / bélier, tandis que le coq est monté à côté de la Lune.


CMRED 176 deux soleils Italie Terracina MuseumPlaque de calcaire trouvée à Terracina (Italie) CMRED 176

Signalons sur cette plaque, probablement ramenée en Italie par son propriétaire (marchand, soldat ou esclave), une iconographie unique : Luna au centre est entourée par deux figures de Sol, certainement le soleil levant et le soleil couchant. A noter la forme voûtée qui évoque le ciel, mais rappelle aussi la grotte de Mithra.

Le Corpus CMRED [34], peu fourni, montre une prédominance de la forme canonique (sept inversions seulement : CMRED 15, 42, 71, 75, 81, 120, 191). Dumitru Tudor attribue ces inversions soit à une influence orientale, soit au hasard ( [34], II, p 182). Pour lui, il est clair que la religion danubienne emprunte aux reliefs mithraïques antérieurs ([34], II, p 184).


Danubian Riders British Museum CBd-686CBd-686 Danubian Riders British Museum Bonner Campbell Online Bonner Campbell Online CBd-687CBd-687

Intailles, British Museum (numérotation Bonner Campbell Online)

Les cavaliers danubiens apparaissent dans de rares intailles, là aussi sous les deux formes : il est difficile de décider laquelle est inversée, puisque les intailles pouvaient servir de matrice pour imprimer des sceaux.

Tandis que la tauroctonie est une scène polarisée, dont tous les détails sont reliés par une conception d’ensemble, la scène des Cavaliers du Danube est marquée par la symétrie et le placement disparate des éléments. Comparée à la rigidité mithraïque, la fréquence relativement importante des inversions Luna-Sol traduit le relâchement des contraintes et des croyances sous-jacentes.



Sol et Luna autour de Jupiter Dolichénien

 

Jupiter et Junon dolichéniens

CCID 347 Dolichenus_Weiherelief klagenfurtRelief découvert en 1869 dans les ruines du château fort de Waisenberg, Klagenfurt, Landesmuseum (CCID 347) CCID 80 Historisches Museum von Veliko TarnovoHistorisches Museum, Veliko Tarnovo (CCID 80 )

Jupiter et Junon dolichéniens

Ce culte à mystères, originaire de Doliché, en Syrie [35] s’est assimilé, en le modifiant, au couple Jupiter / Junon. Ils sont ici debout sur un taureau et une biche, surplombés par un aigle, dans un ordre immuable qui est l’inverse de celui du couple Héra-Zeus (voir Lune-soleil : couples affrontés). Cette polarité masculin / féminin de la composition embarque ici le Soleil et la Lune, ce qui n’est pas toujours le cas.

Ainsi, la plaque votive de droite montre, au dessus du même couple divin, les luminaires inversés (sans l’aigle). Cette configuration inversée est moins fréquente, mais se rencontre tout de même quatre fois sur les treize cas de couples Sol / Luna recensés dans le CCID [36] .


CCID 5 Munchen, Archaologische Staatssammlung god of soumana« Au Dieu écoutant de Soumana » (CCID 5) CCID 6 Munchen, Archaologische Staatssammlung(CCID 6)

Plaques votives provenant probable de Doliche, Archäologische Staatssammlung, Münich

Cette relative indifférence vis-à-vis de l’ordre des luminaires apparaît dès l’origine.

La première plaque est dédiée à une divinité locale, le « Dieu écoutant de Soumana ». Deux personnages identiques, vêtus à l’orientale, se transmettent le foudre sous les auspices d’un dieu qui pourrait être Jupiter. On ne sait pas s’il s’agit d’une forme locale des Dioscures, ou bien si la plaque représente une sorte de fusion entre le dieu de Soumana et le Dieu de Doliche. Sol et Luna sont dans l’ordre canonique.

La seconde plaque les inverse, sous un Jupiter Dolichenus portant ses attributs habituels, hâche double dans la main droite et foudre dans la gauche. Ceci montre que les deux luminaires ne sont pas liés aux deux attributs. La figure du haut, qui a disparu, était probablement l’aigle.


CCID 201 plaque dedicated to Jupiter Dolichenus from Komlod, Hungarian National Museum, Budapest

Plaque dédiée à Jupiter Dolichenus, provenant de Kömlöd, Hungarian National Museum, Budapest (CCID 201)

Cette plaque très symétrique rajoute aux couples Soleil / Lune et Hache/ Foudre habituels d’autres éléments plus rares :

  • une Victoire et un autel allumé ;
  • deux figures armées : Hercule et sa massue face à une divinité casquée qui peut être Mars (son costume est le même que celui de Sol) ou Minerve.

Cette symétrie n’implique pas une lecture verticale de l’ensemble, puisque nous savons déjà que les deux registres supérieurs sont découplés.


L’association avec Sérapis et/ou Isis

CCID 511 Stadtisches Museum WiesbadenSérapis, Luna et Sol
CCID 511 Stadtisches Museum Wiesbaden

Les registres inférieurs de cette plaque ont disparu. Subsiste seulement le couple des luminaires inversé (chacun avec le fouet évoquant son char), surplombé ici par le dieu Sérapis, reconnaissable à son kalathos.

Dans les compositions dédiées à Sérapis seul, il n’y pas d’exemple où il soit représenté avec les luminaire personnifiés : la configuration standard (voir Lune-soleil : symboles 2) autour d’un dieu ) est celle où il est représenté de face ou de profil, encadré par le couple de symboles étoile-croissant.

L’inversion ici n’est donc pas pas à imputer à Sérapis, d’ailleurs séparé par deux étoiles à quatre branches du registre dolichénien, malheureusement disparu.


Isis Serapis Face Monument 140-60 CCID 365 Dolichenum de l'AventinCCID 365 Isis Serapis Face Monument 140-60 CCID 386 Dolichenum de l'AventinCCID 386

Dolichenium de l’Aventin, 140-60

Cette influence mineure des deux divinités égyptiennes ce lit dans ces bas-reliefs provenant du même temple : le couple Sérapis-Isis se plie à la polarité dolichénienne, alors que la configuration pratiquement intangible, lorsqu’ils sont  seuls, est la configuration maritale  Isis-Sérapis.

Ainsi le couple dolichénien se démarque d’emblée de ses prédécesseurs, Héra / Zeus et Isis / Jupiter, en adoptant la configuration « impériale » (voir Lune-soleil : couples affrontés ).


Un cas de triade babylonienne (SCOOP !)

CCID 512 Dolichenus Sammlung Nassauischer Altertumer, Museum WiesbadenPlaque votive, Sammlung Nassauischer Altertümer, Museum Wiesbaden

On retrouve Ici les deux divinités disposées verticalement :

  • Jupiter dolichénien en haut, sous un buste de Sol (à sept rayons) ;
  • Junon dolichénienne assimilée à Isis, en bas, entre les Dioscures portant sur leur tête les bustes de Luna et d’un homme auréolé de cinq rayons.

Dans leur version dolichénienne, les Dioscures sont montrés soit sortant d’une montagne (comme ici) soit portés par des taureaux, ce qui signifie probablement les monts du Taurus (près de Doliché). Cette plaque est le seul cas où ils portent des luminaires : on considère habituellement qu’il s’agit de Luna et Sol [37] , ce qui constitue à la fois une inversion du couple, et une redondance avec le Sol à sept rayons du haut de la plaque.

L’influence des cultes orientaux, matérialisée par Isis, ouvre l’hypothèse que la tête à cinq rayons ne soit pas Sol dupliqué, mais le troisième astre de la triade babylonnienne, Vénus, l’Etoile du matin) (voir Lune-soleil : symboles 3) autour d’une déesse ).


Synthèse sur les inversions Luna-Sol dans un contexte dolichénien

Triangular votive plaque of Jupiter Dolichenus from Brza Palanka Historical Museum of SerbiaPlaque votive plaque de Brza Palanka, Historical Museum of Serbia, Belgrade [38]

Cette plaque, trouvée depuis la parution du CCID, rajoute une inversion supplémentaire.

Pour autant qu’on puisse tirer des conclusions d’un corpus aussi réduit, on peut noter que, mis à part les deux plaques de Doliché et la plaque « orientalisante » de Wiesbaden, la place naturelle du couple Sol-Luna est « au ciel » de la composition, le plus souvent en compagnie de l’Aigle avec lequel ils forment une sorte de triade.

Bien moins codifiée que l’iconographie de Mithra, l’iconographie dolichénienne montre une grande liberté dans la placement des attributs, sans signification d’ensemble. Les cas relativement fréquent d’inversion Luna-Sol montrent leur indépendance par rapport aux autres couples de personnages ou d’attributs. Leur signification reste pour l’essentiel celle que Franz Cumont leur accorde dans l’ensemble de la culture romaine [39] :

« La réunion des astres qui marquent la succession constante du jour et de la nuit était l’emblème de la durée perpétuelle du temps infini »

Dans une inscription du Dolichenium de l’Aventin, le Dieu est s’ailleurs qualifié d’ « aeternus conservator totius mundi » (conservateur éternel du monde entier).



Sol et Luna ans d’autres cultes orientaux

Culte de Sabazios

CCIS 79a National History Museum of Albania TiranaNational History Museum of Albania, Tirana (CCIS 79a [40] ) CCIS 80 Rome, National Museum CopenhagueNational Museum, Copenhague (CCIS 80, [40])

Sabazios se reconnaît à son pied droit posé sur un crâne de bélier. Dans ces deux plaques, les seules où il est accompagné du couple des luminaires, on constate l‘inversion Luna-Sol.

Dans la plaque de gauche, Luna dans le fronton assume le rôle important de tenir à la place de Sabazios son sceptre caractéristique,  terminé par une main.

Dans la plaque de droite en revanche, le fronton est dédié au char d’Hélios, encadré par deux étoiles qui sont probablement à relier aux Dioscures des écoinçons.


CCIS 85b Plaque d'AmpuriasPlaques d’Ampurias, reconstitution (CCIS 85b [40])

On retrouve dans ce petit triptyque en bronze, autrefois argenté, l’importance des Dioscures dans le Panthéon sabazien, avec leurs grandes étoiles du Matin et du Soir. A l’intérieur du bas-relief, quatre petites étoiles jouent un rôle décoratif et un croissant s’est glissé à gauche, sans Sol pour lui faire pendant. Sans doute sert-il de faire-valoir à la lumière du foudre que Sabazios brandit dans sa main droite, tout près de Dyonisos sortant de l’arbre.

La grande rareté de ces cas laisse penser que le couple Sol-Luna ne jouait pas un rôle-clé dans le culte de Sabazios : c’est plus par compétition avec les tauroctonies mithraïques qu’ils ont été intégrés, l’inversion permettant de s’en démarquer.


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Culte du Cavalier thrace

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Sabazios et cavalier thrace PlovdivBas-relief syncrétique
Musée de Plovdiv

La partie haute de ce bas-relief est classée comme une représentation douteuse dans le CCIS ([40], p 45) , mais Margarita Tacheva-Hitova ( [41], N°17 p 170) n’hésite pas à y reconnaître Sabazios avec son bonnet phrygien et son bâton, comme dans la plaque de Copenhague. L’inversion Luna-Sol est en tout cas bien présente et délibérée, puisqu’il aurait été plus logique de placer Sol au dessus des divinités masculines et Luna au dessus des féminines.

La partie inférieure du bas-relief ressemble à un « cavalier thrace de type B », dont il existe d’innombrables représentations, mais sans la lance dans la main gauche. Les bas-reliefs de ce héros comportant les deux luminaires sont excessivement rares (il y en a trois, d’après [41] note 27 p 292) : le couple a probablement été ajouté ici par contagion avec la partie supérieure, mais autant qu’il semble en supprimant l’inversion.

On reconnait actuellement quatre types du « cavalier thrace » : lance à la main, bride à la main (avec présence ou pas d’une lyre) ou saluant à main nue [42].


Cavalier from Abritus, A 2nd-3rd Century. Razgrad, Istoritcheski Muzej Cavalier from Abritus B 2nd-3rd Century. Razgrad, Istoritcheski Muzej

Plaques provenant d’Abritus, fin 1er-2ème siècle, Razgrad, Istoritcheski Muzej

Ce cavalier, parfois identifié comme Sabazios/Dyonisos, est maintenant plutôt vu comme un cavalier thrace brandissant une corne à boire (rhyton) au lieu d’une lance : il s’agirait d’une représentation très ancienne du cavalier thrace, avant même l’apparition du type A ([34], Volume 2 p 147 et ss). L’inversion Luna-Sol dans la première plaque est en tout cas manifeste. La seconde plaque représente le même dieu, mais sans les deux luminaires.


Cavalier Thrace PlovdivMusée de Plovdiv

Ce cavalier à trois têtes et qui tient une hache double est une version du « cavalier thrace » qui ne se trouve que dans la région de Plovdiv (il ne figure pas dans les volumes du CCIT [43] concernant la Bulgarie) : c’est plutôt une sorte de Jupiter Dolichenus à cheval, avec une inversion Luna-Sol.


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En conclusion sur les cultes orientaux

Cavalier ThraceImage syncrétique [44]

Sous les yeux de Sol et Luna cette fois dans le bon ordre, ce bas-relief ajoute à la hâche double de Jupiter Dolichenus, au cheval du Cavalier thrace, aux deux acolytes imitant Cautes et Cautapates, dont l’un brandit la tête de bélier de Sabazios, le thème des ennemis piétinés, typique des « cavaliers danubiens ».

C’est sur cette  plaque polymorphe que se conclut cet article, de manière quelque peu frustrante. Autant le grand nombre et la standardisation des tauroctonies justifiait l’étude des rarissimes inversions Luna-Sol dans le culte de Mithra, autant la. rareté des vestiges et la perméabilité entre les iconographies rend cette tâche impossible, pour tous les cultes orientaux qui en dérivent plus ou moins.



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Références :
[2] Laurent Bricault, Philippe Roy « Les Cultes de Mithra dans l’Empire romain », Presses Universitaires Du Midi, 2021
[3] Leroy-Campbell, « Mithraic iconography and ideology » 1968
[4] M.-J. Vermaseren, Corpus inscriptionum et monumentorum religionis Mithriacae
Volume I : https://archive.org/details/CorpusInscriptionumEtMonumentorumReligionisMithriacaeM.J.Vermaseren1956
Volume II non disponible en ligne
[5] Pour un aperçu d’ensemble du corpus étendu, voir
https://www.tertullian.org/rpearse/mithras/display.php?page=selected_monuments
[6] Sur l’ambiguïté de « Persei », voir Robert Turcan, « Mithra et le mithriacisme », Paris, 1993 p 130. Il y a derrière toute une controverse sur les liens entre Mithra et le mythe de Persée. Peut être s’agit-il seulement, comme le remarque Robert Turcan, d’une contrainte de versification, qui a fait préférer le mot « Persei » à « persici ».
[7] Les textes latins de Lactance Prudence sont tirés de Cumont, « Textes et monuments figurés relatifs aux Mystères de Mithra » tome II, p 44 et ss https://archive.org/details/textesetmonument02cumouoft/page/46
Pour ne pas alourdir l’article, j’ai reproduit ces textes latins dans les notes. Sauf indication contraire, les traductions sont les miennes.
[8] Scholie de « te roseum »
Seu te roseum t. v. Dicit Apollinem a diversis gentibus variis appellari nominibus. Apud Achaemenios enim Titan, apud Aegyptios Osiris, apud Persas, ubi in antro colitur, Mitra vocatur.Quod autem dicit torquentem cornua ad illud pertinet quod simulacrum eius fingitur reluctantis tauri cornua retentare, quo significatur luna ab eo lumen accipere cum coeperit ab eius radiis segregari.
Traduction Laurent Bricault, Philippe Roy [2] p 44)
[9] Scholie de « in rupibus » :
Persae in spelaeis coli Solem primi invenisse dicuntur. Est enim in spelaeo Persico habitu cum tiara et utrisque manibus bovis cornua comprimens. Quae interpretatio ad Lunam dicitur ; nam indignata sequi fratrem occurrit illi et lumen subtexit. His autem versibus sacrorum Solis mysteria patefecit. Sol enim lunam minorem potentia sua et humiliorem docens taurum insidens cornibus torquet. Quibus dictis Statius lunam bicornem intelligi voluit non animal quo vehitur.
[10] Scholie complémentaire, (Parisinus 13046 saec. X) :
Rupes persei antri vocat templum Persei, ubi ita pingitur Pboebus qualiter adtrahat ad se lunam indignantem sequi eum. Luna post plenilunium solem praecedit et praecedendo lumen suum paulatim amittit, donec iam ex toto lucere desinit. Tandem vero ad solem accedens lumen suum recuperat, et tunc solem sequitur. In plenilunio autem iam soli proxima a sole comprehendi dicitur.
[11] Scholie de « Indignata » :
Sensus talis est : Persae in spelaeis Solem colunt, et est hic sol proprio nomine vocatus Mithras, qui quia eclipsin patitur ideo intra antrum colitur. Est autem ipse Sol leonis vultu cum triara, persico habitu et utrisque manibus bovis cornua comprimons. Quae interpretatio ad lunam dicitur, quae indignata sequi fratrem occurrit illi et lucem eius obscurat. Nudavit autem mysteriorum partem. Sol ergo quasi lunam minorëm docens, ideo taurum torquet ; mire autem cornua posuit, ut lunam manifestius posset exprimere non animal quo illa vehi figuratur. Sed (tamen) quia locus non est secreta deorum istorum iuxta tenorem intimae philosophiae disserere, de figuris tamen quibus creditur, paucis dica- mus. Sol ineffabilis, quia principale signum inculcat et frenat, leonem scilicet, idcirco et ipse hoc vultu lingitur, vel quod hic deus (inter) ceteros vi numinis et potentiae impetu excellat, ut inter reliquas feras leo, vel quod sit rapidum animal. Luna vero quia propius taurum coercet adducitque, ideo vacca (lunae) figurata est
[14] Roger Beck, « The Religion of the Mithras Cult in The Roman Empire » 2006 197-98 206-08 214 https://archive.org/details/TheReligionOfTheMithrasCultInTheRomanEmpire/page/n215/mode/2up
[15] Yannis Stoyas « After the heliacal rising of Sirius: Sothic symbols, celestial bodies and zodiacal signs on Roman Provincial coins of Alexandria » Neda, Annual Yearbook 2 (2017-2018) [2020], 441–473, 864. https://www.academia.edu/77156323/After_the_heliacal_rising_of_Sirius_Sothic_symbols_celestial_bodies_and_zodiacal_signs_on_Roman_Provincial_coins_of_Alexandria
[16] « The orientation of the Mithraea in Ostia Antica » January 2016Mediterranean Archaeology and Archaeometry 16(16 4):257-266 https://www.researchgate.net/publication/312229332_The_orientation_of_the_Mithraea_in_Ostia_Antica
[17] Les noms de Cautes et Cautopates sont une interprétation controversée, refusée par Turcan mais saluée par Beck, qui apparaît dans le nouvelle traduction de 1969 :
« The cave of the nymphs in the Odyssey : a revised text with translation » by Seminar Classics 609, State University of New York at Buffalo.
[18] Sur les arguments s’opposant à un modèle astrologique unifié, voir Richard Gordon « Cosmic Order, Nature, and Personal Well-Being in the Roman Cult of Mithras » https://www.academia.edu/35181566/Cosmic_Order_Nature_and_Personal_Well_Being_in_the_Roman_Cult_of_Mithras?email_work_card=view-paper
[19] Roger Beck « Planetary Gods and Planetary Orders in the Mysteries of Mithras » Brill, 1988
[20] Roger Beck “Sette Sfere, Sette Porte, and the Spring Equinoxes of A.D. 172 and 173,” Mysteria Mithrae 1979, p 515-530
[21] Carla Alexandra Brain « Venus in Pompeii: Iconography and Context » https://leicester.figshare.com/articles/thesis/Venus_in_Pompeii_Iconography_and_Context/10217774
[22] Roger Beck « Interpreting the Ponza Zodiac » Journal of Mithraic Studies 1976 https://www.mithraeum.eu/doc/mitreo_ponza.pdf
[23] Ulansey « Origins of the Mithraic Mysteries », 1989, p.64
[24] Robert Turcan, Compte-rendu de « R. Beck, The Religion of the Mithras Cult, Oxford (2006) » Topoi. Orient-Occident Année 2007 15-2 pp. 759-765 https://www.persee.fr/doc/topoi_1161-9473_2007_num_15_2_2277
[26] Cumont, « Textes et monuments figurés relatifs aux Mystères de Mithra » tome II fig 119 https://archive.org/details/in.gov.ignca.10836
[28] Tommaso Gnoli « The Mithraeum of Dura-Europos » dans « Religion, Society and Culture at Dura-Europos », 2016
[31] Susan B. Downey « The excavations at Dura-Europos » Volume 3, Parties 1 à 2, p 220
[32] Franz Cumont « Le Jupiter héliopolitain et les divinités des planètes » Syria. Archéologie, Art et histoire Année 1921 2-1 pp. 40-46 https://www.persee.fr/doc/syria_0039-7946_1921_num_2_1_8760
[33] Ivana Popovic « Une image datée des cavaliers danubiens » Mélanges de l’école française de Rome Année 1991 103-1 pp. 235-245 https://www.persee.fr/doc/mefr_0223-5102_1991_num_103_1_1713
[34] Dumitru Tudor « Corpus monumentorum religionis equitum danuvinorum (CMRED) «  1969 Volume 1 et 2
https://archive.org/details/corpusmonumentor0000tudo/
https://archive.org/details/corpusmonumentor0000tudo_c7l8/
[36] Corpus Cultus Iovis Dolicheni, Brill
[38] Nadezda Gavrilovic « Plaque votive triangulaire de Jupiter Dolichenus de Brza Palanka (Egeta) », https://www.academia.edu/41933162/Triangle_votive_plaque_of_Jupiter_Dolichenus_from_Brza_Palanka_Egeta_
[39] Franz Cumont, « Une dédicace à Jupiter Dolichénus » Revue de philologie 1902 XXVI p 8 https://www.retronews.fr/journal/revue-de-philologie-de-litterature-et-d-histoire-anciennes/01-janvier-1902/2389/4793068/6
[40] Corpus Cultus Iovis Sabazii (CCIS)
[41] Margarita Tacheva-Hitova « Eastern Cults in Moesia Inferior and Thracia (5th Century B.C.-4th Century A.D.) » dans la collection “Religions inthe Graeco-Roman World Online » volume 95, E. J. Brill Leiden 1983
[42] Dilyana Boteva « À propos des « secrets » du Cavalier thrace » Dialogues d’histoire ancienne Année 2000 26-1 https://www.persee.fr/doc/dha_0755-7256_2000_num_26_1_2414
[43] Corpus Cultus Equitis Thracii (CCIT)
[44] Teohari Antonescu « Cultul cabirilor in Dacia » 1889

Lune-soleil : thèmes chrétiens

31 décembre 2022

Dans les oeuvres chrétiennes, l’immense majorité des couples Soleil-Lune se trouve dans les Crucifixions. Cet article regroupe d’autres cas, soit antérieurs à l’apparition de l’iconographie de la Crucifixion, soit figurant dans d’autres contextes.

Article précédent : Lune-soleil : cultes orientaux

Iconographies chrétiennes précédant la Crucifixion

L’art paléochrétien a longtemps reculé devant la représentation directe de la Crucifixion, remplacée par des abstractions.

Les symboles cosmiques dans les sarcophages de la Passion

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325-50 Sarcophage no 171 de la serie dit de la Passion, Museo Pio Cristiano, VaticanSarcophage de la Passion (détail), 325-50, N°71, Museo Pio Cristiano, Vatican

Dans ce sarcophage qui a donné son nom au « type de la Passion », deux soldats sont assis de part et d’autre d’une croix ; au dessus, une couronne bordant un chrisme est picorée par deux colombes, lesquelles symbolisent peut-être les fidèles qui bénéficient de la Résurrection [1]. Elles picorent la couronne,  sans s’effrayer de l’aigle qui la tient dans son bec.


325-50 Sarcophage de la Passion N° 71, Museo Pio Cristiano, Vatican DETAIL

Les figurations du Soleil et de la Lune, tout en haut, sont en tout cas le plus ancien exemple connu d’association entre les luminaires et la croix.



325-50 Sarcophage no 171 de la serie dite de la Passion, Museo Pio Cristiano, Vatican schema

Les scènes ne sont pas disposées selon la chronologie, mais selon des considérations de symétrie  :

  • le compartiment central (4) comporte deux soldats ;
  • les compartiments 2 et 1a comportent chacun  un soldat et Jésus ;
  • les compartiments  latéraux (3 et 1b)  sont centrifuges, entre Jésus sortant à gauche vers le calvaire, et Pilate à droite regardant dans l’autre sens.

On notera l’insistance sur les couronnes de lauriers (en vert). Celle de la scène 3 se substitue à la couronne d’épines, remplaçant l’outrage par l’hommage.  La couronne au dessus de la Croix peut avoir  un double sens :

  • lorsque, comme souvent, c’est la main de Dieu qui l’amène ici-bas, elle symbolise la  Victoire qui l’emporte sur le Martyre ;
  • lorsque, comme ici, c’est le bec de l’aigle qui l’emporte vers les hauteurs, elle symbolise la Résurrection qui l’emporte sur la Mort.

« C’est lui qui délivre ta vie de la fosse, qui te couronne de bonté et de miséricorde. C’est lui qui comble de biens tes désirs ; et ta jeunesse renouvelée a la vigueur de l’aigle.
Psaume 103,4-5

Cet aigle aux ailes déployées apparaît dans plusieurs sarcophages de la série ( [2], [3] ) mais c’est le seul cas où il forme comme un firmament portant le Soleil et la Lune. Pour Gerke [3], les trois renvoient au symbolisme du pouvoir cosmique impérial :

Auguste Prima porta cuirasse gros planAuguste Prima porta cuirasse gros plan schemaAuguste de Prima Porta, détail de la cuirasse [4

  • à gauche, SOL conduit son quadrige ;
  • au centre, CAELUS étend son voile ;
  • à droite, AURORA tient sa cruche de rosée devant LUNA qui éclaire la nuit avec son flambeau.



325-50 Sarcophage de la Passion N° 71, Museo Pio Cristiano, Vatican DETAILsoldats
Cette symbolique du Jour et de la Nuit est endossée par les deux soldats assis sous le patibulum :

  • celui qui veille, du côté du Soleil et de Jésus partant vers le supplice : le Croyant ;
  • celui qui dort, du côté de de la Lune et de Pilate regardant dans le vide : l’Incroyant ( [5], p 59).


La série des sarcophages de la Passion, assez tardive, a peu de représentants, dont seulement quatre  avec les luminaires.


Le sarcophage de Julia Latronilla

Sarcophage de Julia Latronilla 330 ca Bible Lands museum JerusalemSarcophage de Julia Latronilla, Bible Lands museum, Jerusalem

Très proche du sarcophage du Museo Pio Cristiano, ce sarcophage présente des personnifications plus nettes : Sol tient les rênes de son char et Luna une torche. Le lien avec le soldat réveillé et le soldat endormi est confirmé.


Le sarcophage de Manosque

Sarcophage anastasis type de la passion 5eme -Eglise_Notre_Dame_de_Romigier Manosque.Sarcophage de l’Anastasis, 5ème siècle, Eglise Notre Dame de Romigier, Manosque
Sarcophage anastasis type de la passion 5eme -Eglise_Notre_Dame_de_Romigier Manosque etat ancien Deustch Archeol Institut 60.1572Etat restauré (d’après un dessin de Péreisc), Deustch. Archeol. Institut 60.1572

Répartis des deux côtés de la croix, les douze apôtres élèvent leur bras droit dans un geste d’acclamation. Les deux soldats aujourd’hui supprimés (tout comme les autres restaurations) n’étaient pas assis, mais debout en miroir, comme les apôtres. Solennelle et éloignée de tout aspect narratif, la composition illustre le Triomphe de la Croix. Pas d’aigle pour emporter dans les airs le chrisme et sa couronne : ornée de lemnisques, elle est posée en haut de la croix comme un trophée de la Victoire, gardée par les deux soldats [6].

Représentés par leurs personnifications, comme dans les deux autres cas, les luminaires évoquent un au-delà divin, réservé au Christ seul ; représentés par leur symboles , ils s’inscrivent dans la continuité des douze étoiles des Apôtres, formant un firmament continu, accessible aux humains.


Le sarcophage disparu de Saint Rémy de Provence

Musee des Alpilles, Saint Remy de Provence Brigitte Christern-Briesenick Repertorium cat 502Musée des Alpilles, Saint Rémy de Provence ( [7], N° 504)

Dans cette composition très similaire, les luminaires ne sont pas inversés. On note que leur position est cohérente avec celle des deux soldats, l’un réveillé et l’autre assis, mais pas avec les deux scènes du couvercle : le soleil est au dessous de la scène négative (les Mages devant Hérode) et la lune au dessous de la scène positive (la Nativité avec l’Etoile). Il faut donc bien considérer les luminaires comme partie intégrante de la scène du bas.


L’inversion du sarcophage de Manosque (SCOOP !)

La particularité du sarcophage de Manosque est que les deux soldats sont debout dans des attitudes parfaitement symétriques : ils perdent donc toute notion d’Eveil et de Sommeil.

Comme l’a noté F.Benoit [8], cette posture les apparente aux  Dioscures « conservateurs », parfois représentés à pied, montant la garde avec leur lance. Dans l’iconographie païenne, ils sont associés à la préservation du cycle du Jour et de la Nuit (voir Lune-soleil : dans l’art gréco-romain). Ici, ils accompagnent les luminaires dans une sorte de garde d’honneur autour de la Croix.

L’inversion Lune-Soleil signifie très certainement qu’à la Nuit de la Mort succède la Lumière de la Résurrection.


Les étoiles sans les luminaires

Cathedrale de Palerme 375-400Cathédrale de Palerme, 375-400

Ce sarcophage présente lui aussi les deux soldats debout, regardant vers le haut et retournant leur lance vers le bas, manière sans doute de souligner la victoire écrasante du Christ. Les douze étoiles, situées cette fois en avant de chaque apôtre, n’ont pas laissé de place au centre pour rajouter les luminaires.


Sarcophage_de_l'Anastasis Arles-MuseeSarcophage de l’Anastasis, Musée d’Arles

Ce sarcophage démultiplie les étoiles, avec une alternance une/deux pour chaque apôtre.


Les luminaires dans une autre scène

Sarcophage du Christ au Globe Arles F.Benoit 1954 fig VI,1Sarcophage du Christ au Globe, Arles [9]

Le Soleil et la Lune apparaissent dans les écoinçons au dessus du Christ, à l’issue d’une gradation de motifs illustrant la récompense céleste : oiseau becquetant, corbeille de fruits, couronne. Les luminaires ont subi un embellissement graphique qui leur a fait perdre leur aspect cosmique : on ne reconnaît le soleil qu’à ses sept rayons, et la lune, englobant une étoile à six banche, a pratiquement perdu sa forme en croissant. On peut pratiquement les considérer ici comme des éléments de Majesté qui complètent le globe céleste sur lequel le Christ est assis. Dans les sarcophages de l’Anastasis, ils s’inscrivaient dans le Ciel étoilé qui unifiait les douze apôtres ; ici au contraire, ils contribuent à isoler le Christ, en magnifiant le compartiment central.


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Le panneau de Sainte Sabine

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5eme Santa Sabina Panneau Parousie422-432, panneau de la porte de Sainte Sabine, Rome

 La composition du panneau est claire  :

  • en haut une scène de Majesté : le Christ entouré du Tétramorphe, entre l’Alpha et l’Omega, écarte le bras droit et tient dans la main gauche un rouleau (la principale différence avec les futures Majestas domini est la posture debout, et non trônant) ;
  • en bas un groupe de trois personnes, un homme tenant un rotulus, une femme voilée et un homme chauve, regardent vers le haut, les deux hommes élevant le bras vers un objet cruciforme.

C’est l’assemblage unique de ces deux scènes qui pose problème, et a donné lieu à de nombreuses interprétations.  Celles encore propagées par la plupart des livres sont :

  • l’Ascension : la femme est Marie regardant Jésus monter au ciel ;
  • l’Assomption : la femme est Marie se préparant à le rejoindre ;
  • le Triomphe de l’Eglise : la femme est l’Ecclesia entre ses deux chefs Pierre et Paul, attendant de rejoindre le Christ son époux.

D’autres propositions, la femme est Sainte Sabine, ou bien l’Eglise de Rome couronnée par le Christ, sont aujourd’hui abandonnées.


Le rouleau et son texte mélangé (SCOOP !)

Vues de près, les choses se compliquent encore. Un premier casse-tête est le texte sur le rouleau du Christ, en écriture onciale grecque (avec le sigma lunaire) :
5eme Santa Sabina Panneau detail lettres
on lit verticalement ΙΧΥΘΣ (la sixième lettre, un P ou un K, est probablement un artefact ( [10], p 84]) , assez proche de IΧΘΥΣ (ichtus, le Poisson) mais avec une inversion inexpliquée, gênante pour un acronyme chrétien aussi célèbre : Iêsoûs Khristòs Theoû Huiòs Sôtếr, Jésus-Christ De Dieu Fils Sauveur.


Mosaique de l'abside detail 6eme s sant appolinare in classe RavenneMosaïque de l’abside (détail) 6eme siècle, Sant Appolinare in classe, Ravenne

Dans cette mosaïque représentant la Transfiguration, l’inscription IΧΘΥΣ en haut de la Croix (à l’emplacement du panonceau) est au contraire mise à l’honneur pour sa symétrie, qui s’étend aux autres inscriptions :

  • ΙΧ (Jésus-Christ) à gauche, du côté de la lettre alpha et du mot Salus ;
  • Θ (Théos) au centre, à l’aplomb du gemme portant le visage du Christ ;
  • ΥΣ (Fils Sauveur) à droite, du côté de la lettre oméga et du mot Mundi.

Il est probable qu’à Sainte Sabine, les deux lettres ont été interverties pour exploiter d’une autre manière cette symétrie :

  • ΙXY (Jésus-Christ Fils) à gauche, du côté de la lettre alpha,
  • ΘΣ (Dieu Sauveur) à droite, du côté de la lettre oméga.

La moitié gauche de l’inscription correspond ainsi au commencement de l’histoire (alpha, Jésus crucifié) et à la moitié droite à sa fin (oméga, le retour en tant que Dieu Sauveur).


L’objet en suspension

5eme Santa Sabina Panneau detail croix

Un second casse-tête est l’objet cruciforme au dessus du trio : une couronne à la forme bizarre ? un lustre suspendu à rien ?


5eme Santa Sabina Panneau detail croix inverse

Dans un article brillant, Kantorowicz [11] a montré qu’il s’agissait tout bonnement d’une croix entourée d’un halo circulaire : symbole courant, mais ici inversé verticalement. Il en a conclu qu’il s’agissait de la croix dont l’apparition précède le retour du Christ, lors de la Parousie : dans son trajet vers le bas, elle est en train de revenir vers les trois principaux protagonistes de l’événement inverse, l’Ascension : à savoir Marie et les deux principaux apôtres :

5eme Santa Sabina Panneau Parousie bas

On peut remarquer, par ailleurs, que le halo autour de la croix fait écho à la grande couronne de lauriers qui forme comme une gloire autour du Christ.


Entre Pierre et Paul

Le seul attribut distinctif, la calvitie de l’homme de droite, incite à y reconnaître l’apôtre Paul. Le chef des Apôtres et de l’Eglise, Pierre, est donc à gauche, à la place d’honneur par rapport à la femme voilée, qu’il s’agisse de Marie ou d’Ecclesia. [12]


Garrucci, Raffaele, 1812-1885 Vetri ornati di figure in oro trovati nei cimiteri cristiani di Roma (Roma Tipografia delle belle arti, 1864) planche IXGarrucci, Raffaele, 1812-1885 Vetri ornati di figure in oro trovati nei cimiteri cristiani di Roma (Roma Tipografia delle belle arti, 1864) planche IX

Au moins un fond de verre doré des Catacombes (N°7) montre entre Pierre et Paul une femme voilée en orante, nommée Maria. On la trouve également seule, entre deux arbres. D’autres fonds de verre du même type [13] présentent dans la même posture Sainte Agnès entre Pierre et Paul.


MARIA VIRGO MINESTER DE TEMPULO GEROSALE vers 375 Basilique de Sainte-Marie Madeleine, Saint-Maximin La-Sainte-BaumeLa Vierge-Marie, ministre du Temple de Jérusalem
vers 375 Basilique de Sainte-Marie Madeleine, Saint-Maximin La-Sainte-Baume ( [14], p 80)

Pour Ally Kateusz, cette posture de femme en orante serait la trace, censurée par la suite, du rôle sacerdotal qu’auraient tenu certaines femmes au début de la Chrétienté. L’interprétation officielle est qu’il s’agit d’une défunte (orantes anonymes des catacombes) ou d’Ecclesia. Mais on voit que rien ne s’oppose, iconographiquement, à interpréter l’orante voilée de Sainte Sabine comme étant Marie.


5eme Santa Sabina Panneau Pierre et PaulLe Christ entre Pierre et Paul
422-432, panneau de la porte de Sainte Sabine, Rome

Un petit panneau de la porte montre Pierre et Paul avec les mêmes caractéristiques physiques, cette fois debout autour du Christ. Les spécialistes considèrent cette scène comme une « Traditio legis » un peu bizarre (voir [15] , p 63) (voir 2 Epoque paléochrétienne). Elle s’en écarte pourtant sur plusieurs points essentiels :

  • le Christ est de plain-pied, au lieu d’être au sommet d’une petit tertre ;
  • le Christ tient dans sa main gauche un objet indistinct (perle, morceau de pain ?) au lieu de tenir un rouleau ;
  • Pierre est à gauche et tend ses mains voilées, au lieu d’être placé à droite pour recevoir le rouleau ;
    les trois sont auréolés, tandis que seul Jésus l’est (parfois) dans les « Traditio legis ».


Sarcophage de Probus, Grottes de Saint Pierre, VaticanSarcophage de Probus, Grottes de Saint Pierre, Vatican Pierre Paul Jesus Vatican Museum.Pierre et Paul autour du Christ, Vatican

Ces deux exemples sont ceux qui se rapprochent le plus de la scène, bien que le Christ soit distingué par sa surélévation (la montagne du paradis, avec ses quatre fleuves) ou son auréole. Dans le sarcophage, Pierre est privilégié par sa position, à la droite du Christ et de la Croix ; dans le fond de verre s’ajoutent deux autres éléments de distinction : son geste qui imite celui du Christ, le regard que celui-ci lui accorde.

On en est conduit à supposer que le panneau de Sainte Sabine, avec son parti-pris d’égalité dans la Sainteté (les trois auréoles), représente une iconographie dont il ne reste aucun autre exemplaire : le Christ accueillant Pierre et Paul au Paradis (les palmiers sont souvent le symbole de la félicité éternelle et l’objet oblong dans les mains du Christ pourrait être une datte).


Ciampini Mosaique Ste SabineMosaïque de Sainte Sabine, 5ème siècle, dessin de Ciampini, 17ème siècle

Notons qu’au revers du mur d’entrée de Sante Sabine, se trouve une mosaïque contemporaine à la porte, dont la partie haute ne nous est plus connue que par ce dessin : elle montrait une troisième fois le couple Pierre et Paul, dans le même ordre, l’un au dessus de l’Ecclesia ex Circumcisione (église s’adressant aux Juifs), l’autre de l’Ecclesia ex Gentibus (église s’adressant aux non-juifs). [16]


5eme Santa Sabina Panneau Pierre et Paul 5eme Santa Sabina Panneau Parousie bas

Les deux compositions « entre Pierre et Paul » de la porte de Sainte Sabine partagent avec les verres des catacombes leur caractère synthétique, sans rapport avec un événement précis. Ils composent une sorte de pendant, où le Christ (auréolé, au Paradis) fait écho à Marie (sans auréole, sous le firmament).


ASTOR and MARIA. Novalje Reliquary Box, late 300s. Zadar MuseumPASTOR et MARIA, Reliquaire de Novalje , fin 4ème siècle, Zadar Museum([14], p 121)

Ally Kateusz a rassemblé un certain nombre de composition fonctionnant sur ce principe d’appariement, vertical ou horizontal, entre la Mère et son Fils.


Parousie ou Dormition ?

5eme Santa Sabina Panneau AscensionAscension du Christ 5eme Santa Sabina Panneau ParousieParousie

Une autre type de dialogue, thématique cette fois, s’établit entre ces deux grands panneaux.

Dans celui de gauche, tout le monde s’accorde à reconnaître l’Ascension du Christ, accueilli au ciel par des anges.

Celui de droite représente, selon Kantorowicz, le mouvement inverse de descente du Christ vers la terre au moment de la seconde Parousie :

  • pro : cela explique la Croix, signe précurseur, dirigée vers le bas, ainsi que les signes cosmiques ;
  • anti : aucun texte parousiaque ne précise la présence, sur Terre, de Marie, Pierre et Paul.

Selon Ally Kateusz ( [17], p 292), dans certains apocryphes orientaux, Jésus descend du ciel chercher sa mère au moment de sa mort, en présence de tous les disciples, dont Pierre et Paul. Voici la partie du texte qui mentionne des phénomènes cosmiques survenus au moment de la Dormition :

« Et quand ils y arrivèrent (les gardes), voici, ils virent les portes du ciel ouvertes et des anges de Dieu descendre et entrer dans la maison de Marie. Et des éclairs et des tonnerres sortirent aussi de la maison de Marie et montèrent au ciel. Puis ils virent les disciples s’occuper de la sainte. Et ils virent aussi des nuages venant du ciel et répandant de l’humidité et de la brume sur Bethléem. Et ils virent aussi des étoiles descendre du ciel et se prosterner devant sainte Marie. Et ils virent aussi le soleil et la lune, qui illuminaient le monde entier, descendre du ciel et se prosterner devant Marie. Et ils virent aussi la sainte allongée sur son cercueil, avec l’ange Gabriel debout à sa tête et Michel au pied de son lit, et ils éventaient la sainte avec les éventails à la main. Et alors ils virent les apôtres debout près de son cercueil avec crainte et tremblement, levant les mains au ciel. » Dormition syriaque dite des Six Livres), manuscrit éthiopien [18]

Un peu plus loin dans le texte, le Christ descend enfin du Ciel sur un chariot de feu, accompagné d’une multitude qui fait des allers-retours avec le ciel.

Expliquer le panneau de Sainte Sabine par l’apocryphe de la Dormition, c’est sélectionner les détails qui nous arrangent et évacuer tous les autres phénomènes merveilleux surnuméraires où on peut trouver à peu près tout, sauf le détail-clé de la croix descendant du ciel.

J’en resterai donc à l’opinion de Kantorowicz : le panneau de sainte Sabine est une des premières tentatives pour représenter la Parousie, d’une manière schématique et conceptuelle, très imprégnée par l’esthétique symétrique des verres dorés des catacombes


L’inversion Soleil-Lune (SCOOP !)

Le Tétramorphe et les lettres Alpha et Omega sont des signes apocalyptiques. Le soleil, la lune, et les cinq étoiles aussi, surtout si l’on remarque, comme Maser ( [19] , p 37), leur taille démesurée.



5eme Santa Sabina Panneau detail soleil
Personne ne s’est appesanti sur le dessin très particulier des deux astres : la Lune est un disque contenant un petit croissant, et le grand soleil contient en lui-même un autre soleil plus petit et avec moins de rayons (ce n’est pas une main de Dieu, comme on le lit parfois). Si on y rajoute la pluie d’étoiles, on est tout de même très proche des phénomènes célestes décrits par un des textes sur la Parousie :

« Aussitôt après la tribulation de ces jours, le soleil s’obscurcira, la lune ne donnera pas sa clarté, les astres tomberont du ciel, et les puissances des cieux seront ébranlées. Alors apparaîtra dans le ciel le signe du Fils de l’homme, et alors toutes les tribus de la terre se lamenteront, et elles verront le Fils de l’homme venant sur les nuées du ciel avec grande puissance et gloire ». Matthieu 24,29-3O

Comme Kantorowitz, je proposerais une chose très simple : retourner non seulement la croix, mais toute la zone qui l’environne :

5eme Santa Sabina Panneau detail soleil - inverse
Tel que le voit le Christ lors de son atterrissage, le Monde retrouve sa hiérarchie, Soleil à gauche de la croix et Lune à gauche. Les deux astres, comme avalés par eux-mêmes, sont une première tentative de figurer l’extinction des luminaires, avant la solution, plus satisfaisante, des personnifications tenant un voile devant elles.



L’olifant de Saint Arnoul

Olifant, abbaye de Saint-Arnoul de Metz, sud de l'Italie, fin du 11ème, Musee de Cluny a Nouveaux_mélanges_d'archéologie_d'histoire_et_[...]Cahier_Charles

Olifant, sud de l’Italie, abbaye de Saint-Arnoul de Metz, fin du 11ème, Musée de Cluny

Cet olifant présente un mélange rare d’éléments orientaux (pour les bandes décoratives) et chrétiens : autour d’une Ascension du Christ au dessus de Marie en orante se développent sur les flancs les Apôtres, en deux colonnes de six. Sur la partie concave on trouve la main de Dieu, les quatre Evangélistes et un motif animal de remplissage (chien ou écureuil).

Charles Cahier, qui a le premier décrit cette iconographie déconcertante [19a], a noté l‘inversion de la Lune et du Soleil, sans proposer d’explication convaincante.

Faut-il faire le rapprochement avec la Parousie de Sainte Sabine, et postuler une tradition commune entre les deux, qui inverserait les luminaires pour signifier qu’il s’agit d’une descente et non d’une montée aux cieux ? Les Ascensions/Parousies avec luminaires sont si exceptionnelles qu’une convention graphique aussi particulière est impossible à établir.


Olifant, abbaye de Saint-Arnoul de Metz, sud de l'Italie, fin du 11ème, Musee de Cluny b Olifant, abbaye de Saint-Arnoul de Metz, sud de l'Italie, fin du 11ème, Musee de Cluny b schema

 

D’autant qu’une explication plus simple est ici facile à trouver : si on se centre sur la partie concave – celle qui était visible par le public – on voit la main de Dieu entourée par les Evangélistes et les Apôtres, avec les deux luminaires dans l’ordre canonique.

Confronté à cette configuration circulaire, l’ivoirier a simplement choisi de représenter au recto le Ciel éternel autour du Père, et au verso l’Ascension du Fils porté par les Anges. Sur les flancs, les Apôtres sont communs aux deux scènes : en tant que collège apostolique et en tant que témoins de l’Ascension.



Le Soleil et la Lune dans le psautier d’Utrecht

Ce manuscrit, daté des années 820, est la copie d’un manuscrit perdu datant probablement du début du 6ème siècle [20]. Les deux luminaires y sont employés de diverses manières, illustrant le texte des psaumes d’une manière créative, cohérente et étonnamment logique : ce qui donne la clé des quelques cas d’inversion Lune-Soleil.

Psaume 19 (inversion)

Utrecht Psalter Psaume 19 fol 10v

  • « Le jour crie au jour la louange, la nuit l’apprend à la nuit« . Psaume 19,3
  • « C’est là qu’il a dressé une tente pour le soleil« . Psaume 19,5

Le soleil et la lune illustrent le jour et la nuit, les médaillons doubles traduisant les monologues de chaque entité avec elle-même. L’inversion Lune-Soleil sert à ce que la « tente » soit encadrée par deux représentations solaires, l’une en médaillon, l’autre en buste sortant des nuages.


Psaume 30

Utrecht Psalter Psaume 30 fol 16vFol 16 v

  •  Seigneur, vous avez tiré mon âme du séjour des morts. Psaume 30,4
  • « Le soir viennent les pleurs, et le matin l’allégresse ». Psaume 30,6

Le soleil au dessus du personnage joyeux signifie ici le matin, la lune au dessus du personnage qui pleure, le soir.

Plutôt que d’inverser les luminaires pour suivre l’ordre du texte, le copiste a privilégié l’ordre logique où le matin vient avant le soir.  Mais ce choix permet surtout de placer l’Allégresse au dessus du Christ tirant le mort de la tombe, scène qui ne peut se trouver qu’en bas à gauche pour créer une lecture ascensionnelle, du séjour des morts à la main de Dieu.

Cette image inaugure une dissymétrie dans le couple  que nous rencontrerons à plusieurs reprises dans le manuscrit :  tandis que le soleil est personnifié dans un médaillon,  la lune est montrée de manière réaliste, comme un croissant entouré d’étoiles.

Nous verrons que le copiste emploie indifféremment toutes les formules graphiquement valides :

  • pour le soleil, la personnification (dans un médaillon ou sans),  afin d’éviter la confusion avec une simple étoile ;
  • pour la lune, quatre possibilités : la personnification (toujours dans un médaillon) ou le croissant, avec ou sans étoiles.

Je n’ai pas trouvé de « grammaire » cohérente pour ces combinaisons, qui relèvent plutôt d’un souci purement graphique de lisibilité et de  variété.


Psaume 49

Utrecht Psalter Psaume 49 fol 28vFol 28v

« Le Dieu des dieux, le Seigneur a parlé; il a convoqué la terre du levant au couchant« . Psaume 49,1

Les deux demi-soleils illustrent le levant (le soleil avec sa torche qui entre dans l’image) et le couchant (le soleil qui en sort).


Psaume 55 (inversion)

Utrecht Psalter Psaume 55 fol 31rFol 31r

  • « La crainte et l’effroi m’assaillent, et les ténèbres m’enveloppent. Et je dis: Qui me donnera des ailes comme celles de la colombe, pour prendre mon vol et trouver un lieu de repos ? » Psaume 55,6-7
  • « Le soir, le matin, au milieu du jour, je me plains, je gémis, et il entendra ma voix. » Psaume 55,18

Le croissant entouré d’étoiles illustre les ténèbres du verset 6, et la colombe qui s’envole vers la droite le verset 7.

Le soleil a été rajouté au couple pour signifier le soir et le matin, inversés pour suivre l’ordre du verset 18. Le troisième moment, « au milieu du jour« , est  évoqué par la main de Dieu au milieu du ciel.

Tandis que la colombe vole en plein ciel, le soleil est englobé dans le même nuage que la lune : c’est sans doute pour insister sur l’idée de ténèbres que l’artiste a représenté, unique cas dans le manuscrit, le soleil sans son médaillon : preuve que celui-ci vu comme une sorte de mandorle lumineuse.


Psaume 72 (inversion)

Utrecht Psalter Psaume 72 fol 40vFol 40v

  • « Que son empire subsiste tant que brillera le soleil, tant que la lune donnera sa lumière, d’âge en âge ». Psaume 72,5
  • « Qu’en ses jours apparaisse la justice, avec l’abondance de la paix, jusqu’à ce que la lune ait cessé d’exister«  Psaume 72,7

Face aux contradictions du texte, le copiste a trouvé une solution graphique tortueuse :

  • pour illustrer la luminosité pérenne du verset 5, il a fusionné les deux personnifications en une seule, sans aucune caractéristique (rayons ou croissant) ;
  • pour illustrer la disparition de la lune du verset 7, il a placé cette mandorle indifférenciée là  où la lune devrait se trouver : tout se passe en somme comme si le soleil s’était déplacé à droite pour l’absorber.


Psaume 73

Utrecht Psalter Psaume 73 fol 41vFol 41v

« Tout le jour je suis frappé, chaque matin mon châtiment est là « . Psaume 73,14

Sans surprise, le soleil illustre le matin.


Psaume 74

Utrecht Psalter Psaume 74 fol 42rFol 42r

« A toi est le jour, à toi est la nuit; c’est toi qui as créé l’aurore et le soleil. C’est toi qui as fixé toutes les limites de la terre; l’été et l’hiver, c’est toi qui les a établis ». Psaume 74 16,17

Le dessin suit strictement l’ordre du texte :

  • le jour et la nuit,
  • l’aurore et le soleil (la pluie de rayons représente la rosée),
  • l’été (personnage dévêtu) et l’hiver (personnage emmitouflé).


Psaume 91

Utrecht Psalter Psaume 91 fol 53vFol 53v

  • « Celui qui s’abrite sous la protection du Très Haut repose à l’ombre du Dieu du ciel.«  Psaume 91, 1
  • « Tu n’auras à craindre ni les épouvantes de la nuit, ni la flèche qui vole pendant le jour, ni les complots qui s’ourdissent dans les ténèbres, ni les attaques du démon du midi. » Psaume 91, 5-6

Le verset 1 est illustré par le Temple en haut à gauche (la protection du Très Haut) et par le soleil juste au dessus (à l’ombre du Dieu du ciel).

Le soleil et la lune représentent  le matin et le soir (non cités dans le psaume), ce qui permet de placer en dessous des ces deux bornes les archers qui illustrent « la flèche qui vole pendant le jour« . Très logiquement, le démon de midi est positionné entre le matin et le soir.


Psaume 96

Utrecht Psalter Psaume 96 fol 56rFol 56r

Chantez à Yahweh, bénissez son nom! Annoncez de jour en jour son salut. Psaume 96,2

Les deux soleils illustrent de jour en jour.


Psaume 103

Utrecht Psalter Psaume 103 fol 59rFol 59r

Autant l’orient est loin de l’occident, autant il éloigne de nous nos transgressions. Psaume 103,12

Le soleil illustre l’orient et la lune l’occident.


Psaume 104

Utrecht Psalter Psaume 104 fol 59vFol 59v

Vous avez fait la lune pour marquer les temps, et le soleil qui connaît l’heure et le lieu de son coucher. Vous amenez les ténèbres, et il est nuit. Psaume 104,19-20

Les luminaires suivent l’ordre du texte. De plus, la lune environnée d’étoiles illustre les ténèbres.


Psaume 110

Utrecht Psalter Psaume 110 fol 64vFol 64v

Du sein de l‘aurore vient à toi la rosée de tes jeunes guerriers. Psaume 110,3

Comme le psaume ne cite pas le soleil, le copiste a suivi littéralement le texte pour aboutir à une représentation très précise de l‘aurore : une étoile à huit branches (dont c’est la seule apparition dans le manuscrit) d’où pleuvent des rayons (la rosée), lesquels allument en bas les torches des jeunes guerriers.


Psaume 148

Utrecht Psalter Psaume 148 fol 82vFol 82v

« Louez-le, vous tous, ses anges; louez-le, vous toutes, ses armées. Louez-le, soleil et lune; louez-le, brillantes étoiles. Louez-le, ciel des cieux, et vous, eaux suspendues dans les régions célestes » Psaume 148, 2-4

Le géant barbu qui présente chaque luminaire est probablement une manière d’imager le « ciel des cieux ».



Le Soleil et la Lune chez les Wisigoths

Ermitage de quintanilla-de-las-vinas Burgos VIIeme wisigothique ensemble reliefsErmitage de Quintanilla de las Vinas, Burgos, VIIème ou IXème siècle

Cette église est particulièrement frustrante puisque deux datations s’affrontent : selon la thèse aujourd’hui dominante, l’édifice serait wisigothique ; selon la thèse alternative, il serait mozarabe, deux ou trois siècles plus tard. La présence de la Lune et du Soleil de part et d’autre de l’arc triomphal n’a pas éclairci la situation : certains ont cru y déceler une survivance de l’hérésie manichéene (Vème siècle), voire du culte de Mithra (IIème-IIème siècle) [21].


13eme s, Mar Tadros, Behdidat LibanEglise de Mar Tadros, 13ème siècle , Behdidat, Liban

La présence des luminaires sur l’arc triomphal n’a pratiquement aucun équivalent, mis à part deux églises libanaises (Behdidat, Kfar Chleymane) où ils encadrent le médaillon de l’Emmanuel, tout en haut de l’arc triomphal.


Le couple Luna-Sol

Ermitage de quintanilla-de-las-vinas Burgos VIIeme wisigothique detail
Côté Lune, le visage semble porter une discrète barbiche. Selon certains, cette Lune masculine renverrait à la langue germanique des Wisigoths ; mais l’inscription LUNA est bien du genre féminin.

Le bas-relief du Soleil comporte en plus une palmette (ou un épi) et une lyre (ou une coupe) : on peut donc y voir, au choix, une référence à Apollon ou au Christ.

Les deux luminaires s’inscrivent dans un clipeus porté par deux anges.


Autel de Ratchis VIIIeme siecle oratorio de Santa Maria in Valle de Cividale del FriuliAutel de Ratchis, VIIIème siècle, Oratoire de Santa Maria in Valle, Cividale del Friuli

Le rapprochement s’impose avec cette « Majestas Dei » lombarde, où la couronne de lauriers, tenue en haut par la main de Dieu, est elle-aussi en sustentation angélique.


L’inscription votive

A Quintanilla, le bas-relief du Soleil se distingue par une inscription votive :

L’infime dame Flammola offre cet infime présent à Dieu

HOC EXIGVVM EXIGVA OFF(ert) DO(mina) FLAMMOLA VOTUM D(eo)

Le répétition rhétorique de l’adjectif « exiguus » ne se retrouve que dans la dédicace d’un édifice beaucoup plus important, la Cathédrale d’Oviedo, par le roi des Asturies Alphonse II le Chaste en 812 (ce qui pourrait être un argument en faveur de la datation tardive) :

Les travaux déjà achevés de ce temple, moi Alphonse, ton infime serviteur, je te les dédie comme une infime offrande.

Uius perfectam fabricam templi exiguus servus tuus Adefonsus exiguum tibi dedico muneris votum.

En général, les tenants de la datation précoce considèrent que la Lune et le Soleil symbolisent l’Eglise et le Christ, en puisant dans un traité dédié au roi wisigoth Sisebut :

« Mais parfois aussi, la lune est encore considérée comme l’Eglise parce qu’elle est éclairée par le Soleil comme l’Eglise par le Christ » Isidore de Séville, De natura rerum, 18,6


Une Majestas Dei primitive

Christ au dessus de l’arc triomphal, photo Enrique Domínguez Perela [22]

Les deux impostes font système avec la figure bénissante au dessus de l’arc, qui ne peut être que le Christ Pantocrator.

Il semble donc plus raisonnable de considérer que les luminaires ne représentent rien d’autre qu’eux même (plus peut être un hommage discret à la donatrice, dont le prénom est très proche du latin flammula, petite flamme). Le sculpteur de Quintillina semble avoir voulu réaliser une sorte de Majestas Dei primitive, où Dieu règne du haut du ciel sur Luna et Sol dument christianisés, puisque propulsés par des anges.

Cette intention cosmique explique amplement l’inversion, le Soleil se trouvant ainsi côté Sud, qui est aussi le côté réservé aux hommes à l’intérieur de l’église (voir 1-3 Couples irréguliers ).


