L'artiste se cache dans l'oeuvre
  • 1 Oeuvres
  • 2 Iconographie
  • 3 Thèmes
  • 4 Dürer
  • 5 Jacques Bousquet
  • 6 Jean Wirth
  • Nouveautés

Lune-soleil : Crucifixion 3) en Occident

31 décembre 2022
Comments (1)

La relative fréquence des inversions dans le monde occidental permet de les regrouper selon une typologie originale : celles qui dépendent du contexte graphique, celles qui sont liées à une iconographie spécifique (intention apocalyptique, présence du centurion), et enfin les cas particuliers (fausses inverLsions, erreurs manifestes, inversions sporadiques). Pour les inversions liées à l’insertion dans un édifice, voir Les inversions topographiques (SCOOP).

Article précédent : Lune-soleil : Crucifixion 2) en Orient

Une inversion carolingienne exceptionnelle

Crucifixion caroligienne Reims 860-870 VandA860-870, Ecole de Reims, Victoria and Albert Museum Ivoire carolingien Crucifixion 870-80 Bargello inv 32 Carrand870-80, Florence, Bargello inv 32 (collection Carrand)

De toutes les Crucifixions sur ivoire carolingiennes, celle de Florence est la seule à présenter une inversion Lune / Soleil.

Ces ivoires de très haut niveau technique utilisent des procédés rares pour accentuer le relief :

  • débordement sur le cadre du Soleil et de la Lune en haut, des ailes des anges sur les côtés, de la queue du serpent en bas ;
  • enfilade des couples d’anges en haut, des couples de morts sortant du tombeau en bas.

La seconde plaque présente, en outre, trois originalités iconographiques :

  • Longin, le porteur de lance, est vu de dos ;
  • l’Eglise et la Synagogue sont en mouvement vers la droite, l’une vers le Christ dont elle vient recueillir le sang dans son calice, et l’autre vers l’extérieur [49] ; c’est le seul exemple carolingien où ces deux personnifications féminines ne sont pas symétriques par rapport à la croix : en général, elles s’introduisent entre le couple externe (la Vierge et Saint Jean) et le couple interne (Longin et Stéphaton) ;
  • la Lune et le Soleil sont inversés.

Le retournement de Longin, qui apparaît sporadiquement, correspond probablement ici à un simple souci de variété, dans une réalisation de haut niveau (voir 3 Les figure come fratelli : autres cas). En revanche, le caractère unique des deux autres anomalies suggère qu’elles sont corrélées, au service d’une même intention symbolique.




Le glissement vers la droite de l’Eglise et de la Synagogue (en jaune) a pour conséquence majeure de modifier les appariements habituels : Saint Jean ne se trouve plus associé avec la Vierge, mais avec l’Eglise : de la même manière que le Soleil transmet sa lumière à la Lune, Saint Jean transmet à l’Eglise la lumière de son Evangile (flèches blanches). Rappelons qu’il est le seul Evangéliste à avoir été directement inspiré par la lumière de l’Esprit Saint, tandis que les trois premiers retranscrivent respectivement les paroles du Christ, de Saint Pierre et de Saint Paul ( [49a], p 202, note 38)

Cette rupture spectaculaire des symétries habituelles en fait apparaître une autre, inédite, entre les deux petits personnages féminins qui s’éclipsent, et les deux personnages principaux du premier plan :

  • Marie, la « mère » de Jean, s’efface derrière l’Eglise ;
  • la Synagogue, la « mère » de l’Eglise, cède sa place à l’Evangéliste.

Cette réorganisation unique aurait donc pour but d’illustrer ces relations de maternité croisées (flèches vertes), ainsi que la transmission de la lumière de l’Evangéliste à l’Eglise (flèches blanches).


Les inversions contextuelles (SCOOP !)

 

Certaines inversions s’expliquent par l’insertion de la Crucifixion dans le contexte environnant. C’est le cas de trois pièces d’orfèvrerie particulièrement sophistiquées, où la composition d’ensemble obéit à des considérations symboliques.

Les autels portatifs de maitre Eilbertus

1150 maitre Eilbertus tresor des Guelfes Kunstgewerbemuseeum BerlinAutel portatif du Trésor des Guelfes, Maître Eilbertus, 1150, Kunstgewerbemuseeum, Berlin

Dans le coin supérieur droit de cet autel portatif, une Crucifixion avec le soleil et la lune surmonte la scène des Saintes femmes au tombeau.


1160 maitre Eilbertus Autel portable de St mauritius Sankt Servatius Schatzkammer, SiegburgAutel portatif de St Maurice
Maître Eilbertus, 1160, Sankt Servatius Schatzkammer, Siegburg [49c]

Dans cet autre autel portatif un peu postérieur, la scène de l’Ascension remplace la Crucifixion, avec une grande étoile et une petite dans l’ordre normal des luminaires. La Crucifixion quant à elle est passé dans la colonne de gauche, avec inversion des deux astres : difficile de plaider l’erreur, puisque l’atelier est le même. Par ailleurs, la scène des Saintes Femmes est également inversée, bien qu’elle soit restée au même emplacement, dans la colonne de droite.


Une cause commune (SCOOP !)

Je pense qu’une cause commune explique ces deux inversions : on notera que les apôtres, au lieu d’entourer la partie centrale, sont répartis en deux rangées sur les bords supérieur et inférieur : de ce fait, les deux scènes latérales sont directement en contact avec cette partie centrale, la zone sacrée où s’effectue la Transsubstantiation.

Dans la Crucifixion, l’absence des deux larrons fait que la position des astres importe peu : le soleil placé à la gauche du Christ visible et mort se trouve en fait en position d’honneur par rapport au Christ invisible et vivant qui ressuscite au centre à chaque messe.

De même , dans la scène des Saintes Femmes au tombeau, l’inversion de la position de l’ange permet de le placer au plus près de Celui qu’il sert, le Christ Vivant et non le tombeau vide.


sb-line

Quatre plaques émaillées isolées (SCOOP !)

sb-line

orfevrerie Emaux provenant de St Donatien de Bruges Bruxelles MRAH inv 32Plaque émaillée provenant de St Donatien de Bruges, 1175-90, Bruxelles, MRAH inv 32

Les trois scènes présentent chacune la même symétrie autour d’une figure centrale, et sont conçues pour être lues en séquence :

  • Jésus flagellé entre Pilate et les soldats,
  • Jésus crucifié entre Marie et Saint Jean,
  • Jésus absent entre l’ange et les saintes femmes.

Dans la Crucifixion :

  • la Lune vient de gauche, de la scène qui synthétise la collusion des Juifs et des Païens contre le Christ, dans le monde obscur de l’Ancien Testament ;
  • le Soleil vient de droite, répercutant dans la scène de la mort le flash lumineux de la Résurrection.

Mais il y a plus.


orfevrerie Emaux provenant de St Donatien de Bruges Bruxelles MRAH inv 32 schema
Cette reconstruction place les quatre plaques, acquises simultanément par le musée, dans une continuité chronologique qui suggère que la composition est complète [50]. On constate néanmoins une interversion entre les scènes 2 et 3 (qui ne sont racontées que dans l’Evangile de Jean) : le Lavement des Pieds (Jean 13, 1-20) précède la Cène, représentée ici d’une manière rare : l’instant précis où Jésus dénonce Judas en lui donnant du pain trempé dans l’eau (Jean 13,26). Cette légère entorse à la chronologie montre que la composition obéit aussi à des considérations symboliques.

Les symétries d’ensemble confirment la reconstruction :

  • mise en correspondance symbolique des deux scènes centrales (flèche grise) : la Cène (pain et vin) préfigure la Crucifixion (chair et sang) ;
  • mise en opposition des trois scènes latérales (flèches bleus), où le Christ apparaît tantôt en situation d’infériorité (en blanc), tantôt de triomphe (en jaune).

En s’inscrivant dans cette thématique, l’inversion Lune / Soleil donne la clé de lecture non seulement de la plaque comportant la Crucifixion, mais de la composition toute entière.

Le style atypique de cette oeuvre d’orfèvrerie a fait suspecter un pastiche du XIXème siècle. Une fois expliquée, l’inversion Lune / Soleil, qu’un faussaire n’aurait pas faite, fournit au contraire un argument en faveur de l’authenticité.


sb-line

Une croix mosane aux quatre Vertus

sb-line

orfevrerie Croix mosane 1150-75 Walters art museum Baltimore completeCroix mosane, 1150-75, Walters art museum, Baltimore

Le Crucifix est entouré par quatre Vertus personnifiées :

  • deux vues de face : l’Espoir en haut et l’Obéissance en bas (dans cette dernière était incrustée une relique de la Vraie Croix) ;
  • deux  vues de profil : l’Innocence à gauche et la Foi à droite.

Croix mosane 12eme s VandA museum avers Croix mosane 12eme s VandA museum revers

Croix mosane, 12eme s, Victoria and Albert museum

Dans cette autre crucifix mosan, trois Vertus sont inscrites au dos : la Foi au même emplacement à droite (derrière le Soleil), la Vérité en haut (derrière le panonceau INRI) et l’Espoir à gauche (derrière la Lune). La présence de Vertus dans les crucifixions mosanes est fréquente, mais jamais exactement dans la même configuration (voir Ph. VERDIER [22]).


orfevrerie Croix mosane 1150-75 Walters art museum Baltimore schema

Ici, l’emplacement des Vertus semble réglé par le fait que l’Espoir en haut tient d’une main l’hostie et de l’autre le calice, s’associant respectivement à l’agneau de l’Innocence et à l’Eau bénite de la Foi. C’est sans doute la notion de blancheur passive qui attire la Lune du côté de la Chair, et celle d’ardeur vivifiante qui attire le Soleil du côté du Vin et de la Foi.


sb-line

Un triptyque original

sb-line

 

1215-30 Scheyerer Matutinalbuch, BSB Clm 17401(1) fol 24rCrucifixion, Descente de Croix et Dormition, fol 24r
Scheyerer Matutinalbuch, 1215-30, BSB Clm 17401(1)

Ce manuscrit, qui provient du monastère bénédictin de Scheyer en Bavière, comporte un cahier d’illustrations dans le « style dentelé » (Zackenstyl), qui naît en Thuringe au début du XIIIème siècle, puis influence toute l’Allemagne du Sud. Le dessinateur se montre particulièrement habile dans la mise en correspondance  de scènes habituellement séparées (voir 5 Débordements récurrents).

Dans cette page,  la Crucifixion et la Descente de Croix sont jumelées :

  • par leur encadrement ;
  • par l’alternance des couleurs vert et bleu du bord interne et du fond ;
  • par la poutre horizontale, qui place la Lune et le Soleil au même niveau que le couple de juifs, l’un qui s’apprête à redescendre et l’autre qui enlève le dernier clou.

Du fait de sa largeur moindre, la scène paisible de la Mort de la Vierge tranche radicalement avec ces scènes jumelles douloureuses.


1215-30 Scheyerer Matutinalbuch, BSB Clm 17401(1) fol 24r schema
Elle se décompose en fait en deux moitiés, marquées par la bougie de Saint Pierre et par le changement de motif du bord inférieur (ligne blanche). Le motif de gauche se retrouve dans le bord vertical (orange foncé), ce qui unifie la Crucifixion et la moitié gauche, où se concentrent les mêmes protagonistes : Saint Jean, le Christ et la Vierge. Cette moitié gauche est subdivisée en haut par la grande croix et en bas par la petite croix tenue par Saint Jean (ligne pointillée). On comprend alors que les deux luminaires ne se limitent pas à la Crucifixion, mais amorcent la scène du bas :

  • la Lune en pleurs annonce Saint Jean en pleurs (contour bleu) ;
  • le Soleil rayonnant annonce le Christ victorieux (contour jaune).

Les inversions apocalyptiques (SCOOP )

L’arbre du missel de Gladbach

Missel, 1140, Munsterarchiv HS1, Gladbach pres MunichMissel, 1140, Münsterarchiv HS1, Gladbach près Münich

Dans cette figuration très inhabituelle, la Vierge et Saint Jean se trouvent pris dans les branches supérieures de l’arbre d’où sort le bois de la Croix : c’est donc, selon la légende, l’Arbre de Vie du Paradis.

Les deux figurines coiffées d’une couronne, juste en dessous, ne peuvent être que les ancêtres royaux de Jésus : cet arbre est donc aussi un arbre généalogique, et le visage situé à la base est, comme d’habitude, celui d’Adam : mais ce visage est aussi celui du Christ, le Nouvel Adam.

Au dessus de la croix, les personnifications sont restées à leur place habituelle, la masculine à gauche et la féminine avec son voile à droite. En revanche, de manière tout à fait unique, le croissant et l’auréole de rayons ont été inversées, faisant de la lune un homme et du soleil une femme !

L’erreur grossière est exclue, vu le haut degré de sophistication de l’image :

  • à Adam se superpose le Christ ;
  • au bois de la croix se superpose celui de l’arbre généalogique.


Un schéma sophistiqué (SCOOP !)

La lecture chronologique à laquelle nous invite la figure de l’arbre, de bas en haut, se prolonge dans les deux personnifications : elles appartiennent à un temps qui n’est plus celui de la Mort du Christ ici-bas (comme le confirme le panonceau vierge) mais un temps à venir, celui de l’Apocalypse :

« Il n’y aura plus de nuit, et ils n’auront besoin ni de la lumière de la lampe, ni de la lumière du soleil, parce que le Seigneur Dieu les illuminera; et ils régneront aux siècles des siècles. » Apocalypse 22,5

La disjonction entre les sexes et les symboles des luminaires pourrait illustrer cette annulation terminale de la Nuit et du Jour.


Cette lecture apocalyptique ouvre ici une interprétation supplémentaire : les personnages situés au dessous de la traverse se projettent en croix dans leurs pendants célestes (comme le suggèrent les nuages en pointillés) :

  • le jeune homme affligé est Saint Jean au ciel, pleurant à la vision de l’Agneau immolé :

« Et moi je pleurais beaucoup de ce qu’il ne se trouvait personne qui fût digne d’ouvrir le livre, ni de le regarder ». Apocalypse 5,4

  • la femme-soleil, analogue de Marie, évoque un autre personnage souffrant de l’Apocalypse la « femme vêtue de soleil », qui « était enceinte et criait, dans le travail et les douleurs de l’enfantement » Apocalypse 122


sb-line

La lune « christifiée »

sb-line

11eme coll priv, ancienne collection Robert von Hirsch1000-1050, Cologne ou Liège, collection privée (ancienne collection Robert von Hirsch).

Cette Crucifixion place les luminaires verticalement, en haut du montant, ce que nous avons déjà vu dans un ivoire carolingien : mais ici, la Lune est placée au dessus du soleil, adorant le grand halo lumineux qui symbolise le Divin, auquel le Christ en Ascension va s’intégrer.

On retrouve la lune une seconde fois à son emplacement habituel, du côté droit de la traverse, mais avec une iconographie unique : elle porte l’auréole du Christ.

Cette double supériorité de la Lune révèle, selon Gertrud Schiller, une influence apocalyptique :

« Cela rend la lune plus importante que le soleil et montre que le Christ a aboli la nuit. Le côté gauche ou ouest n’a plus de sens négatif. Ici, la lune, continuellement consumée par les ténèbres et continuellement resplendissante d’une nouvelle lumière, symbolise le Christ, qui a vaincu les ténèbres de la mort. La lumière de la Résurrection éclipse toute lumière terrestre… Ainsi, dans l’image de la Crucifixion, le symbolisme de la souveraineté cosmique s’est transformé en un symbolisme eschatologique de la lumière« . [52], p 109


Hortus Deliciarum fol 247vHortus deliciarum, fol 247v, 1159-75 [53]

Voici comment l’Hortus deliciarum traduit graphiquement la même idée :

La clarté resplendissante du Christ prévaut sur tous les luminaires du Nouveau Ciel

Christi claritas prefulgida precellit omnia novi celi luminaria


sb-line

 Inversions scandinaves (SCOOP !)

sb-line

Broddetorp altar 1100 ca Musee national Stockholm
Autel de Broddetorp, vers 1100, Musée national, Stockholm

Au dessus de la Majestas Dei, on reconnaît le char du Soleil et le biga de la Lune.



Broddetorp altar 1100 ca Musee national Stockholm detail crucifixion
En revanche, au dessus de la Déposition et de la Crucifixion, les médaillons des luminaires sont clairement inversés. A noter, dans la Déposition,  la main de Dieu qui descend bénir son Fils mort.



Broddetorp altar 1100 ca Musee national Stockholm schema
L’explication tient à la lecture en boustrophédon des six médaillons de droite : l’artiste à impliqué les luminaires dans la lecture de droite à gauche. On notera l’idée très rare de figurer la Résurrection sous forme d’une montée du Christ au Ciel, hissé par la dextre de Dieu apparue dans la case précédente (flèche bleue).


Broddetorp altar 1100 ca Musee national Stockholm detail festin herode legende etienne
Le banquet d’Hérode et la légende de Saint Etienne

Le banquet d’Hérode comporte la légende typiquement scandinave de Saint Etienne : garçon d’écurie du roi, Etienne voit l’étoile de Bethléem et raconte à Hérode que le Sauveur est né. Le roi dit alors : « Je le crois, si le coq rôti qui est devant moi se lève, bat des ailes et devient fou. » C’est ce qui se passe, et qui déclenche le Massacre des Innocents. On remarquera que l’Etoile de Bethléem se trouve juste au dessus, dans la case des Rois Mages (seconde flèche bleue), ce qui confirme le caractère très élaboré de la composition.

1200 ca Frontal_Ølst_Church Natiola Museum Copenhague annonciation visitation
Annonciation et Visitation (détail)
Autel d’Ølst, Musée national, Copenhague

Pour Søren Kasperson [53a], la femme de gauche serait Marie, puisque l’Evangile de Luc dit que c’est elle qui est venue visiter sa cousine Elisabeth : le détail de son pied, posé sur celui de la femme de droite, indiquerait cette arrivée. En fait, la comparaison avec l’Annonciation montre que la femme de droite , avec son voile et son auréole rayonnante, est Marie dans les deux cas. Le pied posé sur l’autre s’explique par le fait que l’artiste a simplement recopié la posture de l’Ange : au détriment de la narration littérale, il a préféré une représentation symbolique où les deux personnages secondaires sont homologues.

Une fois effectuée, cette rectification confirme d’autant plus l’interprétation de Søren Kasperson concernant l’extraordinaire ange aux luminaires : il donne à voir le contenu de l’utérus des deux femmes, Jean-Baptiste (La Lune, car il annonce et reflète la lumière du Soleil) et Jésus.



1200 ca Frontal_Ølst_Church Natiola Museum Copenhague
L’antependium présente une seconde inversion dans la scène de la Crucifixion, deux cases en dessous. La scène qui les sépare montre le roi Hérode ordonnant le Massacre des Innocents.

Globalement, l’ensemble des scènes se lit de gauche à droite et de haut en bas, avec une seule anomalie chronologique (imposée par le fait que l’Adoration des Mages occupe deux cases) : l’Ange devait apparaître à Joseph après cet épisode, et pas avant.

L’inversion des luminaires dans la Crucifixion n’est donc pas ici liée au sens de lecture d’ensemble. Soit l’artiste a voulu harmoniser la position des luminaires dans les deux cases, soit il a existé une tradition scandinave spécifique sur la Crucifixion : car lorsque les luminaires sont associés à une Majestas Dei (autel de Broddetorp en Suède, autel de Lisbjerg au Danemark), ils ne sont pas inversés.


orfeverie Reliquaire de Vatnass 1250 ca Musee national, Copenhague photo Eirik Irgens JohnsenReliquaire de Vatnass, vers 1250, Musée national, Copenhague (photo Eirik Irgens Johnsen)

Il n’existe que trois reliquaires médiévaux subsistants en Norvège, et celui-ci est le seul comportant une Crucifixion avec luminaires. On constate à nouveau une inversion Lune / Soleil, mais les cas sont si rares qu’il est difficile de tirer une conclusion.



La conversion du centurion (SCOOP !)

centurion 1330-40 Psautier-Heures Avignon, BM, 0121 fol 59vPsautier-Heures, 1330-40, Avignon, BM 0121 fol 59v? IRHT centurion 1320-30 Decretales Angers, BM, 0376 (0363) fol 1Décrétales, 1320-30, Angers, BM, 0376 (0363) fol 1? IRHT

Au début du XIVème siècle apparaît cette formule qui met en évidence le centurion à côté de Saint Jean, avec le phylactère qui exprime sa conversion :

Vraiment celui-ci était la Fils de Dieu

(Matth 27, 54)

Vere filius dei erat iste 



Ayant perdu sa lance gênante, il apparaît armé de pied en cap, en tout premier chevalier du Christ.


centurion 1380 ca Heures d'Isabeau de Baviere BNF Latin 1403 fol 51vPortement de Croix et Adoration des Mages, fol 51v centurion 1380 ca Heures d'Isabeau de Baviere BNF Latin 1403 fol 56rCrucifixion et Présentation au Temple, fol 56r

Heures d’Isabeau de Bavière, vers 1380, Metz, BNF Latin 1403 , Gallica

Ce manuscrit luxueux présente plusieurs particularités graphiques :

  • l’initiale historiée qui rappelle, en miniature, le sujet qui figure habituellement en tête de chacune des Heures ;
  • les drôleries de la bordure (un cerf, une scène de combat et un paon) sans rapport avec les deux scènes ;
    des développements originaux sur les personnages secondaires :
  • le bourreau qui tient en laisse les larrons, nain grincheux et nain souriant ;
  • le centurion à cheval qui désigne le Fils de Dieu.

Jean étant passé du côté de Marie, la partie droite de l’image est consacrée à la conversion du centurion. Il est clair que l’inversion Lune-Soleil accompagne cette thématique, en plaçant le soleil du côté de celui qui vient de voir la lumière.


Evangelica historia 1350–1374 Biblioteca ambrosiana L.58 sup.SP.II.64 fol. 54r
Evangelica historia, 1350–1374, Biblioteca ambrosiana L.58 sup.SP.II.64 fol. 54r

La même composition aboutit à la même inversion des luiminaires. La conversion du centurion est soulignée ici non par un phylactère, mais par l’ange surnuméraire qui s’insère au dessus du groupe de soldats qu’il commande. Cette dissymétrie est rendue possible par le fait que la croix se situe entre les deux colonnes de texte, ce qui donne plus d’espace pour la partie droite (puisque l’image s’étend dans la marge).


Centurion 1460-65 Heures de Saint-Florentin d'Amboise Tours - BM - ms. 0219 fol 104 IRHT Centurion 1460-65 Heures de Saint-Florentin d'Amboise Tours - BM - ms. 0219 fol 104 IRHT detail

Heures de Saint-Florentin d’Amboise, 1460-65, Tours BM MS 0219 fol 104, IRHT

La même idée est réinventée au siècle suivant : cette miniature reprend la composition très rare où la moitié droite est dédiée à la Conversion du Centurion, qui se tourne ici vers ses troupes pour proclamer sa profession de foi (exprimée par la banderole). Le pompon doré de son casque suggère qu’il a vu le soleil dans la nuit. En rendant discrets les luminaires, l’ambiance nocturne évite que l’inversion lune-soleil contredise trop ouvertement la position des larrons.


British Library Har 4328 254Vie du Christ, Paris, 1460-68, BL Harley 4328 fol 254 centurion 1480-90 Heures à l'usage de Paris Aix-en-Provence - BM - ms. 0016 p 175 IRHTHeures à l’usage de Paris, 1480-90, Aix-en-Provence BM MS 0016 p 175, IRHT

Les miniatures présentant l’inversion lune-soleil sont excessivement rares : les deux seules que j’ai trouvées partagent justement la même composition, avec Saint Jean à gauche et le Centurion seul à droite.

La rareté de ces cas résulte du fait que les deux thèmes des luminaires et de la conversion du centurion n’apparaissent conjointement que dans des grandes compositions, où les larrons figurent aussi :

centurion 1410-30 Bedford Hours add18850_f144_crucifixionHeures Bedford, 1410-30 BL Add 18850, fol 144

Leur présence crée un registre intermédiaire qui monopolise , et empêche de tenter la corrélation graphique entre soleil et centurion [54].



Les deux inversions de Gilles Mallet (SCOOP ! )

Trone de Grace Enamel copper osculatorium, Limoges, c. 1350-1400 (London, Victoria and Albert Museum, museum no. 1148-1864Email de Limoges, vers 1350-1400, Victoria and Albert Museum, inv. n° 1148-1864. Trone de Grace Ivory osculatorium, England or France, c. 1350-1400 (London, Victoria and Albert Museum, museum no 34-1867Ivoire, Angleterre ou France, 1350-1400, Victoria and Albert Museum, inv. n° 34-1867

Osculatoires avec le Trône de Grace

Ces deux plaques sont des osculatoires ou « pax » : un objet liturgique destiné à recevoir durant la messe, dans l’ordre hiérarchique, le baiser de paix des fidèles.

La présence des luminaires se justifie doublement, en tant qu’attributs de la Majesté du Père et de la Crucifixion du fils. L’inversion, dans la plaque émaillée pose en revanche question, puisqu’elle s’accompagne d’armoiries qui quant à elles ne sont pas inversées :

  • à gauche, à la position héraldique de l’époux, celles de Gilles Mallet (mort en 1411), Vicomte de Corbeil et bibliothécaire du Roi (Charles V puis Charles VI) ;
  • à droite celles de sa seconde épouse Nicole de Chambly, dame de Rutel-les-Meaux (épousée en 1376, morte en 1412)

La vie de Gilles Mallet est assez bien connue, à la fois à cause de sa position bien récompensée à la cour d’un roi bibliophile, et d’un certain nombre de monuments où il a laissé ses armoiries [55].


Trone de Grace Gilles Malet et Nicole de Chambly vers 1390 Eglise de Soisy sur SeineRetable votif de Gilles Malet et Nicole de Chambly, vers 1390, Eglise de Soisy sur Seine

Les deux époux sont ici représentés dans un monument officiel, selon une symétrie très classique :

  • à la droite du Christ l’époux présenté par son patron Saint Gilles (accompagné de la biche qu’il a sauvée des chasseurs) ;
  • à la gauche du Christ l’épouse présentée par son patron Saint Nicolas (accompagné des trois enfants qu’il a sauvé du boucher).

La manière subtile dont les attributs des deux patrons sont utilisés pour faire comprendre que les deux suppliants demandent à être sauvé, est le signe d’une élaboration spécifique, sans doute conçue par Gilles Mallet lui-même. S’y ajoute le détail très original des deux couples d’anges : tandis que les anges externes exhibent les armoiries des époux, les deux anges internes viennent remplir aux plaies des mains les calices destinés aux époux, dans une parfaite égalité devant le Salut.

Ainsi l’inversion lune-soleil se retrouve à la fois dans un objet privé, l’osculatoire, et dans un objet public, le retable votif, de manière très discrète tant les luminaires se fondent dans les décors du fond.

Cette récurrence montre le caractère intentionnel de l’inversion lune-soleil. Je proposerais d’y voir un hommage courtois destiné à demeurer dans l’intimité du couple : Gilles Mallet était roturier et, sans contrevenir à son rang hiérarchique de Seigneur et d’Epoux, sans doute lui plaisait-il de placer sa noble épouse du côté de l’astre rayonnant, et lui-même du côté du reflet.



Deux inversions dans des Arma Christi

Les luminaires s’intègrent quelquefois dans ce type de composition, sans faire proprement partie des Instruments de la Passion : on les trouve à leur place habituelle au dessus de la croix, et dans l’ordre conventionnel. Je n’ai trouvé que deux exemples d’inversion.

Breviaire de Martin d'Aragon, Catalogne, 1398-1410, BNF Rothschild 2529 (16 b) fol 215vBréviaire de Martin d’Aragon, Catalogne, 1398-1410, BNF Rothschild 2529 (16 b) fol 215v Omne Bonum de James le Palmer, 1360-75, Royal 6 E VI fol 15 detailOmne Bonum de James le Palmer, 1360-75, Royal 6 E VI fol 15

Le principe de ces « Arma Christi » surabondantes réside dans une désorganisation des objets, qui permet au spectateur de reconstituer mentalement le déroulement de la Passion tout en méditant sur des combinatoires multiples.

L’inversion des luminaires vient s’ajouter à ce principe de désordre, dans une logique purement locale.



Breviaire de Martin d'Aragon, Catalogne, 1398-1410, BNF Rothschild 2529 (16 b) fol 215v detailDans le Bréviaire de Martin d’Aragon, c’est l’idée du lever du jour qui attire le soleil à côté du coq, resté à sa place habituelle au bout du bras droit de la Croix ; tandis que la variabilité de la Lune s’accorde à l’instabilité du hasard.



Omne Bonum de James le Palmer, 1360-75, Royal 6 E VI fol 15 detail
Dans l’Omne Bonum, les luminaires sont probablement à relier aux larrons du dessus, via l’inscription entre les deux (« IHS crucifixus cum latronibus« ) : l’inversion fait voir que la Résurrection renverse la Crucifixion.



Une inversion politique

Mariano del Buono di Jacopo (attr) Piccolomini Breviary 1475 Ship of Church MORGAN M.799 fol. 234
La Vaisseau de l’Eglise
Mariano del Buono di Jacopo (attr), Bréviaire Piccolomini, 1475, Morgan M.799 fol. 234

Cette image est une des plus ancienne représentation de la Nef de Salomon, une iconographie qui se développera surtout après la Contre-Réforme. Elle suit de très près une métaphore de saint Ambroise :

 

Bien qu’elle soit souvent troublée par les vagues ou les tempêtes, (la nef de l’Eglise) ne peut jamais subir le naufrage ; car sur son mât, c’est-à-dire sur la croix, est élevé le Christ , à la poupe réside le Père, et à la proue le Saint Esprit sert de pilote. A travers les détroits étroits de ce monde, douze marins la conduisent à bon port, à savoir les douze apôtres et autant de prophètes.

Saint Ambroise de Milan [55a]

Quæ etsi undarum fluctibus aut procellis sæpe vexatur, tamen numquam potest sustinere naufragium; quia in arbore ejus, id est, in cruce, Christus erigitur, in puppi Pater residet, gubernator proram paracletus servat Spiritus. Hanc per angusta hujus mundi freta duodeni in portum remiges ducunt, id est, duodecim apostoli, et similis numerus prophetarum.

De même qu’il a rajouté dans l’air les quatre symboles des Evangélistes, l’illustrateur a rajouté autour de la croix la Lune et le Soleil, en les inversant pour indiquer la direction du mouvement :

  • de la proue (dans le dos de Dieu au gouvernail) vers la poupe (en avant de la colombe du Saint Esprit) ;
  • des dangers vers le bon port.

Cette polarité semble entrer en contradiction avec les deux groupe du bas :

  • côté lune, les ecclésiastiques qui saluent l’arrivée de la nef ;
    côté soleil, des soldats qui s’y opposent, de la lance et de l’arbalète.

Le soldat le plus à droite porte l’écu de Ferdinand I d’Aragon, roi de Naples. Les spécialistes du Morgan ([55b], p 3) pensent que le bréviaire était destiné au monastère augustinien de San Piero in Ciel d’Oro, à Pavie, dont la possession faisait alors l’objet d’une dispute, dans laquelle l’intervention du roi de Naples était requise. En plaçant ses armoiries du côté du Soleil (et de la Victoire inéluctable de l’Eglise), l’image semble inviter le Roi de Naples à poser sa lance et à ne pas se ranger parmi ceux qui tentent inutilement de freiner le vaisseau.



Une inversion graphique

Maitre viennois de Marie de Bourgogne 1470 ca Trivulzio_book_of_hours_-_KW_SMC_1_-_folio_094vHeures Trivulziano
Maitre viennois de Marie de Bourgogne, vers 1470, La Hague, KW SMC 1 folio 94v

L’inversion des luminaires s’inscrit parmi d’autres, qui rendent cette composition extrêmement singulière. Elles servent à accompagner l’oeil du lecteur, dans un crescendo graphique, de la marge gauche au centre du livre (voir 2a Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, pays germaniques).



Une inversion chez Dürer

Durer lamentation 1495-98 schemaLamentation, Dürer, 1495-98

On pourrait mettre cette inversion sur le compte de l’inattention du jeune graveur, de la même manière que le N de INRI est à l’envers.


Durer lamentation 1494 Gemaldegalerie DresdenLamentation, Dürer, 1494, Gemäldegalerie, Dresde Durer lamentation 1495-98 inverseeLamentation (inversée), Dürer, 1495-98

La gravure retravaille et améliore le tableau de 1494 :

  • les deux vieillards disparaissent et les quatre femmes, aux vêtements indifférenciés, deviennent des alter-ego qui démultiplient la douleur de Marie ;
  • Saint Jean se recentre et enlace Marie qui enlace le Christ, dans un autre effet d’itération ;
  • la cape de Marie-Madeleine, qui s’envolait inutilement vers la droite, est remplacée par la cape de Saint Jean, qui se gonfle en une sorte de dais au dessus du Fils et de sa Mère ;
  • l’auréole crucifère du Christ reste décorée des mêmes fleurons.



Durer lamentation 1495-98 schema
L’ajout des deux astres s’inscrit dans cette recomposition très méditée,  il est donc peu probable que leur inversion soit involontaire :

  • le soleil vient logiquement s’inscrire au point culminant de la lecture, à droite et en haut ;
  • il fait ainsi écho à l’auréole rayonnante du Christ et, plus bas, à la couronne d’épines.

Cas particuliers

Des inversions qui n’en sont pas

sb-line

fausse vers 985 Croix de procession de l'abbesse Mathilde Senkschmelzen-Kreuz Tresor EssenCroix de procession (Senkschmelzen-Kreuz) de l’abbesse Mathilde (détail)
vers 985, Trésor de la cathédrale, Essen

Les fonds bleu et rouge ainsi que le voile de la figurine de gauche pourraient laisser croire à une inversion : en fait la Lune est bien à droite, comme le montre son croissant. Le voile qui couvre la tête du Soleil n’a ici rien de féminin : il symbolise, comme souvent, son éclipse au moment de la Crucifixion.


erreur Missel a l'usage de Troyes 11eme Paris, BnF, Latin 818 f.4Missel à l’usage de Troyes, 11ème s, BnF, Latin 818 f.4

Les couleurs rouge et blanche des torches montrent que l’artiste a bien cherché à différentier le Soleil et la Lune ; les deux croissants au dessus sont une manière de figurer les nuages de l’éclipse, tandis que les deux personnifications montrent leur oeil pour signifier leur douleur au spectacle de la souffrance du Christ.


fin 11eme Utrecht goldschmidt vol 2 planche 42 fig 151Fin 11eme, musée d’Utrecht, Goldschmidt vol II planche 42 fig 151 [55c]

Le « croissant » posé sur la tête du soleil n’a rien de lunaire : il s’agit là encore de la représentation schématique d’un voile.


erreur eglise-saint-laurent-lourouer-saint-laurent 13eme -crucifixion-detail monumentum.frCrucifixion (détail), fresque du 13ème siècle
Eglise Saint Laurent, Lourouer Saint Laurent, photo monumentum.fr

Malgré le mauvais état de la fresque, on voit que la figure de droite porte les deux cornes de la Lune. L’arc de cercle sombre dans le médaillon de gauche n’est donc pas un croissant, mais probablement, comme dans le cas précédent, le nuage qui masque le Soleil.



erreur 13eme c Deposition Vitrail provenant de Saint Fargeau Musee Art et Histoire GeneveDéposition, vitrail provenant de Saint Fargeau, Musée d’Art et d’Histoire, Genève

Il s’agit probablement d’une fausse inversion. La couleur jaune du disque de gauche, avec son croissant, évoque plus probablement que la lune le soleil en train de s’éclipser. Le disque de droite, plein et de couleur jaune, est une réparation postérieure, comme le précise le catalogue [56]. Il pouvait très bien à l’origine être de couleur bleue, avec un croissant.


Se Etienne du Mont baie 217 D.Krieger mesvitrauxfavoris.frCrucifixion (baie 217)
Jacques Bernard, 1587, Saint Etienne du Mont

Cette baie, offerte par Louis du Crocq, Seigneur de Chennevières [57], présente une inversion apparente. Contraint par la commande, le maître-verrier devait représenter Marie Madeleine « au pied du dit crucifiement », ce qui l’a obligé au parti-pris étrange de représenter la croix en miniature. Il a donc placé au dessus, sans inversion, un Soleil et une Lune eux-aussi en miniature. Ce qui lui permettait d’ajouter en haut des lancettes latérales deux grands luminaires qui doivent être considérés, non plus comme des appendices de la croix, mais comme les attributs naturels de Marie – « belle comme la Lune » et de Saint Jean, dont l’aigle vole jusqu’au Soleil.


sb-line

Les erreurs manifestes

On peut considérer que lorsque deux compositions ne se différentient que par l’inversion des deux astres, celle-ci résulte d’une erreur du copiste.

sb-line

E. Babelon, Histoire de la gravure sur gemmes en France planche III gallicaE. Babelon, Histoire de la gravure sur gemmes en France planche III, gallica

Les intailles 2 3 4 sont quasiment identiques, mis à part l’enroulement du serpent (sa tête est toujours à gauche, mais pas sa queue. Seule l’intaille 3 (British Museum, N° 1867,0705.14) présente une inversion lune-soleil (c’est aussi la seule à présenter à droite, aux pieds de Saint Jean, un vase qui fait allusion au vinaigre de Stephaton ; et la seule où la queue du serpent se termine à droite). Comme les gemmes se travaillaient à l’envers (les intailles sur la face plate), l’inversion est ici très probablement une erreur.


Ivoire carolingien 9th to early 10th c. north Italy., Bonn Rheinisches Landmuseum Goldschmidt, Adolph (Band 1) cat 379ème-début 10ème, Italie du Nord, Bonn Rheinisches Landmuseum, Goldschmidt (Band 1) cat 37 Ivoire carolingien St. Gall or north Italy, 10th c., National Museum Budapest Goldschmidt, Adolph (Band 1) cat 16510ème, Italie du Nord ou St. Gall, National Museum Budapest Goldschmidt (Band 1) cat 165

Ivoires carolingiens

Ces inversions, dans des compositions tout à fait standards par ailleurs , sont sous toute probabilité des erreurs.

orfevrerie Crucifixion 1180-90 Email Limoges Louvre OA 82051180-90, Limoges, Louvre OA 8205 orfevrerie Crucifixion cosmique1165-75 Instituto valencia de Don Juan Madrid Inv 42511165-75, Instituto valencia de Don Juan Madrid, Inv 4251

Crucifixion cosmique sur émail

Ces deux émaux très proches suivent la même innovation iconographique des anges brandissant les luminaires au dessus de leur tête (voir 2 Les anges aux luminaires ). L’artisan du Louvre a mal compris le motif : considérant sans doute qu’il s’agissait d’une sorte de coiffure, il a mis les cornes à l’homme et les rayons à la femme. Cette ignorance se voit aussi dans l’inscription, où les lettres S sont inversées.


Breviari d'amor 1354 Vienne, Osterreichische nationalbibliothek, cod. 2563Breviari d’amor, 1354, Languedoc, Vienne, Osterreichische nationalbibliothek, cod. 2563

On trouve au début de ce manuscrit une double page qui ne fait pas partie des illustrations habituelles du Breviari d’amor, mais est très courante dans les Missels, comme par exemple ce missel toulousain un peu plus ancien :

1290-95 Missel a l'usage des dominicains de toulouse Toulouse - BM - ms. 103 fol 103v IRHTFol 103v 1290-95 Missel a l'usage des dominicains de toulouse Toulouse - BM - ms. 103 fol 104 IRHTFol 104

Missel à l’usage des dominicains de Toulouse, 1290-95, Toulouse, BM MS 103, IRHT

La composition générale étant similaire, l’inversion des luminaires ne peut être qu’une erreur.


erreur 1523 Pamphilus Gengenbach Der Ewangelisch burgerPamphilus Gengenbach, « Der Ewangelisch burger », 1523

De même que le graveur a oublié d’inverser l’inscription INRI, il a oublié d’inverser les luminaires.


1554 Maarten van Heemskerck, teylersmuseum HaarlemMaarten van Heemskerck, 1554, Teylersmuseum, Haarlem
1554 - 1559 Christus aan het kruis, Dirck Volckertsz. Coornhert, d'après Maarten van Heemskerck, RijksmuseumGravure de Dirck Volckertsz. Coornhert, 1554 – 1559, Rijksmuseum

Alors que van Heemskerck inversait les dessins destinés à être gravés, il ne l’a pas fait ici (sans doute le dessin avait-il une autre destination). Pour la gravure, Coornhert a rectifié le panneau INRI, mais a gardé le reste tel quel, y compris les luminaires et les deux larrons : d’où cette inversion extraordinaire où la Lune, le Mauvais Larron et les soldats joueurs de dés se retrouvent à la place d’honneur.


sb-line

Cas sporadiques

Je regroupe ici les inversions sans aucun élément explicatif, qui concernent pour la plupart des oeuvres de faible qualité artistique. Pour un artiste éloigné des modèles d’ateliers, il pouvait sembler logique de placer la Lune du côté féminin, au dessus de Marie, et le Soleil du côté masculin, au dessus de Saint Jean. La rareté de ces cas prouve que, même sans grande culture artistique ou théologique, tout le monde comprenait d’instinct la polarité de la Croix, et la double prédominance de la Vierge et du Soleil.

sb-line

Objet sculptés

Crucifixion 1090-1110 Norwich Cathedral VandACrucifixion, 1090-1110, provenant de la Cathédrale de Norwich, Victoria and Albert Museum Descente de Croix 12eme s METDescente de croix en ambre noir, Espagne, 12eme siècle, MET

On ne sait rien sur ces oeuvres malhabiles, probablement une croix pectorale pour la première et un osculatoire pour la seconde : le croissant et les rayons sont évoqués par les collerettes que portent les deux personnifications.


Orfèvrerie

Pyxide de Bauduin de Villerec, 1200-50 Bruxelles, MRAH inv 14Pyxide de Bauduin de Villerec, 1200-50 Bruxelles, MRAH inv 14

Les huit médaillons identiques présentent l’inversion Lune-Soleil.



En synthèse sur les inversions occidentales autour de la Croix :

  • Inversions topographiques (mise en cohérence avec le bâtiment), au 11ème et 12ème siècle, voir Les inversions topographiques (SCOOP)  :
    • quatre croix de façade et deux Crucifix monumentaux en Italie ;
    • un vitrail à Metz ;
    • un chapiteau à Tarragone.
  • Inversions contextuelles :
    • trois cas au 12ème siècle dans l’orfèvrerie rhénane ou mosane ;
  • Sous-entendu apocalyptique :
    • un missel allemand du 12ème,
    • deux ivoires du 11ème.
  • Conversion du centurion :
    • quatre enluminures françaises entre 1380 et 1480
  • Cas individuels :
    • les deux inversions de Gilles Mallet
    • deux inversions dans des Arma Christi

Article suivant : Lune-soleil : autres thèmes

Références :
[22] Ph. VERDIER, Un monument inédit de l’art mosan du XIIe siècle : la crucifixion symbolique de la Walters Art Gallery (Baltimore), dans Revue Belge d’Archéologie & d’Histoire de l’Art, t. XXX, 1961, p. 115-175 https://www.acad.be/sites/default/files/downloads/revue_tijdschrift_1961_vol_30.pdf
[49] Cette idée de mouvement sera reprise plus clairement dans l’art byzantin, avec un ange qui propulse vers la droite chaque femme. Voir Elizabeth Leesti « Carolingian Crucifixion Iconography: An Elaboration of a Byzantine Theme », p 4, Canadian Art Review Volume 20, Number 1-2, 1993 https://id.erudit.org/iderudit/1072746ar
[49a] Catherine E. Karkov, « The Art of Anglo-Saxon England », Volume 1
[49c] Pour une description théologique de l’ensemble voir l’article de Fred Sanders https://scriptoriumdaily.com/enamel-trinitarianism/
[50] C’est la solution proposée par M. LAURENT, « Petit retable mosan du XIIe siècle », dans « Bulletin des Musées royaux d‟Art et d‟Histoire », 5, 1933, p. 26-31
[52] Gertrud Schiller, Iconography of Christian Art: The Passion of Jesus Christ, vol. 2, Londres, Lund Humphries, 1972 https://archive.org/details/schillericonogra0002unse
[53] Reproduction intégrale du manuscrit disparu https://archive.org/details/gri_33125010499123/page/n301/mode/2up
[53a] Søren Kasperson, « Narrative modes in the danish golden frontals » dans « Decorating the Lord’s Table: On the Dynamics Between Image and Altar in the Middle Ages », p 96 https://books.google.fr/books?id=DYYpux5FiN0C&pg=PA95
[54] Les grands manuscrits de l’époque qui présentent la conversion du centurion suivent tous le même modèle : Heures de Boucicaut fol 105v, Arsenal MS 623 fol 213v, Oxford, Keble College MS 39 fol 105v, Mazarine MS 469 fol 110, reproduits dans
http://employees.oneonta.edu/farberas/arth/marginal_matters/arsenal_623.html
[55] Jean-Bernard de Vaivre « Monuments et objets d’art commandés par Gilles Malet, garde de la librairie de Charles V » Journal des Savants Année 1978 4 pp. 217-239 https://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1978_num_4_1_1376
http://www.soisysurseine.fr/images/1-Ma_ville_/F-Les_expositions/Expo_G_Mallet_partie1-web.pdf
http://www.soisysurseine.fr/images/1-Ma_ville_/F-Les_expositions/Expo_G_Mallet_partie2.pdf
[55a] Sermon 46, Migne PL Vol 17 colonne 697 https://books.google.fr/books?id=WyFAAQAAMAAJ&pg=PA693
La métaphore se trouve déjà dans un sermon de saint Augustin (sermon LXXV, de diversis) mais qui ne décrit pas précisément le bateau.
[55b] http://corsair.morganlibrary.org/msdescr/BBM0799a.pdf
[55c] Goldschmidt, Adolph : Die Elfenbeinskulpturen aus der Zeit der karolingischen und sächsischen Kaiser, VIII. – XI. Jahrhundert, Vol II, https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/goldschmidt1918bd2
[56] Jean Lafond, “Les vitraux français du Musée Ariana et l’ancienne vitrerie de Saint-Fargeau (Yonne),” Genava. Bulletin du Musée d’Art et d’Histoire de Genève et du Musée Ariana, XXVl, 1948, 115-32
[57] Guy-Michel Leproux « Recherches sur les peintres-verriers parisiens de la Renaissance: 1540-1620 » p 115 https://books.google.fr/books?redir_esc=y&hl=fr&id=GcNVlHpXdHIC&q=baie+217

Lune-soleil : autres thèmes

31 décembre 2022
Comments (0)

Ce dernier article est consacré à des inversions médiévales particulières :

  • autour du Dieu Annus ;
  • dans les monnaies et sceaux (princes, ecclésiastiques, cités) ;
  • dans des récits de voyage (au Paradis ou auprès des arbres oraculaires).

Article précédent : Lune-soleil : Crucifixion 3) en Occident 

Les inversions Lune-Soleil dans les représentations d’Annus

La représentation de loin la plus courant est celle où Annus, trônant au centre du cercle des Mois ou des Signes du Zodiaque, tient le Jour dans sa main droite et la Nuit dans sa main gauche (voir 4 Paires de globes). Nous allons analyser en détail les deux seuls cas connus d’inversion.

En aparté : le sens des deux roues d’Isidore de Séville (SCOOP !)

Le lien entre Saisons et Eléments découle entièrement de deux célèbres schémas du « De rerum natura « , le Livre des Roues, compilé vers 612-13. Ces schémas sont été recopiés à l’identique dans un grand nombre de manuscrits : voici un des plus anciens exemplaires, de l’époque carolingienne.


La roue ANNUS

Roue des Points Cardinaux Isidore de Seville 800 ca BSB Clm 14300 fol 5v Munich completeRoue des Points Cardinaux, fol 5v
Isidore de Seville, De rerum natura , vers 800, BSB Clm 14300, Münich

Le premier schéma établit, à la suite d’Aristote, que chaque Saison se compose d’un mélange de deux qualités élémentaires (chaud, froid, humide et sec), et identifie chacune à un point cardinal (l’Est étant en haut, associée à VER, le Printemps). Les Saisons sont disposées autour d’ANNUS dans le sens des aiguilles de la montre, ce qui place les points cardinaux comme dans la marche apparente du Soleil (Est, Sud, Ouest, Nord) : le premier point, l’Est, se trouve naturellement placé en haut, comme dans l’orientation des églises (le choeur en direction de Jérusalem).

Voici le texte que le schéma illustre :

« Puisqu’en précisant leurs différences nous avons résumé la succession des saisons suivant les définitions des anciens, exposons maintenant de quelle manière ces mêmes saisons sont unies entre elles par des liens naturels. Le printemps se compose d’humidité et de feu, l’été de feu et de sécheresse, l’automne de sécheresse et de froid, l’hiver de froid et d’humidité. Par suite, les saisons (tempora) tirent leur nom du mélange (temperamentum) de ce qui leur est commun, dont voici la figure » Barbara Obrist ( [1], p 114)


La roue MUNDUS-ANNUS-HOMO

Roue des Elements Isidore de Seville 800 ca BSB Clm 14300 fol 8r MunichRoue des Eléments et Tempéraments, fol 8r
Isidore de Seville, De rerum natura , vers 800, BSB Clm 14300, Münich

Dans le second schéma, les points cardinaux sont omis. Comme l’indiquent au centre du carré les mots MUNDUS et HOMO qui se rajoutent autour d’ANNUS, le schéma comporte désormais les quatre Eléments du Monde et les quatre Tempéraments de l’Homme. Les Eléments se trouvent présentés dans l’ordre « harmonieux » Terre, Air, Eau, Feu, comme l’explique le texte associé :

« … L’air, lui aussi intermédiaire entre deux éléments naturellement en lutte, l’eau et le feu, se concilie à l’un et à l’autre de ces éléments, car il est uni à l’eau par l’humidité et au feu par la chaleur. Le feu également, étant chaud et sec, se rattache à l’air, mais sa sécheresse l’allie et l’unit intimement à la terre, et c’est ainsi que par cette ronde, comparable à celle d’un choeur de danse, les éléments s’assemblent en une harmonieuse alliance. » Barbara Obrist ([1], p 114)

Le sens de lecture est maintenant celui des Eléments (en sens inverse des aiguilles de la montre).


Un compromis astucieux (SCOOP !)

On aurait pu placer TERRA  en haut de la roue (comme l’EST) : mais cette position aurait contrarié l’idée platonicienne que TERRA est l’élément le plus lourd, et IGNIS le plus léger. Le compromis trouvé positionne IGNIS à sa place naturelle, au « ciel » du schéma, et TERRA à gauche, au « début » dans le sens habituel de la lecture.

D’où le décalage et l’inversion du sens de rotation par rapport au premier schéma.



sb-line

En prélude : les tissus de Sankt Kunibert de Cologne

La datation de ces tissus, qui enveloppaient les corps des deux martyrs Ewald, est incertaine (entre 880 et 950). Deux de ces tissus présentent des figurations du Jour et de la Nuit, non inversées, mais qui comportent d’autres anomalies significatives.


Le premier tissu

900 ca ewald decke sankt kunibert cologne schema 2
Le premier tissu dispose, autour du Jour (DIES) et de la Nuit (NOX) tenant des flambeaux, les douze signes du Zodiaque, séparés en quatre saisons par les diagonales. L’inversion de deux signes (en rouge) s’explique par des raisons de symétrie par rapport à la verticale :

  • mettre en pendant les deux caprins : le Bélier (3) et le Taureau (4) ;
  • faire apparaître le signe double des Gémeaux (5) juste à l’aplomb du couple Jour/Nuit;

Plutôt que la lecture cyclique, c’est la lecture gauche-droite qui est ici privilégiée.

A cette haute époque, les symboles de l’Année peuvent donc être vus comme des éléments purement décoratifs, que l’on peut librement agencer sans se soucier de l’exactitude astronomique.


Le deuxième tissu

900 ca ewald decke sankt kunibert cologne
Le deuxième tissu miniaturise DIES et NOX et les met dans les mains d’ANNUS, au centre de deux anneaux concentriques de médaillons :

  • le premier anneau comprend les quatre Saisons (indiquées par les diagonales), entre lesquelles viennent s’intercaler les quatre Eléments ;
  • le second anneau comporte les douze signes du Zodiaque, répartis cette fois sans erreur dans le sens des aiguilles de la montre.

On notera dans les écoinçons deux autres couples classiques :

  • en haut Alpha et Omega ;
  • en bas Oceanus et Tellus.

Cette tapisserie est remarquable par la mise en correspondance, très rare, des Signes et des Saisons avec les quatre Eléments.


L’origine de la roue révélée par ses anomalies (SCOOP !)

900 ca ewald decke sankt kunibert cologne schema
Les Signes sont placés dans le sens des aiguilles de la Montre avec le Verseau (2, Janvier) en haut. Cette disposition est inhabituelle car l’année commençait le jour de Pâques, donc entre le 22 mars et le 25 avril et ce sont en général ces deux mois qui se trouvent en haut de la roue. Autre anomalie : parmi les médaillons des Saisons insérés dans l’anneau des Eléments (cercles bleus), deux (A et C) ne sont pas consécutifs à l’Elément qui leur correspond (traits bleus).


Roue des Points Cardinaux Isidore de Seville 800 ca BSB Clm 14300 fol 5v Munich complete Roue des Elements Isidore de Seville 800 ca BSB Clm 14300 fol 8r Munich

Le concepteur est parti du premier premier schéma isidorien, où le Printemps est en haut et où les saisons tournent  dans le sens des aiguilles de la montre (le décalage des Signes a pour but d’inscrire les trois premiers, en haut, dans le secteur Printemps).

Comme les Eléments ne figurent pas dans ce schéma, il les a rajoutés dans l’anneau interne en utilisant la correspondance Saisons-Eléments du second schéma. Enfin, pour « boucher les trous » de l’anneau interne avec les médaillons des Saisons, il a placé correctement l’Hiver (D) au début de l’Année (entre entre les signes 12 et 0)  mais a rajouté les autres en suivant le second schéma, où les Saisons tournent dans  l’autre sens. 

C’est pourquoi de manière erronée, le médaillon de l’Automne (C) se retrouve à la fin des signes du Printemps, et réciproquement.


sb-line

Première inversion : le Sacramentaire de Fulda

Sacramentarium fuldense Xeme Cod. theol. 231 fol 250v Universitatsbibliothek GottingenAnnus
Sacramentarium fuldense, Xème siècle, Cod. theol. 231 fol 250v, Universitätsbibliothek Göttingen

Dans ce sacramentaire ottonien tout à fait contemporain des tissus de Cologne [2], le frontispice du calendrier reprend les mêmes éléments avec trois différences notables :

  • l‘inversion, dans les mains d’Annus, de NOX (figuré par la Lune) et de DIES (figuré par le Soleil) ;
  • le remplacement des douze Signes par les travaux des douze Mois (identifiés par leur nom) ;
  • l’inclusion des quatre médaillons des Saisons, non dans l’anneau interne des Eléments, mais dans celui des Mois.



900 ca Ewald Fulda comparaison
Les Signes/Mois sont placés identiquement dans les deux compositions, ainsi que la croix des Eléments (cercles bleu clair).


Les Saisons par rapport aux Mois

Dans le Sacramentaire, les Saisons sont placées dans le bon ordre, puisqu’elles s’insèrent à l’intérieur des Mois de chaque Saison (par exemple VER entre FEBRUARIUS et MARTIUS). Une complication tient au fait qu’au Haut Moyen-Age, les limites des saisons (pointillés blancs) ne coïncident pas avec les solstices et équinoxes (pointillés jaunes) : ainsi le Printemps (VER) commence vers le 7 février ( [3], p 37), d’où la position choisie pour le médaillon, juste après le mois de Février.