Couple céleste, couple terrestre (SCOOP !)

Ermitage de quintanilla-de-las-vinas Burgos VIIeme wisigothique ensemble reliefsDeux autres bas-reliefs, dont on ne connaît pas l’emplacement initial, montrent eux-aussi des anges, mais cette fois sans auréole et ne tenant pas de clipeus : il ne sont pas ici pour véhiculer dans le ciel, mais plutôt pour escorter sur la terre.

Ces deux « portraits terrestres », l’un sans attribut, avec une chevelure et des vêtements symétriques, l’autre tenant un crucifix, avec une chevelure à double torsade et un manteau dissymétrique, sont dans le même rapport de gradation que les deux médaillons célestes.

D’où mon hypothèse qu’il s’agisse des portraits d’une soeur et d’un frère, homologue au couple céleste.



Ermitage de quintanilla-de-las-vinas Burgos VIIeme wisigothique detail croix
On remarquera que, côté homme, les deux croix ne sont pas identiques : l’une est en lévitation au dessus de la main de l’ange tandis que l’autre est brandie par l’homme, comme si l’une descendait du ciel à la rencontre de l’autre. Si l’on rattache cette scène au calice et à la palme dans le bas-relief du luminaire masculin, on ne peut manquer d’imaginer une allusion à une mort « en martyre ».

Ainsi, plutôt qu’une hypothétique résurgence manichéenne ou mithraïque, l’iconographique si particulière de l’église de Qunitillina pourrait tout aussi bien s’expliquer par un objectif très ambitieux par rapport aux capacités graphiques du sculpteur : réaliser un monument commémoratif, dédié par Flammola à un frère disparu.



Le Soleil et la Lune dans quelques tympans espagnols

En aparté : les chrismes trinitaires en pierre

Tympan Chrisme AzpaEglise d’Azpa (Navarre) Tympan Chrisme PuilampaEglise de Puilampa (Aragon)

Selon Francisco Matarredona Sala [24], qui a établi un recensement complet de ce motif, son développement commence en Navarre sous le roi Sancho Ramírez (1076). Il résulte de la fusion de l’anagramme utilisé dans la chancellerie de Sancho III el Mayor, où figure déjà le S de Sauveur (Soter) , avec la roue, symbole trinitaire courant (avec son moyeu, ses rais et sa jante). Installé à la porte des églises, le chrisme trinitaire devient pendant deux siècles un instrument de lutte contre les hérésies  et un étendard du Christianisme, essentiellement en Navarre et en Aragon.

Parmi les centaines de chrismes recensés, ceux qui sont entourés des symboles solaire et lunaire sont très rares. En ne retenant que les cas indubitables (la lune représentée par un croissant, et non évoquée par une étoile ou une fleur), on trouve en Navarre quatre cas, tous dans la configuration Lune-Soleil, et en Aragon sept cas, dont six sont dans la configuration Soleil-Lune [25].

L’inversion est donc clairement une préférence navarraise.



Le chrisme de la Oliva

Tympan Chrisme 13eme Monasterio_de_la_Oliva Carcastillo schema 2Tympan, XIIIème siècle, Monasterio de la Oliva, Carcastillo (Navarre)

Ce chrisme tardif, un des plus complexes, se situe tout en haut du tympan de cette abbatiale cistercienne, à la façade pratiquement dépourvue d’ornements. Il présente l’inversion navarraise Lune-Soleil.



Tympan Chrisme 13eme Monasterio_de_la_Oliva Carcastillo schema 1
La lecture Début (en bleu clair) / Fin (en jaune), suggérée par l’alpha et l’oméga, explique les deux scènes latérales : l’Enfant-Jésus en majesté, avec ses parents, et le Christ en Majesté, avec le Tétramorphe.

La lecture Nuit (en bleu sombre) / Jour (en orange), suggérée par la Lune et le Soleil, explique les deux symboles du haut : l’étoile nocturne et le coq, qui annonce le retour du Jour. A noter que les deux symboles s’intègrent aussi dans la lecture Début/Fin, si on y voit l’Etoile de Noël et le coq dont le chant annonce le Reniement de Pierre et le jour de la Passion.


Le lion et le griffon

Les deux animaux du bas, un lion et un griffon affrontés, ne s’inscrivent pas directement dans ces binarités.

A première vue, leur position inférieure pourraient en faire des symboles négatifs, ceux  du démon vaincu par l’Agneau :

« Tu marcheras sur l’aspic et le basilic, et tu fouleras aux pieds le lion et le dragon. » Psaume 90,13.



Tympan Chrisme 13eme Monasterio_de_la_Oliva Carcastillo schema 2
En fait, leur voisinage avec les scènes latérales exclut cette connotation  négative : tout comme le Tétramorphe escorte le Christ en Majesté,  les deux quadrupèdes escortent l’Agneau en Majesté, tout en s’intégrant  à la dialectique Début-Fin :

  • le lion, côté Nativité,  pour évoquer l’ascendance royale du Christ (le Lion de Juda),
  • le griffon, côté Majestas,  en tant que symbole habituel de la Résurrection.


Crismon_Catedral_de_JacaTympan de la cathédrale de Jaca, XIème siècle

Pour être complet, signalons qu’il existe deux tympans aragonais antérieurs (Santa Cruz de la Serós et Jaca), où le chrisme est accosté par des quadrupèdes, en l’occurrence des lions affrontés. Leur symbolique n’a rien à voir : au tympan de Jaca, ils jouent le rôle d’intercesseur (à gauche) et de protecteur (à droite), comme l’indiquent les inscriptions :

Le lion sait pardonner aux humbles, et le Christ à ceux qui l’implorent

Le lion est fort en piétinant l’Empire de la Mort

PARCERE STERNENTI: LEO SCIT XPSQ PETEND.

IMP(ER)IVM MORT(I)S CON CVLCANS E(ST) LEO FORTIS

A gauche, le pénitent est représenté par un homme chassant un serpent ; à droite, les périls mortels par un lion et un basilic.

Le texte qui entoure le chrisme prétend en expliquer les composants, d’une manière très énigmatique :

P=Pater, alpha=Genitus, « duplex »= Spiritus Sanctus.

Le terme « duplex » est interprété par certains comme signifiant l’oméga ([25], p 63), par d’autres comme signifiant le X, l’ensemble donnant le mot PAX ( [26], p 129).



Les inversions dans les Apocalypses

Les Apocalypses les plus anciennes

Les Beatus ibériques ne présentent jamais d’inversion, de même que les Apocalypses ottoniennes. Les seules se trouvent dans une Apocalypse carolingienne, celle de Trèves (et dans celle de Cambrai, qui en est la copie).

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800-25 Apocalypse de Treves Trier Stadtsbibliothek Cod 31 fol 20 5eme et 6eme sceauOuverture du cinquième et du sixième sceau, fol 20
800-25, Apocalypse de Trèves, Trier Stadtsbibliothek Cod 31

Le registre inférieur montre le résultat de l’ouverture du Cinquième sceau :

Je vis sous l’autel les âmes de ceux qui avaient été immolés pour la parole de Dieu et pour le témoignage qu’ils avaient eu à rendre. Apocalypse 6,9

Le registre supérieur fait allusion au Sixième sceau, par la présence du soleil et de la lune. Mais l’illustrateur n’a pas tenté de représenter les phénomènes cosmiques et terrestres qui en découlent :

Et je vis, quand il eut ouvert le sixième sceau, qu’il se fit un grand tremblement de terre, et le soleil devint noir comme un sac de crin, la lune entière parut comme du sang, et les étoiles du ciel tombèrent vers la terre, comme les figues vertes tombent d’un figuier secoué par un gros vent. Apocalypse 6,12

L’inversion de l’ordre chronologique pour les registres est imposée par le fait que le ciel ne peut se trouver qu’en haut.


800-25 Apocalypse de Treves Trier Stadtsbibliothek Cod 31 fol 22r Apo 7,2-3L’Ange du soleil levant, fol 22r
800-25, Apocalypse de Trèves, Trier Stadtsbibliothek Cod 31

Le soleil à droite de l’ange isolé illustre littéralement le texte :

Après cela, je vis quatre anges qui étaient debout aux quatre coins de la terre; ils retenaient les quatre vents de la terre, afin qu’aucun vent ne soufflât, ni sur la terre, ni sur la mer, ni sur aucun arbre. Et je vis un autre ange qui montait du côté où le soleil se lève, tenant le sceau du Dieu vivant. Apocalypse 7,1-2

L’artiste a accentué son affinité avec le soleil par une couronne de sept rayons.


La troisième et la quatrième trompette
800-25, Apocalypse de Trèves, Trier Stadtsbibliothek Cod 31

L’image combine deux moments, comme l’indiquent les deux trompettes dressées. Le fait que ces trompettes ne soient pas la troisième et la quatrième est dû à la convention de l’artiste qui groupe toujours les anges par quatre puis par trois (comme c’est le cas dans le texte).

Le registre inférieur montre l’effet de la Troisième trompette :

Il tomba du ciel une grande étoile, ardente comme une torche, et elle tomba sur le tiers des fleuves et sur les sources des eaux. Le nom de cette étoile est Absinthe ; et le tiers des eaux fût changé en absinthe, et beaucoup d’hommes moururent de ces eaux, parce qu’elles étaient devenues amères. Apocalypse 8,10-11

Comme précédemment pour le Sixième sceau, la lune et le soleil du registre supérieur se contentent de faire allusion aux effets de la Quatrième trompette, mais sans représenter le détail des phénomènes :

Et le quatrième ange sonna de la trompette; et le tiers du soleil fut frappé, ainsi que le tiers de la lune et le tiers des étoiles, afin que le tiers de ces astres fût obscurci, et que le jour perdit un tiers de sa clarté et la nuit de même. Apocalypse 8,12

L’inversion Lune-Soleil n’a pas de lien avec l’obscurcissement d’un tiers. Elle ne peut s’expliquer que par contamination avec l’image précédente, où le soleil levant était représenté à droite.


800-25 Apocalypse de Treves Trier Stadtsbibliothek Cod 31 fol 27r quatrieme et cinquieme trompette800-25 Apocalypse de Treves, Trier Stadtsbibliothek Cod 31 fol 27r 900 Apocalypse de Cambrai Cambrai, BM, 0386 (0364) fol 17 IRHT900, Apocalypse de Cambrai, Cambrai, BM, 0386 (0364) fol 17 IRHT

L’aigle et la Cinquième trompette

Le registre supérieur montre l’aigle qui annonce les trois dernières trompettes :

Puis je vis, et j’entendis un aigle qui volait par le milieu du ciel, disant d’une voix forte:  » Malheur! Malheur! Malheur à ceux qui habitent sur la terre, à cause du son des trois autres trompettes dont les trois anges vont sonner !  Apocalypse 8,13

Le registre inférieur montre le résultat de la Cinquième trompette :

Et je vis une étoile qui était tombée du ciel sur la terre, et on lui donna la clef du puits de l’abîme… Elle ouvrit le puits de l’abîme, et il s’élever du puits une fumée comme celle d’une grande fournaise ; et le soleil et l’air furent obscurcie par la fumée du puits. De cette fumée s’échappèrent sur la terre des sauterelles. Apocalypse 9,1-3

Ainsi s’explique la présence du soleil, que l’artiste a laissé à sa place habituelle, à droite.


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Les Apocalypses gothiques

Dans ces Apocalypses, deux illustrations montrent systématiquement les deux luminaires, dans l’ordre du texte : Soleil-Lune. Pour comprendre les rares inversions, il faut les analyser selon les grandes familles dégagées par les spécialistes.

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Dans le groupe Westminster

1255–1260 Getty Apocalypse Ms. Ludwig III 1 fol 8v 6eme sceauSixième sceau, fol 8v 1255–1260 Getty Apocalypse Ms. Ludwig III 1 fol 12v 4eme trompetteQuatrième trompette, fol 12v

1255–1260 Getty Apocalypse Ms. Ludwig III 1

Les manuscrits du groupe Westminster présentent les deux luminaires dans l’ordre du texte : Soleil -Lune, et illustrent scrupuleusement les détails :

  • pour le Sixième sceau, le soleil est noir et la lune rouge ;
  • pour la Quatrième trompette, un tiers de chaque luminaire est noirci (y compris les étoiles).


Dans le groupe Morgan

1250, apocalypse glosee BNF MS Français 403 fol 10r sixieme sceau INVSixième sceau, fol 10r 1250, apocalypse glosee BNF MS Français 403 fol 12v 4eme trompetteQuatrième trompette, fol 12v

1250, Apocalypse glosée, BNF MS Français 403

Dans l’Apocalypse glosée, l’image du Sixième sceau présente une inversion apparente, avec à gauche une lune qui semble sourire et à droite un soleil assombri.

L’image de la Quatrième trompette, en revanche, ne présente pas d’inversion : un quart du soleil est assombri et les deux tiers de la Lune, de manière à conserver la forme en croissant.


1255-60 Apocalypse Morgan Morgan Library MS M.524 fol. 3r 6eme sceauSixième sceau, fol 3r 1255-60 Apocalypse Morgan Morgan Library MS M.524 fol. 5r 4eme TompetteQuatrième trompette, fol. 5r

Apocalypse Morgan Morgan Library MS M.524

Ce manuscrit du même groupe présente des textes explicatifs, qui confirment que l’image de la Quatrième trompette ne présente pas d’inversion.

Pour le Sixième sceau, les deux textes, à droite du ciel et autour des étoiles qui chutent, ne concernent malheureusement pas les luminaires, mais le ciel :

le ciel s’est retiré comme un livre qu’on roule
Signifie le transfert de l’Ancien Testament aux Gentils.

celum recessit sicut liber involutus

celi recessio Veteris Testamenti ad gentes est translatio.

L’illustrateur a retiré les traits humains aux deux luminaires. On comprend alors que :

  • le disque de gauche est sans doute le soleil, voilé par un croissant pour évoquer sa noirceur ;
  • le disque de droite est une pleine lune avec des flammes, qui évoquent sa rougeur.

L’illustrateur a renoncé aux couleurs noir et rouge qui auraient levé tout doute, et semble avoir choisi des conventions graphiques délibérément ambigües, par lesquelles les transformations de chaque luminaire aboutissent à une inversion apparente.


Dans le groupe Lambeth

1250-75 Lambeth Ms.209 fol 7vSixième sceau, fol 7v 1250-75 Lambeth Ms.209 fol 9vDeuxième, troisième et quatrième trompette, fol 9v

1250-75, Lambeth Palace, Ms.209 (Conway library Courtauld institute)

Pas d’inversion pour le Sixième sceau (soleil noir et lune rouge).

Le compactage des trois dernières trompettes en une seule image a conduit à une certain désordre quant à leurs effets :

  • ceux de la Deuxième trompette figurent l’un dans l’image précédente (la montagne enflammée), l’autre à droite de celle-ci (le navire coulé) ;
  • celui de la Troisième trompette (la chute de l’étoile Absinthe) se trouve à gauche de celle-ci ;
  • celui de la Quatrième trompette (luminaires) se trouve à droite de celle-ci.

L’artiste n’a pas tenté de figurer l’obscurcissement d’un tiers, mais a bizarrement tourné le croissant vers le bas.


1265–70 Apocalypse Londres, Inv. Lisbonne Musee Gulbenkian LA139 Conway library Courtauld institute fol 12v 6eme sceauSixième sceau, fol 12v 1265–70 Apocalypse Londres, Inv. Lisbonne Musee Gulbenkian LA139 Conway library Courtauld institute fol 17v 4eme trompetteDeuxième, troisième et quatrième trompette, fol 17v

Apocalypse Gulbenkian, 1265–70, Musée Gulbenkian LA139 (Conway library Courtauld institute)

L’Apocalypse Gulbenkian suit fidèlement ce modèle, le seule différence étant que l’étoile Absinthe tombe désormais sur le bateau.

L’originalité de cette Apocalypse est qu’elle comporte de nombreuses images supplémentaires, parmi lesquelles deux présentent ce qui semble être des inversions Lune-Soleil.


1265–70 Apocalypse Londres, Inv. Lisbonne Musee Gulbenkian LA139 Conway library Courtauld institute fol 50v commentaire anges aux sept plaies Apo 15,1Commentaire de Berengaudus, fol 50v
Apocalypse Gulbenkian, 1265–70, Musée Gulbenkian LA139 (Conway library Courtauld institute)

Il s’agit ici du commentaire sur les anges aux sept plaies :

Et je vis un autre grand et merveilleux signe dans le ciel. Apocalypse 15,1

Le commentaire paraphrase pauvrement cette apparition d’un signe céleste. Pour l’illustrer, le miniaturiste a imaginé cette composition énigmatique, que l’on a baptisé faute de mieux les « grands mystères du ciel ». Il semble d’agir de deux astronomes, l’un tenant de sa main gantée un disque argenté, l’autre tenant par derrière un petit objet en forme d’étoile : peut être essaient-ils de simuler une des signes célestes majeur, une éclipse, à l’image du soleil qui commence à être masqué par le nuage. Quelle que soit l’interprétation retenue, il ne s’agit en tout cas pas d’une inversion Lune-Soleil.



1265–70-Apocalypse-Londres-Inv.-Lisbonne-Musee-Gulbenkian-LA139-Conway-library-Courtauld-institute-fol-76v-Ap-2210-21Saint Jean et le Christ, fol 76v
Apocalypse Gulbenkian, 1265–70, Musée Gulbenkian LA139 (Conway library Courtauld institute)

Cette image, qui n’apparaît dans aucune autre Apocalypse (sauf celle d’Abingdon, qui est une copie de l’Apocalypse Gulbenkian) illustre la fin du texte, en particulier ce passage :

C’est moi, Jésus, qui ai envoyé mon ange vous attester ces choses, pour les Eglises. C’est moi qui suis le rejeton et le fils de David, l’étoile brillante du matin. Apocalypse 22,16

Il ne s’agit donc pas d’une inversion Lune-Soleil, mais d’une illustration littérale du texte : de la Nuit (figurée par la Lune) surgit l’Etoile de David.


L’Apocalypse de la reine Eleanor et son influence

1250 Trinity College, Cambridge Apocalypse R.16.2 fol 7r 6eme sceauSixième sceau, fol 7r 1250 Trinity College, Cambridge Apocalypse R.16.2 fol 9r 4eme trompette INVQuatrième trompette, fol 9r

1250, Trinity College, Cambridge, R.16.2

Cette Apocalypse un peu à part des trois grandes familles présente pour nos luminaires une configuration originale :

  • pour le Sixième sceau, le Soleil rayé de noir et la Lune rouge suivent parfaitement le texte ;
  • pour la Quatrième trompette, l’obscurcissement d’un tiers est parfaitement respecté, mais la Lune et le Soleil sont inversés : une erreur serait d’autant plus étonnante que les miniatures précédentes, pour les trois autres trompettes, suivent le texte avec un rare scrupule.



1250 Trinity College, Cambridge Apocalypse R.16.2 fol 9r 4eme trompette detail
Il faut remarquer qu’entre la Lune et le Soleil, le dessinateur a placé six étoiles rouges, qui se distinguent nettement des étoiles blanches du fond : il  a voulu représenter ainsi l’extinction du tiers des étoiles.

Pour comprendre l’inversion, il faut se reporter à la partie Commentaire, en dessous de l’image :

« Les quatre anges signifient Christ et les apôtres. Le Soleil le peuple des Juifs. La Lune la synagogue. Les étoiles les princes des prêtres. »

En choisissant l’ordre Lune / Etoiles / Soleil, l’illustrateur a voulu créer un effet d’amplification conforme au Commentaire : la Synagogue / les Prêtres / les Juifs. Juste en dessous, le vol du corbeau avec ses trois Malheur ! souligne cette progression en trois stades.


1300-20 Apocalypse de Toulouse,Toulouse BM MS 815 fol 12v 6eme sceauSixième sceau, fol 12v 1300-20 Apocalypse de Toulouse,Toulouse BM MS 815 fol 16r 4eme TompetteQuatrième trompette, fol 16r

1300-20, Apocalypse de Toulouse, Toulouse BM MS 815

L’Apocalypse de Toulouse s’inspire lointainement de celle de la reine Eléanor : pour le Sixième sceau, l’illustrateur a omis de noircir le soleil ; pour la Quatrième trompette, il a recopié l’inversion, devenue inexplicable.


1300-25 Queen Mary Royal MS 19 B XV, f 11v 6eme sceauSixième sceau, fol 11v 1300-25 Queen Mary Royal MS 19 B XV, f 15 4eme trompette INVQuatrième trompette, fol 15r

1300-25, Apocalypse Queen Mary,  BL Royal MS 19 B XV

Ce manuscrit inverse systématiquement les luminaires. Il est possible que l’inversion pour la Quatrième trompette ( héritage de l’Apocalypse de la reine Eleanor) ait fini par contaminer l’image du Sixième sceau. Mais vu le parti-pris d’épuration graphique de cette Apocalypse tardive, on peut imaginer que l’artiste utilise l’inversion pour exprimer de manière abstraite le bouleversement de l’ordre cosmique, sans entrer dans les détails du texte.


Inversions purement graphique

Les ivoires du Baptême

The-Baptism-of-Christ-Throne-of-Maximian-Ravenna-6thTrône de Maximien, Ravenne

British Museum

Le Baptême du Christ, 6ème siècle, Méditerranée orientale

Ces deux ivoires contemporains suivent le même schéma : un Saint Jean baptiste géant, le pied gauche sur un rocher, bénit un Jésus-enfant plongé dans l’eau jusqu’à mi-corps, avec en bas à droite une personnification du fleuve Jourdain. Au-dessus de Jésus la colombe descend du ciel, accompagnée dans le second ivoire par la main de Dieu et une patène. A droite deux anges préparent les serviettes : la composition suit donc, de gauche à droite, la chronologie de l’épisode.


6eme Baptism of Christ (Lune soleil jourdain, Eastern Mediteranean Lyon MBALe Baptême du Christ, ivoire du 6ème siècle, Est méditeranée, Musée des Beaux Arts, Lyon

Le troisième ivoire de la série est le seul à comporter les deux luminaires personnifiés, chacun tenant le globe cosmique quadriparti (voir 1 Epoque romaine). Leur inversion s’explique évidemment par les nécessités de la composition : le Soleil se place au dessus du personnage principal, Jésus.

Pour R. Jensen ( [27], p 100), les deux luminaires serviraient à évoquer le phénomène cosmique de l’ouverture des cieux :

« Jésus ayant été baptisé sortit aussitôt de l’eau, et voilà que les cieux s’ouvrirent pour lui, et il vit l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui. Et voilà que des cieux une voix disait:  » Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis mes complaisances. «  Matthieu, 3,16-17

On peut aussi remarquer que les deux astres se substituent aux deux anges, qui conféraient à la scène un caractère divin. Reste qu’il en résulte une composition profondément symbolique :

  • d’une part le couple Lune/Soleil fonctionne, vis à vis de la lumière céleste, comme le couple Précurseur/Christ vis à vis de la Lumière évangélique : l’un la reflète, l’autre l’accomplit ;
  • d’autre part la partie droite de l’image conserve la même superposition trinitaire qu’au centre de l’ivoire du British Museum : la main du Soleil (à la place de la main du Père) , la Colombe, et le Fils.

Pour R. Jensen ([27], p 28), la représentation du Christ comme un enfant, fréquente dans l’iconographie paléochrétienne du baptême, évoquerait le retour, grâce au sacrement, à l’innocence originelle. Le caractère trinitaire de ces deux ivoires renverse la problématique : dans cette scène où nous est dit que Jésus est le Fils de Dieu, la taille géante de Saint Jean Baptiste fait voir ce Père qui se contente de parler.

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Le trésor de Karavas

Tresor de Karavas Chypre 629–30 Met et Musee archeologique de NicosieTrésor de Karavas, Chypre 629–30, MET et Musée archéologique de Nicosie, reconstitution de Steven H. Wander [28]

Ce trésor se composait de neuf plats d’argents de trois tailles différentes, racontant des épisodes de l‘histoire de David. Les scènes ont été identifiées par Steven H. Wander, qui a montré qu’elles se disposaient en croix autour du médaillon principal, le Combat de David et Goliath. Les médaillons 1,3 et 8 présentent, en haut, le couple Soleil-Lune, inversé dans le médaillon 1. Les deux petits médaillons, qui présentent une rencontre entre David et un messager, sont composés en pendant, avec David alternativement à droite et à gauche. La position du soleil suit simplement celle de David :

« Ces trois compositions similaires ont pour thème la sélection de David par rapport à une autre personne, en présence de symboles cosmiques. Le soleil suspendu au-dessus de sa tête marque l’acceptation par les cieux de ce statut d’élu ». [28]



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Les camées de la Nativité (SCOOP !)

Vettori Nummus æreus veterum 1737 p 37Vettori, « Nummus æreus veterum… » 1737 p 37

Nativite camee venitien XIIIe British museumBritish Museum

Nativité, Camée en pâte de verre, Venise, 13ème siècle

On a longtemps cru que le camée publié par l’antiquaire Vettori était le plus ancien exemple de la présence de l’âne et du boeuf. Il s’agit en fait d’un modèle vénitien, de style byzantin, dont on connaît plusieurs exemplaires (trois au British Museum, un au Bode Museum de Berlin, un au Musée archéologique de Naples).

On sait que les deux animaux sont associés dans Isaïe 1.3 : « Le boeuf connaît son possesseur, et l’âne la crèche de son maître ». Dans le monde juif, ces deux quadrupèdes étaient des bêtes de somme, mais il était interdit de les atteler ensemble ; en outre le boeuf était un animal pur, qu’on pouvait manger et sacrifier, et l’âne un animal impur parce qu’il ne ruminait pas (Lévitique). Le verset d’Isaïe associe donc deux animaux antagonistes, mais réunis par la commune reconnaissance de leur maître.

L’originalité du camée est la présence de la Lune, qui situe la scène de nuit. Il en résulte une composition parfaitement symétrique : à la Lune, à l’âne  et à Joseph s’opposent l’Etoile, le boeuf et Marie. Il est logique que l’Etoile soit associée à l’auréole de l’Enfant, et à Marie (stella maris , l’Etoile de la Mer).

La structure de l’image suggère une superposition de triades :

  • généalogique : Joseph / Marie / Jésus ;
  • domestique :  âne / boeuf / agneau (de Dieu) ;
  • cosmique : Lune / Etoile / Soleil (Christ).


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Le couronnement de la Vierge

1300–10 Virgin Mary, Coronation Victoria and Albert Museum

Dans le Couronnement de la Vierge, Marie est systématiquement en position d’honneur, à la droite de son fils. Lorsqu’on souhaite rajouter un aspect cosmique à la scène, l’inversion Lune-Soleil s’ensuit.


Jacopo_torriti,_coronation_of_the_virgin,_santa_maria_maggiore,_rome 1295-96Couronnement de la Vierge, Jacopo Torriti, 1295-96, mosaïque de Santa Maria Maggiore, Rome

Jacopo Torriti, dans cette mosaïque d’esprit très byzantin, est un précurseur isolé de la formule que Millard Meiss dénomme « surnaturelle » ( [29], p 43), dans laquelle le couple divin surplombe les autres personnages. Cette formule ne se développera à Venise qu’au beau milieu du Trecento, dans une sorte de « renaissance » byzantinisante.


En aparté : la Vierge de l’Humilité « magnifiée »

1345_ca Roberto_d'oderisio,_madonna_dell'umilta_.,_da_s._domenico_maggiore CapodimonteVierge de l’Humilité « magnifiée »
Roberto d’Oderisio, vers 1345 , Capodimonte, Naples (provient de l’église San Domenico Maggiore)

C’est exactement la période où on a l’idée, à Naples, de rajouter un croissant de lune sous les pieds de la Vierge de l’Humilité, pour magnifier Marie en l’identifiant à la Femme de l’Apocalypse.


1372 Andrea_da_bologna,_madonna_dell'umilta Pinacoteca parrocchiale (Corridonia)Vierge de l’Humilité magnifiée
Andrea da Bologna, 1372, Pinacoteca parrocchiale, Corridonia

Cette innovation va se développer un peu partout en Italie pendant la seconde moitié du Trecento Jésus (voir 3-3-1 : les origines). Dans de très rares cas, comme ici, elle frôle l’idée d’associer Marie avec la Lune et Jésus avec le Soleil (le médaillon solaire à côté de la tête de l’Enfant), mais il s’agit en premier lieu de traduire visuellement « la femme vêtue de soleil, et avec le croissant sous ses pieds »)



Les Couronnements des Veneziano

the-coronation-of-the-virgin-paolo veneziano 1350 Musee des BA Tours

Couronnement de la Vierge, Paolo Veneziano, vers 1350, Musée des Beaux-Arts, Tours

Tout autre est la démarche qui se fait jour à Venise à partir de 1350, dans plusieurs Couronnements de la Vierge de l’atelier des Veneziano : les luminaires sont placés sous les pieds du couple divin, au départ de manière discrète, parmi les décorations du carrelage.


the-coronation-of-the-virgin-paolo veneziano 1350 ca panneau central du Polyptyque de Santa Chiara, Accademia VenisePaolo Veneziano, vers 1350, panneau central du Polyptyque de Santa Chiara, Accademia, Venise the-coronation-of-the-virgin-paolo-and-giovanni-veneziano 1358 Frick Collection NYPaolo et Giovanni Veneziano, 1358, Frick Collection, New York

Mais bientôt on en arrive à des compositions où les luminaires deviennent des attributs à part entière de chacune des deux Personnes.


La justification théologique

Prise métaphoriquement, la comparaison ente les deux couples peut s’appuyer sur un vieux texte d’Albert le Grand :

« Jésus-Christ était le soleil, Marie était la lune; le soleil s’est obscurci, parce que Jésus-Christ a perdu la vie ; mais la lune s’est changée en sang et est devenue comme du sang, parce que Marie, étant au pied de la croix et voyant son Fils pendu à ce gibet avec sa tête couronnée et percée d’épines, fut noyée dans un déluge de douleur. » Albert le Grand, Sermon sur le deuxième dimanche de l’Avent

Mais la métaphore avait été expliquée plus récemment, et d’une manière moins tragique, par Saint Bonaventure, le grand prédicateur qui avait succédé à Saint François à la tête de l’Ordre franciscain :

 » Marie est comparée à la Lune parce qu’elle reçoit toute sa lumière du soleil, et qu’elle répand la lumière qu’elle reçoit. » Saint Bonaventure, Sermon 1 in ordine 37

Ce texte s’adapte comme un gand à l’iconographie du Couronnement : la transmission de la couronne, en haut, matérialise la transmission de la lumière, en bas.


Lorenzo_Veneziano,_Marriage_of_St_Catherine._1360._Gallerie_dell'Accademia,_VeniceMariage de Ste Catherine, Lorenzo Veneziano, 1360, Gallerie dell’Accademia, Venise

Lorenzo Veneziano, qui avait introduit à Venise la formule de la Vierge d’Humilité magnifiée, tente même d’ajouter les luminaires sous une Vierge à l’Enfant, formule qui restera sans lendemain.

Mis à part cette brève mode vénitienne, tous les Couronnements italiens qui suivront omettront les luminaires [30]. Sans doute parce que, lue au premier degré, la composition pouvait produire l’impression fâcheuse, contraire à la notion de co-royauté dans le Ciel, que la Mère et le Fils se partageaient les luminaires. Les artistes se contenteront donc des anges, des nuages et des étoiles pour signifier que la scène se passe dans les Cieux.


Giovanni_dal_ponte,_polittico_dell'incoronazione_della_vergine 1420-1430 AccademiaGiovanni dal Ponte, 1420-1430, panneau central du polyptyque du Couronnement de la Vierge, Gallerie dell’Accademia, Venise

Où bien ils se limiteront au Soleil, à équidistance diplomatique entre les deux.


Couronnement Vierge Gable portail central facade occi 1260 ca Cathedrale_de_Reims

Couronnement de la Vierge, vers 1260, Gâble du portail central, façade occidentale, Cathédrale de Reims

C’était déjà la solution retenue à Reims, avec le Soleil illuminant la couronne tandis que la Lune, fichée tout en bas sous les pieds de Marie, reflète à distance sa lumière. Contrairement à une croyance urbaine, il ne s’agit pas d’un boulet de la guerre de 14 [31].


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La Vierge des Litanies

L’invention de la formule

Heures Kerver 1503 Vostre 1510 schemaFormule croisée, formule parallèle

Selon Emile Mâle [32a] puis Wanda Rabaud [32b], l’invention de la formule de la Vierge des Litanies est due à Antoine Vérard dans ses Heures de Rouen de 1503 (BNF BP16_100299), aussitôt imité par Thielman Kerver pour des Heures de Paris. La LunePulchra ut luna (Belle comme la Lune) accompagne le Soleil – Electa ut sol (Brillante comme le soleil) – mais on ne peut pas considérer qu’il s’agit d’une véritable inversion : car ces deux comparaisons similaires forment un couple, symétrique du troisième astre, l’Étoile de la mer (Stella maris). Les autres emblèmes [33] sont appariés deux par deux par analogie (flèches vertes) : deux villes, deux plantes, deux arbres, deux sources, deux enceintes. Deux emblèmes célibataires se retrouvent appariés de force, la tige qui fleurit et le miroir sans tâche (flèche rouge). Les mains jointes de la Vierge ont donné l’idée à l’artiste de croiser les emblèmes autour de ce point focal.

Rapidement (entre 1503 et 1507), Simon Vostre introduit une variante dans laquelle les emblèmes des Litanies n’entourent plus la Vierge mais une autre figure mariale en poupée russe : Sainte Anne trinitaire emboîtant sa fille Marie qui emboîte son petit-fils Jésus. La disposition des emblèmes est rationnalisée :

  • le croisement disparaît,
  • le miroir est associé au puits, par l’idée commune du reflet circulaire ;
  • la tige fleurie va avec la fontaine, dans la logique de l’arrosage ;
  • il reste néanmoins un célibataire : le plant de roses (en rouge), qui se case discrètement à côté de l’étoile.

Cette composition rationnalisée va être ensuite appliquée à Marie par Hardouyn en 1507, constituant un second modèle pour la Vierge des Litanies : la formule croisée et la formule parallèle seront largement recopiées par les sculpteurs et les verriers tout au long du XVIème siècle.


Une inversion gênante

16eme Saint Loup de Montdauphin 77Verrière des Litanies, 16ème siècle, église Saint Loup, Montdauphin

Ainsi ce maître-verrier a recopié la formule croisée mais, faute de place, il a omis l’Etoile de la mer et décalé la Lune dans la lancette de gauche : ce qui induit une inversion Lune-Soleil involontaire, mais malheureuse.


v
Verrière des Litanies attribuée à Nicolas Pinaigrier, vers 1586 Saint Etienne du Mont Paris (photo ndoduc.free.fr)

La plupart des maîtres-verriers ont bien conscience du problème et continueront à reproduire la formule, mais en corrigeant l’inversion. Ici, l’Etoile de la Mer est décalée sous la Lune, dans une heureuse association visuelle avec la corolle du Lys.


Les variantes sur la position des astres

Litanies Nogent sur Seine Baugy schema

Ces deux artistes ont imaginé indépendamment une variante ternaire qui place le Soleil sous Dieu le Père, entre la Lune et l’Etoile : il ne s’agit donc pas à proprement parler d’une inversion, mais plutôt d’un recentrage :

  • le sculpteur de Nogent sur Seine a repris la formule croisée, y compris l’association forcée entre une plante et le miroir ;
  • le maître-verrier de Baugy [34] a voulu fermer le bas de la verrière par une autre série de trois emblèmes, ce qui a conduit à une réorganisation quelque peu hasardeuse.


Eglise_de_Montfort_l'Amaury 1574 Vitrail-litanies-de-la-ViergeVerrière des Litanies, 1574, Eglise de Montfort l’Amaury

Une autre solution ternaire a été imaginée ici, sous la forme d’un triangle : le Soleil culmine entre les deux autres astres, tout comme, juste au dessus, Dieu culmine entre les deux anges.


1534 église Notre Dame des Marais La Ferté Bernard baie 4 Litanies D.Krieger mesvitrauxfavoris.frBaie 4, 1534, ND des Marais, La Ferté Bernard (photo D.Krieger, mesvitrauxfavoris.fr) Tillières-sur-Avre_Église_Saint-Hilaire 1545-50 Litanies1545-50, Église Saint Hilaire, Tillières sur Avre

On a aussi imaginé une répartition quaternaire des astres :

  • à Notre Dame des Marais, les phylactères sont effacés mais il s’agit probablement de deux étoiles au dessus du Soleil et de la Lune ;
  • à Tillières sur Avre, le Soleil fait pendant à l’Etoile du Matin dans les lancettes latérales, tandis que dans la lancette centrale la Lune est appariée avec l’Etoile de la mer.


Jean the Elder Bellegambe - The Virgin of the Litanies or The Immaculate Conception - Douai musée de la ChartreuseJean Bellegambe (atelier), musée de la Chartreuse, Douai [35] Joan_de_Joanes 1537 _The_Immaculate_Conception_-Fondation Banco SantanderJoan de Joanes, 1537, Fondation Banco Santander

Vierge des Litanies

D’autres manières inventives de traiter le problème astres sont :

  • de supprimer carrément l’Etoile (solution Bellegambe) :
  • de glisser la Lune sous les pieds de Marie, laissant le Soleil dialoguer avec l’Etoile (solution Joan de Joanes)


Un cas unique d’inversions corrélées

Dormition de Marie transept abbatiale de la Sainte Trinité fecampDormition de Marie, 1507-10, abbatiale de la Sainte Trinité, Fécamp

Ce monument a été commandé par le prieur Pierre Chardon et exécuté :

  • par le sculpteur italien Guido Mazzoni [36], pour les grandes figures de terre-cuite polychrome,
  • par un atelier local pour les reliefs de la partie supérieure de l’enfeu [37] .

On y voit au centre Marie en Assomption vers le Père et le Fils, avec une inversion insolite de la position du Fils, toujours assis à la droite du Père. Le Soleil et la Lune ont en revanche leur position habituelle, ce qui pourrait induire l’idée fâcheuse d’une subsidiarité du Fils par rapport au Père : pour l’éviter, l’artiste a inséré l’Etoile à côté de Fils, de sorte que chacun se trouve escorté d’un astre brillant.


Haut-relief de Pierre des Aubeaux (1511) Gisors collégiale_St-Gervais-et-St-Protais chapelle_de_l'AssomptionHaut-relief de Pierre des Aubeaux, 1511, chapelle de l’Assomption, collégiale St Gervais et St Protais, Gisors

Un monument similaire se trouvait à Gisors. La partie Dormition a été détruite en 1794, mais la partie Assomption subsiste, dans laquelle le Fils et le Père ont repris leur place conventionnelle. La composition est complétée, sur le mur droite, par une frise de priants largement restaurée au XIXème siècle [38] .

Le lien avec le modèle de Fécamp a été établi par l’abbé Blanquart [39], qui a retrouvé dans les compte de la Confrérie de l’Assomption de Gisors une note de frais de Pierre des Aubeaux pour « aller de ceste ville à Fécamp pour veoir le Trespassement de Nostre-Dame ».



Litanies Fecamp Gisors schema
On constate que le Fils et le Père on repris leur place habituelle et que, étonnamment, les astres ont subi la même inversion. L’Etoile est décalée au registre inférieur, ce qui crée une association directe entre la Lune et le Christ. Mais elle est ici peu gênante, puisque compensée par la position d’honneur de celui-ci.

A cause du format horizontal, les symboles des Litanies ne sont plus répartis par couple, comme dans les gravures, mais par séries de trois ou de quatre. La répartition est différente entre les deux monuments, avec à Gisors le symbole supplémentaire de la Tour de David. On remarque cependant que la grande majorité des symboles (sauf ceux indiqués en orange) se retrouvent dans la moitié opposée : ils suivent donc partiellement la symétrie-miroir entre les deux compositions.



Plans Fecamp Gisors schema
La raison de cette inversion est facile à comprendre : dans les conventions de la Mise au Tombeau, la tête du gisant est presque toujours orientée vers le choeur (voir 1 Les Mises au Tombeau : quelques points d’iconographie). Les deux monuments se trouvant dans des côtés opposés de l’édifice (trait bleu), il y a fort à parier que la partie Dormition était elle-aussi inversée. La position du Soleil n’est donc pas liée à la scène de l’Assomption (symétrique par rapport au centre) mais plutôt à celle de la Dormition : l’astre principal vient se placer au dessus de la tête de la défunte Vierge, et l’astre secondaire à ses pieds, éclairant l’intérieur de l’enfeu.



Trinite Fecamp Gisors schema
A Fécamp, le sculpteur a appliqué la même logique topographique au groupe trinitaire, de manière à ce que le Père accompagne le Soleil du côté de la tête de la Vierge : quitte à briser la convention pratiquement intangible, puisque étayée par les textes, selon laquelle le Fils trône à la droite du Père. Pour éviter une contradiction trop criante, il a prudemment assis le couple dans les nuages, alors que le trône est bien visible à Gisors.



Article suivant : Lune-soleil : le Quatrième Jour

Références :
[1] Anne Flammin « L’iconographie de la croix sur les sarcophages du haut Moyen Âge en Gaule » https://journals.openedition.org/cel/19130
[2] Hans Freiherrn von Campenhausen « Die Passionssarkophage: zur Geschichte Eines Altchristlichen Bildkreises » Marburger Jahrbuch für Kunstwissenschaft 5. Bd. (1929), pp. 39-85
[3] Gerke,. F., “Die Zeitbestimmung der Passionsarkophage”, Archaeologiai Értesitö, LII, Berlín, 1940, pp. 1-130 Budapest, 1939, N° 52 (en hongrois) http://real-j.mtak.hu/339/1/ARCHERT_1939_uf_052.pdf
[5] Erich Dinkler, « Signum crucis. Aufsätze zum Neuen Testament und zur christlichen Archäologie », 1967,
https://archive.org/details/signumcrucisaufs0000dink/page/59/mode/1up?q=mond&view=theater
[7] Brigitte Christern-Briesenick « Repertorium der christlich-antiken Sarkophage ». Band 3
[8] F.Benoit « Fouilles du Vieux-Port à Marseille » Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France 1947 p. 247 https://www.persee.fr/doc/bsnaf_0081-1181_1950_num_1945_1_4297
[9] F.Benoit , « Sarcophages paléochrétiens d’Arles et de Marseille », 1954, cat 10 p 37 fig VI,1
[10] Gisela Jeremias; Franz Xaver Bartl « Die Holztür der Basilika S. Sabina in Rom » Bilderhefte des Deutschen archäologischen Instituts Rom, 1980
[11] Ernst H. Kantorowicz « The « King’s Advent »: And The Enigmatic Panels in the Doors of Santa Sabina » The Art Bulletin Vol. 26, No. 4 (Dec., 1944), pp. 207-231 https://www.jstor.org/stable/3046963
[12] Sur la position prédominante de Pierre et ses exceptions dûes à des causes complexes, voir Robert Couzin, « Right and Left in Early Christian and Medieval Art », 2021 chapitre 6, p 136-37 notamment.
[13] Garrucci, Raffaele, 1812-1885 « Vetri ornati di figure in oro trovati nei cimiteri cristiani di Roma » (Roma Tipografia delle belle arti, 1864) planche XXI https://babel.hathitrust.org/cgi/pt?id=gri.ark:/13960/t44r49v81&view=1up&seq=183&skin=2021
[14] Ally Kateusz « Mary and Early Christian Women: Hidden Leadership » https://link.springer.com/content/pdf/10.1007/978-3-030-11111-3.pdf
[15] Jean-Michel Spieser « Le programme iconographique des portes de Sainte-Sabine » , Journal des Savants Année 1991 1-2 pp. 47-81 https://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1991_num_1_1_1543
[16] Patricia Krupinski (2016) « Synagoga Under Erasure: Ecclesia And Text In Santa Sabina, » Art Journal: Vol. 2016: Iss. 1, Article 9 https://digitalcommons.providence.edu/art_journal/vol2016/iss1/9/
[17] Ally Kateusz « Ascension of Christ or Ascension of Mary? Reconsidering a Popular Early Iconography » 2015, Journal of Early Christian Studies https://www.academia.edu/14189231/Ascension_of_Christ_or_Ascension_of_Mary_Reconsidering_a_Popular_Early_Iconography
[18] Stephen Shoemaker « The Ancient Traditions of the Virgin Mary’s Dormition and Assumption » 2003 p 384
[19] P.Maser “Parusie Christi oder Triumph der Gottesmutter. Anmerkungen zu einem Relief der Tür von S. Sabina in Rom”, Römische Quartalschrift für christliche Altertumskunde und Kirchengeschichte 77 (1982)
[19a] Charles Cahier « Nouveaux mélanges d’archéologie, d’histoire et de littérature sur le Moyen-Age…. Décoration d’églises », 1874, p 43 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6522982j/f61.item
[20] Le psautier, avec des commentaires détaillés, est intégralement disponible sur le site de l’Université d’Utrecht https://psalter.library.uu.nl/
[21] Pour une synthèse des différentes hypothèses, voir JEAN-MARIE HOPPE Le décor sculpté sur pierre des monuments chrétiens de l’Espagne visigothique. Représentations anthropomorphes. v. 1 https://www.academia.edu/13235179/Le_d%C3%A9cor_sculpt%C3%A9_sur_pierre_des_monuments_chr%C3%A9tiens_de_lEspagne_visigothique_Repr%C3%A9sentations_anthropomorphes_v_1
[24] Francisco Matarredona Sala « Crismones trinitarios medievales. Un símbolo pétreo genuino de los reinos de Aragón y Navarra Épocas románica y protogótica (siglos XI – XIII) » https://www.academia.edu/20021465/Crismones_trinitarios_medievales._Un_s%25C3%25ADmbolo_p%25C3%25A9treo_genuino_de_los_reinos_de_Arag%25C3%25B3n_y_Navarra_%25C3%2589pocas_rom%25C3%25A1nica_y_protog%25C3%25B3tica_siglos_XI_-_XIII_
Base de données en ligne : http://www.claustro.com/Crismones/Webpages/Catalogo_crismon.htm
[25] Avec la numérotation du catalogue de Francisco Matarredona Sala, ces cas sont :
– en Navarre (Lune-Soleil) : Azpa (33) Fot. 26, Beorburu (350) Fot 72, La Oliva à Carcastillo (73), S. Miguel à Ujué (297) fot 75.’
– en Aragon (Soleil-Lune) : Cambrón (64), Ejea de los Caballeros (99) Fot. 46, El Bayo (100) Fot 42, Layana (167) Fot 43, Mallén (132), Puilampa (231) Fot 44.
La seule exception Lune-Soleil est San Juan de los Panetes à Saragosse, mais où le chrisme est clairement de type navarrais.
[26] Calvin Kendall « Allegory of the Church » https://books.google.fr/books?id=dV9_kQkUvuQC&pg=PA129
[27] R. Jensen, « Living Water, Images, Symbols, and Settings of Early Christian Baptism »
[28] Steven H. Wander « The Cyprus Plates: The Story of David and Goliath » Metropolitan Museum Journal Vol. 8 (1973), pp. 89-104 https://www.jstor.org/stable/1512675
[29] Millard Meiss « Painting in Florence and Siena After the Black Death: The Arts, Religion, and Society in the Mid-fourteenth Century » https://books.google.fr/books?id=QwFMpYG9gdQC&pg=PA44
[30] José María Salvador-González « THE ICONOGRAPHY OF THE CORONATION OF THE VIRGIN IN LATE MEDIEVAL ITALIAN PAINTING. A CASE STUDY » https://www.researchgate.net/publication/305641360_THE_ICONOGRAPHY_OF_THE_CORONATION_OF_THE_VIRGIN_IN_LATE_MEDIEVAL_ITALIAN_PAINTING_A_CASE_STUDY
[32a] Emile Mâle, L’art religieux de la fin du moyen âge en France, p 214 https://archive.org/details/lartreligieuxde00ml/page/214/mode/1up?view=theater
[32b] Wanda Rabaud, Nicolas Bouleau « A la source de la Renaissance française, Le livre d’Heures parisien :Livres d’Heures imprimés à Paris entre 1488 et 1550 » p 33 https://shs.hal.science/halshs-02898229/document
[33] Pour les détails des textes et leur origine, voir la description d’un vitrail qui recopie cette gravure :
ABBÉ FRANÇOIS BROSSIER « Le vitrail des litanies de la Vierge dans l’abbatiale la Trinité de Vendôme » BULLETIN DE LA SOCIÉTÉARCHÉOLOGIQUE SCIENTIFIQUE & LITTÉRAIRE DU VENDÔMOIS ANNÉE 2016, pages 251 à 256 https://www.vendomois.fr/societeArcheologique/ressources/bulletins/251-256%20BROSSIER%20vitrail.pdf
[34] Baugy, Verrière figurée (verrière mariale) : la Vierge des litanies (baie 1), dossier Monument Historique : PM60003005 https://inventaire.hautsdefrance.fr/dossier/pdf/8864f286-2cfc-48ca-9ca9-4abd55161cce/verriere-figuree-verriere-mariale-la-vierge-des-litanies-baie-1.pdf?vignette=Vignette
[35] Jules Leroux y voyait le panneau central disparu du triptyque Pottier, réalisé par Bellegambe en 1526.
Jules Leroux « A propos d’un tableau de l’Église Notre-Dame à Douai », Revue du Nord, Année 1914, N° 18, pp. 89-100
https://www.persee.fr/doc/rnord_0035-2624_1914_num_5_18_1243
Pour R.Genaille, les volets étaient ceux conservés à l’abbaye de Chaalis, Saint Guillaume et Saint François avec une famille de donateurs (noter la continuité du paysage). La polarité Soleil-Lune du volet central est cohérente avec cette hypothèse d’une polarité masculin/féminin des volets.
Bellegambe Triptyque Immaculee Conception reconstitution R.Genaille
R.Genaille, ‘Reconstitution d’un triptyque de Bellegambe’, Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français, 1961, pp.7-20
[36] Paul Vitry « Une œuvre de Guido Mazzoni ou de son atelier en France. Le Groupe de la Dormition de la Vierge à la Trinité de Fécamp » Monuments et mémoires de la Fondation Eugène Piot Année 1900 7-2 pp. 187-204 https://www.persee.fr/doc/piot_1148-6023_1900_num_7_2_1187
[37] Françoise Thelamon « Marie et la « Fête aux Normands »: Dévotion, images, poésie » p 175
[38] Selon une tradition locale, le couple royal serait Charles V et Jeanne de Bourbon, mais il serait plus logique qu’il s’agisse de Louis XII et Anne de Bretagne, en tant que donateurs de la chapelle.

Lune-soleil : le Quatrième Jour

31 décembre 2022

Cet article est dédié à un cas particulier : les inversions Lune-Soleil qui apparaissent dans la représentation du Quatrième Jour de la Genèse : la création des luminaires.

Ces écarts à l’usage restent rares, mais sont particulièrement significatifs : l’absence de texte contraignant laisse aux artistes une certaine latitude, pourvu que l’inversion soit justifiée par une bonne raison. Elle est dans la plupart des cas assez facile à deviner, et révèle une étonnante diversité de situations.

Article précédent : Lune-soleil : thèmes chrétiens

guiard des moulins, bible historiale 1360–1370 Getty museum Ms. 1, v1 (84.MA.40.1), fol. 5 Quatrieme jourQuatrième jour, fol. 5
Guiard des Moulins, Bible historiale, 1360–1370, Getty museum Ms. 1, v1 (84.MA.40.1),

La place du Soleil dans la main droite de Dieu se justifie doublement :

  • donner la prééminence au plus grand des deux luminaires ;
  • disposer l’image dans le même ordre que le texte :

Dieu dit:  » Qu’il y ait des luminaires dans le firmament du ciel pour séparer le jour et la nuit; qu’ils soient des signes, qu’ils marquent les époques, les jours et les années, et qu’ils servent de luminaires dans le firmament du ciel pour éclairer la terre.  » Et cela fut ainsi. Dieu fit les deux grands luminaires, le plus grand luminaire pour présider au jour, le plus petit luminaire pour présider à la nuit ; il fit aussi les étoiles. Genèse 1,14-16

A noter ici les deux forêts, sortes d’équivalents terrestres des luminaires, qui rappellent la création des végétaux au Troisième Jour.


Bible 1200-25 Amiens BM 21 fol 7Quatrième Jour (détail d’une initiale I).
Bible, 1200-25, Amiens BM 21 fol 7

Lorsque Dieu n’est pas vu de face, ce respect de la lettre peut aller jusqu’à des conflits graphiques : ici l’astre principal, le Soleil, est placé hors de portée du regard et de la main de Dieu, parce qu’il a été créé Avant.

Les cas rarissimes d’infraction à cette disposition sont donc particulièrement intéressants à analyser.



Des inversions qui n’en sont pas

Eliminons d’emblée quelques cas où l’inversion n’est qu’apparente.

K Bible Latin 1275-1300 France du nord BIU Sorbonne, MS 11 fol 3 IRHTBIU Sorbonne, MS 11 fol 3 I
Bible en Latin 1275-1300, France du nord, IRHT

La forme en croissant du soleil, identifié comme souvent par sa couleur rouge, résulte du nuage dans lequel Dieu vient de l’insérer.


B Bible glosee 1240-60 Mazarine ms 71 fol 2vBible glosée, 1240-60, MS 71 fol 2v K Bible Latin 1275-1300 France du Nord Mazarine, Ms 9 fol 5v Creation des luminairesBible en latin, 1275-1300, Ms 9 fol 5v

France du nord, Bibl. Mazarine

Dans l’immense majorité des compositions où Dieu est vu de profil, le soleil est placé en haut à droite, et la lune juste en dessous, en position subsidiaire. Dans ces deux cas, le copiste a voulu représenter l’instant juste avant, où Dieu tient encore le croissant dans sa main. Plus scrupuleux, celui du premier dessin a eu l’idée de lui croiser les bras, afin que le luminaire secondaire soit tenu par la main gauche.


E Bible Latin 1250-75 Italie Dijon, BM 8 fol 4v IRHTBible en latin, 1250-75, Italie, Dijon, BM 8 fol 4v, IRHT

Même solution ici, mais la main gauche élève le croissant pour le positionner à gauche du soleil, à l’extérieur du cercle du firmament dans lequel il va être placé. Cette situation alambiquée crée une analogie visuelle entre les trois couples : Boeuf (aux cornes proéminentes)/Ane, Lune/Soleil et Eve/Adam.

Le Quatrième Jour se trouve ainsi pris en sandwich, de manière non chronologique, entre deux scènes du Sixième jour :

  • la Création des animaux domestiques (soulignée par les animaux de la crèche)
  • la Création de la Femme et de l’Homme.

Le but est probablement de montrer le caractère subsidiaire de la Lune, comme de la Femme.



E Bible Latin 1250-75 Italie Dijon, BM 8 fol 4v IRHT ensemble

On notera d’ailleurs qu’en bas de l’Initiale, entre Dieu en majesté et la Crucifixion, le Soleil et la Lune ont bien leur place nominale.


Chronique universelle rouleau vers 1400 REIMS, BM 0061, f. 001 Creation des luminaires IRHTChronique universelle (rouleau) vers 1400, Reims BM 0061, f. 001 (IRHT)

Cette inversion n’est qu’apparente, puisque Dieu vient de lâcher le Soleil dans le Ciel, alors qu’il tient encore la Lune du bout des doigts.

La main gauche lâchant le Soleil dans les Eaux du haut est imitée juste en dessous, dans l’image du Cinquième Jour, par la main gauche lâchant le poisson dans les Eaux du bas.


Si astucieuses soient-elles, ces variations ne constituent pas pour autant de véritables inversions.

En aparté : le problème du Quatrième jour<

Le Jour et la Nuit ont été créés dès le premier jour, afin d’assurer d’emblée la pulsation primordiale qui est celle du récit de la Genèse :

« Et il y eut un soir et il y eut un matin; et ce fut le nième jour »

La création de la source naturelle de la lumière, le Soleil, seulement au Quatrième jour, pose une difficulté logique que les théologiens ont affronté de manière plus ou moins convaincante ( [1] p 168 note 1).
A l’inverse, la prise en compte littérale du récit du Quatrième Jour a conduit certains exégètes à des découvertes théologiques totalement oubliées aujourd’hui. Il vaut la peine de citer intégralement le Commentaire du Quatrième Jour par Ephrem le Syriaque (306-373) [2], un sommet de déduction sophistiquée. La traduction et les intertitres sont les miens.

Les deux luminaires ont été créés le matin :

Dieu n’a pas créé les deux luminaires le soir : sinon la succession des ténèbres et de la lumière aurait été perturbée, et le matin aurait primé sur le soir . Parce que les journées ont suivi le même ordre qu’à la première journée, la nuit de la quatrième, comme celle des autres journées, a précédé son jour. Ainsi son soir a précédé son aube, et donc les luminaires n’ont pas été créées le soir, mais plutôt à l’aube.


Les deux luminaires ont été créés en même temps  :

Mais affirmer que l’un des deux luminaires a été créé le soir et l’autre à l’aube n’est pas permis car Moïse a dit : « Que les luminaires soient » et « Dieu a fait les deux grands luminaires ». S’ils étaient grands quand ils ont été créés et qu’ils ont été créés à l’aube, il s’ensuit que le soleil s’est illuminé à l’Orient et la lune en face de lui à l’Occident.


Leur hauteur par rapport à l’horizon :

Le soleil a été placé très bas parce qu’il a été créé à l’endroit où il se lève habituellement, près de l’Horizon. La lune a été placée plus haut et pleinement visible, parce qu’elle a été créée à distance de l’horizon, éloigné du soleil, là où elle se tient le quinzième jour de son cycle. Ainsi, au moment où le soleil s’est mit à briller sur la terre, les deux luminaires se regardaient mutuellement. La lune s’est couchée ensuite, cachée par l’interposition de la mer et, comme submergée on l’a vue disparaître. C’est pourquoi, aussi bien quant au lieu où la lune a été créée que quant à son type et à sa forme, il s’ensuit qu’elle a été créée dans l’état où elle se trouve quinze jours après sa conjonction avec le soleil.