Les Saisons par rapport aux Eléments

Pour l’association entre Saisons et Eléments, le copiste du Sacramentaire n’a pas utilisé l’association isidorienne mais un schéma plus moderne dans laquelle les Saisons s’intercalent entre deux Eléments, comme dans ce diagramme du siècle suivant :

vDiagramme de Byrhtferth
Comput de Ramsey , vers 1090, Oxford MS 17 fol 7v


L’inversion Nuit / Jour

L’inversion de la Nuit et du Jour dans le Sacramentaire traduit le même souci de rationalisation : comme les Saisons correspondent aux quatre quadrants de le roue, il est logique de mettre le Jour/Soleil dans la moitié droite (avec les deux saisons où la lumière augmente) et la Nuit/Lune du côté des deux saisons où la lumière diminue. Sur ce thème de la lumière croissante et décroissante, voir Majestas et astronomie.


sb-line

Seconde inversion : le bifolium des Chroniques de Zwiefalten

1142 Zwiefalten Stuttgart WSB Cod.hist.fol.415 fol 17v schema1142, Chroniques de l’abbaye de Zwiefalten, Stuttgart WSB Cod.hist.fol.415 fol 17v

Cette roue présente les Mois en coïncidence avec les Signes du Zodiaque, toujours dans le sens des aiguilles de la montre, mais sans les Eléments.



1142 Zwiefalten Stuttgart WSB Cod.hist.fol.415 fol 17v schema
Par rapport au sacramentaire de Fulda, les Mois/Signes ont été décalés d’un quart de tour et les limites des saisons sont celles que nous connaissons aujourd’hui : ainsi le début normal de l’année, à l’équinoxe de printemps, se trouve en haut, séparant l’Hiver à gauche et le Printemps à droite. Cela ne change pas la nécessité d’inverser les deux couples Nuit/Jour et Lune/Soleil : la moitié droite de la roue (après l’équinoxe de printemps) étant celle où la lumière domine.

Les Saisons sont figurées dans les écoinçons, sans rapport avec les quadrants de la roue, et se lisent non pas circulairement, mais de gauche à droite puis de haut en bas.

Plus loin se trouve un autre cycle (en bleu) celui des quatre points cardinaux identifiés à la course du soleil : Aurora (le matin, l’Est) , Meridies (le midi, le Sud), Vespera (le soir, l’Ouest), Pruina (les frimas, signifiant ici le Nord ). Ils tournent en sens inverse de celui ces mois, perdant ainsi leur correspondance isidorienne avec les saisons ; et la division Jour/Nuit qu’ils impliquent ne coïncide pas avec celle du cercle intérieur : on voit bien la difficulté à concevoir un schéma complètement cohérent.


1142 Zwiefalten Stuttgart WSB Cod.hist.fol.415 fol 16rCréation du Monde, fol 16r 1142 Zwiefalten Stuttgart WSB Cod.hist.fol.415 fol 17v schemaAnnus, fol 17v

La roue d’Annus se trouve au verso d’une autre roue, qui montre les six jours de la Genèse en médaillons autour du Septième Jour : Dieu bénissant sa Création. L’image est fortement polarisée puisqu’elle comporte aussi la Chute des mauvais anges (transformés à droite en démons) et la Chute de l’Homme (avec Eve à droite, du côté traditionnel de l’Enfer).



1142 Zwiefalten Stuttgart WSB Cod.hist.fol.415 fol 16r detail
L’inversion à l’intérieur du médaillon du Quatrième Jour est d’autant plus étonnante qu’elle va en sens inverse de la dichotomie Bon / Mauvais de l’ensemble, ainsi que du couple Adam / Eve un peu plus bas. Mira Friedmann [4] remarque, avec raison, que lorsque les luminaires ne sont pas dans les mains du Créateur, la contrainte héraldique s’affaiblit. L’inversion par rapport aux habitudes graphiques nécessite néanmoins une justification, d’autant plus lorsqu’elle contredit de manière délibérée, comme ici, la logique globale et locale.

La seule explication que je vois est que, les deux pages ayant été conçues ensemble, cette inversion sert à préparer celle de la seconde image : dès leur Création, les luminaires sont placés à l’emplacement convenable pour régler le cycle des Saisons et des Mois. Les deux inversions de Zwiefalten prolongent la tentative de rationalisation inaugurée par le copiste du Sacramentaire de Fulda.


sb-line

Une demi-inversion : le bifolium du Liber Scivias

1142 Zwiefalten Stuttgart WSB Cod.hist.fol.415 fol 16r1142, Chroniques de l’abbaye de Zwiefalten, Stuttgart WSB Cod.hist.fol.415 fol 16r Hildegard of Bingen, Liber scivias, ca. 1200, Heidelberg University. Cod. Salem X 16, fol. 1r Creation et Chute detailvers 1200, Hildegarde de Bingen, Liber scivias, Heidelberg University. Cod. Salem X 16, fol. 1r Création du Monde, Chute des Anges, Chute de l’Homme

Un demi-siècle plus tard, un bifolium très similaire illustre le Liber scivias : dans l’image du recto, on retrouve les médaillons des Six jours, cette fois alignés en bas, au dessous de Dieu tenant le Ciel et la Terre (voir 1 Globes en main). La mêlée générale entre Anges et Démon a été remplacée par son résultat : les Neuf Choeurs angéliques faisant cercle autour de Dieu, et les démons confinés dans la marge gauche, empêchés de remonter par le seul archange Michaël.



Hildegard of Bingen, Liber scivias, ca. 1200, Heidelberg University. Cod. Salem X 16, fol. 1r Creation et Chute detail
Les médaillons des Six Jours recopient ceux de Zwiefalten, y compris l’inversion des luminaires pour le Quatrième jour : elle est ici bienvenue, puisqu’elle correspond à l’emplacement d’Eve et d’Adam lors de l’Expulsion du Paradis, juste en dessous.


1142 Zwiefalten Stuttgart WSB Cod.hist.fol.415 fol 17v schema1142, Chroniques de l’abbaye de Zwiefalten, Stuttgart WSB Cod.hist.fol.415 fol 17v Hildegard of Bingen, Liber scivias, ca. 1200, Heidelberg University. Cod. Salem X 16, fol. 2v Annus and the Macrcosm detail signesvers 1200, Hildegarde de Bingen, Liber scivias, Heidelberg University. Cod. Salem X 16, fol. 2v

Annus

Le schéma du verso est également très semblable : les signes du zodiaque (ici sans les Mois) se trouvent au même emplacement, ainsi que les Saisons, et le schéma comporte également les Points Cardinaux, plus de nouvelles entités



Hildegard of Bingen, Liber scivias, ca. 1200, Heidelberg University. Cod. Salem X 16, fol. 2v Annus and the Macrcosm, detail
L’anomalie de Zwiefalten a été corrigée, puisque la roue des quatre points cardinaux (en bleu clair) tourne dans le même sens que celle des Saisons, ce qui rétablit la correspondance isidorienne (traits bleu clair) . Comme dans le premier schéma d’Isidore, l’Est est placé en haut, ce qui positionne mécaniquement les saisons froides du côté gauche, et les saisons chaudes du côté droit. Une roue intercalaire montre huit phénomènes météorologiques associés à ces saisons (en jaune). Dans la roue des signes zodiacaux s’intercalent quatre personnifications (en rose) , dont deux reprennent, avec une autre signification, les Heures du jour de Zwiefalten [5] :

  • à Tempestas (la Tempête) s’appose Aurora, qui symbolise ici le temps calme ;
  • à Serenitas (le Beau Temps) s’oppose Pruina, qui retrouve ici son sens propre de mauvais temps, de frimas.

Enfin, dans les écoinçons, s’ajoutent les douze vents, en cohérence avec les points cardinaux (traits bleu sombre).

Dans ce schéma extrêmement cohérent, la surprise est que les Luminaires dans les mains d’Annus, ainsi que les personnalisations du Jour et de la Nuit juste en dessous, reviennent à leur place conventionnelle, perdant la cohérence entre lumière et saisons.



Hildegard of Bingen, Liber scivias, ca. 1200, Heidelberg University. Cod. Salem X 16, fol. 2v Annus and the Macrcosm detail signes
On notera que les inscriptions associés aux signes, par exemple, « sol in pisces » rappellent que l’astre du jour est présent dans tous les moments de l’année, ce qui relativise la division gauche/droite de l’image.


Ce retour aux conventions va de pair avec l’ennoblissement de la figure d’Annus, qui perd son aspect d’homme sauvage pour se retrouver roi couronné.

1142 Zwiefalten Stuttgart WSB Cod.hist.fol.415 fol 17v detail annus Hildegard of Bingen, Liber scivias, ca. 1200, Heidelberg University. Cod. Salem X 16, fol. 2v Annus and the Macrcosm detail annus

Ceci va dans le sens de l’hypothèse de Mira Friedmann selon laquelle l’inversion se produit autour d’Annus parce que sa figure est plus « profane » que la figure sacrée du Créateur.


Annus comme le Christ

900 ca ewald decke sankt kunibert cologneTissu de Sankt Cunibert Sacramentarium fuldense Xeme Cod. theol. 231 fol 250v Universitatsbibliothek GottingenSacramentaire de Fulda

Comme le note Peter Springer à propos du tissu de Sankt Cunibert ( [6], p 38), la présence de l’Alpha et de l’Omega en haut, d’Oceanus et Terra en bas, sont des emprunts délibérés à la composition des Majestas Domini (ce qui explique la redondance d’AQUA et TERRA, qui figurent en tant qu’Eléments dans la roue). Parmi ces allusions théophaniques il faut ajouter les quatre roues de la vision d’Ezéchiel, qui se superposent ici au souvenir du char d’Hélios.



Sacramentarium fuldense Xeme Cod. theol. 231 fol 250v Universitatsbibliothek Gottingen detail annus
En comparaison, l’Annus du Sacramentaire de Fulda n’a, mis à part les roues, rien de particulièrement divin : sa houppe blanche, qui l’apparente au Soleil, en fait une sorte de grand-père cosmique.


Scholium de duodecim zodiaci signis et de ventis 11eme BNF Lat 7028 fol 154Scholium de duodecim zodiaci signis et de ventis, 11ème siècle, BNF Lat 7028 fol 154

Cette figure, en revanche,  superpose clairement les trois figures d’Annus, d’Hélios et du Christ (voir 3 Le globe solaire ) . Du fait de qu’elle illustre un traité médical, les inscriptions associent chaque signe à la partie du corps humain qu’il influence : c’est la toute première apparition en image de la théorie de la melothesia ([5], p 71 ).

Les Signes sont ici disposés dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, et les Saisons, figurées dans les écoinçons, leur correspondent parfaitement : ainsi l’Hiver, en haut à droite, accompagne le Sagittaire, le Capricorne et le Verseau (Décembre, Janvier et Février dans la roue de Zwiefalten).

Pour exprimer la prééminence des deux saisons lumineuses, le copiste a préféré inverser le sens de rotation des Mois, de sorte que le Printemps et l’Eté se trouvent à la droite du Christ-Hélios. Le globe qu’il tient dans sa main gauche ne représente donc pas ici le soleil, mais le Cosmos tout entier, sujet de sa domination. De même, les deux motifs à huit rayons qui l’encadrent ne sont pas les luminaires mais deux étoiles qui forment une sorte de résumé du firmament (on trouve souvent des semis d’étoiles dans la zone cosmique des mandoles doubles, voir 1 Mandorle double dissymétrique).


PALA-DORO-Milan detail 824-853Détail de la Pala d’Oro, 824-853, Sant Ambrogio, Milan

Bianca Kühnel ( [7], p 165) note la présence de quatre étoiles similaires au plus près du Christ de la Pala d’Oro de Milan, sorte de projection centrale des quatre Evangélistes et des douze Apôtres distribués dans les compartiments latéraux.



 Les inversions Lune-Soleil dans les monnaies et sceaux médiévaux

En aparté : le symbolisme du couple Soleil-Lune au Moyen-Age

Pape et Empereur

« De même que la Lune reçoit sa lumière du Soleil, de même la dignité royale n’est que le reflet de la dignité pontificale ». Pape Innocent III (1198-1216)

Je n’ai pas trouvé d’iconographie illustrant cette métaphore.


Orient et Occident ?

La difficulté d’associer les luminaires aux deux points cardinaux opposés tient évidement à leur déplacement permanent d’Est en Ouest. Même en tentant de déterminer leur position au moment de leur création, la situation n’est pas claire, comme le montre ce Commentaire de Pierre Comestor (1100-78) sur le Quatrième Jour de la Genèse :

«Une autre translation dit que la lune fut faitte au commencement des tenèbres de la nuit. car elle fut faitte plaine et ronde, et elle n’est oncques plaine fort ou commencement de la nuit. et est adonc en orient et le soleil en occident qui de tout a plat lui donne sa clarté, par quoy elle est ronde et plaine, car elle est droit encontre lui d’orient en occident. Non pourquant dient aucuns que le soleil fut fait au matin en orient, et quant il fu au vespre descendus en occident dont primes fu faitte la lune en orient plaine et ronde au commencement de la nuit; mais aucuns dient qu’ils furent fait tous ensemble au matin, le soleil en orient et la lune en occident; or fist son cours le soleil iusques au vespre d’orient en occident. Si que quant le soleil fu venus au vespre en occident et la lune fust alée en cil mesmes vespres dessoubs terre en orient, le soleil lui donna si comme il fait ore, sa plaine clarté et eil vespre d’occident en orient. »

On ne peut donc pas affirmer que le couple Soleil-Lune symbolisait l’Orient et l’Occident.


Chrétienté et Islam ?

C’est seulement après la prise de Constantinople en 1453 que les Turcs reprendront à leur compte le symbole du croissant étoilé. Au Moyen-Age, le symbole de l’étoile dans le croissant pouvait plutôt être compris comme un emblème byzantin.



sb-line

Chez les princes

sb-line

De Tripoli à Toulouse

L’étoile dans le croissant (Palestine)

med Tripoli Antioche

Le denier le plus ancien, frappé identiquement par Raymond II puis Raymond III de Tripoli, reprend le motif très courant, depuis l’Antiquité, de l’étoile dans le croissant (voir Lune-soleil : symboles 1) introduction)

Les historiens anciens ne doutaient pas de la valeur politique du symbole :

« Je serais donc porté à croire que le prince qui eut l’idée d’employer un type allégorique des anciens s sa monnaie, n’eut en vue ni l’astronomie, ni un simple ornement, mais qu’il voulut représenter le triomphe de la lumière évangélique, figurée par l’étoile , sur l’islamisme, figuré par le croissant. » [10]

Cette interprétation est contredite par une monnaie d’Antioche (en rouge) qui, avec son croissant surplombant l’étoile à six branches, devrait être comprise comme la victoire de l’islam sur les chrétiens.

A l’inverse, certains proposent que l’association de l’étoile et du croissant reflète l’alliance circonstancielle entre Raymond II et Nur-al-Din en 1147, au moment de la deuxième croisade, pour lutter contre les descendants du comte du Toulouse qui auraient pu revendiquer le Compté de Tripoli. Ceci n’est pas tout à fait absurde puisque sous Raymond II, dès 1152, apparaît une monnaie avec la seule étoile à huit branches, qui devient l’emblème de Tripoli.

En fait, interpréter le croissant comme symbolisant l’islam est un anachronisme, qui a laissé place à une grande incertitude :

« L’association d’une étoile et d’un croissant de lune est une figure héraldique connue qui fait peut-être référence à « l’étoile du berger » ou « l’étoile des Rois Mages ». Cet astre (il s’agit en fait de la planète Vénus) brille en effet d’un éclat remarquable et se trouve relativement proche de la lune une grande partie de l’année. C’est aussi l’astre qui fait référence à l’Orient, il s’agit sans doute de rappeler le comportement héroïque du Comte Raymond de Saint-Gilles qui conduisit les chevaliers provençaux jusqu’en Terre Sainte et participa à la prise de Jérusalem en 1099. » [11]


« Il n’est pas impossible que le comte de Tripoli et son entourage, intrigués par la présence de stèles antiques ou de temples visibles autour de son palais, aient « réemployé » ce motif en héraldique, à moins qu’il se soit agi d’un motif décoratif déjà répandu dans la ville de Tripoli au XIIème siècle. » [11]


L’étoile dans le croissant (Toulouse)

Raymondin Raymond V (type 1 croix courte)Denier raymondin, Raymond V (type 1 à croix courte)

La première mention de la frappe de cette monnaie remonte à 1150 ( [12], p 85). La ressemblance avec le denier de Tripoli ne peut être fortuite. Raymond IV, le grand-père de Raymond V de Toulouse et l’arrière-grand-père de Raymond II de Tripoli, était mort glorieusement durant la première croisade en attaquant la ville. Alphonse Jourdain, le propre père de Raymond V venait lui-même de mourir durant la deuxième, ce qui mettait fin à la revendication toulousaine sur le Comté de Tripoli, où tout le monde parlait la langue d’oc. Raymond V, jeune prince de quatorze ans qui avait accompagné son père en Palestine, était resté six mois à Jérusalem avant de rentrer à Toulouse ([12], p 147) . En imitant l’emblème prestigieux de son petit-cousin de Tripoli, le nouveau comte de Toulouse entendait sans doute rappeler la gloire outremer de ses aieux, et évoquer ses droits lointains.

Selon une autre hypothèse, le croissant et l’étoile pourraient être issus de la déformation des deux premières lettres du mot COMES (comte) [11] . Mais alors, pourquoi seulement à Toulouse et Tripoli ?

Judicieusement, Laurent Macé ([12], p 88) clôt la question, en reconnaissant l’influence tripolitaine, mais aussi l’idée originale qui fait de la monnaie une sorte de diptyque, la Lune et le Soleil d’un côté, la Croix de l’autre.


Le chevalier entre le croissant et l’étoile (Antioche)

med AntiocheAntioche, types au casque [13].

Le denier introduit par Bohémond III d’Antioche après 1163 montre le buste d’un chevalier croisé (voir la croix sur son casque) regardant ostensiblement vers la gauche en direction de la Lune , avec le Soleil derrière lui.

Si le croissant à cette époque n’évoque pas encore l’Islam, tout le monde, depuis le Quatrième Jour de la Genèse, associe la Lune à la Nuit : le motif pourrait donc représenter le chevalier croisé défendant la Lumière face à l’Obscurité.

L’interprétation doit être nuancée par certains flottements de la formule (en rouge) :

  • absence des luminaires (casque à droite ou à gauche) ;
  • regard vers le soleil, soit parce le casque est inversé, soit parce que les luminaires ne le sont pas.

Ces exceptions très rares peuvent être imputées à des erreurs du graveur : le type avec inversion lune/soleil est très largement dominant, et le restera sous les successeurs de Bohémond III à Antioche.


sb-line

Les grands sceaux des comtes de Toulouse

med Toulouse Raymond V et VI
Raymond V reprend à son compte, à partir de 1156, la grande innovation des princes de l’époque : le grand sceau double face. Tous les exemplaires ont été perdus mais la reconstitution est possible, à partir de quelques vestiges retrouvés par Laurent Macé ([12], p 32-35) et de descriptions anciennes ([12], p 30-31) :

  • de deux sceaux très semblables datés de 1163 et 1165, par l’érudit Fabre de Peyresc ;
  • d’un sceau assez différent de 1171, dans un acte de Vidimus.

Dans les deux premiers sceaux, le comte est assis sur un chaise pliante, tenant dans sa droite une épée et dans sa gauche le globe du pouvoir (un emblème plutôt anglais ou impérial). Le croissant de lune à sa gauche, étrangement tourné vers le haut, montre qu’on a voulu rappeler le croissant qui figurait sur les deniers raymondins. Ici les luminaires sont répartis sur chaque face, la lune à gauche du comte assis, le soleil à l’arrière du comte chevauchant.

Cette répartition suggère que le comte a simplement voulu reprendre les deux symboles de prestige qui figuraient déjà sur le denier raymondin : la lune au dessus du globe, le soleil au dessus du chevalier, signifient que le ciel est avec lui, dans son gouvernement comme dans ses combats : RAYMONDUS DEI GRATIA COMES TOLOSE…, dit la légende.

Dans le sceau de 1171, la chaise n’est plus pliante et le comte tient dans sa gauche, comme dans tous les sceaux qui suivront, l’emblème de son pouvoir : le château Narbonnais de Toulouse. Le couple des luminaires apparaît maintenant sur les deux faces :

  • soleil-lune autour de la figure en majesté,
  • lune-soleil à droite de la figure équestre : à la différence de la monnaie de Bohémond III d’Antioche, le chevalier vu de profil n’est pas encadré par les luminaires, mais chevauche au galop en les laissant derrière lui.

Le sceau de son fils Raymond VI conserve les mêmes caractéristiques, mais se différentie en inversant les luminaires, sur les deux faces. La facture idéalisée, encore romane, est très retardataire pour l’époque ([12], p 41).

Le sceau de Raymond VII est pratiquement identique pour la composition (mis à part la housse ornée d’une croix du cheval), mais d’une facture maintenant réaliste et gothique ([12], p 45-47).


med 1150 Grand sceau de Raymond Berenger le Vieux comte de Barcelone1150, Grand sceau de Raymond Bérenger le Vieux, comte de Barcelone [14]

Le sceau conçu par Raymond V, et qui se maintiendra pendant une centaine d’années, est une sorte de « coup médiatique » ([12], p 95) qui tranche par rapport à ce qui se faisait avant lui, par exemple le sceau à deux faces équestres de Raymond Bérenger IV, le grand rival du Toulousain pour la possession du marquisat de Provence.


.Le sceau de Constance de France

med 1165 ca Sceau Constance de France Archives nationales Paris avers sigilla.org Donation a St Victor de Marseille med 1165 ca Sceau Constance de France Archives nationales Paris revers sigilla.org Donation a St Victor de Marseille

Le sceau de la première épouse de Raymond V nous est connu par cet exemplaire, sur une donation à Saint Victor de Marseille datant probablement de 1165 , juste après la répudiation de Constance par Raymond V ([12], p 132) : la légende porte encore ses titres de duchesse de Narbonne, marquise de Provence et comtesse de Toulouse.

Fille du roi de France Louis VI, elle est « vendue » en 1140 par son frère Louis VII comme épouse du fils du roi d’Angleterre, où elle réside jusqu’en 1153, date ou son mari meurt avant d’avoir régné [15]. Elle rentre alors à la Cour de France et, en 1154, épouse le comte de Toulouse. La composition biface (avers de majesté, revers équestre) du sceau de celle qui se fait appeler la reine Constance est unique au XIIème siècle pour une princesse de sang royal ([12], p 132). Plusieurs détails (la forme ronde et non en amande, le globe tenu dans la main droite) revèlent que Constance s’est inspirée de modèles anglo-saxons ou germaniques qu’elle avait pu voir durant son séjour outre manche ([12], p 135-136).



med Sceau Raymond V Constance de France
Ces deux sceaux exceptionnels ont été très étudiés, et les spécialistes ne s’accordent pas sur leur datation. Il est tentant de suivre Laurent Macé qui, au terme d’une discussion serrée conclut que les deux sceaux ont probablement été conçus à l’occasion du mariage ([12], p 138-139, p 148), comme le montre leur composition jumelle :

  • dans la main gauche, même globe ;
  • dans le bras droit identiquement replié, les insignes de la Vertu masculine (l’épée, la Justice [12],p 74 et 127) et féminine (la croix, la Foi) ;
  • même fauteuil au dossier portant deux fleurs de lys ;
  • cheval au galop et cheval à l’amble ;
  • mouvement en direction opposée : l’orientation vers la gauche, pour Raymond, est une caractéristique des sceaux princiers de première génération ([12], p 105).

Même les légendes s’apparient de manière subtile :

  • pour Raymond, la triple titulature du duché de Narbonne, du comté de Toulouse et du marquisat de Provence est répétée sur les deux faces ;
  • pour Constance, les deux titres les plus importants sont affichés côté majesté (SIGILLVM CONSTANCIE DVCISSE NARBONE MARCHESIE) et le titre le moins prestigieux côté équestre ( SIGILLVM CONSTANCIE COMITISSE THOLOSE).

Les deux luminaires signent l’appropriation par Constance des astres raymondins : tandis que pour son mari ils sont répartis sur les deux faces, signalant que son pouvoir vient de Dieu, elle les a regroupés quant à elle sur la face de majesté. Autant, côté équestre, l’allure tranquille de sa monture et la branche qu’elle tient sous son bras (sans doute l’olivier de la paix) n’appelaient pas l’impétuosité du Soleil, autant la présence derrière son trône des attributs de la majesté divine révèle un culot princier. Culot que Raymond reprendra à son compte dans son sceau de 1171, une fois Constance répudiée.

« En reprenant un thème cosmologique étroitement associé à la frappe de leurs deniers marqués de la croix raimondesque, les comtes enrichissent leur iconographie sigillaire. La lune et le soleil qui les encadrent pourraient faire implicitement référence à une forme de luminescence, une sorte d’allégorie de l’indispensable charisme que doit posséder dans les sociétés médiévales celui qui est appelé à gouverner. On doit voir en lui le reflet d’une radiance d’un autre ordre, celle de l‘aura qui nimbe le princeps légitime«  ([12],p 185)

Cette dimension lumineuse n’échappait pas à certains, comme le troubadour Peire Cardénal dans un portrait de Raymond VII :

« Et puisque sa valeur brave tout, au dessus du monde tant s’élève sa seigneurie – qui a renom de comte-duc -que son nom même le signifie, qui dit « Rayon du Monde (Rai-mon)« . ([12],p 186)



sb-line

Les deux grands sceaux de Richard Coeur de Lion

med Richard Coeur de Lion
Le premier grand sceau, réalisé en 1189 lors de l’accession de Richard I au trône, présente le double emblème de l’étoile dans le croissant. Il est possible que ce motif « oriental » ait été choisi en référence à la troisième croisade, alors en préparation. On a supposé aussi qu' »il s’agissait d’une référence parlante à l’étoile appelée Regulus dans la constellation du Lion, communément appelée « Cor Leonis ». », ou « Cœur de Lion », un joli jeu de mots sur le surnom de Richard » [16]. La différence du nombre de rayons (sept et six) est probablement destinée à déjouer les contrefaçons. Les deux brins de « planta genista » évoquent la prétention des Plantagenêts aux deux couronnes d’Angleterre et de France.

Le second grand sceau a probablement été réalisé en 1195, au retour de captivité de Richard, dans des circonstances assez bien connues : Richard prétexte la perte du premier grand sceau durant un naufrage pour ordonner de revalider, avec le nouveau sceau, toutes les chartes à son nom. Pour certains, le nouveau sceau daterait en fait de 1198, année de crise financière où les taxes liées au changement de sceau étaient bienvenues [17].

Les commentateurs se passionnent pour la toute première apparition, sur l’écu de la face équestre, des « trois lions passant gardant » qui constitueront désormais les armoiries royales anglaises [18]. Mais personne ne dit mot de la différence qui nous intéresse : l’éclatement de l’emblème de l’étoile dans le croissant en un couple de luminaires inversé : une Lune tournée vers le haut et un soleil à seize rayons.

Il n’y a pas de raison particulière à ce que le roi Richard ait voulu imiter le sceau d’un Comte, fût-il de Toulouse (Raymond VI n’a d’ailleurs pas participé à la troisième croisade). La position verticale de l’épée (en pal) est d’ailleurs celle d’un souverain sacré, très différente de l’épée de justice du comte de Toulouse

Vu la symétrie de la composition, la dissociation des luminaires est tout sauf anodine : elle place l’épée sous l’influence de la Lune et le globe florissant sous celle du Soleil, d’une manière peu explicite à première vue.



med Richard Coeur de Lion Henri II
En fait l’épée et le globe ne forment pas un couple mais, complétés par la couronne à trois pointes, un triangle de regalia (en vert).  De même les deux luminaires forment triangle avec la croix de la légende, qui manifeste la puissance de Dieu au dessus de celle du roi (en blanc).

La comparaison avec le second grand sceau du père de Richard, Henri II Plantagenêt, met en évidence ce travail de symétrisation :

  • la colombe pacifique est supprimée pour laisser place à l’élévation de la croix, posée sur une hampe feuillagée ;
  • les deux luminaires polarisent l’ensemble selon le thème du reflet : le rapport de la Lune au Soleil est le même que celui du Roi à Dieu, et des Anglais à Richard.

sb-line

Autres sceaux équestres

1226 Bernard V de Comminges
1226, Bernard V de Comminges

Le sceau équestre des Seigneurs de Comminges s’explique directement par le rayonnement des Comtes de Toulouse.


1230-40 Seal of Dover Priory1230-40 1240–1260 Seal of Dover Priory London, British Museum, Catalogue of Seals, I (1887) , I, p. 536(3066)1240–1260, British Museum, Catalogue of Seals, I (1887) , I, p. 536(3066)

Sceau du Prieuré Saint Martin de Douvres

Ce sceau montre saint Martin coupant en deux son manteau pour le donner à un mendiant, à la porte d’Amiens. L’eau représente la rivière Somme, mais on ne connaît pas la signification du cercle entre les pattes du cheval. Le croissant (contenant une petite étoile) et le Soleil apparaissent dans la troisième version du sceau [18a], soulignant que le Ciel est témoin de cette bonne action. Il se peut également que l’on ait souhaiter magnifier Martin en l’assimilant à un chevalier croisé. Mais tout ceci n’explique pas l’inversion ni la raison de l’apparition tardive des luminaires, quarante ans après les grands sceaux de Richard Coeur de Lion.


sb-line

Chez les ecclésiasistiques

sb-line

med LangresDeniers de Langres

Langres avait été la première ville prise par le Roi de France Louis IV d’Outremer en 936. Ce pourquoi les monnaies émises par l’évêché lors des règnes suivants « immobilisent » le type établi par Louis IV. Je remercie Mr Christophe Adam, spécialiste de ce monnayage, pour les informations fournies.

Vers 1110 [19], on voit apparaître un nouveau type de denier, comportant une crosse seule, et des légendes pratiquement illisibles. Enfin apparaissent la lune et l’étoile accostant la crosse, dans un type anonyme qui existait en 1170 (Trésor de Montigny-Lencoup) sous l’épicopat de Gautier de Bourgogne (1162-1179) mais qui a pu apparaître plus tôt sous l’épiscopat de Godefroy de la Roche (1138-1162).[19a]

L’ajout de la lune et de la croix glorifie la cité, et devient une marque distinctive, puisqu’on la retrouve, à partir de 1254, sur plusieurs sceaux du tribunal épiscopal de Langres. Malheureusement l’apparition de ces signes glorieux est antérieure aux événements notables pour la Cité que sont la proclamation de l’union indissoluble avec la couronne (1179), l’élévation de l’évêque à la pairie, et du Compté de Langres au rang de Duché (les dates précises sont inconnues [20], mais postérieures à 1179).




med iconographie crosseIconographie de la crosse accostée

Une autre manière d’aborder le problème est purement iconographique Le motif de la crosse, ouverte à gauche et accosté, de manière unique, par un omega et un alpha inversés, est utilisé par l’évêque Gauthier II de Meaux dès la fin du 11ème siècle, dans une pièce disparue dont on n’a plus qu’un dessin [21] . En comparant avec un denier de Meaux postérieur où est figurée la main de l’évêque (flèche bleue sombre), on comprend la raison de cette inversion omega/alpha contre-nature : l’évêque est sensé se trouver sur la droite et son autorité, matérialisée par la direction de la crosse, s’exerce de droite à gauche. On remarquera que ce sens de lecture du motif n’est pas corrélé au sens de lecture de la légende (flèches rouges)

Pour Christophe Adam, cette composition est probablement la source (flèche bleu clair) d’un denier de l’abbaye de Corbie, qui revient à la lecture de gauche à droite, aussi bien pour l’alpha et l’omega que pour la direction de la crosse. En comparant avec la monnaie de Metz où la main est figurée, on voit bien sur l’ouverture à droite de la crosse signifie que celui qui la tient (abbé ou évêque) se situe à gauche. C’est le même sens naturel de la lecture que choisira plus tard l’archevéché de Lyon, en plaçant le soleil et la lune autour d’une croix, augmentée d’une barre en bas pour faire apparaître l’initiale L.

Dans ce contexte d’ensemble, le denier de Langres apparaît comme une variante où le couple lune/soleil se substitue au couple omega/alpha (flèche verte), l’idée commune étant l’analogie entre la crosse (crucia) et le croix (crux). Le fait que la monnaie la plus ancienne se soit limitée aux lettres trahit sans doute une réticence à faire figurer sur une monnaie épiscopale les symboles du soleil et de la lune, qui pouvaient être compris comme païens, ou réservés à Dieu seul. Pour le denier de Langres, les croisades sont passée par là. L’évêque Godefroy de la Roche a participé à la deuxième, de 1147 à 1149. Il a pu y voir les monnaies avec l’étoile dans le croissant, mais pas la monnaie de Bohémond III d’Antioche au casque et aux luminaires inversés, qui n’apparaît qu’après 1165.

Puisque l’influence directe est impossible, il faut croire que la même idée d’accoster par les luminaires inversés une figure centrale est intervenue plusieurs fois, pour des raisons différentes :

  • défense de la Chrétienté, par Bohémond III d’Antioche ;
  • affirmation de magnificence, par Raymond V de Toulouse ;
  • imitation de la Croix, pour l’évêque de Langres.

L’ inversion « topographique »

Nous avons vu par ailleurs que des inversions sur des croix décoratives s’expliquaient par leur position sur la façade Ouest d’un église (voir – 3) en Occident), de manière à ce que le Soleil corresponde au côté Sud de l’édifice et la Lune à son côté Nord.


1240–1260 Seal of Priory of St Paul of Newenham London, British Museum, Catalogue of Seals, I (1887) , pp. 672-673(3692)Sceau du Prieuré de St Paul de Newenham, 1240–1260, Vol I, pp. 672-673 (3692) 1258 Seal of Norwich Cathedral Priory Herbert of Lozinga cathedral of Norwich London, British Museum, Catalogue of Seals, I (1887) , pp. 322-323(2093)Sceau du Prieuré de la Cathédrale de Norwich (Herbert de Lozinga devant la façade Ouest), 1258, Vol I, pp. 322-323 (2093)

British Museum, Catalogue of Seals, (1887)

Il en va de même pour certains sceaux anglais montrant un personnage devant une église.


1200–1249 Seal of Bradenstoke Priory London, British Museum, Catalogue of Seals, I (1887) , p. 455(2697)Sceau du Prieuré de Bradenstoke, 1200–1249 , Vol I, p. 455 (2697) 1263 Savary, Prieur de Perrecy, Bourgogne (sigilla.org)Savary, Prieur de Perrecy, Bourgogne, 1263 (sigilla.org) Abbaye de la Trinite de PoitiersAbbaye de la Trinité de Poitiers

La même chose vaut pour la Vierge à l’Enfant supposée se trouver dans une église ou au dessus. Dans le cas de la Trinité de Poitiers en revanche, où elle trône dans le ciel, l’inversion n’a pas lieu d’être.

S’agissant de sceaux, on pourrait toujours invoquer une erreur de gravure de la matrice. Mais la répétition laisse soupçonner que le graveur a délibérément tenu compte de l’orientation de l’édifice représenté.



med sceaux ecclesiastiques 13eme Sigilla.org b
La même règle vaut probablement lorsque la fonction du sigillant (chantre, évêque) sous-entend qu’il l’exerce à l’intérieur de son église. Réciproquement, lorsque le personnage est un pur administratif (archidiacre) il n’est pas censé siéger à l’intérieur d’un édifice sacré. La seule exception que j’ai trouvé à cette convention est le sceau d’un évêché mineur (en rouge).


1374 Valenciennes (sigilla.org)
Valenciennes 1374 (sigilla.org)

Par ailleurs, pas d’inversion dans le cas d’édifices civils.


On peut noter que cette inversion topographique, qui semble bien établie, ne se produit que si la figure centrale est soit absente (croix purement décorative des façades Ouest) soit un personnage situé en avant ou à l’intérieur d’une église (sceaux).


sb-line

Dans un sceau civil (SCOOP !)

sb-line

med 1200-1300 Sceau de la ville de Tyrnau 1347 med 1200-1300 Sceau de la ville de Tyrnau

Sceau de la ville hongroise de TYRNAU, 13ème siècle

Ce sceau remonterait au 13ème siècle, bien que la plus ancienne empreinte remonte à 1347. Il porte au centre la figure du Seigneur, accompagné de l’inscription « DEUS IN ROTA ». Entre les rayons de cette roue, viennent s’incrire le couple Lune-Soleil et le couple Alpha-Omega, accompagnés de l’inscription « SYM[BOLUM] CIVIUM DE ZUMBOTHEL CUM ROTA FORTUNE ».

Ce sceau est très connu, car il s’agit d’une des plus anciennes références à la Roue de la Fortune, motif dont le premier exemple se trouve dans un manuscrit du Mont Cassin de la fin du XIème siècle [21a], et qui constitue le thème central des Carmina Burana (1230) :

« Ô fortune, comme la lune changeante en ses phases, toujours tu croîs et tu décroîs« 
Fortuna Imperatrix Mundi, Carmina burana.

On ne sait rien de certain sur cette composition très exceptionnelle [22]. L’idée est probablement que Dieu reste fixe sur le moyeu, tandis que le monde tout autour est soumis aux hauts et aux bas de la Fortune. Le fait que les deux secteurs inférieurs soient vides suggère qu’il ne faut pas lire les quatre symboles divins comme emportés par ce mouvement, mais au contraire comme fixés dans le Ciel en arrière :

l’emblème est donc à comprendre comme une roue qui tourne devant une Majestas Dei.

Tout comme pour le second sceau de Richard I, l’inversion s’explique par le contexte textuel :

  • la Lune se trouve entourée par les deux mots ROTA, qui commentent son impermanence ;
  • tandis que le Soleil transmet un peu de l’éternité de DEUS aux citoyens (CIVIUM).

Le couple Alpha (le début du mouvement du monde) et Omega (le point final) reprennent la même opposition impermanence / permanence.


sb-line

En synthèse

med lune soleil sceaux monnaies schema
Ce schéma situe chronologiquement tous les couples lune-soleil que nous avons vu apparaître au cours du 12ème siècle. Pour les nobles comme pour les ecclésiatiques, la deuxième croisade est bien l’événement déclencheur (flèche bleue) : l’emblème des comtes de Tripoli, l’étoile dans le croissant, est ramené en Occident par Raymond V, qui s’en sert tel quel dans ses deniers raymondins, puis le disjoint dans ses grands sceaux. De même, c’est probablement le retour à Langres de l’évêque Godefroy de la Roche qui donne l’idée, à une date encore indéterminée, de transposer les deux luminaires de la croix à la crosse.

Mis à part pour les tous premiers sceaux de Raymond V et Constance, l’inversion lune/soleil est de rigueur à la fin du siècle, une des raisons étant d’éviter toute concurrence avec le Seigneur. L’inclusion des luminaires divins dans une figure de majesté reste néanmoins exceptionnelle chez les princes, puisque seuls l’ont adopté un comte-rayon, une reine sans royaume et un roi-lion.

Chez les prélats en revanche, la formule se développera modestement tout au long du 13ème siècle.



Les inversions narratives

Une inversion péjorative

sb-line

Constellacio London, British Library, MS Royal 6 E VI, f. 396v, London, c. 1360-1375Article Constallacio, fol 396v Divinatio London, British Library, MS Royal 6 E VI, f. 535v, London, c. 1360-1375.Article Divinatio, fol 535v

Encyclopédie Omne Malum, James le Palmer
British Library, MS Royal 6 E VI, f. 535v, London, c. 1360-1375.

De même que les deux articles sont liés (chacun fait référence à l’autre), les deux vignettes ont été conçues en parallèle : tandis que l’astrologue de Constallacio bénéficie d’une opinion mitigée (il a le choix entre les signes dans le Ciel et le démon dans son cercle ), le devin de Divinatio, coincé entre les deux démons, est clairement condamné par l’illustrateur.

Le texte de Constallacio [22a] démarre mal pour les astrologues : « il ne convient pas de construire les constellations ni de considérer sous quelle étoile est né quelqu’un ni la hauteur de la lune« . Plus loin, il leur reconnaît du bout des lèvres une utilité limitée, pour l’agriculture ou la pharmacie, tout en dénonçant la superstition « par laquelle la curiosité humaine est jouée par la fourberie du démon ».

Le fait que le dessinateur ait inversé le croissant et l’étoile (à la fois par rapport à la convention chrétienne et par rapport à l’ordre d’apparition dans le texte, étoile puis lune) va de pair avec la gestuelle de l’astrologue, dont les jambes croisées signalent l’intention maligne [22b].

Le devin est encore plus maltraité, puisqu’il croise à la fois les jambes et les bras, et ne regarde même plus le ciel perturbé, mais le démon fallacieux qui le remplace.


sb-line

Dans une série de scènes


sb-line
Passionsaltar, revers du panneau droit, 1330-1350, Munster Heilsbronn
Autel de la Passion, revers du panneau droit, Ecole de Nüremberg, 1330-1350, Münster, Heilsbronn

La Lune dans la case de la Trahison de Judas et le Soleil dans celle de la Comparution devant Hérode signalent que ces deux scènes consécutives se passent l’une la Nuit, l’autre le Jour.

Cette polarité se propage dans les deux cases inférieures, avec l’ambiance nocturne pour la Résurrection et l’ambiance diurne pour l’Ascension.

Il est dommage que l’autre volet ait été perdu : il serait logique qu’il ait présenté lui aussi deux scènes diurnes et deux nocturnes (peut-être tirées de l’Enfance du Christ).


sb-line

Dans les voyages au Paradis

sb-line

Dante_e_Beatrice_14eme siecle, Venise, Biblioteca Marciana BNM ms It. IX 276 fol 53v Paradiso, Canto I, v. 88-90Dante et Béatrice, 14ème siècle, Venise, Biblioteca Marciana BNM ms It. IX 276 fol 53v

Cette illustration du Paradis de Dante (Canto I, v. 88-90) monte Béatrice faisant visiter le Paradis à Dante : il est donc logique qu’elle le précède pour lui montrer l’attraction principale, le Soleil, laissant la Lune à l’arrière.

Christine and the Sybil pointing to a ladder from the heavens, from the Book of the Queen, France (Paris), c. 1410-1414, Harley MS 4431, f. 188rChristine et la sibylle arrivent à l’échelle qui monte au ciel, fol 188r Christine and the Sybil France (Paris), c. 1410-1414, Harley MS 4431, f. 189vChristine et la sibylle au ciel

Le Livre de la Reine, Christine de Pisan, Paris, vers 1410-1414, Harley MS 4431,

La même idée de « visite guidée » explique l’inversion de la seconde image : de même que Dante suit Béatrice, Chistine suit la sibylle .


sb-line

Dans les voyages d’Alexandre

sb-line

Les deux arbres dans le Roman d’Alexandre

alexandre 1333–40 Royal MS 19 D I, f. 32r1333–40, Angleterre, Royal MS 19 D I, f. 32r alexandre 1448, Jean Wauquelin, Histoire d’Alexandre BNF Ms fr 9342 f. 164 gallica1448, Jean Wauquelin, Histoire d’Alexandre, BNF Ms fr 9342 f. 164, Gallica

Alexandre implorant les arbres du Soleil et de la Lune

Ces deux images résument de manière synthétique l’histoire d’Alexandre demandant son avenir aux deux arbres sacrés. Le première image montre les protagonistes habituels de l’histoire : les compagnons d’Alexandre et le prêtre qui garde les arbres. La seconde image est pimentée par une référence aux Trois Parques (un rajout de Vincent de Beauvais dans son Miroir Historial).



alexandre-devant-les-arbres 1410-12 Voyages de Jean de mandeville BnF, Français 2810 f.220Les arbres du Soleil et de la Lune, 1410-12, Voyages de Jean de Mandeville, BnF Français 2810 fol. 220, Gallica

Pas d’inversion non plus dans les ouvrages qui parlent des deux arbres d’Alexandre sans faire référence aux détails de l’histoire.


L’histoire en détail

Celle-ci, qui remonte au Roman du Pseudo-Calisthène [23], est délayée sur plusieurs pages qui comportent toujours la même structure, une progression dramatique en trois temps :

  • 1) Alexandre interroge d’abord l’arbre mâle, l’Arbre du Soleil qui parle le Jour, et lui révèle qu’il va bientôt mourir à cause des siens ;
  • 2) Alexandre attend la nuit pour interroger l’arbre femelle, l’Arbre de la Lune, qui lui annonce qu’il mourra à Babylone sans avoir revu la Macédoine ;
  • 3) Au lever du jour, l‘Arbre du Soleil parle encore pour déclarer qu’il n’y aucun espoir, ni pour Alexandre ni pour sa mère, son épouse et ses soeurs ; et qu’il est inutile d’en demander plus.


alexandre 1285 ca livre des ansienes estoires Acre BL Add. 15268, f.214vLivre des Ansienes Estoires, Acre, vers 1285, BL Add. 15268, f.214v

L’inversion apparaît dans les images qui décomposent l’histoire et montrent les deux moments les plus dramatiques : le verdict de l’Arbre de Lune (2), puis le coup de massue final de l’Arbre du Soleil (3).

Réalisée en Palestine, cette image reprend le contraste de couleur bleu et rouge utilisé pour les luminaires dans les Crucifixions byzantines (voir Lune-soleil : Crucifixion 2) en Orient).


alexandre Maitre du Roman de Fauvel, Paris, Speculum historiale de Vincent de Beauvais trad. Jean de Vignay 1333-34, BNF Français 316 f. 204vFol 204v alexandre Maitre du Roman de Fauvel, Paris, Speculum historiale de Vincent de Beauvais trad. Jean de Vignay 1333-34, BNF Français 316 f. 205r Fol 205r

Maitre du Roman de Fauvel, Speculum historiale de Vincent de Beauvais trad. Jean de Vignay, Paris, 1333-34, BNF Français 316

Bien qu’il ne représente Alexandre qu’une seule fois dans chaque image, un grand artiste tel que le Maître du Roman de Fauvel utilise l’inversion pour rendre la même idée : montrer que l’arbre du Soleil a le dernier mot. La première image insiste sur les détails pittoresques du texte de Vincent de Beauvais : l’« évesque des arbres », un géant aux dents de chien vêtu de peau de bête, et les natifs de la contrée, qui se nourissent de fruits.



alexandre Maitre du sacre, Paris, 1370-1380, Speculum historiale de Vincent de Beauvais trad. Jean de Vignay 1333-34, BNF NAF 15939 fol 125

Maître du sacre, Speculum historiale de Vincent de Beauvais trad. Jean de Vignay Paris, 1370-1380, BNF NAF 15939 fol 125

Tout dépend bien sûr de l’enlumineur : dans cette copie quarante ans plus tard, il préférera normaliser la position des luminaires.


alexandre Maitre de la Mort, Speculum historiale de Vincent de Beauvais trad. Jean de Vignay Paris, 1396, BNF Français 312 f. 28fol 28r alexandre Maitre de la Mort, Speculum historiale de Vincent de Beauvais trad. Jean de Vignay Paris, 1396, BNF Français 312 f. 182vfol 182v

Maitre de la Mort, Speculum historiale de Vincent de Beauvais, trad. Jean de Vignay, Paris, 1396, BNF Français 312

Même normalisation, sur le modèle du Dieu créateur, dans ce texte illustré à l’économie : l’image unique reprend simplement le titre du chapitre.


alexandre 1400–10 Rudolf von Ems Weltchronik The J. Paul Getty Museum, Ms. 33, fol. 221vRudolf von Ems, Weltchronik, Regensburg, 1400-10, The J. Paul Getty Museum, Ms. 33, fol. 221v

Ce copiste allemand en revanche revient à la narration et donc à l’inversion : le clin d’oeil de la Lune signifie qu’elle n’a révélé la terrible vérité qu’à moitié.


alexandre 1444–45 The Trees of the Sun and the Moon and the Dry Tree Roman d'Alexandre (Rouen) Royal MS 15 E VI, f. 18vTalbot Shrewsbury book , Rouen, 1444–45, Royal MS 15 E VI, f. 18v

Cette image évolue vers la synthèse puisqu’elle superpose, à l’histoire des deux arbres, un autre épisode qui vient un peu avant dans le Roman : celui de l’oiseau-phénix qui, à la fin de sa vie, se pose sur du bois sec, y met le feu, et ressuscite en trois jours.


alexandre Hollandais 1550-1600 Herzog August Bibliothek Graph. Res. 116.4Gravure hollandaise, 1550-1600, Herzog August Bibliothek Graph. Res. 116.4

Cette inversion narrative sera comprise encore longtemps, puisqu’on la trouve dans cette gravure dont les détails montrent que l’auteur connaissait bien son sujet : les troncs en forme de femme et d’homme, les sandales laissées sur le sol au seuil de l’espace sacré.


Les deux arbres dans les mappemondes

alexandre Arbor Solis et Arbor Lunae pres du Jardin d'Eden, Psautier, Londres, 1262–1300, MS 28681 , f. 9rArbor Solis et Arbor Lunae , Psautier, Londres, 1262–1300, MS 28681 , f. 9r

Les deux arbres d’Alexandre, censés se trouver aux confins orientaux du Monde, tout près du Jardin d’Eden, sont un standard des mappemondes médiévales [24] .


alexandre 1239 -consultant-les-arbres-oraculaires Mappemonde d'Ebstorf detruite en 1943Alexandre consultant les arbres oraculaires
Mappemonde d’Ebstorf, 1239, détruite en 1943 [25]

Le seul cas d’inversion se trouve dans cette mappemonde . L’épisode des deux arbres est si connu qu’il ne nécessite pas de légende, contrairement à l’image juste en dessous :

Les Gymnosophistes, du matin jusqu’au soir, contemplent dans une vision continue le corps du soleil ardent, pour y scruter l’avenir.

Gignosophyste a mane usque ad vesperam continua visione corpus solis ardentis intuentur, rimantes ibi quedam futura.


La position du soleil à droite s’explique par la nécessité d’harmoniser les deux images, les luminaires du haut commentant aussi l’inscription du bas : « du matin jusqu’au soir ». L’illustrateur a néanmoins préféré inverser Alexandre, pour éviter toute confusion entre lui et le Gymnosophiste.


Autres inversions Soleil-Lune

Juif et Chrétien

 

Hraban Maur de rerum natura 1030 Montecassino cod 132 p 274Hraban Maur, de rerum natura, 1030, Montecassino cod 132 p 274

L’image ([2], p 456) illustre deux fêtes décrites dans le texte de Hraban Maur :

  • la fête juive du premier jour du Mois, à la nouvelle Lune, où l’on jouait de la trompe ;
  • la fête chrétienne du Dimanche des Rameaux (on voit les Rameaux brandis, et un jeune garçon portant une serviette pour le bain rituel).

L’astre représenté côté chrétien est probablement non pas le soleil, mais la pleine Lune, liée au calcul de Pâques.

En l’absence de figure centrale, le côté gauche n’a rien de privilégié : l’image se lit chronologiquement, la religion chrétienne succédant à la religion juive.


sb-line

Le monde à l’envers

Le thème du monde à rebours commence à l’époque médiévale, mais se développe surtout à partir du XVIème siècle. Malgré l’abondance de ce type d’image, rares sont celles qui comportent les luminaires, et encore plus rares celles qui les inversent.


Aneau, ‘Sans justice est confusion’, Imagination poetique, p 67, 1552Aneau, ‘Sans justice est confusion’, Imagination poetique, p 67, 1552

La plus ancienne de ces images cosmiques illustre le Chaos sans penser à changer l’ordre conventionnel.


Sebastiano di Re 1557-63 La gabbia de matti MET detailLa gabbia de matti (détail) Sebastiano di Re, 1557-63, MET

Lorsque le globe du monde intègre les luminaires, ils se retrouvent en bas : mais une rotation n’est pas une inversion.


SUN, MOON, STARS AND EARTH TRANSPOSED The World Turned Upside Down, 1780 Chap-books of the eighteenth century« The World Turned Upside Down », 1780 [9]

Cette image tardive, avec la ville dans le ciel et les astres sous la Terre, est une des rares où, en sus, les luminaires sont inversés : encore faudrait-il être sûr que ce n’est pas une simple erreur du graveur.

La quasi-absence des luminaires dans les représentations du monde à l’envers prouve, a contrario, que leur ordre n’était pas perçu comme une norme suffisamment établie pour mériter la transgression.


sb-line

L’Homme à l’envers

1450 ca Traite astrologie et medecine UB Tubingen MD 2 fol 35rHomme zodiacal, fol 35r 1450 ca Traite astrologie et medecine UB Tubingen MD 2 fol 42vFemme zodiacale, fol 42v

Traité d’astrologie et de médecine, vers 1450, UB Tübingen MD 2

Séparées de quelques pages, ces deux images illustrent une section consacrée à l’influence des astres sur le corps humain. Dans les deux schémas, les signes s’étagent de bas en haut dans le même ordre zodiacal.

Le schéma féminin porte une légende en rouge, bourrée de fautes, et d’une autre main que le corps du manuscrit :

La Lune se dissout douze fois dans le soleil
Le Soleil est visible dans les douze signes toute l’année

Dye můn lofet XII mal um dy sunne

Der suen schin ist in allen ceichen ein jar lang

Les luminaires ont été inversés, de manière à ce que le Soleil influence le côté droit du corps, tout comme pour l’homme.


sb-line

Une inversion fortuite (SCOOP !)

825-50 tractatus de astronomia et de compoto Laon BM MS422 fol 53rTractatus de astronomia et de compoto, 825-50 , Laon BM MS422 fol 53r

A première vue, cette page semble très énigmatique, avec cette magnifique inversion Lune-Soleil surplombant un troisième astre, une sorte de petite soleil. En fait, le mystère s’efface si l’on fait abstraction des personnifications.


800-900 de concordia mensium (anonyme) Abbaye de Fleury BNF Latin 5543 fol 141r.De concordia mensium (anonyme), 800-900, Abbaye de Fleury, BNF Latin 5543 fol 141r, gallica

  • Le diagramme central est un diagramme très courant, l’horologium pedum, qui prend la forme d’un cadran solaire pour indiquer au voyageur, en pieds, la longueur de son ombre pour les douze heures du Jour ( cercles concentriques), ceci pour les douze mois de l’année (secteurs) [26] .
  • La roue de gauche montre la durée d’éclairement de la Lune pour les trente jours du Mois.
  • La roue de droite indique les heures où le Soleil passe d’un signe à l’autre, pour les douze mois de l’Année.

Le concepteur de cette compilation a disposé les trois schémas, de bas en haut et de gauche à droite, par amplitude croissante :

l’Heure dans le Jour, le Jour dans Le Mois, le Mois dans l’Année



Les articles suivants détaillent trois oeuvres où le couple Soleil/Lune, sans inversion, joue un rôle particulier.