L’âge des luminaires lors de leur Création :

Tout comme les arbres, la végétation, les bêtes, les oiseaux et même l’humanité étaient adultes, ont peut dire aussi qu’ils étaient jeunes. Ils étaient adultes d’après leur apparence, leur taille et leur force. Mais ils étaient jeunes si on pense à leur âge. De même, on peut dire que la lune était déclinante et croissante le même jour : croissante, puisqu’elle venait de naître ; déclinante, car elle a été créée pleine, telle qu’elle est au quinzième jour. Car si la lune avait été créée telle qu’on la voit à un jour, ou même à deux, elle n’aurait pu donner aucune lumière à la terre ; même chose si elle avait été en conjonction avec la soleil : on n’aurait pas pu la voir. Si elle avait été créé à l’âge d’environ environ quatre jours, bien qu’elle ait pu être visible, elle n’aurait toujours pas donné de lumière. Cela aurait rendu faux le verset « Dieu créa les deux grands luminaires », ainsi que « Il a dit: ‘Que des luminaires soient dans le ciel pour éclairer la terre.' » Par conséquent, la lune devait avoir quinze jours. Le soleil lui comptait quatre jours, comme s’il avait été créé à la première journée. Car le compte et l’ordre des jours est fourni par rien, sinon par lui.


L’origine du décalage ente le calendrier solaire et lunaire :

En conséquence, ces onze jours qui ont été ajoutés à la lune à ce premier moment, par lesquels la lune était plus âgée que le soleil, y sont également ajoutés chaque année, car ces jours sont utilisés dans le calcul lunaire. Il ne manquait rien cette année-là pour Adam et ses descendants, car toute lacune dans la constitution de la lune avait été comblée dès sa création. Ainsi, Adam et ses descendants apprirent dès cette année que, désormais, onze jours devaient s’ajouter à chaque année. Il est donc clair que ce ne sont pas les Chaldéens qui ont arrangé les temps et les années ; ces choses avaient été arrangées avant Adam.



Une cause des inversions Lune-Soleil ?

Ces complexités sont rapidement tombées dans l’oubli, et il est difficile de dire dans quelle mesure des spéculations de ce type ont pu influencer l’iconographie du Quatrième Jour. Il n’est pas impossible que certaines inversions Lune – Soleil aient été motivées par une cause savante, celle de mettre en cohérence :

  • la tradition patristique que le Soleil avait été créé à l’Est,
  • la convention des cartes antiques (Ptolémée, Peutinger) qui sont orientées comme les nôtres, avec l’Est à droite (convention qui se perdra au Moyen-âge et ne se rétablira pleinement qu’au XVIIIème siècle).



Les inversions dans les Octateuques byzantins (SCOOP !)

Genese byzantin Jour 4 11eme Laurenziana Plut 5.28 fol 2v LSLe Quatrième Jour, 11ème ou 13ème siècle, Octateuque, Laurenziana Plut 5.28 fol 2v

On a conservé six manuscrits illustrés des huit premiers livres de la Bible, s’échelonnant entre le 11ème et le 13ème siècle. La Genèse manque dans celui de Vatopedi et, sur les cinq manuscrits complets, quatre présentent une inversion Lune Soleil qui n’a pas été expliquée par les spécialistes de ces Octateuques.



Genese Octateuque schema1
Pour approfondir la question, nous allons surtout comparer les deux manuscrits du Vatican :

  • le Vat 747 du XIème siècle, sans inversion,
  • le Vat 746 du XIIème siècle, avec inversion, d’où découlent le manuscrit de Smyrne (brûlé en 1922) et celui dit « du Sérail », conservé à Topkapi [3] .

Le manuscrit de Florence, dont la date est discutée (entre le XIème siècle et le XIIIème siècle), relève d’une iconographie différente.


En aparté : la cosmologie « antiochienne »

On désigne sous ce terme une conception chrétienne en opposition avec la conception antique du cosmos comme un emboîtement de sphères, considérée comme païenne. Cette vision de monde, destinée à mieux cadrer avec les textes sacrés, s’est développée chez les pères grecs entre le 4ème et le 6ème siècle, mais elle culmine dans l’oeuvre d’un marchand d’Alexandrie, dit Cosmas Indicopleustès (« celui qui a été aux Indes »).

Genese byzantin Cosmas Indicopleustes topographie chretienne Mont Athos 11eme Laurenziana Plut 9.28 fol 95v

Cosmas Indicopleustès, Topographie chrétienne, manuscrit réalisé au Mont Athos, 11ème siècle, Laurenziana Plut 9.28 fol 95v

Ce texte nous est connue par trois copies médiévales comportant des figures quasiment identiques. Cosmas se représente la Terre comme une boîte à base rectangulaire, nous dit-il, de cadrer avec ces versets :

« Il étend les cieux comme un voile, et les déploie comme une tente pour y habiter » Isaïe 40,22.

« Il déploie les cieux comme une tente. Dans les eaux du ciel il bâtit sa demeure ». Psaume 104,2-3

La boîte se prolonge en haut par une voûte en berceau dans lequel réside le Seigneur au dessus du firmament (stereoma), sorte de plafond rigide qui le voile :

« Aux extrémités des quatre côtés de la terre, le ciel est attaché à ses quatre extrémités, faisant la figure d’un cube, c’est-à-dire une figure quadrangulaire, tandis qu’au-dessus il s’arrondit en forme de voûte oblongue et devient comme un vaste dais. Et au milieu lui est attaché le firmament, qui sépare deux domaines.
De la terre au firmament c’est le premier domaine, à savoir ce monde, dans lequel se trouvent les anges et les hommes et tout l’ état actuel de l’existence.

Du firmament jusqu’à la voûte d’en haut se trouve le second domaine — le Royaume des Cieux, dans lequel le Christ est entré en premier après son Ascension, nous ayant préparé un chemin nouveau et vivant.

A l’ouest et à l’est, le contour présenté est court, comme dans le cas d’une voûte oblongue, mais sur ses côtés nord et sud, il se développe en longueur. »

Topographie chrétienne [4]

Dans la figure, le soleil est représenté dans deux positions (lever en haut à droite et coucher en bas à gauche) , tandis qu’il tourne autour de la montagne conique qui se trouve au Nord et à l’Ouest de la Terre

C’est l’ombre portée de cette montagne qui explique le jour et la nuit sur la partie habitée de la Terre, représentée au premier plan.


Genese byzantin Cosmas Indicopleustes topographie chretienne Mont Athos 11eme Laurenziana Plut 9.28 fol 92r SLCosmas Indicopleustès, Topographie chrétienne, manuscrit réalisé au Mont Athos, 11ème siècle, Laurenziana Plut 9.28 fol 92r

Cette figure, avec deux « piliers du ciel » dont le texte ne parle pas, ne faisait probablement pas partie du manuscrit original ( [5], p 52). Ce qui nous intéresse est que le copiste a représenté les luminaires selon les conventions byzantines habituelles au XIème siècle (hors Crucifixion voir Lune-soleil : Crucifixion 2) en Orient) : le Soleil rouge et la Lune blanche, sans inversion.


Genese byzantin Cosmas Indicopleustes topographie chretienne 9eme s Vat. gr. 699 fol 115v

 Les luminaires mus par des anges, sous les douze compartiments du Zodiaque
Cosmas Indicopleustes, Topographie chrétienne, 9ème siècle, Vat. gr. 699 fol 115v

Pour Cosmas, les luminaires, propulsés par des anges, tournent dans le domaine inférieur, sous le firmament : ce qu’il critique est l’absurdité de voir la totalité du monde comme une sphère qui tourne éternellement, alors que c’est un coffre allongé qui aura une fin.

Comme le remarque Anne-Laurence Caudano [6], le paysage mental dans lequel vont se développer les Octateuques byzantins au XIème et XIIème siècle est celui d’un compromis bizarre entre deux traditions contradictoires :

  • la cosmologie sphérique et son prestige antique,
  • le parallélépipède antiochien et son littéralisme biblique.




Genese Octateuque schema2
Pour illustrer le Jour 2 :

  • le Vat 747 superpose trois zones convexes : les eaux du haut (EH), les eaux du bas (EB) et le firmament qui les sépare (F) ;
  • le Vat 746 présente des annotations marginales qui clarifient ces zones. Il rajoute en bas la Terre (T) et en haut un demi-disque qui n’est pas nommé, mais représente la partie du Ciel où se trouve Dieu (CD) : en inversant vers le bas la voûte en berceau de Cosmas, cette convention améliore l’image en l’inscrivant dans un format rectangulaire qui sacrifie à l’horreur des sphères.


L’illustration du Jour 3 est plus complexe, puisqu’elle reprend dans sa partie gauche la séparation des deux eaux, et montre dans sa partie droite comment les eaux du bas se vident en contrebas et se regroupent en un Océan d’où émergent les Terres (les textes en rouge sont les annotations de l’image). La partie droite est particulièrement ambigüe :

  • dans le Vat 747, elle montre la Terre vue en plan, tout en l’inscrivant dans un rectangle voûté qui évoque une vue de profil ;
  • dans le Vat 746, le firmament est escamoté dans le disque CD, ce qui est assez conforme au texte : « Il appela le firmament ciel » (Genèse 1,8) ; tout en prétendant représenter uniquement les eaux du bas, la partie droite devient clairement une vue de profil, avec une nouvelle séparation entre les eaux du ciel, circulant sur la partie voûtée, et les eaux de l’océan sur la base rectiligne : manière purement graphique de résoudre les redoutables ambiguïtés du texte.


Pour le Jour 4 :

  • le Vat 747 suit sa logique de couches bien séparées : il représente la Terre en plan, surplombée par la couche bleue clair du firmament où se logent maintenant, conformément au texte, les luminaires et les étoiles ; au dessus on distingue encore les eaux du haut ;
  • le Vat 746, prisonnier de la fusion entre le Firmament et le demi-disque du Ciel de Dieu, y case les étoiles et les luminaires, tout en le laissant en suspension au-dessus de la Terre vue de profil.

Outre sa plus grande complexité, le Vat 746 trahit sur au moins deux points l’influence des conceptions de Cosmas ([5], p 40) :

  • au Jour 2, le mont central représentant la Terre ;
  • au Jour 4, la rectangularisation de sa vue en plan.


Genese Octateuque schema3

Jours 4 à 6, Octateuque du Sérail

Cette représentation bizarre du Vat 746 sera recopiée dans le manuscrit du Sérail (et dans celui de Smyrne).

La Terre vue de profil avec sa végétation au Jour 4 (cadre bleu) est zoomée au Jour 5 pour bien montrer ses deux couches, l’air et l’eau avec leurs habitants, tandis que le demi-disque du Ciel de Dieu se rapproche subrepticement de la Terre (flèche blanche) pour s’y intégrer complètement au Jour 6.

Simultanément, la vue en plan (cadre jaune) est suggérée au Jour 4 par les deux visages qui apparaissent dans les coins inférieurs de l’Océan ; la carte du Jour 5 fait comprendre qu’il s’agit de deux des quatre Vents [7].



Genese Octateuque schema4Dans toutes les images où les deux luminaires apparaissent, le Vat 747 reprend la convention habituelle, sans inversion.

Le Vat 746, recourt systématiquement à l’inversion, qui présente deux avantages notables :

  • améliorer la cohérence avec l’image du Jour 1, où la lumière est à droite (puisqu’elle apparaît après l’obscurité) ;
  • améliorer la lisibilité des images du Jour 6, puisque le rayon vital, partant de la main de Dieu vers Adam, fait de l’Humain un reflet du Divin, tel la Lune illuminée par le Soleil.



Genese Octateuque schema5
Il se peut que ces avantages ne soient que les effets de bord d’une transformation plus radicale : dans le Vat 747, les deux visages regardent vers l’intérieur, à savoir vers la Terre. Tout se passe comme si le concepteur du Vat 746  avait découpé et fait faire un demi-tour à cette partie haute, transformant la voûte concave (selon la conception de Cosmas) et un voûte convexe, d’où l’inversion des luminaires. A noter que cette transformation n’est pas une rotation mécanique :

  • la lune reste en position basse, sans doute pour pouvoir expliquer les éclipses solaires ;
  • les visages, à la frontière du Ciel de Dieu, sont tournés vers l’extérieur, comme pour exprimer que le Firmament divin est encore séparé de la Terre ; c’est seulement au Jour 6, lorsque sa « descente » est terminée, que les deux luminaires nous regardent  de face.



Les inversions dans les Haggadah

14eme s Haggadah de Sarajevo fol 2rQuatrième, cinquième et sixième Jour
Haggadah de Sarajevo, 14ème siècle, fol 2r

Pour Mendel Metzger [8], l’inversion serait une caractéristique de l’art juif par rapport à l’art chrétien, en lien avec le sens de l’écriture, et au fait que le texte de la Genèse place la Création du Soleil avant celle de la Lune. Aussi cette « règle » ne vaut pas dans l’autre image des Haggadah où les deux luminaires apparaissent , celle du rêve de Joseph (sur trois cas, deux sont inversés).

Mira Friedmann ( [9], p 27) fait l’hypothèse que les inversions byzantines pourraient révéler l’influence du prototype juif.

La rareté des exemples rend ces hypothèses indémontrables : tout au plus peut-on supposer que l’absence de la figure de Dieu (réduite à la main dans le cas byzantin) facilite l’abandon sporadique de la règle héraldique.



Les inversions dans les initiales I

La charnière entre deux thèmes

Le Quatrième jour est presque toujours présent dans les Initiales I de la Genèse :

  • parce que la scène est facile à représenter ;
  • parce qu’elle se trouve au milieu (lorsque les médaillons représentent les sept jours) ;
  • parce qu’elle marque la fin de la partie « cosmologique » de la Création, avant celle des êtres animés.



Genese Logique
De manière schématique, la logique consiste à créer d’abord le décor (jours 1 à 3) puis à peupler dans le même ordre les différents domaines (jours 4 à 6) ([1], p 171). C’est cette logique qui explique que le Jour et la Nuit, ainsi que les végétaux, soient créés avant le soleil. Dans l’esprit du texte, la pulsation Lumière/Ténèbres est primordiale, car elle permet de séparer le temps en jours, ce qui est nécessaire pour la Création, et suffisant pour la pousse des végétaux. Pour les êtres animés en revanche, deux autres cycles sont nécessaires : celui des années (assuré par le Soleil) et celui des Mois (assûré par la Lune). La Lune et les étoiles permettent, en outre, de se repérer durant la nuit.


Bible de Maciejowski 1250 ca Morgan Ms M. 638 fol1r Jour 1Jour 1, fol 1r Bible de Maciejowski 1250 ca Morgan Ms M. 638 fol1r Jour 4Jour 4, fol 1r
Bible de Maciejowski 1250 ca Morgan Ms M. 638 fol1r Jour 2Jour 2, fol 1r Bible de Maciejowski 1250 ca Morgan Ms M. 638 fol1v Jour 5Jour 5, fol 1v
Bible de Maciejowski 1250 ca Morgan Ms M. 638 fol1r Jour 3Jour 3, fol 1r Bible de Maciejowski 1250 ca Morgan Ms M. 638 fol1v Jour 6Jour 6, fol 1v

Bible de Maciejowski, vers 1250, Morgan Ms M. 638

Sous la floraison des détails, cette Bible imagée reste fidèle à cette logique cumulative, en dessinant le Soleil et la Lune, non seulement au Quatrième jour, mais dans les deux derniers jours qu’ils conditionnent. L’artiste a résolu le problème du Premier jour en représentant la Lumière comme une Terre blanche et légère (Dieu l’élève de la main gauche) et les Ténèbres comme un pentagone informe, noir et pesant.


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Un exemple d’initiale à double chronologie (SCOOP !)

K Bible Latin 1230-1250 Paris, Bibl. Mazarine, MS 38 fol 6v IRHTBible en Latin, 1230-1250, Paris, Bibl. Mazarine, MS 38 fol 6v IRHT

Ces deux médaillons consécutifs semblent paradoxaux : le premier montre la Lune et la Terre, le second montre le Soleil et la Lune.



K Bible Latin 1230-1250 Paris, Bibl. Mazarine, MS 38 fol 6v IRHT ensemble
La composition d’ensemble permet de les expliquer :

  • les trois premiers médaillons développent la partie cosmologique, décrite dans le premier récit de la Genèse, en s’arrêtant au Quatrième jour ;
  • les trois suivants illustrent le second récit de la Genèse, ce qui explique pourquoi la création des végétaux (au Troisième Jour selon Genèse 1) se trouve placée « après » le Quatrième jour
  • le septième médaillon, avec Dieu se reposant, réconcilie les deux chronologies ;
  • le huitième médaillon rappelle que, très souvent, les initiales I incluent des épisodes qui vont bien au delà de la Genèse proprement dite (voir Les Vertus dans la bordure ).


Inversion dans une initiale à chronologie double

B Bible Latin 1250-1275 Orleans - BM - ms. 7 fol 5 IRHTBible en Latin, 1250-1275, Orléans BM MS 7 fol 5 IRHT B Bible glosee 1225-50 Rouen - BM - ms. 0037 fol117Bible glosée, 1225-50, Rouen BM MS 37 fol 117 IRHT

La première image est une fausse inversion, où Dieu a encore le croissant dans sa main. La seconde en est en revanche une vraie, où Dieu glisse le soleil rouge dans le nuage de droite.



B Bible glosee 1225-50 Rouen - BM - ms. 0037 fol117 ensemble
Les deux initiales ont pratiquement la même composition d’ensemble (du moins pour le début, car l’initiale de la Bible glosée se complète de sept autres médaillons allant jusqu’au Baptême du Christ, puis à la Crucifixion).

Le copiste du manuscrit d’Orléans a représenté Dieu de profil dans six médaillons et de face dans le dernier, créant ainsi un contraste visuel entre Dieu en action et Dieu au repos.

Le copiste du manuscrit de Rouen a quant à lui décidé de dessiner les médaillons 3 et 4 en vue de face, peut être sous l’influence du Dieu en majesté qui trône en haut de l’initiale. Son « erreur » pourrait donc être due au fait qu’il a transposé une vue de profil en vue de face, sans prendre garde à la nécessité de modifier la position du soleil.



B Bible glosee 1225-50 Rouen - BM - ms. 0037 fol117 schema
L’autre option est que cette inversion soit ici intentionnelle : le haut et le bas de l’initiale, Dieu et le Christ, sont unifiés par le Tétramorphe. Dans cette conception d’ensemble, le copiste a pu vouloir mettre en opposition les deux scènes où interviennent les luminaires :

  • inversés dans le Quatrième Jour, côté Père ;
  • sans inversion dans la Crucifixion, côté du Fils.


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Inversions dans les Initiales des Sept Jours

Des inversions touchent aussi des Initiales plus simples, où les sept médaillons suivent l’ordre des Sept Jours dans le premier récit de la Genèse. Nous allons voir que la plupart de ses inversions ont la même cause, liée à la composition  d’ensemble.

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A Bible Latin, vers 1250 Toulouse, BM 11 fol 4vers 1250, Toulouse, BM 11 fol 4 c A Bible Latin 1225-1235 France du Nord Mazarine, Ms 19 fol 3 Creation des luminaires1225-1235, France du Nord, Bibl. Mazarine, Ms 19 fol 3

Ces deux formules avec Dieu de profil sont fréquemment utilisées :

  • dans la première, Dieu place les luminaires dans le nuages au dessus de sa tête ;
  • dans la seconde, il les insère dans un nuage ovoïde situé devant lui.

Ces deux rarissimes inversions ne s’expliquent donc pas par la formule graphique retenue. Reste à examiner la composition d’ensemble.



Les deux initiales ont la même composition à partir du Troisième jour : la création des végétaux précède celle des luminaires (les deux premiers médaillons sélectionnent des scènes différentes dans les trois premiers jours, mais rien qui puisse avoir un impact sur le quatrième).

En revanche les deux médaillons du Jour 6 ont la même composition : Eve sort par la gauche du flanc d’Adam. Ainsi, l’inversion des luminaires permet de synchroniser graphiquement les deux couples créés : lune / soleil et femme / homme.


Bible vers 1230 Avranches BM MS 0002 fol 5Bible, vers 1230, Avranches BM MS 0002 fol 5 IRHT

Cette image est un nouveau cas d‘inversion synchronisée :

  • lune-soleil, dans les médaillons du 4ème au 6ème jour (en bleu) ;
  • Eve-Adam, dans les deux médaillons à deux figures de la Chute  (en vert)


D Bible Latin 1250-1275 Maitre de la Bible de Conradin Italie du sud Bibl. Sainte-Genevieve, MS 14 fol 4v IRHT ensembleMaître de la Bible de Conradin, Bible en Latin, Italie du sud, 1250-1275, Bibl. Sainte-Geneviève, MS 14 fol 4v IRHT

Cet artiste très original a créé des solutions graphiques qui n’appartiennent qu’à lui.

Dans le médaillon du Troisième jour, Dieu sépare l’Humide en haut et le Sec en bas , vêtu d’une robe rose assortie à la partie Humide.

Dans le médaillon du Quatrième jour, Dieu vêtu d’une robe couleur Soleil place les luminaires dans un ciel étoilé, assorti à son manteau.



D Bible Latin 1250-1275 Maitre de la Bible de Conradin Italie du sud Bibl. Sainte-Genevieve, MS 14 fol 4v IRHT complet
En prenant un peu de recul, on voit que Dieu est tourné vers la droite dans trois médaillons (en rouge) :

  • le Quatrième Jour répond graphiquement au Premier, où Dieu crée la Lumière sous la forme d’une grande flamme rouge qui remplit tout le firmament  :ainsi la lune rose  et le soleil rouge peuvent apparaître comme des coagulations de cette flamme originelle ;
  • de même le Sixième Jour se calque sur le Quatrième, le couple Eve-Adam faisant à nouveau écho au couple Lune-Soleil.

Les trois autres médaillons, où Dieu est tourné vers la gauche (en jaune), sont unis  par le thème de l’eau  : d’abord Dieu sépare celles du haut et celles du bas, puis il sépare le Sec au sein des eaux du bas, puis il  crée les poissons (les oiseaux ne sont pas figurés).

L’inversion Lune-Soleil s’inscrit donc au sein d’une magistrale  reconception d’ensemble, par un artiste hors pair [10] .


BCTN_Fc42_0005R.tifAttribué au Maître de la Bible de Conradin, 1250-75, Trente, Biblioteca comunale MS 2868 page 17

Cette autre Initiale attribuée au même maître reprend la même succession de scènes (y compris la création des poissons seuls), plus Dieu qui se repose au Septième Jour. L’alternance des vues de profil est exactement la même que pour la Bible de Conradin, sauf dans le médaillon 6 : Dieu y est maintenant  tourné vers la gauche, de sorte qu’Eve sort à droite d’Adam. Sans surprise, dans le médaillon 4, les luminaires ne sont plus inversés. On notera leur placement très original : en dessous du Créateur.

Ces quatre exemples prouvent que la corrélation entre les deux inversions n’est pas fortuite, mais  délibérée. La raison en est de souligner l’analogie entre le couple cosmique et le couple humain, qui passe inaperçue lorsque l’ordre conventionnel est respecté.


Une inversion inexpliquée

Genese Bible de Robert de Bello 1240-53 BL Burney MS 3 fol 5vBible de Robert de Bello, 1240-53, BL Burney MS 3 fol 5v

Je n’ai pas trouvé d’explication pour l’inversion, dans cette initiale qui comporte par ailleurs plusieurs scènes très originales.



Une inversion dans une Bible romane

Genese Waltherbibel 1125-50 Michaelbeuern, Benediktinerstift, Man. perg. 1 fol 6VWaltherbibel, 1125-50, Michaelbeuern, Benediktinerstift, Man. perg. 1 fol 6V

Dans le médaillon du Quatrième Jour, Dieu se trouve au centre de la sphère du monde, assisté par deux anges dans les écoinçons. L’inversion Lune-Soleil peut s’expliquer par le fait que la seconde ligne se lit de droite à gauche, les Six jours étant disposés en boustrophédon.


Admonter Riesenbibel, 1140-50, ONB Cod. Ser. n. 2701

Cette explication reste fragile, puisque dans cette Bible apparentée, les Six Jours sont disposés également en boustrophédon, mais sans inversion pour le Quatrième (le Soleil est en bas à gauche, la Lune en haut à droite).


En fait, la composition des deux pages est très différente :

  • dans la Waltherbibel, toutes les cases sont dissymétriques (le Créateur à gauche, sa Création à droite) sauf celle du Quatrième jour (ligne jaune pointillée) ;  sa polarité féminin/masculin n’est pas influencée par la case 6, où Adam et  Eve figurent dans la même moitié ; de ce fait, c’est le sens de lecture en boustrophédon qui prédomine (flèches orange),  souligné par la main de l’ange de la case 3 qui désigne l’entrée dans la case 4, à proximité du Soleil ;
  • dans l’Admonter Riesenbibel, en revanche, toutes les cases sont symétriques sauf la dernière (ligne jaune continue), ce qui privilégie la lecture en colonnes et accentue le rôle des polarités :
    • positif / négatif pour la première colonne (avec dans le camp négatif le Démon chassé du Paradis, la Lune et un gros poisson dévorant un petit) ;
    • féminin /masculin dans la seconde colonne ( Mer / Terre, Eve /Adam).


Gumbertusbibel 1180-1185 Salzbourg ou Ratisbonne UB Erlangen Ms. 1 fol 5vGumbertus Riesenbibel, 1180-1185, Salzbourg ou Ratisbonne, UB Erlangen Ms. 1 fol 5v

Cette Bible géante plus récente reprend les mêmes scènes , mais disposées cette fois en deux colonnes : il n’y a plus aucune raison d’inversion. Les étranges figures masculines debout sur des globes sont les personnifications des Six Jours, vêtues à l’antique mais évitant soigneusement toute identification avec les Dieux païens.



Inversions dans des psautiers

Dans la première moitié du XIIIème siècle apparaît l’idée d’insérer, au début des psautiers les plus luxueux, un cahier d’images choisies (l’idée vient probablement des frontispices multiples de certains codex éthiopiens ou byzantins). Il n’y a aucun standard dans le choix et la disposition de ces images ; mais comme plusieurs psaumes contiennent des allusions à la Genèse [11], il n’est pas étonnant de retrouver, dans quelques uns de ces albums, des images du Quatrième jour.

Psautier-Heures de Guiluys de Boisleux France, Arras, after 1246 Morgan MS M.730 fol. 9v

Psautier-Heures de Guiluys de Boisleux, Arras, après 1246, Morgan MS M.730 fol. 9v

Lue verticalement, cette image synthétique suit une chronologie en deux temps :

  • Dieu crée le Monde, puis se repose ;
  • Dieu crée l’Homme et la Femme, puis leur interdit les fruits d’un des deux arbres.

Lue horizontalement, l’image révèle deux métaphores :

  • de même que la lune est subsidiaire au soleil, de même Eve est subsidiaire à Adam ;
  • de même que Dieu commande au Monde, il commande à l’Homme et la Femme.

L’inversion Lune / Soleil sert d’amorce à cette lecture horizontale.


Psautier 1300-1310 East Anglia or London Morgan MS M.302 fol. 1r schemaPsautier 1300-1310 Est-Angleterre ou Londres, Morgan MS M.302 fol. 1r

Ici, la lecture n’est qu’horizontale, et suit la chronologie :

  • Création du Monde, puis création de l’Homme et de la Femme ;
  • Péché originel, puis expulsion.



Psautier 1300-1310 East Anglia or London Morgan MS M.302 fol. 1r schema
L’ordre des sexes s’inverse d’une ligne à l’autre : féminin puis masculin en haut, masculin puis féminin en bas. D’une certaine manière :

  • la première ligne suit l’ordre voulu par Dieu, où la femme dépend de l’homme, comme la lune dépend du soleil ;
  • la seconde révèle que la Chute résulte de l’inversion de cet ordre : Eve a pris le pas sur Adam.


Psautier 1300-1310 East Anglia or London Morgan MS M.302 fol. 3vPsautier 1300-1310 Est-Angleterre ou Londres, Morgan MS M.302 fol. 3v

Cette autre image du même psautier montre combien, sans être systématique, la lecture en ligne est favorisée :

  • le Christ prouve sa résurrection à Marie-Madeleine, puis à Thomas ;
  • le Christ monte au ciel à l’Ascension, l’Esprit-Saint en descend à la Pentecôte.



Inversions créatives dans des psautiers anglais

La période 1260-80 est reconnue comme particulièrement créative pour l’enluminure anglaise : c’est le moment de la floraison des dernières grandes apocalypses anglo-normandes, mais aussi de quelques psautiers où se révèlent des artistes particulièrement originaux.

Rutland Psalter

1260 Rutland Psalter BL Add MS 62925 fol 8vQuatrième Jour, fol 8v (détail) 1260 Rutland Psalter BL Add MS 62925 fol 68v Jonas.Jonas et la baleine, fol 68v

1260, Rutland Psalter, BL Add MS 62925

Dans ce psautier, le Quatrième Jour est représenté de manière tout à fait conventionnelle. Par ailleurs, on retrouve trois fois dans le manuscrit (fol 29r, fol 56r, fol 68v) le motif du Christ dans le Ciel, bénissant et montrant une hostie.


1260 Rutland Psalter Anointing and Crowning of King David, with Christ above flanked by the Sun (marked as a Host) and Moon, before Psalm 26 BL Add MS 62925 fol 29rOnction et couronnement du roi David
Rutland Psalter, 1260, BL Add MS 62925 fol 29r

Cette image présente une hybridation astucieuse entre les deux motifs. Rajouter la lune à gauche crée une analogie visuelle entre  le soleil et l’hostie, qui rappelle que le Dieu de la Genèse et le Christ triomphant sont une seule et même personne.

Par ailleurs, deux autres analogies formelles, totalement originales, se créent entre :

  • le croissant et la corne utilisée pour l’onction ;
  • l’hostie et la couronne.

L’inversion permet de suivre l’ordre chronologique des opérations lors du sacre : d’abord l’onction, puis le couronnement.


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St John’s Psalter (SCOOP !)

Ce psautier est exceptionnel puisque, dans le cahier d’images inséré au début, l’inversion est systématique dans les sept où le couple lune-soleil apparaît [11a]. George Henderson, qui a étudié en détail l’iconographie très particulière de ce psautier, considère ces apparitions « erratiques », et ne relève pas l’inversion ( [11b], p 109).


Psalter K26 St John College Cambridge 1270-80 f3rCréation Jours 4 5 et 6, fol 3r Psalter K26 St John College Cambridge 1270-80 f3vCréation de l’Homme et de la Femme, fol 3v

Psautier K26, 1270-80, St John College, Cambridge

La première image montre simultanément la création des luminaires (Jour 4) des oiseaux (jour 5) et des animaux terrestres (jour 6). L’image du recto montre quant à elle la création de l’Homme et de la Femme. La raison invoquée plus haut pour l’inversion Lune-Soleil ne tient plus, puisqu’Eve sort à droite d’Adam, exceptionnellement vu de dos.

L’inversion n’est pas ici à analyser image par image : c’est un choix graphique constant dans le manuscrit.

Deux autres choix apparaissent dès ces deux premières images :

  • les rectos sont sur fond bleu, les versos sur fond rouge ;
  • le motif architectural du haut est identique au recto et au verso, et change d’un feuillet à l’autre.



Psalter K26 St John College Cambridge 1270-80 ancien testament
Cette vue d’ensemble des seize images consacrées à l’Ancien Testament montre une grande logique :

  • deux histoires mono-images la bornent : à la Sagesse de Dieu créant le monde correspond la Sagesse de Salomon ;
  • deux histoires à quatre images se répondent : la Chute d’Adam et Eve est équilibrée par l’histoire d’Abraham, le premier patriarche ;
  • enfin deux histoires à trois images forment le centre : Caïn chassé par Dieu (fol 6v) est compensé par Noé élu par Dieu (fol 7r), comme le souligne  l’opposition entre
    • la faux et les cornes du meurtrier,
    • le marteau et le bonnet du charpentier.

Les six images (en bleu clair) où apparaissent la lune et le soleil sortant des nuages, sont  celles où Dieu manifeste son pouvoir Créateur :

  • soit directement (fol 3r, 3v) ou via l’Ange de l’expulsion (fol 4v) ;
  • soit via l’arche de Noé (fol 7v et 8r), sorte de rattrapage de la Création.

La sixième occurrence est la rencontre d’Abraham et ses guerriers avec Melchisédek . La raison de la présence du motif du Pouvoir créateur se trouve dans le texte, où chacun des protagonistes, Melchisédek puis Abraham, invoque successivement « le Dieu Très-Haut, qui a créé le ciel et la terre » (Genèse 1419 et 14,22).


Psalter K26 St John College Cambridge 1270-80 f20vDéposition, fol 20v

Les luminaires ne figurent, dans la partie Nouveau Testament, qu’au-dessus de la croix de la Déposition (et non dans celle de la Crucifixion) : comme s’il fallait que le Christ fut mort pour que réapparaissent les symboles de l’omnipotence du Père.


Psalter K26 St John College Cambridge 1270-80 f4rEve et Adam, fol 4r
Psalter K26 St John College Cambridge, 1270-80

On notera également une autre inversion extraordinaire : celle d‘Eve et d’Adam autour de l’arbre, qui a pour effet de mettre en connivence la femme fatale et le serpent femelle. Les quatre pommes rouges peuvent être vues comme une seule, décomposant son trajet en quatre temps, du serpent à Eve puis à Adam.


Psalter K26 St John College Cambridge 1270-80 f9rDieu apparaissant à Abraham sous la forme d’une Trinité, fol 9r Psalter K26 St John College Cambridge 1270-80 f9vAbraham offrant du pain et du vin aux trois anges, fol 9v

Cette image impressionnante, la plus célèbre du manuscrit, a été largement commentée : c’est le seul cas où les trois anges qui apparaissent à Abraham au chêne de Membré révèlent ce qu’ils symbolisent : la préfiguration de la Trinité. Leurs trois têtes siamoises se divisent, à l’intérieur du cercle que forme leur paire d’ailes commune.

Le recto-verso permet à l’artiste de travailler à l’économie, en obtenant par décalque deux images en miroir.



Psalter K26 St John College Cambridge 1270-80 ancien testament Abraham
Superflue d’un point de vue narratif, cette redite a pour but de structurer l’histoire d’Adam en deux sous-histoires parallèles, selon qu’on lit les versos ou les rectos :

  • au verso, l’offrande du pain et du vin, de Melchisédek à Abraham (fol 8v) puis d’Abraham à l’ange tricéphale (fol 9v) ;
  • au recto, l’intervention divine, via les anges qu’Abraham honore (fol 9v) ou celui qui arrête son bras lors du sacrifice d’Isaac (fol 10r).

Tous ces jeux autour de l’inversion (lune-soleil, Adam vu de dos, Eve à droite d’Adam, anges en miroir) sont la signature soit d’un artiste particulièrement original, soit d’un commanditaire très misogyne, pour qui la féminité serait tragique dès le départ : l’inversion de la Lune et du Soleil prélude à celle d’Eve et d’Adam sous l’arbre habité par un démon femelle, et se conclut par celle des luminaires au dessus de Marie et Saint Jean comme si toute femme, fût-elle la mère de Dieu, avait partie liée avec la Lune.



Une inversion dans l’atelier du Maître de Fauvel

Le Maître de Fauvel et ses collaborateurs ont produit à Paris, entre 1314 et 1430, plus de quatre vingt manuscrits au style bien caractérisé.

Maitre de Fauvel 1317 Roman de Fauvel BNF FR.146 fol 3vFol 3v
Roman de Fauvel, Maitre de Fauvel, 1317, BNF FR.146

Le manuscrit éponyme conte l’histoire de Fauvel, un cheval qui prend le Pouvoir et inverse l’ordre établi par Dieu lors de la Création du Monde.

La première image met en regard la Création du couple humain avec un couple de centaures. Elle illustre le « bestornement », à savoir le renversement du pouvoir de l’homme sur l’animal :

A l’omme fist teil avantage
Que des bestes le fist seignour
Et en noblece le greignour.
Mès or est du tout berstorné
Ce que Diex avoit atourné,
Que hommes sont devenus bestes.
Roman de Fauvel, Vers 332-337


Maitre de Fauvel 1317 Roman de Fauvel BNF FR.146 fol 4rFol 4r
Roman de Fauvel, Maitre de Fauvel, 1317, BNF FR.146

L’image qui suit illustre un long passage qui explique que Fauvel a inversé l’ordre naturel des luminaires :

Mès Fauvel, qui trestout desvoie,
A tant fait que cest luminare
Est tout berstornei au contraire.
Mout est beste de grant emprise :
La lune a sus le solail mise,
Si que le solail n’a lumière
Fors de la lune et au derriere.
Roman de Fauvel, Vers 416-422


Le texte explique ensuite [12] que la prédominance du soleil sur la lune est une métaphore de la prédominance du pouvoir spirituel sur le temporel :

Einsi doit temporalitei
Obeïr en humilitei
A sainte Eglise, qui est dame,
Qui peut lier et corps et ame.
Roman de Fauvel, Vers 465-469

L’image montre à gauche Sainte Eglise, sous le soleil, et sous la lune non pas « Temporalité », mais un clerc : le couple Soleil-Lune est la figure du rapport naturel d’obéissance.


Maitre de Fauvel 1317 Roman de Fauvel BNF FR.146 fol 21rFol 21r
Roman de Fauvel, Maitre de Fauvel, 1317, BNF FR.146

Cette autre image montre dame Fortune (représentée en reine, comme Sainte Eglise précédemment) expliquant à Fauvel l’ordre des choses. Et en particulier comment elle dispose les planètes dans le ciel pour influer sur toute chose :

Si que par moy sont disposées
Toutez chosez du monde neez;
Car planetez, soleil et lune,
Le ciel et estelle chescune
Ont par moy, c’est vraie sentence,
Grant vertu par leur influence
Sur les chosez de terre bassez.
Roman de Fauvel, vers 2517-23


Il est remarquable que dans les deux images où il représente le couple Soleil-Lune, le Maître de Fauvel montre l’ordre naturel Soleil-Lune : le bouleversement du monde, qui est au centre du Roman, ne passe pas du texte au dessin.


Maitre de Fauvel 1320-25 Gossuin de Metz Image du Monde BNF Fr.574 fol 1rGossuin de Metz, L’Image du Monde
Maitre de Fauvel, 1320-25, BNF Fr.574 fol 1r

Dans cet autre manuscrit attribué au maître de Fauvel, le couple Soleil Lune souligne le même rapport d’obéissance, cette fois entre le savant Gossuin et le scribe qui prend en note ses paroles.


Maitre de Fauvel 1320-25 Gossuin de Metz Image du Monde BNF Fr.574 fol 100vGossuin de Metz, L’Image du Monde
Maitre de Fauvel, 1320-25, BNF Fr.574 fol 100v.

Ce schéma du même manuscrit montre combien l’idée de la supériorité du Soleil (doré et rayonnant en haut à gauche) sur la Lune (argentée dans ses diverses phases) s’ancrait sur les connaissances scientifiques de l’époque.


Maitre de Sub-Fauvel 1320-37 guiard des moulins, bible historiale Bibl. Sainte-Genevieve - ms. 0020 fol 1 Detail de la Creation1320-37, Bibl. Sainte-Geneviève, Ms 20 fol 1 Maitre de Sub-Fauvel 1300-25 guiard des moulins, bible historiale Bodleian MS Douce 211 fol 5r Creation des luminaires1300-25, Bodleian MS Douce 211 fol 5r

Maïtre de Sub-Fauvel, Guiard des Moulins, Bible historiale, Le Quatrième jour (IRHT)

On attribue au « Maître de Sub-Fauvel » une série de manuscrits de style comparable, mais de qualité inférieure. Un certain nombre [13] sont des Bibles historiales, où la Quatrième jour est représenté soit comme partie d’une image synoptique (première image), soit comme vignette séparée (seconde image), la multiplication des vignettes étant une des nouveautés de la Bible historiale.

Dans presque toutes les Bibles historiales attribuées au « Maître de Sub-Fauvel », le Soleil est à gauche, et Dieu regarde vers la Lune : l’image du MS Douce 211 est donc une exception. Le fait que Dieu y regarde le Soleil est probablement à relier à une autre particularité, la Lune totalement englobée dans le firmament alors que le Soleil est encore en dehors : Dieu regarde ce qu’il est en train de faire.


Maitre de Sub-Fauvel 1330 guiard des moulins , bible historiale Bibl. Sainte-Genevieve - ms. 0022 fol 5 Creation des luminairesBible historiale, Bibl. Sainte-Geneviève, MS 22 fol 5
Maitre de Sub-Fauvel, vers 1330 (IRHT)

Un seul manuscrit de la série présente une inversion Lune-Soleil. Compte-tenu des antécédents du Maître de Fauvel lui-même, et de la production massive de son atelier, elle ne peut être attribuée qu’à une erreur du copiste : peut-être a-t-il voulu retourner un modèle où Dieu regardait vers la gauche, en oubliant d’inverser la position des astres. Le plus probable est cependant un enchaînement de maladresses : en accentuant le déhanché de la pose, le copiste a perdu la symétrie des bras, et rapproché la main droite du visage divin : dès lors, c’est cette proximité qui exprime la supériorité solaire, plutôt que la position à gauche.



Inversions dans la Bible historiale

La Bible historiale, version commentée de la Bible, est à la fois plus illustrée et moins sacrée que le texte original de la Vulgate. Ces deux facteurs expliquent peut être pourquoi les inversions Lune-Soleil y semblent un peu moins rares, de manière très relative : parmi la centaine [14] de Bibles historiales recensées, je n’ai trouvé en tout et pour tout que quatre inversions Lune-Soleil tardives (en plus de celle du maître de Sub-Fauvel).

Le manuscrit BNF Français 164

guiard des moulins, bible historiale 1375-1400 BNF Français 164 fol 3r Creation des luminairesQuatrième jour, fol 3r
Bible historiale, 1375-1400, BNF Français 164

Cette Bible historiale est la seule (avec Arsenal 5212 de 1362, réalisée pour Charles V) qui abandonne les vignettes pour revenir aux initiales historiées : archaïsme volontaire et exercice de virtuosité. Les luminaires sont inversés (bien que le disque de gauche, très abîmé, ne ressemble guère à la lune).


guiard des moulins, bible historiale 1375-1400 BNF Français 164 fol 2v Deuxieme jpurTroisième jour, fol 2v guiard des moulins, bible historiale 1375-1400 BNF Français 164 fol 3v Cinquieme jpurCinquième jour, fol 3v

Le manuscrit présente d’autres bizarreries : ainsi un des poissons, qui n’apparaissent qu’au Cinquième jour, figure déjà dans l’eau du Troisième jour.


guiard des moulins, bible historiale 1375-1400 BNF Français 164 fol 5v Creation de la femmeCréation de la femme, fol 5v

La lettrine de la Création de la femme est très déconcertante : Dieu est maintenant représenté sous la forme de Jésus-Christ ressuscité (on voit ses blessures aux mains et aux pieds) et il figure deux fois : à gauche en tant que Dieu créant Eve, à droite en tant que Jésus-Christ tel qu’il apparaît dans la vision d’Adam pendant son sommeil, ainsi que l’explique le texte :

« Dieu l’endormit non mye de droit dormir, mais ainsi comme s’il fust ravy. Et dit on qu’il fut adonc en la souveraine court de Paradis de quoi quand il s’éveilla il prophétisa de la coniunction de IesusChrsit et de Saincte église, du déluge et du jugement advenir par feu ».


L’originalité et l’ambition de cette dernière lettrine invite à reconsidérer les anomalies trop criantes qui la précèdent :

guiard des moulins, bible historiale 1375-1400 BNF Français 164 fol 2v Deuxieme jpurTroisième jour, fol 2v guiard des moulins, bible historiale 1375-1400 BNF Français 164 fol 3r Creation des luminairesQuatrième jour, fol 3r

Il faut plutôt les attribuer à l’intention symbolique de manifester la présence de Jésus Christ dès la Création :

  • sous la forme du Poisson créé avant les autres ;
  • dans cette préfiguration victorieuse de la Crucifixion qui illustre le Quatrième Jour.

Une nouvelle fois, l’inversion Lune-Soleil fonctionne comme une  incitation à approfondir la lecture.


Le manuscrit Mazarine MS 313

Mazarine, MS 313 fol 4-5Image regroupant les quatre premières vignettes.
Bible historiale, 1415-1420, France du Nord ou Paris, Mazarine, MS 313 fol 4-5 .

L’inversion Lune-Soleil crée ici une analogie graphique entre la Création du Soleil au Jour 4 et la Création de la lumière au Jour 1.

De même, le motif en feston souligne graphiquement la continuité logique entre le Jour 2 , où Dieu sépare les eaux du haut et des eaux du bas, et le Jour 3, où il sépare la terre sèche des eaux du bas. Le copiste a eu l’idée de recycler, pour ce besoin particulier, l’image générique du Dieu créateur, avec son nimbe crucifère et son compas, qui sert habituellement à illustrer le Premier jour.


Le Manuscrit BnF, Français 163

guiard des moulins, bible historiale 1417 Paris, BnF, Français 163 fol 2v Commencement Le ciel et la TerreAu commencement créa Dieu le Ciel et la Terre, fol 2v
Bible historiale, 1417, Bretagne (Chateaubriand), BnF Français 163

C’est ce qui ce passe dans ce manuscrit breton, une des rares Bibles historiales créées en dehors de Paris et de la France du Nord. L’image est plus ambitieuse qu’il n’y paraît, puisqu’elle constitue une sorte de synoptique des étapes qui vont suivre :

  • dans le ciel on devine les étoiles, la lune et le soleil (à noter l’effet spécial du fondu enchaîné avec le fond quadrillé) ;
  • la Terre apparaît déjà sous sa forme définitive, avec l’Océan en bas et les trois continents. Le compas achève de délimiter l’Europe (Jérusalem est au centre, le segment vertical représente la Méditerranée).

L’inversion Lune-Soleil s’explique probablement par la volonté de privilégier notre continent.


guiard des moulins, bible historiale 1417 Paris, BnF, Français 163 fol 3r A Jour 1Jour 1 (création de la lumière), fol 3r guiard des moulins, bible historiale 1417 Paris, BnF, Français 163 fol 3r B Jour 2Jour 2 (séparation des eaux du haut et du bas), fol 3r
guiard des moulins, bible historiale 1417 Paris, BnF, Français 163 fol 3vA Jour 3Jour 3 (séparation de la terre et de la mer), fol 3v guiard des moulins, bible historiale 1417 Paris, BnF, Français 163 fol 3vB Jour 4Jour 4 (création des luminaires), fol 3v

Les vignettes se succèdent avec une grande logique, selon une charte graphique qui se maintiendra dans les images suivantes : Dieu est debout et tourné vers la droite.

C’est à la fois le souci de mettre le Soleil sous le regard de Dieu, autant que le rappel de la toute première image, qui justifient ici l’inversion Lune-Soleil du Jour 4.


La première Bible historiale imprimée

guiard des moulins, bible historiale Premiere edition Antoine Verard 1498-99 Paris, BnF Res. A. 270 vue 41 Deuxieme jourDeuxième jour, vue 41 guiard des moulins, bible historiale Premiere edition Antoine Verard 1498-99 Paris, BnF Res. A. 270 vue 43 Quatrieme jour corrigeeQuatrième jour, vue 43

Bible historiale, Première édition imprimée par Antoine Vérard, 1498-99, Paris, BnF Res. A. 270

Au Jour 2, Dieu dispose les étoiles sur le firmament, à la limite entre les eaux du haut et celle du bas. Au Jour 4, il y rajoute les luminaires.

S’agissant d’une gravure, l’inversion pourrait être imputable à une erreur du graveur, oubliant d’inverser les astres par rapport à son modèle.


guiard des moulins, bible historiale Premiere edition Antoine Verard 1498-99 Paris, BnF Res. A. 270 vue 43 Quatrieme jour corrigeeInversion corrigée

Cependant, la « correction » est graphiquement insatisfaisante, puisque l’astre principal se trouve relégué à la fois loin de Dieu et dans son dos.

L’inversion a donc ici la même cause que dans le cas du Maître du Sub-Fauvel : la décision de tourner Dieu vers la droite et d’accentuer le déhanché fait perdre aux mains leur symétrie ; dès lors le soleil ne peut être placé que dans la main gauche, la plus proche de l’auréole divine.


guiard des moulins, bible historiale Premiere edition Antoine Verard 1498-99 Paris, BnF Res. A. 270 vue 44 Cinquieme jourCinquième jour, vue 44

L’inversion se poursuit dans la vignette suivante, pour la même raison : placer le soleil au plus près du visage et de la main de Dieu.

La personnification des luminaires, qui en fait des échos du visage divin, favorise également l’inversion : la Lune vue de profil assume à l’arrière un rôle de spectateur, tandis que le Soleil vu de face sert d‘assistant à Dieu dans son action.



Pas d’inversions dans les Bibles moralisées

Apparue au début du XIIIème siècle, la formule luxueuse des Bibles moralisées, réservées aux très hauts personnages, met en parallèle une scène de l’Ancien ou Nouveau Testament avec une autre scène qui en donne la signification morale.

Du fait de cette contrainte formelle, toutes les Bibles Moralisées (il en existe une dizaine) sont très proches iconographiquement, notamment pour le Quatrième Jour, qui ne présente jamais d’inversion.

Bible Moralisee 1215-30 Codex Vindobonensis ONB 2554 fol 7Le Quatrième Jour, Codex Vindobonensis, 1215-30, ONB MS 2554 fol 7.

La formule retenue est celle où Dieu, de profil, commande aux deux luminaires superposées. L’idée forte, exposée par le texte du haut est que « le soleil enlumine la lune », d’où l’interprétation morale développée par le texte du bas :

  • le Soleil signifie la Divinité,
  • la Lune la Sainte Eglise
  • les étoiles le clergé.

Fondée sur la prééminence du soleil, cette interprétation exclut évidemment toute inversion.


Bible Moralisee 1215-30 Codex Vindobonensis ONB 2554 fol 6Codex Vindobonensis, 1215-30, ONB MS 2554 fol 6

Dans le cas du Codex Vindobonensis, l’ordre Soleil-Lune se retrouve aussi dans l’image synoptique qui ouvre le Livre :

« « Ici crie Dex ciel et terre, soleil et lune et toz elemenz ».

Les Quatre Eléments sont représentés dans la sphère creuse que mesure le compas : l’Air (les vents tout autour) , l’Eau, le Feu (matérialisé par le soleil et les étoiles) et la Terre (la masse informe au centre, du même matériau que la Lune).


Bible Moralisee 1400-10 Philippe le Hardi Freres Limbourg BNF Français 166 fol 2rBible Moralisée de Philippe le Hardi, Frères Limbourg, 1400-10, BNF Français 166 fol 2r

Dans les dernières Bibles Moralisées, la position des luminaires évolue : ils ne sont plus positionnés à portée de la main divine, mais placées en haut de l’image, et commandés à distance : l’ordre Soleil-Lune reste bien sûr respecté.

Bibles moralisées allégées

Trois Bibles moralisées tardives ont été réalisés à Bruges dans les années 1455-60 : elles contiennent bien le texte des Bibles moralisées, mais ne suivent plus le schéma très contraint des images appariées.


Bible Moralisee 1455-60 Bruges La Haye KB 76 E 7 fol 1rLa Haye KB 76 E 7 fol 1r Bible Moralisee 1455-1460 Bruges BNF FR 897 fol1rBNF FR 897 fol1r 

Détail du frontispice de la Genèse, Bible Moralisée, 1455-60, Bruges

Au début de la Genèse , un frontispice regroupe les vignettes des sept Jours. Malgré des parti-pris graphiques très différents (Dieu trônant au dessus, ou Dieu debout au centre de ce qu’il crée), ces deux vignettes du Quatrième Jour respectent la prééminence du Soleil sur la Lune :

  • dans le premier cas, en revenant à la formule initiale des astres superposés ;
  • dans le second cas, en tournant le Seigneur vers la gauche, afin d’éviter l’incongruité visuelle du soleil dans son dos.


Bible Moralisee 1455 Bruges BL Add 15248 f. 17Bible Moralisée, 1455, Bruges, BL Additional 15248 f. 17

Dans le troisième exemplaire en revanche, l’illustrateur a profité de la disparition des contraintes antérieures pour choisir une règle de son cru : placer dans le dos de Dieu  la création secondaire et face à lui la principale :

  • pour le Quatrième Jour, la Lune et le Soleil ;
  • pour le Cinquième Jour, un papillon et les autres bêtes du ciel et de la mer ;
  • pour le Sixième Jour, les Animaux terrestres et les Humains.



La Création des luminaires à distance

Jacob van Maerlant, Rijmbijbel 1400 ca Utrecht The Hague, KB, KA 18 fol. 13vaJacob van Maerlant, Rijmbijbel, Utrecht, vers 1400, The Hague, KB KA 18 fol. 13v

La préférence pour  la Création des Luminaires à distance, que nous avons observée dans les  Bibles moralisées du tout début du XVème siècle, est générale. Dans cette Rijmbijbel, une Bible versifiée en langue néerlandaise, il est trop tôt encore pour en tirer les conséquences : le copiste s’est contenté de respecter l’ordre traditionnel, sans s’inquiéter de placer le soleil dans le dos de Dieu.


A la fin du siècle en revanche, les infractions deviennent plus fréquentes :

Heures a l'usage de Besancon 1480-1485 IRHT Besancon BM 0148 fol 17Original Heures a l'usage de Besancon 1480-1485 IRHT Besancon BM 0148 fol 17 corrigee« Corrigé »

Heures à l’usage de Besançon, 1480-1485, Besançon BM 0148 fol 17 (IRHT)

Ici, c’est le format excessivement haut de la vignette qui a poussé le dessinateur à positionner le Soleil très au dessus de la main divine. Il aurait pu placer la Lune du même côté, mais il  a préféré l’inversion,  pour équilibrer l’autre coin.


Heures Netherlands, Utrecht, ca. 1490 Morgan MS S.1 fol. 86vHeures à l’usage d’Utrecht, vers 1490, Morgan MS S.1 fol. 86v

Ce Livre d’Heures illustre le récit de la Création par six lettrines consécutives, où Dieu se trouve toujours debout à gauche de ce qu’il crée. Pour le Quatrième Jour, ce parti-pris imposait de placer le Soleil à droite. Là encore, le dessinateur a préféré équilibrer l’image en plaçant la lune à l’opposé du soleil.



Une inversion au Paradis

Maitre de la Cite des Dames, Antiquites judaïques vers 1410 BNF FR 6446 fol 3vMaître de la Cité des Dames, Antiquités judaïques, vers 1410, BNF FR 6446 fol 3v Master of the Mazarine Hours Jean Corbechon, Livre des proprietes des choses, vers 1415, Fizwilliam MS 251 fol 15rMaître des Heures Mazarine, Livre des propriétés des choses (Jean Corbechon), vers 1415, Fizwilliam MS 251 fol 15r

Plusieurs ouvrages différents s’ouvrent sur une image synoptique du Paradis comportant les deux luminaires, non inversés. Leur présence se justifie pour illustrer :

  • dans le premier cas, un résumé de la Création du Monde mentionnant explicitement le soleil et la lune ;
  • dans le second cas, une préface qui se compare au commencement du monde et se réclame de la lumière divine.

La scène principale, au centre, est celle du Mariage d’Adam et Eve, où Dieu tient symétriquement les mains droites des deux époux.


Boethius master1415 Les Faits des Romains or Histoire Ancienne jusqu'a Cesar Paris Egerton 912 f. 10 Adam and Eve in Paradise detail 3Maître du Boèce, 1415 Les Faits des Romains , Les Faits des Romains ou Histoire Ancienne jusqu’à César, 1415, Paris, Egerton 912 f. 10

Cette image tout à fait contemporaine illustre elle-aussi un résumé de la Genèse, mais bien que le texte mentionne explicitement « le soleil et la lune », l’illustrateur a jugé bon de les inverser. On notera que la scène centrale n’est pas exactement le Mariage, mais plutôt la Présentation d’Eve à Adam, qui illustre le passage suivant de la Genèse :

« De la côte qu’il avait prise de l’homme, Yahweh Dieu forma une femme, et il l’amena à l’homme. Et l’homme dit:  » Celle-ci cette fois est os de mes os et chair de ma chair! Celle-ci sera appelée femme, parce qu’elle a été prise de l’homme.  » C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme, et ils deviendront une seule chair. Ils étaient nus tous deux, l’homme et sa femme, sans en avoir honte. » Genèse 22,25


Boethius master1415 Les Faits des Romains or Histoire Ancienne jusqu'a Cesar Paris Egerton 912 f. 10 Adam and Eve in Paradise detail 1
Les gestes illustrent fidèlement le texte et l’idée :

  • Dieu tire Eve d’une main et la désigne à Adam de l’autre ;
  • Eve touche sa propre côte ;
  • Adam la scrute avec attention et écarte les mains, admettant que cette chair est bien la sienne.



Boethius master1415 Les Faits des Romains or Histoire Ancienne jusqu'a Cesar Paris Egerton 912 f. 10 Adam and Eve in Paradise detail 2
Ce thème de l’unicité et de l’union des chairs est commenté par l’architecture du bas, où la Porte du côté d’Eve la désigne comme celle qui va causer l’Expulsion, mais aussi comme la structure complémentaire à la Tour.



Boethius master1415 Les Faits des Romains or Histoire Ancienne jusqu'a Cesar Paris Egerton 912 f. 10 Adam and Eve in Paradise detail 3
L’allusion anatomique est redondée, au niveau des sexes, par la mise en parallèle :

  • de deux aigles qui semblent n’en faire qu’un, tête baissé et tête relevée ;
  • d’un rocher avec deux anfractuosités, l’une étroite et l’autre élargie.

L’inversion lune-soleil, totalement incongrue vu la symétrie de l’image, sert ici encore de signal avertisseur pour le lecteur : attention, cette image n’est pas anodine.



Une inversion topographique (SCOOP) !

Portail S du choeur 14e Heilig-Kreuz-Muenster Schwaebisch_gmuend photo Klaus Graf A Portail S du choeur 14e Heilig-Kreuz-Muenster Schwaebisch_gmuend photo Klaus Graf B

Portail Sud du choeur, 14ème siècle, Heilig-Kreuz-Münster, Schwäbisch Gmünd (photo Klaus Graf)

La convention graphique du portail est que les scènes de l’intrados se lisent de l’intérieur vers l’extérieur, où se place l’élément maquant de chaque épisode.

Ainsi, dans l’intrados gauche, c’est près du bord extérieur qu’on trouve, de haut en bas :

  • la porte du Paradis lors de l’Expulsion,
  • Adam au travail,
  • l’ange apportant les parfums du Paradis pour guérir Adam malade (apocryphe de la Vie d’Adam et Eve),
  • la colombe marquant la fin du Déluge, l’autel du sacrifice de Noé.

C’est à cette convention liée à la topographie très particulière du portail qu’on doit, dans l’intrados droit, l’inversion des luminaires dans la scène du Quatrième Jour : ainsi la narration se conclut sur le soleil, du côté du bord extérieur.



Pour conclure

Genese 1455-61 Taddeo Crivelli Bible de Borso d'Este Bibliotheque Estense Modene p 11Taddeo Crivelli, Bible de Borso d’Este, 1455-61, Bibliothèque Estense, Modène p 11

Terminons par cette image malicieuse, qui joue délibérément sur l’écart aux conventions : l’inversion n’en est bien sûr pas une, puisque Dieu nous tourne le dos.



Article suivant :  Lune-soleil : Crucifixion 1) introduction

Références :
[1] H. Dumaine ‘ »EPTAMÉRON BIBLIQUE: Remarques sur le récit de la création (Gen., I, 1-II, 4 a «  Revue Biblique (1892-1940) Vol. 46, No. 2 (1er AVRIL 1937), pp. 161-181 https://www.jstor.org/stable/44102985
[2] Assemani, Joseph Simonius. Sancti patris nostri Ephraem Syri Opera omnia quae exstant, Graece, Syria ac Latine. 6 vols. Rome, 1732–1746. Syriac and Latin 1, volume I p 16
https://archive.org/details/AssemaniEphremSyriacAndLatin1/page/n43/mode/2up
[3] Deux thèses contradictoires s’opposent quant à la généalogie des manuscrits : celle de Weizmann et celle de Lowden (pour une synthèse de la controverse, voir Mika Takiguchi, The Octateuchs, dans Vasiliki Tsamakda, 1970, « A Companion to Byzantine Illustrated Manuscripts »). Mais tout le monde s’accorde sur le fait que Vat 747 précède largement Vat 746. Pour la comparaison image par image des cinq versions de la Genèse, voir Jean Lassus « La Création du Monde dans les Octateuques byzantins du douzième siècle » Monuments et mémoires de la Fondation Eugène Piot, Année 1979 62 pp. 85-148 https://www.persee.fr/doc/piot_1148-6023_1979_num_62_1_1568
[4] Topographie chrétienne Chapitre 4 (Réfutation de la sphère) https://www.tertullian.org/fathers/cosmas_04_book4.htm#6
[5] Cynthia Hahn, “The Creation of the Cosmos: Genesis Illustration in the Octateuchs,” Cahiers archéologiques Vol 28 1979
[6] Anne-Laurence Caudano « UN UNIVERS SPHÉRIQUE OU VOÛTÉ ? SURVIVANCE DE LA COSMOLOGIE ANTIOCHIENNE À BYZANCE (XI e ET XII e S.) » Byzantion Vol. 78 (2008), pp. 66-86 https://www.jstor.org/stable/44173067
[7] Weitzmann, qui ne différencie pas vue de profil et vue en plan, pense que ces deux têtes représentent Okeanos et Thalassa. Voir Weitzmann « The Byzantine Octateuchs », p 20
[8] Mendel Metzger, « La Haggada enluminée », p 310
[9] Mira Friedmann, « More on Right anf Left in painting », Assaph, Publication of the Tel-Aviv University, Faculty of Fine Arts. Studies in art history, Volume 1 p 126
[10] Pour ses illustrations époustouflantes de la Bible de Conradin voir le site du Walters Art Museum : https://www.thedigitalwalters.org/Data/WaltersManuscripts/html/W152/
Pour la Bible de Trente :
https://bdt.bibcom.trento.it/Manoscritti/10424#page/n1194/mode/thumb
[11] Sophie Ramond « Les références à la création dans le Psautier, entre emprunt et innovation » Transversalités 2014/1 (N° 129), https://www.cairn.info/revue-transversalites-2014-1-page-45.htm
[11b] George Henderson, «The Idiosyncrasies of a thirteenth-century Illustrator : The Old Testament Cycle in St John’s College, Cambridge, MS K. 26 revisited » dans « Tributes to Nigel Morgan. Contexts of Medieval Art : Images, Objects and Ideas »

[12]

Voici l’ensemble du passage (vers 397-484) :
Fauvel, qui est faus et quassé,
Tout cest brouet li a brassé :
Si com il veut Fortune torne
400 Et ce que Diex a fet bestorne.
Or te vuil monstreir la maniere
Com’ il met ce devant deriere.
Or entent, tu qui Fauvel torches :
404 Diex fist au premier .ij. grans torches,
Plaines de mout très grant lumière,
Mès c’est par diverse manière.
L’une a non soleil, l’autre lune ;
408 Clarté de jour nous donne l’une :
C’est le solail qui luist de jour,
La lune de nuit sans séjour.
Mès le solail, se Diex m’ament,
412 Est trop plus haut eu firmament
Que n’est la lune, c’est sans doute,
Ne elle n’a de clartei goute
Que le solail ne li envoie.
416 Mès Fauvel, qui trestout desvoie,
A tant fait que cest luminare
Est tout berstornei au contraire.
Mout est beste de grant emprise :
420 La lune a sus le solail mise,
Si que le solail n’a lumière
Fors de la lune et au derriere.
Grant eclipse pues ci trouver ;
424 Ce que j’é dit te vuil prouveir.
Li sage fondé sus reson
Font semblable compareson
Au solail du ciel de prestrise,
428 Et a la lune au dessous mise
Comparent temporel empire ;
La cause de ce te vuil dire.
Diex, qui sus tous est sire et mestre,
432 Fist son filz de la Virge nestre,
Qui sacrifia comme prestre,
Si que por ce doit prestrise estre
Au solail acomparagie
436 Que Diex li donna la mestrie
De donner au monde lumiere,
Par quoi il levast cuer et chiere
A cognoistre la droite voie
440 D’aler en pardurable joie.
Ausi ordena Diex prestrise
Qu’ele fust chief de sainte Yglise,
Qu’en lié vout le pouer crïer
444 De tout lïer et deslïer.
Mès a temporel seignorie
Ne donna Diex nule mestrie,
Ains vout que fust dessous prestrise,
448 Pour estre bras de sainte Eglise,
Si qu’el n’eüst pouer de fere
Fors ce qu’a l’Iglise doit plere.
Et par reson le pues veïr :
452 Le bras doit au chief obeïr
Et a execusion metre
Ce que le chief li veult commetre.
Mout prest est le bras par nature
456 A garder le chief de laidure,
Quer le chief est plus haut en l’omme
Que n’est nul des membres, si comme
Celui qui tout le corps gouverne :
460 Par lui voit et ot et discerne.
Et se le chief estoit malade,
Il n’i a membre, tant soit rade,
Que l’en n’en voie plus mat estre,
464 Si com les sergens de lor mestre.
Einsi doit temporalitei
Obeïr en humilitei
A sainte Eglise, qui est dame,
468 Qui peut lier et corps et ame.
Mès Fauvel a tant fauvelé
Et son chariot roelé
Que, mal gré Ferrant et Morel,
472 La seignorie temporel,
Qui deust estre basse lune,
Est par la roe de Fortune
Souveraine de sainte Eglise.
476 Sainte Yglise est au dessous mise,
Si qu’el donne poi de lumiere ;
Ainsi va ce devant derriere :
Les membres sont dessus le chief.
480 Grant mestier fust que de rechief
Diex vousist fere un novel monde,
Que cestui de tout mal soronde.
Pour ce que Fauvel le gouverne
484 En tenebres et sans lanterne.

[13] La liste, basée sur les travaux de Alison Stones, se trouve dans https://fr.wikipedia.org/wiki/Ma%C3%AEtre_de_Fauvel

Lune-soleil : Crucifixion 1) introduction

31 décembre 2022

Le couple Soleil-Lune n’est qu’une parmi les diverses polarités qui se sont mises en place au cours du temps dans l’iconographie de la Crucifixion. Cet article introductif recense ce qui a été écrit pour expliquer la présence du couple des luminaires dans la scène sacrée, fait le point sur les différentes hypothèses quant à son origine, et reprend les explications qui ont été avancées pour les rares inversions Lune-Soleil.

Article précédent : Lune-soleil : le Quatrième Jour

 Les polarités dans la Crucifixion

Hortus_Deliciarum 1159-75 Die_Kreuzigung_Jesu_ChristiHortus Deliciarum, 1159-75

La scène de la Crucifixion comporte plusieurs éléments polaires :

  • 1) le couple Marie / Saint Jean ;
  • 2) le couple lance (créant la plaie d’où coule le sang et l’eau) / roseau (portant l’éponge imbibée de vinaigre) ;
    • 2a) le couple du Bon et du Mauvais larron ;
    • 2b) le couple Eglise / Synagogue ;
  • 3) le couple Soleil / Lune.


1175-1200 Niello-filled_paten_from_Trzemeszno,_Poland
Patène de Trzemeszno, 1175-1200, trésor de l’Archidiocèse de Gniezno

Ce graveur a particulièrement travaillé l’analogie graphique :

  • entre la couronne de l’Eglise et celle du Soleil ;
  • entre le bandeau de la Synagogue et le voile de la Lune.

La couronne de la Synagogue est tombée à terre, et son fanion est pointe en bas.


1170–1180-Stammheim-Missal-Hildesheim-VITA-and-MORS-Isaiah-David-DIES-and-NOX-J.-Paul-Getty-Museum-6497.MG_.21-fol-86r.
1170–1180 Missel de Stammheim, pour l’abbaye de Hildesheim, Getty Museum 6497.MG.21 fol 86r

Cette image ajoute trois polarités pratiquement uniques :

  • le couple Vie / Mort (VITA / MORS) au bout des branches de la croix ;
  • le couple Jour / Nuit (DIES / NOX ) tout en bas ;
  • le couple Isaïe / David de part de d’autre du Pressoir divin (Isaïe 63,3)


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1) Le couple Marie / Saint Jean

La présence de Marie lors de la Crucifixion n’est mentionnée que dans l’Evangile de Jean. Dans l’immense majorité des cas, la mère du Christ occupe la position d’honneur (à sa droite) et son disciple préféré se trouve à sa gauche. Nous verrons quelques exemples où les deux se trouvent ensemble, à sa droite.

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Theodore Psalter 1066 BL Add MS 19352 fol 96rTheodore Psalter, 1066, BL Add MS 19352 fol 96r

Ce psautier byzantin présente un des très rares cas où les deux se trouvent à sa gauche, laissant la place d’honneur au porteur de lance. L’explication est que ce dessin marginal n’illustre pas directement la Crucifixion, mais un psaume :

« Le Seigneur a opéré le salut au milieu de la terre » Psaume 73, 12

  • « opéré le salut » est traduit par le jet de sang qui tombe sur Longin (selon une tradition, celui-ci était aveugle et le jet lui redonna la vue) ;
  • « au milieu de la terre » est traduit par le Soleil rouge (couleur du sang) et la Lune bleue, qui symbolisent ici les deux extrémités de la Terre, l’Orient et l’Occident.



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2) Les polarités liées à la position de la plaie

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Crucifixion 420-430 Rome British Museum schemaCrucifixion, 420-430, provenant de Rome, British Museum

Ce célèbre ivoire est un des très rares exemples où la plaie du Christ se situe sur son flanc gauche (côté coeur).



Crucifixion 420-430 Rome British Museum schemaOn remarquera que la position du porteur de lance sous le bras droit de la croix (vu par le spectateur) fait écho à celle de Judas pendu sous son figuier (en rouge). De même, le nid où un oiseau nourrit ses oisillons renvoie aux fonctions des deux personnages en dessous, la mère et le disciple (flèches jaunes). Enfin, l’inscription REX -IUD divise la plaque en une partie gauche où le Christ est Roi et une partie gauche (côté plaie) où les Juifs sont en apparence vainqueurs.


Doute de Thomas 420-430 Rome British Museum schemaDoute de Thomas, 420-430, provenant de Rome, British Museum

Le même coffret d’ivoire présente sur sa face opposée cette autre scène montrant la position de la plaie du même côté. La toge est portée de manière normale, en découvrant l’épaule droite. Maintenir la cohérence de la position de la plaie complique beaucoup la situation, puisqu’ il a fallu que :

  • 1) le Christ dénoue sa toge ;
  • 2) Thomas la remonte le long du bras gauche levé ;
  • 3) Thomas repousse la tunique dans l’autres sens pour accéder à la plaie (les tuniques romaines étaient formées de deux rectangles cousus latéralement et en haut, en laissant un passage pour le cou et les bras [0]).


Cette composition très sophistiquée, dont il n’existe aucun autre exemple, a été élaborée ad hoc, probablement pour mettre en parallèle l’arbre de Judas et la Croix. Elle ne prouve donc pas que la plaie au flanc gauche était la situation d’origine au 5ème siècle (comme le suppose Vladimir Gurewich [1] ) : simplement qu’à cette époque le côté n’était pas encore déterminé de manière rigide.

Seul l’Evangile de Jean (19,34) parle du coup de lance, sans préciser la position de la plaie. On lit souvent que le flanc droit, a été fixé par un apocryphe grec du 4ème siècle, les Evangiles de Nicodème (dit encore Actes de Pilate). Après vérification, ce texte est le premier à nommer le porteur de lance Longin (du grec « longké » qui signifie « lance »), mais aucune de ses versions ne précise le côté de la plaie [2]. En revanche on trouve bien dans la Liturgie de saint Jean Chrysostome (Cappadoce 4ème siècle) l’indication du flanc droit du Christ.


Le-Bon-Pasteur-Catacombe-de-Priscille-RomeLe Bon Pasteur, Catacombe de Priscille, Rome

En fait personne ne soit vraiment pourquoi la position de la plaie s’est fixée sur le flanc droit. Frédéric Tristan [3] fait l’hypothèse séduisante que celle-ci correspond à la convention antique de draper les vêtements en laissant libre le flanc droit.


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Une polarité dépendante : le couple Longin/Stéphaton

La position de la plaie fixe à gauche celle de Longin, l’auteur du coup de  lance, d’où découle celle du porteur de roseau, Stéphaton, de l’autre côté de la croix. Cette position est symboliquement renforcée par le fait que Longin, en tant que représentant des Gentils convertis, mérite la place d’honneur, tandis que que Stéphaton représente les Juifs endurcis, le vinaigre signifiant l’enseignement corrompu de l’Ancien Testament [3a].


Silver dish from Perm-Molotov, 7th century AD, Syrian or Palestinian, Hermitage, LeningradDisque d’argent de Perm-Molotov, 7ème-10ème siècle, Syrie ou Palestinian, Ermitage, Leningrad

Ce disque en est une des très rares exceptions (voir [1] note 6). Les inscriptions sont en syriaque qui s’écrit de droite à gauche, et les deux médaillons du bas sont disposés chronologiquement dans le sens de cette écriture : à droite la Crucifixion, puis à gauche les Saintes femmes au tombeau. On pourrait être tenté d’expliquer par la même cause l’inversion roseau / lance. Cependant, il faut noter que les autres polarités résistent à l’inversion : dans le médaillon de l’Ascension, tout en haut, le Soleil et la Lune sont dans l’ordre habituel, de même que, dans celui de la Crucifixion, le Bon et le Mauvais Larron (identifiés par les inscriptions) ( [4], p 60)


Crucifixion 750 ca __gospelbook Sankt_Gallen p 266Crucifixion, vers 750, Evangiles de Saint Gall, p 266

C’est seulement dans l’art irlandais du VIIème ou Xème siècle qu’on trouve de manière plus groupée l’inversion Stéphaton / Longin [5].


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Une polarité dépendante : celle des larrons

Rabbula Gospels: Crucifixion and Resurrection, 586 ADCrucifixion et Résurection, fol 13r
Evangiles de Rabula, 586, Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 .

La Crucifixion de Rabula est la toute première où Longin, nommé, est positionné à gauche. Le bon larron (sans barbe) se trouve nécessairement du même côté, comme l’explique une tradition très ancienne dont témoigne Saint Augustin :

« Et le temps ne permet pas de baptiser le larron. Dans sa miséricorde, le Rédempteur imagine à cela un remède. Un soldat s’approche; d’un coup de lance, il ouvre le côté du Christ, et de cette plaie «s’échappent du sang et de l’eau» qui rejaillissent sur les membres du larron.«  Saint Augustin, 52ème sermon sur la Passion du Seigneur et les deux larrons.


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Autre polarité dépendante : l’Eglise et la Synagogue

Verriere 3 nouvelle alliance 1215-20 Cathedrale de BourgesVerrière 3 (Nouvelle alliance), 1215-20 Cathédrale de Bourges

La polarité Eglise-Synagogue s’est mise en place plus tard, à l’époque carolingienne. Là encore la position de l’Eglise est contrainte par la position de la plaie puisqu’elle recueille le sang du Christ dans son calice.

Ici l’artiste a particulièrement travaillé les correspondances graphiques :

  • le soleil rouge fait écho au sang dans le calice de l’Eglise ;
  • la lune masquée fait écho au visage bandé de la Sygagogue.


En aparté : Synagogue et Eglise hors de la Crucifixion

 

1197 Pamplona Bible Amiens BM MS 108 fol 192vFol 192v 1197 Pamplona Bible Amiens BM MS 108 fol 193rFol 193r

Première Bible de Pampelune, 1197, Amiens BM MS 108

Réalisé pour le roi de Navarre Sanche VII le Fort, cette Bible met en regard le Christ extrayant des Limbes les Justes et le couple Synagogue/Eglise. Fonctionnant en symétrie-miroir, le bifolium met en équivalence :

  • les Justes, enfermés dans la Gueule d’Enfer, avec la Synagogue, au visage aveuglé par un serpent ;
  • les deux figures victorieuses : le Christ avec sa lance crucifère et l’Eglise avec son gonfanon.

Cette composition a pour inconvénient de placer la Synagogue en position d’honneur, à la droite de l’Eglise ; mais pour avantage de suivre la chronologie, la Synagogue précédant l’Eglise.


1200 Pamplona Bible Augsburg, Universitätsbibliothek, MS Cod. I.2. 4o, 15, fol. 209vFol 209v 1200 Pamplona Bible Augsburg, Universitätsbibliothek, MS Cod. I.2. 4o, 15, fol. 210r. Ecclesia und SynagogeFol 210r

Seconde Bible de Pampelune, vers 1200, Augsburg, Universitätsbibliothek, MS Cod. I.2. 4o, 15

Dans cette copie augmentée, commandée par le même roi pour une femme de haut rang, l’artiste a inversé chaque page, en conservant l’essentiel : la symétrie-miroir de l’ensemble. Ceci montre que lorsque la croix n’impose pas sa forte polarité, la question de la préséance, dans le couple Synagogue-Ecclesia, n’a rien d’absolu : elle peut s’inverser en fonction du contexte de l’image [5a].


1300 ca Feuille d'un Missel, Beauvais, Cleveland Museum of Arts 1982.141Feuille d’un Missel, vers 1300, Beauvais, Cleveland Museum of Arts (1982.141)

Presque toutes les représentations du couple interviennent dans des compositions ternaires (avec la Croix, ou un symbole christique au centre). C’est notamment le cas avec le tabernacle que tient l’Eglise au centre de la composition de Cleveland, qui suit donc la convention habituelle des Crucifixions.


1158 BM Troyes MS 900 fol 3v IRHTPetrus Lombardus, 1158, BM Troyes, MS 900 fol 3v IRHT 1390 Bible historiée et vie des saints New York Public Library, Spencer Collection Ms. 22, fol. 127r GIANTBible historiée et vie des saints, 1390, New York Public Library, Spencer Collection Ms. 22, fol. 127r

Mis à part les deux Bibles de Pampelune, les compositions strictement binaires sont extrêmement rares. Elles suivant alors l‘ordre chronologique, conformément au texte qu’elles illustrent  :

Pour le Petrus Lombardus :

La continuité de l’Ancienne et de la Nouvelle Loi est soigneusement étudiée.

Veteris ac novae Legis continentiam diligenti indagine

Pour la Bible historiée de la Spencer Library, le texte explique que la Synagogue représente l’Ancienne Loi, tandis que l’Eglise est « la nouvelle épouse«  du Christ.



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3) La polarité Soleil-Lune

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Copie Crucifixion catacombe San valentino 700-710 Cod Vat Lat 5409 fol 37r700-10, Catacombe San Valentino, Cod Vat Lat 5409 fol 37r [6] 741 and 752 731px-Crucifixion_from_Santa_Maria_Antiqua741-52, Santa Maria Antiqua

Fresques de la Crucifixion

A l’exception de la Crucifixion de Rabula (sur laquelle nous reviendrons dans Lune-soleil : Crucifixion 2) en Orient) les plus anciennes Crucifixions montrent déjà le Soleil et la Lune à leur place conventionnelle.

Les vestiges de ces hautes époques sont très rares, et il est impossible de préciser l’ordre dans lequel se sont installées les différentes polarités, qui se sont stabilisées très tôt.

Le couple Soleil-Lune – et c’est là tout son intérêt – est celui qui présente le plus d’inversions : sans doute parce qu’il n’est étayé directement par aucun texte, mais aussi parce que la logique de la place d’honneur attribuée au Soleil, conduit à divers paradoxes que nous examinerons plus loin.



Le Soleil et la Lune d’après les textes

Il n’existe qu’un seul texte laconique expliquant la présence des luminaires dans la Crucifixion :

« et quelquefois on met près de la croix le soleil et la lune en éclipse, pour désigner sa patience« . Guillaume Durand, 1286, « Rational ou manuel des divers offices » Volume 1, Premier livre, Chapitre 3

Cette interprétation du XIIIème siècle ne s’applique qu’à la formule où les luminaires personnifiés se voilent la face avec un linge, qui représente à la fois leur éclipse et leur affliction devant la douleur (la patience) du crucifié.

Mais plusieurs passages mentionnant le couple Soleil / Lune peuvent être proposés comme source indirecte. Les voici, des plus cités aux moins cités.

1) L’éclipse du Soleil pendant la Crucifixion

Voici comment le prophète Amos décrit le jour où Dieu se dressera contre les exploiteurs :

« A cause de cela, la terre ne tremblera-t-elle pas, et tous ses habitants ne seront-ils pas dans le deuil? Elle montera tout entière comme le Nil, elle se soulèvera et s’affaissera, comme le Nil d’Égypte. Il arrivera en ce jour-là, -oracle du Seigneur Yahweh,- je ferai coucher le soleil en plein midi, et j’envelopperai la terre de ténèbres en un jour serein. Je changerai vos fêtes en deuil, et tous vos chants de joie an lamentations ; je mettrai le sac sur tous les reins, et je rendrai chauve toute tête ; je mettrai le pays comme en un deuil de fils unique, et sa fin sera comme un jour amer. » Amos, 9, 10

Ce passage est probablement la source des divers phénomènes relatés dans les trois Evangiles synoptiques de manière pratiquement identique : éclipse du soleil durant trois heures, puis tremblement de terre au moment de la mort du Christ :

« Depuis la sixième heure jusqu’à la neuvième, il y eut des ténèbres sur toute la terre. Et vers la neuvième heure, Jésus s’écria d’une voix forte: Eli, Eli, lama sabachthani? c’est-à-dire: Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? » Mathieu 27,45-46, pratiquement identique à Marc 15,33-34 et Luc 23-44.


« Et voici, le voile du temple se déchira en deux, depuis le haut jusqu’en bas, la terre trembla, les rochers se fendirent, les sépulcres s’ouvrirent, et plusieurs corps des saints qui étaient morts ressuscitèrent. » Mathieu 27,51-52

On notera que ces textes ne parlent pas de la Lune.

2) Les phénomènes solaires et lunaires au moment du Jour du Seigneur

« Je ferai paraître des prodiges dans les cieux et sur la terre, Du sang, du feu et des colonnes de fumée. Le soleil se changera en ténèbres Et la lune en sang, Avant que vienne le jour du Seigneur, Grand et terrible ». Joël 2,30-31


Cette prophétie est citée littéralement par Pierre dans son discours au moment de la Pentecôte :

« Oui, sur mes serviteurs et sur mes servantes, Dans ces jours-là, je répandrai de mon Esprit; et ils prophétiseront. Je ferai paraître des prodiges en haut dans le ciel et des miracles en bas sur la terre, Du sang, du feu, et une vapeur de fumée; Le soleil se changera en ténèbres, Et la lune en sang, Avant l’arrivée du jour du Seigneur, De ce jour grand et glorieux. Alors quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé. «  Actes 2:18-21


L’idée du soleil noir et de la lune rouge revient également dans l’Apocalypse, avec des comparaisons tonitruantes :

« Et je vis, quand il eut ouvert le sixième sceau, qu’il se fit un grand tremblement de terre, et le soleil devint noir comme un sac de crin, la lune entière parut comme du sang, et les étoiles du ciel tombèrent vers la terre, comme les figues vertes tombent d’un figuier secoué par un gros vent. » Apocalypse 6, 12-13


3) Les phénomènes solaires et lunaires au moment de la Crucifixion

Bien que les Evangiles canoniques ne parlent pas de la Lune au moment de la Crucifixion, d’autres textes ont permis de justifier sa présence.


En Orient :

« Et alors, quand ce Jésus fut crucifié sur le bois de la Croix, de grandes ténèbres se firent dans le monde habité au milieu du jour, car le soleil s’est obscurci et la lune ressemblait à du sang« . Anaphore de Pilate

Ce texte probablement d’origine syrienne transpose à la Crucifixion les caractéristiques des luminaires que le texte des Actes applique au Jour du Seigneur. Il explique pourquoi les mentions de « soleil obscurci » et de la « lune de sang » figurent dans plusieurs Crucifixions orientales : quelques crucifixions byzantines du 10ème s (Cappadoce) et arméniennes du 14ème s (Matenadaran 4806 et 3717). En Ethiopie, la mention accompagne pratiquement toutes les Crucifixions.( [7], p 71).


En Occident :

1444 Tegernseer Tabula Magna Gabriel Angler Germanisches Museum Nuremberg

Tabula Magna du Tegernsee, Gabriel Angler, 1444, Germanisches Museum, Nuremberg

Cette exception remarquable n’en est pas une : tout le fond, y compris l’éclipse du soleil et la lune rouge, a été peint à l’époque baroque, par dessus le tissu d’honneur multicolore qui y figurait à l’origine [7a].

En Occident, on ne colorie pratiquement jamais la Lune en rouge, car le texte qui justifie sa présence dans la Crucifixion est un passage de Matthieu relatif au Jugement dernier :

« Aussitôt après la tribulation de ces jours, le soleil s’obscurcira, la lune ne donnera pas sa clarté, les astres tomberont du ciel, et les puissances des cieux seront ébranlés ». Matthieu 24,29


Beatus de gerone 975 Crucifixion

Crucifixion
Beatus de Gérone, vers 975

Cette image, où la citation de Mathieu est inscrite à côté du Soleil et de la Lune, témoigne de la fusion entre le thème du Jugement Dernier et celui de la Crucifixion. L’illustrateur n’a pas tenté de montrer l’obscurcissement des deux luminaires, et l’a remplacé par la main cachant la bouche en signe d’affliction. Plus tard apparaîtra la solution graphique plus directe du linge cachant le visage ou essuyant les yeux.

En synthèse

Crucifixion Lune Soleil Sources

Ce schéma récapitule les sources textuelles  que nous venons de détailler.


En aparté : une exceptionnelle Lune rouge

1075-80 Monte_Cassino-Exultet_Roll-British_Library_Add_30337-Crucifixion1075-80, Exultet (Montecassino) BL Add 30337 1250 Exultet Salerne Musee diocésain-Crucifixion1250, Salerne, Musée diocésain

La scène de la Crucifixion apparaît dans certains rouleaux d’Exultet postérieurs à 1050, en lien avec la version franco-romane du texte. Ou bien dans un Exultet tardif sans texte, tel que celui de Salerne. Le Soleil et la Lune ont leurs couleurs traditionnelles, rouge et bleu.


1000-25 Exultet 2 (Bari) John Manchester Rylands University Library, Latin MS 21000-25 Exultet 2 (Bari), John Manchester Rylands University Library, Latin MS 2

Cet Exultet atypique est le seul dont le texte est celui de la version ancienne (Bénévent) et qui présente néanmoins une Crucifixion : les luminaires sont personnifiés dans la tradition carolingienne.


1100-1200 exultet biblioteca casanatense Ms.724 III F5R1100-120, Exultet, Biblioteca casanatense Ms.724 III F5r

Cet Exultet (texte franco-roman) pourrait éventuellement présenter une inversion : mais les motifs du fond (cercles concentriques à gauche, croissant à droite) montrent qu’il n’en est rien. Ce manuscrit est donc le seul Exultet avec une Lune rouge, et probablement le seul contre-exemple à la règle selon laquelle on la représente jamais ainsi en Occident.

1100-1200 exultet biblioteca casanatense Ms.724 III
La raison probable est que, lorsqu’on déroulait l’Exultet devant les fidèles, apparaissait d’abord l’initiale V du Vere dignum, puis la Crucifixion, suivie de la sortie d’Egypte, conformément à la version franco-romane du texte ([7b], p 36) :

Tu as fait traverser la mer Rouge les pieds secs. Voici donc la nuit qui a purgé les ténèbres du péché par une colonne de lumière.

Rubrum mare sicco uestigio transire fecisti. Hec igitur nox est que peccatorum tenebras columne illuminatione purgauit.

Dans les Exultet qui comportent cette scène, les Hébreux sauvés apparaissant toujours à droite, après que la mer s’est refermée sur les poursuivants. Mais ici l’illustrateur a eu l’idée de rajouter la colonne de feu qui les guidait durant la nuit (Exode 13,21).

C’est donc par fidélité au texte et par continuité visuelle que, dans la Crucifixion, le soleil obscurci prélude à la nuit égyptienne et la lune rouge à la colonne de lumière.



4) La métaphore Christ / Eglise

Cette assimilation, très ancienne, s’explique par plusieurs textes :

« Mais pour vous qui craignez mon nom, se lèvera un soleil de justice, et la guérison sera dans ses rayons » Malachie 3,20


« Car si vous venez à tomber dans le péché, le soleil de justice se couchera pour vous en plein midi ; la lumière de la science vous sera enlevée en même temps; et la splendeur de la lune, c’est-à-dire de l’Eglise de Jésus-Christ, vous sera entièrement ôtée. » Saint Jérôme – oeuvres morales 1100, CHAPITRE XI. Néant des plaisirs de la jeunesse.


Uta Codex 1000-25 BSB Clm 13601 p 10Uta Codex, 1000-25, BSB Clm 13601 p 10

 
 

Le soleil de Feu s’obscurcit dans le Ciel parce que le soleil de Justice souffre sur la croix

Et la lune souffre d’une éclipse parce que l’Eglise est affligée par la mort du Christ

Igneus Sol obscuratur in aethere Quia Sol iustitiae patitur in cruce .

Eclypsin patitur et luna Quia de morte Christi dolet Ecclesia

Les légendes de cette miniature relient explicitement les luminaires à deux phénomènes cosmiques : l’obscurcissement du soleil et l’éclipse de la lune. Le dessinateur n’a représenté ces phénomènes que métaphoriquement, par le linge que Sol et Luna tiennent devant leur visage, et les commentaires servent à expliquer au lecteur ce geste d’affliction. Il semble donc que les phénomènes cosmiques soient une justification secondaire de la présence des deux luminaires, leur assimilation au Christ et à l’Eglise étant la raison première.


5) La métaphore Nouvelle Loi / Ancienne Loi

Un verset très difficile de l’Ecclésiaste est aujourd’hui traduit de manière quasi météorologique :

« Le soleil se lève, le soleil se couche; il soupire après le lieu d’où il se lève de nouveau. Le vent se dirige vers le midi, tourne vers le nord; puis il tourne encore, et reprend les mêmes circuits. » Ecclesiaste 5,6


Plusieurs Pères de l’église ont interprété ce vent qui tourne du Sud au Nord comme l’ Esprit qui se détourne du peuples du Midi (les Juifs) pour convertir ceux du Nord (les Gentils) :

« S.Grégoire-le-Grand et S. Ambroise l’expliquent dans le plus grand détail… quand ils disent que par la Loi nouvelle le soleil de justice a passé aux régions qu’avait jusque-là couvertes l’ombre de la mort; tandis que les ténèbres se sont étendues sur le peuple des patriarches à qui luisait l’éclat de l’enseignement divin. Ainsi nous autres, enfants des païens et fils de l’Aquilon, nous avons eu enfin la lumière en partage (la lumière surnaturelle) après la longue nuit de tant de siècles d’erreur. » C.Cahier ( [8], p 222)


Cette métaphore est parfaitement explicitée à l’époque médiévale, dans ce commentaire sur la Génèse :

« Le Soleil et la Lune signifient clairement l’Ancien et le Nouveau Testament... Ils séparent le Jour et la Nuit, ils président au Jour et à la nuit. Jour et Nuit, Eglise et Synagogue sont à comprendre comme les Gentils et les Juifs. » Bruno de Segni (1045-1123), Expositio in Genesis C.I


6) Les serviteurs du Seigneur

Utrecht Psalter Psaume 148 fol 82vPsautier d’Utrecht, Fol 82v

« Louez-le, vous tous, ses anges; louez-le, vous toutes, ses armées. Louez-le, soleil et lune; louez-le, brillantes étoiles. Louez-le, ciel des cieux, et vous, eaux suspendues dans les régions célestes » Psaume 148, 2-4

On invoque parfois ce passage pour expliquer la présence des luminaires dans des Crucifixions d’allure triomphale, où le Christ porte une couronne et où les personnifications ne pleurent pas. Encore faudrait-il que les étoiles soient présentes, ce dont je ne connais pas d’exemple.


7) La métaphore Dieu / Ame

« Dieu est le soleil, et l’âme, la lune; car c’est du soleil, suivant eux, que la lune tire sa clarté » Saint Augustin citant Plotin, Cité de Dieu, Livre X chapitre 2


Livre de prieres d'Aelfwine, Winchester, vers 1020, BL Cotton MS Titus D XXVII fol 65vLivre de prières d’Aelfwine, Winchester, vers 1020, BL Cotton MS Titus D XXVII fol 65v

Le Soleil et la Lune sont personnifiés à l’antique, tenant une torche allumée dans la main gauche. Les deux vers qui les surplombent sont particulièrement denses :

Que cette croix serve de sceau à Ælfwine, à son corps et à son esprit,

Croix sur laquelle attaché, Dieu attira toute chose vers lui.

Hec crux consignet Ælfwinum corpore mente

in qua suspendens traxit Deus omnia secum

Le second vers paraphrase un verset de Jean :

« Et moi, quand j’aurai été élevé de la terre, j’attirerai tout à moi« . Jean 12,32

Situés au dessus de la traverse, le Soleil et la Lune illustrent cette totalité qui est tirée vers le haut par la main de Dieu. De plus, la typographie suggère qu’Ælfwine lui même aspire à être emporté en totalité vers le haut, CORPORE accompagnant le Soleil et MENTE la Lune.

L’idée n’est pas la même que celle de Saint Augustin, puisque Dieu se trouve ici au centre de deux couples Actifs / Passifs. Mais le point commun est l’affinité entre la Lune et l’Ame, en tant qu’objets passifs.

8 ) Les Hymnes d’Ephrem le Syriaque (306-373)

Ce théologien oriental, dans ses Hymnes à la Crucifixion, a développé trois interprétations très originales de la présence du couple Soleil / Lune.

Majesté / Humanité du Christ :

« Les luminaires aussi le servirent, le jour de la passion. Ils étaient en leur plein, au même moment, symboles de la plénitude qui ne connaît pas de déclin. Le soleil montra le symbole de sa Majesté. La lune montra le symbole de son Humanité. Tous les deux, ils l’ont annoncé. Le matin, la lune vit le soleil en face, symbole du troupeau qui vint à sa rencontre. » Ephrem le Syriaque Crucifixion IV, 15 [9]


Divinité / Corps du Christ :

« Et pourquoi cet excès a-t-il été trouvé dans la mesure du soleil, – et pourquoi la mesure de la lune est-elle insuffisante et trop petite ? Le soleil est le symbole de son don – la Divinité, qui a débordé de son abondance et a été donnée en cadeau . La lune est le symbole de son Corps ; sa mesure insuffisante, l’accompli qui s’en est revêtu l’a complétée. » Ephrem le Syriaque Crucifixion VI, 14 ( [10], p 57)


Anges / Morts ressucités

« Le soleil se cacha en haut, la lune en bas, – et de tous côtés les justes s’enfuirent, cherchèrent et trouvèrent refuge. Le soleil correspond aux anges, la lune aux ensevelis, puisque les intermédiaires menteurs avaient tué sans le savoir leur Seigneur. Le soleil a brillé comme les anges qui ont été envoyés. La lune s’est levée avec les morts qui ont été ressuscités. » Ephrem le Syriaque Crucifixion VII 6 ([10], p 57)

Il serait imprudent de prétendre que ces textes peu connus prouvent l’origine syriaque de l’iconographie de la Lune et du Soleil dans la Crucifixion. Ils témoignent néanmoins du fait qu’un imaginaire des luminaires s’est  très tôt développé, bien au delà de ce que disent les textes canoniques.

9 Le Jour, la Nuit et l’équinoxe

La Crucifixion a eu lieu peu après l’équinoxe de Printemps : on pourrait donc facilement imaginer que la position équilibrée des deux luminaires traduit cette égalité du Jour et de la Nuit, d’autant plus que comparaison de la croix avec une balance est courante.

Or cette interprétation n’apparaît dans aucun texte : sans doute parce l’évènement astronomique lié à la Crucifixion n’est pas exactement l’Equinoxe, mais la première Pleine Lune du Printemps : Pâques tombe le premier Dimanche après cette pleine lune, donc à un moment où la lune est descendante (en forme de C).


07_jan_van_eyck_die_kreuzigung_christi_ 1430 ca gemäldegalerie Berlin photo Christoph Schmidt

Crucifixion, Van Eyck, vers 1430, Gemäldegalerie, Berlin (photo Christoph Schmidt)

C’est ce qu’a montré Van Eyck dans cette Crucifixion où la Lune, non accouplée avec le Soleil, joue un rôle purement astronomique.


07_jan_van_eyck_die_kreuzigung_christi_ 1430 ca gemäldegalerie Berlin photo Christoph Schmidt detail a 07_jan_van_eyck_die_kreuzigung_christi_ 1430 ca gemäldegalerie Berlin photo Christoph Schmidt detail b

Le moulin à vent anachronique, juste à côté, est mis par en évidence par un filet de sang, de même que le pin : ce qui en fait les pendants des montagnes et de l’arbre aux corbeaux, sous l’autre bras : ainsi deux symbole de la Vie (l’arbre toujours vert, le grain qui devient farine) viennent discrètement équilibrer deux symbole de la Mort et du Paradis perdu (l’arbre sec, les remparts de glace).



L’origine du Soleil et de la Lune dans les Crucifixions

Les historiens d’art se divisent en deux écoles.

Ecole 1 : Influence d’autres cultes

Certains pensent que l’origine pourrait être une imprégnation à partir des cultes orientaux :

  • tauroctonie dans le culte de Mithra, représentations de Jupiter Héliopolitain ou de Jupiter Dolichenus (voir notamment L. Hautecoeur, [11] ) ;
  • résidu de l’hérésie manichéenne (Grondijs, 1935), hypothèse aujourd’hui abandonnée.


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Ecole 2 : recyclage chrétien de l’attribut païen de la Majesté

Depuis que l’hypothèse a été formalisée par Gustave Chauvet [12], c’est à cette idée d’une survivance païenne (plutôt que d’une porosité avec les cultes orientaux) que se rallient la plupart des spécialistes.


Les arcs de triomphe

RomaArcoCostantinoTondoEst RomaArcoCostantinoTondoWEst photo rene seindal

Certains arcs de triomphe païens comportent les chars du soleil et de la lune (voir Lune-soleil : dans l’art gréco-romain ) , notamment celui de Constantin (édifié avant sa conversion au christianisme, à l’époque où il adorait encore Sol invictus).


Freshfield Album 1574 ca Cambridge,_Trinity_College,_ms._O.17.2_(13)_(Column_of_Arcadius_pedestal_west_elevation_reliefs)Colonne d’Arcadius (piédestal Ouest), 401, Constantinople
Freshfield Album, vers 1574, Cambridge, Trinity College, ms. O.17.2 13)

Pour Hans Peter L’Orange [13] , on voit sur ce bas-relief d’une colonne chrétienne disparue les chars solaire et lunaire escorter la Croix, comme ils escortaient auparavant l’empereur divinisé. Ainsi ce bas-relief perdu serait le chaînon manquant entre les luminaires païens et les luminaires christianisés.

L’hypothèse est séduisante, mais les chars ne ressemblent pas du tout à ceux du Soleil et de la Lune :

  • le dessin ne montre aucune différence entre les deux (habituellement il s’agit d’un quadrige et d’un biga),
  • ils sont affrontés (alors que dans les frontons des temples ils vont tous les deux de gauche à droite, l’un montant l’autre descendant)
  • comme le bas-relief était situé  à l’Ouest, le char du Soleil aurait indiqué le Nord, de manière peu logique.

Vu la grande symétrie des scènes militaires de ce bas-relief, il est  probable que les deux chars avaient simplement une signification victorieuse, sans rapport avec le Soleil et la Lune.


Les Empereurs en Majesté

Camee de Licinius 4eme siecle BNFCamée de Licinius, 4ème siècle, BNF

Ce camée montre un empereur écrasant de son char ses ennemis, flanqué de deux victoires portant des trophées. En haut Sol et Luna personnifiés lui offrent d’une main un globe céleste et tiennent de l’autre une torche. Ce camée est toujours pris comme exemple de l’iconographie impériale païenne, alors que la présence des luminaires est tout à fait unique. De plus, la datation du camée étant incertaine [14], il pourrait parfaitement s’agir d’un empereur chrétien.


Médaillon de Mersine, 4ème siècle, Ermitage

Ce médaillon est le second et dernier exemple d’une iconographie cosmique impériale, cette fois chrétienne. Véritable hapax iconographique, il multiplie les symboles d’autorité autour de la figure centrale :

  • main de Dieu tenant une couronne au dessus de sa tête ;
  • labarum tenu dans la main droite, globe (non crucifère) dans la main gauche ;
  • symboles de la Lune et du Soleil ;
  • personnifications de la Lune et du Soleil, vêtues en princes, chacune tenant une torche dont la flamme est tournée vers le bas pour montrer que sa lumière faiblit en présence de la figure centrale :
    • la Lune, aux manches couvertes par son manteau, est en position de vénération ;
    • le Soleil offre un torques, collier de forme particulière qui servait lors du couronnement des premiers empereurs byzantins ;
  • probable dragon foulé aux pieds ;
  • cadre constitué d’animaux sauvages, évoquant la chasse impériale.

Tous ces détails ont été relevés et analysés par A Grabar dans un article passionnant [13a], qui conclut que la figure centrale ne peut pas être le Christ : il s’agirait de l’empereur Constantin, dont le prestige est convoqué dans ce médaillon qui faisait partie d’un collier à vocation prophylactique.

Pour Grabar, l’inversion du Soleil et de la Lune, et surtout la personnification féminine du Soleil, révèlent une origine orientale : la Lune et le Soleil personnifiés pourraient signifier l’Occident et l’Orient, deux mots qui en grec sont du genre féminin.


Deux contre-exemples

Diptyque en ivoire 400-50 Louvre OA 9062Diptyque en ivoire, 400-50, Louvre OA 9062

Par ailleurs, ce diptyque montre que le couple Soleil-Lune n’était pas réservé à l’empereur. Il décore ici la loge d’un personnage officiel, probablement un jeune sénateur coiffé de la couronne sacerdotale de coronatus provincial, qui sur le volet de droite tient la mappa pour déclarer les jeux ouverts. On remarquera que, dans ce même volet, à gauche d’un manteau tombé au sol, deux ours s’affrontent au dessus d’une forme hémisphérique (un chaudron , selon Delbrueck). A mon avis, il s’agit plutôt d’une sphère céleste : décoration appropriée à un combat entre deux Ourses, et qui s’harmonise avec le thème cosmique de la loge. On voit ici le soleil et la lune perdre tout caractère sacré.


ivoire barberini Contantinople vers 400 louvreIvoire Barberini (détail), Contantinople, vers 400, Louvre

Enfin ce célèbre ivoire ne constitue pas non plus un précurseur de la formule : le Soleil (identifiable à ses sept traits) ne forme pas couple avec la Lune seule, mais avec un croissant et une étoile. Le clipeus porté par les deux anges symbolise le ciel où se trouve le Christ bénissant : cette composition anticipe les Majestas Dei, mais n’a rien à voir avec le Soleil et la Lune dans les Crucifixions.


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Les plus anciens précurseurs

Vivas in eterno coupe boulogne sur mer 350-400 Musee St Germain en LayeCoupe à boire trouvée à Boulogne sur Mer, 350-400, Musée de Saint Germain en Laye

Cette coupe montre en haut le sacrifice d’Isaac et en bas un chrisme flanqué à gauche d’un Soleil à sept rayons, à droite d’un croissant entouré de dix étoiles. La nudité d’Isaac est un indice possible d’une identification de son sacrifice avec celui du Christ : auquel cas on peut imaginer que le motif de la partie basse soit un des tout premiers exemples d’une Crucifixion symbolique [15].


Vivas in deo Coupe de Pallien, Landesmuseum TrierVivas in deo Coupe de Pallien, Landesmuseum Trier [15]

Cependant, cette autre coupe présente une composition très semblable, sans aucun élément christique, et avec l’inscription « Vivas in Deo, Z(ezes) »( Vis en Dieu, tu vivras) ». La bipartition opportune de l’inscription fait que « Vivas » résume le destin d’Isaac, et « In deo » la piété d’Abraham.

La main de Dieu, le temple et l’autel du sacrifice, superposés au centre, concernent les deux protagonistes. Le graveur de Boulogne, à l’inverse, a choisi de décaler la main de Dieu d’un côté et l’autel de l’autre, ce qui améliore la narrativité (la main de Dieu commande à Abraham, l’autel est destiné à Isaac). Si les deux coupes sont des variantes d’un modèle commun, on peut imaginer que le chrisme soit un emblème équivalent au temple, l’un désignant la piété chrétienne, l’autre la piété juive : d’où la possibilité que les deux coupes aient été destinées à ces deux communautés.

Dans la coupe de Boulogne, l’inscription  « Vis dans l’Eternel, tu vivras » suffit à justifier l’ajout du Soleil et de la Lune comme emblèmes classiques de l’Eternité. Si le graveur avait eu l’intention d’évoquer la scène de la Crucifixion par le chrisme entre les deux luminaires, il aurait placé l’autel du sacrifice en plein milieu, comme substitut à la croix.

Cette composition n’est donc probablement pas une Crucifixion déguisée. Elle témoigne néanmoins de l’adjonction, à un emblème du Christ, des symboles de l’Eternité : c’est le même processus qui a pu se répéter, un peu plus tard, avec la Croix.


5eme Museo nazionale Ravenne
Croix de carrefour, 5ème siècle, Museo nazionale, Ravenne [16]

Cette croix où le Christ est remplacé par la main droite de Dieu, entre le Soleil et la Lune pratiquement indifférentiés et deux étoiles symétriques qui résument le firmament, est un autre jalon avant l’apparition de la Crucifixion aux luminaires.


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En synthèse sur l’origine du motif

L’extrême rareté des exemples précoces de luminaires dans les Crucifixions rend les hypothèses périlleuses : ils montrent néanmoins que l’inversion lune-soleil n’était pas la situation primitive.

L’influence des cultes orientaux est indémontrable et peu vraisemblable, compte-tenu de la virulence des auteurs chrétiens contre le culte de Mithra.

Le recyclage  de l’iconographie impériale au profit du christianisme se heurte à l’absence d’exemples païens et à une difficulté logique : l’Empereur, puis ensuite le Christ, ont été identifiés à Sol invictus : ils pouvaient difficilement être escortés d’un second soleil.

Mon hypothèse, basée sur  la coupe à boire de Boulogne, est que les luminaires ont été rajoutés d’abord autour du Chrisme pour signifier de manière abstraite l’Eternité, de la même manière que dans les pièces portant la déesse Aeternitas (voir Lune-soleil : dans l’art gréco-romain). Ils ont ensuite été conservés lorsque le symbole a été remplacé par l’image concrète de la Croix.



 Les paradoxes de la configuration Soleil-Lune

Le paradoxe du Soleil au Nord

Bien que les Evangiles soient muets sur le sujet, la tradition s’est établie très tôt, du moins en Occident, que le Christ avait été crucifié face à l’Ouest. En témoignent ces vers de Sédulius (milieu Ve siècle) :

 

Personne ne doit ignorer que la forme de la croix mérite d’être honorée,
elle qui a porté triomphalement le Seigneur et qui, à partir d’un plan souverain,
a réuni les quatre régions du monde carré.
Le splendide orient étincelle depuis la tête de l’Auteur (du monde),
les pieds augustes sont baignés par le couchant,
la main droite soutient le nord, la gauche érige l’axe central ;
alors la nature entière vit des membres du Créateur,
et le Christ régit l’univers, de toutes parts embrassé par la croix.

Sédulius, Paschale Carmen, 189-197, Patrologia Latina 19, col. 724-726

Neve qui ignoret speciem crucis esse colendam,
quae Dominum portavit ovans, ratione potenti

quatuor inde plagas quadrati colligit orbis.

Splendidus auctoris de vertice fulget Eous,
Occiduo sacrae lambuntur sidere plantae,
Arcton dextra tenet, medium laeva erigit axem,
cunctaque de membris vivit natura creantis,
et cruce complexum Christus regit undique mundum.

C.Cahier, qui rapporte d’autres citations similaires ([8], p 221 note 1 ), fait remarquer que le texte suppose la croix posée sur le sol au moment du crucifiement, la tête vers l’Est. C’est en relevant la croix que le Christ se trouve face à l’Ouest, ce qui est cohérent avec la position des crucifix à l’intérieur des églises (face aux fidèles) et avec l’orientation de la plupart des croix des campagnes (face au couchant).



Crucifixion deux soleils
Il en résulte une contradiction avec la position conventionnelle des luminaires, le Soleil étant ainsi placé du côté Nord. Les théologiens catholiques ont eu beau jeu d’expliquer ce paradoxe avec créativité [17], sans noter que la contradiction n’est pas absolue : après l’équinoxe de Printemps, le lever et le coucher du Soleil commencent justement à se décaler « vers le nord ». Or la Crucifixion a eu lieu au tout début du Printemps (première pleine lune après l’équinoxe).

Il vaut la peine de citer une contradiction supplémentaire qu’explique en 1856 le père Jean-Baptiste Malou [18] :

« Une vieille tradition [19] assure que ce fut l’ombre de NotreSeigneur, qui, en se reflétant sur le bon larron, entre midi et trois heures, devint la cause de sa conversion. Le bon larron avait été crucifié à la droite du Sauveur. Il s’ensuit de là que le soleil était à la gauche de Notre Seigneur, lorsqu’il mourut sur le Calvaire.
Cependant le moyen âge, qui n’ignorait pas ces circonstances, a toujours placé la lune au-dessus de la main gauche du Sauveur, c’est-à-dire au Midi, et le soleil au dessus de sa main droite, c’est-à-dire vers le Nord, où il ne se trouve jamais. Pourquoi ce mépris des lois astronomiques ?
Parce que les artistes chrétiens ont voulu signifier que par la mort de Notre-Seigneur et la prédication de l’Évangile, le soleil de la vérité a passé aux régions couvertes autrefois des ombres de la mort, tandis que les ténèbres, représentées par la lune, se sont étendues sur les enfants des patriarches, pour qui l’enseignement divin avait lui pendant des siècles. A la mort du Sauveur, les païens, les fils de l’Aquilon, ont obtenu la lumière en partage, et les enfants du Midi ont été plongés dans l’obscurité. Et parce que cette substitution eut lieu au pied de la croix, lorsque les gentils s’écrièrent : Celui-là était vraiment le Fils de Dieu ! la coutume s’établit de placer à la droite du crucifix, du côté du bon larron, tout ce qui rappelle les élus, et à la gauche, tout ce qui indique les réprouvés; afin que les uns et les autres eussent, sur le Calvaire, la place qu’ils auront, par rapport à Jésus-Christ, au Jugement dernier . »


Le paradoxe des sexes

Le couple Marie / Saint Jean introduit une polarité féminin /masculin, qui aurait du favoriser la position la position de la Lune côté Marie. Cependant la Lune n’est un symbole marial que faiblement, puisque les mêmes textes qui la comparent à la Lune la comparent aussi au Soleil :

  • soit qu’on l’assimile à la Fiancée du Cantique des Cantique :

« Quelle est celle-ci qui s’élève,
comme l’aurore à son lever,
belle comme la lune,
exquise comme le soleil« .

Cantique des Cantiques 6,9

  • soit à la Femme de l’Apocalypse « vêtue de soleil, la lune sous ses pieds et la tête ceinte d’une couronne de douze étoiles ».

De plus, l’assimilation directe de Marie à la Lune se heurte à ses tâches (signe d’imperfection) et à ses phases (signe d’inconstance). Ainsi, une statistique sur les textes mystiques allemands [20] montre que les métaphores de Marie avec la Lune sont bien plus rares que celles avec le Soleil ou surtout avec l’Etoile de la Mer (à cause de l’assonnace Stella maris et Stella Mariae). Cette faible affinité entre la Lune et Marie explique que la configuration Soleil-Lune ait pu s’imposer.


manuscrit 990-1000 Antiphonarium officii St. Gallen, Stiftsbibliothek, Cod. Sang. 391, p. 27 ecodicesAntiphonarium officii, 990-1000, St. Gallen, Stiftsbibliothek, Cod. Sang. 391, p. 27 (ecodices) manuscrit 1175-1200 Missel Paris, BnF, Latin 17307 f.112Missel à l’usage de Paris, 1175-1200, BnF Latin 17307 f.112

On peut néanmoins supposer que dans des compositions très schématiques comme celles-ci, où les deux luminaires et les deux auréoles forment un rectangle à l’intérieur d’un cadre étroit, l’inversion s’explique par le souci du copiste d’organiser la figure selon les sexes.

Cette « correction » a pour avantage supplémentaire de regrouper :

  • à gauche les deux symboles de l’Ecclesia, la Lune et Marie ;
  • à droite les deux symboles christiques, le Soleil et Saint Jean, le « fils » spirituel de Jésus.


Le problème de la pleine lune

Selon les évangiles synoptiques, la Crucifixion aurait eu lieu le 15 nisan, jour de la Pâques juive : la Lune était donc pleine, ce qui exclut en principe de la représenter sous sa forme la plus reconnaissable, celle d’un croissant.

« le quinzième il fut immolé, jour où sont pleins ensemble le soleil et la nuit » De Crucifixione, III, 1, Hymnes d’Ephrem le Syriaque

A cette date très particulière, le jour succède sans interruption à la nuit dans une sorte de lumière perpétuelle : ce qui rend d’autant plus choquant l’obscurcissement raconté par les quatre Evangélistes.

Par ailleurs, l’impossibilité d’une éclipse solaire à la pleine lune, connue par tous, ainsi que sa durée extraordinaire (3 heures) obligent à considérer le phénomène comme surnaturel, ou même antinaturel.



Les raisons proposées pour l’inversion

Puisqu’on ne connaît pas avec certitude les raisons de la présence du Soleil et de la Lune, il est encore plus difficile d’expliquer les rarissimes exceptions. Je résume ici l’article de Joseph Engelmann [20a], qui liste toutes les hypothèses formulées jusqu’à 1986 par les quelques érudits qui ont abordé la question.

Le récit du Pseudo-Denys l’Aréopagite

Pour Albert Mathias Friend en 1923 [21], certaines inversions qui apparaissent à l’époque carolingienne résultent de la traduction par Jean Scot d’une lettre écrite par le Pseudo-Denys l’Aréopagite relatant l’éclipse au moment de la Crucifixion : de la sixième à la neuvième heure, la lune se détacha de la région orientale du ciel pour venir obscurcir la face du soleil. Lorsque le Christ eut rendu l’ame, elle rétrograda vers l’Est.

Cette explication est reprise par Philippe Verdier en 1961 [22], pour expliquer l’inversion sur une croix d’orfèvrerie mosanne.

Comme le remarque avec raison Joseph Engelmann, le récit du Pseudo-Denys ne décrit pas l’inversion proprement dite des luminaires, mais l’aller-retour de la Lune seule. De plus ce mouvement horizontal entre l’Est et l’Ouest ne correspond pas à l’orientation conventionnelle de la croix, selon laquelle la traverse relie le Sud et le Nord.


Lindau Gospels plat superieur 880-90 Morgan Library MS M1Evangéliaire de Lindau, plat supérieur, 880-90, Morgan Library MS M1

En fait, l’exemple principal cité par Friend [21] est cette composition très étrange, où la lune (avec son croissant) est placée au dessus du soleil. La formule du couple soleil/lune disposé verticalement se trouve dans trois autres ivoires caroligiens, mais le soleil y est placé en position haute, avec ses rayons. Le fait qu’ici il les ait perdus suggère effectivement une éclipse.

L’ensemble de la composition est sans équivalent, avec ses quatre anges auréolés flottant dans la moitié supérieure, et ses quatre humains en apesanteur dans la moitié inférieure (Marie, Saint Jean et les deux autres Marie). Jeanne-Marie Musto [23] a proposé que l’ensemble de la composition soit influencée par des oeuvres de Jean Scot : la flottaison généralisée des anges et des humains s’inspirerait du Periphyseon, tandis que la position unique des luminaires illustrerait le récit du Pseudo-Denys, ou plus précisément le résumé qu’en donne Jean Scot dans le Poème dédicatoire à sa traduction :

(Denys) fut tant frappé par Phébus arrivant sous Séléné,
Du temps où le seigneur était fixé sur la croix,
Qu’il se convertit bientôt, stupéfait par cette merveilleuse éclipse .

Scot Erigène, Carmina 21, 862-63

Primo commotus Phoebo subeunte Selena
Tempore quo stauro fixus erat dominus.
Mox ut conuersus mira stupefactus eclypsi.

Toute la subtilité du texte réside dans l’ambiguïté du « Phoebo subeunte Selena », que l’on peut comprendre comme « Phébus passant sous Séléné » ou « Phébus se plaçant sous Séléné ».

Nous verrons plus loin, dans le psautier Chludov, un cas cette fois indiscutable d‘inversion expliquée par le récit du Pseudo-Dyonisius.


Une inversion dionysienne inédite (SCOOP !)