Article suivant :  Le Soleil et la Lune à la chapelle de Perse

Références :
[1] Barbara Obrist « Le diagramme isidorien des saisons, son contenu physique et les représentations figuratives », Mélanges de l’école française de Rome Année 1996 108-1 pp. 95-164
[2] Le livre de référence sur le Sacrementaire de Fulda note bien cette communauté entre les deux schémas, mais se constate de constater, sans l’expliquer, l’inversion des luminaires dans le second. Voir Christoph Winterer « Das Fuldaer Sakramentar in Göttingen: Benediktinische Observanz und römische Liturgie (Studien zur internationalen Architektur- und Kunstgeschichte) « , p 430 et ss.
[3] Georges Comet, « Les calendriers médiévaux, une représentation du monde » Journal des Savants, Année 1992 1 pp. 35-98
[4] Mira Friedmann, « More on Right anf Left in painting », Assaph, Publication of the Tel-Aviv University, Faculty of Fine Arts. Studies in art history, Volume 1 p 126
[5] Ces personnalisations ont été identifiées, de manière peu cohérente avec la roue des signes et sans tenir compte des oppositions deux à deux, avec l’Aurore, le mois de Mai (ou la Lumière solaire), le mois de Janvier et le mois de Mars. Voir Simona Cohen « Transformations of Time and Temporality in Medieval and Renaissance Art » https://www.researchgate.net/publication/337561652_Transformations_of_Time_and_Temporality_in_Medieval_and_Renaissance_Art
[6] Peter Springer « Trinitas-Creator-Annus: Beiträge zur mittelalterlichen Trinitätsikonographie » Wallraf-Richartz-Jahrbuch Vol. 38 (1976), pp. 17-45 https://www.jstor.org/stable/24657178
[7] Bianca Kühnel « The End of Time in the Order of Things : Science and Eschatology in Early Medieval Art. », 2003
[9] John Ashton, « Chap-books of the eighteenth century » https://www.gutenberg.org/files/48800/48800-h/48800-h.htm
[10] Michaud « Histoire des croisades », 1822, Partie 4,Volume 5, p 544 https://books.google.fr/books?id=C-7zFMsJ4l8C&pg=PA544
[11] Xavier VERGEREAU Histoire de l’atelier monétaire de Pont-de-Sorgues
https://www.etudessorguaises.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=94:histoire-de-latelier-monetaire-de-pont-de-sorgues&catid=51:economie&Itemid=89
[12] Laurent Macé, « La majesté et la croix. Les sceaux de la maison des comtes de Toulouse (XIIe-XIIIe siècle) » 2019
[13] David P Ruckser « Coins of the CRUSADERS » https://www.academia.edu/30499342/Coins_of_the_CRUSADERS
[14] http://jean.gallian.free.fr/comm2/blanchard/barcelone.html
[15] Luc Sery « Constance, fille de France, « reine d’Angleterre », comtesse de Toulouse » Annales du Midi Année 1951 63-15 pp. 193-209 https://www.persee.fr/doc/anami_0003-4398_1951_num_63_15_5839
[16] https://www.heraldry-wiki.com/heraldrywiki/index.php?title=Portsmouth&mobileaction=toggle_view_desktop
[17] J. H. Round RICHARD THE FIRST’S CHANGE OF SEAL
https://www.jstor.org/stable/24708377
[18] http://www.hubert-herald.nl/UKEngland1154.htm
https://aroyalheraldry.weebly.com/blog/king-richard-i-the-lionheart
[18a] Charles Reginald Haines « Dover Priory: A History of the Priory of St Mary the Virgin, and St Martin of the New Work » p 437 https://books.google.fr/books?id=oaFtAAAAQBAJ&pg=PA437
[19] Christophe ADAM « Le monnayage de Langres à la crosse, un nouveau type inédit », Cahiers Numismatiques de la Société d’Etudes Numismatiques et Archéologiques, 09/2016, p. 29-32
[19a] http://lesmonnaieschampenoises.free.fr/langres.htm
[20] Arthur Daguin, « Les Evêques de Langres: Etude épigraphique sigillographique et héraldique » p 26 https://books.google.fr/books?id=0R1LAAAAYAAJ&pg=PA26
[21] Christophe ADAM « À propos de cinq deniers perdus de Meaux » http://lesmonnaieschampenoises.free.fr/etudes/sfn_meaux_deniers_perdus.pdf
[21a] Jean Wirth, Art et image au Moyen-Age, p 248
[22] Bibliographie dans l’article de Martin Neuman http://nzr.trnava.sk/?q=node/2430
[22a] Le texte reprend l’article De Sortilegiis de l’Aurea Summa de Henri de Suse, « Aurea summa Nicolai Superantii novis … adnotationibus et quibusdam excerptis ex summa », 1612, Livre V, colonne 1464 https://books.google.fr/books?id=7dFLAAAAcAAJ&pg=PA1463&lpg=PA1463&dq=%22nec+futura+divinanda%22&source=bl
[22b] E. R. Truitt, Medieval Robots: Mechanism, Magic, Nature, and Art p 95 https://books.google.fr/books?id=0xYICAAAQBAJ&pg=PA95
[23] Mario Casari « Alexandre et l’arbre anthropique » dans J. L. Bacqué-Grammont (cur.), L’arbre anthropogène du Waqwaq, les femmes-fruits et autres zoophytes, Napoli, Università degli Studi di Napoli ‘L’Orientale’, 2007 https://www.academia.edu/555233/Alexandre_et_larbre_anthropique
[24] https://blogs.bl.uk/digitisedmanuscripts/2020/01/the-trees-of-the-sun-and-the-moon.html
[25] https://warnke.web.leuphana.de/hyperimage/EbsKart/index.html#O9999
[26] Barbara Obrist, « The astronomical Sundial in Saint Wiliibrord’s Calendar and its Early Medieval Context » dans Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge vol. 67 (2000) p. 71-118 https://books.google.fr/books?id=t9XWAAAAMAAJ&pg=RA1-PA79

Le Soleil et la Lune dans le tympan de Parme.

10 novembre 2022
Comments (0)

La diffusion d’histoires tirées de la Vie de Bouddha depuis l’Orient via la Perse manichéenne (3ème s) l’Arabie, la Géorgie (9ème s) et enfin Constantinople (10ème s) est complexe et a été largement étudiée [1]. Sous le nom de « Roman de Barlaam et Josaphat” (ce dernier nom étant une corruption de Bodhisattva), le texte s’est diffusé dans l’Occident médiéval à partir de sa première traduction latine, en 1048. Il se trouve que la toute première représentation occidentale est une oeuvre majeure d’un sculpteur majeur, à laquelle cet article est consacré.

Article précédent : Le Soleil et la Lune à la chapelle de Perse


Antelami 1200 ca Portail de la Vie Baptistere de ParmeTympan du Portail de la Vie (Sud), Benedetto Antelami, 1196, Baptistère de Parme

Dernier grand sculpteur roman d’Italie, Benedetto a indiqué son prénom et la date sur le Portail de la Vierge, un des trois portails qu’il a réalisés pour le baptistère de Parme. Le Portail de la Vie est le plus original par son thème – le Quatrième apologue du « Roman de Barlaam et Josaphat” , et le plus énigmatique par ses détails :

  • pourquoi ce redoublement du Soleil et de la Lune dans les quatre médaillons,
  • pourquoi cette dissymétrie côté Lune, où quatre petits personnages se casent dans les écoinçons ?

Avant de tenter de répondre à ces questions, plongeons-nous d’abord dans l’histoire.



Le premier texte latin du Quatrième apologue

Le tympan de Benedetto vient très tôt : avant la popularisation de l’histoire par la Légende Dorée de Jacques de Voragine, ou par le Speculum Historiale de Vincent de Beauvais. Plutôt que de partir de ces résumés postérieurs, j’ai préféré traduire le texte de 1048, connu par un unique manuscrit du XIVème siècle, conservé à Naples :

« Ainsi, ceux qui désirent sans cesse les plaisirs corporels, laissant leurs âmes souffrir de la faim et être humiliée de mille maux, j’estime qu’ils sont semblables à un homme fuyant devant une licorne furieuse et qui, ne pouvant supporter le son de sa voix et ses mugissement terribles, s’enfuit avec force pour ne pas être dévoré. Mais comme il courait vite, il tomba dans une fosse très profonde : englouti, en tendant la main, il attrapa un arbre et s’y cramponna fermement et, posant ses pieds sur quelque base, il lui sembla qu’il était maintenant en paix et en sécurité. C’est alors qu’il vit deux souris, l’une blanche et l’autre noire, qui rongeaient sans cesse la racine de l’arbre auquel il s’accrochait, et il ne leur restait plus qu’à finir de le couper . Regardant au fond du gouffre, il vit un dragon d’aspect terrible, crachant du feu et sifflant des flammes, avec une bouche affreuse qui attaquait pour l’avaler. Portant à nouveau son attention sur ce sur quoi étaient posés ses pieds, il vit quatre têtes d’aspic qui sortaient du mur. Et levant les yeux en haut, il vit du miel qui coulait peu à peu des branches de l’arbre. En voyant tout celà, il commença à se tourmenter de ce qui l’entourait : la terrible licorne à l’extérieur qui voulait le manger, le dragon prisonnier et d’autant plus amer qui, la bouche ouverte, était impatient de l’ingérer, l’arbre aussi auquel il se tenait, qu’il n’avait pas encore lâché mais qu’il lâcherait bientôt, puisque ses pieds allaient glisser de la base impossible sur laquelle ils s’appuyaient. Et néanmoins, oubliant tant de maux , il se désintéressa de lui-même et se changea les idées avec un peu de miel.

Voilà qui ressemble à ceux qui se sont laissés amollir par la séduction de la présente vie, ainsi que je vais te l’expliquer tout de suite. La licorne signifie la mort, qui poursuit et essaie toujours de saisir la nombreuse descendance d’Adam. La fosse est ce monde plein de pièges maléfiques et mortels. L’arbre que les deux souris ont rongé sans cesse, auquel nous nous sommes accrochés, est la mesure de la vie de chacun. C’est une institution de Dieu que nous, nous dilapidons et consommons au fil des heures du jour et de la nuit, en nous accoutumant petit à petit à nous en détacher. Les quatre aspics signifient les matériaux du corps humain, quatre Eléments fragiles et instables par lesquels ils tiennent leur état , et désordonné par les humeurs surabondantes et perturbantes du corps de l’homme, ce composé se dissout. Et dans tout cela, le dragon cruel et igné signifie le ventre de l’enfer, qui avale ceux qui font passer les délices du présent avant les biens futurs. Et le miel qui goutte montre la douceur des délices du monde, par laquelle ce séducteur empêche ses amis de préparer leur propre salut ». Chapitre XII, Hystoria Barlae et Josaphat, Manuscrit de Naples [2]


Un sujet condensé et repensé

Antelami 1296 Portail de la Vie Baptistere de Parme schema 1
Ce qui saute aux yeux dans la composition d’Antelami est que l’apologue proprement dit est concentré dans un tiers du tympan : quantitativement, on aurait pu tout aussi bien le baptiser « Portail du Soleil et de la Lune ».

Une deuxième particularité est l’élagage considérable du sujet : pas de licorne, qui est pourtant  l’élément déclencheur de l’épisode. Pas de détails spectaculaires, tels que le gouffre et les serpents. Tous les aspects négatifs se concentrent dans le dragon, puisque les souris ont été ennoblies en deux quadrupèdes (loups, chiens ?) dont il est difficile de dire qu’ils rongent le tronc de l’arbre.

Il suffit de comparer avec deux représentations byzantines antérieures [3] pour constater que le parti-pris d’Antelami est d’abandonner les éléments narratifs :

Hagiographie d'Euthymios Hagioreites 12eme Cambridge King College Cod 45 p 90Psautier Barberini, avant 1092, Vat ms Barb GR 372 fol 237v Psautier Barberini av 1092 Vat-ms-Barb-gr-372-fol-237vHagiographie d’Euthymios Hagioreites, 12ème siècle, Cambridge King College Cod 45 p 90

La licorne et les deux souris sont bien présentes, plus les quatre serpents dans le manuscrit de Cambridge. La représentation du miel tombant le long des branches n’était pas facile : le dessinateur du psautier Barberini y a renoncé, celui de Cambridge s’est contenté d’une coulée jaune.



Antelami 1200 ca Portail de la Vie Baptistere de Parme detail ruche
Antelami au contraire a développé à l’extrême ce détail, tout en s’éloignant du texte : il nous montre une grande ruche suspendue comme une lanterne, et barricadée  comme un coffre-fort, que l’homme regarde d’un air plus désespéré que joyeux, sans tenter d’y plonger la main : tout l’inverse d’un addict au miel.

On notera la manière astucieuse de représenter un détail difficile : la « base » sur laquelle s’appuient les pieds de l’homme est faite de deux branches coupées à ras, qui expriment sa situation précaire sans gêner la visibilité.

Les fruits et la ruche (SCOOP !)

Deux particularités de la composition (les fruits et la ruche) sont mentionnées, mais séparément, dans des récits postérieurs. Géza de Francovich ([3a], p 215) suppose qu’Antelami a trouvé ces détails dans une source commune, aujourd’hui disparue.

Je pense pour ma part qu’il s’agit là encore d’une surenchère graphique inventée par le sculpteur, pour illustrer le comble de l’absurdité de l’Homme : alors qu’il est au milieu de périls mortels, il ne pense qu’à manger mais en outre, ayant des fruits à portée de la main, il préfère la fourrer dans une ruche piquante.


L’expansion du couple Soleil-Lune

Le couple des luminaires n’apparaît dans aucune autre illustration de l’histoire de Barlaam, même au 13ème ou 14ème siècle où elles sont devenues très nombreuses [4]. Antelami est le seul à avoir eu l’idée de développer cette dialectique à partir d’un des sept symboles de l’apologue : les souris, qui représentent le jour et la nuit.

L’expansion des luminaires est telle qu’on est tenté de chercher dans le texte une justification supplémentaire. Il y a bien, dans la Légende Dorée, une autre mention du couple soleil / lune, mais beaucoup plus loin dans le texte :

« Certain roi venait de voir naître un fils lorsque les médecins lui dirent que si, pendant dix ans, l’enfant apercevait une seule fois le soleil ou la lune, il perdrait l’usage de ses yeux. Alors ce roi fit enfermer son fils, jusqu’à l’âge de dix ans, dans une grotte souterraine. » Légende dorée, Saints Barlaam et Josaphat CLXX [5]

Malheureusement, après vérification dans les deux versions disponibles à l’époque d’Antelami (le manuscrit de Naples et la « Vulgate »), le passage équivalent (Chapitre XXX) dit seulement « si pendant dix ans, il apercevait le soleil ou le feu« .

Le couple Soleil-Lune du tympan de la Vie repose donc uniquement sur les souris, que par ailleurs Antelami a choisi de ne pas représenter.


Aperçu de quelques oeuvres postérieures

En Italie, elle se comptent sur les doigts de la main, et sont décrites en détail dans l’article de Francesca Tagliatesta [1]. Voici les deux plus importantes, qui montrent bien la singularité de la composition d’Antelami.



Maitre des Bois , IVe Apologue , XIIIe s. Bas-relief provenant du portail sud de la cathedrale. , Museo del Duomo FerrareL’homme et la licorne, Maître des Bois , XIIIe s, Bas-relief provenant du portail sud de la cathedrale, Museo del Duomo, Ferrare.

La solution retenue ici est de placer la licorne en haut, ce qui suggère le gouffre. La précarité est exprimée par les deux moignons de branches, ainsi que par l’élasticité et le croisement des branches.


Cette licorne pourchasse les âmes des hommes

VNICORNIS ISTE INSEQUITUR ANIMAS HOMINUM

L’inscription du phylactère montre que l’artiste s’est intéressé à représenter la partie spectaculaire de l’apologue (la fuite et la chute) et non son discours moral : le miel des plaisirs, qui fait oublier la précarité de la vie.


Apologue de la licorne, Cristoforo di Bindoccio et Meo di Pero, 1350-75, Museo Civico Archeologico e d’Arte Sacra, AscianoApologue de la licorne, Cristoforo di Bindoccio et Meo di Pero, 1350-75, Museo Civico Archeologico e d’Arte Sacra, Asciano

Dans cette décoration civile pour un palais d’Asciano [6], tous les éléments narratifs sont là : l’artiste montre bien la main de l’homme qui rentre dans la ruche, et il a même rajouté deux nouveaux détails : son autre main qui tient une bourse (pour emporter le miel ?) et la main de Dieu qui lui fait la leçon. La licorne et le dragon, qui dans l’apologue sont dans le même camp négatif (la Mort et l’Enfer) sont ici répartis de part et d’autre de l’arbre, ce qui place implicitement la licorne du bon côté, dans le camp du Jour et de Dieu.


Psautier de Yolande de Soissons, Amiens 1280-99 Morgan-Library-ms-M-729-fol-354vPsautier de Yolande de Soissons, Amiens 1280-99, Morgan Library MS 729 fol 354v

Cette tendance à polariser le propos et à blanchir la licorne est particulièrement évidente dans cette composition bipartite : la licorne est presque dans le camp du Bien, moins menaçante, malgré sa corne pointée, que la gueule béante de l’Enfer. Le miel est remplacé par un fruit et tout le message désespérant de l’apologue est transposé en une sorte de péché perché, où l’on comprend que le gourmand ferait mieux de tomber du côté de la blanche licorne, symbole christique bien établi par ailleurs .


Tentative d’interprétation


Un coup d’oeil au portail de la Vierge

Avant de revenir au Portail de la Vie, il est utile de faire halte au portail qu’Antelami a signé de son nom, du côté opposé de l’édifice (pour une description détaillée des trois portails, voir l’article de Dorothy F Glass [7]).

Antelami 1196 Portail de la Vierge Baptistere de Parme schema1Portail de la Vierge (Nord), Antelami, 1196, Baptistère de Parme

Les montants latéraux sont décorés par deux arbres généalogiques :

  • à droite l’arbre des douze premiers descendants de Jessé, bien connu, cuminant avec la Vierge ;
  • à gauche, une invention d’Antelami : l’arbre des douze premiers descendants de Jacob, avec Moïse à son sommet.

Antelami 1196 Portail de la Vierge Baptistere de Parme montants

Deux autres arbres se développent discrètement sur les faces internes ([3a], p 197) :

  • à gauche un arbre de vie où les colombes peuvent se cacher, protégées par le coq qui veille.
  • à droite un habitué des bestiaires médiévaux, l’Arbre Peridexion, avec à sa base deux dragons qui attendent les colombes attirées par ses fruits.


Antelami 1196 Portail de la Vierge Baptistere de Parme detail
Enfin un cinquième arbre, autre rareté iconographique, parcourt l’archivolte au dessus du tympan. Il est composé de douze prophètes (Ancien Testament), chacun portant dans un médaillon l’Apôtre qui lui correspond (Nouveau Testament).

Ce programme arboricole éclaire la présence singulière de l’Apologue au tympan Sud : c’est moins l’histoire de Barlaam que son arbre (lui aussi planté au dessus d’un dragon), qui a motivé le choix de ce sujet inédit, afin de compléter par un sixième arbre les cinq du portail de la Vierge.


sb-line
Retour au portail de la Vie

antelami Battistero_di_parma,_portale_sud_02_leggenda_di_barlaam ensemble
Une piste d’interprétation, négligée jusqu’ici, est fournie par la présence, sur le linteau, de trois médaillons représentant de droite à gauche Saint Jean Baptiste, le Christ tenant un livre avec l’inscription EGO SUM ALPHA ET O(mega), et l’Agneau de Dieu.

Le tête-à-tête, de part d’autre du Christ, entre l’Agneau et le Baptiste, traduit évidemment la parole de ce dernier : « Ecce Agnus Mundi » (Jean 1,29). Mais elle crée également une similarité formelle avec les deux médaillons du Char du Soleil et du Char de la Lune, qui eux-aussi sont affrontés.

Cette association entre l’Agneau et le Soleil d’une part, Saint Jean-Baptiste et la Lune d’autre part, n’est pas fortuite, puisque ce dernier a, d’une certaine manière, reflété la lumière qui allait venir :

« Il n’était pas la lumière, mais il était venu pour rendre témoignage à celui qui était la lumière. » Jean 1, 8


Les deux médaillons côté Lune

Antelami 1200 ca Portail de la Vie Baptistere de Parme detail Lune
Dans le médaillon du bas, la Lune mène son attelage de deux boeufs, la main droite tenant un bâton et la main gauche le timon. Seul le boeuf du fond porte des cornes, sans doute en raison de la difficulté pratique de les ciseler au premier plan.

Dans le médaillon du haut, la Lune est représentée en demi-figure, brandissant de la droite une torche allumée, et avec au dessus d’elle une tête bovine.

L’opposition entre les deux médaillons est celle entre le mouvement et le repos, mais aussi entre l’obscurité et la lumière, puisque la torche allumée ne se trouve qu’en haut.


Les quatre figurines côté Lune (SCOOP !)

Ces figurines énigmatiques ont suscité beaucoup de commentaires ([3a], p 219). Notant que les deux personnages du haut soufflent dans un cor, certains y ont vu des Vents ou bien les quatre phases de la Lune , deux croissantes et deux décroissantes (cors vers le haut et cors vers le bas). Comme les deux du haut sont vêtus et les deux du bas nus, certains ont proposé d’y reconnaître les quatre Saisons (deux froides et deux chaudes) D’autres ont pensé aux quatre Eléments ou aux quatre vigiles de la Nuit. Un interprète astucieux a proposé que les deux sonneurs annoncent la Résurrection, tandis que les deux figurines armées de leviers, arrêtent la course de la Lune : mais pourquoi n’y en a-t-il pas pour arrêter le Soleil ?

L’étrange objet en forme de club que tiennent les deux personnages du bas est quelquefois interprété comme une torche retournée, ce qui pose la question de possibles influences mithraïques (les tauroctonies comportent le couple Soleil-Lune, ainsi qu’un couple de porteurs de torches, l’une vers le haut et l’autre vers le bas, voir cultes orientaux).

Ces rapprochements laborieux obscurcissent le problème et masquent le point crucial : vu la symétrie en miroir des personnages, les deux nus sont associés au médaillon de la Lune statique, et les deux vêtus à celui de la Lune en mouvement. L’objet que tiennent ces derniers est probablement un long cor à bout retourné, ancêtre des cromornes ou des alpenhorns : ce sont bien deux sonneurs, mais qui ne sonnent plus.

Les deux sonneurs du haut, auxquels la nudité confère un caractère sacré, sont en revanche deux hérauts qui annoncent l’éclairage de la torche lunaire.



Antelami 1200 ca Portail de la Vie Baptistere de Parme detail Lune schema
Cette idée d’annonce rend évidente la parenté avec la figure de Saint Jean Baptiste, faible lueur anticipant la grande lumière à venir. De la même manière que, dans le portail de la Vierge, chaque Prophète portait le médaillons d’un Apôtre, c’est ici le médaillon du bas portant celui du haut qui évoque l’Avant et l’Après :

  • avant, un mouvement incessant dans le silence et la nuit, telle la souris noire de l’apologue ;
  • après, une stase à la lueur de la torche et au son des cors,  lesquels détournent l’attention du personnage réfugié dans l’arbre et l’empêchent de goûter au miel.


Les deux médaillons côté Soleil

Antelami 1200 ca Portail de la Vie Baptistere de Parme detail soleil bas
Le médaillon du bas exprime la rapidité de la course, aiguillonnée par le fouet, le manteau et la queue flottant en arrière. L’étrange motif en forme de feuille, derrière la main droite tendue, est difficile à interpréter : c’est avant tout un artifice de sculpteur pour éviter des parties détachées.



Antelami 1200 ca Portail de la Vie Baptistere de Parme detail soleil haut
En haut Hélios tient par la bride, d’un seul doigt, le cheval stoppé net et encore écumant. Là encore, le parcours étrange de la bride passant par dessus la tête du cheval est un artifice de sculpteur.



Antelami 1200 ca Portail de la Vie Baptistere de Parme detail soleil
Cette opposition entre mouvement et repos développe un des thèmes de l’Apologue :

« L’arbre que les deux souris ont rongé sans cesse, auquel nous nous sommes accrochés, est la mesure de la vie de chacun. C’est une institution de Dieu que nous, nous dilapidons et consommons au fil des heures du jour et de la nuit ».

On pourrait dire, très simplement, que :

  • les deux luminaires en mouvement représentent, en bas, la rapidité de la vie terrestre,
  • les deux luminaires statiques, en haut, reprennent leur valeur classique d’attributs de l’Eternité.


La conception d’ensemble (SCOOP !)

Antelami 1196 Portail de la Vie Baptistere de Parme schema1
La figure divine, avec son inscription Alpha et Omega, suggère de lire la composition comme une série de débuts et de fins :

  • horizontalement, sur le linteau (flèche blanche) début et fin de la Vie du Christ, depuis son baptême  jusqu’à son sacrifice ;
  • verticalement, dans la partie « Luminaires » (flèches jaune et bleue), passage de la Succession des Jours et des Nuits à l’Eternité du Soleil et de la Lune ;
  • verticalement, dans la partie « Apologue » (flèche rouge), chute inéluctable de l’Homme, des délices du miel aux flammes de l’Enfer.

On remarquera l’opposition entre les deux flammes, celle infernale du dragon et celle, céleste mais faible, de la Lune. Cette dissymétrie de la composition, qui place les deux flammes du côté Nuit, comporte probablement un message d’espérance, qui permet de résoudre positivement l’apologue.


Antelami 1196 Portail de la Vie Baptistere de Parme schema2
Il suffit à l’homme de détourner son regard du miel pour voir apparaître, de l’autre côté de l’arbre, un « omega » de secours : la lumière et la nourriture véritables, celle du Soleil et de l’Agneau, que  désignent les index pointés du Seigneur et du Précurseur.


Article suivant : Le Soleil et la Lune dans la Sainte Abbaye

Références :
[1] Francesca Tagliatesta « Les représentations iconographiques du IVe apologue de la légende de Barlaam et Josaphat dans le Moyen Âge italien » Arts Asiatiques, tome 64, 2009 https://www.academia.edu/938538/Les_repr%C3%A9sentations_iconographiques_du_IVe_apologue_de_la_l%C3%A9gende_de_Barlaam_et_Josaphat_dans_le_Moyen_%C3%82ge_italien
[2] José Martínez Gázquez « Hystoria Barlae et Josaphat: Bibl. Nacional de Nápoles VIII.B.10 », p 62
https://books.google.fr/books?id=6Q7znHyeBwgC&newbks=1&newbks_redir=0&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q=acutat&f=false
[3] Pour un aperçu de l’évolution des illustrations, aussi bien en Orient qu’en Occident, voir Cecily J. Hilsdale « Worldliness in Byzantium and Beyond: Reassessing the Visual Networks of Barlaam and Ioasaph » The Medieval Globe, Volume 3, Issue 2, 2017, pp. 57-96 https://www.google.com/url?sa=i&url=https%3A%2F%2Fmuse.jhu.edu%2Farticle%2F758486%2Fpdf&psig=AOvVaw07O62vJSsTTtPgwbfxUra-&ust=1668070711860000&source=images&cd=vfe&ved=0CA0QjhxqFwoTCKiC–_doPsCFQAAAAAdAAAAABAD
[3a] Géza de Francovich, « Benedetto Antelami: architetto e scultore, e l’arte del suo tempo » 1952
[4] Pour un aperçu, voir https://faidutti.com/blog/licornes/2022/04/04/%f0%9f%93%96-barlaam-et-josaphat/
[5] https://fr.m.wikisource.org/wiki/La_L%C3%A9gende_dor%C3%A9e/Saints_Barlaam_et_Josaphat
[6] https://provincedesienne.com/2020/06/09/critoforo-di-bindoccio-e-meo-di-pero-giovane-nellalbero/
[7] Dorothy F Glass « The Sculpture of the Baptistery at Parma: Context and Meaning, » Mitteilungen des Kunsthistorischen Institutes in Florenz 57/3 (2015): 255-91. https://www.academia.edu/23007402/_The_Sculpture_of_the_Baptistery_at_Parma_Context_and_Meaning_Mitteilungen_des_Kunsthistorischen_Institutes_in_Florenz_57_3_2015_255_91

Le Soleil et la Lune à la chapelle de Perse

23 septembre 2022
Comments (3)

Comment la non-inversion du Soleil et de la Lune donne la clé d’une iconographie méconnue.

Article précédent : Lune-soleil : autres thèmes

La Chapelle Saint Hilarian-Sainte Foy de Perse

 

Perse photo guy-lerdungPhoto Guy Lerdung Perse facade occidentale

Bâtie sur un promontoire au dessus du ruisseau de Perse, l’église paroissiale de l’ancien village d’Espalion n’a pas d’ouverture côté Ouest, là où se trouve habituellement le grand portail. L’entrée se fait par deux ouvertures latérales côté Sud, une grande dans la nef et une petit à l’extrémité du transept. . Cet accès latéral a été contraint par la topographie du terrain : l’église est construite au bout et au bord d’un promontoire et l’ancien village d’Espalion, dont rien n’a été conservé, ne pouvait se trouver qu’au Sud.


En aparté : Mission des Apôtres ou Pentecôte :

 

La Mission des Apôtres

Il s’agit de l’apparition du Christ  ressuscité à onze apôtres (Judas s’étant suicidé). L’épisode est relaté par les quatre Evangélistes.

  • Luc 24,33-48 place l’épisode juste après l’apparition du Christ ressuscité aux Pèlerins d’Emmaüs, et le situe à Jérusalem. Pour prouver sa Résurrection, Jésus montre ses plaies et mange du poisson et du miel.
  • Marc 16,14-19 dit seulement que les onze étaient à table, et conclut l’épisode par l’Ascension du Christ à la droite de Dieu.
  • Mathieu 28,16-20 situe la scène sur une montagne de Galilée, et arrête là son Evangile.
  • Jean 20, 19-23 place la scène juste après l’apparition de Jésus à Marie de Magdala, dans le Cénacle aux portes fermées.

On constate que l’épisode ne comporte aucun élément surnaturel (mis à part chez Jean la traversée des portes fermées) et qu’aucun évangéliste ne mentionne la présence de Marie. Il est très rarement représenté.


Vezelay portail Nord Mission des apotresMission des Apôtres, 1120-40, Portail Nord, Vézelay

Un des seuls exemples pratiquement assuré, après d’intenses controverses [1], est ce tympan où le registre inférieur relate, en trois cases, l’épisode des Pèlerins d’Emmaüs. Au dessus, le Christ se tient debout entre onze disciples (cinq à sa droite, six à sa gauche).


Triclinim Leoninum, vers 799, Basilique Saint Jean de Latran, Rome

Le seul autre exemple avéré de représentation de l’épisode est cette mosaïque très restaurée, avec onze apôtres.


La Pentecôte

Cet autre épisode n’est quant à lui raconté que dans les Actes des Apôtres et concerne cent vingt disciples (dont les Douze) réunis dans le Cénacle.

« Le jour de la Pentecôte, ils étaient tous ensemble dans le même lieu. Tout à coup il vint du ciel un bruit comme celui d’un vent impétueux, et il remplit toute la maison où ils étaient assis. Des langues, semblables à des langues de feu, leur apparurent, séparées les unes des autres, et se posèrent sur chacun d’eux. Et ils furent tous remplis du Saint Esprit, et se mirent à parler en d’autres langues, selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer. » ( Actes 2:1-4)


Vezelay-portail-central PentecotePentecôte, 1120-40, Portail central, Vézelay

On compte bien six rayons descendant vers les six disciples de gauche , et il en était de même pour les six disciples de droite. La présence du Christ comme source de cette lumière ne suit pas la lettre du texte, mais son esprit : en effet, lors de la Mission aux Apôtres, le Christ avait annoncé :

« Et voici, j’enverrai sur vous ce que mon Père a promis; mais vous, restez dans la ville jusqu’à ce que vous soyez revêtus de la puissance d’en haut. » Luc 24,49

Mis à part les douze rayons, l’autre élément surnaturel est les deux nuées qui apparaissent au dessus du Christ. Dans une lecture Apocalyptique, F.Salet y voit à gauche les eaux qui sortent du Trône de Christ et à droite les feuillages de l’Arbre de Vie. M.Angheben [2] pense que les deux représentent des feuillages, la partie gauche étant juste dégrossie et la partie droite incomplètement terminée.


Pentecote, miniature des Evangiles de Rabula, fin VIeme Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 16v, .Pentecôte, miniature des Evangiles de Rabula, fin VIème siècle, Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 16v

Très tôt s’est imposée la présence de Marie au centre des Douze, bien que cette présence ne soit pas précisée dans le texte des Actes des Apôtres.


sb-line

Le portail de Perse

Espalion_église_Perse_portail_tympan soleil-lune

Le portail se compose :

  • d’un tympan illustrant la Pentecôte : d’un nuage trinitaire descendent vers les apôtres dix langues de feu, et la colombe vers la Vierge [3] ;
  • d’un linteau présentant l’Enfer, le Paradis et une balance entre les deux, dans lequel la plupart des commentateurs reconnaissent un Jugement dernier mal fagoté.

Le portail comportait également un trumeau qui a disparu, d’où l’encoche au centre du linteau.

L’ensemble présente deux grands problèmes iconographiques qui ont dérouté les commentateurs :

  • la présence du Soleil et de la Lune dans une Pentecôte, qui est un unicum ;
  • la disposition Enfer-Paradis, contraire à tous les Jugements derniers.


sb-line

La Soleil et la Lune dans la Pentecôte

conques_tympan_jugement_dernier_christ_croix coloriseTympan de Conques (détail)

Pour Jean-Claude Fau, la présence tout à fait unique du Soleil et de la Lune dans une scène de la Pentecôte prouve que l’artiste a voulu copier le tympan de Conques.


Espalion_Eglise de Perse Vierge LazareVierge au dessus du portail Sud du transept, Chapelle de Perse

Il y a bien à Perse un Soleil et une Lune qui s’inspirent du tympan de Conques ; il s’agit des deux symboles au dessus de la très belle Vierge à L’Enfant qui surplombe le second portail, avec son Soleil rayonnant et sa Lune en forme de demi-cercle posé sur une mer de nuages.


Espalion_église_Perse_portail_tympan soleil-luneTympan de Perse (détail)

Dans le portail principal, en revanche, les personnifications du Soleil et de la Lune sont très différentes de celles du tympan de Conques.


Reliquaire du pape Pascal II vers 1075-1100 tresor de conques
Reliquaire du pape Pascal II, vers 1075-1100, Trésor de Conques

L’artiste de Perse n’a pas non plus pris pour modèle cette autre personnification présente à Conques, où les deux luminaires se cachent dans un voile en signe de douleur et d’éclipse.

 


Sarcophage avec Helios et Selene, 3ème siècle, Musée national des Thermes, Rome
Diptyque byzantin 550 ca Bode Museum BerlinDiptyque byzantin, vers 550, Bode Museum, Berlin.

Il est en fait revenu à une iconographie qui remonte à l’époque romaine : représenter le Soleil avec une couronne rayonnante et un fouet, la Lune avec un croissant sur le front et une torche.

 


Psautier de Stuttgart Psaume 148 vers 820, Wurttembergische Landesbibliothek. Cod.bibl.fol.23 fol 162rPsautier de Stuttgart, Psaume 148, vers 820, Wurttembergische Landesbibliothek. Cod.bibl.fol.23 fol 162r Crucifixion 870 ca Munich Bayerisches Nationalmuseum, Inventar-Nr. MA 160Crucifixion (détail), vers 870, Münich, Bayerisches Nationalmuseum (N° MA 160)

A l’époque carolingienne, on oublie le fouet (héritage du char d’Hélios, voir 3 Le globe solaire) et on symétrise les deux bustes, avec quelquefois une torche plus petite pour la Lune


1100 ca Tapisserie Cathedrale de Gerone detail division des eauxLe Quatrième Jour (détail), Tapisserie Cathédrale de Gérone, vers 1000 Lisbjerg Altar debut XIIeme National Museum of CopenhagenAutel de Lisbjerg (détail), début XIIème, National Museum, Copenhague

Le motif perdure dans l’art roman, mais les torches sont en général identiques. Tout se passe comme si l’artiste de Perse avait, pour remplir les deux écoinçons, recopié un vieux manuscrit en rajoutant, de son cru, l’idée des torches inégales.

Quant à la raison de l’ajout des deux luminaires, on la trouve certainement dans la suite du texte décrivant la Pentecôte. Après que les Apôtres se soient mis à parler en plusieurs langues, la foule s’étonne ou se moque, pensant qu’ils sont simplement ivres. Pierre prend alors la parole et cite le prophète Joël (Joël 2-30) :

« Oui, sur mes serviteurs et sur mes servantes, Dans ces jours-là, je répandrai de mon Esprit; et ils prophétiseront. Je ferai paraître des prodiges en haut dans le ciel et des miracles en bas sur la terre, Du sang, du feu, et une vapeur de fumée; Le soleil se changera en ténèbres, Et la lune en sang, Avant l’arrivée du jour du Seigneur, De ce jour grand et glorieux. Alors quiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauvé. «  Actes 2:18-21

Bien qu’aucun autre artiste ne l’ait jamais exploité, il y a donc bien un texte qui justifie la présence du Soleil et de la Lune dans la scène de la Pentecôte, et ce texte celui qui justifie aussi leur présence dans les Crucifixions (voir – 1) introduction).

Derrière la maladresse de l’exécution, la présence des deux luminaires, qui plus est avec des torches inégales, révèle un commanditaire raffiné.


sb-line

L’Enfer à gauche

Tympan de Conques ColoriseTympan de Conques

Dans l’iconographie immuable du Jugement Dernier, dont l’exemple le plus achevé est le tympan de Conques, à quelques kilomètres de Perse, le Christ se situe au centre, dominant à dextre (à gauche pour le spectateur) les Elus, à senestre les Damnés.


Daroca-Puerta-del-Perdon-Colegiata 1350-1400Christ de l’Apocalypse et Résurrection des Morts
Porte du Pardon, 1350-1400, Collégiale de Daroca (Aragon) 

La seule exception connue est ce tympan, élargi au XVème siècle par des éléments en plâtre (tout ce qui est en dehors du demi-disque interne et des six tombeaux [3a]). Il a été conçu pour la façade occidentale de l’ancienne église romane. L’inversion, qui avait pour but de placer le soleil côté Sud, a été facilitée ici par l’absence de tout élément polarisant : pas d’Elus ni de Damnés, et surtout pas de croix centrale imposant le placement conventionnel des luminaires.


Espalion_église_Perse_portail_linteau

A Perse, le Christ ne se trouve ni au centre ni en position dominante, mais à l‘extrémité droite du linteau, ce qui est constitue un unicum iconographique. Et le Diable, en pendant, se trouve à l’extrémité gauche

L’explication vient rapidement à l’esprit : il s’agit d’une composition incluse non pas dans la façade occidentale, comme à Conques, mais dans la façade méridionale, donc avec l’Orient à droite : il était bien sûr inconcevable de placer l’Enfer du côté du Soleil levant. D’où l’inversion Enfer / Paradis.

De plus, lire le linteau de gauche à droite, de l’Enfer au Paradis, prépare le parcours vers le choeur que va effectuer le fidèle , sitôt qu’il aura descendu l’escalier.


Psychostasie San_Miguel_de_Biota tympan Sud vers 1200Psychostasie, vers 1200, Tympan Sud, San Miguel de Biota (Aragon)

Cette cause topographique nous est confirmée par cet autre portail Sud, où la pesée des Ames positionne également l’Enfer à gauche.

Ce qui est étonnant à Perse, ce n’est pas tant que l’Enfer se trouve à gauche, mais que l’artiste n’ait pas osé propager l’inversion au couple Lune-Soleil : ce à quoi les Romains avaient quant à eux consenti, sur le fronton Sud du temple de Jupiter Capitolin (voir dans l’art gréco-romain), pour la même question d’orientation.


Porte des Morts, Cathédrale de Saint Pons de Thomières

L’architecte de Saint Pons de Thomières n’a pas eu à se poser la question, puisque l’ordre conventionnel Soleil-Lune convient parfaitement à un portail situé au Nord (le choeur de l’église est à gauche).



Espalion_église_Perse_portail_tympan schema 1
Au portail Sud de Perse, respecter l’ordre conventionnel Soleil-Lune posait un problème, qui n’a pas dû être jugé si grave.  Le paradoxe est que le tympan contrarie l’orientation Ouest-Est, qui concerne directement le couple Soleil/Lune, alors que le linteau s’y adapte pour le couple Diable/Dieu, qui n’est qu’indirectement concerné.

Lire en un seul tout la partie tympan et la partie linteau amène à la conclusion sacrilège que Satan est du côté du Soleil et le Seigneur du côté de la Lune. Cette discordance majeure laisse ouverte bien des hypothèses sur l’emplacement original du portail, certains indices architecturaux suggérant qu’il a pu être remonté ou déplacé [4]. Il est clair en tout cas qu’il n’a pas fait l’objet d’une conception globale comme celui de Conques, et qu’il est vain d’essayer de relier ses trois registres au Ciel, à la Terre et au monde souterrain.

Le tympan est dédié à un premier thème rare, celui de la Pentecôte ; et le linteau à un second thème tout aussi rare, qu’il est temps maintenant de présenter.


sb-line

La parabole de Lazare et le Mauvais Riche

Cette interprétation du linteau a été proposée dès 1971 par Jacques Bousquet ([5] note 143 p 875), rejoint ensuite par Jean-Claude Fau [6]. Cependant, pour Nelly Pousthome-Dalle ([4], p 271) « aucun élément ne confirme cette interprétation ».

L’histoire fait l’objet d’une assez longue Parabole dans l’Evangile de Luc :

« Il y avait un homme riche, qui était vêtu de pourpre et de fin lin, et qui chaque jour menait joyeuse et brillante vie. Un pauvre, nommé Lazare, était couché à sa porte, couvert d’ulcères, et désireux de se rassasier des miettes qui tombaient de la table du riche ; et même les chiens venaient encore lécher ses ulcères. Le pauvre mourut, et il fut porté par les anges dans le sein d’Abraham. Le riche mourut aussi, et il fut enseveli. Dans le séjour des morts, il leva les yeux ; et, tandis qu’il était en proie aux tourments, il vit de loin Abraham, et Lazare dans son sein. Il s’écria : « Père Abraham, aie pitié de moi, et envoie Lazare, pour qu’il trempe le bout de son doigt dans l’eau et me rafraîchisse la langue ; car je souffre cruellement dans cette flamme. » Abraham répondit : « Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant ta vie, et que Lazare a eu les maux pendant la sienne ; maintenant il est ici consolé, et toi, tu souffres. » « D’ailleurs, il y a entre nous et vous un grand abîme, afin que ceux qui voudraient passer d’ici vers vous, ou de là vers nous, ne puissent le faire. »Le riche dit: Je te prie donc, père Abraham, d’envoyer Lazare dans la maison de mon père; car j’ai cinq frères. C’est pour qu’il leur atteste ces choses, afin qu’ils ne viennent pas aussi dans ce lieu de tourments. » Luc 16, 19-28

Depuis Tertullien [7], les théologien ont toujours relié cette histoire au thème du Jugement dernier. La question du « grand abîme » impossible à franchir est un point épineux, puisque contradictoire avec la notion de Purgatoire, cette zone tampon entre l’Enfer et le Ciel.


L’iconographie de la parabole du Mauvais Riche

Le traitement le plus abouti du thème se trouve au portail de Moissac, que je laisse de côté car trop éloigné de la modeste interprétation rouergate.


Mauvais riche Vezelay Chapiteau Festin du Riche Lazare mendiantLazare mendiant et le Festin du Riche, Vézelay (photo [8])

A Vézelay, l’histoire se développe sur les trois faces de deux chapiteaux. Pour le premier :

  • Lazare à la porte, les deux mains sur son bâton de vagabond, la bouche béante, les plaies léchées par les chiens ;
  • le riche faisant bombance entre deux femmes, donnant son doigt à lécher à celle de droite, pour bien souligner sa future punition ;
  • sur la troisième face, un serviteur amène de la boisson, nouvelle ironie sur la soif.


Mauvais riche Vezelay Chapiteau Mort du Riche Lazare montant au cielLazare montant au Ciel, la Mort du Riche (photo [8])

Les trois faces du second chapiteau établissent des parallèles avec celles du premier :

  • à la place de Lazare à la porte, la petite âme de Lazare enlevée dans une mandorle par des anges ;
  • à la place de la table du festin, le lit de mort au dessus duquel les deux femmes se lamentent, tandis que des démons emportent l’âme du riche, l’un la poussant et l’autre la tirant avec une griffe en y grec ;
  • à la place du pourvoyeur de boisson, Abraham au Paradis portant Lazare dans son sein.


Mauvais riche B Eglise St Andre Besse modele 3D Dominique AlliosEglise St André, Besse (modèle 3D Dominique Allios [9])

A Besse, le sujet est traité sur les quatre faces d’un seul chapiteau :

  • le festin du Riche et Lazare mendiant, précédé par une grande colombe et suivi par un ange ;



Mauvais riche Eglise St Andre Besse modele 3D Dominique Allios

  • l’emport parallèle des deux âmes par les anges et par les démons, illustrant bien la simultanéité exprimée par le texte :

« Le pauvre mourut, et il fut porté par les anges dans le sein d’Abraham. Le riche mourut aussi, et il fut enseveli. « 


Mauvais riche Autun Cathedrale Saint LazareLazare et le Mauvais riche, Cathédrale Saint Lazare, Autun

A Autun seule a été retenue la scène du festin, avec Lazare à gauche, muni de son bâton caractéristique en forme de T.


Mauvais riche A abbaye St Pierre du Viegeois CorrezeFestin du Riche (photo structurae.com) Mauvais riche C abbaye St Pierre du Viegeois Correze photo structurae.comLazare au Paradis, le Riche en Enfer (photo limousin-medieval.com [10])

Abbaye St Pierre du Viégeois, Corrèze

A St Pierre du Viégeois, l’histoire se développe sur trois chapiteaux consécutifs, dont voici le premier et le troisième.


Mauvais riche B abbaye St Pierre du Viegeois Correze photo structurae.com
Mort de Lazare et du Riche, Abbaye St Pierre du Viégeois, Corrèze (photo structurae.com)

Le deuxième chapiteau montre les deux morts simultanées : un ange et un démon (aujourd’hui cassés) extraient l’âme de Lazare debout, et celle du riche étendu sur son lit en pente, avec la tête tragique de sa femme à son côté.


Mauvais riche mort Porche cote Nord Lagrauliere photo limousin-medievalLa Mort du Mauvais Riche, Côté Nord du porche de l’église de Lagraulière, Corrèze (photo photo limousin-medieval.com [10])

Ce bas-relief corrézien présente lui-aussi un lit en pente, et un personnage affligé, malheureusement très abîmé, à côté de la tête du défunt. L’innovation est ici l’ange à la balance, descendu de la Jérusalem Céleste pour peser l’âme du défunt.



Mauvais riche Porche cote Nord Lagrauliere detail ange photo limousin-medievalLe plateau le plus bas contient l’âme du riche, un petit visage dont ne sont restés que les deux trous de trépan pour les yeux.


Mauvais riche punition Porche cote Sud Lagrauliere photo limousin-medievalLa Punition du Riche, Côté Sud du Porche de l’église de Lagraulière, Corrèze (photo photo limousin-medieval.com [11])

La punition du Riche (ou de l’Avare) est montrée de l’autre côté du porche, où elle vient compléter une autre histoire, celle de Tobie portant son poisson, à cause de la malédiction contre les riches qu’elle contient :

« Mieux vaut la prière avec le jeûne, et l’aumône avec la justice, que la richesse avec l’iniquité. Mieux vaut pratiquer l’aumône, que thésauriser de l’or. L’aumône sauve de la mort et elle purifie de tout péché. » Tobie 12, 8-9


sb-line

Le linteau de Perse

Espalion_église_Perse_portail_linteau schema
Le linteau de Perse est basé sur la symétrie entre les deux morts :

  • au centre gauche, la mort du Riche : un démon (2) muni d’une griffe en Y tire le lit vers lui, un autre (3) jette avec la même griffe l’âme du riche dans la bouche de l’Enfer ;
  • au centre droit, la mort de Lazare : un ange (2) récupère dans un linge l’âme qui sort de sa tête, tandis qu’un autre (3) l’attend au seuil du Paradis ;
  • de part et d’autre, les deux maîtres de l’Enfer et du Paradis, Satan et Dieu, chacun dans son Tétramorphe.

La gueule d’Enfer, figuration courante, n’a pas forcément été imitée du tympan de Conques : elle sert ici à illustrer le « grand abîme » dont parle la Parabole.

Hypothétiquement, les cinq formes ovoïdes très érodées (en violet), en dessous de l’envol sont peut être les têtes des cinq frères du Riche, encore sur Terre.



Espalion_église_Perse_portail_linteau centre
L’interprétation de la scène centrale, très abîmée, reste largement hypothétique. Dans la tête grimaçante maladroitement située sous le fléau de la balance, je pense qu’il faut reconnaître la Femme du riche, élément incontournable de l’iconographie.

Les deux plateaux dissymétriques pèsent les deux âmes simultanément : celle du Riche, à gauche, est déposée dans un plateau vu de profil par un démon à face de chat (1) ; celle de droite, vue de face, contient une croix qui illustre la piété de Lazare.

Les gestes de l’ange de droite (1) sont difficilement lisibles : de la main droite, il manipule avec des pinces un tissu qui destiné à envelopper l’âme de Lazare : extrême précaution qui contraste avec les griffes des diables. De la main gauche il semble soutenir un objet indéchiffrable qui sort des nuées (en bleu ciel) : le linteau de Perse garde sa part de mystère.


L’homme de la voussure

Espalion_Eglise de Perse Vierge LazareUn autre élément mystérieux est l’homme qui figure à gauche, sur la voussure externe, en compagnie des archanges Gabriel et Raphaël sur cette même voussure.



Espalion_Eglise de Perse Vierge LazareLa tradition locale y voit Charles Martel, à cause de la forme en marteau de l’objet qu’il tient. Par analogie avec le tympan de Conques, Louis Saltet ([12] , p 84) y a reconnu Charlemagne, au motif supplémentaire que Saint Hilarian, un des deux patrons de l’église, aurait été son chapelain.


 

Portail de Moissac detail 2eme voussure gauche Portail de Moissac detail 2eme voussure droite

Portail de Moissac, deuxième voussure

Jacques Bousquet ([5], note 149 p 876) a suggéré qu’il s’agisse tout simplement du sculpteur contemplant son oeuvre, comme c’est le cas à Moissac dans les deux figurines de part et d’autre du tympan (le maître et un ouvrier ? [13] ) en bas de la deuxième voussure.

L’identification du thème du linteau ouvre une autre possibilité : il pourrait s’agir de Lazare au Ciel en compagnie des deux archanges, magnifié par un habit royal mais ayant gardé, pour trace de son passage douloureux sur terre, son bâton caractéristique de mendiant.



Espalion_Eglise de Perse Vierge et Rois Mages
Ceci pourrait justifier, par association d’idée entre le vagabond magnifié et les Rois pèlerins, la présence inexpliquée, juste au dessus, du bas-relief des Rois Mages devant une Vierge à l’Enfant (copie médiocre de celle du second portail).


Conques et Perse

La reconnaissance de deux thèmes distincts pour le portail de Perse diminue largement l’intérêt de la comparaison avec la grande théophanie de Conques, et la question des influences mutuelles (le Prieuré de Perse était possession de Conques depuis 1060). Tout au plus peut-on dire que le thème du Mauvais Riche et de Lazare constituait une solution alternative pour qui voulait traiter, à l’économie, la question du Jugement Dernier. Et que Lazare, pauvre mendiant récompensé au Ciel, constituait une figure exemplaire pour les pèlerins sur le Chemin de Saint Jacques.



Article suivant : Le Soleil et la Lune dans le tympan de Parme.

Références :
[1] Pour une synthèse de la controverse, voir Francis Salet « Le tympan de Vézelay » Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France Année 1950 pp. 62-69 https://www.persee.fr/doc/bsnaf_0081-1181_1950_num_1945_1_4069
[2] Marcel Angheben « Apocalypse XXI-XXII et l’iconographie du portail central de la nef de Vézelay » Cahiers de Civilisation Médiévale Année 1998 41-163 pp. 209-240 https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1998_num_41_163_2723
[3] A cause des dix apôtres, P.Séguret voit dans la scène la Mission des Apôtres telle que racontée par Jean, plutôt que la Pentecôte : https://www.art-roman-conques.fr/perse.html
Cependant, dix n’est pas onze, et la présence de la Vierge et des langues de feu signent indubitablement la Pentecôte. Le nombre des Apôtres peut varier selon la place disponible et l’adresse du dessinateur. Voici par exemple une Pentecôte à neuf Apôtres :
Pentecote Missel anglais 1310-20 Bibl Nationale du Pays de Galles
Pentecôte, Missel anglais, 1310-20, Bibl. Nationale du Pays de Galles
[3a] Lacarra Ducay, Mª. del Carmen (2002): La Puerta del Perdón. DAroca, Ayuntamiento http://www.daroca.info/Programas/descargas/Programa2002.pdf 
[4] Nelly Pousthome-Dalle, Perse (commune d’Espalion), église Saint-Hilarian-Sainte-Foy, p. 263-277, dans Congrès archéologique de France, 167e session, Monuments de l’Aveyron, 2009
[5] Jacques Bousquet, « La sculpture à Conques au XIème-XIIème siècle », thèse de doctorat, 1971, édition Lille 1973
[6] Jean-Claude Fau, Rouergue Roman, 1990, p 264
[7] Tertullien – Œuvres complètes, traduction Genoud, 1852, tome 2, p 240 https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Tertullien_-_%C5%92uvres_compl%C3%A8tes,_traduction_Genoud,_1852,_tome_2.djvu/240
[8] http://www.hicsum-hicmaneo.com/article-la-basilique-de-vezelay-les-chapiteaux-inacheve-113550374.html
[9] https://sketchfab.com/3d-models/besse-lazare-et-le-mauvais-riche-d59b22f5352d4c548ef7f367370f2680
[10] https://www.limousin-medieval.com/parabole-du-mauvais-riche
[11] https://www.limousin-medieval.com/livre-de-tobie
[12] Louis Saltet, Perse et Conques. – Rapports entre deux portails voisins du XIIe siècle, dans Bulletin de la Société archéologique du Midi de la France, 1917-1921, p. 72-92 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k54954894/f112.item.zoom
[13] Marguerite Vidal, « Le tympan de Moissac », Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, Nº. 2, 1971, p 89-97

Le Soleil et la Lune dans la Sainte Abbaye

16 septembre 2022
Comments (2)

Un artiste particulièrement original a illustré au début du XIVème siècle des traités d’instruction religieuse, probablement pour l’abbaye cistercienne de Maubuisson. Certaines de ses images constituent de véritables architectures symboliques, où le couple soleil-lune joue un rôle important pour la compréhension de l’image.

Article précédent : Le Soleil et la Lune dans le tympan de Parme.



Les illustrations pour La Somme le Roi (Livre des vices et des vertus)

British Library Somme le Roy, Add. MS 28162 Fol 5vSomme le Roy, 1300-20, BL Add. MS 28162 fol 5v [1]

Dans ce traité, plusieurs illustrations sont structurées en deux registres :

  • en haut une Vertu (ici l’Humilité) et son Vice associé (l’Orgueil, figuré par le roi Ocozias) ;
  • en bas deux exemples de chacun :
    • le Pécheur qui se repent et que Dieu bénit ;
    • l’Hypocrite qui se moque du pénitent, et dont Dieu se détourne.


Deux regards sur Dieu

On remarquera que Dieu est représenté de deux manières différentes :

  • comme une vision qui apparaît dans un nuage ;
  • comme une statue dévoilée (le drap retombe sur l’autel) mais qui refuse de regarder celui qui ne veut pas la regarder.

Ainsi le regard baissé du pénitent est récompensé par une vision intérieure, tandis que le regard détourné de l’hypocrite l’empêche de voir non seulement la statue qu’on lui montre, mais qui de plus, en se retournant miraculeusement, lui envoie un avertissement personnel.


Des spécificités stylistiques

Cette image suffit à illustrer trois spécificités de notre artiste :

  • boucher les vides par des bustes sans signification ;
  • structurer l’image par des éléments architecturaux (pinacles, château à la porte fermée, clocher avec deux cordes qui pendent) ;
  • différencier les arcades des deux registres : en haut accolées, en bas imbriquées.


Somme le Roy BL Français 938 fol 74r gallicaSomme le Roy, BL Français 938 fol 74r, gallica

Le seul manuscrit du XIIIème siècle qui lui soit comparable, réalisé pour la bibliothèque royale, fait montre d’une qualité bien inférieure.

On y retrouve la statue qui refuse de voir l’hypocrite, mais c’est la même statue qui regarde vers le pénitent : l’idée de la vision intérieure s’opposant à la vision physique n’appartient qu’à notre artiste.

L’intervention divine, côté pénitent, est ici illustrée différemment : par l’ange qui se case péniblement dans le fronton du transept. Car le registre inférieur se compose, assez lourdement, de deux églises semblables, mis à part le fronton et le signe en haut du clocher : une croix côté Humilité, un disque doré côté Orgueil.



Les trois traités du MS Thompson MS 11

Ce manuscrit [2], qui était à l’origine fusionné avec le précédent, comprend quatre petits traités. Au début de chacun a été insérée une illustration pleine page, qui entretient un rapport peu évident avec le texte qui suit : ainsi l’image récupérée pour servir de frontispice au quatrième traité (le Livre des Tribulations, attribué à Pierre de Blois) est en fait extraite de La Somme le Roi : nous ne parlerons donc ici que des trois autres.