Ivoire roman Berlin 11eme s Goldschmidt, Adolph Vol IV planche 52 no 146 schemaIvoire roman, 11ème siècle, Berlin, Goldschmidt Vol IV planche 52 no 146

Vu le caractère fruste de l’exécution, on mettrait facilement les anomalies de la composition sur le dos de la maladresse de l’artisan : notamment le mot SOL écrit à l’envers et positionné du mauvais côté. A l’inverse, la composition d’ensemble trahit une sophistication certaine :

  • au dessus de la traverse, deux anges accompagnent les luminaires du regard ;
  • au dessous de la croix, un ange accueille l’Eglise dans l’image, l’autre repousse la Synagogue hors de l’image.



Ivoire roman Berlin 11eme s Goldschmidt, Adolph Vol IV planche 52 no 146 schema
Je pense pour ma part que la composition doit être lue en mouvement : de même que les anges du bas font voir les destins opposés de l’Eglise et de la Synagogue, le regard croisé des anges du haut et le mot SOL inscrit à l’envers expriment l’interversion extraordinaire des luminaires.


L’influence orientale (syrienne ou byzantine)

C’est l’explication la plus classique de l’inversion Lune-Soleil, avancée par Roth en 1945 [24], par Grabar en 1951 ([13a], p 44), par Kessler en 1965. Nous verrons ce qu’il faut en penser dans le chapitre consacré aux inversions orientales (voir Lune-soleil : Crucifixion 2) en Orient).


Des erreurs sporadiques

Pour H.Leclerq (1953), le position des luminaires suit « la fantaisie de l’artiste ». Pour F.Rademacher (1964), les raisons symboliques et historiques de la formule Soleil-Lune sont si puissantes que les inversions ne peuvent être que des erreurs. En 1975 cependant, Rademacher limite cette explication aux inversions Soleil/Lune autour du Christ en Majesté.


Une légende inconnue

cappadoce Cavusin Nicephore Phocas 963-69 bis963-69, église NIcéphore Phocas, Cavusin, Cappadoce

A la fin de son article, Joseph Engelmann verse au dossier cette fresque de Cappadoce où la Crucifixion est représentée deux fois : avant la mort, et à la mort du Christ (présence du porteur de lance).



cappadoce Cavusin Nicephore Phocas 963-69 bis
La première image montre la Soleil (ΗΛΗΟΣ) et la Lune (ΣΗΛΗΝΗ), cette dernière couleur sang. La seconde montre les mêmes luminaires, mais inversés en position et en couleur (la Lune est redevenue blanche). Selon Engelmann, la juxtaposition des deux formules, non inversée et inversée, montrerait qu’elles illustrent une légende sur la Crucifixion, aujourd’hui tombée dans l’oubli :

« On ne connaît ni les origines littéraires d’une telle légende ni les débuts de la représentation picturale correspondante. Mais une référence aussi explicite et sans ambiguïté à l’interversion de la position des luminaires au moment de la mort du Christ garantit l’hypothèse qu’au moins dans le cas des images de Crucifixion présentant une inversion lune-soleil, il ne s’agit pas d’une erreur, mais plutôt de la représentation délibérée d’un événement cosmique, fût-il légendaire. »


Pas d’hypothèse

L’auteur du catalogue le plus complet, W. Deonna en 1946-47 [26], se garde bien de formuler la moindre explication. Son catalogue très fourni a été le point de départ de cette série d’articles. Je me suis également servi de la liste établie par Alfred Guido Roth ([24], Liste 70 p 306).

Je n’y propose pas de théorie générale sur la cause des Crucifixions inversées : la grande variété des cas exclut une explication unique, ce qui ne veut pas pas dire qu’on ne puisse trouver, au cas par cas, une explication spécifique.

Je me suis donc efforcé de distinguer les cas d’inversion où on peut discerner une cause topographique, graphique, ou iconographique, les inversions qui ne sont qu’apparentes, les cas d’erreur manifeste, et enfin les cas sporadiques sur lesquels on ne peut rien dire.



Article suivant : Lune-soleil : Crucifixion 2) en Orient

Références :
[1] Vladimir Gurewich « Observations on the Iconography of the Wound in Christ’s Side, with Special Reference to Its Position », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes , Jul. – Dec., 1957, Vol. 20, No. 3/4 (Jul. – Dec., 1957), pp. 358-362 https://www.jstor.org/stable/750787
[2] Tischendorf « Evangelia apocrypha : adhibitis plurimis codicibus graecis et latinis maximam partem nunc primum consultis atque ineditorum copia insignibus » 1853, Acta Pilati XI,2 p 342
https://archive.org/details/evangeliaapocry03tiscgoog/page/342/mode/2up?q=lancea
[3] Frédéric Tristan « PÂQUE : LA BLESSURE AU CÔTÉ DROIT DU CHRIST « , 2020
https://www.unidivers.fr/paques-jesus-christ-blessure-lance-tristan/
[3a] Reau, Iconographie de l’art chrétien, tome II, p 496
Mâle, Histoire générale de l’art, vol II, p. 226
[4] Jules Leroy « Les manuscrits syriaques à peintures conservés dans les bibliothèques d’Europe et d’Orient ».

[5] On a proposé qu’elle résulte de l’idée que la lance a percé le coeur, donc à gauche. Une piste plus sérieuse est l’utilisation d’un texte de Matthieu interpolé ( voir [7] p 83). Ce texte relie temporellement les deux épisodes et décrit en premier le porteur de roseau :

« Et aussitôt l’un d’eux en courant, prit une éponge, la remplit de vinaigre, la mit sur un roseau et la lui donna à boire (Matthieu 27:48). Et les autres dirent : Laisse faire, voyons si Élie viendra le délivrer (Matt. 27:49). Mais l’un des soldats avec une lance lui ouvrit le côté, et aussitôt il en sortit du sang et de l’eau (Jean 19:34). Et Jésus, criant de nouveau d’une voix forte, rendit l’esprit (Matthieu 27:50). » Cité par Colum Hourihane, « From Ireland coming: Irish art from the early Christian to the late Gothic period and its European context » p 86

[6] John Osborne « Early Medieval Wall-Paintings in the Catacomb of San Valentino, Rome » Papers of the British School at Rome Vol. 49 (1981), pp. 82-90 https://www.jstor.org/stable/40310874
[7] Ewa Balicka-Witakowska, « La crucifixion sans crucifié dans l’art éthiopien : recherches sur la survie de l’iconographie chrétienne de l’antiquité tardive », 1997
[7b] Thomas Forrest Kelly « The Exultet in Southern Italy » Oxford University Press (1996)
[8] Charles Cahier, Mélanges d’archéologie, d’histoire et de littérature, Volume 1 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6532219n/f251.item
[9] Gerard Rouwhorst  » Les hymnes pascales d’Ephrem de Nisibe: Analyse théologique et recherche sur l’évolution de la fête pascale chrétienne à Nisibe et à Edesse et dans quelques églises voisines au quatrième siècle. » p 73 https://books.google.fr/books?id=E-p5DwAAQBAJ&pg=PA73
[10] E.Beck, « Des Heiligen Ephraem des Syrers Paschahymnen (De azymis, De Crucifixione, De Resurrectione) », 1964, https://archive.org/details/desheiligenephra0000ephr_v6h6/page/56/mode/2up
[11] L. Hautecoeur, « Le soleil et la lune dans les crucifixions », Revue archéologique 5ème ser. 14 (1921), p 13–32 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k203688v/f16.item
[12] Gustave Chauvet, « Sol et Luna notes d’iconographie religieuse » 1916
https://1886.u-bordeaux-montaigne.fr/s/1886/item/259657#?c=&m=&s=&cv=1&xywh=-1%2C-660%2C5512%2C5441
[13] Hans Peter L’Orange « Der spätantike Bildschmuck des Konstantinsbogens » p 179-180
[13a] André Grabar « Un Médaillon en or provenant de Mersine en Cilicie » Dumbarton Oaks Papers Vol. 6 (1951), pp. 25+27-49 https://www.jstor.org/stable/1291082
[14] Marie-Louise Vollenweider, Mathilde Avisseau-Broustet, CAMÉES ET INTAILLES. TOME II, Le Bas-Empire, N°267 https://books.openedition.org/editionsbnf/346?lang=fr#ftn61
[15] Hélène Chew « La Coupe gravée au sacrifice d’Abraham de Boulogne-sur-Mer, Pas-de-Calais (France) » Journal of Glass Studies Vol. 45 (2003) https://www.jstor.org/stable/24191028
[16] L. Bréhier, « L’art chrétien : son développement iconographique des origines à nos jours » p 82 fig 23 https://archive.org/details/lartchrtienson00bruoft/page/82/mode/2up?view=theater
[17] Abbé Auber, « Histoire et théorie du symbolisme religieux avant et depuis le christianisme », Tome 2, p 442 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6509318x/f456.item
[18] Jean-Baptiste Malou « Iconographie de l’Immaculée Conception de la Très-Sainte Vierge Marie ou De la meilleure manière de représenter ce mystère » Goemaere, 1856 p 62 https://books.google.fr/books?pg=PA62
[19] Cette tradition très confidentielle remonte au moins à Saint Vincent Ferrier : « Quæstio quare de duobus latronibus cum Christo crucifixis, unus fuit conversus, et non alius ? Rationem quidam assignant de umbra brachii, quæ ipsum tetigit, et convertit auctoritas, qui per locum a minori de umbra Petri, quæ sanabat infirmos, ut patet Actorum quinto. Non mirum ergo si umbra Christi sana vit animam latronis. » Serm. in Parasc.
Il existe de rares exemples de l’épisode associé, l’ombre de Saint Pierre guérissant un infirme. Mais à ma connaissance, aucun artiste n’a tenté de représenter l’ombre du bras droit du Christ convertissant le Bon Larron
[20] Jean-Marc Pastré « Réalité sidérale et typologie chrétienne dans les poésies mariales allemandes au Moyen Âge » https://books.openedition.org/pup/2910?lang=fr#ftn2
[20a] Joseph Engelmann « Zur Position von Sonne und Mond bei Darstellungen der Kreuzigung Christi. » dans « Studien zur spätantiken und byzantinischen Kunst: Friedrich Wilhelm Deichmann gewidmet (Vol. 1-3) », 1986, vol 3 p 95 et sss
[21] Albert Mathias Friend « Carolingian Art in the Abbey of St. Denis » Art Studies, Medieval, Renaissance and Modern, I (1923), 71-75 http://www.medievalists.net/files/07031901.pdf
[22] Ph. VERDIER, « Un monument inédit de l’art mosan du XIIe siècle : la crucifixion symbolique de la Walters Art Gallery (Baltimore) », dans Revue Belge d’Archéologie & d’Histoire de l’Art, t. XXX, 1961, p. 115-175 https://www.acad.be/sites/default/files/downloads/revue_tijdschrift_1961_vol_30.pdf
[23] Jeanne-Marie Musto « John Scottus Eriugena and the Upper Cover of the Lindau Gospels » Gesta Vol. 40, No. 1 (2001), pp. 1-18 https://www.jstor.org/stable/767192
[24] Alfred Guido Roth « Die Gestirne in der Landschaftsmalerei des Abendlandes: ein Beitrag zum Problem der Natur in der Kunst », 1945
[26] W. Deonna « Les crucifix de la vallée de Saas (Valais) : Sol et Luna. Histoire d’un thème iconographique » Revue de l’histoire des religions
(premier article) Année 1946 132-1-3 pp. 5-47 : https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1946_num_132_1_5517
(second article) Année 1947 133-1-3 pp. 49-102 : https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1947_num_133_1_5566

Lune-soleil : Crucifixion 2) en Orient

31 décembre 2022

La toute première Crucifixion connue en Orient, celle des Evangiles de Rabula, comporte une inversion Lune-Soleil. On en trouve ensuite dans toute la période byzantine, en particulier en Cappadoce. Les manuscrits syriaques, arméniens, et éthiopiens founissent également quelques exemples.

Article précédent : Lune-soleil : Crucifixion 1) introduction

Les inversions dans les Evangiles de Rabula

Rabbula Gospels: Crucifixion and Resurrection, 586 ADCrucifixion et Résurection, fol 13r 586 Ascension Evangiles de Rabula Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 13vAscension, fol 13v

Evangiles de Rabula, 586, Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 .

La Crucifixion et l’Ascension figurent au recto et au verso d’une même page, dont les études récentes ( [27], p 345 et 348) montrent qu’elles sont d’un style différent de celui des autres illustrations, datent possiblement de 490-525 et ne sont peut être pas d’origine syrienne. Les deux images présentent la même inversion lune-soleil, que les rares commentateurs expliquent laborieusement :

  • par le bouleversement cosmique au moment de la mort du Christ (ce qui ne vaut pas pour l’Ascension) ;
  • par le fait qu’à cette époque précoce, les conventions n’étaient pas établies ;
  • parce que le syriaque s’écrit de droite à gauche.



586 Crucifixion Evangiles de Rabula Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol13r detail
Cette dernière explication est affaiblie par le fait que l’inscription en syriaque du titulus est un rajout, de même d’ailleurs que le nom Longinos en écriture grecque ( [28], p 19).

On notera qu’une explication alternative [28a], à savoir que les luminaires ne sont pas inversés, mais représentés en éclipse (le soleil obscurci et la lune rouge) est peu plausible.  Il faudrait admettre  :

  • que le cerne noir très fin qui apparaît du côté droit de l’astre rouge représente le croissant de la Lune : or ce cerne apparaît aussi sur l’autre astre ;
  • que le cercle interne  qui fait ressembler l’astre de gauche à un croissant, est en fait un visage minuscule,  l’obscurcissement du soleil étant alors figuré non seulement par sa couleur bleue, mais aussi par le rapetissement  de  son visage ; il est bien plus simple de supposer que ce visage miniature  signifie simplement la subsidiarité de  la Lune.


En aparté : les Luminaires dans l’Ascension (SCOOP !)

Ascension, 7eme s, fresque de eglise Saint Apollo de Baouit, Cairo_Coptic_MuseumAscension/Parousie 7ème siècle, fresque de l’église Saint Apollo de Baouît, Musée copte, Le Caire

La présence des luminaires dans l’Ascension est très rare. On l’observe au tout début de la formule dite « palestinienne », dans les Evangiles de Rabula et dans cette fresque un peu plus tardive où se mêlent les thèmes symétriques de l’Ascension et du retour à la fin des Temps (Parousie). Nous l’avons observée également dans le plat de Perm, d’influence syrienne (voir Lune-soleil : Crucifixion 1) introduction ).


L’explication impériale (Grabar)

La présence des luminaires dans l’Ascension a pu prendre sa source dans de rares textes exhibés par André Grabar ( [31], p 179) :

« C’est pourquoi aussi Dieu l’a souverainement élevé, et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et dans les enfers, et que toute langue confesse, à la gloire de Dieu le Père, que Jésus-Christ est Seigneur. » Saint Paul, Epitre aux Philippiens, 2,9-10

Dans un commentaire sur Romains 1,4, [32] Origène développe l’idée que le Christ apparaîtra aux anges muni d’un livre, au moment où l’Eternité sera restaurée (aeternitas restituta), ce qui justifie très indirectement la présence des luminaires par le symbolisme antique de l’Eternité. Pour Grabar ([31], p 209-210), le char, qui combine les roues d’Ezéchiel et le char des Empereurs romains, s’associe aux luminaires dans une imagerie triomphale évoquant l’Eternité. La faiblesse de cette théorie est qu’il n’existe aucun exemple d’une apothéose antique associant le char et les luminaires, ni pour un empereur (voir Lune-soleil : Crucifixion 1) introduction ) ni même pour Hélios (voir 3 Le globe solaire).

Puisque ces théophanies représentent à la fois le Départ et le Retour du Christ, la présence des luminaires pourrait s’expliquer sans passer par l’idée d’Eternité : simplement comme une référence au retour du Christ tel que décrit par Matthieu 24,29 : « le soleil s’obscurcira, la lune ne donnera pas sa clarté ». Cependant, ni à Rabula ni à Baouît, les artistes n’ont tenté de représenter un quelconque obscurcissement : le soleil rouge et la lune bleue ont les couleurs conventionnelles du Jour et de la Nuit.


L’explication par Grégoire le Grand (Magali Guénot )

Une autre explication, proposée récemment par Magali Guénot ( [33] p 287) est l’influence d’un verset d’Habacuc :

« Le soleil s’est élevé, et la lune s’est arrêtée à son rang » Habacuc 3;1 (Septante)

Dans un Sermon sur l’Ascension (SC 522, p 216), Grégoire le Grand commente ce verset, en interprètant le soleil comme le Christ qui monte au ciel, et la lune comme l’Église qui « une fois fortifiée par son ascension, prêcha ouvertement ce qu’elle avait cru en secret ».

Comme l’a montré Magali Guénot, ce sermon connu, qui établit un lien entre l’Ascension et Hababuc, explique la présence du prophète dans trois Ascensions du XIIème, où par ailleurs la Lune et le Soleil ne figurent pas.

Il est cependant difficile d’appliquer rétrospectivement le sermon de Grégoire le Grand, professé à Rome vers 590, à l’Ascension de Rabula, réalisée en Syrie vers 500, et où la Lune et le Soleil ne sont pas l’une au dessous de l’autre, mais exactement au même niveau.


Une explication très simple (SCOOP !)

Sacramentaire d' Ottobeuren (Souabe) 1175-99 Yates Thompson 2 f. 89vSacramentaire d’Ottobeuren (Souabe), 1175-99, Yates Thompson 2 f. 89v

Dans cette figuration réduite au strict minimum, la présence du Soleil et de la Lune s’explique très simplement par la prière pour l’Ascension, inscrite juste en dessous :

CONCEDE quaesumus omnipotens deus ut qui hodierna die unigenitum tuum redemptorem nostrum ad caelos ascendisse credimus

Les luminaires illustrent à la fois la notion d’omnipotence (comme lorsqu’ils apparaissent dans une Majestas Dei) et la destination du mouvement : le Ciel.


Silver dish from Perm-Molotov, 7th century AD, Syrian or Palestinian, Hermitage, Leningrad detail AscensionL’Ascension, Détail du disque d’argent de Perm-Molotov, 7ème-10ème siècle, Syrie ou Palestinian, Ermitage, Saint Pétersbourg

C’est ici l’aspect « destination » qui prime, puisque les luminaires apparaissent dans un registre séparé, en pendant au registre terrestre où sont plantés les douze apôtres. Le fait qu’il s’agisse bien de l’Ascension du Christ est confirmé par une inscription ([4], p 61).


Ascension Eglise de l'Ascension d'Elie Iltas Cappadoce

Ascension, Eglise de l’Ascension d’Elie, 8me siècle, Iltas, Cappadoce ([40], planche 102)

Dans cette fresque très détériorée, on distingue encore le Christ bénissant assis sur l’arc-en-ciel, dans une mandorle transportés par des anges, comme dans le disque de Perm. Mais ici les médaillons du Soleil, en bas à gauche, et de la Lune qui figurait de l’autre côté, sont inclus à l’intérieur de la mandorle, juste au dessus de l’arc-en-ciel. Il s’agit donc plutôt d’une Majesté cosmique, telle qu’on la trouve dans plusieurs compositiosn absidales de Cappadoce, que d’une Ascension proprement dite.


Un motif sporadique

500–699 Munich, bronze Psalm 91-1 Rom und Byzanz Archaologische Kostbarkeiten aus Bayern (1998) , cat. 309 pp. 211-212 bSaint cavalier et Psaume 91,1 500–699 Munich, bronze Rom und Byzanz Archaologische Kostbarkeiten aus Bayern (1998) , cat. 309 pp. 211-212 aAscension

Pendentif de bronze, 500–699, collection particulière, Münich [40a]

Le début du psaume 91.1 apparaît fréquemment sur les amulettes :

Celui qui demeure sous l’abri du Très-Haut

O KATYKON EN BOHOIA TOY YVICTOY


850–874 Ascension Stiftsarchiv Sankt Paul im Lavanttal
Ascension, 850–874, Stiftsarchiv Sankt Paul im Lavanttal

Les luminaires sont ici personnifiés. SOL se trouve ainsi à l’aplomb de la main de Dieu qui, dans le registre inférieur, s’apprête à hisser le Christ dans le ciel.


En synthèse

On ne connaît en tout et pour tout que sept cas de luminaires dans une Ascension :

  • deux cas orientaux et précoces (Rabula et Baouît),
  • un cas dans un pendentif byzantin (Münich),
  • deux cas à l’époque carolingienne (fresque de Müstair, voir 5 La mandorle double de Saint Génis des Fontaines , et ivoire de Sankt Paul im Lavanttal ) ;
  • un cas au XIIème siècle en Allemagne du Sud (Sacramentaire d’Ottobeuren).

L’inversion ne se constate que dans deux cas :

  • le pendentif de Münich (s’agissant d’un moulage, on peut toujours invoquer l’inattention du graveur) ;
  • l’évangéliaire de Rabula (qui confirme ici son statut d’exception).


Des cas aussi dispersés ne peuvent s’expliquer que par une idée simple, qui a pu venir à des artistes isolés sans créer de tradition iconographique : les luminaires expriment à la fois l’omnipotence du Père et son lieu de séjour, le Ciel où il attend son fils.



Le bifolium de Rabula (SCOOP !)

586 Crucifixion Ascensio Evangiles de Rabula schema
L’analyse en bifolium des deux images de l’Evangile de Rabula revèle une conception d’ensemble très élaborée : deux registres, chacun divisé en trois compartiments (en bleu), avec des liens étroits entre les deux registres (flèches jaunes) invitant à une lecture verticale :

Dans la Crucifixion :

  • de A1 à A2, la douleur de Marie et Jean, sous le Bon Larron, est remplacée par la consolation apportée par l’Ange à Marie de Magdala (auréolée) et « l’autre Marie » (Matthieu 28,1-10)
  • de B1 à B2, la croix est remplacée par le tombeau vide, les luminaires sans rayons par la porte rayonnante, les soldats actifs par les soldats endormis ;
  • de C1 à C2, la douleur des Saintes Femmes est remplacée par la consolation du Christ apparaissant à Marie de Magdala, comme descendu directement de sa croix.


Dans l’Ascension :

  • dans les compartiments latéraux, l’ange posé sur terre conduit aux deux anges dans le ciel ; chaque groupe de six apôtres correspond à un luminaire rayonnant ;
  • dans les compartiments centraux, Marie reste sur terre (B3) au dessous de son Fils qui s’élève (B4).

On remarquera que, dans les deux pages, le contour de l’arrière-plan est conçu pour faciliter cette lecture ternaire :

  • dans la Crucifixion, les montagnes jumelles Agra et Gareb ;
  • dans l’Ascension, les cinq rochers qui isolent les deux groupes d’apôtres, les deux anges, et Marie (évoquant probablement le Mont des Oliviers).


Une rhétorique de la lumières (SCOOP !)

Lus dans l’ensemble du bifolium, les éléments lumineux composent une histoire cohérente :

  • les luminaires s’éteignent à la mort du Christ (absence des rayons en B1) ;
  • la Lumière réapparaît au moment de la Résurrection (rayons en B2) ;
  • les luminaires à nouveau allumés se séparent dans les deux directions du ciel (A4 et C4).

En s’associant non plus au Christ, mais aux deux groupes d’apôtres, ils évoquent probablement leur mission d’apporter la Lumière  aux deux moitiés du monde, l’Occident et l’Orient.


Le couple Paul / Pierre

Dans le groupe sous la Lune, Saint Paul est caractérisé par son livre ; dans le groupe sous le Soleil, Saint Pierre est reconnaissable à ses clés et à sa croix de procession.

La première association entre Saint Paul et la Lune d’une part, Saint Pierre et le Soleil de l’autre, se trouve chez Hughes de Saint Victor vers 1130-40 ( [34], p 66). Mais bien auparavant on lit dans un Sermon de Saint Léon, vers 440-460, une comparaison entre les deux apôtres majeurs et « deux grands luminaires que Dieu a institué dans le corps de l’Eglise, tels la double lumière des yeux » ([34], p 410).

Il est donc tout à fait possible que l’artiste de Rabula ait intégré la Lune et le Soleil dans son Ascension :

  • en général pour évoquer la mission universelle des apôtres,
  • en particulier celle des « deux grands luminaires » que sont, parmi eux, Paul et Pierre.


Ascension et Traditio legis (SCOOP !)

Pierre Paul Jesus Vatican Museum.Pierre et Paul autour du Christ, verre des Catacombes, Vatican Traditio legis, vers 380, Palazzo Bonifacio VIII Anagni (détail)

Dans la quasi-totalité des couples Pierre et Paul en Occident, Pierre se trouve, en tant que chef de l’Eglise, à la place d’honneur à la droite du Christ (donc à gauche par rapport au spectateur).  C’est seulement dans l’iconographie très particulière de la traditio legis (transmission de la Loi) (voir 2 Epoque paléochrétienne ) que les positions s’inversent.


Comme l’a très bien vu Anton Baumstark dès 1903 [30], la présence de Paul élevant le bras droit, et de Pierre tenant la croix et abaissant ses bras du côté du rouleau du Christ, constitue une « traditio legis » dans laquelle le Christ se trouve simplement plus haut que le monticule habituel.

C’est l’idée commune de transmission de l’autorité aux Apôtres qui justifie théologiquement cette fusion graphique entre l’Ascension du Christ et la traditio legis.

Les luminaires de l’Eglise (Paul et Pierre) sont donc délibérément inversés côté Ascension, ce qui entraîne, par raison de cohérence, l’inversion simultanée des luminaires divins côté Crucifixion. Plutôt que d’une tradition supposément orientale, la double inversion résulte ici de la conception d’ensemble d’un bifolium très étudié.


En aparté : Ascension de Jésus ou de Marie ?

Une théorie fracassante a été proposée par Ally Kateusz [29], selon laquelle l’Ascension de Rabula, ainsi que d’autres compositions apparentées, représenteraient en fait l’« Ascension de Marie« , d’après des textes apocryphes qui auraient été oubliés par la suite.


586 Evangiles de Rabula Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 13r-14v
Fol 13r à 14v, Evangiles de Rabula, 586, Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56

Les Evangiles de Rabula comportent un second bifolium recto-verso : apparition du Christ à quatre moines, puis Pentecôte avec Marie bien vivante au centre, ce qui semble exclure que le folio 13v représente la mort de Marie. Cependant, comme les deux folios ne sont pas de la même main, on pourrait soutenir que l’anomalie chronologique vient  de ceux qui, bien plus tard, ont relié les deux pages.

Un des arguments clés d’Ally Kateusz est que la présence de Paul (portant un livre) au moment de l’Ascension du Christ est impossible, sa conversion étant largement postérieure ; alors que sa présence lors de la mort de Marie est validée par les textes. Comme nous venons de le montrer, la présence du couple Paul / Pierre a une cause iconographique bien précise : la superposition de l’Ascension et de la « traditio legis », pour illustrer la mission donnée aux Apôtres. Par ailleurs, les deux anges en blanc ne peuvent être que les deux « hommes en blanc » dont parle le texte de l’Ascension du Christ.

La théorie d’Ally Kateusz doit donc être abandonnée, du moins en ce qui concerne l’Ascension de Rabula. Pour celle de Saint Sabine, voir la discussion dans Lune-soleil : thèmes chrétiens.



Josué, le soleil et la lune

586 Evangiles de Rabula Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 4r detail samuel et josueLes prophètes Samuel et Josué
Evangiles de Rabula, vers 586, Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 4r (détail)

De part et d’autre des pages des Canons, les figures marginales souvent se répondent. Ici deux figures d’autorité :

  • à droite, Josué arrêtant le soleil et la lune ;
  • à gauche, Samuel élevant la corne d’huile pour l’onction du roi David.

Cette page montre bien l’importance du sens de l’écriture puisque, chronologiquement, Josué vient avant Samuel. Le fait que les luminaires ne soient pas inversés contredit le texte (dans Josué 10-12, le soleil est cité avant la lune) mais satisfait la logique de l’image : le geste de commandement se faisant de la main droite, il est naturel que l’astre en chef, le soleil, se trouve à côté de cette main.


Josue Mosaïque de Sainte Marie majeure 5eme sJosué, Mosaïque du 5ème s, Sainte Marie Majeure

C’est la même logique qui conduit à une inversion dans cette composition occidentale de la même époque : les deux astres se trouvent du côté du camp ennemi, et Josué arrête en priorité le danger principal, le soleil, la lune restant à distance.


7eme s BNF Syriaque 341 fol 52vJosué arrêtant le soleil et la lune, fol 52v 7eme s BNF Syriaque 341 folJérémie, la main de Dieu et la verge qui veille, fol 143v

Bible syriaque, 7ème s, BNF Syriaque 341

Cette autre bible syriaque retient la même option. La comparaison avec la figure de Jérémie met en évidence deux conventions graphiques :

  • une ombre à gauche de la figure, servant à lui donner du relief ;
  • des ombres sur le sol, partant en oblique depuis les pieds.

Le fait que les ombres partant des pieds de Josué soient dédoublées suggère qu’elles proviennent des deux luminaires.


250, synagogue de Doura_Europos panneau IV _fresco_holy_manAbraham, Moïse, Jacob, Moïse, Josué ou Isaïe (panneau IV)
250, synagogue de Doura Europos

Par comparaison, ce prophète très controversé [35] a été identifié de manière convaincante comme étant Isaïe [36], à cause de son ombre unique sur le sol, qui donc ne peut pas provenir des deux luminaires :

« Ce ne sera plus le soleil qui t’éclairera le jour, ni la lune qui te prêtera le reflet de sa lumière : l’Éternel sera pour toi une lumière permanente, et ton Dieu une splendeur glorieuse. Ton soleil n’aura jamais de coucher, ta lune jamais d’éclipse ; car l’Éternel sera pour toi une lumière inextinguible, et c’en sera fini de tes jours de deuil. » Isaïe, 19,21


Josue Rouleau de Josue 913-50 Vatican Pal Gr 431Rouleau de Josué, 913-50, Vatican Pal Gr 431
Josue 12eme Vatican Gr 746-2 fol 453v12ème siècle, Vatican Gr 746-2 fol 453v

La composition de Sainte Marie Majeure sera reprise pratiquement à l’identique par des manuscrits byzantins jusqu’au XIIème siècle [35a].



Les inversions byzantines

Contrairement à ce qu’on lit souvent, les inversions Lune-Soleil sont tout aussi rares dans l’art byzantin que dans celui d’Occident [37].

Les ampoules de pélerinage

600 ca Ampoule de pelerinage (Monza No 6) Dumberton Oak Byzantine collectionMonza No 6 600 ca Ampoule de pelerinage (Monza No 10) Dumberton Oak Byzantine collectionMonza No 10

Ampoule de pèlerinage vers 600, Dumberton Oak Byzantine collection

Les Crucifixions les plus anciennes, celles des ampoules de pèlerinage, ne présentent pas d’inversion, que les luminaires soient représentés par leur symbole ou par leur personnification. Sans doute parce que, dans ces images très schématique, ils servent à différencier le bon et le mauvais larron. On remarque que le Christ n’est pas représenté crucifié, mais en gloire, sous forme d’un buste auréolé flottant en haut de la croix (sous le titulus).


500 699 plomb Landesmuseum Wurttemberg Stuttgart aCrucifixion 500 699 plomb Landesmuseum Wurttemberg Stuttgart bRésurrection

Médaille en plomb, 500-699, Landesmuseum Württemberg, Stuttgart

Cette médaille décompose, sur ses deux faces, les deux scènes qui sont juxtaposées dans les ampoules. Le soleil et la lune apparaissent deux fois, sans inversion : personnifiés côté Crucifixion, symbolisés côté Résurrection.

Sur la face Résurrection, l’inscription ANECTH (il est ressuscité), les gestes des deux femmes (la première balance un encensoir au dessus du tombeau) et ceux de l’ange sont les mêmes que dans les ampoules de Terre-Sainte.

Sur la face Crucifixion en revanche, Christ est représenté en entier, en gloire et les bras en croix sous le titulus.


Ampoule Monza Grabar Planche 24 Ampoule 13
Ampoule Monza N°13, Grabar, Planche 24 [37a]

Il n’existe que deux ampoules (Monza 12 et 13) où le Christ est représenté en entier, de la même manière.

De ces témoignages, il ressort que dès le 5ème-6ème siècle, la position Soleil-Lune, sans inversion, est déjà totalement standardisée dans les Crucifixions orientales. Il en est de même dans la seule Résurrection où le couple de luminaires apparaît, dans la médaille de Stuttgart.


sb-line

Une inversion dans une icône du Sinaï ?

Trois très anciennes icônes de Couvent Sainte Catherine du Sinaï sont des Crucifixions avec luminaires.

Icone 7eme 8eme s Ste Catherine Mont Sinai Weitzmann cat B32Crucifixion, 7ème-8ème siècle, Couvent Ste Catherine, Mont Sinaï (Weitzmann cat B.32)

Dans la plus ancienne, il n’y a pas de raison de douter que les deux astres allumés, projetant leurs rayons vers l’extérieur, ne soient le Soleil et la Lune avec leurs couleurs traditionnelles, le rouge et le bleu.


Icone 8eme Ste Catherine Mont Sinai Weitzmann cat B36 detailCrucifixion avec les Larrons, 8ème siècle, Couvent Ste Catherine, Mont Sinaï (Weizmann B.36)

Dans cette Crucifixion plus récente ont été ajoutés les deux larrons : le seul conservé, juste sous la main droite du Christ, est nommé Gestas, donc le Mauvais Larron selon l’Evangile de Nicodème. Non seulement sa position est inversée, mais aussi son sexe, avec ses seins et sa longue chevelure. Weizmann ( [38], p 62 et 80) suppose que cette féminisation est l’expression de la misogynie des moines qui ont conçu cette composition déconcertante, mais il n’explique pas l’inversion de la position du Mauvais Larron, ni le fait qu’il regarde ostensiblement vers le Christ, au lieu de se détourner de lui.

Une caractéristique très particulière de cette icône est que le Christ a les yeux fermés : nous sommes après sa mort, ce qui empêche d’interpréter comme un dialogue le regard du Mauvais Larron. L’idée, qui dépassait les capacités du peintre, était probablement de montrer le contraste entre le regard méchant de cette fausse femme aux cheveux dénoués, et le regard douleureux de Marie, tête voilée et tenant un mouchoir dans sa main gauche.

Dans cette logique sexuée, il semblerait logique que les luminaires aient été également inversés : à gauche le luminaire féminin, Seléné, avec sa couleur apocalyptique (la lune couleur sang), et à droite Hélios, malheureusement disparu. La discrétion des quatre rayons et le fait qu’ils soient cette fois dirigés vers l’intérieur pourrait être une manière d’exprimer l’éclipse de la lumière.


Detail of a wall painting after conservationCrucifixion, 741-52, fresque de Santa Maria Antiqua

Cependant, le seul élément de comparaison pour cette époque lointaine est cette fresque, où l’astre rouge, représenté de la même manière avec ses rares rayons vers la droite, est nécessairement le soleil, puisque l’autre astre est un croissant blanc aux rayons eux-aussi dirigés vers l’intérieur. Ce rapprochement rend peu probable l’hypothèse d’une inversion des luminaires dans l’icône du Sinaï.


Icone 9eme s Ste Catherine Mont Sinai Weitzmann cat B50Crucifixion avec les Larrons, 9ème siècle, Couvent Ste Catherine, Mont Sinaï (Weizmann B.50)

Pour être complet, précisons qu’il existe une autre icône du Sinaï, un peu plus récente, qui est étroitement apparentée à la B.36 : Christ yeux fermés, Mauvais Larron inversé et féminisé, avec bizarrement une ébauche de barbe. Une autre contradiction interne, relevée par Weizmann, est l’ajout des paroles du Christ (Voici ta mère, Voici ton fils) alors que celui-ci est mort. La taille minuscule du Mauvais Larron, et son visage détourné montrent que l’artiste s’est inspiré du modèle sans reprendre (ou comprendre) l’idée de concurrence des regards, entre le monstre féminisé et la mère éplorée : ici, Marie et Saint Jean se regardent l’un l’autre, manière d’exprimer qu’ils se reconnaissent mutuellement comme mère et comme fils.

Quant aux luminaires, comme dans le modèle, ils ne sont probablement pas inversés : le disque du Soleil et le demi-disque de la Lune (coupé intentionnellement par le bord) sont assortis aux couleurs rouge et bleu des vêtements de Marie et de Jean.


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Les deux inversions du Psautier Chludov

Dans ce célèbre manuscrit, l’inversion se produit dans les deux crucifixions qui comportent les luminaires (ils sont absents dans les deux autres Crucifixions, folio 20r et folio 67r).


Chludov Psalter 850 Moscow, Historical Museum MS 129 fol 45v detailPsautier Chludov, vers 850, Moscou, Historical Museum MS 129, Fol 45v

Les nations s’agitent, les royaumes s’ébranlent; il fait entendre sa voix et la terre se fond d’épouvante. Psaume 46, 7

Dans cette première Crucifixion avec luminaires, la position de la lune n’est pas logique, puisqu’elle se situe au dessus du Bon Larron. A noter cependant que celui-ci est suffisamment caractérisé par son échange de regards avec le Christ, tandis que le Mauvais Larron est mort.

C’est Malickij qui a trouvé l’explication de l’inversion, en déchiffrant le mot Hellenes qui désigne le groupe des trois personnes de droite, et le nom Dyonisios pour l’homme en bleu tenant des rouleaux. Nous avons donc ici une représentation indiscutable et très précise de l’histoire de la vision de l’éclipse par Dyonisos : les deux hommes l’interrogent sur le miracle de la lune qui a pris la place du soleil, et Dyonisos avoue son impuissance à trouver l’explication dans ses livres astronomiques ( [39], p 84)


Chludov Psalter 850 Moscow, Historical Museum MS 129 fol 72vPsautier Chludov, vers 850, Moscou, Historical Museum MS 129 Fol 72v

Pourtant Dieu est mon roi dès les temps anciens, lui qui a opéré tant de délivrances sur la terre. Psaume 74,12-14

Nous avons déjà vu la même Crucifixion illustrant le même psaume 74,12 (psautier Théodore, voir Lune-soleil : Crucifixion 1) introduction) mais sans inversion : ce qui  valorisait, en le plaçant sous le Soleil, Longin frappé par le jet de sang et retrouvant la vue. Ici l’inversion répond peut être à un souci de cohérence avec l’image du folio 45v, qui tombe elle-aussi dans la marge gauche. Mais elle corrige surtout un problème de préséance :

  • Longin, placé nécessairement en position d’honneur à cause de la plaie au flanc droit, est déprécié par sa place sous la Lune, en contrebas et au bord de la page ;
  • Marie et Saint Jean sont au contraire magnifiés par leur place sous le Soleil, en haut de la colline et du bon côté de la marge, tout contre le texte sacré.

On notera  l’effet de contraste entre le centurion aux yeux guéris et le Pharaon [39a], juste en dessous, aux yeux crevés par un corbeau , qui illustre la suite du psaume :

C’est toi qui as divisé la mer par ta puissance, toi qui as brisé la tête des monstres dans les eaux.
C’est toi qui as écrasé les têtes de Léviathan, et l’as donné en pâture au peuple du désert. »
Psaume 74,13-14


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Autres inversions byzantines


L’inversion liée au centurion (SCOOP !)

Ivoire byzantin 10eme Walters Art Museum Baltimore
Ivoire byzantin, 10ème siècle, Walters Art Museum Baltimore

Cette plaque met en parallèle en haut l’Ascension (ANALEPSIS) et en bas la Crucifixion (STAUROSIS). Cette dernière présente deux inversions : celle des luminaires, mais aussi celle de Stéphaton le porteur de roseau, ici placé à gauche. Le soldat sur la droite, qui tient un glaive au lieu d’une lance, n’est pas le Longin porteur de lance (et donc contraint de se placer du côté gauche, celui de la plaie au flanc), mais le centurion qui s’écrie, une fois le Christ mort :

« Vraiment cet homme était Fils de Dieu ! «  Marc 15,39.

Ce centurion est souvent assimilé à Longin, bien que les textes les distinguent clairement.

L’inversion Lune-Soleil signifie ici que le centurion est du côté du Jour, tandis que l’homme à l’éponge et au vinaigre est du côté de la Nuit.


L’inversion de l’icône de Pelendri

Pelendri Chypre fin 12emeIcône, fin 12ème, Pelendri, Chypre

La Crucifixion de Pelendri figure la dernière étape du Christ lors de son chemin de Croix : ligoté, il entre par la gauche et un Juif lui intime de monter sur la croix (noter les quatre clous en attente, près du marteau de l’ouvrier qui finit d’enfoncer les coins dans le sol). La présence des astres dans cette scène étant unique [39b], il est difficile de comprendre la raison de l’inversion. Face à cette composition inhabituelle où Marie se trouve déportée à droite de la Croix, le peintre a peut être voulu que le soleil se trouve à sa place habituelle, au dessus d’elle. De plus, il n’y avait pas de raison lui donner la position d’honneur par rapport à la Croix, puisque Jésus n’y est pas encore monté.


Quelques inversions sporadiques

On ne connaît pas la raison de ces inversions isolées.

Ivoire byzantin fin 10eme Goldschmidt, Adolph (Band 2) cat 172 LiverpoolIvoire byzantin, fin 10ème siècle, Goldschmidt, « Die byzantinischen Elfenbeinskulpturen des X. – XIII. Jahrhunderts (Band 2) » cat 172 Ivoire byzantin dittico greco vers 1000 Milan - Tesoro del Duomo photo Franco BlumerDiptyque grec, vers 1000, Tesoro del Duomo, Milan (photo Franco Blumer)

Les luminaires sont discrets, mais le Soleil à droite se distingue par sa forme en étoile.

Matera, mural on rupestrian church of San Nicola dei Greci,14eme14ème siècle, église rupestre de San Nicola dei Greci, Matera

Cette église à la décoration byzantine était celle de chrétiens réfugiés dans les Pouilles, en provenance de diverses régions de l’empire byzantin.


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Une inversion qui n’en est pas une

fausse Sceau byzantin en cristal 8eme-11eme METSceau byzantin en cristal, 8ème-11ème siècle, MET

Il ne s’agit pas d’une inversion : l’intaille servait de sceau et même les inscriptions en grec sont inversées (Voici ton Fils, Voici ta Mère).



Les inversions byzantines en Cappadoce

Le Soleil et la Lune dans les absides de Cappadoce

La règle immuable est l’absence d’inversion lorsque la composition s’articule autour du Christ en Majesté : les luminaires participent à sa gloire, le Soleil en position d’honneur, du côté de la main bénissante [40].


cappadoce cavusin Nicephore Phocas 963-69 abside963-69, église Nicéphore Phocas, Cavusin cappadoce Goreme 29 Kiliclar Kilisesi 900vers 900, Göreme 29, Kiliclar Kilisesi

Les luminaires personnifiés figurent dans des médaillons juste derrière l’arc triomphal, le Soleil de couleur rouge et la Lune de couleur blanche ou grise.


Cappadoce Gullu dere eglise 3 Saint Agathange 850-900850-900, Güllü Dere, église 3 (Saint Agathange)

En général accolés, les médaillons sont ici placés de part et d’autre d’une main de Dieu, au sommet de l’arc triomphal.

Cette disposition Soleil-Lune se retrouve à de nombreuses reprises : Çavuşin (Saint Syméon de Zelve, Ivéphore Phocas, Saint Jean-Baptiste), Güllü Dere (église 1, 3, 4 chapelle N et chapelle S), Zindanönü (Saint Georges), Göreme 8 (Saint Eustathe), Göreme 29 (Kiliçlar Kilisesi), Urgup (Babayan, Mustafapasa Sinasos, Tavçanli Kilise, Pankarlik Kilise), Pürenli Seki Keliseski. Elle vaut aussi pour l' »Ascension » d’Iltas qui, comme nous l’avons vu, s’apparente à une Majestas.


Une inversion absidale (SCOOP !)

Cappadoce Urgup Hagios Stephanos Lune Soleil 7eme 8eme pl 101 fig 17ème-8ème siècle, Hagios Stephanos, Cemil

La seule exception est cette abside très archaïque, centrée autour de deux croix, avec Saint Jean Baptiste à gauche et la Vierge à l’Enfant à droite : on constate une inversion Lune-Soleil, logique pour que le Soleil soit du côté de l’Enfant. Elle est également cohérente avec la comparaison traditionnelle entre Jean Baptiste et la Lune, car il a reflété la lumière qui allait venir :

« Il n’était pas la lumière, mais il était venu pour rendre témoignage à celui qui était la lumière. » Jean 1, 8


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Une inversion absidale exceptionnelle (SCOOP !)

Cappadoce Goreme Tokalı kilise nouvelle eglise 950 cappadoceVers 950, Eglise neuve (Tokalı 2), Göreme

Cette composition est très intéressante, puisque le sommet de la croix se trouve juste derrière l’arc triomphal : selon la logique absidiale que nous avons vue jusqu’ici, il ne devait donc pas y avoir d’inversion. Les luminaires sont ici deux disques sans inscription, qui ne se différencient que par leur couleur. Celui de gauche est gris blanc, celui de droite est noir, malgré que tous le commentateurs y reconnaissent la lune rouge. La comparaison avec l’auréole de Saint Jean montre qu’il a pu être initialement peint en jaune sur une sous-couche sombre. Nous sommes donc très vraisemblablement en présence d’une inversion Lune-Soleil.

Les textes inscrits sous les bras de la Croix se font pendant [41], et concernent les trois personnages auréolées :

  • au dessus de Marie et de Jean : « il dit à sa mère : ‘Voici ton fils’, puis il dit à son disciple : ‘Voici ta mère’ » (Jean 19, 26-27)
  • au dessus du centurion « en vérité celui-ci était le fils de Dieu ».

Il est donc probable que l’inversion Lune-Soleil répond au même objectif que dans l’ivoire de la Walters Art Museum : mettre en exergue la conversion du centurion en plaçant le Soleil au dessus de lui.



Cappadoce Goreme Tokalı kilise nouvelle eglise 950 cappadoce schema 1De part et d’autre de Saint Basile, les quatre scènes du registre inférieur ne suivent pas tout à fait la chronologie, comme le remarque C.Jolivet-Levy sans en donner la raison ([40], p 98). En fait, leur disposition obéit à une symétrie sophistiquée qui confirme la dialectique Nuit / Jour de la grande Croix centrale (en blanc et en jaune) :

  • au centre, deux mouvement vers le bas : l’un sombre (1, la Déposition) et l’autre glorieux (4, l’Anastasis, la Descente aux limbes) ;
  • marginalement deux scènes impliquant les Saintes femmes : l’une de deuil (2, la Mise au tombeau), l’autre de victoire (3, l’ange qui les accueille dans le tombeau vide).

Dans la seconde Croix, celle de la Déposition, les luminaires sont également inversés, mais cette fois le disque de droite est rouge-sang. S’agit-il du soleil ou de la lune ?


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Soleil blanc, lune rouge

cappadoce Goreme Tokali Kilise ancienne eglise 915 Crucifixion depositionCrucifixion et Déposition, vers 915, Eglise vieille (Tokali 1), Göreme

Dans l’ancienne église de Tokali, des luminaires blanc et rouge encadrent les deux croix, côte à côte, de la Crucifixion et de la Déposition. Les textes, pratiquement les mêmes dans les deux cas, reprennent les termes d’Actes 2,20 : « le soleil obscurci » (O HΛΙΟΣ E ΣΚΟΤ IΣTI) et la « lune changée en sang » (Η ΣEΛIΝI I Σ EMA METEBLITI) [42]. Il n’y a donc pas d’inversion : le disque blanc de gauche est le soleil ayant perdu sa lumière, le disque rouge de droite est la lune sanglante.


Cappadoce Deposition Tavsanli Kilise 913-20Déposition, Tavsanli Kilise, 913-20

Apparue après l’iconoclasme, l’iconographie de la Déposition se calque étroitement sur celle de la Crucifixion : c’est ce qu’on observe à Tavsanli Kilise, où il n’y a pas d’inversion.

A Tokalı, il est probable que la Déposition de l’Eglise neuve, pour autant qu’on puisse en juger par ce qu’il en reste, recopiait celle de l’Eglise vieille : il est donc pratiquement certain que le disque rouge de droite est la Lune.

En revanche, les Crucifixions sont très différentes :

  • à l’Eglise vieille (Tokali 1), les paroles du Christ sont réparties symétriquement : « Voici ta mère » côté Marie et « Voici ton fils » côté Jean , et il n’y a pas de centurion (seulement Longin à gauche et Esopos, le porteur d’éponge, à droite) :
  • à l’Eglise neuve (Tokali 2), Marie et Saint Jean sont du même coté de la Croix, et le centurion fait son apparition de l’autre.


Cappadoce Goreme Tokalı kilise nouvelle eglise 950 cappadoce schema 2

La composition de l’Eglise neuve combine trois raretés : la présence du centurion, la position de Marie et Jean à gauche de la croix, et la Crucifixion dans une abside. Cette dernière circonstance a probablement favorisé la déconnexion entre la dichotomie latérale Bon Larron / Mauvais Larron et la dichotomie centrale Lune/Soleil, qui sert ici un discours très original, étayé par les textes :

  • la Lune désigne saint Jean l’Evangéliste comme « reflet » du Christ (« mère voici ton fils ») ;
  • le Soleil désigne le centurion comme celui qui a reconnu la Lumière.


Cappadoce Goreme Elmali Kilise 950Vers 1050, Elmali Kilise, Göreme

Les luminaires, sans inscription ni forme distinctive, sont probablement encore un soleil blanc et une lune rouge. En effet, un texte très original court dans la coupole, exprimant le discours des anges :

 

« La terre est ébranlée et toute la création tremble. <> La mère se lamente,
ainsi que le disciple, qui pleure, En voyant sur la <croix> le Seigneur de gloire. »

Γῆ κλονῆτε κὲ πᾶσα κτήσης τρέμη· <μ(ή)τηρ> δὲ θρηνῆ
κὲ μαθητὴς δακρύον ὁρõντες ἐπὴ <σταβροῦ> τῆς δόξης τὸν Κύριον.

Comme le remarque Catherine Jolivet-Lévy [41], la typographie est très étudiée : le tercet est réparti sur deux lignes, de sorte que, pour la croix (<σταβροῦ>), le mot est coupé par la chose. Une autre conséquence brillante de cette typographie est que le mot « mère » se trouve du côté de Saint Jean, et le mot « disciple » du côté de Marie. Ainsi le texte dans sa forme exprime ce dont il parle : le bouleversement général de la création, dont témoignent également le soleil éteint et la lune rouge.


Carikli Church.Goreme Open Air Museum. Cappadocia, TurkeyVers 1050, Çarikli kilise, Göreme

Dans la cette église très proche d’Elmali Kilise (du même type dit « à colonnes »), le disque rouge se trouve également à droite. Il doit s’agir de la Lune, puisque les deux scènes peintes au dessus de la Crucifixion s’inscrivent dans la dialectique Jour / Nuit : à gauche la scène diurne et triomphale de l’Entrée à Jérusalem, à droite la scène nocturne et négative de la Trahison de Judas.


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Une seconde inversion

karabas kiliseCrucifixion, fin XIème siècle, Karabas Kilise

Dans cette fresque très dégradée, les bustes de la Lune grise et du Soleil rouge sont identifiés par les inscriptions déchiffrées par Jerphanion [43]. L’iconographie est proche de celle des églises de Göreme, avec la présence du centurion.


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Soleil rouge, lune blanche

Pour les Crucifixions, une autre formule est avérée, où les couleurs rouge et blanc sont inversées sans que les positions ne le soient.


Gregoire_de_Nazianze 879-83 BNF GR 510 fol 30v gallicaHomélies de Grégoire de Nazianze, 879-83, BNF GR 510 fol 30v, Gallica

Dans ce manuscrit impérial produit à Constantinople une cinquantaine d’années avant Tokali 2, les luminaires non inversés, reconnaissable par leur forme (lune en croissant), sont disposés de la même manière dans la Crucifixion et la Déposition. La comparaison rend évidente la sophistication des deux mêmes scènes de Tokali 2, avec leurs luminaires à trois couleurs, de forme indifférenciée et sans texte, ambiguïté délibérée pour inviter le spectateur à le réflexion [44].


Cappadoce Kisiklar Kilise 900Kisiklar Kilise Cappadoce Kokar Kilise 900 detailKokar Kilise

Crucifixion avec les Larrons, vers 900

Lorsque les larrons sont présents, cette disposition Soleil rouge / Lune blanche semble privilégiée. Dans ces deux Crucifixions précoces, les luminaires sont nommés.



Cappadoce Kokar Kilise 900 detail
On notera à Koskar une discordance entre le texte et les couleurs : « soleil obscurci » désigne le disque rouge, et « lune de sang » le disque blanc.



Cappadoce Karanlik_kilise-Goreme 1050Vers 1050, Karanlik kilise, Göreme

Pour une raison inconnue, la troisième et dernière église « à colonnes » suit également cette formule : le luminaire de gauche ne peut être que le Soleil, puisque l’astre blanc arbore une face dessinant un croissant à l’intérieur du disque.


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Soleil noir, lune noire

Cappadoce Kiliclar Kusluk Goreme 1050Vers 1050, Kiliclar Kusluk, Göreme

Pour être complet, signalons cette troisième formule cappadocienne : le soleil et la lune sont deux disques noirs. L’éclipse est ici traduite non par le changement de couleur, mais par le nuage blanc qui les couvre à demi.


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Soleil noir, lune rouge

Crucifixion_Fresco_by_Georgios_Kalliergis,_1315 Christ_Church_Veria macedoine

Fresque par Georgios Kalliergis, 1315, Eglise du Christ Sauveur, Veria, Macédoine

C’est seulement assez tardivement qu’apparaît, hors de Cappadoce, le couple d’Apocalypse 6, 12-13, le soleil noir et la lune rouge.

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La non-influence du centurion

1038 Evangile armenien Madarenan M6201G - 7v1038, Evangile arménien, Madarenan M6201G fol 7v Cappadoce Goreme Sakli Kilise 1070Vers 1070, Sakli Kilise, Göreme

Les scènes comportant le centurion sont, à l’époque, assez rares. Dans cet évangile arménien copiant un modèle byzantin, contrairement à Tokali 2, c’est une lune en croissant qui se trouve de son côté. La crucifixion de Sakli Kilise comporte également le centurion, mais sans aucune indication permettant d’identifier les luminaires.



Cappadoce Rouge blanc schema
Ce schéma synoptique regroupe tous les cas que nous avons vus. Les points d’interrogation signalent les cas douteux. Les lettres M et J (en vert) désignent les deux cas où Marie et Jean sont tous deux situés à gauche de la croix. La lettre L (en bleu) indique la présence des larrons.

Le schéma démontre le caractère unique de la Crucifixion de Tokali 2 : seul cas où les luminaires ne sont pas blanc et rouge. La présence du centurion n’explique pas l’inversion, puisqu’on ne la constate pas à Karabas Kilise, où le centurion est présent et qu’on la trouve à Cavusin, justement dans celle des deux Crucifixions où le centurion est absent.



Cappadoce Goreme Tokalı kilise nouvelle eglise 950 cappadoce schema 2
A Tokali 2, la causalité va probablement de bas en haut :

  • d’abord on a eu l’idée de répartir les quatre scènes selon une dichotomie négatif / positif  (blanc / jaune)
  • puis on a interverti les luminaires pour les inscrire dans cette même thématique (douleur de Marie et Jean, salut du centurion), en sacrifiant la corrélation avec les larrons, que la forme de l’abside éloignait de la scène centrale.

La présence du centurion  n’est donc pas la cause unique de l’inversion, mais elle y participe.

Le contraste entre les deux couples de luminaires est voulu :

  • en bas, dans la Déposition, leur couleur contre-nature traduit le bouleversement du cosmos causé par la Mort du Christ, tel que l’explicitera un siècle plus tard le verset dElkali Kilise ;
  • en haut, dans la Crucifixion, leur couleur redevenue naturelle exprime que la Mort, suivie par la Résurrection, est comme l’Obscurité qui précède la Clarté.


Cappadoce Goreme Tokalı kilise ancienne eglise 915 cappadoceScènes de la Vie du Christ, Ancienne église (Tokali 1)

La complexité de lecture de Tokali 2 n’est possible que par Tokali 1, qui est à la fois son antichambre (les deux églises communiquent) et son prototype : les quatre scènes qui, à Tokali 1, suivaient chronologiquement la Crucifixion, ont été savamment redispatchées à Tokali 2, en dessous de la Croix, selon la dichotomie négatif / positif : d’où le fait que cette disposition n’existe nulle part ailleurs.



Les inversions syriaques médiévales

syriaque 12eme-13eme BL Add MS 7169 fol 11v13ème siècle, BL Add MS 7169 fol 11v syriaque SOP-348-130r-1221 soleil lune1221, Patriarcat syriaque, SOP 348 fol 129r

Crucifixion, Evangiles syriaques

Ces deux manuscrits syriaques contemporains illustrent toute la difficulté des considérations liées au sens de l’écriture.

Dans la première image, pour Jules Leroy ([4], p 353), la place d’honneur est à droite (du point de vue des spectateurs) en raison de l’écriture de droite à gauche. Ceci explique la position de Judas (dans le registre du haut) et du Soleil (dans le registre du bas). A contrario,  dans le registre du haut, Jésus avance de gauche à droite , et dans celui du bas, le Bon Larron reste à gauche (il porte une barbe moins fournie et son ange le touche de la main). En outre, comme le note  Ewa Balicka-Witakowska ([7], p 85), le copiste s’est trompé en laissant le porte-lance pieds-nus et en affublant le porte-éponge d’un habit de soldat (tunique courte et bottines). Il est donc pour le moins hasardeux de supposer l’existence d’une « inversion syriaque » qui expliquerait à la fois les deux images très sophistiquées de l’évangile de Rabula et cette composition hésitante, six siècles plus tard.

La seconde image, où les luminaires sont nommés ([4], p 315), suit quant à elle la formule byzantine du soleil obscurci et de la lune rougie .

Il se trouve que parmi les six Crucifixions médiévales syriaques étudiées par Jules Leroy [4], seule celle de la British Library présente l’inversion : preuve que le particularisme éventuel lié au sens de l’écriture pesait peu par rapport à la convention de la civilisation dominante, du moins à l’époque médiévale.



 Les inversions arméniennes

Armenie 1320 Metenadaran 7651 fol 216v1320, Metenadaran 7651 fol 216v Kirakoz de Tabris Evangiles de 1330 La Nouvelle-Djolfa Monastere de tous les Saints 47 fol 8Kirakoz de Tabris, Evangiles de 1330, La Nouvelle-Djolfa, Monastère de tous les Saints 47 fol 8

A la différence des Crucifixions byzantines, le Soleil et la Lune sont pratiquement toujours présents dans les Crucifixions arméniennes ( [45], p 160), et assez souvent inversés, comme ici.