Le Traité de la Sainte Abbaye (fol 2r-7r)

Yates Thompson 11, f.1vBL Yates Thompson 11, fol 1v

L’image en frontispice de ce premier traité se compose de deux registres inégaux.

En haut, une grande Majestas Dei, flanquée à gauche par la Vierge et à droite par Saint Pierre, avec des chérubins et des anges exhibant sur leur banderole des passages du Sanctus et du Gloria.

En bas deux salles bien clôturées de l’abbaye :

  • à gauche une nonne armée d’un martinet instruit deux novices (les lettres inscrites sur le livre, sans signification, sont une imitation de l’alphabet [3], p 229) ;
  • à droite l’abbesse prie, escortée d’une autre nonne.



BL Yates Thompson 11 f. 1v schema
Les deux registres ne sont pas indépendants :

  • à droite, les figures d’autorité : au dessus de l’abbesse avec sa crosse, Saint Pierre avec ses clés incarne l’autorité supérieure, celle de l’Eglise ;
  • à gauche les figures du savoir : de même que la main divine bénit la maîtresse des novices, de même plus haut la main de Dieu bénit Marie, assise entre deux cierges éclairés qui symbolisent probablement sa pureté et sa clairvoyance.

Cette abbaye idéale réduite à deux fonctions (étudier et prier) est assez éloignée du traité qu’elle est censée illustrer, où toutes les pièces de l’abbaye, de l’infirmerie au grenier, trouvent une explication symbolique. Cette image très générique aurait pu servir de frontispice à n’importe quel traité destiné à l’instruction des moniales.


sb-line

Le Traité de l’amour de Dieu (fol 7r-28r)

Yates Thompson 11, f.6vBL Yates Thompson 11 fol 6v

Ce deuxième frontispice comporte deux registres, qui se lisent de bas en haut :

  • en bas la procession d’entrée :
    • en tête un jeune moine portant la croix, suivi de deux jeunes moniales portant des cierges allumés ;
      derrière un prêtre auréolé et son acolyte ;
    • derrière encore, cinq moniales dont deux montrent sur leur livre ouvert les mots de l’Introït : « Suscepimus, Deus » (Seigneur, nous accueillons ta gloire), suivies de l’abbesse avec sa crosse ;
  • en haut la messe, ou plus précisément l’Eucharistie :
    • dans le choeur (en avant du clocher) trois officiants debout devant l’autel sur lequel dont posés, sur une nappe, le calice et le corporal ; le Christ apparaît avec une banderole portant les mots : Ego sum vita (je suis la vie) ;
    • dans la nef, sept moniales, dont l’abbesse et la soeur clacelière avec son trousseau de clés.


Des illustrations ponctuelles

Le Traité de l’amour de Dieu brode autour du thème de l’amour de manière peu structurée : on y disserte sur les quatre sortes d’amour, sur les trois types de cieux, enfin sur les sacrements : rien qui soit en rapport simple avec l’image.

Devant la grande variété des thèmes abordés, l’artiste a décidé d’illustrer « l’amour de Dieu » par une image générique où les moniales pouvaient se reconnaître, la procession d’entrée et la communion.

Quelques détails de l’image pourraient cependant renvoyer à des passages précis du texte.



BL Yates Thompson 11 f. 6v detail infirmerieDans le couvent qu’on voit à l’arrière, la cheminée désigne une pièce chauffée probablement l’hôpital, où les soeurs qui sont resté soigner les malades participent de loin à la messe. Or le texte file une longue métaphore entre le pain et le vin de la communion et une médecine pour l’âme :

« Si elle est malade par tentations qui l’ont navrée, si trouvera-t-elle la médecine pour la soigner. O Dieu comme est glorieux cet électuaire, et comme se doit bien appareiller l’âme quand elle doit le prendre ». Fol 19r


BL Yates Thompson 11 f. 6v detail ciergesLes cierges allumés sont placés en contrebas de l’autel avec le calice, et du drapeau portant la croix :

« Le cierge de Pâques signifie Jésus-Christ et la vraie lumière, car la cire qui est des abeilles qui toutes sont vierges et engendrent sans corruption et sans compagnie de mâle signifie la chair de Jésus-Christ qui naquit de la Vierge Marie sans oeuvre d’homme. Le feux du cierge signifie la divinité et signifie la clarté et l’ardeur de l’amour dont Dieu nous aime et dont nous le devons aimer ». Fol 21r



BL Yates Thompson 11 f. 6v detail flabellumLes abeilles qui fabriquent la cire vierge évoquent, par antithèse, les mouches desquelles le flabellum, à l’étage au dessus, protège les Saintes Espèces.


L’inversion Lune-Soleil

BL Yates Thompson 11 f. 6v detail lune soleil

L’inversion s’explique par le fait que le Soleil est placé du côté Est de l’église, la direction vers où le coq regarde pour proclamer le lever du jour.

La présence des deux astres correspond probablement à une métaphore assez curieuse, où la communion est comparée à la Lune :

« Ce sacrement est aussi comme la lune qui ne luit mie par jour mais par nuit. Car tant comme nous sommes en la nuit de ce monde, sommes-nous enluminés par ce sacrement. Mais quand le jour viendra de la vie parmanable (éternelle) dont luira le soleil de divinité, dont n’aurons nous métier de la lune des sacrements. Or (maintenant) en avons grand métier car nous ne pouvons mie encore souffrir l’ardeur de la clarté de ce soleil. » Fol 19r


sb-line

Le Traité des Trois états de l’âme chrétienne (ff. 28v-51v)

British Library Yates Thompson 11 f. 29 Penitence, devotion, and contemplation schema 1BL Yates Thompson 11 fol 29

L’image à quatre compartiments qui ouvre ce traité est en général lue en séquence ([3], p 231), comme un processus spirituel à quatre étapes :

  • 1) la pénitence : la moniale se confesse à un dominicain, dont la main mime la main de Dieu qui pardonne à travers lui ; la banderole de l’ange proclame « Si tu veux effacer tes péchés, dis le Miserere (Si vis delere tua crimina , dic miserere) ».
  • 2) la méditation : la moniale prie devant une statue de la Vierge couronnée par son Fils ;
  • 3) la contemplation : la moniale accède à la vision mystique du Christ de douleur, dont la banderole proclame : « Regarde ce que j’ai supporté pour que le peuple vive (Pro vita populi, respice quanta tuli) »
  • 4) la contemplation à nouveau : la moniale accède à la vision de la Trinité, sous la forme du Trône de Grâce (Le père tenant la Croix du Fils, avec la colombe de l’Esprit-Saint entre les deux).


La représentation graphique d’une progression spirituelle

Tous les commentateurs s’en sont donné à coeur joie quant au passage de l’image réelle (la statue de l’étape 2) à l’image spirituelle (étapes 3 et 4) :

« Dans l’image finale de cette série, la Trinité se manifeste dans une vision immatérielle d’une puissance prodigieuse, qui plane sans s’y reposer au-dessus de l’autel incrusté de joyaux, brisant les frontières architecturales qui délimitaient encore la vision précédente. Des nuages ​​célestes avec le soleil et la lune s’aventurent dans l’espace humain de la femme, montrant le pouvoir de sa méditation sur des objets physiques, qui lui donne accès au domaine du divin. La parole est devenue chair – ou image – dans cette expérience extatique finale, tandis que la banderole proclame « Pater uerbum spiritus sanctus hii tres unum sunt » (« Père, parole, esprit saint : ces trois sont un »). La série de quatre images montre bien l’utilité des images matérielles dans une téléologie qui se conclut pourtant par des images surnaturelles. Elle montre également l’interaction de plus en plus étroite du mot et de l’image – car la parole terrestre et la contemplation d’objets physiques incitent à la communication verbale et visuelle avec le divin – comme l’indicateur-clé du succès dans l’approche de Dieu. » Paul Strohm [4]

Certains ont disserté brillamment sur l’évolution de la gestuelle de la nonne, en relation avec le statut de ce qu’elle regarde :

« Les attitudes corporelles de la femme soulignent la distinction entre les trois représentations de Dieu qui apparaissent au lecteur-spectateur. L‘image sculptée est vue par ses yeux corporels, tandis qu’elle imite le geste de la Vierge dans le groupe du Couronnement. Le Christ saignant lui apparaît tandis qu’elle s’agenouille et regarde vers le bas et loin de lui, encore incapable d’accomplir l’ordre inscrit sur sa banderole…. Enfin, le Trône de Grâce, avec son Christ encore saignant, est perçu comme une expérience visuelle immédiate, quelque chose qu’elle voit en effet directement mais qui, contrairement au Couronnement sculpté, transcende l’espace physique de l’enceinte dans laquelle elle est figurée. Cette vision, qui se présente ostensiblement comme une image, est la seule conclusion possible pour la dévotion imaginative : la dévotion intellective, la perception de Dieu sans aucune aide visuelle – c’est-à-dire le déshabillage eckhartien du divin jusqu’à l’effacement complet – est au-delà des capacités de la dévote et du miniaturiste. Mais le principe de cet effacement est posé : dans les deux dernières étapes de cette contemplation ascensionnelle, le groupe du Couronnement a disparu, car il n’est plus nécessaire. Visuellement effacé de l’autel, il est remplacé par le calice eucharistique prêt à recevoir le sang du Christ, un objet d’un tout autre statut. » Elina Gertsman [5]

Certains enfin se sont risqués à interpréter la différence des arcatures entre les deux registres :

« Au registre supérieur, les deux arcs brisés encadrant chaque scène, l’un au-dessus de la religieuse, l’autre au-dessus de l’autel, soulignent la séparation entre le domaine corporel de la religieuse et le domaine spirituel qu’elle cherche à atteindre. Dans le registre inférieur, les arcs entrelacés encadrant chaque scène soulignent l’accession de la religieuse à un domaine où le corporel se mêle au divin ». Lars R. Jones, ([6], p 38)


Si convaincantes qu’elles puissent paraître à première lecture, chacune de ces explications a un hic :

  • le soleil et la lune n’apparaissent pas seulement dans l’apothéose de l’image 4, comme le dit Paul Strohm, mais aussi dans l’image 2 ;
  • dans cette même image 2, qui selon Elina Gertsman illustre la simple vision physique, que signifie l’ange qui descend du ciel avec un cierge allumé ?
  • enfin la différence des arcatures n’est pas spécifique à cette page mais, comme nous l’avons vu, un trait stylistique qui apparaît aussi dans La somme le Roi.

Malgré leur unanimisme, nos commentateurs auraient-ils loupé quelque chose ? Avant de proposer une lecture alternative, il est nécessaire de dire quelques mots sur le Traité dont l’image est le frontispice.


La structure du Traité des Trois états de l’âme chrétienne

Le traité est divisé en trois parties :

  • la Pénitence (fol 28v-35v)
  • la Dévotion (fol 35v-39v)
  • la Contemplation (fol 39v-51v)

Il s’agit effectivement de trois étapes successives dans une progression spirituelle. D’emblée, le texte établit un certain nombre d’associations d’idée :
Traite des Trois Etats de l'Ame Chretienne tableau 1
L’idée principale du Traité est de comparer les trois étapes spirituelles aux trois événements que fête l’église le jour de l’Epiphanie, à savoir l’Adoration des Mages, le Baptême de Jésus dans le Jourdain, et les Noces de Cana. Ce parti-pris oblige l’auteur à des analogies assez laborieuses dans lesquelles nous n’entrerons pas. Les trois cases en bleu sont celles qu’a pu retenir l’auteur du frontispice :

  • la nonne implorant le Christ de douleur ;
  • la vision de la Trinité ;
  • la statue du Couronnement de la Vierge.

Le lien entre le Baptême du Christ et la Trinité est expliqué dans le texte concernant l’étape 2 (la dévotion)  :

« Ainsi fut là montrée la Trinité : le fils en humain corps et la Saint Esprit en colombe et le Père en voix ». Fol 35v

Le lien entre les Noces de Cana et le Couronnement de la Vierge est que ce dernier est souvent interprété comme les noces symboliques de l’Eglise et du Christ, Marie étant assimilée à l’Epouse du Cantique des Cantiques.

L’idée de l’artiste aurait donc été de substituer, aux trois épisodes longuement disséqués dans le Traité, des images plus faciles à relier aux trois étapes :

  • la vision du Christ de douleur pour la Pénitence ;
  • la vision de la Trinité pour la Dévotion ;
  • la statue du Couronnement pour la Contemplation.

Ainsi le point culminant de la lecture ne serait pas l’image 4, mais l’image 2 : contrairement à ce qu’un regard moderne conclut un peu rapidement, le groupe sculpté vaut plus que les deux visions mentales.



British Library Yates Thompson 11 f. 29 Penitence, devotion, and contemplation detail 2
Cette image terminale est la seule qui ne comporte pas de légende. Elle repose sur une analogie manifeste entre la Nonne, à laquelle un ange apporte la lumière divine, et Marie – l’Epouse du Cantique des Cantiques – à laquelle le Christ offre sa couronne. Plusieurs passages du Traité, dans la partie consacrée aux Noces de Cana, lui correspondent assez bien :

  • « Une merveilleuse conjonction de la divine lumière et de l’âme enlumine si comme d’époux et d’épouse. » Fol 40r
  • « La parfaite âme, qui est digne d’être appelée épouse… » Fol 47v
  • « Charité conquiert Dieu entièrement et transforme l’esprit en divine image« . Fol 51r


L’ordre de lecture restitué (SCOOP !)

British Library Yates Thompson 11 f. 29 Penitence, devotion, and contemplation schema 2a

Dans cette nouvelle lecture, l’image de la Confession constitue une sorte de prologue, d’étape 0.

Le clocher, qui sépare les cases 0 et 3, montre qu’il faut passer par le registre inférieur pour aboutir à la case terminale Le Soleil et la Lune, présents dans les deux dernières cases (carrés bleus) incitent l’oeil à cette remontée.

A l’étape 1, la Pénitence, la Nonne se penche jusqu’au sol, comme écrasée de terreur (« en servage de cremeur ») sous le poids de la Croix du Christ.

A l’étape 2, la Dévotion , la nonne se redresse à demi, « en confort d’espérance ».

A l’étape 3, la Contemplation, la nonne éclairée et libérée, « en franchise de charité », reprend la posture qu’elle avait devant le confesseur.

Un passage du traité correspond bien au redressement corporel de la nonne, image du redressement de son âme :

« A premier état baise le serf les pieds du seigneur pour avoir pardon de ses péchés. A second état baise le fils les mains du père et le pauvre les mains du riche pour grâce de bénéfice. Et au tiers regarde l’épouse la face de son ami et au regard de cette beauté est si enyvrée d’amor et emplie de gloire que elle oublie la majesté de lui et ose requérir le baiser de sa bouche. » Fol 39v



British Library Yates Thompson 11 f. 29 Penitence, devotion, and contemplation schema 3
Comme les deux cordes qui pendent dans le clocher, la première et la dernière image sont parallèles (flèches vertes) :

  • à l’ange portant la banderole « tua crimina » fait écho l’ange portant le cierge de cire vierge ;
  • à la main qui bénit  correspond la main qui couronne ;
  • à l’âme pècheresse fait écho l’âme parfaite.

Plus subtilement, chaque image fait apparaître une identification entre divin et humain (flèches jaunes) :

  • à gauche la main du confesseur pardonne au nom de Dieu  ;
  • à droite la nonne voilée s’identifie à Marie couronnée.


British Library Somme le Roy, Add. MS 28162 Fol 5v registe inferieurSomme le Roy, 1300-20, BL Add. MS 28162 fol 5v (détail)

La parenté de composition avec cette page de La Somme le Roi nous aide à comprendre pourquoi, dans l’esprit de notre illustrateur, la vision mentale est d’un ordre inférieur  à la vision réelle du groupe sculpté : c’est qu’il ne s’agit pas d’une pierre inerte, mais dans les deux cas d’une statue du Christ qui s’anime miraculeusement, détournant la face ou décernant la couronne.

Sur ce thème, voir 2-5 La statue qui s’anime


Le Soleil et la Lune

Dans ce nouvel ordre de lecture, le Soleil et la Lune apparaissent, assez logiquement, dans les deux dernières étapes :

  • réunis au dessus de la nonne, dans l’étape de la Dévotion ;
  • séparés, le Soleil au dessus de la nonne et la Lune au dessus du groupe sculpté, dans l’étape de la Contemplation.

L’artiste a bien sûr été contraint par sa propre charte graphique (arcades entrelacées en bas, arcades séparées en haut) mais je pense qu’il en a profité pour illustrer une autre notion qui fait l’objet d’un long développement, dans la partie du Traité consacrée aux Noces de Cana : les six jarres dans lesquelles l’eau se transforme en vin.

L’auteur commence par une analogie physiologique assez naïve :

« Par les VI vaisseaux peut-on entendre VI entrées qui au chef de l’homme sont, par quoi les choses de ce monde entrent en l’âme. Ce sont deux yeux, deux oreilles, la bouche et le nez. C’est un fait que le nez à deux narines, mais il y a si petite division qu’on ne le prend que pour un seul vaissel ». Fol 48

Puis il développe sur plusieurs pages toute une interprétation spirituelle :

« Et si vous voulez ces VI vaisseaux entendre spirituellement en l’âme, vous devez regarder que Dieu fit en VI jours toute corporel creature ». Fol 48v



Traite des Trois Etats de l'Ame Chretienne tableau 2
A grand renfort d’analogies, les six jours de la Création sont comparés à une progression spirituelle en six étapes, qui ne recoupe pas clairement les trois étapes principales. A ces six jours spirituels, l’oeuvre de Dieu, s’opposent six nuits qui sont l’oeuvre du Diable, à savoir les péchés capitaux (luxure et gourmandise comptant pour un). Heureusement, l’oeuvre du Père est restaurée par le Fils, au travers de six épisodes de sa vie qui donnent lieu à des associations d’idées acrobatiques. A la fin, l’auteur se laisse aller à une envolée sur les différentes formes du verbe former :

British Library Yates Thompson 11 f. 51rFol 51r

On voit la difficulté, pour l’illustrateur, de faire une synthèse de ces fulgurances verbales.

Je pense qu’il s’est limité à l‘idée principale : celle des Jours divins et des Nuits marquées par le Péché.



British Library Yates Thompson 11 f. 29 bas
La séparation du Soleil et de la Lune, dans les nuées, illustre assez bien l’effet de la Pénitence :

« Car autressi comme en orient nait le soleil qui en chasse la nuit, autressi la lumière de grâce fait naître en l’âme Jésus-Christ, qui est le soleil de justice, et en chasse les ténèbres de péché. » Fol 30v

On notera l’idée astucieuse que la croix, portée par la nonne seule, est maintenant portée par Dieu lui-même : le Soleil et la Lune, dans cet ordre d’idée, peuvent être vus comme les compléments graphiques de ces deux crucifixions. L’arbre situé à gauche évoque probablement l’arbre du Paradis, dont le bois selon la légende avait servi pour la croix.



British Library Yates Thompson 11 f. 29 soleil lune haut
Au dernier stade, le Soleil et la Lune ne sont plus enveloppés de nuées. Des anges les ont remis à la place que Dieu leur avait assignée dans les pinacles de l’architecture du Monde :

  • le Soleil comme source de lumière, où l’Ange vient allumer la flamme de la bougie ;
  • la Lune comme symbole de l’Ame parfaite qui reflète la lumière divine, telle Marie ou la nonne, devenue épouse du Christ.


Article suivant : …inversions topographiques

Références :
[1] https://www.bl.uk/manuscripts/Viewer.aspx?ref=add_ms_28162
[2] https://www.bl.uk/manuscripts/Viewer.aspx?ref=yates_thompson_ms_11_fs001ar
[3] James, M. R. Montague Rhodes « A descriptive catalogue of fifty manuscripts from the collection of Henry Yates Thompson » p 229 https://archive.org/details/descriptivecatal00jame_1/page/228/mode/2up
[4] LARS R. JONES « Visio Divina? Donor Figures and Representations of Imagistic Devotion: The Copy of the « Virgin of Bagnolo » in the Museo dell’Opera del Duomo, Florence », Studies in the History of Art, Vol. 61, Symposium Papers XXXVIII: Italian Panel Painting of the Duecento and Trecento (2002), pp. 30-55 https://www.jstor.org/stable/42622625
[5] Paul Strohm « Middle English: Oxford Twenty-First Century Approaches to Literature » p 325 https://books.google.fr/books?id=QhJREAAAQBAJ&pg=PA325
[6] Elina Gertsman « The Absent Image: Lacunae in Medieval Books » p 105 https://books.google.fr/books?id=fLMmEAAAQBAJ&pg=PA105

La Sainte Famille de Nuit

16 juillet 2022
Comments (0)

Remise en lumière d’un chef d’oeuvre obscurci.

Une réception contrastée

Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijksmuseum, AmsterdamLa Sainte Famille de Nuit
Atelier de Rembrandt, 1642-1648, Rijksmuseum, Amsterdam

Ce tableau aujourd’hui très obscurci a connu des hauts et des bas [1].


Carl Gottlieb Guttenberg 1786 la veillee hollandaise British museum reduitLa veillée hollandaise
Carl Gottlieb Guttenberg, 1786, British museum

Considéré comme une oeuvre majeure de Rembrandt et compris comme une scène de genre nocturne, il a fait partie de la collection des ducs d’Orléans au moins depuis 1721, avant de passer en Angleterre en 1791, lors de la vente des biens de Philippe d’Orléans.

C’est seulement en 1854 qu’il a été reconnu comme une Sainte Famille, avec la grand-mère Anne, la mère Marie et l’Enfant Jésus.

A partir de 1956, des doutes sur son attribution au maître ont commencé à s’exprimer, matérialisés par son exclusion , en 1969, du catalogue Gerson. A partir de 1994, il n’a plus été exposé par le Rijksmuseum, avant d’être réaccroché en 1999, vu sa grande popularité, avec une attribution à l’Atelier.

Cet article ne tient pas à rallumer la querelle d’attribution, mais à éclaircir la signification de l’oeuvre, en remettant en lumière des éléments qui n’ont pas été suffisamment exploités.



Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijksmuseum, Amsterdam clair reduit
En forçant l’éclairage apparaissent de nombreux détails et quelques anomalies : erreurs destinées à rester dans l’ombre, ou au contraire indices laissés à un regard curieux ? C’est tout le problème des reproductions numériques qui, en modifiant les conditions du regard, créent peut être des fausses questions.


Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijksmuseum, Amsterdam objets1La veillée hollandaise (inversée)

Comme dans toutes les oeuvres comportant un grand nombre d’objets, nous allons nous heurter au même problème : sont-ils disposés selon la fantaisie de l’artiste, ou obéissent-ils à une logique à découvrir ?

Il faut d’abord s’entendre sur l’identification des éléments. Ce schéma résume ceux sur lesquels il n’y a plus de doute :

  • l’homme sous l’escalier tire du vin à un tonneau ;
  • Sainte Anne tient dans ses mains une corde permettant de balancer le berceau ;
  • le tableau pendu au dessus d’elle est une carte géographique, sur laquelle on ne voit rien.

Nous reviendrons plus loin sur les objets de la table et du placard, peu visibles et mal interprétés par Guttenberg. Ainsi que sur l’anomalie du vitrail de gauche, marquée d’un point d’interrogation.


Rembrandt et le « symbolisme déguisé »

Dans quelques oeuvres seulement, Rembrandt est revenu à une tradition flamande totalement passée de mode : faire porter à un objet du quotidien une charge symbolique. Voici quelques exemples assez frappants, mais qui sont passés à la trappe.

Siméon au temple

1627 Rembrandt Symeon au temple (anna prophetesse) Hamburger KunsthalleRembrandt, 1627, Siméon au temple, Hamburger Kunsthalle

La scène représente Joseph et Marie amenant Jésus au Temple. Le vieillard Siméon, venu au même moment par une inspiration divine, le prend dans ses bras et le reconnaît comme la « lumière pour éclairer les nations » et un facteur de grands bouleversements, notamment pour Marie : « une épée te transpercera l’âme ». La vielle femme debout est la prophétesse Anne, connue par ce seul passage :

« Il y avait aussi une prophétesse, Anne, fille de Phanouel, de la tribu d’Asher. Elle était fort avancée en âge. Après avoir, depuis sa virginité, vécu sept ans avec son mari, elle était restée veuve ; parvenue à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, elle ne quittait pas le Temple, servant Dieu nuit et jour dans le jeûne et la prière. Survenant au même moment, elle se mit à louer Dieu et à parler de l’enfant à tous ceux qui attendaient la délivrance de Jérusalem. » Luc 2,36-38

On comprend assez facilement que le mur de gauche symbolise ce que prophétisent Siméon et Anna : la grande lumière et la Croix, multipliée dans l’ombre des croisillons. Autre allusion à la Crucifixion : les paumes grand ouvertes d’Anna.

La partie à droite de la colonne montre la rambarde d’un escalier descendant, et un bougeoir avec une chandelle éteinte : le Temple est dans l’ombre, contrastant avec la Nouvelle Lumière.


sb-line

Le repos pendant la fuite en Egypte

LE REPOS PENDANT LA FUITE EN EGYPTERembrandt, 1644, Petit Palais (Bartsch N° 57)

Le motif de la Croix est ici fièrement propulsé par la lanterne. Nous reviendrons plus loin sur cette gravure, qui montre que Rembrandt a conservé assez tard le goût pour le symbolisme qu’expriment surtout ses oeuvres précoces.


sb-line

L’histoire de Tobie

Cette histoire a été illustrée à plusieurs reprises par Rembrandt ou son atelier. On y rencontre une troisième Anna, l’épouse du vieillard Tobie dont la charité et la piété sont mises à rude épreuve :

« Pendant qu’il dormait, il tomba d’un nid d’hirondelles de la fiente chaude sur ses yeux, et il devint aveugle. Dieu permit que cette épreuve lui arrivât, afin que sa patience, comme celle du saint homme Job, fût donnée en exemple à la postérité ». Tobie 1,11-12


1626 Rembrandt van Rijn Tobit and Anna with the Kid Rijksmuseum reduitTobie et Anne avec le chevreau, Rembrandt, 1626, Rijksmuseum.

« Anne, sa femme, allait tous les jours tisser de la toile et, par le travail de ses mains, elle rapportait, pour leur entretien, ce qu’elle pouvait gagner. Il arriva ainsi qu’ayant reçu un chevreau, elle l’apporta à la maison. Son mari, ayant entendu le bêlement du chevreau dit:  » Voyez si ce chevreau n’aurait pas été dérobé, et rendez-le à son maître, car il ne nous est pas permis de rien manger qui provienne d’un vol, ni même d’y toucher.  » Alors sa femme répondit avec colère:  » Il est manifeste que ton espérance est devenue vaine; voilà ce que t’ont rapporté tes aumônes!  » C’est par ces discours et d’autres semblables qu’elle l’injuriait. » Tobie 2,19-23



1626 Rembrandt van Rijn Tobit and Anna with the Kid Rijksmuseum detail vitrail
Le vitrail aux verres cassés et aux plombs tordus illustre la cécité de Tobie. La cage à oiseaux à l’aplomb de ses yeux vides en évoque probablement la cause, tandis que le chapelet d’oignons dit cruellement ce qui lui reste : les larmes.



1626 Rembrandt van Rijn Tobit and Anna with the Kid Rijksmuseum detail Anna
En face, les yeux exorbités de la femme et de l’animal en rajoutent dans la cruauté, ainsi peut être que le panier en osier tout en haut, évoquant le soleil perdu.



1626 Rembrandt van Rijn Tobit and Anna with the Kid Rijksmuseum detail bougie
Deux chandeliers sans bougie continuent à exploiter le thème de la cécité. Posés sur la chaise, le dévidoir à main (voir Pendants solo : mari -épouse )  et la bobine résument quant à eux l’activité de tissage d’Anna.


Jan van de Velde 1595 Tobit_and_AnnaTobie et Anna, Gravure de Jan van de Velde, 1595

Rembrandt a trouvé dans cette gravure l’idée générale de la composition, et même les différents détails (sauf le panier) : c’est leur réorganisation astucieuse qui leur confère leur valeur symbolique.



1636 Tobias_Healing_his_Father_by_Rembrandt_-_Staatsgalerie_-_Stuttgart clair reduitTobie fils guérissant Tobie père
Atelier de Rembrandt, 1636, Staatsgalerie, Stuttgart

Dans ce tableau, c’est le rouet au complet qui sert de marqueur visuel permettant d’identifier Anna, qui tient les mains de son mari. Comme le remarque le Corpus, la scène s’inspire probablement de l’opération de la cataracte :

« Aussitôt Tobie, prenant du fiel du poisson, l’étendit sur les yeux de son père. Au bout d’une demi-heure environ d’attente, une taie blanche, comme la pellicule d’un oeuf, commença à sortir de ses yeux. Tobie la saisit, et l’arracha des yeux de son père, et à l’instant celui-ci recouvra la vue ». Tobie 11, 13-15



1636 Tobias_Healing_his_Father_by_Rembrandt_-_Staatsgalerie_-_Stuttgart rideau
Le rideau translucide est une manière de montrer cette taie que Tobie est en train d’arracher.


1636 Tobias_Healing_his_Father_by_Rembrandt_-_Staatsgalerie_-_Stuttgart feu tonneau

On notera également le détail du tonneau de vin sous l’escalier. Tout comme le feu dans la cheminée, il symbolise ce qui reste à la vieillesse : se réchauffer.


Rembrandt 1651 The blindness of Tobit MET reduitLa cécité de Tobie, Rembrandt, 1651, MET

Dans cette gravure tardive, avec une grande économie de moyens, Rembrandt réutilise le rouet pour illustrer le passage suivant :

« Et le père aveugle se leva et se mit à courir, et, comme il heurtait des pieds, il donna la main à un serviteur pour aller au-devant de son fils. » Tobie 11,10

On notera, à peine visible dans l’ombre au dessus de la fenêtre, le même panier-soleil, en écho au rouet renversé : cette autocitation quasiment imperceptible trahit une des facettes de la manière de composer de Rembrandt : réutiliser des objets auxquels il confère une forte valeur symbolique, sans se soucier qu’ils soient compris ou non.


abraham de pape 1658-69 Tobie et anna National galleryTobie et Anna, Abraham de Pape, 1658-69, National gallery

En contraste, ce tableau multiplie les appels de pieds pour s’assurer que le spectateur ne perde rien : la barrique, les vitraux cassés, la bobine, le dévidoir, le rouet, le feu et le panier d’osier, sont alignés comme à la parade, tandis qu’un rideau vert en trompe-l’oeil vient parachever la prétention du peintre à égaler les plus grands.

Les Saintes familles de Rembrandt et de l’atelier

Un parcours rapide s’impose parmi les quelques oeuvres sur ce thème. Je les présente par ordre chronologique, en insistant seulement sur les détails significatifs pour ce qui nous occupe : la Sainte Famille de nuit.

1632 Rembrandt_van_Rijn,_The_Holy_Family NGALa Sainte Famille, Rembrandt, 1632, NGA

Joseph, en vieillard à bonnet, s’est installé pour lire à l’arrière-plan. Le grand panier allongé posé contre le mur de droite est un accessoire typiquement hollandais, un panier de maternité (bakermat) [2] : les femmes s’y asseyaient pour s’occuper de leur bébé, comme on le voit dans le tableau ci-dessous :

Elias Boursse 1668Elias Boursse, 1668 [2]


Annibale_Carracci,_The_Holy_Family_with_Saint_John_the_Baptist,_1590,_NGAjpg

La Sainte famille avec Saint Jean Baptiste, Annibale  Carracci,1590, NGA

L’idée de Joseph lisant à l’arrière plan vient probablement de cette gravure.


sb-line

1634 Rembrandt_-_The_Holy_Family_alte pinacothek Munich reduitLa Sainte Famille
Rembrandt, 1634, Alte Pinacothek, Münich (Corpus , vol II, A88 p 450)

Joseph est cette fois représenté en père attentif et protecteur : ses instruments de menuisier, potentiellement contondants et perçants (ciseau, vilebrequin, marteau, écorceuse à deux poignées) se tiennent tranquilles dans la pénombre. Bien au chaud dans une fourrure, le bébé est totalement emmailloté, mis à part ses pieds nus que Marie réchauffe de sa main. Ce geste est peut être plus qu’un détail charmant.


En aparté : toucher le pied de l’Enfant

 Certains Pères de l’Eglise [3] voyaient dans les pieds de Jésus le symbole de sa nature humaine (tandis que sa tête représente sa nature divine) : mais ces gloses concernent plutôt Jésus adulte (le lavement des pieds par Marie de Béthanie).


Madone Sternberg 1390 ca Olomouc Archdiocesan Museum

Madone Sternberg, vers 1390, Olomouc Archidiocesan Museum

En revanche, dans un type de Vierge à l’Enfant gothique [3a], Marie touche de sa main un des pieds nus de l’Enfant, comme pour le protéger de sa future blessure. Cette iconographie s’inspire de la Vision de Saint Brigitte, selon laquelle la Vierge serait tombée en larmes devant la beauté de son fils, ayant la prémonition de sa Passion.

Le geste de toucher le pied se rencontre encore dans certaines madones de la Renaissance italiennes (Raphaël, Botticelli), via lesquelles il aurait pu être connu de Rembrandt.



1634 Rembrandt_-_The_Holy_Family_alte pinacothek Munich reduit pieds

Le fait que Marie joigne les pieds d’une seule main suggère que le geste va au delà de la simple tendresse maternelle : Rembrandt réactive probablement la vieille symbolique de la prémonition de Marie, mais à sa manière : sans y toucher.


sb-line

La Sainte Famille avec sainte Anne, mère de la ViergeLa Sainte Famille avec Sainte Anne
Atelier de Rembrandt, 1640, Louvre (Corpus volume III, C 87 p 557)

Selon le Corpus, il y a de fortes présomptions pour que cette oeuvre soit due à Ferdinand Bol, un élève de Rembrandt qui se distingue par sa capacité à développer et expliciter des thèmes conçus par le Maître, en de véritables « compilations » du vocabulaire rembranesque [4].

Le bakermat de la gravure de 1632 sert ici de siège à Marie. On reconnaît les mêmes outils que dans le tableau de Münich : Joseph cette fois manie des deux mains l’écorceuse. Tout à son goût de l’explication, l’auteur a suspendu à se ceinture un étui à outils et posé sur sa tête un chapeau de travailleur. Il a ajouté toute une série d’objets que peut justifier l’activité de menuisier itinérant, mais qui sont surtout issus du vocabulaire de la Fuite en Egypte : le grand chapeau plat suspendu à gauche, la selle posée à cheval sur la poutre, les étriers suspendus dans l’ombre sous la fenêtre.



1640 Rembrandt (atelier) La Sainte famille avec Ste Anne louvre detail
D’autres accessoires de voyage ont été rajoutés près du poteau central : une calebasse pour boire, des chaussures de marche, un sac pour transporter les outils.


1640 Rembrandt (atelier) La Sainte famille avec Ste Anne louvre detail ste anne Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijksmuseum, Amsterdam clair detail ste anne

Sainte Anne s’insère à gauche du berceau, d’une manière qui mérite toute notre attention :

  • le berceau est vu sous le même angle que dans la Saint Famille de Nuit (le rouet remplaçant le capot) ;
  • le livre passe des mains de Sainte Anne à celles de Marie.

Interrompant sa lecture, Anne pose ses lunettes et rabaisse la couverture pour mieux voir la tête de l’enfant. C’est à la fois une grand-mère fredonnant une berceuse à son petit fils ; et une mère conférant avec sa fille à propos de la tétée interrompue.

La moitié droite du tableau est une grande nature morte, animée seulement par le chat qui regarde bouillir la marmite dans la cheminée. Un lit s’ouvre à l’arrière-plan, tandis qu’au premier plan un chenet et un grand chou font repoussoir.

Pour reconstituer outrageusement le procédé de composition :

  • de la Sainte famille de 1632, reprendre le bakermat et la figure du liseur, en le transposant en liseuse ;
  • de la Sainte famille de 1634 , reprendre les outils de Joseph ;
  • pour étoffer le propos, saupoudrer d’objets empruntés à un thème voisin, celui de la Fuite en Egypte ;
  • compléter la moitié droite par un décor anecdotique.

Ce principe d’explication et d’expansion va tout à fait à rebours de Rembrandt, qui privilégie l‘ellipse et la concentration sur le détail signifiant.

Comme le résume excellemment le Corpus (Volume III, p 566) :

« On peut dire que la peinture de Paris pousse à l’extrême le sens du détail caractéristique de Rembrandt, d’une manière typique de Bol, et reste en même temps dans le vague quant à l’inscription des figures ».


sb-line

1643 ca ferdinand bol etude pour gravure British MuseumLa Sainte Famille
Ferdinand Bol, 1643, étude pour une gravure, British Museum

On a depuis longtemps noté les similitudes de composition avec la Sainte Famille avec Anne de 1640 (un des grands arguments en faveur de son attribution à Ferdinand Bol) :

  • le même poteau central, avec ses quatre chevilles, la calebasse et le panier, divise la pièce en deux ;
  • la partie nature morte, avec le lit au fond, héberge maintenant le berceau vide et le bakermat posé verticalement, plus une gourde métallique posée sur une haute caisse ;
  • la cheminée (avec la même grappe d’oignons) et le chat cette fois vu de dos servent de repoussoir à la partie animée ;
  • le livre de Sainte Anne est maintenant posé sur le rebord de fenêtre et le geste tendre d’arranger la couverture est repris par Joseph.

L’idée principale est celle d’un retour à la gravure de 1632 : en escamotant Anne, la figure de la vieillesse et de la sagesse revient à Joseph, qui retrouve son bonnet d’intérieur et perd tous ses attributs de menuisier.


1642 Rembrandt_van_Rijn,_Saint_Jerome_in_a_Dark_Chamber British Museum reduitSaint Jérôme dans une chambre sombre
Rembrandt, 1642
1643 ca ferdinand bol gravure British Museum reduitLa Sainte Famille
Ferdinand Bol, 1643, British Museum

Par son contraste lumineux, la gravure de Bol s’inspire de cette gravure radicale de Rembrandt réalisée dans l’intervalle : saint Jérôme, son chapeau de cardinal, sa tête de mort et son lion, sont presque totalement noyés dans l’ombre, d’où émerge seulement le crucifix.


1643 ca ferdinand bol gravure British Museum detail signatureLa Sainte Famille (détail), Ferdinand Bol, 1643, British Museum

L’attribution est certaine, puisque Bol a apposé son nom et la date (très difficile à lire, tout le monde ne s’accorde pas) au centre de l’ovale du vitrail. Cette signature, placée en pleine lumière et pourtant presque imperceptible, traduit moins la modestie qu’une sorte de goût pour le paradoxe et l’énigme.


1645 ca Rembrandt Holy Family British MuseumSainte Famille avec Sainte Anne, Rembrandt, vers 1645, British Museum

Ce dessin est la seule Sainte Famille de Rembrandt comportant le personnage d’Anne, et la seule ayant pour source lumineuse une fenêtre : tout se passe comme si le Maître avait laissé à l’élève le soin de développer le thème de la Sainte Famille dans une chambre obscure. A remarquer le détail du passant regardant à travers le vitrail, que nous retrouverons plus loin.


sb-line

1645 Rembrandt Sainte Famille avec des anges-St Petersbourg reduitSainte Famille avec des anges
Rembrandt, 1645, Ermitage, Saint Petersbourg

Rembrandt se réserve une nouvelle idée, celle de la rencontre de deux lumières :

  • l’une céleste, qui émane des anges et descend vers le livre ;
  • l’autre terrestre, qui monte depuis le feu.


1645 Rembrandt Sainte Famille avec des anges-St Petersbourg detail
Ce feu n’est pas infernal, mais bienfaisant : Marie a retroussé sa robe pour profiter de sa chaleur, en complément de la chaufferette. C’est un feu humble, qui s’alimente des rebuts de l’atelier.



1645 Rembrandt Sainte Famille avec des anges-St Petersbourg detail marie
Le thème de la chaleur se retrouve dans une première couverture fourrée posée sur le bébé. Après Anne et Joseph, c’est maintenant Marie qui se charge du geste tendre d’arranger une seconde couverture : posée sur le capot du berceau, elle protège le bébé des courants d’air : probablement sa mère la relève-t-elle, comme Sainte Anne, pour voir si le bébé dort.



1645 Rembrandt Sainte Famille avec des anges-St Petersbourg detail livre
Mais une autre interprétation nous est suggérée par les ombres fortes du bras de Marie sur sa robe et de sa tête sur le livre : ne faut-il pas comprendre au contraire qu’elle pose la seconde couverture pour protéger le bébé de la lumière céleste trop intense ? Nous serions alors dans la même idée de prémonition de la Passion – encore un instant Monsieur le bourreau. – mais exprimée de manière plus discrète que dans la Sainte Famille de 1634.

L’ombre de la tête sur le livre symbolise cette tentative, vouée à l’échec, d’interrompre le cours de l’Ecriture.



1645 Rembrandt Sainte Famille avec des anges-St Petersbourg detail ombres outils
Un autre détail vient confirmer cette lecture : beaucoup ont remarqué le clou isolé qui évoque la Crucifixion. Mais personne n’a prêté attention à la direction de son ombre, et de celle des outils.



1645 Rembrandt Sainte Famille avec des anges-St Petersbourg schema
A la lumière céleste (en blanc) et au rayonnement bienfaisant du feu (en orange) se mêle une troisième lumière dont la source est en hors champ (en rouge).


Rembrandt 1651 The blindness of Tobit MET reduit detail

La cécité de Tobie (détail), Rembrandt, 1651, MET

Il s’agit sans doute d’une lampe à huile qui permet à Joseph de travailler la nuit : mais sa position, dans les profondeurs de l’âtre, lui donne ici une dimension diabolique : le destin cruel est en attente et le menuisier, sans s’en rendre compte, affûte déjà le pied de la Croix.


sb-line

1646 Rembrandt ou studio,_The_Holy_Family_with_a_Curtain,_1646,_Museum_Schloss_Wilhelmshohe_KasselRembrandt ou atelier, 1646, Museum Schloss Wilhelmshöhe, Kassel (Corpus Volume V, V6 p 389)

Une fois repéré ce thème de la Prémonition, il devient évident ailleurs : il explique ici le regard triste de Marie en direction du petit feu, et du chat qui lorgne la bouillie.



Nicolaes Maes, (attrib), The Holy Family (after Rembrandt), c.1646-50 Ashmolean Museum, OxfordLa Sainte Famille avec un cadre et un rideau (copie)
Nicolaes Maes (attrib), vers 1646-50, Ashmolean Museum, Oxford

Cette copie fait mieux comprendre le décor : le grand plancher en bois, portant des gerbes et bâti à l’intérieur d’une structure plus noble, s’inscrit dans la tradition médiévale de la crèche de Bethléem construite à l’intérieur des ruines du palais de David (voir 5 Apologie de la traduction ). Mais le poteau central, placé juste à l’aplomb du feu, sert évidemment de prémonition de la Crucifixion.

Une autre « astuce » est ici le trompe l’oeil, qui fait déborder la scène centrale sur ses marges :

  • à droite, le rideau fait écho aux courtines du lit ;
  • en haut et en bas, les moulures ouvragées magnifient la crèche de bois.


sb-line

1654 The Holy Family with a cat. The Virgin and the child with the cat and snake METLa Sainte famille au chat et au serpent, Rembrandt, 1654, MET

Après la floraison du thème autour de 1645, Rembrandt y reviendra une dernière fois dans cette gravure, dont la composition rappelle beaucoup celle du tableau de Kassel. Tandis que le chat dort, Joseph a pris sa place à l’extérieur, lorgnant comiquement à travers le vitrail non sur l’enfant, mais sur sa pitance posée sur le rebord. Deux allusions très appuyées, l’ovale formant auréole et le petit serpent écrasé par le pied de Marie, témoignent d’un certain épuisement symbolique.


sb-line

Considérées chronologiquement, les oeuvres que nous venons de voir témoignent d’une intense recherche, avec un vocabulaire graphique restreint : ainsi le même geste d’arranger la couverture a trois significations différentes. Elles montrent également comment Rembrandt modernise le « symbolisme déguisé » en le repoussant dans un niveau de lecture facultatif pour la compréhension du sujet, mais qui en relève le goût, tel un arôme du passé destiné aux seuls connaisseurs.

Zoom sur quelques objet

La carte de géographie et la poulie

1637-Rembrandt_-_Parable_of_the_Laborers_in_the_Vineyard ermitageParabole des ouvriers envoyés à la vigne (Matthieu 20,1)
Atelier de Rembrandt, 1637, Ermitage

Le Corpus considère cette version comme la copie à l’identique, mais en format réduit, d’un tableau perdu de Rembrandt : le soir venu, le Maître de la vigne paye le denier convenu à tous ses ouvriers, qu’ils soient de la première ou de la onzième oeuvre.


Ce qui nous intéresse, du point de vue de la Sainte Famille de nuit, est l’environnement de la fenêtre :

  • la cage à oiseau suspendue, qui a pu inspirer la poulie ;
  • la carte de géographie, juste derrière le Maître de la vigne.

Il est clair que ces deux détails ne sont pas là par hasard :

  • la cage forme une sorte de dais suspendu au ciel, qui souligne la Majesté du maître : « Ne m’est-il pas permis de faire en mes affaires ce que je veux ? » ;
  • la carte est, bien sûr, celle de son domaine.


sb-line

Les deux récipients métalliques

Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijksmuseum, Amsterdam gourde
Deux  récipients métalliques figurent dans la partie droite, l’un posé à contrejour sur la table juste derrière les chaussures, l’autre rangé en pleine lumière sur l’étagère du bas.


Eleve de Rembrandt Dou ca schilder_in_atelier Boston Museum of Fine Arts reduitLe peintre dans l’atelier
Elève de Rembrandt (Dou ?), Museum of Fine Arts, Boston
1660 Le Reniement de saint Pierre Rembrandt RijksmuseumLe Reniement de saint Pierre Rembrandt, 1660, Rijksmuseum

Le récipient sur la table est une gourde métallique qui apparaît dans plusieurs tableaux de Rembrandt ou de l’atelier, souvent associé à la soldatesque.


1640 Atelier de Rembrandt ca Loth et ses filles Catharijneconvent UtrechtLoth et ses filles, Atelier de Rembrandt, vers 1640, Catharijneconvent Utrecht

En tant que gourde, elle est aussi connotée avec le voyage. On la le retrouve ici posée par terre à côté d’une sacoche à bandoulière et du bâton qui permet de la transporter sur l’épaule. Fermée et placée dans le dos de Loth, elle représente l’eau qu’il aurait pu boire durant sa fuite, au lieu de préférer le vin que lui offrent ses filles pour l’enivrer et abuser de lui.


1635 dou an-old-man-lighting-his-pipe-in-a-study coll privVieil homme allumant sa pipe dans son étude, Dou, 1635, collection privée

Dou la pose à côté d’une malle désormais inutile, pour évoquer les voyages passés du vieillard : il ne lui reste maintenant que les plaisirs sédentaires de la vieillesse : livres, musique, tabac, feu dans la cheminée et boisson, évoquée par le verre renversé à côté du pichet.


Gerard_Dou_-_Girl_at_a_Window, Gerard_Dou 1655 ca Clark Art InstituteFille à la fenêtre
Gérard Dou, vers 1655, Clark Art Institute
1660 Heem_Breakfast Manner of Pieter Claesz National Museum in Warsaw detruit en 1939-40Déjeuner au jambon, 1660, Manière de Pieter Claesz, National Museum, Varsovie (détruit en 1939-40)

Ce type de pichet, dit « à la Jan Steen », est assez fréquent dans les tableaux de boisson : il possède alors un bouchon de type clapet, permettant d’éviter que le vin ne s’évente.


The merry family, Jan Steen, 1668, RikjsmuseumLa joyeuse famille (détail), Jan Steen, 1668, Rikjsmuseum

Dans cette scène qui illustre le dicton « quand les parents boivent, les enfants trinquent », on voit bien le clapet ouvert, tandis que la grande soeur initie son petit frère à la boisson.

Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijskmuseum, Amsterdam pichet

Seule est étrange la présence du pichet à vin dans le placard  :  pourquoi Joseph l’y a-t-il laissé en allant tirer son vin au tonneau ? Nous reviendrons plus loin sur ce point.


sb-line

La place du sac (SCOOP !)

Philosopher in Meditation engraved after Rembrandt by Devilliers l'aine 1814Gravure par Devilliers l’aîné, 1814 rembrandt-mirror-smallCopie anonyme, d’après Le philosophe en méditation, Rembrandt, 1632, Louvre

Je n’ajouterai pas mon grain de sel à ce tableau tellement commenté, me contenant de relever trois détails passés généralement sous silence :

  • le panier-soleil habituellement associé à la cécité de Tobie, accroché ici au dessus d’un autre symbole d’occlusion : la porte basse qui forme presque un oculus ;
  • le troisième personnage débout dans l’escalier, aujourd’hui complètement invisible ;
  • le sac qui nous intéresse.

Dans le tableau original (et le gravure), il est suspendu sous l’escalier, à portée de main quand on sort. L’auteur anonyme de la copie a trouvé plus logique de le mettre dans la main de la silhouette qui monte.


1640 Rembrandt (atelier) La Sainte famille avec Ste Anne louvre detailLa Sainte famille avec Ste Anne (détail)
1640, Louvre
ferdinand bol etude pour gravure 1643 British Museum detailLa Sainte Famille (détail)
Ferdinand Bol, 1643, étude pour une gravure, British Museum

Dans les deux Saintes Familles attribuables à Bol, le sac à outils est placé à côté du poteau central, près de la calebasse, autre accessoire indispensable lors des interventions à l’extérieur.


Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijksmuseum, Amsterdam radiography detailLa Sainte Famille de nuit (détail de la radioscopie)
Atelier de Rembrandt, 1642-1648, Rijksmuseum, Amsterdam

Dans l’oeuvre qui nous occupe, il était initialement placé au même endroit, sur le poteau central. Il a ensuite été décalé à sa place logique, sur le poteau près de l’escalier. L’autre repentir important que montre la radiographie est le miroir, peint par dessus la première couche picturale.

Le déplacement du sac est un argument fort en faveur de l’attribution à Bol : il l’aurait d’abord mis machinalement au centre, à proximité des chaussures de Joseph sur la table (comme dans la Sainte famille du Louvre). Il l’aurait ensuite déplacé à un emplacement plus logique, près de l’escalier, avec le grand avantage de mettre en valeur le clou symbolique, en plein centre.


sb-line

L’objet-mystère (SCOOP !)

Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijksmuseum, Amsterdam objet indermine
Selon le Corpus, il s’agirait d’un tampon de fortune qui bouche un carreau cassé. On peut aussi y voir une boule végétale accrochée autour d’un plomb vertical.



Samuel van Hoogstraten Gaukler am Fenster Benediktinerstift St.Paul - St. Paul, LavanttalGaukler am Fenster, Samuel van Hoogstraten, Benediktinerstift St.Paul – St. Paul, Lavanttal

Samuel van Hoogstraten utilisera plusieurs fois le thème du vitrail comme support à un trompe-l’oeil. Une fois découverte à l’arrière-plan la figure du buveur, le jeu consiste à deviner comment tiennent les trois peignes, le polyèdre en carton et la carte à jouer.

Voir la réponse...

  • Le premier peigne est derrière le vitrail, tenu par la barre de fixation verticale.
  • Le second, à demi transparent, est devant le vitrail, tenu (ainsi que la lettre) par la barre de fixation horizontale.
  • Le troisième, vu à travers un carreau ébréché, est plaqué par le bras gauche du farceur.
  • Le polyèdre en carton est coincé à la place d’un carreau manquant.
  • La carte à jouer passe à travers un carreau fêlé.



Le jeune Samuel van Hoogstraten est passé par l’atelier de Rembrandt ente 1640 et 1647, mais ses fameux trompe-l’oeil (voir Lettre d’amour aux Pays-Bas ) sont d’une époque largement postérieure.


Cornelis Norbertus Gysbrechts 1666 coll priv rdkCornelis Norbertus Gysbrechts, 1666, collection privée (photo rdk)

D’autres peintres ont repris le procédé du trompe-l’oeil au vitrail. Gysbrechts superpose même deux treillis, celui des plombs et celui des rubans rouges qui tiennent les objets de l’arrière-plan. On remarquera qu‘aucun des objets du premier plan n’est tenu par les plombs (puisqu’ils sertissent les carreaux) : ils sont tous coincés soit par la barre de fixation horizontale, soit par le bord du cadre.

Dans le cas de notre objet-mystère, l’hypothèse d’un objet suspendu à un plomb ne tient pas.


La Sainte famille la Nuit, Atelier de Rembrandt, vers 1645, british museumLa Sainte famille de nuit, Atelier de Rembrandt, vers 1645, British Museum

Ce dessin ne peut pas être une étude préparatoire pour le tableau, puisque le bougeoir et le miroir y figurent déjà à leur place définitive. C’est donc une copie très précise – une pratique d’atelier dont on possède d’autres exemples dans la période – destinée à conserver le souvenir des oeuvres du maître : preuve que, si la Sainte famille de Nuit, est de la main d’un élève, elle a d’emblée été considérée comme une réalisation mémorable.

Dans la fenêtre, les vitraux n’ont pas été figurés, mais notre objet-mystère est bien présent : preuve d’une part qu’il n’a pas pour fonction de boucher un trou, d’autre part qu’il méritait d’être reproduit, quoique de manière peu distincte.



Carl Gottlieb Guttenberg 1786 la veillee hollandaise British museum detailLa veillée hollandaise (détail)
Carl Gottlieb Guttenberg, 1786, British museum

Le gravure de Guttenberg propose une tête de chat, ou plutôt de chaton vu sa taille : les volets étant fermés, il faut comprendre que le minou à tenté de s’enfuir par le carreau manquant, puis rebroussé chemin vers l’intérieur.


aquatinte welcome collectionLa Sainte famille de nuit, Aquatinte, Welcome collection

J’ai pensé d’abord à une pure invention de Guttenberg, mais cette aquatinte, probablement réalisée après le passage du tableau en Angleterre, propose la même interprétation.


Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijksmuseum, Amsterdam tete chat

Il me semble désormais que l‘idée du chaton est nettement la plus plausible : sans doute le détail était-il plus lisible à l’époque. De plus, l’animal est présent dans toutes les Saintes Familles de la période 1645 : alors, pourquoi pas dans celle-ci ?


sb-line

Synthèse sur les objets de l’atelier (SCOOP !)

A l’issue de ces comparaisons, tous les objets sont désormais identifiés, y compris ceux de la partie droite.


Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijksmuseum, Amsterdam objets2
Sur la table, la gourde et les souliers de Joseph. A côté, l’assiette avec la bouillie de l’enfant, que nous avons rencontrée plusieurs fois, est posée sur une pile de langes, remplaçant le panier à layette que nous avons également rencontré plusieurs fois. A l’extrême-droite, le panier dressé contre le mur rappelle, en réduction, le bakermat de l’étude de Bol : c’est en fait un banneton, panier allongé où on laisse le pain reposer et lever.


Le Repos durant la Fuite en Egypte et ses symboles

Ce thème fréquemment traité par Rembrandt et l’atelier, est un de ceux où se révèle, comme dans la Sainte Famille, un jeu de surenchère entre Rembrandt et Bol.


1630-34 ca Gerard Dou Govert Flinck (paysage) coll priv photo rdkLe Repos durant la Fuite en Egypte
Attribué à Gérard Dou (figures) et Govert Flinck (paysage), vers 1631-34, collection privée, photo RDK (Corpus Vol 1, C6 p 483)

Ce tableau a beaucoup déconcerté les spécialistes : stylistiquement, le paysage semble avoir été peint par un autre peintre que les figures, où le sens extrême du détail caractérise le style de Dou.

Iconographiquement, la composition n’est pas moins étrange :

  • Joseph lit, occupation paisible bien éloignée de l’ambiance dramatique de la Fuite ;
  • l’âne manque, évoqué uniquement par la selle posée sur le branche ;
  • le grand bakermat accroché à côté ne fait pas partie des premiers objets à emporter.