La formule du Soleil obscurci et de la Lune rouge (Evangiles de Pilate) a été renforcée dès le 4ème siècle par un texte très populaire de l’évangélisateur du pays :

« Car le soleil a protesté en obscurcissant sa lumière, en révélant à tous le Seigneur sur la croix ; et ne pouvant supporter cette vision, il devint sombre, car il ne pouvait supporter de voir les outrages au Seigneur. La lune a également manifesté des merveilles car, telle un miroir, elle a montré à toutes les créatures le sang en lui-même, là-haut dans les hauteurs – le salut de toutes les terres qui recevront en esprit ce sang comme leur royaume. Mais de ceux qui méprisent et refusent un tel don, la lune montre le sang qui coule en permanence de leur cadavre, produisant les vers éternels des tourments continus de leur destruction en enfer. » Cathéchisme de Saint Grégoire l’Illuminateur, paragraphe 677 ( [46], p 169)


armenie Constantine of Skevra Crucifixion , 1193, Mechitarists’ Library, San Lazaro sun full moonCrucifixion
Constantin de Skevra, 1193, Mechitarists’ Library, San Lazaro, Venise

Ici le soleil éteint et la lune rouge ont exactement la même forme étoilée, pour bien souligner que la lune était pleine.


Toros Roslin 1262 Crucifixion Walters Ms. W.539 fol 124r1262, Walters Ms. W.539 fol 124r Toros Roslin 1267-68 Crucifixion, Evangile de Malatia (Erevan,Collection du Matenadaran, No. 10675)1267-68, Evangiles de Malatia, Matenadaran 10675

Crucifixion, Toros Roslin

Dans ses Crucifixions, le plus grand miniaturiste de la période, Toros Roslin, représente lui aussi la pleine lune, les deux astres étant réduits à deux visages identiques. En l’absence de de toute inscription, il n’y pas de raison de douter qu’il ne s’agisse du soleil éteint et de la lune rouge .


Les inversion arméniennes

Au milieu du XIIème siècle, un Commentaire de l’Evangile de Matthieu, par Nerses Shnorhali and Yovhannes Dsordsoretsi réactive la tradition de l’aller-retour de la Lune, qu’avait décrit le Pseudo-Denys :

Le jour de la Crucifixion, « la lune avait quatorze jours et était sous la terre, car lorsque le soleil s’est retiré, la lune s’est levée à l’est, mais s’est précipitée et a atteint le soleil et a assombri le soleil et après trois heures sur les talons et près du soleil, elle s’est levé de nouveau à l’est ». ( [47] , p 70)

C’est peut-être à cette tradition qu’on doit les inversions, nettement plus fréquentes que dans l’art byzantin, qui apparaissent dans les Crucifixions arméniennes. Mais elles peuvent tout aussi bien être simplement des erreurs, favorisées par l’habitude de dessiner les deux astres de manière identique.


inv Melisende Psalter 1131-1143 BL Egerton MS 1139 fol 8r detail inv Melisende Psalter 1131-1143 BL Egerton MS 1139 fol 8r detail

Melisende Psalter, 1131-1143, BL Egerton MS 1139 fol 8r

Le visage, qui n’apparaît qu’à gauche, évoque un croissant de lune. Il est très possible que l’inversion soit dûe à une mauvaise interprétation de la couleur bleue par le copiste, comme signifiant la nuit (et donc la lune), et non pas l’extinction du soleil.


Toros de Taron Evangiles de 1323 Mad 6289Toros de Taron, Evangiles de 1323, Matenadaran 6289

Le même effet se retrouve dans cette Crucifixion, où l’astre de gauche évoque plutôt un croissant et celui de droite une couronne. Il n’est pas exclu que l’ambiguïté soit délibérée, afin que le regard du spectateur oscille entre les deux possibilités, imitant le va-et-vient de la Lune décrit par le Pseudo-Denys.


inv Gladzor gospels 1300-07 UCLA Armenian MS. 1 p 561Evangiles de Gladzor, 1300-07, UCLA Armenian MS. 1 p 561

Ici l’astre de gauche ressemble très discrètement à un croissant, cette fois ci rouge : nous serions donc en présence d’une inversion à la fois de la position et des couleurs : lune rouge / soleil obscurci.


inv 14eme Matenadaran collection n. 491514ème siècle, Matenadaran 4915 inv 1376 Erevan, Matenadaran, MS 7644, Gospel of Smbat SparapetEvangiles de Smbat Sparapet, 1376, Matenadaran 7644

Ces deux Crucifixions du 14ème siècle différentient les luminaires par leur forme et assument totalement l’inversion.



Les inversions éthiopiennes

Balicka-Witakowska fig IVFig IV [7] Balicka-Witakowska fig IXFig IX [7]

Elles sont tout aussi rares qu’ailleurs : la spécialiste des « Crucifixions sans crucifié », Ewa Balicka-Witakowska ([7] p 18, 68, 70 et note 428) n’en relève qu’une, celle de gauche, où les textes mentionnent « la lune lorsqu’elle obscurcit sa lumière » et « le soleil devint du sang » ; celle de droite, sans aucun texte, est incertaine.

La position du Soleil n’est pas liée à la direction de dépacement de l’agneau : il existe des exemples où l’agneau est inversé, comme ici, sans que les luminaires ne le soient.



Golden Gospels of Däbrä Sahel 14eme folio 6v 7r Crucifixion Holy women at the Grave

Crucifixion, Saintes femmes au tombeau
Evangiles d’or de Däbrä Sahel, 14ème s, folio 6v 7r

La disposition standard, ici répétée deux fois, suit la formule « pilatienne » du Soleil obscurci et de la Lune rouge.



En synthèse sur les inversions orientales :

  • Evangiles de Rabula : composition spécifique (rhétorique de la lumière, mission universelle des apôtres)
  • Art byzantin : quelques rares compositions spécifiques :
    • une icône du Sinaï ;
    • deux Crucifixions du psautier Chludov ;
    • une inverxion liée au centurion
  • Eglises de Cappadoce :
    • deux inversions absidales dans des compositions spécifiques (Hagios Stephanos de Cemil, Tokali 2 de Göreme) ;
    • deux cas isolés (Karabas Kilise, Cavusin) ;
  • Art syriaque médiéval :
    • une inversion seulement, les cinq autres suivent le modèle byzantin standard
  • Art arménien:
    • Quatre inversions certaines, trois douteuses
  • Art éthiopien :
    • Une seule inversion.

Cette synthèse montre bien, mis à part l’exception arménienne, la grande rareté des inversions dans le monde oriental. Il reste dominé par la rigidité des deux modèle byzantins, tous deux sans inversion :

  • soleil rouge / lune bleue ou blanche (Cappadoce) ;
  • soleil obscurci / lune sanglante (influence des Evangiles de Pilate).

Article suivant :  Lune-soleil : Crucifixion 3) en Occident 

Références :
[4] Jules Leroy « Les manuscrits syriaques à peintures conservés dans les bibliothèques d’Europe et d’Orient ».
[7] Ewa Balicka-Witakowska, « La crucifixion sans crucifié dans l’art éthiopien : recherches sur la survie de l’iconographie chrétienne de l’antiquité tardive », 1997
[27] Massimo Bernabo, « The Miniatures in the Rabbula Gospels: Postscripta to a Recent Book » Dumbarton Oaks Papers Vol. 68 (2014), pp. 343-358 https://www.jstor.org/stable/24643762
[28] Massimo Bernabo, « Il Tetravangelo di Rabbula. Firenze, Biblioteca Med. Laur., cod. Plut. 1.56. L’illustrazione del Nuovo Testamento nella Siria del VI secolo », a cura di M. Bernabò (Roma: Edizioni di Storia e Letteratura, 2008) https://www.academia.edu/20331905/Il_Tetravangelo_di_Rabbula_Firenze_Biblioteca_Med_Laur_cod_Plut_1_56_L_illustrazione_del_Nuovo_Testamento_nella_Siria_del_VI_secolo_a_cura_di_M_Bernab%C3%B2_Roma_Edizioni_di_Storia_e_Letteratura_2008_Three_sections_of_the_book_plates
[28a] Gerard Rouwhorst « The Liturgical Background of the Crucifixion and Resurrection Scene of the Syriac Gospel Codex of Rabbula » https://www.academia.edu/34520833/The_Liturgical_Background_of_the_Crucifixion_and_Resurrection_Scene_of_the_Syriac_Gospel_Codex_of_Rabbula?email_work_card=title
[29] Ally Kateusz « Ascension of Christ or Ascension of Mary? Reconsidering a Popular Early Iconography » 2015, Journal of Early Christian Studies https://www.academia.edu/14189231/Ascension_of_Christ_or_Ascension_of_Mary_Reconsidering_a_Popular_Early_Iconography
[30] Anton Baumstark, « Eine syrische « traditio legis » und ihre Parallelen » Oriens Christianus 3, 1903, p 182 https://archive.org/details/OriensChristianus3/page/182/mode/1up
[32] Lorenzo DiTommaso, Lucian Turcescu, « The Reception and Interpretation of the Bible in Late Antiquity: Proceedings of the Montréal Colloquium in Honour of Charles Kannengiesser, 11-13 October 2006 » p 218 https://books.google.fr/books?id=Gu55DwAAQBAJ&pg=PA217&lpg=PA217
[34] Pierre de Saint-Joseph, « Théologie du temps enseignée selon les règles de la véritable théologie » 1647 https://books.google.fr/books?id=YNxIQpccqbgC&pg=PA269
[35a] On peut rajouter entre les deux Vatican Gr 747 fol 225r, du XIème siècle.
[36] Kurt Weitzmann, Herbert L. Kessler « The Frescoes of the Dura Synagogue and Christian Art » p 128
[37] On s’en convaincra facilement en feuilletant le catalogue réalisé par Sonja Haberl, « Das byzantinische Kreuzigungsbild » https://docplayer.org/43323661-Diplomarbeit-titel-der-diplomarbeit-das-byzantinische-kreuzigungsbild-verfasserin-sonja-haberl-angestrebter-akademischer-grad.html
[38] WEIZMANN , K. , The Monastery of Saint Catharine at Mount Sinai
[39] Kathleen Corrigan « Visual Polemics in the Ninth-Century Byzantine Psalters: Iconophile Imagery in Three Ninth-Century Byzantine Psalters » https://archive.org/details/visual-polemics-in-the-ninth-century-byzantine-psalters.-iconophile-imagery-in-t/page/n49/mode/1up?q=%22moon%22
[39a] Maria Evangelatou « The illustration of the ninth-century Byzantine marginal psalters: layers of meaning and their sources » p 84 https://www.academia.edu/2104510/The_illustration_of_the_ninth_century_Byzantine_marginal_psalters_layers_of_meaning_and_their_sources
[39b] Marina Toumpouri «No cat. 34, Icône biface : Elkoménos (revers) et Vierge et l’Enfant (face)», «No cat. 127, Icône bilatérale : Crucifixion (revers) et Vierge et l’Enfant (face)» in Chypre médiévale: entre Byzance, l’Orient et l’Occident, Paris, Musée du Louvre, October 2012 – January 2013 https://www.academia.edu/2283357/_No_cat_34_Ic%C3%B4ne_biface_Elkom%C3%A9nos_revers_et_Vierge_et_l_Enfant_face_No_cat_127_Ic%C3%B4ne_bilat%C3%A9rale_Crucifixion_revers_et_Vierge_et_l_Enfant_face_in_Chypre_m%C3%A9di%C3%A9vale_entre_Byzance_l_Orient_et_l_Occident_Paris_Mus%C3%A9e_du_Louvre_October_2012_January_2013
[40] Je me suis basé sur le catalogue de C.Jolivet-Levy, « Les églises de Cappadoce : le programme iconographique de l’église et de ses abords »
[40a] Rom und Byzanz Archaologische Kostbarkeiten aus Bayern (1998) , cat. 309 pp. 211-212
[41] Catherine Jolivet-Lévy, « Inscriptions et images dans les églises byzantines de Cappadoce : Visibilité / lisibilité, interactions et fonctions » dans « Visibilité et présence des inscriptions dans l’image médiévale », https://books.openedition.org/psorbonne/39871?lang=fr#bodyftn48
[42] Sur la restitution de ces inscriptions très abrégées et leurs sources textuelles, voir Jerphanion, « Une nouvelle province de l’art byzantin. Les églises rupestres de Cappadoce », Tome I partie 1 p 282 notes 2 et 3
[43] Jerphanion, « Une nouvelle province de l’art byzantin. Les églises rupestres de Cappadoce », Tome II partie 1 p 346
[44] Sur le caractère exceptionnel de la Crucifixion de Tokali 2, voir l’ensemble des rapprochements possibles dans Jean-Michel Spieser et Manuela Studer-Karlen « REMARQUES SUR LA DATATION DE L’ÉGLISE DE TOKALI 2″ https://core.ac.uk/download/pdf/162133897.pdf
[45] Thomas F. Mathews « Armenian gospel iconography: the tradition of the Glajor Gospel »
[46] « The teaching of Saint Gregory : an early Armenian catechism by Agatʻangeghos », traduction anglaise , Thomson 1970
[47] Vrej Nersessian, « Treasures from the Ark : 1700 years of Armenian Christian art »
https://archive.org/details/bub_gb_2vxGAgAAQBAJ

Lune-soleil : Crucifixion 3) en Occident

31 décembre 2022

La relative fréquence des inversions dans le monde occidental permet de les regrouper selon une typologie originale : celles qui dépendent du contexte graphique, celles qui sont liées à une iconographie spécifique (intention apocalyptique, présence du centurion), et enfin les cas particuliers (fausses inverLsions, erreurs manifestes, inversions sporadiques). Pour les inversions liées à l’insertion dans un édifice, voir Les inversions topographiques (SCOOP).

Article précédent : Lune-soleil : Crucifixion 2) en Orient

Une inversion carolingienne exceptionnelle

Crucifixion caroligienne Reims 860-870 VandA860-870, Ecole de Reims, Victoria and Albert Museum Ivoire carolingien Crucifixion 870-80 Bargello inv 32 Carrand870-80, Florence, Bargello inv 32 (collection Carrand)

De toutes les Crucifixions sur ivoire carolingiennes, celle de Florence est la seule à présenter une inversion Lune / Soleil.

Ces ivoires de très haut niveau technique utilisent des procédés rares pour accentuer le relief :

  • débordement sur le cadre du Soleil et de la Lune en haut, des ailes des anges sur les côtés, de la queue du serpent en bas ;
  • enfilade des couples d’anges en haut, des couples de morts sortant du tombeau en bas.

La seconde plaque présente, en outre, trois originalités iconographiques :

  • Longin, le porteur de lance, est vu de dos ;
  • l’Eglise et la Synagogue sont en mouvement vers la droite, l’une vers le Christ dont elle vient recueillir le sang dans son calice, et l’autre vers l’extérieur [49] ; c’est le seul exemple carolingien où ces deux personnifications féminines ne sont pas symétriques par rapport à la croix : en général, elles s’introduisent entre le couple externe (la Vierge et Saint Jean) et le couple interne (Longin et Stéphaton) ;
  • la Lune et le Soleil sont inversés.

Le retournement de Longin, qui apparaît sporadiquement, correspond probablement ici à un simple souci de variété, dans une réalisation de haut niveau (voir 3 Les figure come fratelli : autres cas). En revanche, le caractère unique des deux autres anomalies suggère qu’elles sont corrélées, au service d’une même intention symbolique.




Le glissement vers la droite de l’Eglise et de la Synagogue (en jaune) a pour conséquence majeure de modifier les appariements habituels : Saint Jean ne se trouve plus associé avec la Vierge, mais avec l’Eglise : de la même manière que le Soleil transmet sa lumière à la Lune, Saint Jean transmet à l’Eglise la lumière de son Evangile (flèches blanches). Rappelons qu’il est le seul Evangéliste à avoir été directement inspiré par la lumière de l’Esprit Saint, tandis que les trois premiers retranscrivent respectivement les paroles du Christ, de Saint Pierre et de Saint Paul ( [49a], p 202, note 38)

Cette rupture spectaculaire des symétries habituelles en fait apparaître une autre, inédite, entre les deux petits personnages féminins qui s’éclipsent, et les deux personnages principaux du premier plan :

  • Marie, la « mère » de Jean, s’efface derrière l’Eglise ;
  • la Synagogue, la « mère » de l’Eglise, cède sa place à l’Evangéliste.

Cette réorganisation unique aurait donc pour but d’illustrer ces relations de maternité croisées (flèches vertes), ainsi que la transmission de la lumière de l’Evangéliste à l’Eglise (flèches blanches).


Les inversions contextuelles (SCOOP !)

 

Certaines inversions s’expliquent par l’insertion de la Crucifixion dans le contexte environnant. C’est le cas de trois pièces d’orfèvrerie particulièrement sophistiquées, où la composition d’ensemble obéit à des considérations symboliques.

Les autels portatifs de maitre Eilbertus

1150 maitre Eilbertus tresor des Guelfes Kunstgewerbemuseeum BerlinAutel portatif du Trésor des Guelfes, Maître Eilbertus, 1150, Kunstgewerbemuseeum, Berlin

Dans le coin supérieur droit de cet autel portatif, une Crucifixion avec le soleil et la lune surmonte la scène des Saintes femmes au tombeau.


1160 maitre Eilbertus Autel portable de St mauritius Sankt Servatius Schatzkammer, SiegburgAutel portatif de St Maurice
Maître Eilbertus, 1160, Sankt Servatius Schatzkammer, Siegburg [49c]

Dans cet autre autel portatif un peu postérieur, la scène de l’Ascension remplace la Crucifixion, avec une grande étoile et une petite dans l’ordre normal des luminaires. La Crucifixion quant à elle est passé dans la colonne de gauche, avec inversion des deux astres : difficile de plaider l’erreur, puisque l’atelier est le même. Par ailleurs, la scène des Saintes Femmes est également inversée, bien qu’elle soit restée au même emplacement, dans la colonne de droite.


Une cause commune (SCOOP !)

Je pense qu’une cause commune explique ces deux inversions : on notera que les apôtres, au lieu d’entourer la partie centrale, sont répartis en deux rangées sur les bords supérieur et inférieur : de ce fait, les deux scènes latérales sont directement en contact avec cette partie centrale, la zone sacrée où s’effectue la Transsubstantiation.

Dans la Crucifixion, l’absence des deux larrons fait que la position des astres importe peu : le soleil placé à la gauche du Christ visible et mort se trouve en fait en position d’honneur par rapport au Christ invisible et vivant qui ressuscite au centre à chaque messe.

De même , dans la scène des Saintes Femmes au tombeau, l’inversion de la position de l’ange permet de le placer au plus près de Celui qu’il sert, le Christ Vivant et non le tombeau vide.


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Quatre plaques émaillées isolées (SCOOP !)

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orfevrerie Emaux provenant de St Donatien de Bruges Bruxelles MRAH inv 32Plaque émaillée provenant de St Donatien de Bruges, 1175-90, Bruxelles, MRAH inv 32

Les trois scènes présentent chacune la même symétrie autour d’une figure centrale, et sont conçues pour être lues en séquence :

  • Jésus flagellé entre Pilate et les soldats,
  • Jésus crucifié entre Marie et Saint Jean,
  • Jésus absent entre l’ange et les saintes femmes.

Dans la Crucifixion :

  • la Lune vient de gauche, de la scène qui synthétise la collusion des Juifs et des Païens contre le Christ, dans le monde obscur de l’Ancien Testament ;
  • le Soleil vient de droite, répercutant dans la scène de la mort le flash lumineux de la Résurrection.

Mais il y a plus.


orfevrerie Emaux provenant de St Donatien de Bruges Bruxelles MRAH inv 32 schema
Cette reconstruction place les quatre plaques, acquises simultanément par le musée, dans une continuité chronologique qui suggère que la composition est complète [50]. On constate néanmoins une interversion entre les scènes 2 et 3 (qui ne sont racontées que dans l’Evangile de Jean) : le Lavement des Pieds (Jean 13, 1-20) précède la Cène, représentée ici d’une manière rare : l’instant précis où Jésus dénonce Judas en lui donnant du pain trempé dans l’eau (Jean 13,26). Cette légère entorse à la chronologie montre que la composition obéit aussi à des considérations symboliques.

Les symétries d’ensemble confirment la reconstruction :

  • mise en correspondance symbolique des deux scènes centrales (flèche grise) : la Cène (pain et vin) préfigure la Crucifixion (chair et sang) ;
  • mise en opposition des trois scènes latérales (flèches bleus), où le Christ apparaît tantôt en situation d’infériorité (en blanc), tantôt de triomphe (en jaune).

En s’inscrivant dans cette thématique, l’inversion Lune / Soleil donne la clé de lecture non seulement de la plaque comportant la Crucifixion, mais de la composition toute entière.

Le style atypique de cette oeuvre d’orfèvrerie a fait suspecter un pastiche du XIXème siècle. Une fois expliquée, l’inversion Lune / Soleil, qu’un faussaire n’aurait pas faite, fournit au contraire un argument en faveur de l’authenticité.


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Une croix mosane aux quatre Vertus

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orfevrerie Croix mosane 1150-75 Walters art museum Baltimore completeCroix mosane, 1150-75, Walters art museum, Baltimore

Le Crucifix est entouré par quatre Vertus personnifiées :

  • deux vues de face : l’Espoir en haut et l’Obéissance en bas (dans cette dernière était incrustée une relique de la Vraie Croix) ;
  • deux  vues de profil : l’Innocence à gauche et la Foi à droite.


Croix mosane 12eme s VandA museum avers Croix mosane 12eme s VandA museum revers

Croix mosane, 12eme s, Victoria and Albert museum

Dans cette autre crucifix mosan, trois Vertus sont inscrites au dos : la Foi au même emplacement à droite (derrière le Soleil), la Vérité en haut (derrière le panonceau INRI) et l’Espoir à gauche (derrière la Lune). La présence de Vertus dans les crucifixions mosanes est fréquente, mais jamais exactement dans la même configuration (voir Ph. VERDIER [22]).


orfevrerie Croix mosane 1150-75 Walters art museum Baltimore schema

Ici, l’emplacement des Vertus semble réglé par le fait que l’Espoir en haut tient d’une main l’hostie et de l’autre le calice, s’associant respectivement à l’agneau de l’Innocence et à l’Eau bénite de la Foi. C’est sans doute la notion de blancheur passive qui attire la Lune du côté de la Chair, et celle d’ardeur vivifiante qui attire le Soleil du côté du Vin et de la Foi.


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Un triptyque original

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1215-30 Scheyerer Matutinalbuch, BSB Clm 17401(1) fol 24rCrucifixion, Descente de Croix et Dormition, fol 24r
Scheyerer Matutinalbuch, 1215-30, BSB Clm 17401(1)

Ce manuscrit, qui provient du monastère bénédictin de Scheyer en Bavière, comporte un cahier d’illustrations dans le « style dentelé » (Zackenstyl), qui naît en Thuringe au début du XIIIème siècle, puis influence toute l’Allemagne du Sud. Le dessinateur se montre particulièrement habile dans la mise en correspondance  de scènes habituellement séparées (voir 5 Débordements récurrents).

Dans cette page,  la Crucifixion et la Descente de Croix sont jumelées :

  • par leur encadrement ;
  • par l’alternance des couleurs vert et bleu du bord interne et du fond ;
  • par la poutre horizontale, qui place la Lune et le Soleil au même niveau que le couple de juifs, l’un qui s’apprête à redescendre et l’autre qui enlève le dernier clou.

Du fait de sa largeur moindre, la scène paisible de la Mort de la Vierge tranche radicalement avec ces scènes jumelles douloureuses.


1215-30 Scheyerer Matutinalbuch, BSB Clm 17401(1) fol 24r schema
Elle se décompose en fait en deux moitiés, marquées par la bougie de Saint Pierre et par le changement de motif du bord inférieur (ligne blanche). Le motif de gauche se retrouve dans le bord vertical (orange foncé), ce qui unifie la Crucifixion et la moitié gauche, où se concentrent les mêmes protagonistes : Saint Jean, le Christ et la Vierge. Cette moitié gauche est subdivisée en haut par la grande croix et en bas par la petite croix tenue par Saint Jean (ligne pointillée). On comprend alors que les deux luminaires ne se limitent pas à la Crucifixion, mais amorcent la scène du bas :

  • la Lune en pleurs annonce Saint Jean en pleurs (contour bleu) ;
  • le Soleil rayonnant annonce le Christ victorieux (contour jaune).


Les inversions apocalyptiques (SCOOP )

L’arbre du missel de Gladbach

Missel, 1140, Munsterarchiv HS1, Gladbach pres MunichMissel, 1140, Münsterarchiv HS1, Gladbach près Münich

Dans cette figuration très inhabituelle, la Vierge et Saint Jean se trouvent pris dans les branches supérieures de l’arbre d’où sort le bois de la Croix : c’est donc, selon la légende, l’Arbre de Vie du Paradis.

Les deux figurines coiffées d’une couronne, juste en dessous, ne peuvent être que les ancêtres royaux de Jésus : cet arbre est donc aussi un arbre généalogique, et le visage situé à la base est, comme d’habitude, celui d’Adam : mais ce visage est aussi celui du Christ, le Nouvel Adam.

Au dessus de la croix, les personnifications sont restées à leur place habituelle, la masculine à gauche et la féminine avec son voile à droite. En revanche, de manière tout à fait unique, le croissant et l’auréole de rayons ont été inversées, faisant de la lune un homme et du soleil une femme !

L’erreur grossière est exclue, vu le haut degré de sophistication de l’image :

  • à Adam se superpose le Christ ;
  • au bois de la croix se superpose celui de l’arbre généalogique.


Un schéma sophistiqué (SCOOP !)

La lecture chronologique à laquelle nous invite la figure de l’arbre, de bas en haut, se prolonge dans les deux personnifications : elles appartiennent à un temps qui n’est plus celui de la Mort du Christ ici-bas (comme le confirme le panonceau vierge) mais un temps à venir, celui de l’Apocalypse :

« Il n’y aura plus de nuit, et ils n’auront besoin ni de la lumière de la lampe, ni de la lumière du soleil, parce que le Seigneur Dieu les illuminera; et ils régneront aux siècles des siècles. » Apocalypse 22,5

La disjonction entre les sexes et les symboles des luminaires pourrait illustrer cette annulation terminale de la Nuit et du Jour.


Cette lecture apocalyptique ouvre ici une interprétation supplémentaire : les personnages situés au dessous de la traverse se projettent en croix dans leurs pendants célestes (comme le suggèrent les nuages en pointillés) :

  • le jeune homme affligé est Saint Jean au ciel, pleurant à la vision de l’Agneau immolé :

« Et moi je pleurais beaucoup de ce qu’il ne se trouvait personne qui fût digne d’ouvrir le livre, ni de le regarder ». Apocalypse 5,4

  • la femme-soleil, analogue de Marie, évoque un autre personnage souffrant de l’Apocalypse la « femme vêtue de soleil », qui « était enceinte et criait, dans le travail et les douleurs de l’enfantement » Apocalypse 122


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La lune « christifiée »

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11eme coll priv, ancienne collection Robert von Hirsch1000-1050, Cologne ou Liège, collection privée (ancienne collection Robert von Hirsch).

Cette Crucifixion place les luminaires verticalement, en haut du montant, ce que nous avons déjà vu dans un ivoire carolingien : mais ici, la Lune est placée au dessus du soleil, adorant le grand halo lumineux qui symbolise le Divin, auquel le Christ en Ascension va s’intégrer.

On retrouve la lune une seconde fois à son emplacement habituel, du côté droit de la traverse, mais avec une iconographie unique : elle porte l’auréole du Christ.

Cette double supériorité de la Lune révèle, selon Gertrud Schiller, une influence apocalyptique :

« Cela rend la lune plus importante que le soleil et montre que le Christ a aboli la nuit. Le côté gauche ou ouest n’a plus de sens négatif. Ici, la lune, continuellement consumée par les ténèbres et continuellement resplendissante d’une nouvelle lumière, symbolise le Christ, qui a vaincu les ténèbres de la mort. La lumière de la Résurrection éclipse toute lumière terrestre… Ainsi, dans l’image de la Crucifixion, le symbolisme de la souveraineté cosmique s’est transformé en un symbolisme eschatologique de la lumière« . [52], p 109


Hortus Deliciarum fol 247vHortus deliciarum, fol 247v, 1159-75 [53]

Voici comment l’Hortus deliciarum traduit graphiquement la même idée :

La clarté resplendissante du Christ prévaut sur tous les luminaires du Nouveau Ciel

Christi claritas prefulgida precellit omnia novi celi luminaria


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 Inversions scandinaves (SCOOP !)

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Broddetorp altar 1100 ca Musee national Stockholm
Autel de Broddetorp, vers 1100, Musée national, Stockholm

Au dessus de la Majestas Dei, on reconnaît le char du Soleil et le biga de la Lune.



Broddetorp altar 1100 ca Musee national Stockholm detail crucifixion
En revanche, au dessus de la Déposition et de la Crucifixion, les médaillons des luminaires sont clairement inversés. A noter, dans la Déposition,  la main de Dieu qui descend bénir son Fils mort.



Broddetorp altar 1100 ca Musee national Stockholm schema
L’explication tient à la lecture en boustrophédon des six médaillons de droite : l’artiste à impliqué les luminaires dans la lecture de droite à gauche. On notera l’idée très rare de figurer la Résurrection sous forme d’une montée du Christ au Ciel, hissé par la dextre de Dieu apparue dans la case précédente (flèche bleue).


Broddetorp altar 1100 ca Musee national Stockholm detail festin herode legende etienne
Le banquet d’Hérode et la légende de Saint Etienne

Le banquet d’Hérode comporte la légende typiquement scandinave de Saint Etienne : garçon d’écurie du roi, Etienne voit l’étoile de Bethléem et raconte à Hérode que le Sauveur est né. Le roi dit alors : « Je le crois, si le coq rôti qui est devant moi se lève, bat des ailes et devient fou. » C’est ce qui se passe, et qui déclenche le Massacre des Innocents. On remarquera que l’Etoile de Bethléem se trouve juste au dessus, dans la case des Rois Mages (seconde flèche bleue), ce qui confirme le caractère très élaboré de la composition.

1200 ca Frontal_Ølst_Church Natiola Museum Copenhague annonciation visitation
Annonciation et Visitation (détail)
Autel d’Ølst, Musée national, Copenhague

Pour Søren Kasperson [53a], la femme de gauche serait Marie, puisque l’Evangile de Luc dit que c’est elle qui est venue visiter sa cousine Elisabeth : le détail de son pied, posé sur celui de la femme de droite, indiquerait cette arrivée. En fait, la comparaison avec l’Annonciation montre que la femme de droite , avec son voile et son auréole rayonnante, est Marie dans les deux cas. Le pied posé sur l’autre s’explique par le fait que l’artiste a simplement recopié la posture de l’Ange : au détriment de la narration littérale, il a préféré une représentation symbolique où les deux personnages secondaires sont homologues.

Une fois effectuée, cette rectification confirme d’autant plus l’interprétation de Søren Kasperson concernant l’extraordinaire ange aux luminaires : il donne à voir le contenu de l’utérus des deux femmes, Jean-Baptiste (La Lune, car il annonce et reflète la lumière du Soleil) et Jésus.



1200 ca Frontal_Ølst_Church Natiola Museum Copenhague
L’antependium présente une seconde inversion dans la scène de la Crucifixion, deux cases en dessous. La scène qui les sépare montre le roi Hérode ordonnant le Massacre des Innocents.

Globalement, l’ensemble des scènes se lit de gauche à droite et de haut en bas, avec une seule anomalie chronologique (imposée par le fait que l’Adoration des Mages occupe deux cases) : l’Ange devait apparaître à Joseph après cet épisode, et pas avant.

L’inversion des luminaires dans la Crucifixion n’est donc pas ici liée au sens de lecture d’ensemble. Soit l’artiste a voulu harmoniser la position des luminaires dans les deux cases, soit il a existé une tradition scandinave spécifique sur la Crucifixion : car lorsque les luminaires sont associés à une Majestas Dei (autel de Broddetorp en Suède, autel de Lisbjerg au Danemark), ils ne sont pas inversés.


orfeverie Reliquaire de Vatnass 1250 ca Musee national, Copenhague photo Eirik Irgens JohnsenReliquaire de Vatnass, vers 1250, Musée national, Copenhague (photo Eirik Irgens Johnsen)

Il n’existe que trois reliquaires médiévaux subsistants en Norvège, et celui-ci est le seul comportant une Crucifixion avec luminaires. On constate à nouveau une inversion Lune / Soleil, mais les cas sont si rares qu’il est difficile de tirer une conclusion.



La conversion du centurion (SCOOP !)

centurion 1330-40 Psautier-Heures Avignon, BM, 0121 fol 59vPsautier-Heures, 1330-40, Avignon, BM 0121 fol 59v? IRHT centurion 1320-30 Decretales Angers, BM, 0376 (0363) fol 1Décrétales, 1320-30, Angers, BM, 0376 (0363) fol 1? IRHT

Au début du XIVème siècle apparaît cette formule qui met en évidence le centurion à côté de Saint Jean, avec le phylactère qui exprime sa conversion :

Vraiment celui-ci était la Fils de Dieu

(Matth 27, 54)

Vere filius dei erat iste 



Ayant perdu sa lance gênante, il apparaît armé de pied en cap, en tout premier chevalier du Christ.


centurion 1380 ca Heures d'Isabeau de Baviere BNF Latin 1403 fol 51vPortement de Croix et Adoration des Mages, fol 51v centurion 1380 ca Heures d'Isabeau de Baviere BNF Latin 1403 fol 56rCrucifixion et Présentation au Temple, fol 56r

Heures d’Isabeau de Bavière, vers 1380, Metz, BNF Latin 1403 , Gallica

Ce manuscrit luxueux présente plusieurs particularités graphiques :

  • l’initiale historiée qui rappelle, en miniature, le sujet qui figure habituellement en tête de chacune des Heures ;
  • les drôleries de la bordure (un cerf, une scène de combat et un paon) sans rapport avec les deux scènes ;
    des développements originaux sur les personnages secondaires :
  • le bourreau qui tient en laisse les larrons, nain grincheux et nain souriant ;
  • le centurion à cheval qui désigne le Fils de Dieu.

Jean étant passé du côté de Marie, la partie droite de l’image est consacrée à la conversion du centurion. Il est clair que l’inversion Lune-Soleil accompagne cette thématique, en plaçant le soleil du côté de celui qui vient de voir la lumière.


Evangelica historia 1350–1374 Biblioteca ambrosiana L.58 sup.SP.II.64 fol. 54r
Evangelica historia, 1350–1374, Biblioteca ambrosiana L.58 sup.SP.II.64 fol. 54r

La même composition aboutit à la même inversion des luiminaires. La conversion du centurion est soulignée ici non par un phylactère, mais par l’ange surnuméraire qui s’insère au dessus du groupe de soldats qu’il commande. Cette dissymétrie est rendue possible par le fait que la croix se situe entre les deux colonnes de texte, ce qui donne plus d’espace pour la partie droite (puisque l’image s’étend dans la marge).


Centurion 1460-65 Heures de Saint-Florentin d'Amboise Tours - BM - ms. 0219 fol 104 IRHT Centurion 1460-65 Heures de Saint-Florentin d'Amboise Tours - BM - ms. 0219 fol 104 IRHT detail

Heures de Saint-Florentin d’Amboise, 1460-65, Tours BM MS 0219 fol 104, IRHT

La même idée est réinventée au siècle suivant : cette miniature reprend la composition très rare où la moitié droite est dédiée à la Conversion du Centurion, qui se tourne ici vers ses troupes pour proclamer sa profession de foi (exprimée par la banderole). Le pompon doré de son casque suggère qu’il a vu le soleil dans la nuit. En rendant discrets les luminaires, l’ambiance nocturne évite que l’inversion lune-soleil contredise trop ouvertement la position des larrons.


British Library Har 4328 254Vie du Christ, Paris, 1460-68, BL Harley 4328 fol 254 centurion 1480-90 Heures à l'usage de Paris Aix-en-Provence - BM - ms. 0016 p 175 IRHTHeures à l’usage de Paris, 1480-90, Aix-en-Provence BM MS 0016 p 175, IRHT

Les miniatures présentant l’inversion lune-soleil sont excessivement rares : les deux seules que j’ai trouvées partagent justement la même composition, avec Saint Jean à gauche et le Centurion seul à droite.

La rareté de ces cas résulte du fait que les deux thèmes des luminaires et de la conversion du centurion n’apparaissent conjointement que dans des grandes compositions, où les larrons figurent aussi :

centurion 1410-30 Bedford Hours add18850_f144_crucifixionHeures Bedford, 1410-30 BL Add 18850, fol 144

Leur présence crée un registre intermédiaire qui monopolise , et empêche de tenter la corrélation graphique entre soleil et centurion [54].



Les deux inversions de Gilles Mallet (SCOOP ! )

Trone de Grace Enamel copper osculatorium, Limoges, c. 1350-1400 (London, Victoria and Albert Museum, museum no. 1148-1864Email de Limoges, vers 1350-1400, Victoria and Albert Museum, inv. n° 1148-1864. Trone de Grace Ivory osculatorium, England or France, c. 1350-1400 (London, Victoria and Albert Museum, museum no 34-1867Ivoire, Angleterre ou France, 1350-1400, Victoria and Albert Museum, inv. n° 34-1867

Osculatoires avec le Trône de Grace

Ces deux plaques sont des osculatoires ou « pax » : un objet liturgique destiné à recevoir durant la messe, dans l’ordre hiérarchique, le baiser de paix des fidèles.

La présence des luminaires se justifie doublement, en tant qu’attributs de la Majesté du Père et de la Crucifixion du fils. L’inversion, dans la plaque émaillée pose en revanche question, puisqu’elle s’accompagne d’armoiries qui quant à elles ne sont pas inversées :

  • à gauche, à la position héraldique de l’époux, celles de Gilles Mallet (mort en 1411), Vicomte de Corbeil et bibliothécaire du Roi (Charles V puis Charles VI) ;
  • à droite celles de sa seconde épouse Nicole de Chambly, dame de Rutel-les-Meaux (épousée en 1376, morte en 1412)

La vie de Gilles Mallet est assez bien connue, à la fois à cause de sa position bien récompensée à la cour d’un roi bibliophile, et d’un certain nombre de monuments où il a laissé ses armoiries [55].


Trone de Grace Gilles Malet et Nicole de Chambly vers 1390 Eglise de Soisy sur SeineRetable votif de Gilles Malet et Nicole de Chambly, vers 1390, Eglise de Soisy sur Seine

Les deux époux sont ici représentés dans un monument officiel, selon une symétrie très classique :

  • à la droite du Christ l’époux présenté par son patron Saint Gilles (accompagné de la biche qu’il a sauvée des chasseurs) ;
  • à la gauche du Christ l’épouse présentée par son patron Saint Nicolas (accompagné des trois enfants qu’il a sauvé du boucher).

La manière subtile dont les attributs des deux patrons sont utilisés pour faire comprendre que les deux suppliants demandent à être sauvé, est le signe d’une élaboration spécifique, sans doute conçue par Gilles Mallet lui-même. S’y ajoute le détail très original des deux couples d’anges : tandis que les anges externes exhibent les armoiries des époux, les deux anges internes viennent remplir aux plaies des mains les calices destinés aux époux, dans une parfaite égalité devant le Salut.

Ainsi l’inversion lune-soleil se retrouve à la fois dans un objet privé, l’osculatoire, et dans un objet public, le retable votif, de manière très discrète tant les luminaires se fondent dans les décors du fond.

Cette récurrence montre le caractère intentionnel de l’inversion lune-soleil. Je proposerais d’y voir un hommage courtois destiné à demeurer dans l’intimité du couple : Gilles Mallet était roturier et, sans contrevenir à son rang hiérarchique de Seigneur et d’Epoux, sans doute lui plaisait-il de placer sa noble épouse du côté de l’astre rayonnant, et lui-même du côté du reflet.



Deux inversions dans des Arma Christi

Les luminaires s’intègrent quelquefois dans ce type de composition, sans faire proprement partie des Instruments de la Passion : on les trouve à leur place habituelle au dessus de la croix, et dans l’ordre conventionnel. Je n’ai trouvé que deux exemples d’inversion.

Breviaire de Martin d'Aragon, Catalogne, 1398-1410, BNF Rothschild 2529 (16 b) fol 215vBréviaire de Martin d’Aragon, Catalogne, 1398-1410, BNF Rothschild 2529 (16 b) fol 215v Omne Bonum de James le Palmer, 1360-75, Royal 6 E VI fol 15 detailOmne Bonum de James le Palmer, 1360-75, Royal 6 E VI fol 15

Le principe de ces « Arma Christi » surabondantes réside dans une désorganisation des objets, qui permet au spectateur de reconstituer mentalement le déroulement de la Passion tout en méditant sur des combinatoires multiples.

L’inversion des luminaires vient s’ajouter à ce principe de désordre, dans une logique purement locale.



Breviaire de Martin d'Aragon, Catalogne, 1398-1410, BNF Rothschild 2529 (16 b) fol 215v detailDans le Bréviaire de Martin d’Aragon, c’est l’idée du lever du jour qui attire le soleil à côté du coq, resté à sa place habituelle au bout du bras droit de la Croix ; tandis que la variabilité de la Lune s’accorde à l’instabilité du hasard.



Omne Bonum de James le Palmer, 1360-75, Royal 6 E VI fol 15 detail
Dans l’Omne Bonum, les luminaires sont probablement à relier aux larrons du dessus, via l’inscription entre les deux (« IHS crucifixus cum latronibus« ) : l’inversion fait voir que la Résurrection renverse la Crucifixion.



Une inversion politique

Mariano del Buono di Jacopo (attr) Piccolomini Breviary 1475 Ship of Church MORGAN M.799 fol. 234
La Vaisseau de l’Eglise
Mariano del Buono di Jacopo (attr), Bréviaire Piccolomini, 1475, Morgan M.799 fol. 234

Cette image est une des plus ancienne représentation de la Nef de Salomon, une iconographie qui se développera surtout après la Contre-Réforme. Elle suit de très près une métaphore de saint Ambroise :

 

Bien qu’elle soit souvent troublée par les vagues ou les tempêtes, (la nef de l’Eglise) ne peut jamais subir le naufrage ; car sur son mât, c’est-à-dire sur la croix, est élevé le Christ , à la poupe réside le Père, et à la proue le Saint Esprit sert de pilote. A travers les détroits étroits de ce monde, douze marins la conduisent à bon port, à savoir les douze apôtres et autant de prophètes.

Saint Ambroise de Milan [55a]

Quæ etsi undarum fluctibus aut procellis sæpe vexatur, tamen numquam potest sustinere naufragium; quia in arbore ejus, id est, in cruce, Christus erigitur, in puppi Pater residet, gubernator proram paracletus servat Spiritus. Hanc per angusta hujus mundi freta duodeni in portum remiges ducunt, id est, duodecim apostoli, et similis numerus prophetarum.

De même qu’il a rajouté dans l’air les quatre symboles des Evangélistes, l’illustrateur a rajouté autour de la croix la Lune et le Soleil, en les inversant pour indiquer la direction du mouvement :

  • de la proue (dans le dos de Dieu au gouvernail) vers la poupe (en avant de la colombe du Saint Esprit) ;
  • des dangers vers le bon port.

Cette polarité semble entrer en contradiction avec les deux groupe du bas :

  • côté lune, les ecclésiastiques qui saluent l’arrivée de la nef ;
    côté soleil, des soldats qui s’y opposent, de la lance et de l’arbalète.

Le soldat le plus à droite porte l’écu de Ferdinand I d’Aragon, roi de Naples. Les spécialistes du Morgan ([55b], p 3) pensent que le bréviaire était destiné au monastère augustinien de San Piero in Ciel d’Oro, à Pavie, dont la possession faisait alors l’objet d’une dispute, dans laquelle l’intervention du roi de Naples était requise. En plaçant ses armoiries du côté du Soleil (et de la Victoire inéluctable de l’Eglise), l’image semble inviter le Roi de Naples à poser sa lance et à ne pas se ranger parmi ceux qui tentent inutilement de freiner le vaisseau.



Une inversion graphique

Maitre viennois de Marie de Bourgogne 1470 ca Trivulzio_book_of_hours_-_KW_SMC_1_-_folio_094vHeures Trivulziano
Maitre viennois de Marie de Bourgogne, vers 1470, La Hague, KW SMC 1 folio 94v

L’inversion des luminaires s’inscrit parmi d’autres, qui rendent cette composition extrêmement singulière. Elles servent à accompagner l’oeil du lecteur, dans un crescendo graphique, de la marge gauche au centre du livre (voir 2a Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, pays germaniques).



Une inversion chez Dürer

Durer lamentation 1495-98 schemaLamentation, Dürer, 1495-98

On pourrait mettre cette inversion sur le compte de l’inattention du jeune graveur, de la même manière que le N de INRI est à l’envers.


Durer lamentation 1494 Gemaldegalerie DresdenLamentation, Dürer, 1494, Gemäldegalerie, Dresde Durer lamentation 1495-98 inverseeLamentation (inversée), Dürer, 1495-98

La gravure retravaille et améliore le tableau de 1494 :

  • les deux vieillards disparaissent et les quatre femmes, aux vêtements indifférenciés, deviennent des alter-ego qui démultiplient la douleur de Marie ;
  • Saint Jean se recentre et enlace Marie qui enlace le Christ, dans un autre effet d’itération ;
  • la cape de Marie-Madeleine, qui s’envolait inutilement vers la droite, est remplacée par la cape de Saint Jean, qui se gonfle en une sorte de dais au dessus du Fils et de sa Mère ;
  • l’auréole crucifère du Christ reste décorée des mêmes fleurons.



Durer lamentation 1495-98 schema
L’ajout des deux astres s’inscrit dans cette recomposition très méditée,  il est donc peu probable que leur inversion soit involontaire :

  • le soleil vient logiquement s’inscrire au point culminant de la lecture, à droite et en haut ;
  • il fait ainsi écho à l’auréole rayonnante du Christ et, plus bas, à la couronne d’épines.


Cas particuliers

Des inversions qui n’en sont pas

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fausse vers 985 Croix de procession de l'abbesse Mathilde Senkschmelzen-Kreuz Tresor EssenCroix de procession (Senkschmelzen-Kreuz) de l’abbesse Mathilde (détail)
vers 985, Trésor de la cathédrale, Essen

Les fonds bleu et rouge ainsi que le voile de la figurine de gauche pourraient laisser croire à une inversion : en fait la Lune est bien à droite, comme le montre son croissant. Le voile qui couvre la tête du Soleil n’a ici rien de féminin : il symbolise, comme souvent, son éclipse au moment de la Crucifixion.


erreur Missel a l'usage de Troyes 11eme Paris, BnF, Latin 818 f.4Missel à l’usage de Troyes, 11ème s, BnF, Latin 818 f.4

Les couleurs rouge et blanche des torches montrent que l’artiste a bien cherché à différentier le Soleil et la Lune ; les deux croissants au dessus sont une manière de figurer les nuages de l’éclipse, tandis que les deux personnifications montrent leur oeil pour signifier leur douleur au spectacle de la souffrance du Christ.


fin 11eme Utrecht goldschmidt vol 2 planche 42 fig 151Fin 11eme, musée d’Utrecht, Goldschmidt vol II planche 42 fig 151 [55c]

Le « croissant » posé sur la tête du soleil n’a rien de lunaire : il s’agit là encore de la représentation schématique d’un voile.


erreur eglise-saint-laurent-lourouer-saint-laurent 13eme -crucifixion-detail monumentum.frCrucifixion (détail), fresque du 13ème siècle
Eglise Saint Laurent, Lourouer Saint Laurent, photo monumentum.fr

Malgré le mauvais état de la fresque, on voit que la figure de droite porte les deux cornes de la Lune. L’arc de cercle sombre dans le médaillon de gauche n’est donc pas un croissant, mais probablement, comme dans le cas précédent, le nuage qui masque le Soleil.



erreur 13eme c Deposition Vitrail provenant de Saint Fargeau Musee Art et Histoire GeneveDéposition, vitrail provenant de Saint Fargeau, Musée d’Art et d’Histoire, Genève

Il s’agit probablement d’une fausse inversion. La couleur jaune du disque de gauche, avec son croissant, évoque plus probablement que la lune le soleil en train de s’éclipser. Le disque de droite, plein et de couleur jaune, est une réparation postérieure, comme le précise le catalogue [56]. Il pouvait très bien à l’origine être de couleur bleue, avec un croissant.


Se Etienne du Mont baie 217 D.Krieger mesvitrauxfavoris.frCrucifixion (baie 217)
Jacques Bernard, 1587, Saint Etienne du Mont

Cette baie, offerte par Louis du Crocq, Seigneur de Chennevières [57], présente une inversion apparente. Contraint par la commande, le maître-verrier devait représenter Marie Madeleine « au pied du dit crucifiement », ce qui l’a obligé au parti-pris étrange de représenter la croix en miniature. Il a donc placé au dessus, sans inversion, un Soleil et une Lune eux-aussi en miniature. Ce qui lui permettait d’ajouter en haut des lancettes latérales deux grands luminaires qui doivent être considérés, non plus comme des appendices de la croix, mais comme les attributs naturels de Marie – « belle comme la Lune » et de Saint Jean, dont l’aigle vole jusqu’au Soleil.


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Les erreurs manifestes

On peut considérer que lorsque deux compositions ne se différentient que par l’inversion des deux astres, celle-ci résulte d’une erreur du copiste.

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E. Babelon, Histoire de la gravure sur gemmes en France planche III gallicaE. Babelon, Histoire de la gravure sur gemmes en France planche III, gallica

Les intailles 2 3 4 sont quasiment identiques, mis à part l’enroulement du serpent (sa tête est toujours à gauche, mais pas sa queue. Seule l’intaille 3 (British Museum, N° 1867,0705.14) présente une inversion lune-soleil (c’est aussi la seule à présenter à droite, aux pieds de Saint Jean, un vase qui fait allusion au vinaigre de Stephaton ; et la seule où la queue du serpent se termine à droite). Comme les gemmes se travaillaient à l’envers (les intailles sur la face plate), l’inversion est ici très probablement une erreur.


Ivoire carolingien 9th to early 10th c. north Italy., Bonn Rheinisches Landmuseum Goldschmidt, Adolph (Band 1) cat 379ème-début 10ème, Italie du Nord, Bonn Rheinisches Landmuseum, Goldschmidt (Band 1) cat 37 Ivoire carolingien St. Gall or north Italy, 10th c., National Museum Budapest Goldschmidt, Adolph (Band 1) cat 16510ème, Italie du Nord ou St. Gall, National Museum Budapest Goldschmidt (Band 1) cat 165

Ivoires carolingiens

Ces inversions, dans des compositions tout à fait standards par ailleurs , sont sous toute probabilité des erreurs.

orfevrerie Crucifixion 1180-90 Email Limoges Louvre OA 82051180-90, Limoges, Louvre OA 8205 orfevrerie Crucifixion cosmique1165-75 Instituto valencia de Don Juan Madrid Inv 42511165-75, Instituto valencia de Don Juan Madrid, Inv 4251

Crucifixion cosmique sur émail

Ces deux émaux très proches suivent la même innovation iconographique des anges brandissant les luminaires au dessus de leur tête (voir 2 Les anges aux luminaires ). L’artisan du Louvre a mal compris le motif : considérant sans doute qu’il s’agissait d’une sorte de coiffure, il a mis les cornes à l’homme et les rayons à la femme. Cette ignorance se voit aussi dans l’inscription, où les lettres S sont inversées.


Breviari d'amor 1354 Vienne, Osterreichische nationalbibliothek, cod. 2563Breviari d’amor, 1354, Languedoc, Vienne, Osterreichische nationalbibliothek, cod. 2563

On trouve au début de ce manuscrit une double page qui ne fait pas partie des illustrations habituelles du Breviari d’amor, mais est très courante dans les Missels, comme par exemple ce missel toulousain un peu plus ancien :

1290-95 Missel a l'usage des dominicains de toulouse Toulouse - BM - ms. 103 fol 103v IRHTFol 103v 1290-95 Missel a l'usage des dominicains de toulouse Toulouse - BM - ms. 103 fol 104 IRHTFol 104

Missel à l’usage des dominicains de Toulouse, 1290-95, Toulouse, BM MS 103, IRHT

La composition générale étant similaire, l’inversion des luminaires ne peut être qu’une erreur.


erreur 1523 Pamphilus Gengenbach Der Ewangelisch burgerPamphilus Gengenbach, « Der Ewangelisch burger », 1523

De même que le graveur a oublié d’inverser l’inscription INRI, il a oublié d’inverser les luminaires.


1554 Maarten van Heemskerck, teylersmuseum HaarlemMaarten van Heemskerck, 1554, Teylersmuseum, Haarlem
1554 - 1559 Christus aan het kruis, Dirck Volckertsz. Coornhert, d'après Maarten van Heemskerck, RijksmuseumGravure de Dirck Volckertsz. Coornhert, 1554 – 1559, Rijksmuseum

Alors que van Heemskerck inversait les dessins destinés à être gravés, il ne l’a pas fait ici (sans doute le dessin avait-il une autre destination). Pour la gravure, Coornhert a rectifié le panneau INRI, mais a gardé le reste tel quel, y compris les luminaires et les deux larrons : d’où cette inversion extraordinaire où la Lune, le Mauvais Larron et les soldats joueurs de dés se retrouvent à la place d’honneur.


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Cas sporadiques

Je regroupe ici les inversions sans aucun élément explicatif, qui concernent pour la plupart des oeuvres de faible qualité artistique. Pour un artiste éloigné des modèles d’ateliers, il pouvait sembler logique de placer la Lune du côté féminin, au dessus de Marie, et le Soleil du côté masculin, au dessus de Saint Jean. La rareté de ces cas prouve que, même sans grande culture artistique ou théologique, tout le monde comprenait d’instinct la polarité de la Croix, et la double prédominance de la Vierge et du Soleil.

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Objet sculptés

Crucifixion 1090-1110 Norwich Cathedral VandACrucifixion, 1090-1110, provenant de la Cathédrale de Norwich, Victoria and Albert Museum Descente de Croix 12eme s METDescente de croix en ambre noir, Espagne, 12eme siècle, MET

On ne sait rien sur ces oeuvres malhabiles, probablement une croix pectorale pour la première et un osculatoire pour la seconde : le croissant et les rayons sont évoqués par les collerettes que portent les deux personnifications.


Orfèvrerie

Pyxide de Bauduin de Villerec, 1200-50 Bruxelles, MRAH inv 14Pyxide de Bauduin de Villerec, 1200-50 Bruxelles, MRAH inv 14

Les huit médaillons identiques présentent l’inversion Lune-Soleil.



En synthèse sur les inversions occidentales autour de la Croix :

  • Inversions topographiques (mise en cohérence avec le bâtiment), au 11ème et 12ème siècle, voir Les inversions topographiques (SCOOP)  :
    • quatre croix de façade et deux Crucifix monumentaux en Italie ;
    • un vitrail à Metz ;
    • un chapiteau à Tarragone.
  • Inversions contextuelles :
    • trois cas au 12ème siècle dans l’orfèvrerie rhénane ou mosane ;
  • Sous-entendu apocalyptique :
    • un missel allemand du 12ème,
    • deux ivoires du 11ème.
  • Conversion du centurion :
    • quatre enluminures françaises entre 1380 et 1480
  • Cas individuels :
    • les deux inversions de Gilles Mallet
    • deux inversions dans des Arma Christi

Article suivant : Lune-soleil : autres thèmes

Références :
[22] Ph. VERDIER, Un monument inédit de l’art mosan du XIIe siècle : la crucifixion symbolique de la Walters Art Gallery (Baltimore), dans Revue Belge d’Archéologie & d’Histoire de l’Art, t. XXX, 1961, p. 115-175 https://www.acad.be/sites/default/files/downloads/revue_tijdschrift_1961_vol_30.pdf
[49] Cette idée de mouvement sera reprise plus clairement dans l’art byzantin, avec un ange qui propulse vers la droite chaque femme. Voir Elizabeth Leesti « Carolingian Crucifixion Iconography: An Elaboration of a Byzantine Theme », p 4, Canadian Art Review Volume 20, Number 1-2, 1993 https://id.erudit.org/iderudit/1072746ar
[49a] Catherine E. Karkov, « The Art of Anglo-Saxon England », Volume 1
[49c] Pour une description théologique de l’ensemble voir l’article de Fred Sanders https://scriptoriumdaily.com/enamel-trinitarianism/
[50] C’est la solution proposée par M. LAURENT, « Petit retable mosan du XIIe siècle », dans « Bulletin des Musées royaux d‟Art et d‟Histoire », 5, 1933, p. 26-31
[52] Gertrud Schiller, Iconography of Christian Art: The Passion of Jesus Christ, vol. 2, Londres, Lund Humphries, 1972 https://archive.org/details/schillericonogra0002unse
[53] Reproduction intégrale du manuscrit disparu https://archive.org/details/gri_33125010499123/page/n301/mode/2up
[53a] Søren Kasperson, « Narrative modes in the danish golden frontals » dans « Decorating the Lord’s Table: On the Dynamics Between Image and Altar in the Middle Ages », p 96 https://books.google.fr/books?id=DYYpux5FiN0C&pg=PA95
[54] Les grands manuscrits de l’époque qui présentent la conversion du centurion suivent tous le même modèle : Heures de Boucicaut fol 105v, Arsenal MS 623 fol 213v, Oxford, Keble College MS 39 fol 105v, Mazarine MS 469 fol 110, reproduits dans
http://employees.oneonta.edu/farberas/arth/marginal_matters/arsenal_623.html
[55] Jean-Bernard de Vaivre « Monuments et objets d’art commandés par Gilles Malet, garde de la librairie de Charles V » Journal des Savants Année 1978 4 pp. 217-239 https://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1978_num_4_1_1376
http://www.soisysurseine.fr/images/1-Ma_ville_/F-Les_expositions/Expo_G_Mallet_partie1-web.pdf
http://www.soisysurseine.fr/images/1-Ma_ville_/F-Les_expositions/Expo_G_Mallet_partie2.pdf
[55a] Sermon 46, Migne PL Vol 17 colonne 697 https://books.google.fr/books?id=WyFAAQAAMAAJ&pg=PA693
La métaphore se trouve déjà dans un sermon de saint Augustin (sermon LXXV, de diversis) mais qui ne décrit pas précisément le bateau.
[55c] Goldschmidt, Adolph : Die Elfenbeinskulpturen aus der Zeit der karolingischen und sächsischen Kaiser, VIII. – XI. Jahrhundert, Vol II, https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/goldschmidt1918bd2
[56] Jean Lafond, “Les vitraux français du Musée Ariana et l’ancienne vitrerie de Saint-Fargeau (Yonne),” Genava. Bulletin du Musée d’Art et d’Histoire de Genève et du Musée Ariana, XXVl, 1948, 115-32
[57] Guy-Michel Leproux « Recherches sur les peintres-verriers parisiens de la Renaissance: 1540-1620 » p 115 https://books.google.fr/books?redir_esc=y&hl=fr&id=GcNVlHpXdHIC&q=baie+217

Lune-soleil : autres thèmes

31 décembre 2022

Ce dernier article est consacré à des inversions médiévales particulières :

  • autour du Dieu Annus ;
  • dans les monnaies et sceaux (princes, ecclésiastiques, cités) ;
  • dans des récits de voyage (au Paradis ou auprès des arbres oraculaires).