Jacob van Spreeuwen Repos durant la fuite en Egypte Musee des BA BudapestRepos durant la fuite en Egypte, Jacob van Spreeuwen, Musée des Beaux Arts, Budapest

Ce tableau d’un suiveur de Rembrandt présente la même composition triangulaire, avec sous l’arbre une étable de fortune qui justifie l’absence de l’âne. Tout l’accent porte ici sur Joseph, sorte d’ermite devant sa grotte, étudiant un livre difficilement transportable.

Il serait périlleux de prétendre interpréter des tableaux aussi incertains : retenons simplement la grande liberté avec laquelle des artistes pouvaient s’éloigner du traitement purement narratif, éludant ou hypertrophiant des éléments pour des raisons qui nous échappent.


LE REPOS PENDANT LA FUITE EN EGYPTERembrandt, 1644, Petit Palais (Bartsch N°57 ) 1645 image_rembrandt_rembrandt_harmensz_van_rijn_dit_le_repos_pendant_la_fuite_en_egypte_bartsch_58 RijksmuseumRembrandt, 1645, Rijksmuseum (Bartsch N°58)

Le Repos durant la Fuite en Egypte

Dans la première gravure, dont nous avons déjà commenté la très symbolique lanterne, Rembrandt a rajouté l’âne en dernier (troisième état). A gauche sont mis en lumière les trois accessoires de voyage : selle, gourde métallique et panier à layette. Marie se tient la tête dans le geste de la mélancolie, tandis que Joseph en bonnet regarde dans le vide, tenant dans sa main droite un petit objet mal défini, sur lequel les commentateurs ne sont guère diserts.

La solution nous est donnée par la seconde gravure, restée inachevée : il s’agit d’un canif avec lequel Joseph pèle une pomme. On retrouve chez Marie le geste omniprésent dans les Saintes Familles : relever la couverture pour montrer le visage de l’enfant.

On voit que Rembrandt lui-même ne reculait pas devant un certain hermétisme : l’âne rajouté comme à regret, et le canif indécidable.


1644 ferdinand_bol_rest_flight_egypt Gemaldegalerie Alte Meister, DresdenFerdinand Bol, 1644, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresden Bol repos pendant la fuite en egypte San Diego museum of arts Benesch 359aFerdinand Bol (copie), vers 1644, San Diego Museum of arts ( Benesch 359a [5] )

Le Repos durant la Fuite en Egypte

Il se prouve que Bol s’est inspiré de la gravure de 1644 pour deux compositions, l’une hermétique et l’autre explicite.


LE REPOS PENDANT LA FUITE EN EGYPTE 1644 ferdinand_bol_rest_flight_egypt Gemaldegalerie Alte Meister, Dresden detail

Dans la version hermétique, Bol reprend magistralement le geste mélancolique de Marie, le regard dans le vide de Joseph, et le canif pendant, au service d’une impression de désespoir et de menace. Il faut vraiment bien chercher pour remarquer, derrière la gourde, la miche de pain qui justifie le canif. Détail tellement discret que les copistes du tableau soit l’omettent, soit l’interprètent de travers (rabot).


Conclusion provisoire

La série des Saintes Familles nous a montré Rembrandt et Bol se passant le relai dans une surenchère sur l’obscurcissement qui confine à l’invisibilité, avec comme point culminant le Saint Jérôme de 1642. Dans ce contexte, la Sainte Famille de Nuit constitue, avec ses volets fermés, une forme de terminus théorique, où la lumière de la fenêtre elle-même s’abolit.
.

La série des Repos durant la Fuite en Egypte nous a montré une autre forme de surenchère entre le maître et l’élève, cette fois sur l’hermétisme. L’existence de couples de versions, l’une explicite et l’autre plus secrète, montre que la clientèle de l’atelier comprenait des amateurs d’ellipse et de devinettes.


Un patchwork thématique

Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijskmuseum, Amsterdam schema themes
D’un point de vue comparatif, on constate que l’image constitue un patchwork de trois thèmes fréquents dans l’atelier :

  • dans le premier secteur (le bougeoir mis à part), on retrouve les éléments habituels de l’histoire de Tobie, qui pourrait être l’homme au tonneau, tandis que le rouet pourrait être non pas celui de Sainte Anne, mais de sa femme Anna ; manque un élément essentiel : le feu ;
  • le secteur central héberge une Sainte Famille, moins Joseph et ses outils ; et plus la carte géographique, objet peu usité par l’atelier, apparaît seulement dans la parabole du Maître de la Vigne, comme emblème de son pouvoir ;
  • enfin, dans le troisième secteur, les objets sur la table sont ceux d’une Fuite en Egypte.

Cette lecture thématique n’explique pas tout, puisque toute la zone autour de la fenêtre lui échappe totalement.


Partie vive et partie morte

Une autre lecture consiste à remarquer que, comme dans les Saintes Familles attribuables à Bol, l’image se compose de deux moitiés très différentiées : une scène de genre et une nature morte.



Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijskmuseum, Amsterdam schema 1
Avec cette lecture, des couple se forment entre les deux parties du tableau :

  • deux récipients à anse : le sac et le banneton (en orange) ;
  • deux vêtements de Joseph : le manteau et les souliers (en rouge) ;
  • des sources de lumière opposées : un bougeoir vide et une cheminée éteinte, face à une bougie invisible (en blanc) ;
  • trois récipients évoquant la boisson : tonneau, gourde et pichet (en violet).

Le fait que le pichet soit resté côté placard, bien que Joseph tire du vin au tonneau, invite à considérer qu’au moins certains de ces objets jouent un rôle symbolique.


Une Sainte Famille chosifiée (SCOOP !)

Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijskmuseum, Amsterdam objets3
Si l’on regroupe les deux ustensiles de voyage et les deux ustensiles de puériculture, on ne peut s’empêcher de voir, dans la nature morte de la table, une évocation de Joseph et Marie. Les trois objets du mur, à connotation évidemment eucharistique, évoquent quant à eux le troisième membre de cette Sainte Famille chosifiée.


La Sainte Famille de Nuit : une interprétation

Nous voici parvenus au bout des déductions « raisonnables », qui suffisent à montrer le caractère ambitieux et quasi-expérimental de la composition.

Je propose ici une interprétation, non garantie, des points qui sont restés dans l’ombre.

La question de la maladresse (SCOOP !)

Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijskmuseum, Amsterdam perpective
Les lignes blanches montrent l’emplacement de la bougie cachée : un des arguments avancés par le Corpus pour refuser l’attribution à Rembrandt est le caractère manifestement démesuré, bien que la direction soit correcte, de l’ombre de la tête sur la carte.

Les deux lignes roses montrent des ombres fausses :

  • il ne devrait pas y en avoir à droite du panier (rappelons-nous cependant que celui-ci a été rajouté après coup) ;
  • l’ombre dans la moitié droite de la fenêtre devrait être nettement plus large, l’obscurcissant presque en totalité.

Les lignes jaunes et bleu montrent une construction perspective surprenante : les deux moitiés de la gravure ont des points de fuite différents (lignes bleues et jaunes), la ligne rouge étant erronée.


1637-Rembrandt atelier_-_Parable_of_the_Laborers_in_the_Vineyard ermitage schemaParabole des ouvriers envoyés à la vigne, Atelier de Rembrandt, 1637, Ermitage

D’autres oeuvres montrent la même liberté par rapport à la perspective centrale : ici, le schéma à deux points de fuite n’est pas une erreur de copie, il était très probablement présent dans l’original de Rembrandt.


1640 Rembrandt (atelier) La Sainte famille avec Ste Anne louvre schemaLa Sainte Famille avec Sainte Anne
Atelier de Rembrandt (Bol ?), 1640, Louvre

Une oeuvre majeure, la Sainte Famille du Louvre, présente même trois points de fuite, un pour le plancher et un pour chaque mur, plus la même erreur sur une poutre.

On est donc fondé à conclure que ces « maladresses », l’hypertrophie de certaines ombres et les points fuite différents, sont plutôt des procédés expressifs parfaitement maîtrisés.



Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijskmuseum, Amsterdam perpective fin
Le point de fuite de gauche régit la zone « Tobie », que nous pouvons maintenant baptiser la zone « Ancien Testament ». La bougie avec son réflecteur, qui n’apparaît dans aucune autre oeuvre de l’atelier, est au premier degré une maladresse, puisqu’elle n’est clairement pas au centre de la cheminée. Elle joue donc un rôle symbolique :

le réflecteur sans bougie est une assez bonne métaphore de l’Ancien Testament, qui se contente de refléter la lumière de la bougie masquée.

Le point de fuite de droite régit la zone « Sainte Famille », éclairée par la lumière du Nouveau Testament.


sb-line

Le problème des volets clos

Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijksmuseum, Amsterdam clair detail fenetre
On ne peut que redire le caractère radical, par rapport à toutes les traditions graphiques de l’atelier, de cette fenêtre par où ne rentre aucune lumière.

De plus la construction révèle une « maladresse » que n’a pas manqué de relever le Corpus : les charnières inclinées rendent impossible, malgré la poulie, le relevage du volet. Or cette « maladresse » est impossible à corriger, puisqu’elle est inhérente à la forme en arcade.


L'atelier du tailleur, par Quiringh van Brekelenkam, 1661 RijksmuseumL’atelier du tailleur, Quiringh van Brekelenkam, 1661 Rijksmuseum

Le volet supérieur n’est possible que si la partie supérieure de la fenêtre est  quadrangulaire, comme dans cette échoppe de tailleur.


Philosopher in Meditation engraved after Rembrandt by Devilliers l'aine 1814 detailGravure par Devilliers l’aîné, 1814 (détail)
D’après Le philosophe en méditation, Rembrand, 1632, Louvre

Ce type de fenêtre, à partie supérieure cintrée, est celui du « philosophe en méditation » : le vitrail fixe est placé côté extérieur, ce qui permet de poser un récipient sur le meneau. La forme en tau, à l’aplomb du livre, prend forcément une signification christique.

D’un point de vue prosaïque, les vitraux ouvrants sont placés coté intérieur : on ne peut donc rajouter des volets que du côté extérieur : ceux qu’on voit, fermés, à travers les vitraux de la Sainte famille de nuit.

En revanche, fermer la partie supérieure est impossible : un volet extérieur ne pourrait être manoeuvré, et un volet intérieur se heurte à la forme en arc.

Le volet supérieur, dans la Sainte famille de nuit, n’est pas un objet mal dessiné, mais un objet impossible : pourquoi alors, avec l’anneau, la poulie et la corde, avoir attiré l’attention sur lui ?


sb-line

En aparté : le portait gravé de Jan Six

Portrait de Jan Six Rembrandt 1647 MET reduitPortrait de Jan Six, Rembrandt, 1647, MET (cinquième état)

Ce portrait frappant du  jeune ami et futur mécène de Rembrandt a été tellement célébré que la gravure, devenue très rare, a été reproduite plusieurs fois par la suite. Comme le note Luba Freedman :

« Le portrait gravé de Jan Six a impressionné ses contemporains, et c’est précisément cette image d’un visage juvénile nageant dans les rayons de la lumière du jour, qui les a marqués. » ([6], p 100)


Un décor théâtral

En 1647, Jan Six était travaillait sur sa tragédie Médée , dont Rembrandt réalisera le frontispice l’année suivante. La gloire promise au jeune homme est celle du théâtre, auquel font allusion plusieurs détails relevés par Luba Freedman :

  • la plateforme, évoquant une scène,  sur laquelle se tient le jeune auteur ;
  • l’insistance sur le grand rideau (en vert) ;
  • la dague suspendue dans la pénombre en haut à gauche : l’attribut de la Muse de la Tragédie chez Ripa (traduit en néerlandais en 1644).



Portrait de Jan Six Rembrandt 1647 MET schema
On peut rajouter d’autres éléments que Luba Freedman n’a pas relevés :

  • le chapeau et le bâton, accrochés trop haut pour être ceux de Jan Six, sont probablement eux-aussi des accessoires de théâtre ;
  • ils sont posés sur un grand pan de tissu (en rouge) qui ne fait pas partie de l’ameublement et n’est pas non plus le manteau de Six, posé sur la fenêtre (en rose) ; trop grand pour être une cape, c’est probablement lui qui  évoque le rideau du théâtre ;
  • le rideau du tableau (en vert) fait système avec celui de la fenêtre, transformant l’amateur d’art en personnage d’une oeuvre d’art.


Le mécanisme de relevage (SCOOP !)

Portrait de Jan Six Rembrandt 1647 MET detail
Il faut attendre les années 2000 [7] pour qu’un commentateur remarque l’objet au coin de la fenêtre, « une cheville pour maintenir la fenêtre en position haute ». Plus précisément, il s’agit d’une manivelle assujettie à la partie mobile d’une fenêtre à guillotine, s’engrenant dans une crémaillère encastrée dans le cadre.

Bien sûr, il est possible que le fortuné Jan Six ait bénéficié d’un tel dispositif dans sa maison d’Amsterdam. Mais sa présence à cet emplacement stratégique, entre la dague de la Tragédie et le visage du tragédien, va nécessairement au delà de la fierté de posséder un accessoire d’ameublement.

Cette manivelle s’inscrit parmi les allusions au théâtre, en évoquant les mécanismes qui permettent de relever les décors.


Jan Six et la Sainte Famille la Nuit

En 1645, Jan Six est âgé de 27 ans. Il a fini ses études, effectué son Grand Tour en Italie, et il vient d’hériter de la fortune de sa mère. On ne sait rien des débuts de sa relation amicale avec Rembrandt [8] : la gravure « Le pont de Six » date de 1646, et le portrait de 1647, avec ses allusions complexes, témoigne d’une complicité déjà bien engagée entre l’artiste confirmé et le jeune homme prometteur.

Par ailleurs, au verso de la Sainte Famille la Nuit, l’inscription Margrita Six suggère, selon le Corpus, qu’il a appartenu, à un moment ou à l’autre, au père de Margherita, Jan Six.

Le pas supplémentaire, totalement hypothétique, consiste à proposer que les singularités de la Sainte Famille la Nuit s’expliquent par le fait qu’il s’agit d’une commande personnelle de Jan Six à Rembrandt, ou du moins à un de ses élèves les plus doués (Bol). On ne peut que relever les similitudes de conception entre la gravure et le tableau :

  • rôle central de la fenêtre, dans la gloire de l’ouverture ou le mystère de la clôture ;
  • insistance sur le mécanisme de relevage ;
  • un « tableau dans le tableau » indéchiffrable (le tableau masqué par le rideau, la carte masquée par l’ombre) ;
  • mise en scène d’un second niveau de lecture, par un symbolisme discret et personnalisé.


sb-line

Une lecture d’ensemble

1640-41 Rembrandt attr Supper at Emmaus Fitzwilliam Museum, CambridgeSouper à Emmaüs
Rembrandt (attribution), 1640-41, Fitzwilliam Museum, Cambridge

Ce dessin est le seul de l’atelier où figure une fenêtre close : en bas, il n’y a pas de vitrail et les volets sont extérieurs, comme le montre le pot posé sur le rebord. L’idée est que la fenêtre fermée, par sa forme en croix, fait écho à l’explosion de lumière : tout à fait originale dans l’épisode d’Emmaüs, elle représente la disparition explosive du Christ après sa rencontre avec les pèlerins :

« mais il disparut de devant eux » Luc 24,31.

Autrement dit une seconde Résurrection face à la seconde Crucifixion qu’évoque la forme de la fenêtre.


Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijskmuseum, Amsterdam schema 2
D’un point de vue purement formel, la fenêtre s’inscrit dans le mécanisme d’écho, déjà relevé, entre la moitié « animée » et la moitié « morte » : la poulie avec sa corde rappelle le rouet et la corde d’Anne, tandis que la forme « en berceau » du volet rappelle celle des patins. La fenêtre, dans son ensemble, est formellement une sorte de « berceau inversé ». Je pense qu’elle l’est aussi, symboliquement, en évoquant l’autre bout de la vie : le tombeau.

Mon interprétation consiste à regrouper toutes les « maladresses » de la composition, en considérant qu’elles constituent au contraire autant d’indices permettant d’accéder au second niveau de lecture. Le voici, tel que je le comprends, résumé dans ce dernier schéma :



Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijskmuseum, Amsterdam schema 3

Entre A et E, l’arc de cercle, qui épouse la forme du berceau inversé, résume la trajectoire de Jésus, entre sa naissance et sa résurrection.

En A, l’ombre du rouet s’inscrit à la limite entre la zone « Ancien Testament », avec son escalier à sept marches et l’ombre anonyme tirant du vin, et la zone « Nouveau Testament » : au dessus de la tête de l’enfant, elle fait voir la couronne d’épines qui lui est promise, et qui s’engrène, mécaniquement, sur les sept jours de la Genèse et de la Faute.

En B, l’ombre surnaturelle sur la carte évoque l’éclipse sur Jérusalem, au moment de la mort du Christ (dans les cartes géographiques du siècle d’or hollandais , l’Est est en bas).

En C, le clou résiduel évoque la Descente de croix.

En D, la fenêtre close représente le tombeau du Christ :

  • côté terre, hermétiquement refermé, comme le montre le détail du chaton faisant demi-tour,
  • côté ciel, instrinsèquement impossible à ouvrir.

Pourtant, la résurrection s’est produite, laissant cette lumière dont la source est masquée ; les chaussures vides, comme souvent, signalent le seuil d’une zone sacrée.

En E, le placard-tabernacle expose ce que le Christ a laissé après son passage du Terre : l’Eucharistie, qui contrebalance la faute originelle.

On pourrait qualifier le huis-clos de la Sainte Famille de nuit comme une prémonition généralisée de la Passion, jointe à une tentative inouïe de montrer le Tombeau du Christ depuis l’intérieur.



Références :
[1] Pour un résumé de l’histoire : https://arthistoriesroom.wordpress.com/2013/12/23/the-holy-family-by-night/
Pour l’analyse du tableau dans le corpus des oeuvres de Rembrandt :
Volume 5, Oeuvre V5, p 379
https://rembrandtdatabase.org/literature/corpus
Notice du Rijksmuseum : https://www.rijksmuseum.nl/en/collection/SK-A-4119
Histoire de sa réception : Taco Dibbits « Ooit Rembrandts ‘vermaarde schilderij’: de receptiegeschiedenis van « Heilige Familie bij avond » Bulletin van het Rijksmuseum Jaarg. 54, Nr. 2 (2006), pp. 100-121 (22 pages) https://www.jstor.org/stable/40383648
[2] Sur les accessoires liés à la maternité au XVIIèeme siècle hollandais, voir le site très documenté de l’historien d’art Kees Kaldenbach : https://kalden.home.xs4all.nl/vermeer-info/house/h-a-zwangerschapENG.htm .
Sur le panier de maternité en particulier : https://kalden.home.xs4all.nl/vermeer-info/house/hz-bakermat-eng.htm
[3] Chromance, Sermo XI, 4 voir Madeleine Scopello « Femme, Gnose et Manichéisme: De l’espace mythique au territoire du réel » p 8 https://books.google.fr/books?id=5_gFEAAAQBAJ&pg=PA8
[3a] https://en.wikipedia.org/wiki/Sternberg_Madonna
[4] Corpus volume III, C 87 p 565
[5] https://rembrandtcatalogue.net/
[6] Luba Freedman « Rembrandt’s « Portrait of Jan Six » » Artibus et Historiae Vol. 6, No. 12 (1985), pp. 89-105 https://www.jstor.org/stable/1483238
[7] Erik Hinterding, ‎Ger Luijten, ‎Martin Royalton-Kisch « Rembrandt the Printmaker », 2000 page 240
[8] Geert Mak, « The Many Lives of Jan Six: A Portrait of an Amsterdam Dynasty » p 71 et ss https://books.google.fr/books?id=-O09DwAAQBAJ&pg=PT71

Les Vertus dans la bordure

16 juin 2022
Comments (0)

Cette Initiale I de la Génèse pose de nombreuses questions iconographiques, au premier rang desquelles le rapport entre les médaillons de la bordure et les scènes principales. En me limitant aux aspects compositionnels, je prolonge ici les travaux de G.Mariéthioz [1], qui a étudié en détail la miniature et en a proposé la première interprétation globale.


1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1vInitiale I Homélies sur la Génèse, BM St OMER Ms. 0034 fol 1v

Cette initiale comporte de haut en bas, dans l’ordre chronologique, cinq scènes de la Génèse, réparties en trois actes :

  • Acte 1 : la Création ;
  • Acte 2 : Abel et Caïn :
    • en sacrifice, Abel offre « des premiers-nés de son petit bétail avec leur graisse » et Caïn des « fruits de la terre » ; Dieu accepte la viande mais dédaigne les légumes ;
    • en représailles, Caïn tue Abel.
  • Acte 3 : Abraham :
    • Abraham rencontre trois anges de Dieu près du chêne de Mambré ;
    • Abraham, sur l’ordre de Dieu, se prépare à sacrifier son fils Isaac, mais un ange arrête son bras , car il a prouvé sa Foi inébranlable : un bélier sera sacrifié à la place.


Deux particularités inhabituelles

A première vue, on ne voit pas trop ce qui justifie le choix de ces deux histoires.

Pour rajouter à la perplexité, les médaillons de la bordure, neuf féminines et une masculine, sont loin d’être immédiatement identifiables.

Il va falloir chercher assez loin pour tenter de débrouiller ces questions.



Les antécedents possibles :

Les Vertus dans la bordure

Une composition aussi aboutie n’est pas sortie de rien : voyons d’abord quels sont les antécédents possibles pour les Vertus de la bordure, qui sont assez rares [2].

Dans l’art carolingien

Ce sont toujours les quatre Vertus cardinales (PRUDENTIA, JUSTITIA FORTITUDO TEMPERENTIA).

Lorsqu’elles ne se trouvent pas dans l’image centrale, leur place est dans les écoinçons :

845-851 Bible_de_Vivien BNF Ms Lat 1 fol 215v gallica845-851, Bible de Vivien, BNF Ms Lat 1 fol 215v, gallica

Dans la grande mandorle centrale, le Roi David joue de la lyre, accompagné par les sept Arts libéraux. Les Vertus qui les glorifient sont des demi-figures féminines identiques, portant la palme.


845-850 Sacramentaire de Marmoutier BM Autun MS 19bis fol 173v IRHT845-850, Sacramentaire de Marmoutier, BM Autun MS 19bis fol 173v, IRHT

Dans le grand cercle central, l’abbé Rainaud bénit la foule. Les Vertus se trouvent à l’extérieur, ici en pied et portant leurs attributs :

  • la Prudence avec son Livre,
  • la Force avec sa lance ;
  • la Tempérance entre deux Contraires (versant de l’Eau vers le bas, du Feu vers le haut) ;
  • la Justice avec sa Balance.


Charles le Chauve entoure par les quatre Vertus fin 9eme Evangiles de Cambrai BM 0327 (0309) fol 16v IRHT

La Sagesse entouré par les quatre Vertus, fin 9ème, Evangiles de Cambrai BM 0327 (0309) fol 16v, IRHT

Ces attributs sont figés assez tôt : on les retrouve à l’identique autour d’une figure centrale, ici la Sagesse.


Dans l’art ottonien

Les Vertus se déplacent aux sommets d’un losange. elles se limitent à des figures en médaillon, sans attribut.


codex-aureus-de-saint-emmeram 870 ca Munich, Bayerische Staatsbibliothek Clm 14000 fol 1Ramwold, indigne abbé, fol 1
Codex aureus de Saint Emmeram, vers 1075, Münich, Bayerische Staatsbibliothek Clm 14000

Cette page a été rajoutée à l’époque ottonienne, lors de la restauration du manuscrit carolingien. Les Vertus, celles que Ramwold revendique comme étant les siennes, sont nommées sur le pourtour des médaillons : SAPIENTIA, IUSTICIA, MISERICORDIA, PRUDENTIA


1046 Konrad_und_seine_Gemahlin_Gisela Bibl Escorial Vitrinas 17, fol 2vL’Empereur Conrad II le Salique et son épouse Gisèle de Souabe devant Dieu, fol 2v 1046 Heinrich_III_und_Agnes_Speyer Bibl Escorial Vitrinas 17, fol 3rL’empereur Henri III et son épouse Agnès devant la cathédrale de Spire, fol 3r

Codex aureus Escorialensis, 1050, Bibliothèque de l’Escorial, Vitrinas 17

Ce bifolium exceptionnel met en regard les défunts parents de l’Empereur, à gauche, et le couple régnant, à droite.

Les Vertus, du côté des Vivants, dans le monde actuel, font pendant aux  Evangélistes, du côté des Défunts, dans le ciel. Chacune est identifiée par un vers inscrit sur le pourtour :

Justice, éminente et haute vertu
Tempérance, milieu de l’Agneau et du Lion
Prudence, qui enseigne la discipline de Dieu
Force, guerrière victorieuse des Vices.

Justitia virtus eximia et alta.
Temperantia inter Agnum et Leonem media.
Prudentia doctrix disciplinae Dei.

Fortitudo contra vitia bellatrix invicta.

Les médaillons des Vertus ponctuent un quatrain dont le troisième vers divise les spécialistes. Voici les deux traductions possibles :

O Reine du Ciel, ne me rejette pas, moi le Roi
Je me confie à toi, portant ces dons bien actuels :

  • (A) (mon) père avec (ma) mère, (ci-) jointe par amour filial ;
  • (B) un père avec une mère, sa (con)jointe pour l’amour de (leur) progéniture

afin que tu sois une aide et une protection en tout temps.

O REGINA POLI / ME REGEM SPERNERE NOLI

ME TIBI COMMENDO / PRAESENTIA DONA FERENDO

PATREM CUM MATRE/ QUIN IUNCTAM PROLIS AMORE

UT SIS ADIUTRIX / ET IN OMNI TEMPORE FAUTRIX


Dans tous ces exemples les Vertus décorent des compositions majestueuses, courtisanes de prestige qui, depuis la bordure, conseillent ou flattent le personnage principal.


Dans l’art roman

1000-07 morgan MS.333 fol 51r Frontispice LucFrontispice de l’évangile de Marc
1000-7, abbaye de saint Bertin, MS Morgan M.333 fol. 28r

L’initiale Q contient la scène de l’Annonciation à Zacharie, En bas à gauche de la lettre, l’abbé Odbert est prosterné, tandis que la queue de la lettre renferme la scène de la Nativité.



1000-07 morgan MS.333 fol 51r Frontispice Luc NB
Les bordures contiennent cinq demi-figures féminines vues de face et symétriques, et une non-symétrique en haut à gauche, la Joie (LETICIA), dont la lyre est déportée sur le côté. Nous sommes au tout début des bordures à médaillons (il s’agirait même du tout premier exemple, voir ZZZ) et on est encore loin d’avoir l’idée d’utiliser la bordure pour raconter une histoire parallèle. Elle est ici purement décorative, comme le montre la pose répétitive des figures, et les deux scènes de chasse (au cerf et au sanglier) des bords haut et bas.

Ce manuscrit témoigne de la familiarité précoce du scriptorium de Saint Bertin avec les bordures complexes, et avec les figures des Vertus. Trois vont même se retrouver quasiment à l’identique dans l’image qui nous occupe : plus d’un siècle plus tard, ses concepteurs ont donc puisé dans le vocabulaire graphique de leurs lointains devanciers.



Les antécedents possibles :

L’initiale I de la Genèse et ses avancées calligraphiques

Dans la plupart des Bibles de l’époque romane, l‘Initiale I de la Genèse est la seule grande image du manuscrit : il importe donc d’y caser le plus de de contenu possible, et les artistes rivalisent de densité, graphique et symbolique.


Le sens de la lecture

1084 Bible of Lobbes, Abbey St. Peter of Lobbes (Flandres) Tournai, Bibliotheque du Seminaire, Ms. 1. fol 6Bible de Lobbes, 1084, Abbaye St. Pierre de Lobbes, Tournai, Bibliothèque du Séminaire, Ms. 1. fol 6

Cette Initiale, la plus ancienne illustrant les six jours de la Genèse (hexameron), est atypique par son sens de lecture. L’oeil doit d’abord percevoir la lettre I dans son ensemble, longer le bord droit pour déchiffrer les lettres NPRINCIPIO, lire les lignes jusqu’à Terram, puis se décaler à gauche à l’intérieur de la lettrine et parcourir les médaillons de bas en haut. Ce dispositif compliqué permet de placer « au ciel de la lettrine » la figure de Dieu après le Sixième jour, concluant son oeuvre par les mots « Croissez et multipliez (crescite et multiplicamini) ».



1084 Bible of Lobbes, Abbey St. Peter of Lobbes (Flandres) Tournai, Bibliotheque du Seminaire, Ms. 1. fol 6 detail
Cette figure triomphale contraste avec celle du pied de la lettrine, la main divine tenant l’inscription « que la lumière soit (Fiat Lux) » : la séparation de la Lumière et des Ténèbres, au Premier Jour, est symbolisée de manière très originale par les neuf têtes d’anges (les neuf hiérarchies angéliques), et la figure du démon qui chute vers « Terram », hors de la lettrine.

Cette lecture ascensionnelle est très rare : toutes les autres initiales I se limitant à l’hexameron le présenteront dans l’ordre naturel de la lecture, de haut en bas.


sb-line

Les Initiales comportant Abel et Caïn

Dans le corpus de 55 manuscrits bibliques constitué par Geneviève Mariéthoz [3], il n’y a que sept initiales I comportant cette scène.

sb-line


1097 Bible de Saint Amand Valenciennes BM 009 (004) fol 5vBible de Saint Amand, 1097, Valenciennes BM 009 (004) fol 5v. 1125-50 Bible d'Anchin Douai BM 2 fol 7Bible d’Anchin, 1125-50, Douai BM 2 fol 7

La Bible de Saint Amand a probablement servi de prototype pour cette formule du Nord de la France.

Au centre de la lettre, l’Ange qui garde la Porte du Paradis sépare :

  • le couple d’Avant la Chute : Adam et Eve ;
  • le couple d’Après : Abel et Caïn voués à la jalousie et au meurtre.

Dans la Bible la plus récente, la position d’Adam et Eve autour de Dieu a été replacée dans l’ordre héraldique : le mari à la place d’honneur. La signification de la scène change légèrement : dans la première image, Dieu présente Eve comme cadeau à Adam : dans la seconde, il les marie. A noter le détail « moderne » de la Terre tripartite apparue sous ses pieds.


sb-line

1148 Bible du Parc BL Add 14788 fol 6v schema 1Bible du Parc, 1148 , BL Add 14788 fol 6v

Il s’agit ici du monogramme IN : la suite du texte est inscrite verticalement à droite, de sorte que les mots C(A)ELU(M) et TERRUM induisent une division horizontale de la page (en jaune).

C’est ce qui explique la liberté prise avec l’ordre chronologique, qui fait que la création des animaux terrestres (2) se trouve en dessous de celle des oiseaux (3). Le médaillon de l’Esprit saint, avec la colombe, se trouve également au Ciel de la page.

En dessous, celui de la Chute, avec le Serpent (4) se trouve au même niveau que celui de la création des animaux terrestres (2), dont le serpent fait partie.

En dessous encore, au plus bas de la page , le médaillon de l’Expulsion du Paradis (5) fait pendant avec la scène violente du meurtre d’Abel par Caïn (7).

Au centre, le texte du Livre, « EGO SUM QUI SUM (Je suis celui qui est) » a été astucieusement calligraphié, pour inviter à lire l’image en trois registres et en deux pages qui se font écho, comme OS/IS et UM/UM.



1148 Bible du Parc BL Add 14788 fol 6v schema 2Le sacrifice d’Abel (6), sur la verticale centrale, vient compléter avec l’Agneau, la Trinité Saint Esprit, Père et Fils (cadre bleu).



1148 Bible du Parc BL Add 14788 fol 6v detail
Ce sont ces considérations globales qui ont guidé le positionnement des deux médaillons, et le choix de l’Offrande du seul Abel. La continuité narrative est néanmoins puissante : le manteau d’Abel, qui enveloppait son Offrande à Dieu, s’ouvre pour offrir son propre corps à son frère. Et celui-ci, roux et rouge, clôt la narration sur un point d’orgue diabolique.


sb-line
1185-1195Bible de Menerius Bibl Ste Genevieve MS 8 fol 7v schema1185-1195, Bible de Ménérius, Bibl Ste Geneviève, MS 8 fol 7

Cette Initiale commence par une lecture verticale des six jours de la Création (flèche bleue) suivi par une lecture en zig-zag des petits médaillons de la bordure, jusqu’aux deux scènes avec Abel et Caïn (flèche verte). On retrouve les lettres NPRINCIPIO collées le long du bord droit . Les personnages aux quatre angles sont les fleuves du Paradis.


sb-line

Les Initiales comportant Isaac

sb-line

1093-97 Bible de Stavelot BL, Add. 28106 fol 61093-97 Bible de Stavelot, BL Add. 28106 fol 6

Le nombre de scènes représentées s’accroîtra surtout à l’époque gothique. A l’époque romane, la Bible de Stavelot (réalisé par Goderannus, le scribe de la Bible de Lobbes) constitue un tour de force précoce en matière de densité iconographique. Tandis que les lettres NPRINCIPIO descendent sur l’axe central, tous les autres médaillons se lisent de bas en haut :

  • les sept médaillons centraux contiennent des scènes de la Vie du Christ, avec la Crucifixion au centre ;
  • les six de gauche, plus les intercalaires, illustrent l’Ancien Testament avec en haut le Christ prêchant ;
  • les six de droites illustrent des paraboles.



1093-97 Bible de Stavelot BL, Add. 28

L’histoire d’Abel et Caïn manque, et le Sacrifice d’Isaac se trouve juste en dessous de la Crucifixion qu’il préfigure.


sb-line

1150–80 Winchester Bible fol 5r CatheBible de Winchester, 1150–80, fol 5r, Cathédrale de Winchester

Plutôt que d’accroître la densité, une autre manière d’élargir la chronologie est de changer d’échelle : cette Initiale sélectionne sept épisodes-clés, très proches de ceux que Saint Augustin a pris pour frontières des Six Ages qu’il distingue dans l’Histoire du Salut (en blanc) [4]. Manque la frontière entre le 4ème et le 5ème âge – la captivité à Babylone, difficile il est vrai à représenter. Et l’épisode de Moïse (en bleu) est en sus.

Son rôle-pivot, au centre, suggère que l’image a pour ambition supplémentaire d’évoquer les deux ères de l’Ancien Testament, Avant la Loi et Sous la loi. Dans cette logique, le Sacrifice d’Isaac est le pendant habituel de la Crucifixion (en jaune). Les deux autres appariements (en vert et en jaune) n’ont pas été remarqués, car ils ne reposent pas sur les typologies habituelles, mais sur des affinités symboliques soutenues par le graphisme :

1150–80 Winchester Bible fol 5r Cathedrale de Winchester A1 1150–80 Winchester Bible fol 5r Cathedrale de Winchester A2
  • tout comme Dieu a extrait Eve du corps d’Adam, Samuel extrait David du peuple juif ;


1150–80 Winchester Bible fol 5r Cathedrale de Winchester B1 1150–80 Winchester Bible fol 5r Cathe
  • tout comme l’arrivée de la colombe dans l’arche annonçait la terre ferme, de même celle de Jésus dans le berceau annonce le Salut de l’humanité.


sb-line

1240-53 Bible of Robert de Bello BL Burney 3 fol 5v
Bible de Robert de Bello, 1240-53, BL Burney 3 fol 5v

Concluons ce panorama de la surcharge croissante des lettrines avec ce I gothique hypertrophié qui, pour caser la suite de l’histoire, fait pousser une branche horizontale, au risque de se transformer en L : ceci permet d’aller jusqu’au sacrifice d’Isaac, en sautant l’histoire d’Abel et Caïn. Le médaillon du septième jour, à l’angle, montre la Trinité qui se repose, raccordant la chronologie verticale, en jours, avec celle plus large de l’Histoire du Salut.


sb-line

Comment rajouter un étage à une lettrine (SCOOP !)

Pour l’initiale I des Homélies , les concepteurs auront le même problème d’élargissement de la chronologie : le texte d’Origène a pour particularité qu’après la Première homélie sur la Création, pas moins de douze (sur un total de seize) sont consacrées à Abraham et Isaac.

sb-line

1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v hautComme le note G.Mariéthoz, le fait que la lettre I soit répétée au début du texte fait que l’image fonctionne moins comme une lettrine que comme un frontispice à l’ensemble de l’ouvrage : il était donc impossible d’y omettre Abraham et Isaac.



1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v schema 1Pour rajouter cet acte III, les concepteurs sont donc partis de la formule de la Bible de Saint Amand, en escamotant la scène « Chute » de l’Acte I (la Création), point sur lequel nous reviendrons. Ils ont conservé intégralement l’Acte II (Abel et Caïn), qui pourtant ne figure pas dans les Homélies, mais a dû être jugé nécessaire pour la continuité chronologique.

L’influence directe de la Bible de Saint Amand sur les Homélies de Saint Omer est prouvée par la persistance des mêmes procédés graphiques, et leur extension à l’Acte III :

  • inversion des places des personnages, entre les deux scènes de chaque Acte (croix bleues) ;
  • inversion des couleurs de fond :
    • côté Saint Amand, du rouge au vert pour les personnages ;
    • côté Saint Omer, du bleu au jaune pour :
      • les grands médaillons des scènes ;
      • les petits médaillons de la bordure (avec une exception notable sur laquelle nous reviendrons).


sb-line

Les antécedents possibles :

les précédents iconographiques

sb-line

Abel et Caïn en deux scènes

Avant la toute fin du 11ème siècle, on n’a pratiquement conservé aucun exemple [5].


Plaque : Sacrifice de Caïn et Abel ; Meurtre d'Abel et malédiction de Caïn.L’offrande, le meurtre et la malédiction de Caïn
1097, ivoire provenant de la cathédrale de Salerne, Louvre

Caïn et Abel sont ici parfaitement jumeaux (mêmes vêtements, même mains voilées, même coiffure) : l’image ne permet pas de savoir qui offre quoi, ni qui tue qui. Caïn est montré une troisième fois sur la droite, maudit par Dieu qui descend en personne du ciel.


Debut 12eme Saint Savin Cain et Abel 1L’offrande Debut 12eme Saint Savin Cain et Abel 2Le meurtre et les reproches de Dieu

Saint Savin sur Gartempe, début 12ème

A l’inverse, dans le même composition en deux compartiments séparés, l’artiste de Saint Savin s’est attaché à différencier les deux frères : Abel est auréolé et respectueux (il tient son agneau dans sa manche), Caïn est grossier et barbu. La violence du meurtre est soulignée par le fond rouge tragique, et par l’envolée du manteau. L’arbre n’a pas de valeur symbolique : il bouche un coin vide, comme dans d’autres scènes du cycle.


sb-line

Moissac abel et cainOffrande de Caïn et meurtre d’Abel, Cloître de Moissac, 1100

La scénographie est ici réglée par la nécessité de répartir les épisodes sur les quatre faces du chapiteau, ainsi que par l’orientation de ces faces au sein du cloître.

Les deux offrandes sont présentés sur deux faces consécutives : l’agneau d’Abel côté galerie, puis la gerbe de Caïn, celle-ci étant reçue directement par le diable : « Garba Caïn(ï) », « Diab(o)l(u)s recipit ea(m) ». Le diable assure astucieusement la jonction avec la scène du meurtre : « Caïn occidit Abel », cachée aux regards côté jardin, suivie sur la dernière face par la scène des reproches de Dieu à Caïn.


sb-line

1150 Onze-Lieve-Vrouwebasiliek MaastrichtVers 1150, choeur de la basilique Notre Dame (Onze-Lieve-Vrouwebasiliek), Maastricht

En tant que préfigures de l’eucharistie, les deux histoires sont présentes au plus près de l’autel, dans des chapiteaux non adjacents du choeur de Notre Dame de Maastricht (ils n’ont pas été déplacés).

  • Il est logique que le chapiteau d’Abel et Caïn (en bleu) soit placé de manière à ce que la scène des offrandes soit placées côté autel, est que le Meurtre d’Abel soit également visible.
  • Pour le chapiteau d’Abraham et d’Isaac (en vert), le même logique eucharistique aurait voulu que ce soit la scène 2 (le repas des anges) qui se trouve côté autel, et non la scène 1.

Quelle qu’en soit la raison, la disposition retenue n’établit aucun parallèle entre les deux histoires. En outre, comme le remarque M.Angheben [5a], la coexistence des deux thèmes dans un choeur n’a pratiquement pas d’autre exemple (mis à par San Vitale de Ravenne), de même que la représentation du sacrifice du bélier.


sb-line
1120-60 Abel et Cain Saint Gilles du GardPortail central, Saint Gilles du Gard, 1120-60

Les deux scènes sont contigües, sur le petit et le grand côté du socle : ainsi en sortant de l’église et en contournant l’arête, on passe d’Abel vivant à Abel cramponné à un arbre, le cou coupé par son frère. De sa bouche s’échappe un son âme, qui est saisie par un ange et couronnée par un autre, tandis que le meurtrier est inspiré par un petit démon, qui chuchote à son oreille.


sb-line

Cathedrale St Castor Nimes fin 12emeFrise fin 12eme, Cathédrale St Castor, Nîmes

Dans cette frise largement postérieure à notre miniature, l’ordre Caïn-Abel est répété dans les deux cases, facilitant la compréhension.


sb-line

1160 ca Liege Psalter VandA museumImage provenant d’un psautier mosan, vers 1160, Victoria and Albert museum 1212-20 Oxford, Morgan MS 43 fol 8rPsautier provenant d’Oxford, 1212-20, Morgan Library MS 43 fol 8r

Les exemples de superposition verticale sont également postérieurs. Toujours par souci de simplifier la narration, l’ordre des personnage est le même dans les deux cases :

  • dans l’image mosane, où la main de Dieu est visible, Abel figure en position d’honneur ;
  • dans l’image anglaise encore plus tardive, c’est Caïn qui passe en premier, en tant qu’aîné.

De ces quelques rares exemples conservés, il ressort que la formule avec cases superposées se trouve en premier dans le Nord de la France, avec la Bible de Saint Amand (1097). C’est également elle qui invente la formule sophistiquée d’inversion des personnages entre les deux cases : on ne a retrouve nulle part ailleurs, sauf à Saint Gilles où elle s’explique par le « coup de théâtre » de l’arête.

sb-line

Le parallèle Abel/Caïn et Abraham/Isaac

sb-line

La confrontation inaugurale : Ravenne

526-47 San_vitale_interno_1-1-1024x663Chapelle absidiale de la basilique San Vitale, 526-47, Ravenne

D’un paroi à l’autre de la chapelle absidale, deux grandes mosaïques se répondent.


526-47-Sacrifice_of_Isaac_mosaic_-_Basilica_San_Vitale_Ravenna

Histoire d’Abraham

Le panneau de gauche regroupe sur un paysage continu deux épisodes distincts de l’histoire d’Abraham :

  • celui du chêne de Mambré :
    • Sarah devant sa « tente » et Abraham offrant un veau ;
    • les trois anges attablés devant trois pains marqués d’une croix ;
  • celui du sacrifice, avec le bélier qui sera finalement immolé à la place d’Isaac.


526-47 Sacrifice_of_Abel_and_Melchisedek_mosaic_-_San_Vitale_-_Ravenna_2016Abel et Melchisédek

Le panneau de droite regroupe deux épisodes antérieurs :

  • Abel devant sa hutte offrant son agneau à Dieu (représenté par la main céleste) ;
  • Melchisédek, prêtre et roi devant sa ville de Salem, offrant du pain et du vin.

Dans Génèse 14-18, Melchisédek les offre à Abraham : mais par un effet d’ellipse à la fois graphique et théologique, l’image nous fait voir qu’il les offre directement à Dieu.


526-47-Sacrifice_of_Isaac_mosaic_-_Basilica_San_Vitale_Ravenna 526-47 Sacrifice_of_Abel_and_Melchisedek_mosaic_-_San_Vitale_-_Ravenna_2016

Considérées dans leur ensemble, les deux mosaïques expliquent que le veau et l’eau d’Abraham, l’Agneau d’Abel, le pain et le vin de Melchisédek, sont trois préfigurations vétero-testamentaires de l’Eucharistie. Ce pourquoi, à Ravenne, la table d’Abraham et l’autel commun d’Abel et Melchisédek surplombaient l’autel réel où elle était célébrée.


650-700 Sacrifices_of_Abel,_Melchisedec_and_Abraham_-_Sant'Apollinare_in_Classe_-_RavennaAbel, Melchisedec, Abraham, 650-700, Sant’Apollinare in Classe, Ravenne

Au siècle suivant, cette composition condensée et graphiquement très efficace, dispose en symétrie, autour d’un seul autel, Melchisédek et ses hosties, entre d’une part Abel et son agneau, d’autre part Abraham et son fils.


sb-line

Les trois personnages du Canon

Stabilisé à l’époque carolingienne, le Canon romain, lu durant l’Eucharistie, fixe dans le marbre l’association entre ces trois personnages :

« Daigne jeter un regard propice et favorable, Seigneur, sur ces (offrandes), et les rendre agréables, comme tu daignas rendre agréable les dons de ton serviteur Abel le juste, le sacrifice de notre patriarche Abraham et ce que t’offrit ton pontife suprême Melchisedech, un sacrifice saint, une victime immaculée. » Canon romain, prière Supra quae »

Caïn bien sûr est passé sous silence, puisque son offrande n’a pas été agréée.


826-55 Sacramentaire de Drogon BNF Latin 9428 fol 15v gallicaSacramentaire de Drogon, 826-55, BNF Latin 9428 fol 15v, gallica

La plus pure représentation de cette « Trinité canonique » est cette initiale T du « Te igitur », qui ne garde que l’essentiel : Abel et son agneau, Melchisédek et ses Espèces, Abraham et son veau.



826-55 Sacramentaire de Drogon BNF Latin 9428 fol 15v gallica detail 1On remarquera que le miniaturiste a pris soin de lui dessiner deux cornes, pour montrer qu’il s’agit bien de l’Hospitalité d’Abraham, et non de la conclusion heureuse, très rarement représentée, où Abraham offre le bélier à la place d’Isaac.



826-55 Sacramentaire de Drogon BNF Latin 9428 fol 15v gallica detail 2A la base de cette croix figurent deux boeufs ou taureaux : manière de signifier qu’entre la main de Dieu et les anciens sacrifices animaux s’interpose désormais l’Eucharistie chrétienne, célébrée par le pontife suprême Melchisédek avec ses deux illustres acolytes, Abel le Juste et Abraham le Patriarche.


La prédominance du Sacrifice d’Isaac

Après la symétrie autour de Melchisédek apparaît une autre composition tripartite qui place cette fois au centre la scène la plus complexe, celle du sacrifice d’Isaac.


980 Sacramentaire, Fulda, Staatsbibliothek zu Berlin, Ms. theol. lat. fol 1vSacramentaire de Fulda, vers 980, Staatsbibliothek zu Berlin, Ms. theol. lat. fol 1v

Cette composition met cette fois en pendant d’une part Abel et son agneau, d’autre part Melchisédek et son calice, autour de la large scène centrale qui développe une symétrie supplémentaire, entre le bélier dans son buisson et Isaac sur son bûcher.


Sakramentar - Staatsbibliothek Bamberg Msc.Lit.1 fol 13r, Fulda debut 11emeSacramentaire de Fulda, 1000-20, Staatsbibliothek Bamberg Msc.Lit.1 fol 13r

Cette variante en hauteur exploite les mêmes symétries, et met en évidence le double rôle de la main de Dieu :

  • agréer les deux offrandes portées par les mains voilées,
  • arrêter le sacrifice exécuté à main nue.


sb-line
Un objet tout indiqué : l’autel portatif

1080 autel portatif , tresor de la cathedrale OsnabruckAutel portatif , 1080, trésor de la cathédrale d’Osnabrück

Au centre de cet autel portatif de la région de Cologne, la Majestas dei du centre est un rajout largement postérieur aux plaques d’ivoire du pourtour. Dans le contexte de la « Trinité canonique », la composition étonne par l’omission de Melchisédek et son remplacement par Caïn [6] : la présence de cette figure négative en bordure d’un espace consacré est si atypique que les premiers érudits [7] ont cru y reconnaître l’Offrande d’Aaron.



1080 autel portatif , tresor de la cathedrale Osnabruck schema

La composition est en fait extrêmement logique : les trois gestes différents de la main divine expriment l’acceptation (en rouge), le refus (en rouge) et le commandement (en orange). A l’offrande acceptée (l’agneau) correspond la victime de substitution (le bélier). A l’offrande refusée (les végétaux) correspond la victime refusée (Isaac).


Autel portatif 11eme darmstadt hessisches landesmuseum Goldschidt Planche 32a
Autel portatif, 11ème siècle, Hessisches Landesmuseum, Darmstadt (Goldschmidt Planche 32a)

Dans cet autre autel portatif, c’est une Adoration des Mages qui a été rajoutée en haut d’une manière incongrue, probablement à la place du Sacrifice de Melchisédek qui faisait pendant avec le Sacrifice d’Isaac, en bas. On retrouve Abel et Caïn dans les bordures latérales.

Cette mise en parallèle exceptionnelle de l’offrande des deux frères et du sacrifice du père et fils est le plus proche antécédent de notre I des Homélies. Les tables d’autels postérieures reviendront à des compositions plus conventionnelles.


Deux autels colonais

1160 ca Monchengladbach autel portMünsterkirche St. Vitus, Mönchen-Gladbach Autel portatif Ancienne collection Spitzer ParisAncienne collection Spitzer à Paris [8]

Autels portatifs (atelier colonais), vers 1160

De composition très proche, ces deux autels portatifs développent sur la bordure du haut une composition tripartite très semblable à celle des deux sacramentaires de Fulda : Melchisédek portant l’hostie et le calice, Abraham sacrifiant Isaac, Abel portant son agneau.

L’autel de Mönchen-Gladbach, dont les inscriptions ont été étudiées en détail par R.Favreau ([9], p 345) porte en haut un beau distique expliquant la présence du trio :

Cette triple offrande des trois hommes annonce le Fils du Père éternel, offert pour nous sur la croix

MUNERA TERNORUM / SIGNANT HEC TRINA VIRORUM / OB NOS OBLATUM / SUMMI PATRIS/ IN CRUCE NATUM


1160 ca Monchengladbach autel portatif Munsterkirche St. Vitus comparaison,
Parmi les autres plaques émaillées, certaines sont similaires, mais positionnées différemment (en couleur), d’autres sont spécifiques à chaque autel (en blanc).


L’autel portatif de Stavelot

1150-60 Autel_portatif_Stavelot_MRAH BruxellesAutel portatif de Stavelot, 1150-60, MRAH Bruxelles

Le compartiment central, contenant la relique, est gardé en haut et en bas par l’Eglise et la Synagogue, et flanqué à gauche et à droite par deux symboles de la Résurrection : Samson enlevant les portes du temple des Philistins, et Jonas recraché par la baleine.

Dans les écoinçons on retrouve nos trois précurseurs de la Crucifixion, complétés, par raison de symétrie, par un quatrième : Moïse avec le serpent d’airain .Comme le remarque Patrick Henriet [10], ce rajout était d’autant plus naturel que l’épisode se trouve souvent utilisé pour illustrer le « Te igitur », au tout début du Canon.


L’autel portatif d’Oettingen

1160 Autel portable d'Oettingen Diozesanmuseum Augsbourg

Autel portatif d’Oettingen, 1160, Diözesanmuseum, Augsbourg

Aux angles de cet autel portatif, le quatuor des précurseurs est composé d’une autre manière : à Melchisédek et Abel, sur le bord gauche, sont confrontés sur le bord droit la Veuve de Sarepta portant une croix, et Moïse et le serpent d’airain (Abraham ayant disparu).



L’image et ses inconnues

Après ces préliminaires, nous voici armés pour plonger dans les détails de l’initiale I des Homélies d’Origène

1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v schema 2

Une seule Vertu est nommée (en vert) : la Foi. C’est aussi le seul médaillon à fond jaune alors qu’il devrait être à fond bleu, pour respecter l’alternance vert / bleu.

Un second intrus s’est glissé dans ce collège féminin (en rose) : l’homme anonyme dans le médaillon diamétralement opposé à FIDES.

Pour les figures possédant des attributs, G.Mariéthoz a retrouvé des figurations très proches dans trois autres manuscrits de la même région (abbaye de Saint Bertin, ou Saint Omer) :

  • (1) 1000-7 Miniature de St Otbert, Morgan MS 333 fol 51r
  • (2) Feuille ajoutée après 1125, BM Boulogne Sur Mer Ms 46 fol 1 IRHT
  • (3) Liber Floridus, 1121, Ms. 92 fol 162, Gand, Rijksuniversiteit

Pour la femme au serpent, qui ne se retrouve dans aucun manuscrit de l’abbaye de Saint Bertin, j’ai rajouté une figuration mosane largement postérieure :

  • (4) Email mosan, vers 1160-70, Cleveland Museum of Art

C’est seulement au XIIème siècle que le serpent commence à être reconnu comme un attribut de la Prudence (auparavant et depuis l’époque carolingienne, c’était un livre).

On remarque en bas à droite le regroupement des trois figures comportant une croix (en jaune).

On notera la polyvalence de la figure tenant une hostie et un récipient : tantôt nommée la Vie (Vita), tantôt la Générosité (Elemosyna), ses attributs rappellent aussi ceux de l’Eglise (Ecclesia).


sb-line

Du polymorphisme des Vertus (SCOOP !)

ap 1125 Boulogne sur mer mort de Lambert, abbe de Saint-Bertin BM MS 0046 fol 1v IRHTMort de Lambert, abbé de Saint-Bertin
Après 1125, Boulogne-sur-mer, BM MS 0046 fol 1v

Dans cette feuille isolée, les deux Vertus sont personnalisées, à la mode carolingienne, pour faire l’éloge de l’abbé Lambert. Chacune est expliquée par une légende.


Pour la Générosité (elemosyna) :

ap-1125-Boulogne-sur-mer-mort-de-Lambert-abbe-de-Saint-Bertin-BM-MS-0046-fol-1v-IRHT-elemosyna.

Aux petits du Christ, la main de celui-ci fut toujours ouverte.

Ad modicos Christi patuit semper manus isti.

Tandis que dans les deux autres exemples, la figure tient un calice et une hostie, celle-ci tient vers le bas un récipient d’eau et vers le haut une hostie marquée d’une croix rouge, couleur du feu. Non content de mimer ECCLESIA et de se dire ELEMOSYNA, cette Vertu, pour qui regarde les détails, se comporte comme TEMPERANTIA. Du coup le mot « modicos » (« petit » en latin médiéval) doit peut être traduit selon son sens classique : « modéré ». Nous avons donc ici un exemple flagrant de polymorphisme entre Vertus, exploitant les ambiguïtés visuelles et textuelles.


Pour la Patience :

ap-1125-Boulogne-sur-mer-mort-de-Lambert-abbe-de-Saint-Bertin-BM-MS-0046-fol-1v-IRHT-patientia
 

Le Père des grands a résisté, ici sous la faux de la douleur

…sit magnorum pater hic sub fasce malorum.

Pour le premier mot, partiellement effacé, F.Lefèbvre [11] propose « mansit » ou « fulsit » : c’est le premier qui convient du point de vue du sens, bien que le second soit meilleur pour l’assonance

Le « magnorum » fait écho au « modicos » de l’autre Vertu : l’abbé Lambert, ouvert aux petits, était aussi le Père des grands personnages, et il a souffert à l’imitation du Christ. La Patience est donc vue ici comme la Vertu de la résistance, à la douleur physique ou au mal en général.

On voit qu’à l’abbaye de Saint Bertin, du temps de l’abbé Lambert, se pratiquait sur les Vertus une rhétorique sophistiquée. On ne peut donc se contenter, à mon avis, de plaquer un dessin sur un autre sans tenir compte de l’adaptation au contexte.


sb-line
Pourquoi l’anonymat ?

Un autre élément remarquable de la bordure des Homélies est son manque d’homogénéité :

  • une seule Vertu est nommée (FIDES) ;
  • cinq portent des attributs ;
  • quatre sont anonymes, donc totalement flottantes.


1121 Liber Floridus Ms. 92 fol 231v gand Rijksuniversiteit .
l’Arbre des Vertus
Liber Floridus, 1121, Ms. 92 fol 231v Gand, Rijksuniversiteit

Ceci est d’autant plus étonnant que le bestseller de l’époque, qui allait devenir une des encyclopédies les plus connues du Moyen-Age, venait d’être rédigé par Lambert de Saint Omer, chanoine de la cathédrale Notre-Dame. On ne connait pas ses rapports avec son contemporain et homonyme l’abbé Lambert de Saint Bertin, côté abbaye. Mais la différence d’approche est flagrante. Dans l’arbre du Liber Floridus, les demi-figures sont toutes les mêmes, sauf la Foi tout à fait en haut, coiffée d’une couronne et vue de face, les bras levés en orante. Toutes les Vertus sont identifiées par une légende, et situées dans une hiérarchie. CARITAS est à la base (sur fond bleu), escortée par CONTINENTIA et MODESTIA (sur fond jaune). On trouve ensuite un groupe de cinq vertus parmi lesquelles FIDES, SPES et BONITAS se distinguent par leur fond jaune. Puis un dernier groupe de cinq Vertus, dont PATIENTIA, alternant fond jaune et fond bleu. Seules CARITAS et SPES sont des noeuds de l’arbre, les onze autres vertus sont des feuilles terminales, chacune associée à un végétal différent.

Par contraste avec ce systématisme, la bordure du I des Homélies entretient une ambiguïté délibérée, invitant à un déchiffrement progressif au travers de différents indices.



L’interprétation de Geneviève Mariéthoz

Cette interprétation est exposée dans une conférence et dans un article [1]. Elle repose sur des arguments solides, basés sur des rapprochements iconographiques et des éléments scripturaires qu’il est impossible de détailler ici. J’ai tenté de synthétiser dans un schéma les principales conclusions.

1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v schema Mariethoz

L’identification des Vertus

Pour l’identification des médaillons, G.Mariéthoz se base :

  • sur des rapprochements iconographiques avec des manuscrits proches (titres soulignés) ;
  • sur les légendes latérales (titres en italique).

Les trois identifications restantes (COLERE, MOISE et SAGESSE associée à VIE) sont issues de déductions indirectes.

Chaque couple de Vertus est associé à la scène qui les surplombe, ce qui n’est pas toujours aisé à justifier : ainsi la Prudence figurerait sous la scène de l’offrande d’Abel (le Bon) et de Caïn (le Mauvais) parce qu’elle est la capacité à distinguer le Bien du Mal.


Une Vertu peut cacher un Vice

1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v schema Mariethoz milieu

G.Mariéthoz propose l’idée très intéressante, justifiée par plusieurs textes, que les Vices pour tromper l’Homme, peuvent prendre l’apparence d’une Vertu.

Ainsi la figure de la Prudence est duplice, puisque la légende que l’on peut lire juste à côté est consacrée à l’Envie. De même, la Victoire (la Force victorieuse du Mal) cache le vice de la Colère, à la source du crime de Caïn.


Vertus théologales et cardinales

Les trois vertus théologales sont regroupées dans le registre inférieur (cadre bleu sombre).

Juste au dessus on peut reconnaître les quatre vertus cardinales (cadre orange), pourvu qu’on assimile :

  • la Force à deux médaillons : la Victoire et la Patience (force d’âme) ;
  • la Tempérance à la Vie (similitude graphique).

Il est donc logique de trouver, juste au dessus, la Sagesse, qui les produit :

Ses labeurs, ce sont les vertus, elle enseigne, en effet, tempérance et prudence, justice et force; ce qu’il y a de plus utile pour les hommes dans la vie. Sagesse 8,7

La bordure de l’Initiale I serait donc un tentative précoce de représenter le septénaire des Vertus (théologales plus cardinales).


L’identification de l’Homme

1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v detail homme

Il s’agirait de Moïse, auteur putatif du texte de la Génèse.

Mais pour G.Mariéthoz, il représente surtout la figure générique du Juste, parvenu aux pieds du Seigneur et face à face avec la Sagesse divine, à la fin d’une parcours ascensionnel démarrant par la Foi, au travers de l’échelle des Vertus (flèche rose).


La Nuit et le Jour

1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v schema Mariethoz haut

Le globe bleu dans la main gauche du Seigneur représente la Nuit, le globe doré le Jour, en cohérence avec la lecture morale (Mal / Bien) de l’épisode de Caïn et Abel. Mais ils représentent aussi l’astre nocturne et l’astre diurne, la Lune et le Soleil, créés seulement au Quatrième Jour.

Pour expliquer l’inversion (à ma connaissance unique) par rapport à l’imagerie de la Création (le Jour/Soleil est toujours en place d’honneur, dans la main droite du Seigneur), G.Mariéthoz note qu’ainsi, le Juste se trouve illuminé par la lumière solaire, qui relaie celle du nimbe du Seigneur (flèches jaunes).


Les forces de cette interprétation

Cette interprétation est remarquable par la vision d’ensemble qu’elle propose. Elle montre que les dix médaillons de la bordure obéissent à la fois :

  • à une logique locale, s’associant deux à deux pour commenter les cinq grandes scènes centrales ;
  • à une logique globale, s’empilant pour constituer une sorte d’échelle des Vertus.


Le problème de Moïse

La présence d’un personnage anachronique à l’intérieur de la Scène de la Création est très exceptionnelle : on peut y trouver Salomon en couple avec la Sagesse, ou Saint Jean à cause de son Prologue In principio [12]. Mais Moïse dans la Création du monde est presque un unicum iconographique.


Fin 12eme Bibbia atlantica Museio civico MontalcinoBibbia atlantica, Fin 12ème siècle, Museio civico, Montalcino

Un cas indiscutable est celui de cette Bible italienne largement postérieure, à l’iconographie très particulière [13] : Moïse s’y présente en qualité d’auteur, à l’extérieur de la lettrine, plus grand que le Christ à la Balance, et tenant comme lui un objet double : les premiers versets de la Génèse, en hébreux et en latin.


1150-75 Antiquites judaiques In Principio 0774 (1632) fol 2r Musee Conde Chantilly detail Moise JeanIn Principio, Antiquités judaïques, 1150-75, MS 0774 (1632) fol 2r, Musée Condé, Chantilly

G.Mariéthoz [12a] reconnaît avec raison, dans le vieillard et le jeune homme qui bordent le haut de la page, les auteurs des deux « In Principio », Moïse pour celui de la Génèse et Saint Jean pour celui du Prologue. Les deux sont nimbés et portent un rotulus déroulé.

1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v detail homme

Dans le cas des Homélies de Saint Omer, il serait très étonnant de rencontrer Moïse :

  • à l’intérieur de la lettrine (et non en marge de son oeuvre, comme tout auteur qui se respecte) ;
  • sans le rotulus ou le livre de l’écrivain ;
  • sans aucun attribut distinctif (barbe pointue, cornes ou tables de la Loi) ;
  • sans auréole, alors qu’il est sensé être illuminé par la Sagesse divine.

Enfin, le texte des Homélies d’Origène s’arrête à l’histoire de Joseph, bien avant l’époque de Moïse.


Les limites de l’interprétation

Elle suppose la polyvalence (et même la duplicité) de plusieurs médaillons, ce qui ajoute à la complexité.

L’explication laisse deux questions en suspens :

  • celle de la cohérence d’ensemble entre les trois grands Actes que sont la Création, l’histoire d’Abel et Caïn et l’histoire d’Abraham ;
  • celle de l’organisation des Vertus : l’idée de l’ascension vers la Sagesse laisse les trois vertus théologales (La Foi, L’Espérance et la Charité) au départ du parcours, au plus loin de la figure divine ; alors que ce sont justement celles qui, ayant Dieu pour objet, devraient se trouver au plus près de lui.

Par ailleurs, quoique très séduisante, l’identification des quatre vertus cardinales est un peu forcée :

  • la Justice ne colle pas avec l’épisode d’Abel et Caïn (sa justification est très indirecte, un passage marginal dans le texte de Tobie dont est extraite la légende) ;
  • la Tempérance ne se relie pas avec l’épisode du chêne de Mambré.

Je souhaite montrer dans la suite que, moyennant quelques modifications mineures, on peut aboutir à une lecture d’ensemble légèrement différente, aussi cohérente, et plus simple.



Une lecture d’ensemble (SCOOP !)

Nous allons détailler l’explication des trois actes en prenant en compte les légendes qui les accompagnent

L’acte II : Abel et Caïn

1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v schema milieu
Comme le remarque G.Mariéthoz, les quatre légendes proviennent de textes distincts, ce qui invite à prendre de la distance par rapport à une logique strictement narrative.

Juste sous les pieds d’Abel :

  • la Charité (proposition personnelle) fait allusion à son offrande agréée par Dieu : tout le texte de Tobie 4 a pour thème cette vertu ;
  • la Patience illustre sa capacité à encaisser le douleur et le mal : le sujet du Psaume 44 est les souffrances que Dieu impose à son peuple.

Côté Caïn, je simplifierais volontiers l’interprétation en renonçant à l’idée de duplicité. Juste sous les pieds du meurtrier :

  • la femme au serpent est l’Envie, puisque que la légende le dit très fort ;
  • la femme à l’épée est la Victoire sur le mal, car tout le texte de Job 18 a justement pour thème l’inéluctable défaite du Méchant.

Horizontalement (flèches bleues) les deux Vertus à l’épée se répondent : la capacité à punir contrebalance la capacité à souffrir.


1121 Liber Floridus Ms. 92 fol 232 gand Rijksuniversiteitl’Arbre des Vices
Liber Floridus, 1121, Ms. 92 fol 232 Gand, Rijksuniversiteit

A noter que, dans l’arbre des Vices qui fait pendant à l’arbre des Vertus, Lambert de Saint Omer a placé l’Envie à la base du tronc, entre les deux haches qui l’attaquent. D’où sa mise en exergue dans la bordure de l’Initiale I, doublement justifiée par le fait qu’elle est le vice principal de Caïn.


sb-line

L’acte III: Abraham et Isaac

1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v schema bas
En contraste avec l’acte précédent, les légendes ici suivent le texte de la Genèse, et invitent à une lecture chronologique.

L’épisode du chêne de Mambré est très riche, et Origène lui consacre plusieurs pages. Un des aspects qu’il souligne est : « l’importance et la grandeur de ce qu’il faut offrir au Seigneur et à ses anges » ([14], p 126) . Abraham offrant aux trois Anges un veau et du pain fait écho avec Abel offrant un agneau au Seigneur. Le verset choisi pour la légende est la clé de cette offrande, puisqu’il signifie qu’Abraham reconnaît d’emblée, dans les trois voyageurs, les anges de Dieu. Il n’est pas étonnant que la Vertu choisie pour illustrer le début de l’épisode soit la Générosité (elemosyna), qui offre du vin et du pain.

La deuxième vertu a été expliquée par G.Mariéthoz a partir du nom Sarah dans la légende : Sarah était la femme stérile d’Adam, et c’est la conclusion de l’épisode du chêne de Mambré : le déclenchement de la naissance d’Isaac. L’espérance d’un descendant est donc prise ici comme exemple de cette vertu.



1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v detail Obeissance
La troisième vertu, la femme en orante avec une grande croix sur sa poitrine, est plus longue à expliquer. Il faut pour cela partir de l’homélie d’Origène sur le Sacrifice d’Isaac, où il met en équivalence l’acceptation par Abraham du sacrifice qui lui est demandé, l’acceptation par Isaac de sa propre mise à mort et l’acceptation par le Christ de sa Crucifixion. Origène va plus loin en expliquant que le Christ, tout comme Isaac, est à la fois victime et sacrificateur :

« …dans le Christ, il est une chose qui vient d’en haut et une autre qui vient de la nature humaine et du sein virginal. Or, le Christ souffre, mais c’est dans sa chair: il subit la mort, mais c’est sa chair qui la subit… Le Verbe au contraire, c’est-à-dire le Christ selon l’esprit, dont Isaac est l’image, est demeuré dans l’incorruptibilité. C’est pourquoi il est à la fois victime et grand prêtre. Car, selon l’esprit, il offre la victime à son père, et selon la chair, lui-même est offert sur l’autel de la croix. » ([14], p 171)

Je pense que cette Vertu représente une quadruple Obéissance : celle d’Abraham, celle d’Isaac, celle du Christ et enfin celle des bénédictins auxquels l’image s’adressait, l’Obéissance étant le tout premier Voeu de leur ordre.

La quatrième vertu, la Foi, ne pose aucune difficulté, d’autant qu’elle est soulignée, dans la légende, par le mot Credidit (il a cru).


sb-line

L’acte I : La Création

1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v schema haut
Les deux figures de la Sagesse ne posent pas grand problème, puisqu’elles sont expliquées par les légendes :

  • celle du haut est la « Sagesse théorique » qui coexiste avec Dieu de toute Eternité, avant la Création ;
  • celle de gauche est la « Sagesse appliquée » (si je puis me permettre cet anachronisme), qui aide Dieu à créer toutes choses.

C’est pour les deux autre éléments de la scène que je diverge de la lecture de G.Mariéthoz.


Le Ciel et la Terre

Les deux globes ne représentent ni la Nuit et le Jour, ni la Lune et le Soleil, créés seulement au Quatrième jour. Mais ce qui est crée au tout début du Premier jour, le Ciel et la Terre, comme le soulignent les deux légendes latérales ainsi que le texte juste à côté : la première phrase de la première Homélie d’Origène. Ainsi, il n’y a pas d’inversion anormale à justifier.

Si le globe bleu nuit évoque naturellement le Ciel, la couleur jaune d’or choisie pour la Terre étonne, puisqu’elle évoque le Soleil ou le Jour

1140-1150 Opera de Hugo de Sancto Victore Paris, Bibl. Mazarine, 0729 fol 013 IRHT1140-1150, Opera, Hugo de Sancto Victore, Bibl. Mazarine, 0729 fol 013 IRHT 1175-1200 Bible de Saint-Sulpice de Bourges Bourges, BM 0003 fol 4 IRHT1175-1200 Bible de Saint-Sulpice de Bourges Bourges, BM 0003 fol 4 IRHT

Le représentation de la Création du Ciel et de la Terre est bien plus rare que celle du Jour et de la Nuit, ou du Soleil et de la Lune (pour d’autres exemples, voir 4 Paires de globes ). On voit que le choix des couleurs embarrasse les artistes, puisque à ce stade :

« La terre était informe et vide: il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. » Génèse 1,2

C’est ce qu’à voulu montre l’illustrateur des Opera, avec cette Terre sombre et éteinte. Tandis que l’illustrateur de Bourges, avec ses deux globes presque blancs, évoque déjà les versets suivants :

« Dieu dit: Que la lumière soit! Et la lumière fut.Dieu vit que la lumière était bonne; et Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres. Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. «  Genèse 1,3-5


1150 Bible Sens BM MS 001 p 11 IRHT1150, Bible, Sens BM MS 001 p 11, IRHT

Je n’ai trouvé que ce seul exemple, malheureusement tronqué, où la Terre soit représentée lumineuse.



1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v detail Ciel Terre

Il me semble que le concepteur de Saint Omer a voulu superposer, à l’image du Ciel et de la Terre, le thème de la séparation entre la Nuit et le Jour  :

  • côté Ciel, les points blancs ne peuvent être des étoiles (elles sont crées seulement au quatrième Jour) : ils représentent la lumière résiduelle, en train de disparaître ;
  • côté Terre, le globe emprunte sa lumière à celle du nimbe du Seigneur.

Cette représentation très scrupuleuse trouve probablement sa source dans le commentaire d’Origène sur le Premier Jour : il précise bien que le temps n’existe pas encore et que les termes Jour et Nuit ne doivent pas être compris dans leur sens cyclique : il y a séparation de la Lumière et des Ténèbres, mais pas encore alternance du Jour et de la Nuit.


Adam

1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v sagesse adam
A ce stade, l’identification du vieil homme va de soi : il s’agit de celui qui été créé en premier, comme le suggère le In principio de la légende. D’un bord à l’autre, il regarde tristement la Sagesse qu’il a ignorée.


L’ellipse de la Chute

1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v schema chute
L’arbre au centre la scène de l’Offrande se réfère à l’arbre du paradis, comme l’a bien vu G.Mariéthoz. Mais nous pouvons maintenant lui rajouter les trois autres protagonistes de la scène de la Chute, supprimée comme nous l’avons vu par économie de place.

Evacuée des médaillons centraux, la scène primordiale revient par la bordure.



sb-line

Comment lire la bordure

Ayant analysé les trois Actes dans le détail, nous pouvons maintenant prendre un peu de recul pour apprécier le fonctionnement d’ensemble de l’initiale.



1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v schema gene
Les cinq éléments de divergence avec l’interprétation de G.Mariéthoz sont soulignés en traits ondulés.

La dualité Céleste / Terrestre du Premier acte s’étend à la totalité des médaillons de la  bordure :

  • les médaillons de gauche illustrent ce qui tend vers le Ciel : les trois Vertus théologales, plus la Victoire sur le Mal ;
  • les médaillons de droite sont tous marqués par la pesanteur terrestre :
    • Adam par son péché
    • l’Envie, qui est le vice ¨de Caïn, mais aussi celui du diable :

C’est par l’envie du Diable que le mal est entré dans le globe terrestre ».

  • les trois vertus portent des croix (en jaune) car elles concernent le pécheur, le descendant d’Adam : leur costume liturgique, ainsi que le premier rang accordé à l’Obéissance, les relient directement aux bénédictins qui ont contemplé cette image.

Le parcours ascensionnel pressenti par G.Mariéthoz est bien là, mais limité aux médaillons de gauche (flèche bleue) :

  • son point de départ est la Foi, comme l’indique le format particulier de ce médaillon ;
  • la Victoire contre le Mal (en vert) permet de « sauter » le barrage lié au crime de Caïn (en rouge) et de remonter à la Charité du Sacrifice d’Abel, puis, au delà, à la Sagesse divine (flèche bleue).

On notera une nouvelle preuve de l’influence de la Bible de Saint Amand : à la place de l’Ange du Paradis, c’est ici le médaillon de l’Envie qui coupe la lettre en deux, empêchant tout retour en arrière (du moins du côté droit).


Comment lire les images centrales

La partie droite du schéma résume la séquence des trois actes et des cinq scènes : des deux offrandes à Dieu, l’une finit par le meurtre d’Abel, tandis que l’autre finit bien, puisqu’Isaac est sauvé.

En hors champ en bas de la lettre, suggéré par les croix, les vêtements liturgiques et les allusions eucharistiques des trois vertus « terrestres », se profile le dernier sacrifié, celui dont Isaac est le type : le Christ, « à la fois victime et grand prêtre ».



Postérité de la composition

Les compositions jouant sur les parallélismes entre l’histoire d‘Abel et de Caïn et celle d’Abraham et Isaac sont restées très rares par la suite. Sans prétendre établir un rapport de filiation, en voici la présentation purement chronologique.

Le psautier d’Henri de Blois

1150 ca Psaultier d'Henri de Blois (de Winchester) BL Cotton Nero C IV fol 2r detailHistoire d’Abel et Caïn, fol 3r (détail) 1150 ca Psaultier d'Henri de Blois (de Winchester) BL Cotton Nero C IV fol 3r detailHistoire d’Abraham, fol 4r (détail)

Psautier d’Henri de Blois (ou de Winchester), vers 1150, BL Cotton Nero C IV

Dans cet ouvrage, les deux histoires, chacun avec ses deux scènes, se retrouvent au troisième registre de deux pages consécutives. Elles sont séparées par deux autres épisodes (la construction de l’arche et le déluge) et leur positionnement identique pourrait être purement fortuit.



1150 ca Psaultier d'Henri de Blois (de Winchester) BL Cotton Nero C IV schema
On remarque tout de même :

  • que les meurtriers (flèches rouges ) et les victimes (flèches vertes) occupent les mêmes positions ;
  • qu’Abel vivant, dans l’image de gauche, est intégré dans la case divine (en jaune).

Ceci résulte probablement de l’application mécanique du même schéma de composition, sans profonde réflexion théologique.

Une croix typologique mosane

croix typologique mosane 1160-70Croix typologique mosane, vers 1160-70, , reconstitution [14a]

Cette croix en émail, aujourd’hui démembrée entre plusieurs musées, regroupait autour du Christ cinq préfigurations bibliques de son sacrifice :

  • en haut le meurtre d’Abel (préfiguration de la Crucifixion), avec Saint Jean ;
  • sur la branche horizontale, deux épisodes de l’histoire d’Abraham :
    • le sacrifice d’Isaac à gauche (préfiguration de la Crucifixion), avec Saint Marc ;
    • Melchisédek offrant à Abraham du pain et du vin (préfiguration de l’Eucharistie), avec Saint Luc ;
  • en bas deux scènes :
    • Moïse, Aaron et le serpent d’airain (préfiguration de la Crucifixion)
    • Samson renversant les colonnes du temple des Philistins (préfiguration de la Résurrection) avec saint Matthieu.

C’est la seule croix typologique connue qui regroupe les trois personnages du Canon.


Une bible gothique anglaise

1225-50 Bible angleterre BNF Latin 13149 fol 8Bible anglaise, 1225-50, BNF Latin 13149 fol 8

Les six médaillons de cette initiale I se divisent comme d’habitude en trois Actes de deux scènes :

  • Première catastrophe : Adam, Eve et la Chute ;
  • Troisième catastrophe : le Déluge et la Tour de Babel ;

Du coup le Meurtre d’Abel et le Sacrifice d’Isaac se retrouvent collés ensemble dans le registre intermédiaire, alors que le Sacrifice d’Isaac devait venir en dernier, après la Tour de Babel :

la vérité typologique prime sur la vérité chronologique.


On notera en bas l’apparition de la Crucifixion, dernière catastrophe qui est aussi la Réparation des autres : ce que le concepteur du I des Homélies avait seulement suggéré, les Initiales I de l’époque gothique le montrent très fréquemment.

L’ambon de Nicolas de Verdun

1180 Retable de Nicolas de Verdun Klosterneuburg
Ambon de Nicolas de Verdun, 1180-1329, Klosterneuburg

Cette oeuvre impressionnante constitue une sorte d’apogée de la pensée typologique médiévale. Elle établit des parallèles entre des épisodes :

  • Ante legem (Ancien Testament, avant Moïse) : ligne du haut ;
  • Sub lege (Ancien Testament, après Moïse) : ligne du bas ;
  • Sub gratia (Nouveau Testament) : ligne centrale.

En ce qui concerne nos protagonistes, seules les scènes violentes ont été retenues : elles se trouvent aujourd’hui en plein centre des cinquante et une plaques émaillées :

  • le sacrifice d’Isaac juste au-dessus de la Crucifixion ;
  • le meurtre d’Abel juste à gauche du sacrifice d’Isaac : il se place ainsi en pendant du Péché d’Eve, et au dessus de la Trahison de Judas (ce qui est un autre parallèle courant).

Le retable était à l’origine un ambon (sorte de chaire à trois côtés) qui a été transformé en retable en 1329 : pour que les volets puissent fermer, il a fallu élargir le panneau central, en rajoutant deux colonnes de six plaques, de part et d’autre de la colonne centrale


crai_0065-0536_1952_num_96_3_T1_0451_0000
Comme l’a montré Hans Hahnloser [15], c’est donc seulement en 1329 qu’on a pensé au Meurtre d’Abel pour accompagner le Sacrifice d’Isaac.


sb-line
L’impact des Bibles moralisées (après 1215)

Les Bibles moralisées introduisent une nouvelle manière l’interpréter de manière très détaillée les épisodes de l’Ancien Testament, en faisant ressortir leur valeur morale. Toutes les pages de l’ouvrage se lisent en associant les médaillons par paire, verticalement.


1230-1245 Bible moralisee Oxford-Paris-Londres Bodleian Library MS. Bodl. 270b fol 8r abel et cainHistoire d’Abel et Caïn, fol 8r
Bible moralisée Oxford-Paris-Londres, 1230-1245, Bodleian Library MS. Bodl. 270b

L’ Histoire d’Abel et Caïn se développe en quatre épisodes sur la même page :

  • l’offrande de Caïn et Abel (médaillon en haut à gauche) est comparée (médaillon juste en dessous) aux Juifs qui offrent les fruits de leurs rapines et de l’usure, tandis que le Chrétiens offrent ceux de leurs bonnes oeuvres ;
  • le meurtre d’Abel (médaillon en haut et à droite) est associé à la Crucifixion.

Les deux autres scènes sont la duplicité de Caïn (il propose à son frère de sortir pour pouvoir le tuer) et les reproches de Dieu à Caïn.


1230-1245 Bible moralisee Oxford-Paris-Londres Bodleian Library MS. Bodl. 270b fol 14r Abraham et les angesAbraham et les trois anges, fol 14r
Bible moralisée Oxford-Paris-Londres, 1230-1245, Bodleian Library MS. Bodl. 270b

L’épisode est développé en deux médaillons :

  • l’hospitalité d’Abraham offrant de la viande aux trois anges et faisant laver leurs pieds, est comparée à celle du Christ recevant au ciel ceux qui l’aiment (3ème et 4ème médaillons à gauche) ;
  • la récompense de cette hospitalité (Sarah enceinte) est comparée à la joie qui récompense ceux qui ont la foi (1er et 2ème médaillon à droite)


1230-1245 Bible moralisee Oxford-Paris-Londres Bodleian Library MS. Bodl. 270b fol 16r sacrifice isaacSacrifice d’Isaac, fol 16r
Bible moralisée Oxford-Paris-Londres, 1230-1245, Bodleian Library MS. Bodl. 270b

Le sacrifice d’Isaac et, tout comme celui de Caïn, est associé à la Crucifixion.

Un siècle après l’Initiale I des Homélies, les Bibles moralisées conservent l’analogie la plus voyante, celle des temps forts des deux histoires avec la Crucifixion ; mais elles font perdre la plus discrète, entre les deux temps faibles, en interprétant l’offrande à Dieu et l’hospitalité envers les anges dans des sens radicalement différents.


sb-line

L’impact du Speculum humanae salvationis (1300-25)

1350 ca Speculum humanae salvationnis Berlin, Staatsbibliothek lat. fol. 329, fol. 22v hautSpeculum humanae salvationnis, vers 1350, Berlin, Staatsbibliothek lat. fol. 329, fol. 22v

A partir du XIVème siècle, un nouveau bestseller de la typologie va définitivement dissocier les deux histoires : Abel et Caïn n’y figurent pas du tout, et Isaac est maintenant associé au Portement de Croix, parce qu’il avait porté sur son dos le fagot de son propre bûcher.



En synthèse

Au terme de cette étude, le I des Homélies d’Origène apparaît au croisement de deux traditions iconographiques :

Cain abel Abraham Isaac schema complet

  • une tradition ancienne et largement répandue, celle des trois précurseurs de l’Eucharistie, qui ne retient que les parties positives des deux histoires : l’offrande d’Abel et l’hospitalité d’Abraham (en vert) ; l’autel d’Osnabrück innove en rajoutant Caïn dans la scène de l’Offrande (en orange) ;
  • une tradition récente et locale, celle des Initiales I qui vont jusqu’au meurtre d’Abel (en rouge), le prototype immédiat étant la Bible de Saint Amand.

Le caractère unique de la composition de Saint Omer est qu’elle est la seule à faire figurer les quatre facettes des deux épisodes, dans l’esprit de spéculation typologique qui va bientôt fleurir en pays mosan et rhénan [16]. Née d’une contrainte très spécifique (l’omniprésence d’Abraham et d’Isaac dans les Homélies d’Origène), l’invention n’aura aucune suite.

Les oeuvres postérieures laisseront de côté le contenu eucharistique qui avait prédominé au départ (les offrandes) et se limiteront aux deux images sacrificielles, en tant que préfiguration de la Crucifixion : c’est ce que consacrent les Bibles Moralisées.

Le Speculum Humanae Salvationis parachèvera la disjonction des deux histoires en les prenant par le petit bout de la lorgnette : ne subsiste qu’Isaac portant son fagot, précurseur de Jésus portant sa croix.



Références :
[1] L’interprétation de Geneviève Mariéthoz est très bien résumée sur le site de la bibliothèque de Saint Omer :
https://bibliotheque-numerique.bibliotheque-agglo-stomer.fr/notices/item/1684-homelies-sur-l-ancien-testament?offset=1#menu-top
https://bibliotheque-numerique.bibliotheque-agglo-stomer.fr/coeur-collections-numerisees/exhibitions/6-saint-omer-baso-ms-34-f-1v-un-exemple-d-exegese-visuelle#page=1&viewer=picture&o=&n=0&q=
Un podcast d’une heure où elle l’expose elle-même : Une médiation sur le thème de la sagesse – « L’initiale historiée introduisant les homélies d’Origène sur la Genèse » (Saint-Omer, B.M., Ms 34, fol. 1v) / Geneviève Mariéthoz) https://mediaserver.unige.ch/play/70031
L’article (malheureusement non numérisé) :
Geneviève Mariéthoz « Une initiation à la sagesse. Le ‘I’ introduisant les homélies d’Origène sur la Genèse (ms. Saint-Omer, bibl. mun., 34, f. 1v) ». Cahiers de civilisation médievale Poitiers, N°210 – avril-juin 2010 pp.129-153
[2] Perrine Rodrigues, « Le discours des vices et des vertus aux époques carolingiennes et ottonienne. De l’écrit à l’image (IXe – XIe siècle) » http://www.theses.fr/2018LYSE3058
[3] Geneviève Mariéthoz, « Monogrammes et initiales historiés introduisant « La Genèse » dans les bibles d’époque romane » , dans Comment le Livre s’est fait livre. La fabrication des manuscrits bibliques (IVè-XVè siècle): bilan, résultats, perspectives de recherche. Actes du colloque international organisé à l’Université de Namur du 23 au 25 mai 2012, dir. Chiara Ruzzier & Xavier Hermand, Turnhout, Brepols (coll. « Bibliologia. Elementa ad librorum studia pertinentia » , 40), 2015, pp. 111-129
[4] Conrad Rudolph « Theories and Images of Creation in Northern Europe in the Twelfth Century » dans Dreams and Visions: An Interdisciplinary Enquiry publié par Nancy van Deusen https://books.google.fr/books?id=FvB5DwAAQBAJ&newbks=1&newbks_redir=0&printsec=frontcover&pg=PA94
[5] Paul-Henri Michel « L’iconographie de Caïn et Abel » Cahiers de Civilisation Médiévale Année 1958 1-2 pp. 194-199 https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1958_num_1_2_1049
[5a] M.Angheben, « Sculpture romane et liturgie » dans  » Art médiéval: les voies de l’espace liturgique » , p 149
[6] Susanne Wittekind « Altar – Reliquiar – Retabel: Kunst und Liturgie bei Wibald von Stablo » https://books.google.fr/books?id=ViweFAQetvcC&pg=PA91
[7] Joseph Braun « Der christliche Altar in seiner geschichtlichen Entwicklung (Band 1): Arten, Bestandteile, Altargrab, Weihe, Symbolik ». München, 1924 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/braun1924bd1/0494/image,info,thumbs
[8] Hans Graeven « Fragmente eines Siegburger Tragaltars im Kestner-Museum zu Hannover » Jahrbuch der Königlich Preussischen Kunstsammlungen 21. Bd. (1900), pp. 75-98 https://www.jstor.org/stable/25167413
[9] Robert Favreau « Les autels portatifs et leurs inscriptions » Cahiers de Civilisation Médiévale Année 2003 46-184 pp. 327-352 https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_2003_num_46_184_2865
[10] Patrick Henriet « Relire l’autel portatif de Stavelot » https://www.academia.edu/31138430/_Relire_lautel_portatif_de_Stavelot_
[11] F. LEFÈBVRE , « légende sur la miniature d’un manuscrit de la bibliothèque de Boulogne – sur – Mer » , Mémoires de la Société des antiquaires de la Morinie, 1851, p 33 https://books.google.fr/books?id=rVsuAAAAYAAJ&pg=PA33
[12] Lech Kalinowski « Salomon et la Sagesse. Remarques sur l’iconographie de la Création du monde dans les Antiquités Judaïques de Flavius Josèphe du Musée Condé à Chantilly » Artibus et Historiae, Vol. 20, No. 39 (1999), pp. 9-26  https://www.jstor.org/stable/1483572
[12a] Geneviève Mariéthoz « Une illustration de la théologie augustinienne – le monogramme « IN » introduisant les « Antiquites Judaïques » de Chantilly (Musée Condé, MS 774, FOL. 3) », Hortus Artium Medievalium, Journal of the International Research Center for Late Antiquity and Middle Ages 2008 vol 14 p 269-282
[13] Marie-Louise Thérel, « Remarques sur une illustration du livre de la Genèse dans la Bible de Montalcino » Revue d’Histoire des Textes Année 1973 2-1972 pp. 231-238 https://www.persee.fr/doc/rht_0373-6075_1973_num_2_1972_1076
[14] Origène, « Homélies sur la Génèse », traduction Doutreleau, 1945
[14a] La croix est reconstituée et étudiée dans : Heide et Helmut Buschhausen, « Studien zu den typologischen Kreuzen der Ile-de-France und des Maaslandes » dans Die Zeit der Staufer. Geschichte, Kunst, Kultur. Katalog der Ausstellung Stuttgart 1977 Volume 5 (1979), p. 247-277
[15] Hans Hahnloser, « Nicolas de Verdun, la reconstitution de son Ambon de Klosterneubourg et sa place dans l’histoire de l’art » Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres Année 1952 96-3 pp. 448-456 https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1952_num_96_3_9981
[16] Jean-Paul Deremble « Formes typologiques en pays de Rhin et de Meuse à l’époque romane » , Revue du Nord Année 1992 297-298 pp. 729-752 https://www.persee.fr/doc/rnord_0035-2624_1992_num_74_297_4773

L’oiseleuse

13 juin 2022
Comments (0)

Autant la figure de l’oiseleur est courante et puissamment connotée, autant son pendant féminin est rare et quasiment inexistant, au point même que le mot « oiseleuse » manque (sur les rares exemples d’oiseleurs féminisés, voir L’oiseleur ).
.

Cet article présente quatre études indépendantes, qui ont toutes plus ou moins à voir avec la capture ou le dressage, par des mains féminines, des petits oiseaux :

  • A) L’Arbre aux phallus
  • B) La femme au faucon
  • C) Les ailes de Frau Minne
  • D) L’oiseleuse



A) L’Arbre aux phallus

La littérature étant d’autant plus copieuse [A1] que le motif est rare, nous nous limiterons à cette seule question : ces phallus arboricoles sont ils des fruits ou des oiseaux ?

1450-1500 Salle de chasse Schloss Moos-Schulthaus (Appiano) Sud tyrol1450-1500, Salle de chasse, Schloss Moos-Schulthaus, Appiano (Sud Tyrol)

Ici l’analogie avec les fruits est évidente :

  • à droite une femme les fait tomber avec sa gaule et une autre les ramasse par terre ;
  • à gauche deux femmes se battent et une troisième les emporte dans une corbeille.


Guillaume de Lorris, Le Roman de la Rose, Bibliothèque Nationale de Paris, fr 25526, folia 106v.Guillaume de Lorris, Le Roman de la Rose, 14ème s, BNF fr 25526 fol 106v Gallica

La fresque développe la même idée que cette célèbre drôlerie, en bas d’une page tout entière consacrée à filer la métaphore entre la pulsion sexuelle et l’appétit [A2] :

« Trop est forte chose nature
Car elle passe (outrepasse) nourriture »

L’arbre est donc clairement la métaphore de la gourmandise féminine, fût-elle monastique.


sb-line
La fresque de Massa-Marittima et ses mystères

fertility-fresco-massa-marittimaFontaine du Palais de l’Abondance, 1265-1300, Massa Marittima

Le sujet se complique quelque peu avec la fresque qui décore cette fontaine, construite en 1265, sous un bâtiment qui servait de grenier à grains. Contrairement aux deux exemples précédents, il s’agit ici d’un lieu public, ce qui suppose l’assentiment et la compréhension d’une large population.



fertility-fresco-massa-marittima-wikipedia
La partie haute, avec ses phallus aux allures de pêches ou d’abricots, est clairement fructifère. La partie basse, avec la femme qui brandit une gaule et les deux qui se disputent, est pratiquement identique à la fresque tyrolienne : la différence principale étant qu’ici, les femmes sont habillées, ce qui semble plus convenable pour un lieu public.


La question des oiseaux noirs

Ce registre aviaire a déclenché des interprétations divergentes [A3]. Je m’appuie ici sur l’excellent document de synthèse rédigé par les élèves de l’institut Bernardino Lotti [A4].

Pour Bagnoli, les femmes participent à une fête liée aux rites de fertilité et les fruits en forme de pénis sont des objets comestibles, « des pains ou des bonbons ». La femme à la gaule essaie de chasser trois corbeaux noirs qui veulent attaquer ces friandises, et les deux femmes qui se tiennent par les cheveux, se battent pour une qui vient de tomber de l’arbre .L’aigle qui se dresse au-dessus de la tête d’une des femmes de gauche est une référence claire au parti impérial, celui des Gibelins et du podestat d’origine pisane Ildebrandino Malcondine, qui a fait réaliser la fontaine

Pour Zamuner, la fresque est un symbole de fertilité à fonction apotropaïque, c’est-à-dire visant à espérer l’abondance de la récolte et en même temps à éviter la possibilité malheureuse de recourir aux stocks de l’entrepôt. Les organes mâles sont un symbole de fertilité et d’abondance, tandis que les corbeaux noirs représentent le péril et le danger de famine .

George Ferzoco renverse complètement cette vision. Se plaçant aux antipodes de Bagnoli, il définit même l’image comme un symbole de stérilité et attribue sa réalisation au parti adverse, les Guelfes, qui ont dirigé Massa Marittima entre 1267 et 1335. Il relie les scènes représentées dans le tableau aux rites célébrés par les sorcières et décrits dans le Malleus maleficarum (1487).



fertility-fresco-massa-marittima-detail

La « sorcière » avec la baguette à la main tenterait d’atteindre un nid où se trouvent deux oiseaux (cérémonie décrite dans le Malleus).

Maurizio Bernardelli Curuz revient à Ildebrandino Malcondine : la fresque représente les effets du bon gouvernement gibelin sur la ville. L‘arbre symbolise l’aqueduc qui acheminait toute l’eau vers la nouvelle source, et le toit, qu’on aperçoit en contrebas, est précisément l’image du bâtiment nouvellement construit. La scène avec les femmes doit être lue comme une narration qui se déroule de gauche à droite :

  • à gauche, la ville avant la création de la nouvelle source, lorsque les femmes se battaient pour puiser l’eau des ruisseaux qui coulaient des pentes de la colline ; le manque d’harmonie est symbolisé par les aigles agités, et les couleurs des robes (rouge, jaune et bleu) évoquent les trois quartiers de la ville.
  • à droite la fin heureuse de l’histoire : les mêmes femmes qui se battaient autrefois s’en vont bras dessus bras dessous et conversent agréablement.


Des oiseaux pas si noirs

Toutes les interprétations qui voient dans les oiseaux un élément perturbateur et négatif se heurtent à la même difficulté : ils ne peuvent pas représenter l’emblème des Gibelins, qui pourtant ont fait réaliser la fontaine. On peut alors retarder la datation des fresques (George Ferzoco) où même supposer (Dishat Harman [A5]) que les aigles ont été rajoutés au moment de la prise de pouvoir par les Guelfes, pour caricaturer les Gibelins.

Or aucun de ces oiseau n’attaque les fruits, et leur nombre est plus ou moins le même que celui des femmes. L’oiseau étant, en Italie comme ailleurs, un symbole viril bien connu, il n’y a pas d’opposition entre les oiseaux et les fruits, ou de compétition entre les oiseaux et les femmes, mais au contraire une sorte de redondance. Je proposerais volontiers que, tandis que l’arbre représente tous les membres virils disponibles, les aigles symbolisent, parmi les hommes de la Cité gibeline, celui qui va protéger chaque fille.

Ainsi loin d’introduire une quelconque notion de débauche ou de sorcellerie, la couche aviaire constituerait plutôt une forme de moralisation de l’arbre à phallus, pour le rendre publiquement acceptable : à la différence de la fresque tyrolienne au sol jonché de fruits, la couche des aigles empêche ici les filles d’aller gauler n’importe qui.


sb-line

En aparté : les nids d’oiseaux du Malleus Maleficarum (1486-87)

Il y a dans le Malleus Maleficarum [A6] deux passages qui traitent des nids d’oiseaux.


La paraphrase de Deutéronome 22

Le premier passage se trouve au chapitre 8 de la Partie 1 : Certains remèdes contre les maux dont le démon afflige l’homme :

Exode 22 : Tu ne souffriras pas de laisser vivre sur terre les sorcières et, ajoute-t-il, elle n’habitera pas dans ton pays, de peur qu’elle ne te fasse pécher. De même, la fornicatrice sera mise à mort et ne sera pas autorisée à fréquenter les hommes. Notez la jalousie de Dieu, qui dit ce qui suit dans Deutéronome 22 : Si tu trouves un nid d’oiseau, avec la mère assise sur les œufs ou sur les jeunes, tu ne prendras pas le tout, mais tu laisseras la mère s’envoler ; car les Gentils le faisaient pour rendre stérile. Le Dieu jaloux ne souffrirait pas dans son peuple ce signe d’adultère. De même, de nos jours, quand les vieilles femmes trouvent un sou, elles pensent que c’est un signe de grande fortune ; et à l’inverse, quand elles rêvent d’un trésor, c’est un signe de malchance. Dieu a également enseigné que tous les vases devaient être couverts et que lorsqu’un vase n’avait pas de couvercle, il devait être considéré comme impur.

Maleficos non patieris viuere super terram, sed & hoc adiunxit, non habitet in terra tua, ne fortè peccare te faciat, sicut copulatrix occiditur, & peruagari inter homines non permittitur. Nota zelum Dei, Deuterono. 22. Deus præcepit : Nidum cum ouis, aut pullis desuper cubantem matrem, non deberent simul seruare, sed matrem permittere auolare, quia hoc gentiles ad sterilitatem vertebant. Zelotes Dominus in suo populo noluit tale signum adulterij pati, sic iam vetulæ inuentionem denarij, signum magni fortunij, & per oppositum vbi thesaurum somniarent, iudicant. Item præcepit omnia vasa cooperiri, & vasculum non habens operculum immundum censeri.

De ce galimatias difficile à suivre, il ressort que :

  • capturer un oiseau adulte signifie rendre stérile ;
  • capturer un oiseau est un signe d’adultère ;
  • quand on est une femme, il faut se contenter d’un seul « denier » (et non en vouloir beaucoup) ;
  • quand on est une femme, il faut mettre un couvercle à son pot.


Les nids à phallus

Le second passage se trouve au chapitre 7 de la Partie 2 : Comment elles ont coutume d’emporter les membres virils

« Enfin, que penser de ces sorcières qui, tant bien que mal, prennent des membres en grand nombre (vingt ou trente) et les enferment ensemble dans un nid d’oiseau ou dans une boîte, où ils se déplacent comme des membres vivants, mangeant de l’avoine ou du fourrage ? Cela a été vu par beaucoup et est un sujet commun de conversation. On devrait dire que tout est provoqué par le travail et l’illusion du diable. Les sens des témoins sont trompés de la manière que nous avons mentionnée plus haut. Un homme a rapporté qu’ayant perdu son membre, il s’est approché d’une certaine sorcière afin de rétablir sa santé. Elle a dit au malade de grimper à un arbre particulier où il y avait un nid contenant de nombreux membres, et lui a permis de prendre celui qu’il voulait. Quand il a essayé d’en prendre un gros, ne prends pas celui-là, dit la sorcière, et elle a précisé qu’il appartenait à un curé. »

Quid denique, sentiendum super eas maleficas, qui huiusmodi membra in copioso interdũ numero, vt viginti vel triginta membra insimul ad nidum auium, vel ad aliquod scrinium includunt, vbi & quasi ad viuentia membra se mouent, vel auenam vel pabulum consumenda, prout à multis visa sunt & communis fama refert. Dicendum quòd diabolica operatione & illusione cuncta exercentur, sic enim sensus videntium illuduntur modis suprà tactis. Retulit enim quidã, quòd dum membrum perdidisset, & quandam Maleficam causæ recuperandæ suæ sanitatis accessisset. Illa vt quendam arborem ascenderet infirmo iniunxit, & vt de nido in quo plurima erant membra, si quod vellet accipere posset indulsit. Et cùm ille magnum quoddam accipere attentasset, non ait Malefica illud accipias, & quia vni ex plebanis attineret subiunxit.

sb-line

On voit bien que ce texte, postérieur de deux siècles à la fresque de Massa Marittima, n’a aucun rapport avec elle. L’idée du « nid à phallus », dont il n’existe d’ailleurs aucune représentation graphique, est totalement liée au contexte du Malleus : les rédacteurs commencent par tordre une citation du Deutéronome 22 (le texte ne parle pas de stérilité, mais dit seulement que se contenter des petits ou des oeufs « prolonge les jours » ) et la combinent avec le symbolisme habituel de l’oiseau pour imaginer la fable, au comique involontaire, du nid dont le plus grand phallus était clérical.



B) La femme au faucon

La cassette du British museum

1180 ca boite email Limoges British museum ensembleCassette en émaux de Limoges
Vers 1180, British museum

Cette cassette pose une devinette iconographique, qui n’a pas été complètement résolue : raconte-t-elle une histoire, où est-elle seulement décorée de scènes courtoises déconnectées entre elles ?



1180 ca boite email Limoges British museum cote 0Un des petit côtés montre une chimère, un homme aux pattes de félin et à la queue de serpent, combattant un lion à l’épée.



1180 ca boite email Limoges British museum cote 0Le petit côté opposé reprend, à droite, le même thème : un guerrier, cette fois bien humain, combat à pied un lion qui mord son bouclier.

A gauche s’introduit  un second thème : un troubadour fait danser au son de son rebec une femme aux très longs cheveux dénoués, signe d’intense intimité.

Les vêtements strictement identiques soulignent que le troubadour et le chevalier sont une seule et même personne. De même la femme aux cheveux dénoués va réapparaître sur les autres faces de la cassette (avec des robes différentes).


Troubafour et Danseuse Chapiteau Santa Maria de l'EstanyTroubadour et danseuse
Chapiteau du cloître de Santa Maria de l’Estany,1150-1200

On retouve la même scène dans ce chapiteau contemporain.



1180 ca boite email Limoges British museum couvercleLe couvercle est composé de la même manière, en associant par deux fois un médaillon avec le combattant (cette fois à cheval) et l’autre avec le couple :

  • à droite :
    • en haut l’homme casqué chevauche, avec sa lance de tournoi et son écu ;
    • en bas il se prépare à jouer du rebec (dont la forme imite celle de son écu) pour la femme qui porte au poing droit son faucon ;
  • à gauche :
    • en haut l’homme combat à l’épée un lion qui mord son cheval ;
    • en bas un troisième thème : l’homme agenouillé est tenu en laisse par la femme, qui porte au poing droit son faucon, cette fois tenu par ses jets (courtes laisses attachées à ses patte).


1180 ca boite email Limoges British museumLa face avant reprend les deux derniers thèmes, mais hors des médaillons :

  • en vert la séduction : l’homme joue du rebec, la femme écoute, le faucon vole de l’un à l’autre ;
  • en rouge la soumission : accepté comme familier, l’homme est tenu en laisse de la main droite, le faucon est tenu de la main gauche et l’étoile ,qui le remplace dans le ciel, signale l’accomplissement.

Comme le remarque Michael Camille ([B0], p 12), cet agenouillement évoque celui du vassal rendant hommage à son suzerain. Cette identification de la dame à « mi dons (mon seigneur) » est typique du « fin’amor » chanté par les troubadours.



1180 ca boite email Limoges British museum ensemble schema
Les symétries de la composition révèlent, plutôt qu’une narration continue, une composition en trois thèmes :

  • 0) le petit côté droit introduit le thème du combat contre la bête ;
  • 1) le petit côté gauche rajoute à ce thème (en jaune) celui de la séduction (en vert), ainsi présentée comme un combat encore plus dangereux ;
  • 2) le couvercle rajoute un nouvel élément, le faucon (en rose) et un troisième thème : la soumission ;
  • 3) la face avant récapitule les trois thèmes, menés à leur aboutissement :
    • la séduction : l’homme joue et le faucon vole ;
    • la soumission : la femme tient maintenant la laisse de la main droite, et le faucon, devenu favori secondaire, de la main gauche ;
    • le combat : un homme tenant d’une main une épée et de l’autre une clé de belle taille, semble avoir pour but de pourfendre le faucon avec l’une, et d’entreprendre la serrure avec l’autre.


1180 ca boite email Limoges British museum serrure

Pour Michael Camille ( [B0], p 13), cet homme aux cheveux hirsutes et aux souliers dépareillées est une figure négative : celle du « lauzengier », l’envieux, le médisant le faux amoureux, qui apparaît souvent dans les poèmes des troubadours comme l’antithèse de l’amoureux courtois [B0a]. J’ajouterai que son cor pour sonner l’alarme (qui n’est pas sans évoquer la corne du cocu), son épée démesurément longue (suggérant une sensualité excessive) et la clé qui loupe la serrure (exprimant un besoin de possession et d’exclusivité) en font une figure de l’échec en amour, ridiculisée par le faucon qui vole tout en haut, vers le soleil et vers sa dame.


 

Le faucon comme enjeu

Objet de luxe, le faucon a parfois servi comme prix dans un concours de beauté :

« Elles étaient plus de quatre-cent dans le verge, c’est la belle Hellenborc qui enleva l’épervier ». Vie de Saint Honorat (1300) cité par [B1], p 376

Paule Le Rider [B1] a trouvé plusieurs indices, vers 1170, de l’épervier comme enjeu d’une compétition que le gagnant ramène à sa dame.



1180 ca boite email Limoges British museum couvercle faucons
Il est possible que le faucon joue en partie ce rôle dans la cassette du British museum :

  • lorsqu’il est placé entre la dame et l’homme (en vert), il signalerait que la compétition est ouverte ;
  • lorsqu’il est éloigné de l’homme (en rouge) , il signalerait que le jeu est terminé : l’homme a gagné, c’est à dire qu’il est agréé comme captif.


1375-1400 BL Add 42133 fol 13rCi mets le dieu d’amours trait à l’amant, fol 13 1375-1400 BL Add 42133 fol 15rComment le dieu d’amours ferme à l’amant le costé à la clef, fol 15r

Le Roman de la Rose, 1375-1400, BL Add 42133

Dans ce texte un peu postérieur de Guillaume de Lorris (1230-35), deux métaphores pénétrantes se complètent, mais appliquées à l’amant :

  • la flèche dans l’oeil (le regard) déclenche l’amour ;
  • la clé dans le côté le verrouille.

Il est probable que la clé de la cassette limousine porte la même valeur d’exclusivité, mais en négatif : le lauzengier prétend avoir la clé, mais ce n’est pas celle qui ouvrira réellement la serrure, et le coeur de la dame.


sb-line

La fauconnière de Villard de Honnecourt

1210-25 Album-Villard-Honnecourt fol 14r schema
Couple sur un banc
Album Villard de Honnecourt, 1210-25, fol 14r (colorisation P.Bousquet)

Le seigneur et la dame siègent en situation maritale (l’homme à gauche), et manifestent par leurs vêtements une volonté d’harmonie :

  • chemise très serrée à la taille par une fine ceinture (en bleu sombre) ;
  • cape à l’encolure fourrée, tenue fermée par un collier (en bleu clair).

La dame porte en plus une robe sans manches (en rose), recouverte par un pan de manteau (en orange).

Le maître donne une beccade à son faucon, en tenant ses jets (liens rattachés aux bracelets) entre l’index et le majeur. Comme dans le détail des vêtements, Villard s’intéresse à la précision documentaire de l’image, sans aucun de ces sous-entendu galants qui feront florès, au siècle suivant, dans les valves de miroir en ivoire. Les deux accessoires distinctifs, gants et coiffe (en blanc), fonctionnent moins comme des attributs de chaque sexe que comme des marques communes de noblesse.


1210-25 Album-Villard-Honnecourt fol 26rAlbum Villard de Honnecourt, 1210-25, fol 26r

Le volatile représenté trois fois dans cette page diffère tellement, par sa longue queue, du faucon que nous venons de voir, que les premiers spécialistes du manuscrit ont tous reconnu un perroquet. Les deux oiseaux du haut ressemblent beaucoup au lion que Villard a également représenté de face et de profil aux folios 24r et 24v : avait-il vu dans la même ménagerie une perruche à collier, le seul type de perroquet connu en Europe à l’époque ?

La tendance aujourd’hui est plutôt de reconnaître un faucon, notamment à cause de la présence du chien : l’un pouvant fonctionner comme emblème de la chasse au vol, l’autre de la chasse à courre ([B0b], p 37).


faucon-hobereauFaucon hobereau Perruche a collierPerruche à collier

L’oiseau illustré par Villard tient des deux : par son bec du faucon, par sa queue du perroquet. Je pense cependant que si Villard avait eu une perruche à collier sous les yeux, il l’aurait représentée selon sa posture caractéristique, pattes repliées et serres entourant la branche. Les pattes tendues et les serres posées en étoile rappellent plutôt le faucon.

La plupart des pages du cahier de Villard fonctionnent sur le principe de l’économie de parchemin et de la récupération par grattage : rien ne prouve donc que cette page ait été conçue comme un tout. Les deux moitiés appartiennent d’ailleurs à des registres très différents :

  • en haut, une étude naturaliste, stylisée géométriquement selon l’habitude de Villard ;
  • en bas, deux croquis rapides fonctionnant à la manière des drôleries marginales :
    • à gauche un joueur de vielle nu fait danser un chien sur ses pattes arrières ;
    • à droite le même chien se dresse devant une dame, bouche à bec avec son faucon et tenant de la main droite son gant.

Nous avions déjà rencontré dans la cassette du British Museum, un joueur de vielle face à une dame au faucon, l’oiseau semblant signifier l’enjeu proposé au galant : se laisser lui aussi apprivoiser. Ici, la nudité du musicien interdit de lire l’ensemble comme une scène courtoise, et la présence des deux chiens suggère une lecture binaire.


1210-25 Album-Villard-Honnecourt fol 26r schema
Le bas de page est composé à partir d’éléments présents en amont dans le Cahier :

  • le couple habillé de chair et de tissu constitue comme un exercice d’application du couple représenté « en filaire » au folio 18r ;
  • les deux chiens dupliquent, par symétrie, un des chiens du dresseur de lion du folio 24r.

L’idée qui a amusé Villard était certainement de confronter :

  • les deux  favoris qu’on embrasse – la vielle et le faucon (flèche bleu clair) ;
  • les deux accessoires indispensables – l’archet pour la musique, le gant pour la fauconnerie (flèche bleu sombre) ;
  • les deux favoris délaissés – le chien  qui tente de danser et l’autre de jouer avec le gant (flèche verte) .

Le procédé consistant à juxtaposer des dessins pour leur donner un semblant de signification a été repéré par Jean Wirth ([B0b], p 36) dans d’autres pages du Cahier :

  • au folio 2r, confrontation humoristique entre un escargot et un chevalier ;
  • au folio 11v, ajout d’un pot entre en souverain trônant et la copie d’un nu antique, pour rationnaliser l’image en une sorte de scène d’hommage ;
  • au folio 24v, ajout d’un porc-épic menaçant un lion.