Article précédent : Lune-soleil : Crucifixion 3) en Occident 

Les inversions Lune-Soleil dans les représentations d’Annus

La représentation de loin la plus courant est celle où Annus, trônant au centre du cercle des Mois ou des Signes du Zodiaque, tient le Jour dans sa main droite et la Nuit dans sa main gauche (voir 4 Paires de globes). Nous allons analyser en détail les deux seuls cas connus d’inversion.

En aparté : le sens des deux roues d’Isidore de Séville (SCOOP !)

Le lien entre Saisons et Eléments découle entièrement de deux célèbres schémas du « De rerum natura « , le Livre des Roues, compilé vers 612-13. Ces schémas sont été recopiés à l’identique dans un grand nombre de manuscrits : voici un des plus anciens exemplaires, de l’époque carolingienne.


La roue ANNUS

Roue des Points Cardinaux Isidore de Seville 800 ca BSB Clm 14300 fol 5v Munich completeRoue des Points Cardinaux, fol 5v
Isidore de Seville, De rerum natura , vers 800, BSB Clm 14300, Münich

Le premier schéma établit, à la suite d’Aristote, que chaque Saison se compose d’un mélange de deux qualités élémentaires (chaud, froid, humide et sec), et identifie chacune à un point cardinal (l’Est étant en haut, associée à VER, le Printemps). Les Saisons sont disposées autour d’ANNUS dans le sens des aiguilles de la montre, ce qui place les points cardinaux comme dans la marche apparente du Soleil (Est, Sud, Ouest, Nord) : le premier point, l’Est, se trouve naturellement placé en haut, comme dans l’orientation des églises (le choeur en direction de Jérusalem).

Voici le texte que le schéma illustre :

« Puisqu’en précisant leurs différences nous avons résumé la succession des saisons suivant les définitions des anciens, exposons maintenant de quelle manière ces mêmes saisons sont unies entre elles par des liens naturels. Le printemps se compose d’humidité et de feu, l’été de feu et de sécheresse, l’automne de sécheresse et de froid, l’hiver de froid et d’humidité. Par suite, les saisons (tempora) tirent leur nom du mélange (temperamentum) de ce qui leur est commun, dont voici la figure » Barbara Obrist ( [1], p 114)


La roue MUNDUS-ANNUS-HOMO

Roue des Elements Isidore de Seville 800 ca BSB Clm 14300 fol 8r MunichRoue des Eléments et Tempéraments, fol 8r
Isidore de Seville, De rerum natura , vers 800, BSB Clm 14300, Münich

Dans le second schéma, les points cardinaux sont omis. Comme l’indiquent au centre du carré les mots MUNDUS et HOMO qui se rajoutent autour d’ANNUS, le schéma comporte désormais les quatre Eléments du Monde et les quatre Tempéraments de l’Homme. Les Eléments se trouvent présentés dans l’ordre « harmonieux » Terre, Air, Eau, Feu, comme l’explique le texte associé :

« … L’air, lui aussi intermédiaire entre deux éléments naturellement en lutte, l’eau et le feu, se concilie à l’un et à l’autre de ces éléments, car il est uni à l’eau par l’humidité et au feu par la chaleur. Le feu également, étant chaud et sec, se rattache à l’air, mais sa sécheresse l’allie et l’unit intimement à la terre, et c’est ainsi que par cette ronde, comparable à celle d’un choeur de danse, les éléments s’assemblent en une harmonieuse alliance. » Barbara Obrist ([1], p 114)

Le sens de lecture est maintenant celui des Eléments (en sens inverse des aiguilles de la montre).


Un compromis astucieux (SCOOP !)

On aurait pu placer TERRA  en haut de la roue (comme l’EST) : mais cette position aurait contrarié l’idée platonicienne que TERRA est l’élément le plus lourd, et IGNIS le plus léger. Le compromis trouvé positionne IGNIS à sa place naturelle, au « ciel » du schéma, et TERRA à gauche, au « début » dans le sens habituel de la lecture.

D’où le décalage et l’inversion du sens de rotation par rapport au premier schéma.



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En prélude : les tissus de Sankt Kunibert de Cologne

La datation de ces tissus, qui enveloppaient les corps des deux martyrs Ewald, est incertaine (entre 880 et 950). Deux de ces tissus présentent des figurations du Jour et de la Nuit, non inversées, mais qui comportent d’autres anomalies significatives.


Le premier tissu

900 ca ewald decke sankt kunibert cologne schema 2
Le premier tissu dispose, autour du Jour (DIES) et de la Nuit (NOX) tenant des flambeaux, les douze signes du Zodiaque, séparés en quatre saisons par les diagonales. L’inversion de deux signes (en rouge) s’explique par des raisons de symétrie par rapport à la verticale :

  • mettre en pendant les deux caprins : le Bélier (3) et le Taureau (4) ;
  • faire apparaître le signe double des Gémeaux (5) juste à l’aplomb du couple Jour/Nuit;

Plutôt que la lecture cyclique, c’est la lecture gauche-droite qui est ici privilégiée.

A cette haute époque, les symboles de l’Année peuvent donc être vus comme des éléments purement décoratifs, que l’on peut librement agencer sans se soucier de l’exactitude astronomique.


Le deuxième tissu

900 ca ewald decke sankt kunibert cologne
Le deuxième tissu miniaturise DIES et NOX et les met dans les mains d’ANNUS, au centre de deux anneaux concentriques de médaillons :

  • le premier anneau comprend les quatre Saisons (indiquées par les diagonales), entre lesquelles viennent s’intercaler les quatre Eléments ;
  • le second anneau comporte les douze signes du Zodiaque, répartis cette fois sans erreur dans le sens des aiguilles de la montre.

On notera dans les écoinçons deux autres couples classiques :

  • en haut Alpha et Omega ;
  • en bas Oceanus et Tellus.

Cette tapisserie est remarquable par la mise en correspondance, très rare, des Signes et des Saisons avec les quatre Eléments.


L’origine de la roue révélée par ses anomalies (SCOOP !)

900 ca ewald decke sankt kunibert cologne schema
Les Signes sont placés dans le sens des aiguilles de la Montre avec le Verseau (2, Janvier) en haut. Cette disposition est inhabituelle car l’année commençait le jour de Pâques, donc entre le 22 mars et le 25 avril et ce sont en général ces deux mois qui se trouvent en haut de la roue. Autre anomalie : parmi les médaillons des Saisons insérés dans l’anneau des Eléments (cercles bleus), deux (A et C) ne sont pas consécutifs à l’Elément qui leur correspond (traits bleus).


Roue des Points Cardinaux Isidore de Seville 800 ca BSB Clm 14300 fol 5v Munich complete Roue des Elements Isidore de Seville 800 ca BSB Clm 14300 fol 8r Munich

Le concepteur est parti du premier premier schéma isidorien, où le Printemps est en haut et où les saisons tournent  dans le sens des aiguilles de la montre (le décalage des Signes a pour but d’inscrire les trois premiers, en haut, dans le secteur Printemps).

Comme les Eléments ne figurent pas dans ce schéma, il les a rajoutés dans l’anneau interne en utilisant la correspondance Saisons-Eléments du second schéma. Enfin, pour « boucher les trous » de l’anneau interne avec les médaillons des Saisons, il a placé correctement l’Hiver (D) au début de l’Année (entre entre les signes 12 et 0)  mais a rajouté les autres en suivant le second schéma, où les Saisons tournent dans  l’autre sens. 

C’est pourquoi de manière erronée, le médaillon de l’Automne (C) se retrouve à la fin des signes du Printemps, et réciproquement.


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Première inversion : le Sacramentaire de Fulda

Sacramentarium fuldense Xeme Cod. theol. 231 fol 250v Universitatsbibliothek GottingenAnnus
Sacramentarium fuldense, Xème siècle, Cod. theol. 231 fol 250v, Universitätsbibliothek Göttingen

Dans ce sacramentaire ottonien tout à fait contemporain des tissus de Cologne [2], le frontispice du calendrier reprend les mêmes éléments avec trois différences notables :

  • l‘inversion, dans les mains d’Annus, de NOX (figuré par la Lune) et de DIES (figuré par le Soleil) ;
  • le remplacement des douze Signes par les travaux des douze Mois (identifiés par leur nom) ;
  • l’inclusion des quatre médaillons des Saisons, non dans l’anneau interne des Eléments, mais dans celui des Mois.



900 ca Ewald Fulda comparaison
Les Signes/Mois sont placés identiquement dans les deux compositions, ainsi que la croix des Eléments (cercles bleu clair).


Les Saisons par rapport aux Mois

Dans le Sacramentaire, les Saisons sont placées dans le bon ordre, puisqu’elles s’insèrent à l’intérieur des Mois de chaque Saison (par exemple VER entre FEBRUARIUS et MARTIUS). Une complication tient au fait qu’au Haut Moyen-Age, les limites des saisons (pointillés blancs) ne coïncident pas avec les solstices et équinoxes (pointillés jaunes) : ainsi le Printemps (VER) commence vers le 7 février ( [3], p 37), d’où la position choisie pour le médaillon, juste après le mois de Février.


Les Saisons par rapport aux Eléments

Pour l’association entre Saisons et Eléments, le copiste du Sacramentaire n’a pas utilisé l’association isidorienne mais un schéma plus moderne dans laquelle les Saisons s’intercalent entre deux Eléments, comme dans ce diagramme du siècle suivant :

vDiagramme de Byrhtferth
Comput de Ramsey , vers 1090, Oxford MS 17 fol 7v


L’inversion Nuit / Jour

L’inversion de la Nuit et du Jour dans le Sacramentaire traduit le même souci de rationalisation : comme les Saisons correspondent aux quatre quadrants de le roue, il est logique de mettre le Jour/Soleil dans la moitié droite (avec les deux saisons où la lumière augmente) et la Nuit/Lune du côté des deux saisons où la lumière diminue. Sur ce thème de la lumière croissante et décroissante, voir Majestas et astronomie.


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Seconde inversion : le bifolium des Chroniques de Zwiefalten

1142 Zwiefalten Stuttgart WSB Cod.hist.fol.415 fol 17v schema1142, Chroniques de l’abbaye de Zwiefalten, Stuttgart WSB Cod.hist.fol.415 fol 17v

Cette roue présente les Mois en coïncidence avec les Signes du Zodiaque, toujours dans le sens des aiguilles de la montre, mais sans les Eléments.



1142 Zwiefalten Stuttgart WSB Cod.hist.fol.415 fol 17v schema
Par rapport au sacramentaire de Fulda, les Mois/Signes ont été décalés d’un quart de tour et les limites des saisons sont celles que nous connaissons aujourd’hui : ainsi le début normal de l’année, à l’équinoxe de printemps, se trouve en haut, séparant l’Hiver à gauche et le Printemps à droite. Cela ne change pas la nécessité d’inverser les deux couples Nuit/Jour et Lune/Soleil : la moitié droite de la roue (après l’équinoxe de printemps) étant celle où la lumière domine.

Les Saisons sont figurées dans les écoinçons, sans rapport avec les quadrants de la roue, et se lisent non pas circulairement, mais de gauche à droite puis de haut en bas.

Plus loin se trouve un autre cycle (en bleu) celui des quatre points cardinaux identifiés à la course du soleil : Aurora (le matin, l’Est) , Meridies (le midi, le Sud), Vespera (le soir, l’Ouest), Pruina (les frimas, signifiant ici le Nord ). Ils tournent en sens inverse de celui ces mois, perdant ainsi leur correspondance isidorienne avec les saisons ; et la division Jour/Nuit qu’ils impliquent ne coïncide pas avec celle du cercle intérieur : on voit bien la difficulté à concevoir un schéma complètement cohérent.


1142 Zwiefalten Stuttgart WSB Cod.hist.fol.415 fol 16rCréation du Monde, fol 16r 1142 Zwiefalten Stuttgart WSB Cod.hist.fol.415 fol 17v schemaAnnus, fol 17v

La roue d’Annus se trouve au verso d’une autre roue, qui montre les six jours de la Genèse en médaillons autour du Septième Jour : Dieu bénissant sa Création. L’image est fortement polarisée puisqu’elle comporte aussi la Chute des mauvais anges (transformés à droite en démons) et la Chute de l’Homme (avec Eve à droite, du côté traditionnel de l’Enfer).



1142 Zwiefalten Stuttgart WSB Cod.hist.fol.415 fol 16r detail
L’inversion à l’intérieur du médaillon du Quatrième Jour est d’autant plus étonnante qu’elle va en sens inverse de la dichotomie Bon / Mauvais de l’ensemble, ainsi que du couple Adam / Eve un peu plus bas. Mira Friedmann [4] remarque, avec raison, que lorsque les luminaires ne sont pas dans les mains du Créateur, la contrainte héraldique s’affaiblit. L’inversion par rapport aux habitudes graphiques nécessite néanmoins une justification, d’autant plus lorsqu’elle contredit de manière délibérée, comme ici, la logique globale et locale.

La seule explication que je vois est que, les deux pages ayant été conçues ensemble, cette inversion sert à préparer celle de la seconde image : dès leur Création, les luminaires sont placés à l’emplacement convenable pour régler le cycle des Saisons et des Mois. Les deux inversions de Zwiefalten prolongent la tentative de rationalisation inaugurée par le copiste du Sacramentaire de Fulda.


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Une demi-inversion : le bifolium du Liber Scivias

1142 Zwiefalten Stuttgart WSB Cod.hist.fol.415 fol 16r1142, Chroniques de l’abbaye de Zwiefalten, Stuttgart WSB Cod.hist.fol.415 fol 16r Hildegard of Bingen, Liber scivias, ca. 1200, Heidelberg University. Cod. Salem X 16, fol. 1r Creation et Chute detailvers 1200, Hildegarde de Bingen, Liber scivias, Heidelberg University. Cod. Salem X 16, fol. 1r Création du Monde, Chute des Anges, Chute de l’Homme

Un demi-siècle plus tard, un bifolium très similaire illustre le Liber scivias : dans l’image du recto, on retrouve les médaillons des Six jours, cette fois alignés en bas, au dessous de Dieu tenant le Ciel et la Terre (voir 1 Globes en main). La mêlée générale entre Anges et Démon a été remplacée par son résultat : les Neuf Choeurs angéliques faisant cercle autour de Dieu, et les démons confinés dans la marge gauche, empêchés de remonter par le seul archange Michaël.



Hildegard of Bingen, Liber scivias, ca. 1200, Heidelberg University. Cod. Salem X 16, fol. 1r Creation et Chute detail
Les médaillons des Six Jours recopient ceux de Zwiefalten, y compris l’inversion des luminaires pour le Quatrième jour : elle est ici bienvenue, puisqu’elle correspond à l’emplacement d’Eve et d’Adam lors de l’Expulsion du Paradis, juste en dessous.


1142 Zwiefalten Stuttgart WSB Cod.hist.fol.415 fol 17v schema1142, Chroniques de l’abbaye de Zwiefalten, Stuttgart WSB Cod.hist.fol.415 fol 17v Hildegard of Bingen, Liber scivias, ca. 1200, Heidelberg University. Cod. Salem X 16, fol. 2v Annus and the Macrcosm detail signesvers 1200, Hildegarde de Bingen, Liber scivias, Heidelberg University. Cod. Salem X 16, fol. 2v

Annus

Le schéma du verso est également très semblable : les signes du zodiaque (ici sans les Mois) se trouvent au même emplacement, ainsi que les Saisons, et le schéma comporte également les Points Cardinaux, plus de nouvelles entités



Hildegard of Bingen, Liber scivias, ca. 1200, Heidelberg University. Cod. Salem X 16, fol. 2v Annus and the Macrcosm, detail
L’anomalie de Zwiefalten a été corrigée, puisque la roue des quatre points cardinaux (en bleu clair) tourne dans le même sens que celle des Saisons, ce qui rétablit la correspondance isidorienne (traits bleu clair) . Comme dans le premier schéma d’Isidore, l’Est est placé en haut, ce qui positionne mécaniquement les saisons froides du côté gauche, et les saisons chaudes du côté droit. Une roue intercalaire montre huit phénomènes météorologiques associés à ces saisons (en jaune). Dans la roue des signes zodiacaux s’intercalent quatre personnifications (en rose) , dont deux reprennent, avec une autre signification, les Heures du jour de Zwiefalten [5] :

  • à Tempestas (la Tempête) s’appose Aurora, qui symbolise ici le temps calme ;
  • à Serenitas (le Beau Temps) s’oppose Pruina, qui retrouve ici son sens propre de mauvais temps, de frimas.

Enfin, dans les écoinçons, s’ajoutent les douze vents, en cohérence avec les points cardinaux (traits bleu sombre).

Dans ce schéma extrêmement cohérent, la surprise est que les Luminaires dans les mains d’Annus, ainsi que les personnalisations du Jour et de la Nuit juste en dessous, reviennent à leur place conventionnelle, perdant la cohérence entre lumière et saisons.



Hildegard of Bingen, Liber scivias, ca. 1200, Heidelberg University. Cod. Salem X 16, fol. 2v Annus and the Macrcosm detail signes
On notera que les inscriptions associés aux signes, par exemple, « sol in pisces » rappellent que l’astre du jour est présent dans tous les moments de l’année, ce qui relativise la division gauche/droite de l’image.


Ce retour aux conventions va de pair avec l’ennoblissement de la figure d’Annus, qui perd son aspect d’homme sauvage pour se retrouver roi couronné.

1142 Zwiefalten Stuttgart WSB Cod.hist.fol.415 fol 17v detail annus Hildegard of Bingen, Liber scivias, ca. 1200, Heidelberg University. Cod. Salem X 16, fol. 2v Annus and the Macrcosm detail annus

Ceci va dans le sens de l’hypothèse de Mira Friedmann selon laquelle l’inversion se produit autour d’Annus parce que sa figure est plus « profane » que la figure sacrée du Créateur.


Annus comme le Christ

900 ca ewald decke sankt kunibert cologneTissu de Sankt Cunibert Sacramentarium fuldense Xeme Cod. theol. 231 fol 250v Universitatsbibliothek GottingenSacramentaire de Fulda

Comme le note Peter Springer à propos du tissu de Sankt Cunibert ( [6], p 38), la présence de l’Alpha et de l’Omega en haut, d’Oceanus et Terra en bas, sont des emprunts délibérés à la composition des Majestas Domini (ce qui explique la redondance d’AQUA et TERRA, qui figurent en tant qu’Eléments dans la roue). Parmi ces allusions théophaniques il faut ajouter les quatre roues de la vision d’Ezéchiel, qui se superposent ici au souvenir du char d’Hélios.



Sacramentarium fuldense Xeme Cod. theol. 231 fol 250v Universitatsbibliothek Gottingen detail annus
En comparaison, l’Annus du Sacramentaire de Fulda n’a, mis à part les roues, rien de particulièrement divin : sa houppe blanche, qui l’apparente au Soleil, en fait une sorte de grand-père cosmique.


Scholium de duodecim zodiaci signis et de ventis 11eme BNF Lat 7028 fol 154Scholium de duodecim zodiaci signis et de ventis, 11ème siècle, BNF Lat 7028 fol 154

Cette figure, en revanche,  superpose clairement les trois figures d’Annus, d’Hélios et du Christ (voir 3 Le globe solaire ) . Du fait de qu’elle illustre un traité médical, les inscriptions associent chaque signe à la partie du corps humain qu’il influence : c’est la toute première apparition en image de la théorie de la melothesia ([5], p 71 ).

Les Signes sont ici disposés dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, et les Saisons, figurées dans les écoinçons, leur correspondent parfaitement : ainsi l’Hiver, en haut à droite, accompagne le Sagittaire, le Capricorne et le Verseau (Décembre, Janvier et Février dans la roue de Zwiefalten).

Pour exprimer la prééminence des deux saisons lumineuses, le copiste a préféré inverser le sens de rotation des Mois, de sorte que le Printemps et l’Eté se trouvent à la droite du Christ-Hélios. Le globe qu’il tient dans sa main gauche ne représente donc pas ici le soleil, mais le Cosmos tout entier, sujet de sa domination. De même, les deux motifs à huit rayons qui l’encadrent ne sont pas les luminaires mais deux étoiles qui forment une sorte de résumé du firmament (on trouve souvent des semis d’étoiles dans la zone cosmique des mandoles doubles, voir 1 Mandorle double dissymétrique).


PALA-DORO-Milan detail 824-853Détail de la Pala d’Oro, 824-853, Sant Ambrogio, Milan

Bianca Kühnel ( [7], p 165) note la présence de quatre étoiles similaires au plus près du Christ de la Pala d’Oro de Milan, sorte de projection centrale des quatre Evangélistes et des douze Apôtres distribués dans les compartiments latéraux.



 Les inversions Lune-Soleil dans les monnaies et sceaux médiévaux

En aparté : le symbolisme du couple Soleil-Lune au Moyen-Age

Pape et Empereur

« De même que la Lune reçoit sa lumière du Soleil, de même la dignité royale n’est que le reflet de la dignité pontificale ». Pape Innocent III (1198-1216)

Je n’ai pas trouvé d’iconographie illustrant cette métaphore.


Orient et Occident ?

La difficulté d’associer les luminaires aux deux points cardinaux opposés tient évidement à leur déplacement permanent d’Est en Ouest. Même en tentant de déterminer leur position au moment de leur création, la situation n’est pas claire, comme le montre ce Commentaire de Pierre Comestor (1100-78) sur le Quatrième Jour de la Genèse :

«Une autre translation dit que la lune fut faitte au commencement des tenèbres de la nuit. car elle fut faitte plaine et ronde, et elle n’est oncques plaine fort ou commencement de la nuit. et est adonc en orient et le soleil en occident qui de tout a plat lui donne sa clarté, par quoy elle est ronde et plaine, car elle est droit encontre lui d’orient en occident. Non pourquant dient aucuns que le soleil fut fait au matin en orient, et quant il fu au vespre descendus en occident dont primes fu faitte la lune en orient plaine et ronde au commencement de la nuit; mais aucuns dient qu’ils furent fait tous ensemble au matin, le soleil en orient et la lune en occident; or fist son cours le soleil iusques au vespre d’orient en occident. Si que quant le soleil fu venus au vespre en occident et la lune fust alée en cil mesmes vespres dessoubs terre en orient, le soleil lui donna si comme il fait ore, sa plaine clarté et eil vespre d’occident en orient. »

On ne peut donc pas affirmer que le couple Soleil-Lune symbolisait l’Orient et l’Occident.


Chrétienté et Islam ?

C’est seulement après la prise de Constantinople en 1453 que les Turcs reprendront à leur compte le symbole du croissant étoilé. Au Moyen-Age, le symbole de l’étoile dans le croissant pouvait plutôt être compris comme un emblème byzantin.



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Chez les princes

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De Tripoli à Toulouse

L’étoile dans le croissant (Palestine)

med Tripoli Antioche

Le denier le plus ancien, frappé identiquement par Raymond II puis Raymond III de Tripoli, reprend le motif très courant, depuis l’Antiquité, de l’étoile dans le croissant (voir Lune-soleil : symboles 1) introduction)

Les historiens anciens ne doutaient pas de la valeur politique du symbole :

« Je serais donc porté à croire que le prince qui eut l’idée d’employer un type allégorique des anciens s sa monnaie, n’eut en vue ni l’astronomie, ni un simple ornement, mais qu’il voulut représenter le triomphe de la lumière évangélique, figurée par l’étoile , sur l’islamisme, figuré par le croissant. » [10]

Cette interprétation est contredite par une monnaie d’Antioche (en rouge) qui, avec son croissant surplombant l’étoile à six branches, devrait être comprise comme la victoire de l’islam sur les chrétiens.

A l’inverse, certains proposent que l’association de l’étoile et du croissant reflète l’alliance circonstancielle entre Raymond II et Nur-al-Din en 1147, au moment de la deuxième croisade, pour lutter contre les descendants du comte du Toulouse qui auraient pu revendiquer le Compté de Tripoli. Ceci n’est pas tout à fait absurde puisque sous Raymond II, dès 1152, apparaît une monnaie avec la seule étoile à huit branches, qui devient l’emblème de Tripoli.

En fait, interpréter le croissant comme symbolisant l’islam est un anachronisme, qui a laissé place à une grande incertitude :

« L’association d’une étoile et d’un croissant de lune est une figure héraldique connue qui fait peut-être référence à « l’étoile du berger » ou « l’étoile des Rois Mages ». Cet astre (il s’agit en fait de la planète Vénus) brille en effet d’un éclat remarquable et se trouve relativement proche de la lune une grande partie de l’année. C’est aussi l’astre qui fait référence à l’Orient, il s’agit sans doute de rappeler le comportement héroïque du Comte Raymond de Saint-Gilles qui conduisit les chevaliers provençaux jusqu’en Terre Sainte et participa à la prise de Jérusalem en 1099. » [11]


« Il n’est pas impossible que le comte de Tripoli et son entourage, intrigués par la présence de stèles antiques ou de temples visibles autour de son palais, aient « réemployé » ce motif en héraldique, à moins qu’il se soit agi d’un motif décoratif déjà répandu dans la ville de Tripoli au XIIème siècle. » [11]


L’étoile dans le croissant (Toulouse)

Raymondin Raymond V (type 1 croix courte)Denier raymondin, Raymond V (type 1 à croix courte)

La première mention de la frappe de cette monnaie remonte à 1150 ( [12], p 85). La ressemblance avec le denier de Tripoli ne peut être fortuite. Raymond IV, le grand-père de Raymond V de Toulouse et l’arrière-grand-père de Raymond II de Tripoli, était mort glorieusement durant la première croisade en attaquant la ville. Alphonse Jourdain, le propre père de Raymond V venait lui-même de mourir durant la deuxième, ce qui mettait fin à la revendication toulousaine sur le Comté de Tripoli, où tout le monde parlait la langue d’oc. Raymond V, jeune prince de quatorze ans qui avait accompagné son père en Palestine, était resté six mois à Jérusalem avant de rentrer à Toulouse ([12], p 147) . En imitant l’emblème prestigieux de son petit-cousin de Tripoli, le nouveau comte de Toulouse entendait sans doute rappeler la gloire outremer de ses aieux, et évoquer ses droits lointains.

Selon une autre hypothèse, le croissant et l’étoile pourraient être issus de la déformation des deux premières lettres du mot COMES (comte) [11] . Mais alors, pourquoi seulement à Toulouse et Tripoli ?

Judicieusement, Laurent Macé ([12], p 88) clôt la question, en reconnaissant l’influence tripolitaine, mais aussi l’idée originale qui fait de la monnaie une sorte de diptyque, la Lune et le Soleil d’un côté, la Croix de l’autre.


Le chevalier entre le croissant et l’étoile (Antioche)

med AntiocheAntioche, types au casque [13].

Le denier introduit par Bohémond III d’Antioche après 1163 montre le buste d’un chevalier croisé (voir la croix sur son casque) regardant ostensiblement vers la gauche en direction de la Lune , avec le Soleil derrière lui.

Si le croissant à cette époque n’évoque pas encore l’Islam, tout le monde, depuis le Quatrième Jour de la Genèse, associe la Lune à la Nuit : le motif pourrait donc représenter le chevalier croisé défendant la Lumière face à l’Obscurité.

L’interprétation doit être nuancée par certains flottements de la formule (en rouge) :

  • absence des luminaires (casque à droite ou à gauche) ;
  • regard vers le soleil, soit parce le casque est inversé, soit parce que les luminaires ne le sont pas.

Ces exceptions très rares peuvent être imputées à des erreurs du graveur : le type avec inversion lune/soleil est très largement dominant, et le restera sous les successeurs de Bohémond III à Antioche.


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Les grands sceaux des comtes de Toulouse

med Toulouse Raymond V et VI
Raymond V reprend à son compte, à partir de 1156, la grande innovation des princes de l’époque : le grand sceau double face. Tous les exemplaires ont été perdus mais la reconstitution est possible, à partir de quelques vestiges retrouvés par Laurent Macé ([12], p 32-35) et de descriptions anciennes ([12], p 30-31) :

  • de deux sceaux très semblables datés de 1163 et 1165, par l’érudit Fabre de Peyresc ;
  • d’un sceau assez différent de 1171, dans un acte de Vidimus.

Dans les deux premiers sceaux, le comte est assis sur un chaise pliante, tenant dans sa droite une épée et dans sa gauche le globe du pouvoir (un emblème plutôt anglais ou impérial). Le croissant de lune à sa gauche, étrangement tourné vers le haut, montre qu’on a voulu rappeler le croissant qui figurait sur les deniers raymondins. Ici les luminaires sont répartis sur chaque face, la lune à gauche du comte assis, le soleil à l’arrière du comte chevauchant.

Cette répartition suggère que le comte a simplement voulu reprendre les deux symboles de prestige qui figuraient déjà sur le denier raymondin : la lune au dessus du globe, le soleil au dessus du chevalier, signifient que le ciel est avec lui, dans son gouvernement comme dans ses combats : RAYMONDUS DEI GRATIA COMES TOLOSE…, dit la légende.

Dans le sceau de 1171, la chaise n’est plus pliante et le comte tient dans sa gauche, comme dans tous les sceaux qui suivront, l’emblème de son pouvoir : le château Narbonnais de Toulouse. Le couple des luminaires apparaît maintenant sur les deux faces :

  • soleil-lune autour de la figure en majesté,
  • lune-soleil à droite de la figure équestre : à la différence de la monnaie de Bohémond III d’Antioche, le chevalier vu de profil n’est pas encadré par les luminaires, mais chevauche au galop en les laissant derrière lui.

Le sceau de son fils Raymond VI conserve les mêmes caractéristiques, mais se différentie en inversant les luminaires, sur les deux faces. La facture idéalisée, encore romane, est très retardataire pour l’époque ([12], p 41).

Le sceau de Raymond VII est pratiquement identique pour la composition (mis à part la housse ornée d’une croix du cheval), mais d’une facture maintenant réaliste et gothique ([12], p 45-47).


med 1150 Grand sceau de Raymond Berenger le Vieux comte de Barcelone1150, Grand sceau de Raymond Bérenger le Vieux, comte de Barcelone [14]

Le sceau conçu par Raymond V, et qui se maintiendra pendant une centaine d’années, est une sorte de « coup médiatique » ([12], p 95) qui tranche par rapport à ce qui se faisait avant lui, par exemple le sceau à deux faces équestres de Raymond Bérenger IV, le grand rival du Toulousain pour la possession du marquisat de Provence.


.Le sceau de Constance de France

med 1165 ca Sceau Constance de France Archives nationales Paris avers sigilla.org Donation a St Victor de Marseille med 1165 ca Sceau Constance de France Archives nationales Paris revers sigilla.org Donation a St Victor de Marseille

Le sceau de la première épouse de Raymond V nous est connu par cet exemplaire, sur une donation à Saint Victor de Marseille datant probablement de 1165 , juste après la répudiation de Constance par Raymond V ([12], p 132) : la légende porte encore ses titres de duchesse de Narbonne, marquise de Provence et comtesse de Toulouse.

Fille du roi de France Louis VI, elle est « vendue » en 1140 par son frère Louis VII comme épouse du fils du roi d’Angleterre, où elle réside jusqu’en 1153, date ou son mari meurt avant d’avoir régné [15]. Elle rentre alors à la Cour de France et, en 1154, épouse le comte de Toulouse. La composition biface (avers de majesté, revers équestre) du sceau de celle qui se fait appeler la reine Constance est unique au XIIème siècle pour une princesse de sang royal ([12], p 132). Plusieurs détails (la forme ronde et non en amande, le globe tenu dans la main droite) revèlent que Constance s’est inspirée de modèles anglo-saxons ou germaniques qu’elle avait pu voir durant son séjour outre manche ([12], p 135-136).



med Sceau Raymond V Constance de France
Ces deux sceaux exceptionnels ont été très étudiés, et les spécialistes ne s’accordent pas sur leur datation. Il est tentant de suivre Laurent Macé qui, au terme d’une discussion serrée conclut que les deux sceaux ont probablement été conçus à l’occasion du mariage ([12], p 138-139, p 148), comme le montre leur composition jumelle :

  • dans la main gauche, même globe ;
  • dans le bras droit identiquement replié, les insignes de la Vertu masculine (l’épée, la Justice [12],p 74 et 127) et féminine (la croix, la Foi) ;
  • même fauteuil au dossier portant deux fleurs de lys ;
  • cheval au galop et cheval à l’amble ;
  • mouvement en direction opposée : l’orientation vers la gauche, pour Raymond, est une caractéristique des sceaux princiers de première génération ([12], p 105).

Même les légendes s’apparient de manière subtile :

  • pour Raymond, la triple titulature du duché de Narbonne, du comté de Toulouse et du marquisat de Provence est répétée sur les deux faces ;
  • pour Constance, les deux titres les plus importants sont affichés côté majesté (SIGILLVM CONSTANCIE DVCISSE NARBONE MARCHESIE) et le titre le moins prestigieux côté équestre ( SIGILLVM CONSTANCIE COMITISSE THOLOSE).

Les deux luminaires signent l’appropriation par Constance des astres raymondins : tandis que pour son mari ils sont répartis sur les deux faces, signalant que son pouvoir vient de Dieu, elle les a regroupés quant à elle sur la face de majesté. Autant, côté équestre, l’allure tranquille de sa monture et la branche qu’elle tient sous son bras (sans doute l’olivier de la paix) n’appelaient pas l’impétuosité du Soleil, autant la présence derrière son trône des attributs de la majesté divine révèle un culot princier. Culot que Raymond reprendra à son compte dans son sceau de 1171, une fois Constance répudiée.

« En reprenant un thème cosmologique étroitement associé à la frappe de leurs deniers marqués de la croix raimondesque, les comtes enrichissent leur iconographie sigillaire. La lune et le soleil qui les encadrent pourraient faire implicitement référence à une forme de luminescence, une sorte d’allégorie de l’indispensable charisme que doit posséder dans les sociétés médiévales celui qui est appelé à gouverner. On doit voir en lui le reflet d’une radiance d’un autre ordre, celle de l‘aura qui nimbe le princeps légitime«  ([12],p 185)

Cette dimension lumineuse n’échappait pas à certains, comme le troubadour Peire Cardénal dans un portrait de Raymond VII :

« Et puisque sa valeur brave tout, au dessus du monde tant s’élève sa seigneurie – qui a renom de comte-duc -que son nom même le signifie, qui dit « Rayon du Monde (Rai-mon)« . ([12],p 186)



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Les deux grands sceaux de Richard Coeur de Lion

med Richard Coeur de Lion
Le premier grand sceau, réalisé en 1189 lors de l’accession de Richard I au trône, présente le double emblème de l’étoile dans le croissant. Il est possible que ce motif « oriental » ait été choisi en référence à la troisième croisade, alors en préparation. On a supposé aussi qu' »il s’agissait d’une référence parlante à l’étoile appelée Regulus dans la constellation du Lion, communément appelée « Cor Leonis ». », ou « Cœur de Lion », un joli jeu de mots sur le surnom de Richard » [16]. La différence du nombre de rayons (sept et six) est probablement destinée à déjouer les contrefaçons. Les deux brins de « planta genista » évoquent la prétention des Plantagenêts aux deux couronnes d’Angleterre et de France.

Le second grand sceau a probablement été réalisé en 1195, au retour de captivité de Richard, dans des circonstances assez bien connues : Richard prétexte la perte du premier grand sceau durant un naufrage pour ordonner de revalider, avec le nouveau sceau, toutes les chartes à son nom. Pour certains, le nouveau sceau daterait en fait de 1198, année de crise financière où les taxes liées au changement de sceau étaient bienvenues [17].

Les commentateurs se passionnent pour la toute première apparition, sur l’écu de la face équestre, des « trois lions passant gardant » qui constitueront désormais les armoiries royales anglaises [18]. Mais personne ne dit mot de la différence qui nous intéresse : l’éclatement de l’emblème de l’étoile dans le croissant en un couple de luminaires inversé : une Lune tournée vers le haut et un soleil à seize rayons.

Il n’y a pas de raison particulière à ce que le roi Richard ait voulu imiter le sceau d’un Comte, fût-il de Toulouse (Raymond VI n’a d’ailleurs pas participé à la troisième croisade). La position verticale de l’épée (en pal) est d’ailleurs celle d’un souverain sacré, très différente de l’épée de justice du comte de Toulouse

Vu la symétrie de la composition, la dissociation des luminaires est tout sauf anodine : elle place l’épée sous l’influence de la Lune et le globe florissant sous celle du Soleil, d’une manière peu explicite à première vue.



med Richard Coeur de Lion Henri II
En fait l’épée et le globe ne forment pas un couple mais, complétés par la couronne à trois pointes, un triangle de regalia (en vert).  De même les deux luminaires forment triangle avec la croix de la légende, qui manifeste la puissance de Dieu au dessus de celle du roi (en blanc).

La comparaison avec le second grand sceau du père de Richard, Henri II Plantagenêt, met en évidence ce travail de symétrisation :

  • la colombe pacifique est supprimée pour laisser place à l’élévation de la croix, posée sur une hampe feuillagée ;
  • les deux luminaires polarisent l’ensemble selon le thème du reflet : le rapport de la Lune au Soleil est le même que celui du Roi à Dieu, et des Anglais à Richard.


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Autres sceaux équestres

1226 Bernard V de Comminges
1226, Bernard V de Comminges

Le sceau équestre des Seigneurs de Comminges s’explique directement par le rayonnement des Comtes de Toulouse.


1230-40 Seal of Dover Priory1230-40 1240–1260 Seal of Dover Priory London, British Museum, Catalogue of Seals, I (1887) , I, p. 536(3066)1240–1260, British Museum, Catalogue of Seals, I (1887) , I, p. 536(3066)

Sceau du Prieuré Saint Martin de Douvres

Ce sceau montre saint Martin coupant en deux son manteau pour le donner à un mendiant, à la porte d’Amiens. L’eau représente la rivière Somme, mais on ne connaît pas la signification du cercle entre les pattes du cheval. Le croissant (contenant une petite étoile) et le Soleil apparaissent dans la troisième version du sceau [18a], soulignant que le Ciel est témoin de cette bonne action. Il se peut également que l’on ait souhaiter magnifier Martin en l’assimilant à un chevalier croisé. Mais tout ceci n’explique pas l’inversion ni la raison de l’apparition tardive des luminaires, quarante ans après les grands sceaux de Richard Coeur de Lion.


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Chez les ecclésiasistiques

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med LangresDeniers de Langres

Langres avait été la première ville prise par le Roi de France Louis IV d’Outremer en 936. Ce pourquoi les monnaies émises par l’évêché lors des règnes suivants « immobilisent » le type établi par Louis IV. Je remercie Mr Christophe Adam, spécialiste de ce monnayage, pour les informations fournies.

Vers 1110 [19], on voit apparaître un nouveau type de denier, comportant une crosse seule, et des légendes pratiquement illisibles. Enfin apparaissent la lune et l’étoile accostant la crosse, dans un type anonyme qui existait en 1170 (Trésor de Montigny-Lencoup) sous l’épicopat de Gautier de Bourgogne (1162-1179) mais qui a pu apparaître plus tôt sous l’épiscopat de Godefroy de la Roche (1138-1162).[19a]

L’ajout de la lune et de la croix glorifie la cité, et devient une marque distinctive, puisqu’on la retrouve, à partir de 1254, sur plusieurs sceaux du tribunal épiscopal de Langres. Malheureusement l’apparition de ces signes glorieux est antérieure aux événements notables pour la Cité que sont la proclamation de l’union indissoluble avec la couronne (1179), l’élévation de l’évêque à la pairie, et du Compté de Langres au rang de Duché (les dates précises sont inconnues [20], mais postérieures à 1179).




med iconographie crosseIconographie de la crosse accostée

Une autre manière d’aborder le problème est purement iconographique Le motif de la crosse, ouverte à gauche et accosté, de manière unique, par un omega et un alpha inversés, est utilisé par l’évêque Gauthier II de Meaux dès la fin du 11ème siècle, dans une pièce disparue dont on n’a plus qu’un dessin [21] . En comparant avec un denier de Meaux postérieur où est figurée la main de l’évêque (flèche bleue sombre), on comprend la raison de cette inversion omega/alpha contre-nature : l’évêque est sensé se trouver sur la droite et son autorité, matérialisée par la direction de la crosse, s’exerce de droite à gauche. On remarquera que ce sens de lecture du motif n’est pas corrélé au sens de lecture de la légende (flèches rouges)

Pour Christophe Adam, cette composition est probablement la source (flèche bleu clair) d’un denier de l’abbaye de Corbie, qui revient à la lecture de gauche à droite, aussi bien pour l’alpha et l’omega que pour la direction de la crosse. En comparant avec la monnaie de Metz où la main est figurée, on voit bien sur l’ouverture à droite de la crosse signifie que celui qui la tient (abbé ou évêque) se situe à gauche. C’est le même sens naturel de la lecture que choisira plus tard l’archevéché de Lyon, en plaçant le soleil et la lune autour d’une croix, augmentée d’une barre en bas pour faire apparaître l’initiale L.

Dans ce contexte d’ensemble, le denier de Langres apparaît comme une variante où le couple lune/soleil se substitue au couple omega/alpha (flèche verte), l’idée commune étant l’analogie entre la crosse (crucia) et le croix (crux). Le fait que la monnaie la plus ancienne se soit limitée aux lettres trahit sans doute une réticence à faire figurer sur une monnaie épiscopale les symboles du soleil et de la lune, qui pouvaient être compris comme païens, ou réservés à Dieu seul. Pour le denier de Langres, les croisades sont passée par là. L’évêque Godefroy de la Roche a participé à la deuxième, de 1147 à 1149. Il a pu y voir les monnaies avec l’étoile dans le croissant, mais pas la monnaie de Bohémond III d’Antioche au casque et aux luminaires inversés, qui n’apparaît qu’après 1165.

Puisque l’influence directe est impossible, il faut croire que la même idée d’accoster par les luminaires inversés une figure centrale est intervenue plusieurs fois, pour des raisons différentes :

  • défense de la Chrétienté, par Bohémond III d’Antioche ;
  • affirmation de magnificence, par Raymond V de Toulouse ;
  • imitation de la Croix, pour l’évêque de Langres.


L’ inversion « topographique »

Nous avons vu par ailleurs que des inversions sur des croix décoratives s’expliquaient par leur position sur la façade Ouest d’un église (voir – 3) en Occident), de manière à ce que le Soleil corresponde au côté Sud de l’édifice et la Lune à son côté Nord.


1240–1260 Seal of Priory of St Paul of Newenham London, British Museum, Catalogue of Seals, I (1887) , pp. 672-673(3692)Sceau du Prieuré de St Paul de Newenham, 1240–1260, Vol I, pp. 672-673 (3692) 1258 Seal of Norwich Cathedral Priory Herbert of Lozinga cathedral of Norwich London, British Museum, Catalogue of Seals, I (1887) , pp. 322-323(2093)Sceau du Prieuré de la Cathédrale de Norwich (Herbert de Lozinga devant la façade Ouest), 1258, Vol I, pp. 322-323 (2093)

British Museum, Catalogue of Seals, (1887)

Il en va de même pour certains sceaux anglais montrant un personnage devant une église.


1200–1249 Seal of Bradenstoke Priory London, British Museum, Catalogue of Seals, I (1887) , p. 455(2697)Sceau du Prieuré de Bradenstoke, 1200–1249 , Vol I, p. 455 (2697) 1263 Savary, Prieur de Perrecy, Bourgogne (sigilla.org)Savary, Prieur de Perrecy, Bourgogne, 1263 (sigilla.org) Abbaye de la Trinite de PoitiersAbbaye de la Trinité de Poitiers

La même chose vaut pour la Vierge à l’Enfant supposée se trouver dans une église ou au dessus. Dans le cas de la Trinité de Poitiers en revanche, où elle trône dans le ciel, l’inversion n’a pas lieu d’être.

S’agissant de sceaux, on pourrait toujours invoquer une erreur de gravure de la matrice. Mais la répétition laisse soupçonner que le graveur a délibérément tenu compte de l’orientation de l’édifice représenté.



med sceaux ecclesiastiques 13eme Sigilla.org b
La même règle vaut probablement lorsque la fonction du sigillant (chantre, évêque) sous-entend qu’il l’exerce à l’intérieur de son église. Réciproquement, lorsque le personnage est un pur administratif (archidiacre) il n’est pas censé siéger à l’intérieur d’un édifice sacré. La seule exception que j’ai trouvé à cette convention est le sceau d’un évêché mineur (en rouge).


1374 Valenciennes (sigilla.org)
Valenciennes 1374 (sigilla.org)

Par ailleurs, pas d’inversion dans le cas d’édifices civils.


On peut noter que cette inversion topographique, qui semble bien établie, ne se produit que si la figure centrale est soit absente (croix purement décorative des façades Ouest) soit un personnage situé en avant ou à l’intérieur d’une église (sceaux).


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Dans un sceau civil (SCOOP !)

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med 1200-1300 Sceau de la ville de Tyrnau 1347 med 1200-1300 Sceau de la ville de Tyrnau

Sceau de la ville hongroise de TYRNAU, 13ème siècle

Ce sceau remonterait au 13ème siècle, bien que la plus ancienne empreinte remonte à 1347. Il porte au centre la figure du Seigneur, accompagné de l’inscription « DEUS IN ROTA ». Entre les rayons de cette roue, viennent s’incrire le couple Lune-Soleil et le couple Alpha-Omega, accompagnés de l’inscription « SYM[BOLUM] CIVIUM DE ZUMBOTHEL CUM ROTA FORTUNE ».

Ce sceau est très connu, car il s’agit d’une des plus anciennes références à la Roue de la Fortune, motif dont le premier exemple se trouve dans un manuscrit du Mont Cassin de la fin du XIème siècle [21a], et qui constitue le thème central des Carmina Burana (1230) :

« Ô fortune, comme la lune changeante en ses phases, toujours tu croîs et tu décroîs« 
Fortuna Imperatrix Mundi, Carmina burana.

On ne sait rien de certain sur cette composition très exceptionnelle [22]. L’idée est probablement que Dieu reste fixe sur le moyeu, tandis que le monde tout autour est soumis aux hauts et aux bas de la Fortune. Le fait que les deux secteurs inférieurs soient vides suggère qu’il ne faut pas lire les quatre symboles divins comme emportés par ce mouvement, mais au contraire comme fixés dans le Ciel en arrière :

l’emblème est donc à comprendre comme une roue qui tourne devant une Majestas Dei.

Tout comme pour le second sceau de Richard I, l’inversion s’explique par le contexte textuel :

  • la Lune se trouve entourée par les deux mots ROTA, qui commentent son impermanence ;
  • tandis que le Soleil transmet un peu de l’éternité de DEUS aux citoyens (CIVIUM).

Le couple Alpha (le début du mouvement du monde) et Omega (le point final) reprennent la même opposition impermanence / permanence.


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En synthèse

med lune soleil sceaux monnaies schema
Ce schéma situe chronologiquement tous les couples lune-soleil que nous avons vu apparaître au cours du 12ème siècle. Pour les nobles comme pour les ecclésiatiques, la deuxième croisade est bien l’événement déclencheur (flèche bleue) : l’emblème des comtes de Tripoli, l’étoile dans le croissant, est ramené en Occident par Raymond V, qui s’en sert tel quel dans ses deniers raymondins, puis le disjoint dans ses grands sceaux. De même, c’est probablement le retour à Langres de l’évêque Godefroy de la Roche qui donne l’idée, à une date encore indéterminée, de transposer les deux luminaires de la croix à la crosse.

Mis à part pour les tous premiers sceaux de Raymond V et Constance, l’inversion lune/soleil est de rigueur à la fin du siècle, une des raisons étant d’éviter toute concurrence avec le Seigneur. L’inclusion des luminaires divins dans une figure de majesté reste néanmoins exceptionnelle chez les princes, puisque seuls l’ont adopté un comte-rayon, une reine sans royaume et un roi-lion.

Chez les prélats en revanche, la formule se développera modestement tout au long du 13ème siècle.



Les inversions narratives

Une inversion péjorative

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Constellacio London, British Library, MS Royal 6 E VI, f. 396v, London, c. 1360-1375Article Constallacio, fol 396v Divinatio London, British Library, MS Royal 6 E VI, f. 535v, London, c. 1360-1375.Article Divinatio, fol 535v

Encyclopédie Omne Malum, James le Palmer
British Library, MS Royal 6 E VI, f. 535v, London, c. 1360-1375.

De même que les deux articles sont liés (chacun fait référence à l’autre), les deux vignettes ont été conçues en parallèle : tandis que l’astrologue de Constallacio bénéficie d’une opinion mitigée (il a le choix entre les signes dans le Ciel et le démon dans son cercle ), le devin de Divinatio, coincé entre les deux démons, est clairement condamné par l’illustrateur.

Le texte de Constallacio [22a] démarre mal pour les astrologues : « il ne convient pas de construire les constellations ni de considérer sous quelle étoile est né quelqu’un ni la hauteur de la lune« . Plus loin, il leur reconnaît du bout des lèvres une utilité limitée, pour l’agriculture ou la pharmacie, tout en dénonçant la superstition « par laquelle la curiosité humaine est jouée par la fourberie du démon ».

Le fait que le dessinateur ait inversé le croissant et l’étoile (à la fois par rapport à la convention chrétienne et par rapport à l’ordre d’apparition dans le texte, étoile puis lune) va de pair avec la gestuelle de l’astrologue, dont les jambes croisées signalent l’intention maligne [22b].

Le devin est encore plus maltraité, puisqu’il croise à la fois les jambes et les bras, et ne regarde même plus le ciel perturbé, mais le démon fallacieux qui le remplace.


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Dans une série de scènes


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Passionsaltar, revers du panneau droit, 1330-1350, Munster Heilsbronn
Autel de la Passion, revers du panneau droit, Ecole de Nüremberg, 1330-1350, Münster, Heilsbronn

La Lune dans la case de la Trahison de Judas et le Soleil dans celle de la Comparution devant Hérode signalent que ces deux scènes consécutives se passent l’une la Nuit, l’autre le Jour.

Cette polarité se propage dans les deux cases inférieures, avec l’ambiance nocturne pour la Résurrection et l’ambiance diurne pour l’Ascension.

Il est dommage que l’autre volet ait été perdu : il serait logique qu’il ait présenté lui aussi deux scènes diurnes et deux nocturnes (peut-être tirées de l’Enfance du Christ).


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Dans les voyages au Paradis

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Dante_e_Beatrice_14eme siecle, Venise, Biblioteca Marciana BNM ms It. IX 276 fol 53v Paradiso, Canto I, v. 88-90Dante et Béatrice, 14ème siècle, Venise, Biblioteca Marciana BNM ms It. IX 276 fol 53v

Cette illustration du Paradis de Dante (Canto I, v. 88-90) monte Béatrice faisant visiter le Paradis à Dante : il est donc logique qu’elle le précède pour lui montrer l’attraction principale, le Soleil, laissant la Lune à l’arrière.

Christine and the Sybil pointing to a ladder from the heavens, from the Book of the Queen, France (Paris), c. 1410-1414, Harley MS 4431, f. 188rChristine et la sibylle arrivent à l’échelle qui monte au ciel, fol 188r Christine and the Sybil France (Paris), c. 1410-1414, Harley MS 4431, f. 189vChristine et la sibylle au ciel

Le Livre de la Reine, Christine de Pisan, Paris, vers 1410-1414, Harley MS 4431,

La même idée de « visite guidée » explique l’inversion de la seconde image : de même que Dante suit Béatrice, Chistine suit la sibylle .


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Dans les voyages d’Alexandre

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Les deux arbres dans le Roman d’Alexandre

alexandre 1333–40 Royal MS 19 D I, f. 32r1333–40, Angleterre, Royal MS 19 D I, f. 32r alexandre 1448, Jean Wauquelin, Histoire d’Alexandre BNF Ms fr 9342 f. 164 gallica1448, Jean Wauquelin, Histoire d’Alexandre, BNF Ms fr 9342 f. 164, Gallica

Alexandre implorant les arbres du Soleil et de la Lune

Ces deux images résument de manière synthétique l’histoire d’Alexandre demandant son avenir aux deux arbres sacrés. Le première image montre les protagonistes habituels de l’histoire : les compagnons d’Alexandre et le prêtre qui garde les arbres. La seconde image est pimentée par une référence aux Trois Parques (un rajout de Vincent de Beauvais dans son Miroir Historial).



alexandre-devant-les-arbres 1410-12 Voyages de Jean de mandeville BnF, Français 2810 f.220Les arbres du Soleil et de la Lune, 1410-12, Voyages de Jean de Mandeville, BnF Français 2810 fol. 220, Gallica

Pas d’inversion non plus dans les ouvrages qui parlent des deux arbres d’Alexandre sans faire référence aux détails de l’histoire.


L’histoire en détail

Celle-ci, qui remonte au Roman du Pseudo-Calisthène [23], est délayée sur plusieurs pages qui comportent toujours la même structure, une progression dramatique en trois temps :

  • 1) Alexandre interroge d’abord l’arbre mâle, l’Arbre du Soleil qui parle le Jour, et lui révèle qu’il va bientôt mourir à cause des siens ;
  • 2) Alexandre attend la nuit pour interroger l’arbre femelle, l’Arbre de la Lune, qui lui annonce qu’il mourra à Babylone sans avoir revu la Macédoine ;
  • 3) Au lever du jour, l‘Arbre du Soleil parle encore pour déclarer qu’il n’y aucun espoir, ni pour Alexandre ni pour sa mère, son épouse et ses soeurs ; et qu’il est inutile d’en demander plus.


alexandre 1285 ca livre des ansienes estoires Acre BL Add. 15268, f.214vLivre des Ansienes Estoires, Acre, vers 1285, BL Add. 15268, f.214v

L’inversion apparaît dans les images qui décomposent l’histoire et montrent les deux moments les plus dramatiques : le verdict de l’Arbre de Lune (2), puis le coup de massue final de l’Arbre du Soleil (3).

Réalisée en Palestine, cette image reprend le contraste de couleur bleu et rouge utilisé pour les luminaires dans les Crucifixions byzantines (voir Lune-soleil : Crucifixion 2) en Orient).


alexandre Maitre du Roman de Fauvel, Paris, Speculum historiale de Vincent de Beauvais trad. Jean de Vignay 1333-34, BNF Français 316 f. 204vFol 204v alexandre Maitre du Roman de Fauvel, Paris, Speculum historiale de Vincent de Beauvais trad. Jean de Vignay 1333-34, BNF Français 316 f. 205r Fol 205r

Maitre du Roman de Fauvel, Speculum historiale de Vincent de Beauvais trad. Jean de Vignay, Paris, 1333-34, BNF Français 316

Bien qu’il ne représente Alexandre qu’une seule fois dans chaque image, un grand artiste tel que le Maître du Roman de Fauvel utilise l’inversion pour rendre la même idée : montrer que l’arbre du Soleil a le dernier mot. La première image insiste sur les détails pittoresques du texte de Vincent de Beauvais : l’« évesque des arbres », un géant aux dents de chien vêtu de peau de bête, et les natifs de la contrée, qui se nourissent de fruits.



alexandre Maitre du sacre, Paris, 1370-1380, Speculum historiale de Vincent de Beauvais trad. Jean de Vignay 1333-34, BNF NAF 15939 fol 125

Maître du sacre, Speculum historiale de Vincent de Beauvais trad. Jean de Vignay Paris, 1370-1380, BNF NAF 15939 fol 125

Tout dépend bien sûr de l’enlumineur : dans cette copie quarante ans plus tard, il préférera normaliser la position des luminaires.


alexandre Maitre de la Mort, Speculum historiale de Vincent de Beauvais trad. Jean de Vignay Paris, 1396, BNF Français 312 f. 28fol 28r alexandre Maitre de la Mort, Speculum historiale de Vincent de Beauvais trad. Jean de Vignay Paris, 1396, BNF Français 312 f. 182vfol 182v

Maitre de la Mort, Speculum historiale de Vincent de Beauvais, trad. Jean de Vignay, Paris, 1396, BNF Français 312

Même normalisation, sur le modèle du Dieu créateur, dans ce texte illustré à l’économie : l’image unique reprend simplement le titre du chapitre.


alexandre 1400–10 Rudolf von Ems Weltchronik The J. Paul Getty Museum, Ms. 33, fol. 221vRudolf von Ems, Weltchronik, Regensburg, 1400-10, The J. Paul Getty Museum, Ms. 33, fol. 221v

Ce copiste allemand en revanche revient à la narration et donc à l’inversion : le clin d’oeil de la Lune signifie qu’elle n’a révélé la terrible vérité qu’à moitié.


alexandre 1444–45 The Trees of the Sun and the Moon and the Dry Tree Roman d'Alexandre (Rouen) Royal MS 15 E VI, f. 18vTalbot Shrewsbury book , Rouen, 1444–45, Royal MS 15 E VI, f. 18v

Cette image évolue vers la synthèse puisqu’elle superpose, à l’histoire des deux arbres, un autre épisode qui vient un peu avant dans le Roman : celui de l’oiseau-phénix qui, à la fin de sa vie, se pose sur du bois sec, y met le feu, et ressuscite en trois jours.


alexandre Hollandais 1550-1600 Herzog August Bibliothek Graph. Res. 116.4Gravure hollandaise, 1550-1600, Herzog August Bibliothek Graph. Res. 116.4

Cette inversion narrative sera comprise encore longtemps, puisqu’on la trouve dans cette gravure dont les détails montrent que l’auteur connaissait bien son sujet : les troncs en forme de femme et d’homme, les sandales laissées sur le sol au seuil de l’espace sacré.