L‘improbable scène de séduction entre un violoniste nu, une femme au faucon et leurs chiens, est à mettre sur le compte de ce procédé de collage.


sb-line

Le faucon d’apparat

Contrairement à l’intuition superficielle, la dame arborant son faucon n’a rien de la domina fantasmatique s’appropriant un attribut masculin : le faucon est sans doute le seul oiseau a n’avoir rien de phallique, du moins aux hautes époques [B2].


v1201, Sceau de la comtesse Adelaïde de Hollande, Rijnsburg, Algemeen Rijksarchief [B3] 1248 Sophia von Thuringen, Gemahlin Heinrichs von Brabant1248, Sceau de Sophie de Thüringe, épouse d’Henri de Brabant [B3]

Attribut de la haute noblesse, le faucon figure dans de nombreux sceaux féminins, de type « équestre de chasse » ([B4], p34, note 73)


1300-20 Partie de chasse valve de miroir en Ivoire VandA1300-20, Partie de chasse, Valve de miroir en ivoire, British museum (Koechlin [B5] N° 1028) 1305-15 Codex Manesse, UB Heidelberg, Cod. Pal. germ. 848, fol. 69r, Herr Werner von Teufen1305-15 Codex Manesse, UB Heidelberg, Cod. Pal. germ. 848, fol. 69r, Herr Werner von Teufen

Dans les chevauchées à la campagne, il arrive que ce soit la femme qui tienne le faucon (bien que l’inverse soit le plus fréquent).

Il semble que « porter le faucon » soit synonyme de « porter la culotte ». Ainsi Herr Werner von Teufen est totalement soumis à la fauconnière : il a lâché bride à son désir (son cheval), tandis que la femme maîtrise à la fois son propre désir (le cheval gris à la bride rouge) et son amoureux (le faucon gris aux laisses rouges). L’équivalence entre l’amoureux et le volatile est soulignée par l’équivalence des postures : les mains posées sur les épaules de la dame, les griffes posés sur son gant.


1305-15 Codex Manesse, UB Heidelberg, Cod. Pal. germ. 848, fol. 249V Herr Konrad von Altstetten

1305-15 Codex Manesse, UB Heidelberg, Cod. Pal. germ. 848, fol. 249r, Herr Konrad von Altstetten

A l’inverse, c’est Herr Konrad von Altstetten qui attire les attentions de sa dame, tout comme le morceau de viande attire l’appétit de son faucon.


Nicola et Giovanni Pisano 1275 Perugia_-_Fontana_Maggiore_Mesi_MaggioMois de Mai, Nicola et Giovanni Pisano, 1275, Fontana Maggiore, Pérouse
Promenade au faucon Valve de miroir vers 1340-50 Victoria and Albert Museum, n 247-1867Promenade au faucon, Valve de miroir, vers 1340-50, Victoria and Albert Museum, n° 247-1867

Dans le premier cas, la dame au faucon mène la chasse, l’homme couronné de fleurs la rejoint pour lui offrir un bouquet (le petit couple entre les deux est le symbole des Gémeaux). Dans le second, c’est l’inverse : la dame a fouetté son cheval pour rattrapper son aimé, qui la récompense d’une main et de l’autre son faucon.

Pour Térence Le Deschault de Monredon ([B5a], p 157), cette signification serait généralisable : celui qui porte le faucon est celui, dans le couple, qui maîtrise la situation. On voit que cette rhétorique est bien plus sophistiquée que l’assimilation systématique du faucon au phallus.


Pontifical de Guillaume Durand, vers 1357, Paris, Bibl. Sainte-Genevieve, MS 143 fol 165Pontifical de Guillaume Durand, vers 1357, Paris, Bibl. Sainte-Geneviève, MS 143 fol 165

Le seul cas indiscutable de fauconnière phallophore n’est justement pas une image, mais une caricature.  Cette marge à drôlerie fonctionne sur le principe du monde inversé :

  • un lapin chevauche un chien de chasse ;
  • le faucon rapide est transformé en  escargot   (sous-entendu possible : le membre au repos pointe sa tête) ;
  • le lapin  enfile le gant (sous-entendu possible :  la fille s’occupe d’elle-même).

Sur le symbolisme féminin du lapin, voir Le lapin et les volatiles 1.


sb-line

Le faucon courtois

Ainsi, dans la littérature courtoise, le faucon métaphorise agréablement l’un ou l’autre sexe :

  • à cause de la difficulté à l’apprivoiser, il est souvent comparé à la dame.
  • à cause de sa loyauté à son propriétaire, il est parfois loué comme l’image du parfait amant.


1320 ca Le retour du faucon Fragment d'aumoniere Musee des Tissus LyonLe retour du faucon vers 1320, Fragment d’aumônière, Musée des Tissus, Lyon

Enfin, comme il prend la fuite facilement, il illustre équitablement les deux sexes : le thème du faucon perdu apparaît dans le Falkenlied de Kürenberg (1160-70), signifiant la femme abandonnée. Dans la littérature germanique, le faucon perdu symbolise le plus souvent l’amant disparu, dans la littérature anglaise c’est plutôt l’inverse ([B4], p 173).


Couple d'amoureux Valve de miroir en Ivoire 14eme s British museumCouple d’amoureux, Valve de miroir en ivoire, début 14ème, British museum (Koechlin [B5] N°911)

Pour Bruno Roy [B6], chaque amant désignerait du doigt le sexe de l’autre, l’index de la dame étant cassé. En fait, il n’en est rien : chacun porte sur sa main gauche un gant de fauconnier. L’homme tient le faucon par ses jets et l’attire avec un morceau de viande (pât ou reclain) dans sa main droite nue , afin qu’il vienne se poser juste au dessus, sur la main gantée de la dame. Celle-ci tient dans sa main droite un objet difficilement lisible, qui pourrait être le chaperon de l’oiseau pour l’aveugler, dès qu’il sera posé ([B5], N°911). Ce vol de l’oiseau vers la dame se place dans la rhétorique de l’échange courtois, mais il est toujours loisible d’y voir un sous-texte plus explicite.

Lylan Lam [B7] rapproche cette valve d’un texte de Chrétien de Troyes où la soif du cerf et l’appétit du faucon sont successivement comparés à l’étreinte amoureuse entre Erec et Enide :

« Cers chassiez qui de soif alainne
Ne desirre tant la fontainne,
n’espreviers ne vient a reclain
si volantiers quant il a fain,
que plus volantiers n’i venissent,
einçois que il s’antre tenissent. »


1340-50 Tristan et Iseut a la fontaine Louvre1340-50, Louvre 1300-50 Tristan et Iseut a la fontaine Musee de Cluny1300-50, Musée de Cluny

Tristan et Iseut à la fontaine

Ces deux ivoires contemporains illustrent le même passage du roman : en voyant son reflet dans la fontaine, Tristan se rend compte que le roi Marc, l’époux d’Iseut, s’est caché dans l’arbre pour les surprendre, et il montre discrètement le reflet à Iseut.

On voit ici combien la prudence s’impose quant à la symbolique sexuelle des petits animaux :

  • dans la première image, tout colle : Iseut à gauche porte son petit chien touffu, et Tristan son faucon phallique ;
  • dans la seconde image, rien ne va plus : c’est Tristan à gauche qui tient l’animal velu, et Iseult qui tient le rapace (bien sûr, on peut toujours dire que chaque sexe porte ce qui lui manque).


1300-20 Le Dieu de l'Amour et un Couple d'amoureux Valve de miroir en Ivoire VandALe Dieu de l’Amour et un Couple d’amoureux, Valve de miroir en ivoire, début 14ème, Victoria and Albert Museum (Koechlin [B5] N° 1068)

Ce couple visé par les deux flèches met en balance la couronne tenue par l’amante et le faucon tenu par l’amant. Bruno Roy [B6] ne manque pas d’y voir les symboles sexuels qui s’imposent.


1440-50 Couple d'amoureux valve de miroir Walters Art Museum BaltimoreCouple d’amoureux, 1440-50, valve de miroir en ivoire, Walters Art Museum, Baltimore.

En fait, cette symétrie facile n’est guère dans l’esprit de l’époque : dans cette composition similaire, la dame couronne son amant qui s’agenouille devant elle. Tandis que la valve du British museum montrait l’envoi du faucon de l’amant à l’amante, le don s’effectue ici en sens inverse. Nous sommes donc dans la rhétorique de l’échange de présents, plutôt que dans l’allusion à des faveurs plus appuyées.


1302-05 Breviaire de Renaud de Bar Jeanne de Toucy Verdun BM 107 fol 32 IRHTBréviaire de Renaud de Bar, 1302-05 Verdun BM 107 fol 32, IRHT

Cette page du Bréviaire de Renaud de Bar, évêque de Metz, est décoré de ses armoiries et de celles de sa mère Jeanne de Toucy : la bas de page n’a donc rien d’érotique, malgré le fouet manié par la dame et la couronne brandie : il ne s’agit que d’effaroucher les oiseaux et de montrer l’enjeu de la chasse.


1302-05 Breviaire de Renaud de Bar Verdun BM 107 fol 12 IRHTBréviaire de Renaud de Bar, 1302-05 Verdun BM 107 fol 12, IRHT

Cette scène du même manuscrit est très proche de l’esprit de la cassette du British museum : au son d’un rebec, la dame et le damoiseau affaîtent chacun son faucon, à l’aide d’un leurre à plume : pour l’instant, les oiseaux sur les arbres n’ont encore rien à craindre. Les filières attachées aux pattes des deux oiseaux servent à les empêcher de s’enfuir. Pour montrer son courage, la précision de son dressage ou l’obéissance de son oiseau, le jeune homme le porte à main nue, son gant posé au pied de l’arbre. A noter, accroché juste au dessus, une gibecière triangulaire, nommée « fauconnière ».


1300-40 Royal MS 10 E IV fol 79vDécrétales de Grégoire IX, 1300-40, Royal MS 10 E IV fol 79v

Dans ce manuscrit très austère, les bas de pages forment des séries, destinées à divertir le lecteur tout en identifiant visuellement les groupes de pages. Ici, la dame a eu plus de chance que le damoiseau : son bras est couvert de trophées, tandis qu’il n’a rien attrapé : sa fauconnière est vide.



1300-40 Royal MS 10 E IV fol 78rFol 78r

1300-40 Royal MS 10 E IV fol 79rFol 79r

Toutes les autres pages de la section montrent des femmes entraînant leur oiseau. Elles ont probablement un côté humoristique, « monde à l’envers », comme de nombreux bas de pages drolatiques du manuscrit, où des animaux ou des femmes se livrent à des occupations manifestement masculines :
1300-40 Royal MS 10 E IV fol 43vFol 43v


Le don du coeur

Dame couronnant son amant Valve de miroir vers 1300 Victoria and Albert Museum, n 217-1867Dame couronnant son amant, Valve de miroir vers 1300, Victoria and Albert Museum, n° 217-186

Le don du coeur, de l’amant à l’amante ou réciproquement, est un thème courant de la littérature courtoise, un peu plus rare dans l’iconographie. Ici l’amant offre son coeur dans un linge, en échange d’une couronne. Les deux chevaux dont on ne voit que le mufle, tenus et menacés du fouet par un valet, symbolisent les désirs bestiaux qu’il s’agit de maîtriser.


Fermail (Gulden Heftlein) Kunstgewerbemuseum Berlin inv F 1364Fermail parisien (Gülden Heftlein), fin XIVème, Kunstgewerbemuseum Berlin, inv F 1364

Il se trouve qu’il était habituel de récompenser le faucon en lui donnant à manger le coeur de l’animal qu’il avait capturé ([B5a], note 12). Ainsi la rhétorique du don du coeur se tranpose au cas particulier du faucon. Ici, comme le note Térence Le Deschault de Monredon :

« La dame, tout en récompensant l’oiseau, affiche la prise de sa proie dont elle
brandit le coeur, attribut qui autorise immédiatement une lecture courtoise de la scène. »


Tapisserie : L'offrande du coeurLe don du coeur, 1400-10, Louvre

Cette tapisserie est un autre exemple de combinaison des deux thèmes du désir humain et de l’appétit animal.

Le chien, symbole ici du désir masculin, prend les devants pour s’approcher de la fleur qui lui est négligemment tendue. Tandis que le faucon, symbole ici du pouvoir féminin [B9], se régale à l’avance du « reclain » rouge qui lui est offert.

Il y a probablement ici une composante satirique :

  • dans le désintérêt affiché par la femme (contredit par le regard intéressé de son faucon) ;
  • dans la figure glorieuse du coq en pourpoint rouge (contredite par la taille minuscule de son offrande).

Après trois siècles d’amour courtois, l’image traduit pour le moins une forme de prise de distance par rapport à une imagerie vieillissante.


sb-line

Le faucon déprécié

1226–1275 Bible Moralisee Oxford, Bodl., 270 b, fol. 135vBible Moralisée, 1226–1275, Oxford, Bodl. 270 b, fol. 135v

Oiseau emblématique de la noblesse, le faucon est dès le départ mal vu par l’église au nom de la condamnation de la chasse. Dans les Bibles moralisées, comme l’a montré Mira Friedmann [B8], le faucon n’est associé qu’aux hommes, incroyants ou pécheurs :

Ceci signifie que le bon prélat doit sévèrement corriger le pécheur et prier en secret pour lui, afin que le Seigneur lui soit propice.

Hoc significant quod bonus prelatus aspere debet corrigere peccatorem et in secreto orarepro ipso ut dominus propitius ei fiat.

Malgré cette réprobation religieuse, le faucon restera longtemps l’attribut privilégié de la noblesse.

A partir du milieu du XVème  siècle, la fauconnerie perdra de son prestige et le faucon de ses plumes : on lui prêtera de plus en plus une signification négative : dédain, rapacité, voire luxure.

Meister der Weibermacht 1451–1475 Macht_des_Weibes Staatliche Grafische Sammlung MunichLe Pouvoir des femmes
Meister der Weibermacht, 1451–75, Staatliche Grafische Sammlung, Münich

L’ironie est tout à fait perceptible au milieu du siècle, dans cette gravure dont on ne connait que cet unique exemplaire. A la place d’un faucon, la dame tient un coucou, comme elle le proclame dans la banderole :

Je monte à dos d’âne quand je veux,
Un coucou, voilà mon faucon,
J’attrape beaucoup de fous et de singes avec !

Eynen essel reyden ich wan ich weil /
Ein gauch dat is myn federspil /
Da myt fangen ich naren ind affen vil

En vieil allemand, « Federspiel », le « jouet à plumes », est synonyme de faucon, avant que ce sens ne recule à partir du XVIe siècle pour désigner uniquement le leurre [B10].

Image habituelle de l’imbécile, le coucou parodie le faucon, comme l’âne parodie le cheval : c’est ici une maîtresse de pacotille qui règne sur des singes et des fous.

Comme le note Paolo Parisi [B10], cette gravure inaugure une critique de classe qui s’exprimera pleinement dans la Nef des Fous, de Sébastian Brant.


Maitre_E._S._1460 ca Les_Amoureux_sur_un_banc_de_gazon_British MuseumLes Amoureux sur un banc de gazon, Maître E.S. , vers 1460, British Museum

Chez Maître E.S., le thème du Jardin d’Amour n’est jamais loin de l’ironie envers les moeurs de la noblesse (pour d’autres exemples, voir – Le symbolisme du perroquet).

Les amoureux sont coiffés de leurs attributs obligés (couronne de fleurs et bonnet à franges, voir 1-3a Couples germaniques atypiques ), et placés dans la position qui caractérise les couples non maritaux (l’homme à gauche). La fille repousse d’un air ahuri la main aventureuse du garçon, sans qu’on sache si sa réticence condamne l’audace ou la maladresse. Les deux animaux familiers se retrouvent eux aussi dans des situations peu glorieuses :

  • le bichon de la fille, symbole de l’amour fidèle, se fait coincer entre les deux, en chien de garde peu fiable ;
  • le faucon du garçon, symbole de l’amour noble, se retrouve planté à l’écart sur le gant, dans la même situation que le pot de fleur.

Le godelureau porte des vêtements à la mode : manche à crevés, tunique fendue montrant la fesse, socques en bois au bout très allongés, dont l’outrance procède probablement d’une intention ironique [B11]. Mais c’est surtout la dispersion des objets enfilables (socque perdue et retournée, gant abandonné) qui dénote l’inexpérience du jeune homme. Comme le note Michael Camille :

« la nervosité fragile du moindre trait de la gravure démonte la chevalerie charlatanesque de ces deux nigauds à la taille de guêpe, dont l’indétermination érotique était la risée de la classe bourgeoise de marchands craignant Dieu, qui achetait ce type de gravure » ([B0], p 158)



1500-25 Jheronimus_Bosch_Table_of_the_Mortal_Sins_(Invidia) PradoL’Envie
Bosch, 1500-25, Table des Sept Péchés mortels, Prado, Madrid

Bosch utilisera à son tour la décrépitude du faucon dans sa représentation de l’Envie. La scène se passe devant un octroi. La fille du percepteur fait tourner la tête d’un piéton. Son compagnon l’attend, le faucon au poing, et jette des regards envieux en direction du couple. Le percepteur excite l’envie des chiens en agitant un os, et on comprend que de même il manipule sa fille pour aguicher les passants.



C) Les ailes de Frau Minne

Après la Femme au coucou, présentons  une autre femme forte spécifiquement germanique, qui a elle-aussi à voir avec le pouvoir et les oiseaux.

Le développement de la littérature courtoise en Allemagne, à partir de 1150, va aboutir, à la fin du XIVème siècle, à l’émergence de la figure très particulière de Frau Minne (Dame l’Amour). Selon Naomi Reed Kline [C1] :

« Parmi les développements historiques et culturels qui ont considérablement éloigné le monde féodal des Minnesinger du monde germanophone du XVe siècle, se place la reconsidération de l’amour idéal qui, en partie, a été opérée par la figure de «Frau Minne», gardienne et juge de la fidélité conjugale. Une série d’objets alsaciens, bâlois, zurichois et allemands laisse entrevoir les aspirations d’une classe bourgeoise qui tenait encore aux idéaux chevaleresques de l’amour mais croyait à la solidité du mariage. Alors que les premiers Minnesänger écrivaient sur un amour abstrait, les textes inscrits sur les coffrets de courtoisie (minnekästchen) sont centrés sur l’ego masculin et exigent une réponse concrète, fiançailles ou mariage : ce sont des discours adaptées aux changements sociaux et économiques. L’invention de Mme Minne en a assuré le contrôle ».


Psalter. Flandres 1325 ca Bodleian Library MS. Douce 6 fol 159v

Psautier d’Oxford, Flandres, vers 1320, Bodleian Library MS. Douce 6 fol 159v

Dans ce bas de page, Cupidon armé d’un dard est perché à gauche, au dessus du couple [C1a]. L’homme offre à la Dame le résultat , son coeur transpercé d’une flèche. A droite il est réconforté (ou incité à avancer ?) par une femme ailée. Dame Amour fait donc son apparition dans l’iconographie comme l’alter ego, féminin et terrestre, de Cupidon.


Frau Minne Couvercle en cuite d'une Minnekastchen, 1330-60, Berlin, Kunstsgewerbemuseum, Staatliche Museen zu BerlinCouvercle en cuir d’une Minnekästchen, 1330-60, Berlin, Kunstsgewerbemuseum, Staatliche Museen zu Berlin

Au départ, Frau Minne est représentée avant tout comme une Reine trônante : ici elle se fait l‘arbitre du couple, donnant raison à l’homme qui se plaint que celle qu’il aime soit impitoyable (« meine Geliebt gehassig ist« ).


Frau Minne 1413 in der Prachthandschrift des Hugo von Montfort,Universitatsbibliothek Heidelberg, Cod. Pal. germ. 329 fol 1rFrau Minne, Prachthandschrift de Hugo von Montfort,1413, Universitätsbibliothek Heidelberg, Cod. Pal. germ. 329 fol 1r Frau Minne 1430 (partie d'un lustre) Stadtmuseum WiesbadenFrau Minne (partie d’un lustre), 1430, Stadtmuseum Wiesbaden

Les illustrateurs imaginent des trônes de plus en plus extraordinaires : deux lions ou deux oiseaux de proie.


Frau Minne Couvercle de Minnekastchen, fin 14eme,Kunstgewerbemuseum, Staatliche Museen zu BerlinCouvercle de Minnekästchen, fin 14eme, Kunstgewerbemuseum, Staatliche Museen zu Berlin.

Sur ce couvercle l’homme remet son coeur entre les mains de son aimée, alors qu’il doit partir en voyage :

Mon Trésor, sois-moi gracieuse, alors que je dois me séparer de moi.

Mein Schatz, sei mir gnädig, wenn ich mich von dir scheiden soll


Frau Minne est garante de leur engagement mutuel de fidélité, qui se développe dans les dialogues des panneaux latéraux ([C1], p 85). Son trône est ici rien moins qu’un homme à quatre pattes, tandis qu’un attribut nouveau, les deux immenses ailes, se déploient au dessus des deux protagonistes, On notera la parenté, mais au féminin, avec la figure du Dieu de l’amour couronné et ailé, tel qu’il apparaît en France dans les ivoires parisiens et les illustrations du Roman de la Rose. Les ailes conférent un caractère céleste et divin à l’accord entre les deux parties.


Frau Minne 1400 ca Zunfthaus zur Zimmerleuten ZurichFrau Minne, vers 1400, Zunfthaus zur Zimmerleuten (maison de la Guilde des Charpentiers), Zürich

Dans cette fresque récemment découverte [C2], les grandes ailes noires de Frau Minne ne jouent plus un rôle d’équilibrage entre les sexes, mais de pure domination sur le sexe mâle : trônant sur deux hommes à quatre pattes, elle vient d’arracher le coeur du jeune homme situé à sa gauche, tout en plantant sa lance dans le flanc de celui situé à sa droite.


Les tapisseries de Regensburg

Deux tapisseries réalisés pour décorer la mairie de Regensburg montrent également Frau Minne ailée, mais dans un registre plus apaisé.

Parmi les vingt quatre médaillons de la tapisserie la plus ancienne, elle apparaît semble-t-il à trois reprises :


Frau Minne Tapisserie aux medaillons 1385-1395 Museum der Stadt Regensburg photo imareal Medaillon 5Frau Minne ?, Médaillon 5
Tapisserie aux médaillons 1385-1395 Museum der Stadt Regensburg photo imareal

Le médaillon 5 montre une figure ailée, mais sans couronne, posant ses mains sur le crâne dégarni d’un homme assis entre deux femmes. Le texte est loin d’être clair : « Beau lin, je vais l’acheter pour vous, mais seulement pour glorifier votre chevelure ».


Frau Minne Tapisserie aux medaillons 1385-1395 Museum der Stadt Regensburg photo imareal Medaillon 13 14Frau Minne, Médaillons 13 et 14

Le médaillon 13 montre une femme ailée et couronnée, qui vient de tirer à l’arc sur un jeune homme :
« J’ai gagné le tour (je suis allongé sur les genoux de la bien-aimée) et je peux maintenant (profiter de la) flèche que Minne a tirée »

Dans le médaillon 14, les flèches ont été transférées de Minne au coeur du jeune homme, transformant celui-ci en une sorte d’oiseau transpercé par la flèche : « Mon coeur souffre l’agonie, ôte-moi maintenant la flèche de l’amour. »


vCouple au faucon, médaillons 15 et 16

Les deux médaillons suivant ne montrent pas Frau Minne, mais des thèmes courtois que nous connaissons bien.

Le médaillon 15 est expliqué par son texte : « Les femmes et les faucons attendent trop sans but » (il serait logique que l’objet rouge tenu par la femme soit le gant de fauconnier qu’elle tarde à enfiler, empêchant l’oiseau de la rejoindre).

Le médaillon 16 est celui du Tristan et Iseult épiés par le roi Marc : « Je vois dans le reflet de la fontaine mon Seigneur dans l’arbre ».


Frau Minne Le Jugement de Minne 1410-1420 Museum der Stadt Regensburg photo imarealLe Jugement de Minne, 1410-1420, Museum der Stadt Regensburg, photo imareal

La seconde tapisserie de la mairie de Regensburg illustre le poème « der elende Knabe (le pauvre garçon)« , qui dans la forêt rencontre Frau Minne, ou Frau Vénus. Il s’agit de l’homme élégant à sa droite, face à un nain méprisable qui tente de gagner par de l’argent les faveurs de Frau Minne. La couleur rouge, qui les unit, est celle de l’amour ardent. Particulièrement imposant, le trône est ici composé de deux aigles et d’un lion.


Frau Minne 1400 ca Interieur couvercle minnekatchen Musee national suisse Zurich Inv.-Nr. AG 1741 fig 104Intérieur du couvercle d’une Minnekätchen, Musée national suisse, Zurich Inv.-Nr. AG 1741 fig 104 [C3]

Comme l’a noté Jürgen Wurst [C3], on retrouve les mêmes ailes de paon et le même siège à deux aigles dans cette image, dont le texte est malheureusement illisible. On perçoit bien toute l’ambiguïté que finit par créer le cumul des attributs : reine-oiseau par ses ailes et son trône, Frau Minne est aussi oiseleuse par son arc, dans une sorte de monde à l’envers qui fait de la femme la maîtresse et du volatile le chasseur.

sb-line

Une Vénus ailée

On voit à ces quelques exemples combien la signification aussi bien que l’iconographie de Frau Minne sont fluctuantes, au gré de la fantaisie des artistes. Partant d’une figure royale, elle emprunte ses ailes, puis ses flèches, au Dieu de l’Amour qu’elle féminise. Progressivement, on en vient à l’identifier avec Vénus, auxquelles elle donne un nouvel attribut inconnu des antiques : les ailes.


1478 Venus avec arc et fleche, illustration pour le Minnereden de Johann von Konstanz, 56 Minnereden Universitätsbibliothek Heidelberg, Cod. Pal. germ. 313 fol 1rLe rêve d’un jeune homme, 1478 , illustration pour le Minnereden de Johann von Konstanz, 56 Minnereden Universitätsbibliothek Heidelberg, Cod. Pal. germ. 313 fol 1r

Cette figure improbable combine les attributs de Cupidon (le bandeau, le brandon) et ceux de Frau Minne (la couronne, les ailes, l’arc) : l’effet est volontaire, puisque le poème débute par le rêve d’un jeune homme, dans lequel ces deux entités lui apparaissent. On notera que trois attributs collatéraux (la nudité, les longs cheveux, la station debout) sont ceux de Vénus. Volontaire ou pas, l’assimilation de Frau Minne à une Vénus ailée suit son cours.

C’est dans la Nef des Fous que l’agglomération atteindra son point ultime, Frau Minne s’effaçant définitivement devant cette nouvelle figure de Vénus.


Meister der Weibermacht 1451–1475 Macht_des_Weibes Staatliche Grafische Sammlung MunichLe Pouvoir des femmes
Meister der Weibermacht, 1451–75, Staatliche Grafische Sammlung, Münich
Frau Minne Sebastian Brant Narrenschiff Chap 13 Von Buolschafft Bale (Bergmann von Olpe) 1494 fol 17vDe l’Amant (Von Buolschafft)
Sebastian Brant, La nef des Fous (Das Narrenschiff) Bâle (Bergmann von Olpe) 1494 chap 13 fol 17v

On reconnaît, à la fois dans l’image et dans le texte, l’influence de la gravure du Meister der Weibermacht :

De ma corde je chasse çà et là
Des fous, singes, ânes, coucous,
Que je séduis, trompe et éblouis [C4].

An mynem seyl ich draffter yeich
Vil narren affen esel geüch
Die ich verfűr betrüg vnd leych

Le bestiaire de la dominatrice est identique : la seule différence est qu’elle porte maintenant la couronne et les ailes de Frau Minne, et que le texte la désigne explicitement comme étant Vénus accompagnée de Cupidon. Sur son autre compagnon, le squelette, voir La Mort dans le Dos (Frau Welt).


Frau Minne Sebastian Brant Narrenschiff Chap 50 Von Vollust Bale (Bergmann von Olpe) 1494 fol 62vDe la luxure (Von Vollust)
Sebastian Brant, La nef des Fous (Das Narrenschiff) Bale (Bergmann von Olpe) 1494 chap 50 fol 62v

 

La Luxure tombe sur beaucoup à cause de leur simplicité
Elle en tient beaucoup par l’aile
Beaucoup y ont choisi leur fin [C4].

Wollust durch eynfalt manchen feltt
Manchen sie ouch am flug behelt
Vil hant jr end dar jnn erwelt

Cette autre image d’une maîtresse tenant trois animaux par la patte s’inspire, pour le renouvellement du bestiaire, de Proverbes 7,10-23 : on y trouve un « oiseau qui se précipite dans le filet » et un « boeuf qui va à la boucherie ». L’agneau a été rajouté par Brant, comme exemple de bête naïve.


Hopfer_Daniel_Frau_Venus_mit_Amor_und_Teufel 1512 caFrau Vénus, l’Amour et le diable
Daniel Hopfer, 1512

Dans cette gravure très inventive, Hopfer fusionne la formule de Frau Vénus (avec ses ailes) et celle de la Femme servant d’appât pour le diable oiseleur (voir L’oiseleur).


 

Sebald_Beham 1518-30_Venus_and_Cupid Audaces Venus ipsa iuvatVénus et Cupidon (Audaces Venus ipsa iuvat), Sebald Beham, 1518-30

Beham applique humoristiquement à Vénus le rôle d’initiatrice de Frau Minne : la maxime « Vénus aide les audacieux » nous fait comprendre que le jeune Amour, aveugle et maladroit, sera guidé comme il convient.


Sebald_Beham_1540 Vom Adel vnd Fürtreffen Weibliches geschlechts Heinrich Cornelius Agrippa von NettesheimPage de titre de « Vom Adel vnd Fürtreffen Weibliches geschlechts » d’Agrippa von Nettesheim,
Sebald Beham, 1540

Le figure de Vénus et Cupidon est ici transposée en une image générique, montrant la Femme sous la forme d’un génie nourricier et vainqueur de la Mort, auquel rend hommage le genre masculin, réduit à bambin fessu :

« La Femme est la couronne, l’honneur et la gloire de l’Homme ».


Sebald_Beham Patientia 1540Patientia, 1540 Beham-Sebald-Death-&-Standing-Woman-1547-engraving-BMLa Mort et la Femme, 1547, British Museum

Sebald Beham

Plus généralement, les ailes sont pour Beham l’attribut d’une entité abstraite, par exemple la Patience (suivant la convention rendue célèbre par  la Melencolia de Dürer).

Elles sont aussi un motif graphique percutant : dans la gravure de 1547, la Mort a en quelque sorte dépouillé la Beauté de ses ailes, illustrant littéralement la maxime :

La Mort retire à l’homme toute beauté

Omnen homine venustatem mors abolet



D) L’oiseleuse

Le Codex Cocharelli est un manuel à usage privé, réalisé par un membre de cette famille de riches banquiers génois pour l’éducation de ses enfants. Il présente donc des images qui n’ont aucun équivalent, dont celle que nous allons commenter.

1330-40 Cocharelli codex BL Add MS 27695 fol 15vCodex Cocharelli, 1330-40, BL Add MS 27695 fol 15v

Cette page charmante est véritable anthologie aviaire : on y voit des oiseaux de toute espèce, des cages de toute forme, et une femme charmante nourrissant un de ses favoris (voir Le Chardonneret, et derrière).

Pourtant cette belle reine n’est autre que la Luxure, et tout le texte de la page est très proche d’un Manuel du confesseur [D1], qui liste les six variantes de ce Vice en haut de la seconde colonne : P(rima), S(ecunda), T(ertia)...



1330-40 Cocharelli codex BL Add MS 27695 fol 15v detailVoici la description de la Sixième qui se place, dans une proximité surprenante, juste au dessus de la dame tendant une gourmandise à son favori :

Vice contre nature : lorsque quelqu’un, en dehors du lieu régulier, dépose et émet sa semence. Et ce vice là peut se faire de plusieurs manières.

Vitium contra naturam : quando aliquis extra locum ordinatum posuit et emitit semen. Et istud tale vitium potuit fieri multis modis

Il ne fait donc guère de doute que les différent oiseaux qui agrémentent cette page devaient être compris comme autant d’organes mâles (uccelini) , toujours prêts à être excités.


L’oiseleuse 1330-40 Cocharelli codex BL Add MS 27695 fol 15v

Cette page très complexe précède largement les autres figurations aviaires de la Luxure (voir – La Luxure à l’oiseau). Cette figure si extraordinaire de reine et d’oiseleuse représente-t-elle vraiment la Luxure ?

Une première réponse est que le Codex Cocharelli traite des Vices et des Vertus dans deux sections différentes, toutes deux incomplètes et désorganisées. La reconstitution proposée par Chiara Concina [D4] ne comporte aucune page représentant à la fois un Vice et une Vertu.


Bouvreuil 1375-85 Petites heures du Duc de Berry BNF Lat fol 18014 fol 9vPetites heures du Duc de Berry, 1375-85, BNF Lat fol 18014 fol 9v 1330-40 Cocharelli codex BL Add MS 27695 fol 15v bouvreuilCodex Cocharelli

Bouvreuil pivoine

Une seconde réponse découle de l’identification de l’oiseau : il s’agit d’un bouvreuil pivoine, passereau bien connu pour sa capacité à apprendre des airs, et pour sa fidélité à sa compagne. Or seul le mâle arbore cette gorge rouge caractéristique.

Notre oiseleuse représente donc bien la Luxure, corrompant le mâle fidèle.


L’oiseleur

1330-40 Cocharelli codex BL Add MS 27695 fol 15v oiseleurL ‘oiseleur du bas de page, caché derrière un buisson, se sert des oiseaux en cage comme appelants pour attirer leurs frères encore sauvages. Faut-il y voir le pourvoyeur de dame Luxure ? Ou bien son alter-ego masculin, le ravisseur dont l’appétit pour les oiselles est insatiable (sur l’Oiseleur comme figure du séducteur, voir L’oiseleur ) ? Mais il semble pour le moins contradictoire que, dans la même page, les volatiles du haut représentent le « petit oiseau » des messieurs, et ceux du bas des ravissantes idiotes.

L’explication inattendue, plus proche de l’esprit du temps, nous est fournie par un des grands textes médiévaux, le Roman de la Rose, dont un passage aurait pu être écrit comme explication du bas de page :

Ainsi comme fait l’oiseleur
Qui va à l’oiseau comme un voleur
L’appelle par de douces sonneries
Caché dans les buissons
Pour l’attirer par son bruit
Afin qu’il puisse le prendre
Le fol oiseau s’approche de lui,
Il ne sait répondre au sophisme
Qui l’a trompé
Par cette sorte de diction.
Ainsi fait le cailler (mâle de la caille) à la caille
Pour que dans le filet elle aille.
Et la caille écoute le son
S’en approche et se précipite
Sous le filet que celui-là a tendu,
Sur l’herbe au printemps fraîche et drue
Il n’est aucune vieille caille
Qui ne veuille venir au caillier
Même échaudée et battue
Par les autres filets qu’elle a vue
Et dont j’espère elle s’est échappée
Alors qu’elle aurait dû être happée.
Roman de la Rose, vers 22287 et s

Ainsinc cum fait li oiselierres
Qui tent à l’oisel, comme lierres,
Et l’apele par dous sonnés,
Muciés entre les buissonnés,
Por li faire à son brai venir,
Tant que pris le puisse tenir;
Li fox oisiaus de li s’aprime,
Qui ne set respondre au sophime
Qui l’a mis en décepcion
Par figure de diccion;
Si cum fait li cailliers la caille,
Por ce que dedans la rois saille;
Et la caille le son escoute,
Si s’en apresse, et puis se boute
Sous la rois que cil a tenduë
Sor l’erbe en printens fresche et druë;
Se n’est aucune caille vielle,
Qui venir au caillier ne veille,
Tant est eschaudée et batuë,
Qu’ele a bien autre rois véuë
Dont el s’ert espoir eschapée,
Quant ele i dut estre hapée



Ainsi l’oiseleur est, comme le Diable, celui qui profite de l’appétit sexuel sous toutes ses formes, masculine autant que féminine :

« Se n’est aucune caille vielle,
Qui venir au caillier ne veille ».


sb-line

Les oiseleurs et l’oiseleuse du psautier d’Oxford

Antérieur d’une dizaine d’années au Codex Cocharelli, ce manuscrit, probablement offert à une dame par le comte de Flandres Louis de Nevers, est célèbre pour ses nombreuses illustrations courtoises, dont une des toutes premières apparitions de Cupidon et de Frau Minne (voir plus haut). Dans d’autres pages, c’est la chasse, ou le piégeage des oiseaux, qui sert de métaphore à l’amour.

sb-line
Psalter. Flandres 1325 ca Bodleian Library MS. Douce 6 fol 41vPsautier d’Oxford, Flandres, vers 1320, Bodleian Library MS. Douce 6 fol 41v-42r

Dans cette première exposition du thème, deux oiseleurs prennent un oiseau au filet, tandis que deux oiseaux encore libres, à droite, sont attirés par l’appelant, l’oiseau en cage. Ces deux oiseleurs illustrent probablement la tromperie, la « conduite perverse » dénoncée par le texte juste au dessus :

« Je ne mettrai devant mes yeux aucune action mauvaise. Je hais la conduite perverse, elle ne s’attachera point à moi. Un coeur faux ne sera jamais le mien; je ne veux pas connaître le mal. » Psaume 101, 3-4


Psalter. Flandres 1325 ca Bodleian Library MS. Douce 6 fol 83vPsautier d’Oxford, Flandres, vers 1320, Bodleian Library MS. Douce 6 fol 83v

Cette seconde page consacrée au piégeage ne se comprend que comme antithèse graphique de la précédente. Le rôle de l’appelant est joué par le fauconnier, encagé dans la lettre L de Laudate : comprenons, ironiquement, que ses louanges (à la dame) se sont retournées contre lui. De même l’oiseleur, bien reconnaissable à sa robe rouge, est pris dans son propre filet. Le fauconnier encagé et le captieux capturé illustrent à nouveaux le Méchant, mais cette fois pris au piège de son propre désir, comme l’explique le texte juste au dessus :

« Le méchant le voit et s’irrite, il grince des dents et l’envie le consume: le désir des méchants périra. » Psaume 112, 10

L’oiseleuse en robe longue et voilée comme une nonne n’a donc ici rien à voir avec la Luxure : elle illustre ici le « Juste » que célèbre le Psaume 112, mais d’une manière ironique : comme une Femme inexpugnable, qui sait tirer les ficelles du désir masculin.


Psalter. Flandres 1325 ca Bodleian Library MS. Douce 6 fol 160vPsautier d’Oxford, Flandres, vers 1320, Bodleian Library MS. Douce 6 fol 160v

L’illustrateur a néanmoins réussi à caser dans le psautier une fin heureuse où la Dame, les seins nus mais la tête toujours pudiquement voilée, a admis dans sa ruelle son amoureux bouclé. L’image est le contrepieds ironique de l’austère passage inscrit juste au dessus, pourvu qu’on traduise littéralement le mot « generatio » du psaume (habituellement rendu par demeure) :

Mon pouvoir reproductif m’est ôté et déroulé loin de moi, comme une tente de berger. Isaïe, 38,12

generatio mea ablata est et convoluta est a me quasi tabernaculum.

Ainsi, par antithèse, la copulation illustre l’impuissance et le lit à courtines, bien protégé dans le château, la tente de berger amovible.


Psalter. Flandres 1325 ca Bodleian Library MS. Douce 6 fol 122vPsautier d’Oxford, Flandres, vers 1320, Bodleian Library MS. Douce 6 fol 122v

La toute première image d’un édifice fortifié apparaît bien avant dans le manuscrit, à la fin du Psaume 127. Celui-ci commence et se termine en évoquant une cité fortifiée :

« Si Yahweh ne garde pas la cité, en vain la sentinelle veille à ses portes. » Psaume 127,1
« Ils ne rougiront pas quand ils répondront aux ennemis, à la porte de la ville. » Psaume 127,5

La drôlerie montre deux femmes qui transportent, sans rougir, un homme caché dans un panier. Gardée par un singe et non par Dieu, la porte de la ville est béante.


Psalter. Flandres 1325 ca Bodleian Library MS. Douce 6 fol 125v-126r
Psautier d’Oxford, Flandres, vers 1320, Bodleian Library MS. Douce 6 fol 125v 126r

Deux autres métaphores de la femme-citadelle apparaissent quelques pages plus loin, dans ce bifolium à lire en parallèle :

  • à gauche un portefaix puise de l’eau et un autre la transporte vers une maison sans défense, au portail étroit lorgné par un bélier (luxure) ;
  • à droite un veneur s’occupe des animaux (un lapin et la meute) et un seigneur frappe sa poitrine de son bonnet rouge, tandis qu’une dame sort au balcon d’un château bien défendu, mais à la herse relevée, et que Cupidon la vise de sa flèche sous l’oeil d’un chien (fidélité).

Le Psaume 131, qui se termine dans la page de gauche, est celui de l’humilité, mais aussi de la solitude :

« Je ne recherche point les grandes choses, ni ce qui est élevé au-dessus de moi. Non! Je tiens mon âme dans le calme et le silence, comme un enfant sevré sur le sein de sa mère »

La maison à la porte trop petite, et où on ne boit que de l’eau, est donc probablement ici une métaphore de la jeune vierge. 

Le Psaume 132, à droite, exprime l’amour voué, mais différé :

«Je n’entrerai pas dans la tente où j’habite, je ne monterai pas sur le lit où je repose; Je n’accorderai point de sommeil à mes yeux, ni d’assoupissement à mes paupières, jusqu’à ce que j’aie trouvé un lieu pour Yahweh, une demeure pour le Fort de Jacob.»



Si on les regarde en séquence, les quatre lieux fortifiés du manuscrit présentent une sorte de gradation.

Psalter. Flandres 1325 ca Bodleian Library MS. Douce 6 villes schema

Pour les trois premiers, qui illustrent le cantique de la montée, on rencontre successivement :

  • une ville ouverte à toutes les impudences ;
  • une maison virginale,  en hauteur, où l’on ne boit que de l’eau pure ;
  • un château bien défendu, où l’amour se déclare à distance.

La fin heureuse vient compléter la gradation : l’amoureux accomplit le voeu du psaume 132, en rejoignant « la tente où j’habite » et « le lit où je repose ».



Post-scriptum

koppay.josef 1880 ca falknerin collection privee

La fauconnière
Josef Koppay vers 1880, collection privée

Avec son plumet qui l’assimile à son faucon, cette femme fatale prend pour proie tout ce qui fuit dans le taillis.


Icart 1929 Le marche aux oiseauxLa marchande d’oiseaux, Icart, 1929

En prétendant  montrer une sentimentale émue par l’amour entre les deux inséparables – une fille qui donne une maison aux oiseaux – Icart développe en fait, comme à son habitude, le thème de la femme libérée, collectionneuse d’amants de toutes tailles et de tous plumages.


henry sebastian (Ludwig Lutz Ehrenberger) juillet 1935-marchandes-doiseaux gallica
Marchandes d’oiseaux, Henry Sebastian (Ludwig Lutz Ehrenberger), Le Sourire, juillet 1935, Gallica

Les encageuses, en version noire.


Références :
[A1] Christiane Klapisch-Zuber « L’arbre aux galants » dans « LE CORPS, LA FAMILLE ET L’ÉTAT »
https://books.openedition.org/pur/103998
Johann J. Mattelaer, « The Phallus Tree: A Medial and Renaissance Phänomen », Sexual Medicine History, European Association of Urology, Arnheim 2009″ https://krapooarboricole.files.wordpress.com/2019/10/mattelaer-2010-the_journal_of_sexual_medicine.pdf
https://krapooarboricole.wordpress.com/2018/01/23/larbre-aux-phallus/
[A2] Le Roman de la Rose, vers 14823 https://books.google.fr/books?id=ONinnnJnPdwC&pg=PA136
[A3] L’étude la plus récente et complète, qui discute les interprétations précédentes, est celle de Stefan Hammerl, Strange fruits, die Geschichte des Phallusbaumes http://www.juwelen-hammerl.at/milionart/DER_PHALLUSBAUM.PDF
[A4] https://www.islotti.edu.it/wp-content/uploads/2019/01/Albero-della-Fecondit%C3%A0.pdf
[A5] Dishat Harman, « Imperial Eagle under the Pallus Tree: A New Interpretation of the Political Symbols in the Massa Marittima Fresco ». https://www.academia.edu/7765966/Imperial_Eagle_under_the_Phallus_Tree_A_New_Interpretation_of_the_Political_Symbolism_in_the_Massa_Marittima_Fresco
[A6] Latin : https://la.wikisource.org/wiki/Malleus_Maleficarum
Traduction anglaise : https://archive.org/details/malleusmaleficar0000inst/page/192/mode/2up?q=nest

[B0] Michael Camille « The medieval art of love: objects and subjects of desire » https://archive.org/details/medievalartoflov0000cami/page/12/mode/2up?view=theater
[B0a] https://www.moyenagepassion.com/index.php/tag/lauzengier/
[B0b] Jean Wirth, Villard de Honnecourt, architecte du XIIIe siècle https://www.academia.edu/36811578/Villard_de_Honnecourt_architecte_du_XIIIe_si%C3%A8cle
[B1] Paule Le Rider « L’ÉPISODE DE L’ÉPERVIER DANS « ÉREC ET ÉNIDE » » Romania Vol. 116, No. 463/464 (3/4) (1998), pp. 368-393 https://www.jstor.org/stable/45039431
[B2] Pour Beate SCHMOLKE-HASSELMANN, le faucon et les gants formeraient un couple d’objets sexualisés, l’un phallique et l’autre vaginal. Ce sous-entendu n’a rien d’évident dans l’iconographie, où on les trouve dans les mains de l’un et de l’autre sexe. Voir Beate SCHMOLKE-HASSELMANN, « Accipiter et chirotheca. Die Artusepisode des Andréas Capellanus — eine Liebesallegorie ? », dans Germanisch-Romanische Monatsschrift, N.F., 63 (1982), p. 387-417
[B3] Heinz Peters (1973) Falke, Falkenjagd, Falkner und Falkenbuch RDK https://www.rdklabor.de/wiki/Falke,_Falkenjagd,_Falkner_und_Falkenbuch
[B4] Baudouin van den Abeele « La fauconnerie dans les lettres françaises du XIIe au XIVe siècle » https://archive.org/details/bub_gb_Po9hoLIlZJMC
[B5] Koechlin , 1924, Les ivoires gothiques français (Band 2): Catalogue — Paris, 1924 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/koechlin1924bd2/0380/image,info,thumbs
[B5a] Térence Le Deschault de Monredon, « La femme au faucon » https://www.academia.edu/9318462/La_femme_au_faucon
[B6] Bruno Roy « Archéologie de l’amour courtois, Note sur les miroirs d’ivoire » https://books.openedition.org/pur/31896
[B7] Lylan Lam « Les valves de miroir gothiques: sources littéraires et iconographie » Zeitschrift für Kunstgeschichte 74. Bd., H. 3 (2011), pp. 297-310 https://www.jstor.org/stable/41310778
[B8] Mira Friedmann, « Sünde, Sünder und die Darstellungen der Laster in den Bildern zur „Bible Moralisée » Wiener Jahrbuch für Kunstgeschichte1984 / 01 Vol. 37; Iss. 1
[B9] Audray Penel, FEMME ET DAME DE COURTOISIE DANS LES MANUSCRITS ENLUMINÉS EN FRANCE AUX XIVe et XVe SIÈCLES , p 297 et ss https://www.theses.fr/2019UBFCH006.pdf
[B10] PAOLO PARISI, « Das Motiv des Gauchs als Beizvogel in Sebastian Brants « Narrenschiff » unjd Thomas zurners « Die Narrenbeschwörung ». Eine Untersuchung » https://www.grin.com/document/1005337

[B11] Malgré leur longueur démesurée, les socques à elles-seules ne sont pas systématiquement péjoratives. Chez Schongauer par exemple, on mes trouve tout aussi bien aux pieds d’une Vierge sage qu’à ceux d’une Vierge folle :

1480-85 Deuxième_Vierge_sage SchongauerDeuxième Vierge sage 1480-85 Cinquième_Vierge_folle SchongauerCinquième Vierge folle

1480-85, Schongauer

[C1] Naomi Reed Kline « The Proverbial Role of Frau Minne: ‘Liebe macht Blind »-Or Does it? » dans THE PROFANE ARTS NORMS AND TRANSGRESSIONS, 2016 https://www.academia.edu/43273838/The_Proverbial_Role_of_Frau_Minne_Liebe_macht_Blind_Or_Does_it
[C1a] Cette formule de Cupidon surplombant, dont il existe de nombreux exemples, apparaît avec 1300. Voir Jean Wirth « Les marges à drôleries des manuscrits gothiques (1250-1350) » p 256
[C2] https://www.nzz.ch/frau_minne_hat_sich_gut_gehalten-ld.930946
[C3] Jürgen Wurst « Reliquiare der Liebe:Das Münchner Minnekästchen und andere mittelalterliche Minnekästchen aus dem deutschsprachigen Raum »
 https://edoc.ub.uni-muenchen.de/4623/
[C4] Texte du Narrenshiff en allemand moderne :
https://www.projekt-gutenberg.org/brant/narrens/chap051.html

[D1] Bibliotheca casinensis; seu: Codicum manuscriptorum qui in tabulario casinensi asservantur series per paginas singillatim enucleata, Volume 4 1873 p 207 CodeX 184 « Rationes poenitentiae » https://books.google.fr/books?id=asEbAQAAMAAJ&pg=RA2-PA207
[D4] Chiara Concina « Unfolding the Cocharelli* Codex: some preliminary observations about the text, with a theory about the order of the fragments » https://www.academia.edu/30688966/Unfolding_the_Cocharelli_Codex_some_preliminary_observations_about_the_text_with_a_theory_about_the_order_of_the_fragments_Medioevi_Rivista_di_letterature_e_culture_medievali_2_2016_pp_189_265

Le Chardonneret, et derrière

13 mai 2022
Comments (0)

Un des tableaux les plus connus au monde n’aurait-il été qu’un couvercle ?

Carel-Fabritius-Le-chardonneret-1654-huile-sur-panneau-335-x-228-cm.-Mauritshuis-La-Haye.Le chardonneret
Carel Fabritius, 1654, Mauritshuis, La Haye (33,5 x 22,8 cm).

Les érudits sont suggéré de nombreux usages pour ce très célèbre trompe-l’oeil : porte d’une niche (Kjell Boström, 1950), enseigne d’un libraire et marchand de vin (Wurfbain,1970 et Christopher Brown, 1981), élément d’un meuble, fond d’une boîte à perspective, fond d’un perchoir à chardonneret (Ben Broos, 1987), couvercle d’un tableau (Ariane van Suchtelen, 2003)…

Avant d’approfondir la question, rappelons que, pour les hollandais, le chardonneret n’est pas un oiseau comme un autre.

Un petit acrobate

1330-40 Cocharelli codex BL Add MS 27695 fol 15v detailIllustration de la Luxure (détail)
Codex Cocharelli , 1330-40, BL Add MS 27695 fol 15v

Un exemple précoce de cages en forme de maison, et d’oiseau dressé, est ce détail d’un manuscrit génois à la décoration extraordinaire. L’oiseau fasciné par la belle dame ne ressemble pas à un chardonneret, mais le godet posé sur la tablette de sa cage est peut-être un témoignage du type de tour de force que les hollandais vont populariser au siècle suivant.


Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 246–47 SS. Cornelius and CyprianSaint Corneille et Saint Cyprien, pp. 246–47
Heures de Catherine de Clèves, vers 1440, Morgan Library MS M.917-945

Aux Pays-Bas, le chardonneret a été très tôt un oiseau apprécié pour son intelligence et son habileté.



Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 246–47 SS. Cornelius and Cyprian detail
Les deux godets attachés au même fil passant par deux poulies contiennent probablement l’un de l’eau, l’autre des graines. Attaché par un fil court au piton supérieur, l’oiseau peut se poser sur les pitons inférieurs, mais est obligé pour se nourrir ou boire de faire monter le godet en tirant sur le fil avec son bec. Sur les marges très décorées de ce manuscrit, voir 5.1 Les bordures dans les Heures de Catherine de Clèves.

Le chardonneret, capable de remonter un petit godet d’eau depuis un récipient situé hors de portée, est nommé en hollandais puttertjes, « petit tireur d’eau ».[1]

Joannes Sambucus, Emblemata (1564), p 101 BNF GallicaJoannes Sambucus, Emblemata (1564), p 101

Cette gravure montre un autre dispositif, avec godet, récipient d’eau en bas et mangeoire en haut ; le texte en explique le fonctionnement, et la moralité :

Que n’enseignent pas la nécessité et la faim ?… Tu vois comme les petits oiseaux étanchent leur soif, en tirant ces récipients à eau que tu suspens, et comment ils se procurent avec leur bec la nourriture enfermée. Apprends que tu as par là la raison et la claire expression, de servir plus intelligemment, en privé et en public.

Necessitas qui non docet, fames simul ?… Auiculas cernis sitim vt leuant suam, Trahendo quas appendis vrnulas aqua, Clausum penuque rostro vt inquirant suo. His disce tu prudentius loco, et foro Seruire, cui ratio est, sagaxque dictio.


Abraham-Mignon-Nature-morte-aux-fruits-et-un-chardonneret-1660-1679-Rijksmuseum-AmsterdamNature morte aux fruits avec un chardonneret, 1660-1679, Rijksmuseum, Amsterdam Abraham_Mignon 1668 Fruit_Still-Life_with_Squirrel_and_Goldfinch Museumslandschaft Hessen KasselNature morte avec un écureuil et un chardonneret, 1668, Museumslandschaft Hessen, Kassel

Abraham Mignon

Ces deux natures mortes montrent à gauche le dispositif simple, comme dans l’emblème, et à droite un dispositif plus spécialisé, avec un réservoir en verre suspendu par deux fils à la planchette où se tient l’oiseau. Comme dans le tableau de Fabritius, un perchoir en demi-cercle lui permet de se poser devant sa mangeoire, ici sans couvercle. L’anneau de sa chaîne glisse le long de l’arceau, lui donnant plus d’amplitude de mouvement. Mais la chaîne est suffisamment courte pour l’empêcher d’aller boire directement dans le récipient en dessous,  l’obligeant ainsi à réaliser son tour de force.


Dou et ses sous-entendus

Gerrit Dou a produit, sur une vingtaine d’années, cinq tableaux comportant une « maison à chardonneret » sur une fenêtre, à côté d’une jeune femme. Chacun raconte, sous notre nez, sa petite histoire secrète.

La servante rêveuse

Woman at a window with a copper bowl of apples and a cock pheasant, by Gerrit DouFemme à la fenêtre avec un un panier en cuivre avec des pommes et un faisan
Gerrit Dou, 1663, Musée Fitzwilliam, Cambridge

Commençons par ce tableau, l’avant-dernier et le plus simple. Une jeune servante revient du marché avec un faisan et un panier de cuivre rempli de courses (on ne voit que deux pommes sur le dessus), prétexte à une virtuose étude de reflets. Au dessus d’elle, on voit à droite la cage du chardonneret, à gauche le dispositif où on l’attache pour sa gymnastique.



Gerrit Dou, Femme a la fenetre avec un panier en cuivre empli de pommes et un faisan , 1663, Musee Fitzwilliam, Cambridge detailLa jeune femme lève les yeux vers la maisonnette. Par rapport à celles que nous avons déjà vues, elle a gagné encore en complexité : au sous-sol (le réservoir), au rez-de-chaussée (la planchette), au premier étage (l’arceau et la mangeoire) s’ajoute maintenant un grenier, où l’oiseau peut monter s’abriter.



Gerrit Dou, Femme a la fenetre avec un un panier en cuivre empli de pommes et un faisan , 1663, Musee Fitzwilliam, Cambridge detail 2bisTrès précisément, la servante regarde l’oiseau, qui lui rend son regard. A l’extrême limite de la visibilité, presque caché par la mangeoire, on devine un second oiseau. L’intérêt de la jeune servante n’est donc pas pour les acrobaties : ce qu’elle regarde, c’est le couple, et ce couple l’attendrit et lui donne des idées.

Au passage, le tableau nous donne une indication technique : la mangeoire comporte un large rebord inférieur, sur lequel les graines sortent par une fente dans la partie basse.


Le « petit ouvreur de couvercle » (SCOOP !)