Les deux arbres dans les mappemondes

alexandre Arbor Solis et Arbor Lunae pres du Jardin d'Eden, Psautier, Londres, 1262–1300, MS 28681 , f. 9rArbor Solis et Arbor Lunae , Psautier, Londres, 1262–1300, MS 28681 , f. 9r

Les deux arbres d’Alexandre, censés se trouver aux confins orientaux du Monde, tout près du Jardin d’Eden, sont un standard des mappemondes médiévales [24] .


alexandre 1239 -consultant-les-arbres-oraculaires Mappemonde d'Ebstorf detruite en 1943Alexandre consultant les arbres oraculaires
Mappemonde d’Ebstorf, 1239, détruite en 1943 [25]

Le seul cas d’inversion se trouve dans cette mappemonde . L’épisode des deux arbres est si connu qu’il ne nécessite pas de légende, contrairement à l’image juste en dessous :

Les Gymnosophistes, du matin jusqu’au soir, contemplent dans une vision continue le corps du soleil ardent, pour y scruter l’avenir.

Gignosophyste a mane usque ad vesperam continua visione corpus solis ardentis intuentur, rimantes ibi quedam futura.


La position du soleil à droite s’explique par la nécessité d’harmoniser les deux images, les luminaires du haut commentant aussi l’inscription du bas : « du matin jusqu’au soir ». L’illustrateur a néanmoins préféré inverser Alexandre, pour éviter toute confusion entre lui et le Gymnosophiste.


Autres inversions Soleil-Lune

Juif et Chrétien

 

Hraban Maur de rerum natura 1030 Montecassino cod 132 p 274Hraban Maur, de rerum natura, 1030, Montecassino cod 132 p 274

L’image ([2], p 456) illustre deux fêtes décrites dans le texte de Hraban Maur :

  • la fête juive du premier jour du Mois, à la nouvelle Lune, où l’on jouait de la trompe ;
  • la fête chrétienne du Dimanche des Rameaux (on voit les Rameaux brandis, et un jeune garçon portant une serviette pour le bain rituel).

L’astre représenté côté chrétien est probablement non pas le soleil, mais la pleine Lune, liée au calcul de Pâques.

En l’absence de figure centrale, le côté gauche n’a rien de privilégié : l’image se lit chronologiquement, la religion chrétienne succédant à la religion juive.


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Le monde à l’envers

Le thème du monde à rebours commence à l’époque médiévale, mais se développe surtout à partir du XVIème siècle. Malgré l’abondance de ce type d’image, rares sont celles qui comportent les luminaires, et encore plus rares celles qui les inversent.


Aneau, ‘Sans justice est confusion’, Imagination poetique, p 67, 1552Aneau, ‘Sans justice est confusion’, Imagination poetique, p 67, 1552

La plus ancienne de ces images cosmiques illustre le Chaos sans penser à changer l’ordre conventionnel.


Sebastiano di Re 1557-63 La gabbia de matti MET detailLa gabbia de matti (détail) Sebastiano di Re, 1557-63, MET

Lorsque le globe du monde intègre les luminaires, ils se retrouvent en bas : mais une rotation n’est pas une inversion.


SUN, MOON, STARS AND EARTH TRANSPOSED The World Turned Upside Down, 1780 Chap-books of the eighteenth century« The World Turned Upside Down », 1780 [9]

Cette image tardive, avec la ville dans le ciel et les astres sous la Terre, est une des rares où, en sus, les luminaires sont inversés : encore faudrait-il être sûr que ce n’est pas une simple erreur du graveur.

La quasi-absence des luminaires dans les représentations du monde à l’envers prouve, a contrario, que leur ordre n’était pas perçu comme une norme suffisamment établie pour mériter la transgression.


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L’Homme à l’envers

1450 ca Traite astrologie et medecine UB Tubingen MD 2 fol 35rHomme zodiacal, fol 35r 1450 ca Traite astrologie et medecine UB Tubingen MD 2 fol 42vFemme zodiacale, fol 42v

Traité d’astrologie et de médecine, vers 1450, UB Tübingen MD 2

Séparées de quelques pages, ces deux images illustrent une section consacrée à l’influence des astres sur le corps humain. Dans les deux schémas, les signes s’étagent de bas en haut dans le même ordre zodiacal.

Le schéma féminin porte une légende en rouge, bourrée de fautes, et d’une autre main que le corps du manuscrit :

La Lune se dissout douze fois dans le soleil
Le Soleil est visible dans les douze signes toute l’année

Dye můn lofet XII mal um dy sunne

Der suen schin ist in allen ceichen ein jar lang

Les luminaires ont été inversés, de manière à ce que le Soleil influence le côté droit du corps, tout comme pour l’homme.


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Une inversion fortuite (SCOOP !)

825-50 tractatus de astronomia et de compoto Laon BM MS422 fol 53rTractatus de astronomia et de compoto, 825-50 , Laon BM MS422 fol 53r

A première vue, cette page semble très énigmatique, avec cette magnifique inversion Lune-Soleil surplombant un troisième astre, une sorte de petite soleil. En fait, le mystère s’efface si l’on fait abstraction des personnifications.


800-900 de concordia mensium (anonyme) Abbaye de Fleury BNF Latin 5543 fol 141r.De concordia mensium (anonyme), 800-900, Abbaye de Fleury, BNF Latin 5543 fol 141r, gallica

  • Le diagramme central est un diagramme très courant, l’horologium pedum, qui prend la forme d’un cadran solaire pour indiquer au voyageur, en pieds, la longueur de son ombre pour les douze heures du Jour ( cercles concentriques), ceci pour les douze mois de l’année (secteurs) [26] .
  • La roue de gauche montre la durée d’éclairement de la Lune pour les trente jours du Mois.
  • La roue de droite indique les heures où le Soleil passe d’un signe à l’autre, pour les douze mois de l’Année.

Le concepteur de cette compilation a disposé les trois schémas, de bas en haut et de gauche à droite, par amplitude croissante :

l’Heure dans le Jour, le Jour dans Le Mois, le Mois dans l’Année



Les articles suivants détaillent trois oeuvres où le couple Soleil/Lune, sans inversion, joue un rôle particulier.

Article suivant :  Le Soleil et la Lune à la chapelle de Perse

Références :
[1] Barbara Obrist « Le diagramme isidorien des saisons, son contenu physique et les représentations figuratives », Mélanges de l’école française de Rome Année 1996 108-1 pp. 95-164
[2] Le livre de référence sur le Sacrementaire de Fulda note bien cette communauté entre les deux schémas, mais se constate de constater, sans l’expliquer, l’inversion des luminaires dans le second. Voir Christoph Winterer « Das Fuldaer Sakramentar in Göttingen: Benediktinische Observanz und römische Liturgie (Studien zur internationalen Architektur- und Kunstgeschichte) « , p 430 et ss.
[3] Georges Comet, « Les calendriers médiévaux, une représentation du monde » Journal des Savants, Année 1992 1 pp. 35-98
[4] Mira Friedmann, « More on Right anf Left in painting », Assaph, Publication of the Tel-Aviv University, Faculty of Fine Arts. Studies in art history, Volume 1 p 126
[5] Ces personnalisations ont été identifiées, de manière peu cohérente avec la roue des signes et sans tenir compte des oppositions deux à deux, avec l’Aurore, le mois de Mai (ou la Lumière solaire), le mois de Janvier et le mois de Mars. Voir Simona Cohen « Transformations of Time and Temporality in Medieval and Renaissance Art » https://www.researchgate.net/publication/337561652_Transformations_of_Time_and_Temporality_in_Medieval_and_Renaissance_Art
[6] Peter Springer « Trinitas-Creator-Annus: Beiträge zur mittelalterlichen Trinitätsikonographie » Wallraf-Richartz-Jahrbuch Vol. 38 (1976), pp. 17-45 https://www.jstor.org/stable/24657178
[7] Bianca Kühnel « The End of Time in the Order of Things : Science and Eschatology in Early Medieval Art. », 2003
[9] John Ashton, « Chap-books of the eighteenth century » https://www.gutenberg.org/files/48800/48800-h/48800-h.htm
[10] Michaud « Histoire des croisades », 1822, Partie 4,Volume 5, p 544 https://books.google.fr/books?id=C-7zFMsJ4l8C&pg=PA544
[12] Laurent Macé, « La majesté et la croix. Les sceaux de la maison des comtes de Toulouse (XIIe-XIIIe siècle) » 2019
[13] David P Ruckser « Coins of the CRUSADERS » https://www.academia.edu/30499342/Coins_of_the_CRUSADERS
[15] Luc Sery « Constance, fille de France, « reine d’Angleterre », comtesse de Toulouse » Annales du Midi Année 1951 63-15 pp. 193-209 https://www.persee.fr/doc/anami_0003-4398_1951_num_63_15_5839
[16] https://www.heraldry-wiki.com/heraldrywiki/index.php?title=Portsmouth&mobileaction=toggle_view_desktop
[17] J. H. Round RICHARD THE FIRST’S CHANGE OF SEAL
https://www.jstor.org/stable/24708377
[18a] Charles Reginald Haines « Dover Priory: A History of the Priory of St Mary the Virgin, and St Martin of the New Work » p 437 https://books.google.fr/books?id=oaFtAAAAQBAJ&pg=PA437
[19] Christophe ADAM « Le monnayage de Langres à la crosse, un nouveau type inédit », Cahiers Numismatiques de la Société d’Etudes Numismatiques et Archéologiques, 09/2016, p. 29-32
[20] Arthur Daguin, « Les Evêques de Langres: Etude épigraphique sigillographique et héraldique » p 26 https://books.google.fr/books?id=0R1LAAAAYAAJ&pg=PA26
[21] Christophe ADAM « À propos de cinq deniers perdus de Meaux » http://lesmonnaieschampenoises.free.fr/etudes/sfn_meaux_deniers_perdus.pdf
[21a] Jean Wirth, Art et image au Moyen-Age, p 248
[22] Bibliographie dans l’article de Martin Neuman http://nzr.trnava.sk/?q=node/2430
[22a] Le texte reprend l’article De Sortilegiis de l’Aurea Summa de Henri de Suse, « Aurea summa Nicolai Superantii novis … adnotationibus et quibusdam excerptis ex summa », 1612, Livre V, colonne 1464 https://books.google.fr/books?id=7dFLAAAAcAAJ&pg=PA1463&lpg=PA1463&dq=%22nec+futura+divinanda%22&source=bl
[22b] E. R. Truitt, Medieval Robots: Mechanism, Magic, Nature, and Art p 95 https://books.google.fr/books?id=0xYICAAAQBAJ&pg=PA95
[23] Mario Casari « Alexandre et l’arbre anthropique » dans J. L. Bacqué-Grammont (cur.), L’arbre anthropogène du Waqwaq, les femmes-fruits et autres zoophytes, Napoli, Università degli Studi di Napoli ‘L’Orientale’, 2007 https://www.academia.edu/555233/Alexandre_et_larbre_anthropique
[26] Barbara Obrist, « The astronomical Sundial in Saint Wiliibrord’s Calendar and its Early Medieval Context » dans Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge vol. 67 (2000) p. 71-118 https://books.google.fr/books?id=t9XWAAAAMAAJ&pg=RA1-PA79

Le Soleil et la Lune dans le tympan de Parme.

10 novembre 2022

La diffusion d’histoires tirées de la Vie de Bouddha depuis l’Orient via la Perse manichéenne (3ème s) l’Arabie, la Géorgie (9ème s) et enfin Constantinople (10ème s) est complexe et a été largement étudiée [1]. Sous le nom de « Roman de Barlaam et Josaphat” (ce dernier nom étant une corruption de Bodhisattva), le texte s’est diffusé dans l’Occident médiéval à partir de sa première traduction latine, en 1048. Il se trouve que la toute première représentation occidentale est une oeuvre majeure d’un sculpteur majeur, à laquelle cet article est consacré.

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Antelami 1200 ca Portail de la Vie Baptistere de ParmeTympan du Portail de la Vie (Sud), Benedetto Antelami, 1196, Baptistère de Parme

Dernier grand sculpteur roman d’Italie, Benedetto a indiqué son prénom et la date sur le Portail de la Vierge, un des trois portails qu’il a réalisés pour le baptistère de Parme. Le Portail de la Vie est le plus original par son thème – le Quatrième apologue du « Roman de Barlaam et Josaphat” , et le plus énigmatique par ses détails :

  • pourquoi ce redoublement du Soleil et de la Lune dans les quatre médaillons,
  • pourquoi cette dissymétrie côté Lune, où quatre petits personnages se casent dans les écoinçons ?

Avant de tenter de répondre à ces questions, plongeons-nous d’abord dans l’histoire.



Le premier texte latin du Quatrième apologue

Le tympan de Benedetto vient très tôt : avant la popularisation de l’histoire par la Légende Dorée de Jacques de Voragine, ou par le Speculum Historiale de Vincent de Beauvais. Plutôt que de partir de ces résumés postérieurs, j’ai préféré traduire le texte de 1048, connu par un unique manuscrit du XIVème siècle, conservé à Naples :

« Ainsi, ceux qui désirent sans cesse les plaisirs corporels, laissant leurs âmes souffrir de la faim et être humiliée de mille maux, j’estime qu’ils sont semblables à un homme fuyant devant une licorne furieuse et qui, ne pouvant supporter le son de sa voix et ses mugissement terribles, s’enfuit avec force pour ne pas être dévoré. Mais comme il courait vite, il tomba dans une fosse très profonde : englouti, en tendant la main, il attrapa un arbre et s’y cramponna fermement et, posant ses pieds sur quelque base, il lui sembla qu’il était maintenant en paix et en sécurité. C’est alors qu’il vit deux souris, l’une blanche et l’autre noire, qui rongeaient sans cesse la racine de l’arbre auquel il s’accrochait, et il ne leur restait plus qu’à finir de le couper . Regardant au fond du gouffre, il vit un dragon d’aspect terrible, crachant du feu et sifflant des flammes, avec une bouche affreuse qui attaquait pour l’avaler. Portant à nouveau son attention sur ce sur quoi étaient posés ses pieds, il vit quatre têtes d’aspic qui sortaient du mur. Et levant les yeux en haut, il vit du miel qui coulait peu à peu des branches de l’arbre. En voyant tout celà, il commença à se tourmenter de ce qui l’entourait : la terrible licorne à l’extérieur qui voulait le manger, le dragon prisonnier et d’autant plus amer qui, la bouche ouverte, était impatient de l’ingérer, l’arbre aussi auquel il se tenait, qu’il n’avait pas encore lâché mais qu’il lâcherait bientôt, puisque ses pieds allaient glisser de la base impossible sur laquelle ils s’appuyaient. Et néanmoins, oubliant tant de maux , il se désintéressa de lui-même et se changea les idées avec un peu de miel.

Voilà qui ressemble à ceux qui se sont laissés amollir par la séduction de la présente vie, ainsi que je vais te l’expliquer tout de suite. La licorne signifie la mort, qui poursuit et essaie toujours de saisir la nombreuse descendance d’Adam. La fosse est ce monde plein de pièges maléfiques et mortels. L’arbre que les deux souris ont rongé sans cesse, auquel nous nous sommes accrochés, est la mesure de la vie de chacun. C’est une institution de Dieu que nous, nous dilapidons et consommons au fil des heures du jour et de la nuit, en nous accoutumant petit à petit à nous en détacher. Les quatre aspics signifient les matériaux du corps humain, quatre Eléments fragiles et instables par lesquels ils tiennent leur état , et désordonné par les humeurs surabondantes et perturbantes du corps de l’homme, ce composé se dissout. Et dans tout cela, le dragon cruel et igné signifie le ventre de l’enfer, qui avale ceux qui font passer les délices du présent avant les biens futurs. Et le miel qui goutte montre la douceur des délices du monde, par laquelle ce séducteur empêche ses amis de préparer leur propre salut ». Chapitre XII, Hystoria Barlae et Josaphat, Manuscrit de Naples [2]


Un sujet condensé et repensé

Antelami 1296 Portail de la Vie Baptistere de Parme schema 1
Ce qui saute aux yeux dans la composition d’Antelami est que l’apologue proprement dit est concentré dans un tiers du tympan : quantitativement, on aurait pu tout aussi bien le baptiser « Portail du Soleil et de la Lune ».

Une deuxième particularité est l’élagage considérable du sujet : pas de licorne, qui est pourtant  l’élément déclencheur de l’épisode. Pas de détails spectaculaires, tels que le gouffre et les serpents. Tous les aspects négatifs se concentrent dans le dragon, puisque les souris ont été ennoblies en deux quadrupèdes (loups, chiens ?) dont il est difficile de dire qu’ils rongent le tronc de l’arbre.

Il suffit de comparer avec deux représentations byzantines antérieures [3] pour constater que le parti-pris d’Antelami est d’abandonner les éléments narratifs :

Hagiographie d'Euthymios Hagioreites 12eme Cambridge King College Cod 45 p 90Psautier Barberini, avant 1092, Vat ms Barb GR 372 fol 237v Psautier Barberini av 1092 Vat-ms-Barb-gr-372-fol-237vHagiographie d’Euthymios Hagioreites, 12ème siècle, Cambridge King College Cod 45 p 90

La licorne et les deux souris sont bien présentes, plus les quatre serpents dans le manuscrit de Cambridge. La représentation du miel tombant le long des branches n’était pas facile : le dessinateur du psautier Barberini y a renoncé, celui de Cambridge s’est contenté d’une coulée jaune.



Antelami 1200 ca Portail de la Vie Baptistere de Parme detail ruche
Antelami au contraire a développé à l’extrême ce détail, tout en s’éloignant du texte : il nous montre une grande ruche suspendue comme une lanterne, et barricadée  comme un coffre-fort, que l’homme regarde d’un air plus désespéré que joyeux, sans tenter d’y plonger la main : tout l’inverse d’un addict au miel.

On notera la manière astucieuse de représenter un détail difficile : la « base » sur laquelle s’appuient les pieds de l’homme est faite de deux branches coupées à ras, qui expriment sa situation précaire sans gêner la visibilité.

Les fruits et la ruche (SCOOP !)

Deux particularités de la composition (les fruits et la ruche) sont mentionnées, mais séparément, dans des récits postérieurs. Géza de Francovich ([3a], p 215) suppose qu’Antelami a trouvé ces détails dans une source commune, aujourd’hui disparue.

Je pense pour ma part qu’il s’agit là encore d’une surenchère graphique inventée par le sculpteur, pour illustrer le comble de l’absurdité de l’Homme : alors qu’il est au milieu de périls mortels, il ne pense qu’à manger mais en outre, ayant des fruits à portée de la main, il préfère la fourrer dans une ruche piquante.


L’expansion du couple Soleil-Lune

Le couple des luminaires n’apparaît dans aucune autre illustration de l’histoire de Barlaam, même au 13ème ou 14ème siècle où elles sont devenues très nombreuses [4]. Antelami est le seul à avoir eu l’idée de développer cette dialectique à partir d’un des sept symboles de l’apologue : les souris, qui représentent le jour et la nuit.

L’expansion des luminaires est telle qu’on est tenté de chercher dans le texte une justification supplémentaire. Il y a bien, dans la Légende Dorée, une autre mention du couple soleil / lune, mais beaucoup plus loin dans le texte :

« Certain roi venait de voir naître un fils lorsque les médecins lui dirent que si, pendant dix ans, l’enfant apercevait une seule fois le soleil ou la lune, il perdrait l’usage de ses yeux. Alors ce roi fit enfermer son fils, jusqu’à l’âge de dix ans, dans une grotte souterraine. » Légende dorée, Saints Barlaam et Josaphat CLXX [5]

Malheureusement, après vérification dans les deux versions disponibles à l’époque d’Antelami (le manuscrit de Naples et la « Vulgate »), le passage équivalent (Chapitre XXX) dit seulement « si pendant dix ans, il apercevait le soleil ou le feu« .

Le couple Soleil-Lune du tympan de la Vie repose donc uniquement sur les souris, que par ailleurs Antelami a choisi de ne pas représenter.


Aperçu de quelques oeuvres postérieures

En Italie, elle se comptent sur les doigts de la main, et sont décrites en détail dans l’article de Francesca Tagliatesta [1]. Voici les deux plus importantes, qui montrent bien la singularité de la composition d’Antelami.



Maitre des Bois , IVe Apologue , XIIIe s. Bas-relief provenant du portail sud de la cathedrale. , Museo del Duomo FerrareL’homme et la licorne, Maître des Bois , XIIIe s, Bas-relief provenant du portail sud de la cathedrale, Museo del Duomo, Ferrare.

La solution retenue ici est de placer la licorne en haut, ce qui suggère le gouffre. La précarité est exprimée par les deux moignons de branches, ainsi que par l’élasticité et le croisement des branches.


Cette licorne pourchasse les âmes des hommes

VNICORNIS ISTE INSEQUITUR ANIMAS HOMINUM

L’inscription du phylactère montre que l’artiste s’est intéressé à représenter la partie spectaculaire de l’apologue (la fuite et la chute) et non son discours moral : le miel des plaisirs, qui fait oublier la précarité de la vie.


Apologue de la licorne, Cristoforo di Bindoccio et Meo di Pero, 1350-75, Museo Civico Archeologico e d’Arte Sacra, AscianoApologue de la licorne, Cristoforo di Bindoccio et Meo di Pero, 1350-75, Museo Civico Archeologico e d’Arte Sacra, Asciano

Dans cette décoration civile pour un palais d’Asciano [6], tous les éléments narratifs sont là : l’artiste montre bien la main de l’homme qui rentre dans la ruche, et il a même rajouté deux nouveaux détails : son autre main qui tient une bourse (pour emporter le miel ?) et la main de Dieu qui lui fait la leçon. La licorne et le dragon, qui dans l’apologue sont dans le même camp négatif (la Mort et l’Enfer) sont ici répartis de part et d’autre de l’arbre, ce qui place implicitement la licorne du bon côté, dans le camp du Jour et de Dieu.


Psautier de Yolande de Soissons, Amiens 1280-99 Morgan-Library-ms-M-729-fol-354vPsautier de Yolande de Soissons, Amiens 1280-99, Morgan Library MS 729 fol 354v

Cette tendance à polariser le propos et à blanchir la licorne est particulièrement évidente dans cette composition bipartite : la licorne est presque dans le camp du Bien, moins menaçante, malgré sa corne pointée, que la gueule béante de l’Enfer. Le miel est remplacé par un fruit et tout le message désespérant de l’apologue est transposé en une sorte de péché perché, où l’on comprend que le gourmand ferait mieux de tomber du côté de la blanche licorne, symbole christique bien établi par ailleurs .


Tentative d’interprétation


Un coup d’oeil au portail de la Vierge

Avant de revenir au Portail de la Vie, il est utile de faire halte au portail qu’Antelami a signé de son nom, du côté opposé de l’édifice (pour une description détaillée des trois portails, voir l’article de Dorothy F Glass [7]).

Antelami 1196 Portail de la Vierge Baptistere de Parme schema1Portail de la Vierge (Nord), Antelami, 1196, Baptistère de Parme

Les montants latéraux sont décorés par deux arbres généalogiques :

  • à droite l’arbre des douze premiers descendants de Jessé, bien connu, cuminant avec la Vierge ;
  • à gauche, une invention d’Antelami : l’arbre des douze premiers descendants de Jacob, avec Moïse à son sommet.


Antelami 1196 Portail de la Vierge Baptistere de Parme montants

Deux autres arbres se développent discrètement sur les faces internes ([3a], p 197) :

  • à gauche un arbre de vie où les colombes peuvent se cacher, protégées par le coq qui veille.
  • à droite un habitué des bestiaires médiévaux, l’Arbre Peridexion, avec à sa base deux dragons qui attendent les colombes attirées par ses fruits.


Antelami 1196 Portail de la Vierge Baptistere de Parme detail
Enfin un cinquième arbre, autre rareté iconographique, parcourt l’archivolte au dessus du tympan. Il est composé de douze prophètes (Ancien Testament), chacun portant dans un médaillon l’Apôtre qui lui correspond (Nouveau Testament).

Ce programme arboricole éclaire la présence singulière de l’Apologue au tympan Sud : c’est moins l’histoire de Barlaam que son arbre (lui aussi planté au dessus d’un dragon), qui a motivé le choix de ce sujet inédit, afin de compléter par un sixième arbre les cinq du portail de la Vierge.


sb-line
Retour au portail de la Vie

antelami Battistero_di_parma,_portale_sud_02_leggenda_di_barlaam ensemble
Une piste d’interprétation, négligée jusqu’ici, est fournie par la présence, sur le linteau, de trois médaillons représentant de droite à gauche Saint Jean Baptiste, le Christ tenant un livre avec l’inscription EGO SUM ALPHA ET O(mega), et l’Agneau de Dieu.

Le tête-à-tête, de part d’autre du Christ, entre l’Agneau et le Baptiste, traduit évidemment la parole de ce dernier : « Ecce Agnus Mundi » (Jean 1,29). Mais elle crée également une similarité formelle avec les deux médaillons du Char du Soleil et du Char de la Lune, qui eux-aussi sont affrontés.

Cette association entre l’Agneau et le Soleil d’une part, Saint Jean-Baptiste et la Lune d’autre part, n’est pas fortuite, puisque ce dernier a, d’une certaine manière, reflété la lumière qui allait venir :

« Il n’était pas la lumière, mais il était venu pour rendre témoignage à celui qui était la lumière. » Jean 1, 8


Les deux médaillons côté Lune

Antelami 1200 ca Portail de la Vie Baptistere de Parme detail Lune
Dans le médaillon du bas, la Lune mène son attelage de deux boeufs, la main droite tenant un bâton et la main gauche le timon. Seul le boeuf du fond porte des cornes, sans doute en raison de la difficulté pratique de les ciseler au premier plan.

Dans le médaillon du haut, la Lune est représentée en demi-figure, brandissant de la droite une torche allumée, et avec au dessus d’elle une tête bovine.

L’opposition entre les deux médaillons est celle entre le mouvement et le repos, mais aussi entre l’obscurité et la lumière, puisque la torche allumée ne se trouve qu’en haut.


Les quatre figurines côté Lune (SCOOP !)

Ces figurines énigmatiques ont suscité beaucoup de commentaires ([3a], p 219). Notant que les deux personnages du haut soufflent dans un cor, certains y ont vu des Vents ou bien les quatre phases de la Lune , deux croissantes et deux décroissantes (cors vers le haut et cors vers le bas). Comme les deux du haut sont vêtus et les deux du bas nus, certains ont proposé d’y reconnaître les quatre Saisons (deux froides et deux chaudes) D’autres ont pensé aux quatre Eléments ou aux quatre vigiles de la Nuit. Un interprète astucieux a proposé que les deux sonneurs annoncent la Résurrection, tandis que les deux figurines armées de leviers, arrêtent la course de la Lune : mais pourquoi n’y en a-t-il pas pour arrêter le Soleil ?

L’étrange objet en forme de club que tiennent les deux personnages du bas est quelquefois interprété comme une torche retournée, ce qui pose la question de possibles influences mithraïques (les tauroctonies comportent le couple Soleil-Lune, ainsi qu’un couple de porteurs de torches, l’une vers le haut et l’autre vers le bas, voir cultes orientaux).

Ces rapprochements laborieux obscurcissent le problème et masquent le point crucial : vu la symétrie en miroir des personnages, les deux nus sont associés au médaillon de la Lune statique, et les deux vêtus à celui de la Lune en mouvement. L’objet que tiennent ces derniers est probablement un long cor à bout retourné, ancêtre des cromornes ou des alpenhorns : ce sont bien deux sonneurs, mais qui ne sonnent plus.

Les deux sonneurs du haut, auxquels la nudité confère un caractère sacré, sont en revanche deux hérauts qui annoncent l’éclairage de la torche lunaire.



Antelami 1200 ca Portail de la Vie Baptistere de Parme detail Lune schema
Cette idée d’annonce rend évidente la parenté avec la figure de Saint Jean Baptiste, faible lueur anticipant la grande lumière à venir. De la même manière que, dans le portail de la Vierge, chaque Prophète portait le médaillons d’un Apôtre, c’est ici le médaillon du bas portant celui du haut qui évoque l’Avant et l’Après :

  • avant, un mouvement incessant dans le silence et la nuit, telle la souris noire de l’apologue ;
  • après, une stase à la lueur de la torche et au son des cors,  lesquels détournent l’attention du personnage réfugié dans l’arbre et l’empêchent de goûter au miel.


Les deux médaillons côté Soleil

Antelami 1200 ca Portail de la Vie Baptistere de Parme detail soleil bas
Le médaillon du bas exprime la rapidité de la course, aiguillonnée par le fouet, le manteau et la queue flottant en arrière. L’étrange motif en forme de feuille, derrière la main droite tendue, est difficile à interpréter : c’est avant tout un artifice de sculpteur pour éviter des parties détachées.



Antelami 1200 ca Portail de la Vie Baptistere de Parme detail soleil haut
En haut Hélios tient par la bride, d’un seul doigt, le cheval stoppé net et encore écumant. Là encore, le parcours étrange de la bride passant par dessus la tête du cheval est un artifice de sculpteur.



Antelami 1200 ca Portail de la Vie Baptistere de Parme detail soleil
Cette opposition entre mouvement et repos développe un des thèmes de l’Apologue :

« L’arbre que les deux souris ont rongé sans cesse, auquel nous nous sommes accrochés, est la mesure de la vie de chacun. C’est une institution de Dieu que nous, nous dilapidons et consommons au fil des heures du jour et de la nuit ».

On pourrait dire, très simplement, que :

  • les deux luminaires en mouvement représentent, en bas, la rapidité de la vie terrestre,
  • les deux luminaires statiques, en haut, reprennent leur valeur classique d’attributs de l’Eternité.


La conception d’ensemble (SCOOP !)

Antelami 1196 Portail de la Vie Baptistere de Parme schema1
La figure divine, avec son inscription Alpha et Omega, suggère de lire la composition comme une série de débuts et de fins :

  • horizontalement, sur le linteau (flèche blanche) début et fin de la Vie du Christ, depuis son baptême  jusqu’à son sacrifice ;
  • verticalement, dans la partie « Luminaires » (flèches jaune et bleue), passage de la Succession des Jours et des Nuits à l’Eternité du Soleil et de la Lune ;
  • verticalement, dans la partie « Apologue » (flèche rouge), chute inéluctable de l’Homme, des délices du miel aux flammes de l’Enfer.

On remarquera l’opposition entre les deux flammes, celle infernale du dragon et celle, céleste mais faible, de la Lune. Cette dissymétrie de la composition, qui place les deux flammes du côté Nuit, comporte probablement un message d’espérance, qui permet de résoudre positivement l’apologue.


Antelami 1196 Portail de la Vie Baptistere de Parme schema2
Il suffit à l’homme de détourner son regard du miel pour voir apparaître, de l’autre côté de l’arbre, un « omega » de secours : la lumière et la nourriture véritables, celle du Soleil et de l’Agneau, que  désignent les index pointés du Seigneur et du Précurseur.


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Références :
[1] Francesca Tagliatesta « Les représentations iconographiques du IVe apologue de la légende de Barlaam et Josaphat dans le Moyen Âge italien » Arts Asiatiques, tome 64, 2009 https://www.academia.edu/938538/Les_repr%C3%A9sentations_iconographiques_du_IVe_apologue_de_la_l%C3%A9gende_de_Barlaam_et_Josaphat_dans_le_Moyen_%C3%82ge_italien
[2] José Martínez Gázquez « Hystoria Barlae et Josaphat: Bibl. Nacional de Nápoles VIII.B.10 », p 62
https://books.google.fr/books?id=6Q7znHyeBwgC&newbks=1&newbks_redir=0&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q=acutat&f=false
[3] Pour un aperçu de l’évolution des illustrations, aussi bien en Orient qu’en Occident, voir Cecily J. Hilsdale « Worldliness in Byzantium and Beyond: Reassessing the Visual Networks of Barlaam and Ioasaph » The Medieval Globe, Volume 3, Issue 2, 2017, pp. 57-96 https://www.google.com/url?sa=i&url=https%3A%2F%2Fmuse.jhu.edu%2Farticle%2F758486%2Fpdf&psig=AOvVaw07O62vJSsTTtPgwbfxUra-&ust=1668070711860000&source=images&cd=vfe&ved=0CA0QjhxqFwoTCKiC–_doPsCFQAAAAAdAAAAABAD
[3a] Géza de Francovich, « Benedetto Antelami: architetto e scultore, e l’arte del suo tempo » 1952
[7] Dorothy F Glass « The Sculpture of the Baptistery at Parma: Context and Meaning, » Mitteilungen des Kunsthistorischen Institutes in Florenz 57/3 (2015): 255-91. https://www.academia.edu/23007402/_The_Sculpture_of_the_Baptistery_at_Parma_Context_and_Meaning_Mitteilungen_des_Kunsthistorischen_Institutes_in_Florenz_57_3_2015_255_91

Le Soleil et la Lune à la chapelle de Perse

23 septembre 2022

Comment la non-inversion du Soleil et de la Lune donne la clé d’une iconographie méconnue.

Article précédent : Lune-soleil : autres thèmes

La Chapelle Saint Hilarian-Sainte Foy de Perse

 

Perse photo guy-lerdungPhoto Guy Lerdung Perse facade occidentale

Bâtie sur un promontoire au dessus du ruisseau de Perse, l’église paroissiale de l’ancien village d’Espalion n’a pas d’ouverture côté Ouest, là où se trouve habituellement le grand portail. L’entrée se fait par deux ouvertures latérales côté Sud, une grande dans la nef et une petit à l’extrémité du transept. . Cet accès latéral a été contraint par la topographie du terrain : l’église est construite au bout et au bord d’un promontoire et l’ancien village d’Espalion, dont rien n’a été conservé, ne pouvait se trouver qu’au Sud.


En aparté : Mission des Apôtres ou Pentecôte :

 

La Mission des Apôtres

Il s’agit de l’apparition du Christ  ressuscité à onze apôtres (Judas s’étant suicidé). L’épisode est relaté par les quatre Evangélistes.

  • Luc 24,33-48 place l’épisode juste après l’apparition du Christ ressuscité aux Pèlerins d’Emmaüs, et le situe à Jérusalem. Pour prouver sa Résurrection, Jésus montre ses plaies et mange du poisson et du miel.
  • Marc 16,14-19 dit seulement que les onze étaient à table, et conclut l’épisode par l’Ascension du Christ à la droite de Dieu.
  • Mathieu 28,16-20 situe la scène sur une montagne de Galilée, et arrête là son Evangile.
  • Jean 20, 19-23 place la scène juste après l’apparition de Jésus à Marie de Magdala, dans le Cénacle aux portes fermées.

On constate que l’épisode ne comporte aucun élément surnaturel (mis à part chez Jean la traversée des portes fermées) et qu’aucun évangéliste ne mentionne la présence de Marie. Il est très rarement représenté.


Vezelay portail Nord Mission des apotresMission des Apôtres, 1120-40, Portail Nord, Vézelay

Un des seuls exemples pratiquement assuré, après d’intenses controverses [1], est ce tympan où le registre inférieur relate, en trois cases, l’épisode des Pèlerins d’Emmaüs. Au dessus, le Christ se tient debout entre onze disciples (cinq à sa droite, six à sa gauche).


Triclinim Leoninum, vers 799, Basilique Saint Jean de Latran, Rome

Le seul autre exemple avéré de représentation de l’épisode est cette mosaïque très restaurée, avec onze apôtres.


La Pentecôte

Cet autre épisode n’est quant à lui raconté que dans les Actes des Apôtres et concerne cent vingt disciples (dont les Douze) réunis dans le Cénacle.

« Le jour de la Pentecôte, ils étaient tous ensemble dans le même lieu. Tout à coup il vint du ciel un bruit comme celui d’un vent impétueux, et il remplit toute la maison où ils étaient assis. Des langues, semblables à des langues de feu, leur apparurent, séparées les unes des autres, et se posèrent sur chacun d’eux. Et ils furent tous remplis du Saint Esprit, et se mirent à parler en d’autres langues, selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer. » ( Actes 2:1-4)


Vezelay-portail-central PentecotePentecôte, 1120-40, Portail central, Vézelay

On compte bien six rayons descendant vers les six disciples de gauche , et il en était de même pour les six disciples de droite. La présence du Christ comme source de cette lumière ne suit pas la lettre du texte, mais son esprit : en effet, lors de la Mission aux Apôtres, le Christ avait annoncé :

« Et voici, j’enverrai sur vous ce que mon Père a promis; mais vous, restez dans la ville jusqu’à ce que vous soyez revêtus de la puissance d’en haut. » Luc 24,49

Mis à part les douze rayons, l’autre élément surnaturel est les deux nuées qui apparaissent au dessus du Christ. Dans une lecture Apocalyptique, F.Salet y voit à gauche les eaux qui sortent du Trône de Christ et à droite les feuillages de l’Arbre de Vie. M.Angheben [2] pense que les deux représentent des feuillages, la partie gauche étant juste dégrossie et la partie droite incomplètement terminée.


Pentecote, miniature des Evangiles de Rabula, fin VIeme Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 16v, .Pentecôte, miniature des Evangiles de Rabula, fin VIème siècle, Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 16v

Très tôt s’est imposée la présence de Marie au centre des Douze, bien que cette présence ne soit pas précisée dans le texte des Actes des Apôtres.


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Le portail de Perse

Espalion_église_Perse_portail_tympan soleil-lune

Le portail se compose :

  • d’un tympan illustrant la Pentecôte : d’un nuage trinitaire descendent vers les apôtres dix langues de feu, et la colombe vers la Vierge [3] ;
  • d’un linteau présentant l’Enfer, le Paradis et une balance entre les deux, dans lequel la plupart des commentateurs reconnaissent un Jugement dernier mal fagoté.

Le portail comportait également un trumeau qui a disparu, d’où l’encoche au centre du linteau.

L’ensemble présente deux grands problèmes iconographiques qui ont dérouté les commentateurs :

  • la présence du Soleil et de la Lune dans une Pentecôte, qui est un unicum ;
  • la disposition Enfer-Paradis, contraire à tous les Jugements derniers.


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La Soleil et la Lune dans la Pentecôte

conques_tympan_jugement_dernier_christ_croix coloriseTympan de Conques (détail)

Pour Jean-Claude Fau, la présence tout à fait unique du Soleil et de la Lune dans une scène de la Pentecôte prouve que l’artiste a voulu copier le tympan de Conques.


Espalion_Eglise de Perse Vierge LazareVierge au dessus du portail Sud du transept, Chapelle de Perse

Il y a bien à Perse un Soleil et une Lune qui s’inspirent du tympan de Conques ; il s’agit des deux symboles au dessus de la très belle Vierge à L’Enfant qui surplombe le second portail, avec son Soleil rayonnant et sa Lune en forme de demi-cercle posé sur une mer de nuages.


Espalion_église_Perse_portail_tympan soleil-luneTympan de Perse (détail)

Dans le portail principal, en revanche, les personnifications du Soleil et de la Lune sont très différentes de celles du tympan de Conques.


Reliquaire du pape Pascal II vers 1075-1100 tresor de conques
Reliquaire du pape Pascal II, vers 1075-1100, Trésor de Conques

L’artiste de Perse n’a pas non plus pris pour modèle cette autre personnification présente à Conques, où les deux luminaires se cachent dans un voile en signe de douleur et d’éclipse.

 


Sarcophage avec Helios et Selene, 3ème siècle, Musée national des Thermes, Rome
Diptyque byzantin 550 ca Bode Museum BerlinDiptyque byzantin, vers 550, Bode Museum, Berlin.

Il est en fait revenu à une iconographie qui remonte à l’époque romaine : représenter le Soleil avec une couronne rayonnante et un fouet, la Lune avec un croissant sur le front et une torche.

 


Psautier de Stuttgart Psaume 148 vers 820, Wurttembergische Landesbibliothek. Cod.bibl.fol.23 fol 162rPsautier de Stuttgart, Psaume 148, vers 820, Wurttembergische Landesbibliothek. Cod.bibl.fol.23 fol 162r Crucifixion 870 ca Munich Bayerisches Nationalmuseum, Inventar-Nr. MA 160Crucifixion (détail), vers 870, Münich, Bayerisches Nationalmuseum (N° MA 160)

A l’époque carolingienne, on oublie le fouet (héritage du char d’Hélios, voir 3 Le globe solaire) et on symétrise les deux bustes, avec quelquefois une torche plus petite pour la Lune


1100 ca Tapisserie Cathedrale de Gerone detail division des eauxLe Quatrième Jour (détail), Tapisserie Cathédrale de Gérone, vers 1000 Lisbjerg Altar debut XIIeme National Museum of CopenhagenAutel de Lisbjerg (détail), début XIIème, National Museum, Copenhague

Le motif perdure dans l’art roman, mais les torches sont en général identiques. Tout se passe comme si l’artiste de Perse avait, pour remplir les deux écoinçons, recopié un vieux manuscrit en rajoutant, de son cru, l’idée des torches inégales.

Quant à la raison de l’ajout des deux luminaires, on la trouve certainement dans la suite du texte décrivant la Pentecôte. Après que les Apôtres se soient mis à parler en plusieurs langues, la foule s’étonne ou se moque, pensant qu’ils sont simplement ivres. Pierre prend alors la parole et cite le prophète Joël (Joël 2-30) :

« Oui, sur mes serviteurs et sur mes servantes, Dans ces jours-là, je répandrai de mon Esprit; et ils prophétiseront. Je ferai paraître des prodiges en haut dans le ciel et des miracles en bas sur la terre, Du sang, du feu, et une vapeur de fumée; Le soleil se changera en ténèbres, Et la lune en sang, Avant l’arrivée du jour du Seigneur, De ce jour grand et glorieux. Alors quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé. «  Actes 2:18-21

Bien qu’aucun autre artiste ne l’ait jamais exploité, il y a donc bien un texte qui justifie la présence du Soleil et de la Lune dans la scène de la Pentecôte, et ce texte celui qui justifie aussi leur présence dans les Crucifixions (voir – 1) introduction).

Derrière la maladresse de l’exécution, la présence des deux luminaires, qui plus est avec des torches inégales, révèle un commanditaire raffiné.


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L’Enfer à gauche

Tympan de Conques ColoriseTympan de Conques

Dans l’iconographie immuable du Jugement Dernier, dont l’exemple le plus achevé est le tympan de Conques, à quelques kilomètres de Perse, le Christ se situe au centre, dominant à dextre (à gauche pour le spectateur) les Elus, à senestre les Damnés.


Daroca-Puerta-del-Perdon-Colegiata 1350-1400Christ de l’Apocalypse et Résurrection des Morts
Porte du Pardon, 1350-1400, Collégiale de Daroca (Aragon) 

La seule exception connue est ce tympan, élargi au XVème siècle par des éléments en plâtre (tout ce qui est en dehors du demi-disque interne et des six tombeaux [3a]). Il a été conçu pour la façade occidentale de l’ancienne église romane. L’inversion, qui avait pour but de placer le soleil côté Sud, a été facilitée ici par l’absence de tout élément polarisant : pas d’Elus ni de Damnés, et surtout pas de croix centrale imposant le placement conventionnel des luminaires.


Espalion_église_Perse_portail_linteau

A Perse, le Christ ne se trouve ni au centre ni en position dominante, mais à l‘extrémité droite du linteau, ce qui est constitue un unicum iconographique. Et le Diable, en pendant, se trouve à l’extrémité gauche

L’explication vient rapidement à l’esprit : il s’agit d’une composition incluse non pas dans la façade occidentale, comme à Conques, mais dans la façade méridionale, donc avec l’Orient à droite : il était bien sûr inconcevable de placer l’Enfer du côté du Soleil levant. D’où l’inversion Enfer / Paradis.

De plus, lire le linteau de gauche à droite, de l’Enfer au Paradis, prépare le parcours vers le choeur que va effectuer le fidèle , sitôt qu’il aura descendu l’escalier.


Psychostasie San_Miguel_de_Biota tympan Sud vers 1200Psychostasie, vers 1200, Tympan Sud, San Miguel de Biota (Aragon)

Cette cause topographique nous est confirmée par cet autre portail Sud, où la pesée des Ames positionne également l’Enfer à gauche.

Ce qui est étonnant à Perse, ce n’est pas tant que l’Enfer se trouve à gauche, mais que l’artiste n’ait pas osé propager l’inversion au couple Lune-Soleil : ce à quoi les Romains avaient quant à eux consenti, sur le fronton Sud du temple de Jupiter Capitolin (voir dans l’art gréco-romain), pour la même question d’orientation.


Porte des Morts, Cathédrale de Saint Pons de Thomières

L’architecte de Saint Pons de Thomières n’a pas eu à se poser la question, puisque l’ordre conventionnel Soleil-Lune convient parfaitement à un portail situé au Nord (le choeur de l’église est à gauche).



Espalion_église_Perse_portail_tympan schema 1
Au portail Sud de Perse, respecter l’ordre conventionnel Soleil-Lune posait un problème, qui n’a pas dû être jugé si grave.  Le paradoxe est que le tympan contrarie l’orientation Ouest-Est, qui concerne directement le couple Soleil/Lune, alors que le linteau s’y adapte pour le couple Diable/Dieu, qui n’est qu’indirectement concerné.

Lire en un seul tout la partie tympan et la partie linteau amène à la conclusion sacrilège que Satan est du côté du Soleil et le Seigneur du côté de la Lune. Cette discordance majeure laisse ouverte bien des hypothèses sur l’emplacement original du portail, certains indices architecturaux suggérant qu’il a pu être remonté ou déplacé [4]. Il est clair en tout cas qu’il n’a pas fait l’objet d’une conception globale comme celui de Conques, et qu’il est vain d’essayer de relier ses trois registres au Ciel, à la Terre et au monde souterrain.

Le tympan est dédié à un premier thème rare, celui de la Pentecôte ; et le linteau à un second thème tout aussi rare, qu’il est temps maintenant de présenter.


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La parabole de Lazare et le Mauvais Riche

Cette interprétation du linteau a été proposée dès 1971 par Jacques Bousquet ([5] note 143 p 875), rejoint ensuite par Jean-Claude Fau [6]. Cependant, pour Nelly Pousthome-Dalle ([4], p 271) « aucun élément ne confirme cette interprétation ».

L’histoire fait l’objet d’une assez longue Parabole dans l’Evangile de Luc :

« Il y avait un homme riche, qui était vêtu de pourpre et de fin lin, et qui chaque jour menait joyeuse et brillante vie. Un pauvre, nommé Lazare, était couché à sa porte, couvert d’ulcères, et désireux de se rassasier des miettes qui tombaient de la table du riche ; et même les chiens venaient encore lécher ses ulcères. Le pauvre mourut, et il fut porté par les anges dans le sein d’Abraham. Le riche mourut aussi, et il fut enseveli. Dans le séjour des morts, il leva les yeux ; et, tandis qu’il était en proie aux tourments, il vit de loin Abraham, et Lazare dans son sein. Il s’écria : « Père Abraham, aie pitié de moi, et envoie Lazare, pour qu’il trempe le bout de son doigt dans l’eau et me rafraîchisse la langue ; car je souffre cruellement dans cette flamme. » Abraham répondit : « Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant ta vie, et que Lazare a eu les maux pendant la sienne ; maintenant il est ici consolé, et toi, tu souffres. » « D’ailleurs, il y a entre nous et vous un grand abîme, afin que ceux qui voudraient passer d’ici vers vous, ou de là vers nous, ne puissent le faire. »Le riche dit: Je te prie donc, père Abraham, d’envoyer Lazare dans la maison de mon père; car j’ai cinq frères. C’est pour qu’il leur atteste ces choses, afin qu’ils ne viennent pas aussi dans ce lieu de tourments. » Luc 16, 19-28

Depuis Tertullien [7], les théologien ont toujours relié cette histoire au thème du Jugement dernier. La question du « grand abîme » impossible à franchir est un point épineux, puisque contradictoire avec la notion de Purgatoire, cette zone tampon entre l’Enfer et le Ciel.


L’iconographie de la parabole du Mauvais Riche

Le traitement le plus abouti du thème se trouve au portail de Moissac, que je laisse de côté car trop éloigné de la modeste interprétation rouergate.


Mauvais riche Vezelay Chapiteau Festin du Riche Lazare mendiantLazare mendiant et le Festin du Riche, Vézelay (photo [8])

A Vézelay, l’histoire se développe sur les trois faces de deux chapiteaux. Pour le premier :

  • Lazare à la porte, les deux mains sur son bâton de vagabond, la bouche béante, les plaies léchées par les chiens ;
  • le riche faisant bombance entre deux femmes, donnant son doigt à lécher à celle de droite, pour bien souligner sa future punition ;
  • sur la troisième face, un serviteur amène de la boisson, nouvelle ironie sur la soif.


Mauvais riche Vezelay Chapiteau Mort du Riche Lazare montant au cielLazare montant au Ciel, la Mort du Riche (photo [8])

Les trois faces du second chapiteau établissent des parallèles avec celles du premier :

  • à la place de Lazare à la porte, la petite âme de Lazare enlevée dans une mandorle par des anges ;
  • à la place de la table du festin, le lit de mort au dessus duquel les deux femmes se lamentent, tandis que des démons emportent l’âme du riche, l’un la poussant et l’autre la tirant avec une griffe en y grec ;
  • à la place du pourvoyeur de boisson, Abraham au Paradis portant Lazare dans son sein.


Mauvais riche B Eglise St Andre Besse modele 3D Dominique AlliosEglise St André, Besse (modèle 3D Dominique Allios [9])

A Besse, le sujet est traité sur les quatre faces d’un seul chapiteau :

  • le festin du Riche et Lazare mendiant, précédé par une grande colombe et suivi par un ange ;



Mauvais riche Eglise St Andre Besse modele 3D Dominique Allios

  • l’emport parallèle des deux âmes par les anges et par les démons, illustrant bien la simultanéité exprimée par le texte :

« Le pauvre mourut, et il fut porté par les anges dans le sein d’Abraham. Le riche mourut aussi, et il fut enseveli. « 


Mauvais riche Autun Cathedrale Saint LazareLazare et le Mauvais riche, Cathédrale Saint Lazare, Autun

A Autun seule a été retenue la scène du festin, avec Lazare à gauche, muni de son bâton caractéristique en forme de T.


Mauvais riche A abbaye St Pierre du Viegeois CorrezeFestin du Riche (photo structurae.com) Mauvais riche C abbaye St Pierre du Viegeois Correze photo structurae.comLazare au Paradis, le Riche en Enfer (photo limousin-medieval.com [10])

Abbaye St Pierre du Viégeois, Corrèze

A St Pierre du Viégeois, l’histoire se développe sur trois chapiteaux consécutifs, dont voici le premier et le troisième.


Mauvais riche B abbaye St Pierre du Viegeois Correze photo structurae.com
Mort de Lazare et du Riche, Abbaye St Pierre du Viégeois, Corrèze (photo structurae.com)

Le deuxième chapiteau montre les deux morts simultanées : un ange et un démon (aujourd’hui cassés) extraient l’âme de Lazare debout, et celle du riche étendu sur son lit en pente, avec la tête tragique de sa femme à son côté.


Mauvais riche mort Porche cote Nord Lagrauliere photo limousin-medievalLa Mort du Mauvais Riche, Côté Nord du porche de l’église de Lagraulière, Corrèze (photo photo limousin-medieval.com [10])

Ce bas-relief corrézien présente lui-aussi un lit en pente, et un personnage affligé, malheureusement très abîmé, à côté de la tête du défunt. L’innovation est ici l’ange à la balance, descendu de la Jérusalem Céleste pour peser l’âme du défunt.



Mauvais riche Porche cote Nord Lagrauliere detail ange photo limousin-medievalLe plateau le plus bas contient l’âme du riche, un petit visage dont ne sont restés que les deux trous de trépan pour les yeux.


Mauvais riche punition Porche cote Sud Lagrauliere photo limousin-medievalLa Punition du Riche, Côté Sud du Porche de l’église de Lagraulière, Corrèze (photo photo limousin-medieval.com [11])

La punition du Riche (ou de l’Avare) est montrée de l’autre côté du porche, où elle vient compléter une autre histoire, celle de Tobie portant son poisson, à cause de la malédiction contre les riches qu’elle contient :

« Mieux vaut la prière avec le jeûne, et l’aumône avec la justice, que la richesse avec l’iniquité. Mieux vaut pratiquer l’aumône, que thésauriser de l’or. L’aumône sauve de la mort et elle purifie de tout péché. » Tobie 12, 8-9


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Le linteau de Perse

Espalion_église_Perse_portail_linteau schema
Le linteau de Perse est basé sur la symétrie entre les deux morts :

  • au centre gauche, la mort du Riche : un démon (2) muni d’une griffe en Y tire le lit vers lui, un autre (3) jette avec la même griffe l’âme du riche dans la bouche de l’Enfer ;
  • au centre droit, la mort de Lazare : un ange (2) récupère dans un linge l’âme qui sort de sa tête, tandis qu’un autre (3) l’attend au seuil du Paradis ;
  • de part et d’autre, les deux maîtres de l’Enfer et du Paradis, Satan et Dieu, chacun dans son Tétramorphe.

La gueule d’Enfer, figuration courante, n’a pas forcément été imitée du tympan de Conques : elle sert ici à illustrer le « grand abîme » dont parle la Parabole.

Hypothétiquement, les cinq formes ovoïdes très érodées (en violet), en dessous de l’envol sont peut être les têtes des cinq frères du Riche, encore sur Terre.



Espalion_église_Perse_portail_linteau centre
L’interprétation de la scène centrale, très abîmée, reste largement hypothétique. Dans la tête grimaçante maladroitement située sous le fléau de la balance, je pense qu’il faut reconnaître la Femme du riche, élément incontournable de l’iconographie.

Les deux plateaux dissymétriques pèsent les deux âmes simultanément : celle du Riche, à gauche, est déposée dans un plateau vu de profil par un démon à face de chat (1) ; celle de droite, vue de face, contient une croix qui illustre la piété de Lazare.

Les gestes de l’ange de droite (1) sont difficilement lisibles : de la main droite, il manipule avec des pinces un tissu qui destiné à envelopper l’âme de Lazare : extrême précaution qui contraste avec les griffes des diables. De la main gauche il semble soutenir un objet indéchiffrable qui sort des nuées (en bleu ciel) : le linteau de Perse garde sa part de mystère.


L’homme de la voussure

Espalion_Eglise de Perse Vierge LazareUn autre élément mystérieux est l’homme qui figure à gauche, sur la voussure externe, en compagnie des archanges Gabriel et Raphaël sur cette même voussure.



Espalion_Eglise de Perse Vierge LazareLa tradition locale y voit Charles Martel, à cause de la forme en marteau de l’objet qu’il tient. Par analogie avec le tympan de Conques, Louis Saltet ([12] , p 84) y a reconnu Charlemagne, au motif supplémentaire que Saint Hilarian, un des deux patrons de l’église, aurait été son chapelain.


 

Portail de Moissac detail 2eme voussure gauche Portail de Moissac detail 2eme voussure droite

Portail de Moissac, deuxième voussure

Jacques Bousquet ([5], note 149 p 876) a suggéré qu’il s’agisse tout simplement du sculpteur contemplant son oeuvre, comme c’est le cas à Moissac dans les deux figurines de part et d’autre du tympan (le maître et un ouvrier ? [13] ) en bas de la deuxième voussure.

L’identification du thème du linteau ouvre une autre possibilité : il pourrait s’agir de Lazare au Ciel en compagnie des deux archanges, magnifié par un habit royal mais ayant gardé, pour trace de son passage douloureux sur terre, son bâton caractéristique de mendiant.



Espalion_Eglise de Perse Vierge et Rois Mages
Ceci pourrait justifier, par association d’idée entre le vagabond magnifié et les Rois pèlerins, la présence inexpliquée, juste au dessus, du bas-relief des Rois Mages devant une Vierge à l’Enfant (copie médiocre de celle du second portail).


Conques et Perse

La reconnaissance de deux thèmes distincts pour le portail de Perse diminue largement l’intérêt de la comparaison avec la grande théophanie de Conques, et la question des influences mutuelles (le Prieuré de Perse était possession de Conques depuis 1060). Tout au plus peut-on dire que le thème du Mauvais Riche et de Lazare constituait une solution alternative pour qui voulait traiter, à l’économie, la question du Jugement Dernier. Et que Lazare, pauvre mendiant récompensé au Ciel, constituait une figure exemplaire pour les pèlerins sur le Chemin de Saint Jacques.



Article suivant : Le Soleil et la Lune dans le tympan de Parme.

Références :
[1] Pour une synthèse de la controverse, voir Francis Salet « Le tympan de Vézelay » Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France Année 1950 pp. 62-69 https://www.persee.fr/doc/bsnaf_0081-1181_1950_num_1945_1_4069
[2] Marcel Angheben « Apocalypse XXI-XXII et l’iconographie du portail central de la nef de Vézelay » Cahiers de Civilisation Médiévale Année 1998 41-163 pp. 209-240 https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1998_num_41_163_2723
[3] A cause des dix apôtres, P.Séguret voit dans la scène la Mission des Apôtres telle que racontée par Jean, plutôt que la Pentecôte : https://www.art-roman-conques.fr/perse.html
Cependant, dix n’est pas onze, et la présence de la Vierge et des langues de feu signent indubitablement la Pentecôte. Le nombre des Apôtres peut varier selon la place disponible et l’adresse du dessinateur. Voici par exemple une Pentecôte à neuf Apôtres :
Pentecote Missel anglais 1310-20 Bibl Nationale du Pays de Galles
Pentecôte, Missel anglais, 1310-20, Bibl. Nationale du Pays de Galles
[3a] Lacarra Ducay, Mª. del Carmen (2002): La Puerta del Perdón. DAroca, Ayuntamiento http://www.daroca.info/Programas/descargas/Programa2002.pdf 
[4] Nelly Pousthome-Dalle, Perse (commune d’Espalion), église Saint-Hilarian-Sainte-Foy, p. 263-277, dans Congrès archéologique de France, 167e session, Monuments de l’Aveyron, 2009
[5] Jacques Bousquet, « La sculpture à Conques au XIème-XIIème siècle », thèse de doctorat, 1971, édition Lille 1973
[6] Jean-Claude Fau, Rouergue Roman, 1990, p 264
[7] Tertullien – Œuvres complètes, traduction Genoud, 1852, tome 2, p 240 https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Tertullien_-_%C5%92uvres_compl%C3%A8tes,_traduction_Genoud,_1852,_tome_2.djvu/240
[12] Louis Saltet, Perse et Conques. – Rapports entre deux portails voisins du XIIe siècle, dans Bulletin de la Société archéologique du Midi de la France, 1917-1921, p. 72-92 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k54954894/f112.item.zoom
[13] Marguerite Vidal, « Le tympan de Moissac », Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, Nº. 2, 1971, p 89-97