Carel Fabritius, Le chardonneret , 1654, huile sur panneau, 33,5 x 22,8 cm. Mauritshuis, La Haye detail mangeoire

Celle de Fabritius n’en a pas : le tour de force de l’oiseau, c’est de soulever le couvercle [2], d’où l’instance sur les charnières : celle qu’on voit, et celle à laquelle l’oiseau se superpose. Le Chardonneret de Fabritius  n’est pas ici « petit tireur d’eau », mais le « petit ouvreur de couvercle ».

sb-line

La servante malicieuse

Gerrit-Dou-A-Girl-with-a-Basket-of-Fruit-at-a-Window-1657-Rothschild-Collection-at-Waddesdon-Manor-AylesburyJeune fille à sa fenêtre avec un panier de fruit
Gerrit Dou, 1657, Rothschild Collection at Waddesdon Manor, Aylesbury

Ce tableau, le premier de la série, est composé de la même manière. Les objets du premier plan sont pratiquement les mêmes : un pot de fleurs, un panier de courses (cette fois en osier, rempli de pêches et de grappes), un coq la tête en bas.

La même maisonnette nous est montrée en pleine lumière, mais cette fois sans l’oiseau : pour la première fois où Dou reproduit une maisonnette dans tous ses détails, il est étonnant qu’il ait omis son petit locataire : sauf si cette absence est intentionnelle.



Gerrit Dou, A Girl with a Basket of Fruit at a Window, 1657, Rothschild Collection at Waddesdon Manor, Aylesbury detailEn relevant le rideau, la servante nous montre où le chardonneret se trouve : dans la cage près de la seconde fenêtre, sous laquelle la jeune maîtresse prend sa leçon de chant.

Le rideau relevé nous montre ce qu’il faut voir : l’oiseau est à l’intérieur. Et l’air entendu de la servante nous suggère ce qu’il faut comprendre :

  • le violoniste est en train de charmer la maîtresse ;
  • l’oiseau est dans la cage : or l’oiseau et la cage ont, dans la peinture hollandaises, des sous-entendus galants bien connus (voir La cage hollandaise et L’oiseleur ).

Nous regardons alors d’une autre oeil la séquence des objets du premier plan :

  • la fleur (le flirt) ;
  • les fruits (le plaisir) ;
  • le coq mou, renversé la tête en bas (après le plaisir).

sb-line

La maîtresse gourmande

Jeune hollandaise a sa fenetre Gerrit DJeune hollandaise à sa fenêtre
Gerrit Dou, 1662, Galleria Sabauda, Torino

Dans ce deuxième opus de la série, Dou nous montre à nouveau l’oiseau, posé sur une tige et non plus sur un arceau. La mangeoire est de type acrobatique, sans rebord. Mais l’élément vraiment nouveau est le trou rond : margelle à travers laquelle l’oiseau, véritable petite servante, doit faire descendre le godet pour puiser son eau. Le chardonneret est au repos et le godet est en position basse, immergé dans le récipient.

Au premier degré, la jeune élégante qui vient de se pencher par la fenêtre pour attraper une grappe, est gentiment comparée à son oiseau favori, à la porte de sa maison et avec sa boisson suspendue en contrebas.

Au second degré, on se souvient de la symbolique phallique de l’oiseau, aggravée lorsqu’il doit plonger à répétition sa tête à travers un trou pour obtenir à grands efforts sa récompense liquide.

Au troisième degré, Dou nous parle de la Tentation, capable de faire faire des acrobaties dangereuses.

Après le chardonneret et l’oiselle, une troisième victime est sous-entendue : le passant qui, depuis la rue, est tenté d’aller profiter des appas de la jeune femme. Car une fille bien habillée se montrant ostensiblement à la fenêtre ne peut-être, dans la peinture hollandaise, qu’une fille galante.

Sans oublier une quatrième victime de la Tentation : l’amateur d’art, capable de tous les excès pour un tableau de Dou.

sb-line

La manipulatrice de métaphores

Gerrit Dou - A Young Girl at a Window Ledge with a Cat and Mouse-TrapJeune fille à sa fenêtre avec un chat, une souricière, un canard pendu et un pot en étain
Gerrit Dou, 1670-75, Collection particulière

Cette peinture est un florilège de toutes les métaphores galantes de la peinture hollandaises :

  • la cage vide ;
  • le chat goulu ;
  • le volatile mort au cou flaccide ;
  • la souricière pleine.

Pour une analyse détaillée, voir La souricière.


Mode d’emploi du Chardonneret

Après les acrobatie symboliques de Dou, revenons à la simplicité, voire même à l’austérité du Chardonneret de Fabritius. Le reconnaître comme un chef d’oeuvre de réalisme n’empêche pas de proposer des hypothèses, sinon sur les intentions de l’artiste, du moins sur la destination de l’objet.

Un couvercle de tableau ?

Ariane van Suchtelen a suggéré, en 2003, qu’il ait pu servir de couvercle à un tableau de genre : on sait par des documents que de tels couvercles de protection étaient fréquents dans la peinture fine hollandaise, et même que Carel Fabritius en avait peint : mais aucun n’a été conservé en place. Si ce panneau était un tel couvercle, son épaisseur (10 mm) implique qu’il s’agissait d’un modèle pivotant sur des charnières, et non coulissant.

Reprenant cette hypothèse, Linda Stone-Ferrier [3] souligne la corrélation entre le geste d’ouvrir le couvercle et celui d’ouvrir le volet d’une fenêtre :

« Tout comme le volet ouvert d’une fenêtre réelle permettait un échange visuel et verbal entre l’habitant de la maison et son voisin, un volet ouvert attaché par des charnières au cadre d’un tableau invitait le spectateur à s’engager dans l’image intérieure. »


Nicolaes Maes, Jeune fille à la fenetre , 1650-60, Rijksmuseum, Amsterdam schemaJeune fille à la fenêtre
Nicolaes Maes, 1650-60, Rijksmuseum, Amsterdam

Avec moins de rhétorique que Dou, Maes nous livre ici aussi une méditation sur le fruit défendu : la jeune fille n’aurait qu’à se pencher par la fenêtre pour saisir abricots ou pêches, fruits paradisiaques incongrus sur une muraille hollandaise. Le coussin nous indique qu’elle n’est pas là en coup de vent, comme les servantes ou filles délurées de Dou : elle s’est installée pour rêver. Le volet ouvert n’est pas, ici, une invitation voyeuriste à regarder la fille ou l’intérieur de la maison : c’est au contraire le symbole de l’ouverture vers l’extérieur, de la jeune fille qui s’éveille au monde et à ses dangers.


Nicolaes Maes, Jeune fille à la fenetre , 1650-60, Rijksmuseum, Amsterdam schema
On peut imaginer que le Chardonneret aurait pu servir de couvercle et de frontispice, non pas à une scène de genre, mais à un portrait rêveur.


Une histoire complexe

Carel Fabritius, Le chardonneret , 1654 etats
L’analyse technique du panneau en 2003 a révélé une histoire assez complexe, ouvrant la possibilité de plusieurs modes d’accrochage successifs :

  • au départ, le panneau était entouré d’une bordure noire de 2 cm environ ;
  • puis a été clouté sur cette bordure un encadrement en cuivre (qui a laissé des tâches vertes) ;
  • le fond blanc a été étendu jusqu’à recouvrir complètement la bordure noire de droite, la signature a été refaite et l’arceau inférieur a été rajouté ;
  • le fond blanc a été étendu sur tous les bords.


Un trompe-l’oeil ?

Depuis 2003, deux hypothèses ont été émises pour prendre en compte ces découvertes.


Hypothese-Linda-Stone-Ferrier-fig-11.jpgHypothèse Linda Stone-Ferrier, fig 11

Pour Linda Stone-Ferrier, le panneau aurait été conçu comme un trompe-l’oeil placé sur le tableau d’une fenêtre, afin d’attirer l’oeil depuis la rue. Dans son second état, il aurait servi de couvercle à un tableau.

J’ai peine à croire pour ma part qu’un peintre hollandais ait pris le risque d’exposer à la pluie et à la lumière une de ses meilleures oeuvres.


Hypothese Christel Verdaasdonk fig 33
Hypothèse Christel Verdaasdonk, [0] fig 33

Christel Verdaasdonk pense que les découvertes de 2003 confirment l’hypothèse de Ben Broos, selon laquelle le réservoir d’eau et la planchette, indispensables dans toute maison pour chardonneret qui se respecte, auraient été rajoutées en trois dimensions, afin de parfaire l’illusion.


Deux discrètes anomalies

Comme souvent, ce sont les « anomalies » de l’oeuvre, prudemment passées sous silence, qui vont nous fournir une nouvelle piste.

Primo, nous avons déjà noté que la charnière est bizarre : au lieu d’être fixée au couvercle et à la mangeoire, elle est clouée directement sur le mur, ce qui suppose pour la mangeoire un autre système de suspension.

Deuxio, l’arceau supérieur est peut être fixé sur les côtés de la mangeoire ; mais l’arceau inférieur, rajouté dans un second temps, pose le même problème d’accrochage que la charnière : scellé directement dans le mur, il rend l’ensemble peu pratique :

  • pour le propriétaire : accessoire indémontable et qui nécessite de percer le mur ;
  • pour le locataire : l’oiseau pourrait embrouiller sa chaînette en passant entre les deux arceaux, tandis que la faible différence de diamètre rend difficile de sautiller entre les deux.

Je ne vois que deux raisons possibles à l’ajout du second arceau :

  • une nécessité purement graphique : accentuer l’effet de contre-plongée ;
  • un nécessité « signalétique » : puisque l’arceau ne sert pas à l’oiseau, c’est qu’il sert à quelqu’un d’autre…

Un trompe la main (SCOOP !)

Je pense que le panneau de Fabritius pivotait par en haut, exploitant une double analogie avec :

  • le couvercle de la mangeoire ;
  • une trappe à soulever (le second arceau suggérant une poignée).

Chardonneret radiographieRadiographie [5]

D’après la radiographie, les deux éléments fichés directement dans le mur (la charnière et le second anneau) ont été ajoutés en même temps, comme si leur évidente incongruité était destinée à servir  d’indice au spectateur.


1660 ca Dou Stilleben Gemaldegalerie Alte Meister DresdeNature morte formant couvercle
1660 ca Dou In the wine cellar (the surprise) Gemaldegalerie Alte Meister Dresde (disparu en 1945)Au cellier (la surprise), perdu en 1945

Gerritt Dou, vers 1660, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde

Les Hollandais étaient en effet habitués à ce qu’une peinture puisse en cacher une autre, plus épicée. On sait par les textes que de nombreux tableaux de genre, notamment ceux de Geritt Dou, étaient présentés à l’intérieur de boîtes de bois dont le couvercle était peint, souvent avec une nature morte anodine. Dans le seul cas où les deux avaient été conservés (du moins jusqu’à 1945), la nature morte montre trois indices flagrants :

  • la montre, qui appelle la main à s’approcher ;
  • le rideau, qui invite à ouvrir ;
  • l’arcade, qui prélude à la voûte du cellier.

Il est donc probable que, du moins dans son dernier état, le chardonneret était accroché en hauteur et servait de couvercle à quelque chose. Son épaisseur importante, l’absence de bords biseautés et la présence de 6 trous de clous à l’arrière, au dessus du centre, suggèrent qu’il n’était pas inséré dans un cadre, mais plaqué à même le mur par un dispositif d’accrochage invisible, accentuant l’effet de trompe-l’oeil.



Carel Fabritius, Le chardonneret , 1654, huile sur panneau, 33,5 x 22,8 cm. Mauritshuis, La Haye couvercle,Une charnière en L, compatible avec les trous sur l’arrière, aurait pu facilement assurer le pivotement.

La logique de la situation est que le panneau ne servait pas de couvercle à un autre tableau, mais de trappe fermant une niche (un garde-manger ?). Ce qui retrouve par un raisonnement purement iconographique la conclusion de Kjell Boström en 1950 [4] (mais celui-ci pensait que les charnières se situaient sur la droite, dans une bande recoupée par la suite). 


Le spectateur en contrebas du panneau était ainsi mis dans la situation du chardonneret : aurait-il l’intelligence de soulever le couvercle, pour voir dessous ce qu’il y avait à manger ?

Ainsi le minuscule Chardonneret s’inscrirait parmi les expérimentations hollandaises sur la mise à l’épreuve du spectateur, au même titre que l’immense Vue d’un Corridor de son ami Hoogstraten quelques années plus tard (voir 2.1 Le Corridor : effets spéciaux) : pour Fabritius, avant l’ouverture de la porte, et pour Hoogstraten, après.



Références :
[0] Christel Verdaasdonk « Het puttertje van Carel Fabritius: functie en iconografie » https://5dok.net/document/4zpd444z-het-puttertje-van-carel-fabritius-functie-en-iconografie.html
[1] On peut voir l’expérience sur une vidéo du Mauritshuis : http://puttertje.mauritshuis.nl/en/the-goldfinch-and-its-nature
[2] Ce tour est décrit dans le livre ornithologique Das Vogelbuch de Conrad Gesner (1515-65), cité par [0], p 19
[3] Linda Stone-Ferrier, « The Engagement of Carel Fabritius’ Goldfinch of 1654 with the Dutch Window, a Significant Site of Neighborhood Social Exchange » JOURNAL OF HISTORIANS OF NETHERLANDISH ART Volume 8: Issue 1 (Winter 2016) https://jhna.org/articles/engagement-carel-fabritius-goldfinch-1654-dutch-window-significant-site-neighborhood-social-exchange/
[4] Kjell Boström. “De oorspronkelijke bestemming van C. Fabritius’ Puttertje.” Oud Holland 65 (1950), pp. 81-83 https://www.jstor.org/stable/42722896
[5] Frederic J. Duparc, Gero Seelig, Ariane van Suchtelen, « Carel Fabritius 1622-1654 » p 136

2a Les anges aux luminaires dans la Crucifixion

6 mai 2022
Comments (1)

Ce motif rare apparaît au terme d’une longue évolution, à une période bien précise, et pour des raisons probablement tout aussi précises, mais qui restent en partie obscures.

Article précédent : 1 Globes en main



En aparté : soleil et lune dans les Crucifixions

Un coup d’oeil s’impose sur les premières Crucifixions byzantines et carolingiennes. Leurs influences réciproques ont fait l’objet de nombreux débats, et nous nous limiterons ici au motif du soleil et de la lune.


Rabbula Gospels: Crucifixion and Resurrection, 586 ADCrucifixion et résurrection, fol 13r
Evangiles de Rabula, 586, Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56

Une des plus anciennes Crucifixions conservées est syriaque, donc dans le monde byzantin. Les couleurs bleu et rouge de la lune et du soleil sont conformes à la convention naturelle de la Nuit et du Jour. . En revanche, ils sont inversés par rapport à la polarité habituelle des Crucifixions, où le soleil est quasiment toujours à la droite du Christ, côté bon larron, et la lune à sa gauche, côté mauvais (sur ce sujet délicat, voir – 1) introduction ). Le motif des luminaires est donc présent très anciennement.


Selon Elizabeth Leesti ([7a], p 6), cette apparition précoce des astres n’a pas eu de suite immédiate dans l’art byzantin.


800 ca Diptyque Harrach Museum Schnutgen. CologneDiptyque Harrach (détail), vers 800, Museum Schnütgen, Cologne

Ce sont les carolingiens qui développent véritablement le motif, avec des personnifications du Soleil et de la Lune, portées par un croissant de nuages, qui puisent leur source directement dans l’art antique (voir 2 Le globe solaire).



A Les luminaires plus les anges

En Occident

850 ca Metz Christ_en_croix,_sacramentaire_de_Drogon BNF MS lat. 9428 fol 43v gallicaCrucifixion, vers 850, Metz
Sacramentaire de Drogon, BNF MS lat. 9428 fol 43v, gallica

Au couple soleil-lune s’ajoutent maintenant deux anges en vol, les mains ouvertes vers le Christ, de part et d’autre de la couronne du martyre reprise de l’art paléochrétien. S’ajoute également un autre couple qui serait quant à lui un emprunt à l’art byzantin : l’Eglise recueillant le sang du Christ dans un calice, et la Synagogue, personnifiée ici par un vieil homme tenant un globe bleu sur le ventre (cette iconographie unique est très discutée, voir [1] notes 55 et 57).


875-900 Evangeliaire MS Lat 9453 BNF GallicaEvangeliaire, 875-900, MS Lat 9453, BNF Gallica

Plus tard, la composition se complexifie encore : les luminaires s’isolent dans un médaillon et quatre anges, vus en pied, ouvrent leurs mains vers le Christ : deux plongent du haut du ciel et deux se penchent, perchés sur une étagère nuageuse (comme les autres personnages).


The Crucifixion, 860-70. Ivory panel from Reims, France. Victoria and Albert Museum860-70, ivoire provenant de Reims, Victoria and Albert Museum Plaque de reliure : Crucifixion ; Saintes Femmes au tombeauVers 870, ivoire provenant de Metz, Louvre

Ici les luminaires se recentrent, disposés horizontalement ou verticalement, sans ou avec médaillons.


sb-line

En Orient

Triptyque avec Constantin et Helene 950-1000 BNF GallicaTriptyque avec Constantin et Hélène, 950-1000, BNF, Gallica

Les Crucifixions byzantines simplifient et hiératisent ces compositions, en disposant au dessus de la Croix :

  • tantôt le soleil et la lune réduits à leur symbole,
  • tantôt les anges réduits à un buste,
  • tantôt les deux, comme ici.

On préfère en Orient identifier les anges aux populaires archanges Michaël et Gabriel.


Triptyque reconstitue staatslibrary Berlin et coll privee Suisse vers 960Triptyque reconstitué, vers 960, Staatslibrary Berlin (centre) et collection privée suisse (volets) [7b]

Ce sont les mêmes qui portent les insignes royaux, le sceptre et le globe, au dessus du Christ en Majesté. A noter en haut des volets les deux autres archanges Raphaël et Uriel, ouvrant les mains en signe d’attente et de déférence.


Stavelot triptych 1080-1110 Morgan LibraryTriptyque de Stavelot (détail), 1080-1110, Morgan Library

Dans ce reliquaire de la Vraie Croix, Gabriel et Michaël portent chacun un globe présentant un Golgotha en miniature (une croix sur un mont), au dessus des découvreurs de la relique, l’Empereur Constantin et sainte Hélène.



Capoue. Sant'Angelo in Formis. Crucifixion. 1072-1087Crucifixion
Sant’Angelo in Formis, Capoue, 1072-1087

En Italie, le modèle byzantin se prolonge jusqu’à l’époque romane.



En aparté : les anges aux couronnes anglo-saxons

Anglo saxon ivory vers 1000 Victoria albertIvoire anglo-saxon, vers 1000, Victoria and Albert Museum

Cette composition ressemble au modèle carolingien où les anges descendent mains ouvertes vers le bas de part et d’autre de la croix et de la main de Dieu, apportant ce que l’on pense être des couronnes.

L’idée semble étrange, puisque :

  • les objets sont manifestement trop petits ;
  • la main de Dieu semble apporter déjà une couronne, derrière la tête du Christ (mais il peut s’agir de l’auréole) ;
  • autant le motif des anges portant à deux une couronne est très fréquent, autant le motif d’anges amenant chacun sa couronne  est quasiment unique.


347-355 RIC VIII Antioch 68 AMultiple d’or de Constance II (RIC VIII Antioch 68), 347-55 586 Ascension Evangiles de Rabula Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 13vAscension, fol 13v
Evangiles de Rabula, 586, Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 .

Pour trouver d’autres exemples, il faut remonter très en arrière et très loin du monde anglosaxon. Ce motif, qui christianise le symbole impérial des Victoires couronnant l’empereur, figure dans l’Ascension des Evangiles de Rabula, peut être en référence au passage suivants :

« Vous l’avez abaissé pour un peu de temps au-dessous des anges; vous l’avez couronné de gloire et d’honneur » Epître aux Hébreux 2,7

Il disparaît par la suite, notamment dans les ivoires carolingiens que recopient, parfois maladroitement, les ivoires anglo-saxons. Ici, l’artiste trahit sa maladresse par les auréoles incongrues qu’il décerne à Longin et Stéphaton  (seul Longin a été canonisé, mais il ne porte jamais d’auréole dans les Crucifixions). On pourrait imaginer que le motif des deux « couronnes » serait un tout premier essai des anges aux luminaires : par économie de place, le graveur aurait eu l’idée de les placer dans les mains des anges (ce goût pour la compaction se ressent également dans la manière étrange d’entrecroiser les ailes).


Crucifix anglosaxon 10eme s coll privCrucifix anglo-saxon, 10ème siècle, collection privée

Il existe un deuxième exemple d’anges descendant vers le Christ avec des objets circulaires. Là encore, malgré leur petite taille, leur frome de disque, et le fait que les anges les tiennent dans leur manche, on considère qu’il s’agit de couronnes [2a]


Le Bénédictionnaire de St Aethelwold

Le troisième et dernier exemple se présente dans une scène qui n’a rien à voir avec une Crucifixion, ce qui exclut définitivement qu’il s’agisse des luminaires.


Benedictional de St Aethelwold Winchester 10eme British Library, Add MS 49598 fol 25rBaptême du Christ (détail)
Bénédictionnaire de St Aethelwold, Winchester, 963-84, British Library, Add MS 49598 fol 25r.

Pour Robert Desham ([2c], p 38), tous les détails évoquent la royauté : les anges présentent la couronne et le sceptre, et la colombe centrale apporte dans son bec deux ampoules pour sacrer Jésus simultanément rex et sacerdos.


Cassette en ivoire carolingienne, herzog anton ulrich museum, Brunswick, goldschmit vol 1 planche XLVCassette en ivoire carolingienne, Herzog Anton Ulrich Museum, Brunswick, Goldschmit vol 1 planche XLV

Robert Desham a supposé que cette cassette avait un ancêtre commun avec le Bénédictionnaire : sur le couvercle, les anges n’apportent ni sceptre ni couronne mais la colombe, au dessus de la face représentant le Baptême du Christ, tient dans son bec la double ampoule, détail dont il n’existe pas d’autre exemple. Au dessus de la face opposée, la grande couronne de martyr est associée à la Crucifixion, ce qui rend douteuse l’opinion de B. C. Raw [2b] que les couronnes du Bénédictionnaire sont simplement un signe triomphal, qu’elles soient royales ou de martyr. Il s’agit bien de couronnes royales, malgré leur petitesse : dans cette représentation toute symbolique, les objets sont dimensionnés à la taille de celui qui les offre, pas à celle de celui qui les reçoit.


Benedictional de St Aethelwold Winchester 10eme British Library, Add MS 49598 fol 24vAdoration des Rois Mages,
Bénedictionnaire de St Aethelwold, Winchester, 963-84, British Library, Add MS 49598 fol 24v

Robert Desham ([2c], p 128), n’a pas manqué de noter que, dans la page en regard, le premier des Rois présente avec respect, dans sa manche, trois anneaux dorés à l’Enfant.


Adoration of the Magi: Detail from the Sarcophagus of AdelphiaSarcophage d’Adelphia, 4ème siècle, Archeological Museum, Syracuse

Il existe plusieurs sarcophages paléochrétiens où le premier des Rois se différencie en offrant une couronne à l’Enfant : cette iconographie s’inspire de la cérémonie de l’Aurum coronarium, offrande par les citoyens d’une couronne à l’Empereur. Pour Robert Desham, le Bénédictionnaire pourrait avoir repris cette tradition, en remplaçant les bonnets phrygiens des Mages par des couronnes : le Premier des Rois est ainsi délégué pour offrir un triple hommage au Roi des Rois.



347-355 RIC VIII Antioch 68 APar une autre coïncidence frappante, le Multiple d’or de Constance II présente deux Victoire brandissant des couronnes au dessus de l’Empereur, ainsi que trois couronnes de laurier et trois torques déposés à ses pieds en trophée. Une résurgence antiquisante locale, par imitation de cette monnaie, pourrait également expliquer l’ imagerie royale spécifique au Bénédictionnaire d’Aethelwold.

Il n’est pas impossible que ce manuscrit de prestige ait été ensuite la source des modestes Crucifixions en ivoire présentant des objets similaires : quoiqu’il en soit, les anneaux ou couronne anglo-saxons, tantôt pleins tantôt vides, tenus tantôt à pleine main et tantôt dans la manche, conservent leur part de mystère. Mais ils n’ont en tout état de cause aucun lien avec le Soleil et la Lune.



B Anges et luminaires dans les Crucifixions romanes

1090-1110 Lectionnaire de Cluny NAL 2246 fol 42vLectionnaire de Cluny, 1090-1110, NAL 2246 fol 42v

La répartition des personnages de part et d’autre de la Croix est très inhabituelle :

  • coté honorable, Marie réconfortée par Saint Jean  ;
  • côté infamant, le centurion romain et une présence sans précédent ([7c], p 149), le prophète Isaïe tenant un verset lui aussi inhabituel : « Vraiment c’était nos maladies qu’il portait » Isaïe 53,4

Il en résulte une forte polarité entre la partie positive – les personnages du Nouveau Testament – et la partie négative – le païen et le prophète dénonçant un monde malade. Les anges pleurant la mort du Christ participent discrètement à cette dichotomie par leurs ailes rouges et bleues, les couleurs conventionnelles du Soleil et de la Lune.

Mise à part cette unification sans lendemain, les luminaires et les anges vont rester strictement séparés pendant toute la période romane.

 


1175-80 Crucifixion cosmique MBA LyonCrucifixion « cosmique », 1175-80, MBA Lyon

Dans le corpus des émaux de Limoges [7d], on nomme « crucifixion cosmique » cette première formule, où deux figures les bras levés, tiennent l’une le Soleil à main droite, l’autre la Lune à main gauche : malgré les amples drapés, il ne s’agit pas d’anges, mais de personnifications des deux astres, dans la tradition carolingienne : la Lune, coiffée d’un voile, est indiscutablement féminine.
.

Ces paires de plaques émaillées servaient de reliure, la Crucifixion sur le plat supérieur, la Majesté sur le plat inférieur.


1185-90 Crucifixion dogmatique atelier de la cour d'aquitaine Morgan LibraryCrucifixion « dogmatique », 1185-90, atelier de la cour d’Aquitaine, Morgan Library

Dans la seconde formule standardisée des émaux limousins, dite « crucifixion dogmatique« , on voit en haut la main de Dieu, et en bas Adam sortant du tombeau. Les personnages du registre supérieur sont deux anges tenant leur livre, sans aucune indication cosmique.


1170-80 Valenciennes BM Ms 108 f.58v Crucifixion, from the Sacramentary of St. AmandSacramentaire de Saint Amand, 1170-80, Valenciennes BM Ms 108 f.58v

Dans cette autre formule, les anges balancent un encensoir, chacun de la main droite. Le Soleil et la Lune ne se différentient que par leur sexe, masculin et féminin.

La formule carolingienne des luminaires sexués survit notamment, à l’époque romane, dans les Crucifixions qui illustrent le « Te igitur » des missels (voir 2 Une figure de l’Incommensurable).



C Des oeuvres précurseuses

La fresque de Müstair

830-8402 Ascension provenant de St Jean de Mustair, Musee national suisse Zurich releve Wuthrich 1980

Ascension provenant de St Jean de Müstair (relevé par Wüthrich, 1980) [8]
830-840, Musée national suisse, Zürich

Cette Ascension carolingienne cumule deux raretés : la présence du Soleil et de la Lune  (voir – 2) en Orient ) et le fait que les deux personnifications (N°9 et 13), debout à l’intérieur de mandorles, portent des ailes. Les deux longues tiges qu’elles tiennent semblent un intermédiaire entre les longues verges qu’on voit aux archanges dans l’iconographie byzantine, et des torches allumées.

L’artiste a également ajouté des ailes aux deux « hommes en blanc » (N°6 et 15) dont parle le texte de l’Ascension. Cette angélisation générale répond ici à une nécessité narrative : montrer que tout ce qui n’est pas les Apôtres est en train d’être élevé vers le Ciel.

Spécifique à l’Ascension, cette toute première apparition des luminaires ailés n’aura aucune postérité.


L’autel de Milan (SCOOP !)

Altare_di_s._ambrogio,_824-859_ca.,_antependium volvinus_crocifissione
Volvinius, autel d’or (détail de la face avant), 824-859, Sant Ambrogio, Milan

Le premier cas de fusion, dans une Crucifixion, entre les anges et les luminaires, est particulièrement discret : les auréoles de tous les personnages sont radiées, mais on distingue un croissant de lune dans celle de la personnification de droite. Les deux se tiennent la joue en signe d’affliction et portent dans l’autre main un objet oblong, sans doute une torche [4a1] : comme elles semblent sur le point de s’envoler vers l’extérieur, il s’agit très probablement d’une toute première tentative d’évoquer la disparition de la lumière au moment de la Crucifixion.

Plutôt que d’anges lampadophores, nous sommes donc en présence de « luminaires ptérygotes », une innovation sans lendemain.


sb-line

Les anges lampadophores de Cosmas Indicopleustès

Entre 547 et 549, ce marchand alexandrin a composé une vaste description du monde, dans laquelle il donne une explication très particulière des mouvements planétaires :

« Nous avons dit que tous les astres, qui ont été créés pour régler les jours et les nuits, les mois et les années, et pour servir de guides aux navigateurs, se meuvent, non point par le mouvement même du ciel, mais par l’action de certaines vertus divines ou de certains lampadophores. Dieu a créé les anges pour le servir, et il a donné charge à ceux-ci de mouvoir l’air, à ceux-là le soleil, à d’autres la lune, à d’autres les étoiles; à d’autres enfin il a ordonné d’amonceler les nuages et de préparer la pluie. » Cosmas Indicopleustès, Topographie chrétienne [4b]

Combattue aussitôt par Jean Philopon, cette explication est restée très minoritaire chez les docteurs chrétiens [4c]. Elle pourrait néanmoins expliquer la présence des lampadophores dans une oeuvre d’inspiration byzantine :

039-58 Teophanu evangeliar Domschatz essen detailEvangélaire de Theophanu, 1039-58, Domschatz, Essen (détail)

Dans cette reliure réalisée pour Theophanu, princesse byzantine devenue épouse de l’empereur Otton II, deux anges élégants présentent les luminaires autour du Christ en majesté. La présence des deux luminaires en tant que symboles de l’Eternité et/ou de l’Omnipotence est courante dans les Majestas Dei absidales des églises de Cappadoce (voir – 2) en Orient), mais inconnue en Occident. Le portement par des anges qui de l’autre main soutiennent la mandorle divine suggère l’idée de mouvement, mais il s’agit plutôt d’un mouvement d’élévation de l’ensemble (les pieds des anges sont posés sur des nuages) que du mouvement individuel imaginé par Cosmas. Bien que cette image triomphale n’ait rien à voir avec une Crucifixion, elle constitue néanmoins une nouvelle prise de contact entre anges et luminaires.


sb-line

Reliure evangeliaire pour le reine Regina d'Aragon Navarre 1063-83 METReliure d’un évangéliaire pour le reine Regina d’Aragon-Navarre, 1063-83, MET

Dans cette solution très originale, les deux anges n’évoquent qu’indirectement les luminaires par le nuage rayonnant sur lequel ils sont agenouillés, plus fourni côté soleil. Sans doute la polychromie mettait-elle en évidence la différence.


sb-line

La porte de bronze de Vérone

Verona,_Basilica_di_San_Zeno,_bronze_door_Primo maestro 1118-50 CrucifixionCrucifixion, Premier maître, 1118-50, Basilica di San Zeno, Vérone

Cette composition d’apparence rustique est en fait d’une conception très élaborée, superposant à la fois une Crucifixion (moitié haute) et une Déposition (moitié basse). C’est pourquoi la scène est narrativement insolite :

  • Nicodème, à droite, a ôté avec ses tenailles les clous des pieds, devenus invisibles ;
  • Joseph d’Arimathie, à gauche, soutient inutilement le corps, encore suspendu par les clous bien visibles des mains.

La Lune est traitée, de manière assez inhabituelle dans les personnifications, comme un grand croissant transporté à bout de bras ; mais le Soleil est tout à fait unique, avec sa large collerette coincée entre les épaules et les ailes de l’ange. Celles-ci sont intentionnellement dirigées vers le bas, puisque l’artiste avait plus de place pour les disposer en V, comme celles de la Lune. On peut imaginer que cette position inverse des ailes signifie que le Soleil descend, alors que la Lune s’élève.


Verona,_Basilica_di_San_Zeno,_bronze_door_Primo maestro 1118-50 AscensionMajestas Dei [4d], Premier maître, 1118-50, Basilica di San Zeno, Vérone

Cette idée est confirmée par le panneau voisin, une Majestas Dei composite qui combine la vision d’Isaïe (les deux séraphins à six paires d’ailes) et celle d’Ezéchiel (les deux roues). Tandis que les deux anges du haut présentent la lance et deux clous, les séraphins présentent un troisième instrument de la Passion, la croix elle-même, mais qui sert aussi de support aux pieds du Seigneur. Il ne s’agit donc pas d’une Ascension mais plutôt d’une Vision du Seigneur vengeur, montrant la plaie de son flanc, et venant ficher dans le sol son signe, la croix devenue florissante : autant dire presque une Parousie. Je pense que les ailes disposées dans tous les sens expriment cette idée d’une apparition statique, ni descente ni montée.



Verona,_Basilica_di_San_Zeno,_bronze_door_Primo maestro 1118-50 Crucifixion schema

Dans la Crucifixion/Déposition en revanche, le Soleil descend à la rencontre du crucifié : sa collerette touche la croix et le bout d’une aile la couronne, hommage du Roi des astres au Roi des Cieux. Il y a une redondance formelle entre ce « baiser » du Soleil et le « baiser » de Joseph d’Arimathie juste en dessous, de même qu’entre le croissant de la Lune qui s’en va et la tenaille de Nicodème ôtant les clous.

Les deux luminaires sont donc ici intégrés comme acolytes dans une scénographie très particulière, centrée sur les personnages principaux de la Déposition (Joseph d’Arimathie et Nicodème) tandis que les personnages principaux de la scène précedente (Marie et Jean) s’éclipsent côté jardin et côté cour.


sb-line

La Déposition de Pampelune

1145 Crucifixion provenant cathedrale, musee de Navarre, pampeluneChapiteau de la Crucifixion 1145 Deposition provenant cathedrale, musee de Navarre, pampelune quatre facesChapiteau de la Déposition/Résurrection

Vers 1145, provenant du cloître de la cathédrale, musée de Navarre, Pampelune

Réalisés par le même atelier, ces deux chapiteaux se répondent. Dans la scène de la Crucifixion, deux anges en vol lèvent les bras en signe de désespoir. Dans celui de la Déposition, ils portent sur leur dos le soleil et la lune. Cette iconographie exceptionnelle surprend, car le seul Evangile qui évoque un phénomène cosmique le situe avant la mort du Christ :

« A partir de midi, l’obscurité se fit sur toute la terre jusqu’à trois heures » Matthieu 27,45

Une possibilité est l’association d’idée entre les anges, supportant les astres, et les hommes, supportant le corps de Dieu.  Mais je pense que le choix de placer les luminaires dans la Déposition est ici purement compositionnel.



1145 Crucifixion provenant cathedrale, musee de Navarre, pampelune 4 faces
Dans la Crucifixion, ils n’auraient servi à rien, puisque les larrons sont invisibles, déportés sur les faces latérales :

  • à gauche, avec Marie, le Bon Larron échappant au démon et secouru par un ange (remarquer ses jambes liées en croix en signe de sa conversion ) ;
  • à droite, avec Saint Jean, le Mauvais Larron tourmenté par deux diables.


1145 Deposition provenant cathedrale, musee de Navarre, pampelune quatre faces
Dans la  Déposition, l’ajout des luminaires améliore en revanche la lisibilité d’ensemble :

  • côté faste, le soleil conclut la scène joyeuse de la Résurrection ;
  • côté néfaste, la lune prélude à la scène douloureuse de la Mise au Tombeau.


1145 Crucifixion Deposition provenant cathedrale, musee de Navarre, pampelune
A noter que les deux chapiteaux se complètent d’une autre manière, très subtile : au bras de Jésus assujetti au bras de la croix répond, côté Déposition, le bras tombant selon la même oblique que la lance et montrant les deux trous maintenant disjoints, celui du bois et celui de la chair qu’inspecte douloureusement Marie ([5], p 31).


sb-line

Des formules intermédiaires dans les régions germaniques (SCOOP !)

1180 Aumoniere reliquaire tresor basilique saint servais maastricht1180, Aumonière-reliquaire, trésor de la basilique Saint Servais, Maastricht

Ce modeste textile est le plus ancien exemple que j’ai trouvé où des figures ailées, portées par des nuages, exhibent dans leurs deux mains voilées les  luminaires, non encore inscrits dans des disques. Dépourvues de caractères sexués, il ne s’agit plus des personnifications habituelles, mais bien d’anges : confusion involontaire entre les deux formules cosmique et dogmatique, choix purement graphique de remplir les coins, ou écart volontaire par rapport aux conventions ?  Il est en tout cas significatif que l’innovation apparaisse dans un art mineur, moins soumis au contrôle théologique.


1210 ca Brandenburger Evangelistar fol. 50r

Brandenburger Evangelistar, Scriptorium de Magdeburg, vers 1210, Cathédrale de Brandenburg, fol. 50r

Au début du XIIIème siècle se confirme en Allemagne cette formule intermédiaire, où les luminaires sont encore des personnifications de Sol et Luna (puisqu’ils sont sexués), mais portent des ailes.


1220 ca Speyerer Evangelistar - blb-karlsruhe Cod. Bruchsal 1 fol 31rSpeyerer Evangelistar, vers 1220, BLB Karlsruhe Cod. Bruchsal 1 fol 31r.

Cette composition très atypique comporte quatre figures voguant sur des nuages :

  • l’Eglise et la Synagogue, cette dernière portant trois instruments de la Passion : le roseau avec l’éponge, le pot de vinaigre et la couronne d’épines [5aa].
  • un ange masculin et un ange féminin, sans aucun symbole des luminaires.


Synagogue. Vitrail de la Crucifixion (detail). 1150-75 Cathedrale Saint-Etienne Chalons-en-Champagne
Synagogue, Vitrail de la Crucifixion (détail), 1150-75, Cathédrale Saint-Etienne, Châlons-en-Champagne

Cette représentation très péjorative de la Synagogue est rare, mais pas unique. En revanche la sexualisation des deux anges n’a pas été remarquée, alors qu’elle est tout à fait extraordinaire. Une manière de l’expliquer est qu’ils ne signifient pas Sol et Luna, mais simplement Dies et Nox.


Annus 980 Sacramentaire, Fulda, Staatsbibliothek zu Berlin, Ms. theol. lat. fol. 192Annus, Sacramentaire de Fulda, 980, Staatsbibliothek zu Berlin, Ms. theol. lat. fol. 192 Hildegard of Bingen, Liber scivias, ca. 1200, Heidelberg University. Cod. Salem X 16, fol. 2v Annus and the Macrcosm detail annusAnnus et le Macrocosme, Hildegarde de Bingen, Liber scivias, vers 1200, Heidelberg-University, Cod. Salem X 16 fol.2v

Voici deux exemples germaniques de personnification du Jour par une homme et de la Nuit par une femme voilée (sur ces images, voir Majestas Dei et astronomie et autres thèmes ).



1220-ca-Speyerer-Evangelistar-blb-karlsruhe-Cod.-Bruchsal-1-fol-31r-detail
Le copiste du Speyerer Evangelistar a simplement eu l’idée de leur rajouter des ailes, en tant qu’entités célestes régissant ce qui se passe au registre inférieur :

  • la main de Dieu laisse descendre par trois fils la couronne du Christ,
  • les gestes du Jour accompagnent ceux de l’Eglise (qui tend son calice pour recevoir le sang de la plaie du flanc) :
  • le voile de la Nuit fait écho au bandeau de la Synagogue.

Ainsi la substitution de Sol et Luna par Dies et Nox est ici totalement corrélée à la polarisation, plus tranchée qu’habituellement, entre la figure positive de l’Eglise et la figure très négative de la Synagogue.

Les prophètes latéraux ont été choisis pour les citations qu’ils portent dans leurs banderoles, toutes deux relatives à la mort :

  • à gauche Isaïe 53, 7 : SICUT Ovis Ad Occisionem Ducetur
  • à droite Osée 13, 14 :  » ERO MORS TUA »

Le texte du cadre est composé de quatre vers, s’inscrivant dans les quatre cadrans :

Pour qu’il prête toujours attention
A ce qui lui a été acquitté au prix de la mort,
La mort de celui qui pend à la croix
stimule le coeur du spectateur.

Semper ut intendat
quid ei pro morte rependat,
mors cruce pendentis
stimulat cor respicientis.



1220-ca-Speyerer-Evangelistar-blb-karlsruhe-Cod.-Bruchsal-1-fol-31r-schema
Le texte a été conçu en étroite relation avec l’image :

  • le mot RESPICIENTIS, le spectateur (en jaune) désigne à la fois le moine au pied de la Croix, et par antiphrase la Synagogue aveugle et qui détourne la tête ;
  • les deux occurrences du mot MORT (en rouge) désignent l’une le crâne d’Adam (avec l’idée de rachat du Péché Originel), l’autre la plaie du flanc (la mort effective sur la Croix) ;
  • les trois entités célestes, le Jour, Dieu et la Nuit (en bleu), gouvernent respectivement les trois entités terrestres : l’Eglise, le Christ, et la Synagogue.


sb-line

Une fresque exceptionnelle (SCOOP !)

Le Puy Cloitre debut XIIIemeFresque de la Crucifixion, 1175-1225, Chapelle des Morts, Cathédrale, Le Puy

Cette fresque a pour particularité de reprendre deux des prophètes du Speyerer Evangelistar, Osée et Isaïe, avec exactement les mêmes citations. Les deux autres personnages sur la droite sont le philosophe juif Philon (un unicum) et le prophète Jérémie. Robert Favreau [5ab] a montré que les deux premières citations sont assez fréquentes, ce qui évite de postuler une influence directe entre le Speyerer Evangelistar et la fresque du Puy. Les deux autres sont plus rares, et les quatre sont extraites des Offices de la Semaine Sainte.



Le Puy Chapelle des Morts detail
Dans le registre intermédiaire entre la traverse de la Croix et le cadre se glissent pour la première fois deux anges non sexués portant les luminaires, qui se différencient donc définitivement des personnifications de Sol et Luna.

Au dessus se présente une autre rareté : un registre céleste, composé de cinq anges à l’auréole brillante qui vont à la rencontre de cinq autres anges à l’auréole plus terne, aux vêtements et aux ailes plus sombres (pour autant que le très mauvais état de conservation permette de le suspecter). Un des anges de gauche fait un geste de douleur (une main sans sa manche pour s’essuyer les yeux) mais les autres, et notamment les deux du centre, ouvrent plutôt les mains en signe d’accueil.


crucifixion 1220 basilique san marco
Crucifixion, vers 1220, Basilique San Marco, Venise

La présence d’un registre supérieur avec deux groupes d’anges faisant des gestes d’affliction au dessus d’une Crucifixion a été attribuée à une influence byzantine, via l’Italie. Cependant :

  • d’une part les exemples italiens sont largement postérieurs (mosaïque de saint Marc de Venise vers 1220, fresques du séminaire de Trévise et de la salle capitulaire de San Domenico à Pistoia, vers 1250) ;
  • d’autre part les anges y font des signes d’affliction bien plus démonstratifs (certains pleurent, d’autres se détournent du centre pour ne pas voir la scène).


Crucifixion caroligienne Reims 860-870 VandA
Crucifixion carolingienne, Reims, 860-870, Victoria and Albert Museum

Il me semble que l’origine de l’iconographie si particulière du Puy serait plutôt à rechercher dans certains ivoires carolingiens, où deux groupes d’anges, cohabitant avec les personnifications du Soleil et de la Lune, tendent les mains pour accueillir le Christ dans le ciel.


Crucifixion 12th_century Saint Catherine's Monastery, Sinai
Crucifixion, 12ème siècle, Monastère de Sainte Catherine, mont Sinaï.

La ressemblance de la fresque du Puy avec une mosaïque a peut-être fait perdre de vue une analogie plus profonde, à savoir que sa structure imite celle d’une icône, en particulier celle de la Crucifixion avec Saints :

  • cadre délimitant strictement les acteurs terrestres (le Christ, Marie, Saint Jean, et les deux anges descendus jusqu’à la traverse) ;
  • bordure contenant ses spectateurs célestes (saints et archanges pour l’Icône du Sinaï, prophètes et anges pour la fresque du Puy).

Or on sait que, via les Croisades, les icônes ont été une des voies de pénétration de l’influence byzantine en Occident.


Le Puy Chapelle des Morts schema
A l’instar de la Crucifixion du Speyerer Evangelistar avec ses quatre vers en bordure , la Crucifixion du Puy a fait l’objet d’une élaboration sophistiquée, incluant les figures marginales :

  • les quatre citations (en bleu) sont distribuées dans l’ordre chronologique des Offices de la semaine Sainte, de sorte que que le moment de la Résurrection, entre le Samedi soir et le Dimanche matin, est implicitement situé au centre ;
  • dans le registre supérieur, les anges du Jour et ceux de la Nuit s’écartent pour accueillir le Christ au Ciel.

Ainsi cette toute première apparition des anges aux luminaires n’est pas le fruit du hasard, mais d’une construction très élaborée.


E Chronologie des anges aux luminaires

C’est vers 1220 qu’émerge enfin une solution stable, pratiquement simultanément, dans un psautier parisien, dans deux chefs d’oeuvre d’orfèvrerie limousine, et dans un atelier d’enlumineurs de la région d’Arras.

Le psautier NAL 1392

Les psautiers royaux à cahier d’images

Au début du XIIIème siècle apparaît à Paris l’idée de préfacer le texte des psaumes par un cahier d’images muettes, tirées de la Vie du Christ, et formant une série de diptyques.


Psautier de Blanche de Castille vers 1220 Arsenal MS 1186 fol 23vTrahison de Judas / Flagellation, fol 23v Psautier de Blanche de Castille vers 1220 Arsenal MS 1186 fol 24rCrucifixion / Descente de Croix, fol 24r

Psautier de Blanche de Castille, vers 1220, Arsenal MS 1186

La sélection des images respecte la chronologie, et répond parfois à la préoccupation graphique d’apparier des scènes similaires : la Crucifixion et la Descente de Croix, jointes par l’Eglise côté Soleil et la Synagogue côté Lune.


Les psautiers apparentés aux Bibles moralisées

Selon Yolanta Zaluska ([5a], p 235), trois psautiers reprennent même principe pour des commanditaires de moindre importance :

Lewis Psalter ( Philadelphia Free Library, Lewis Collection, European MS 185), c. 1225-1240

Hérode se lavant les mains / Portement de Croix, fol 14v Crucifixion / Descente de Croix, fol 15r

Psautier de Philadelphie, 1225-1240, Philadelphia Free Library, Lewis Collection, European MS 185


Psautier parisien vers 1225, Biblioteca Capitulare, Albenga fol 17v 18

Psautier parisien vers 1225, Biblioteca Capitulare, Albenga fol 17v, 18

Le deuxième est le Psautier d’Albenga. Le troisième, le BNF NAL 1392,  est celui qui nous intéresse.


Le psautier NAL 1392

debut 13eme Psautier (Paris, Bnf, ms. NAL 1392, fol. 10vFlagellation / Portement de Croix, fol 10v debut 13eme Psautier (Paris, Bnf, ms. NAL 1392, fol. 11rCrucifixion / Descente de Croix, fol 11r

Psautier parisien, BNF NAL 1392, vers 1220

Ce psautier fait partie des six regroupés par Rainer Haussherr parce qu’ils possèdent un calendrier martyrologique ([5a], p 232), qui permet une datation assez précise [5b]. Il est donc tout à fait contemporain du Psautier de Blanche de Castille, et largement antérieur au Psautier de Philadelphie.

Les deux médaillons du folio 11r sont tout à fait extraordinaires : les échelles, qui logiquement font partie de la Descente de Croix, sont ici figurées dans la Crucifixion, formant un X avec la lance et le roseau : trouvaille graphique qui conduit à l’erreur chronologique de représenter comme simultanés le clouage  et la mort.

Autre absurdité dans la Déposition, où la tenaille enlève un clou qui ne peut pas être fiché dans le bois, puisque Joseph d’Arimathie s’est placé entre les deux.


Parenté avec un Bible Moralisée

Robert Branner, qui a reconnu l’originalité de l’artiste, pense qu’il est très proche de l’atelier qui a réalisé l’une des Bibles Moralisées de Vienne ([8], p 45).


Wien ONB Cod 2554 p 10Caïn et Abel / Crucifixion p 10 Wien ONB Cod 2554 p 69Sacrifice du Premier-né de la vache (Nombres 18)
/ Crucifixion p 69

_Bible Moralisée de Vienne, 1215-30 ou 1225-49, ONB Cod 2554

Le principe des Bibles Moralisées est de mettre en rapport une scène de l’Ancien Testament (en haut) et une scène du Nouveau (en bas). Dans ces deux pages, la Crucifixion est mise en rapport avec deux scènes différentes, et modulée en conséquence :

  • dans la première page, le couple Jésus/Judas fait écho au couple Abel/Caïn, et le marteau des cloueurs au coup de bêche de Caïn ;
  • dans la seconde page, l’idée de sacrifice justifie l’entrée en scène d’un cloueur supplémentaire, de la lance et du roseau, en écho au gourdin et aux deux pieux qui frappent le veau.



Wien ONB Cod 2554 p 77

Mort de Gédeon / Descente de Croix
Bible Moralisée de Vienne, 1215-30 ou 1225-49, ONB Cod 2554

Ici c’est l’idée d’affliction qui associe les deux épisodes. On notera l’ajout de l’échelle qui permet de placer Joseph d’Arimathie plus haut et de montrer correctement l’arrachage du troisième clou. Cette image apparaît donc clairement comme une amélioration du prototype du NAL 1392.

Puisque ce dernier date de 1220 environ, c’est un argument supplémentaire en faveur de la datation haute de la Bible moralisée Cod 2554 : 1215-30. La même gymnastique graphique, consistant à remodeler à plaisir des iconographies bien connues, est à l’oeuvre dans les deux manuscrits.


La presque invention des anges aux luminaires dans NAL 1392

debut 13eme Psautier (Paris, Bnf, ms. NAL 1392, fol. 11r detailCrucifixion / Déposition, fol 11r
Psautier parisien, BNF NAL 1392, vers 1220

Stricto sensu, dans la page restée inachevée, les figurines des deux médaillons restent distinctes :

  • dans la Crucifixion, la forme enveloppante des nuages et  le caractère indiscutablement sexué  des deux personnifications montrent qu’elles s’inscrivent encore dans l’iconographie antérieure, celle des luminaires en éclipse ; néanmoins le fait qu’elles tiennent les luminaires dans leur manche introduit une idée nouvelle, celle de desservants d’une sorte de cérémonie cosmique ;
  • dans la Déposition,  il s’agit encore d’anges en prière, posés sur des nuages plats ; mais leur robe rouge et leur auréole les rendent pratiquement superposables à leur jumeaux  planétaires.

Cette composition constitue donc une sorte de chaînon manquant entre les deux iconographies. Par rapport à la formule antérieure, où les deux personnifications brandissaient leur symbole de manière centrifuge, le geste s’inverse : ces « anges auxquels il ne manque que les ailes » présentent les luminaires au plus près du Christ,  transformant les deux astres en offrandes. Cette idée promise à un bel avenir est peut-être  le fruit fortuit de l’inscription dans un cercle.


sb-line

Un autre précurseur : le Pontifical de Chartres,

Pontifical de Chartres debut 13eme Orleans BM MS 144 fol 70

Pontifical de Chartres, 1200-10, Orléans BM MS 144 fol 70

On retrouve ici le geste centripète, le caractère sexué et la sacralité du linge (du moins pour le soleil).


sb-line

Une miniature isolée

Psautier-livre d'heures à l'usage de Westminster av 1173 remploi Champagne 1200-25 BNF Latin 10433 fol 1v gallica

Psautier-livre d’heures à l’usage de Westminster, av 1173, BNF Latin 10433 fol 1v (gallica)

Cette miniature, datable du premier quart du 13ème siècle a été insérée  au début d’un psautier anglais du siècle précédent. On lui attribue une origine champenoise.


sb-line

Les anges aux luminaires à Limoges, vers 1225

Triptyque de St Aignan Tresor Cathedrale Chartres 1225Triptyque de St Aignan, vers 1225, Trésor de la Cathédrale de Chartres

Le fronton en triangle permet de positionner en haut Saint Michel, ouvrant les bras en grand ordonnateur de cette présentation.


Tabernacle de Cherves 1220-30 METTabernacle de Cherves, 1220-30, MET

Cette oeuvre jumelle propose le même ordonnancement, cette fois au dessus d’une Descente de Croix.



Tabernacle de Cherves 1220-30 MET d
Saint Michel était bien présent en haut du fronton, mais a été endommagé par la pioche de l’ouvrier qui a découvert ce trésor [5c]. Encadrant le panonceau, les luminaires ne portent ici aucune notion de douleur ou d’éclipse : ils apparaissent comme deux attributs cosmiques, complétant la couronne royale qui a remplacé la couronne d’épines.



Tabernacle de Cherves 1220-30 MET floor
L’innovation est répliquée discrètement sur le plancher du tabernacle, avec deux magnifiques inversions Lune-Soleil (voir – 3) en Occident ). Les huit anges du bas portent un livre, même ceux qui tiennent les luminaires : Lune et Soleil apparaissent donc comme un nouvel élément du vocabulaire graphique angélique, qui s’ajoute au vocabulaire antérieur que présentent les quatre autres anges : main bénissante, paume en avant ou tenant un sceptre.



Tabernacle de Cherves 1220-30 MET_detail schema
Il faut probablement comprendre que le couple d’anges du haut se projette dans les deux anges centraux. Les lettres G et D indiquent la main qui effectue le geste distinctif (celle qui ne tient pas le livre).

On remarque que l’artiste s’est employé à démontrer toutes les possibilités de la nouvelle formule :

  • lune et soleil à main gauche ou à main droite ;
  • gestes symétriques pour le couple du haut, gestes parallèles pour les quatre couples du bas.


Croix de procession 1180-1220 MBA Chartres.
Croix de procession, émaux limousins, 1180-1230, Musée des Beaux Arts, Chartres

Selon Paul Thoby ([5d], p 49), le Christ présente des aspects très archaïques, mais le reste de la Croix (notamment les deux anges lampadophores) serait nettement plus récent.


Croix limousine, autrefois conservee region de Bordeaux

Croix autrefois conservée dans la région de Bordeaux ([5d], N°73)

Cette autre croix, aujourd’hui disparue, comportait la même disposition sommitale : les deux anges porteurs de luminaires, au dessus de la dextre bénissante et du titulus.


sb-line

Les anges aux luminaires à Arras (1225-35)


1225-30 Premier missel de St Vindicien ca Arras BM 0094 (0049) fol 82v IHRTPremier missel de St Vindicien (abbaye de Mont Saint Eloi) 1225-30, Arras BM 0094 (0049) fol 82v, IHRT

Le premier missel réalisé pour l’abbaye de Mont Saint Eloi effectue la fusion complète des deux formules médiévales :

  • de la crucifixion « cosmique », elle reprend les deux luminaires, symbolisés par des disques rayonnants rouge et bleu (avec un croissant permettant d’identifier la Lune) ;
  • de la crucifixion « dogmatique », elle reprend les deux anges auréolés, la main de Dieu et Adam qui ressuscite, avec avec deux trouvailles inhabituelles :
    • la main de Dieu vient recueillir l’âme du Christ, matérialisée par un oiseau qui est aussi le Saint Esprit ;
    • le calice qui recueille le sang du Christ est tenu par le vieil Adam.

Les six médaillons des bordures, avec des scènes de la Passion, confirment le contexte eucharistique.

Cette fusion, qui nous semble assez naturelle, a nécessité un grand saut conceptuel : renoncer à la différentiation sexuelle millénaire du couple SOL / LUNA et sacraliser les deux luminaires, en les considérant comme des sortes d’hosties cosmiques élevées par des desservants en surplis. La « liturgisation des luminaires » a sans doute été favorisée par le contexte abbatial, la portée eucharistique de l’image étant soulignée par le calice. Mais il me semble qu’elle n’aurait pas pu voir le jour sans le développement, au tout début du XIIIème siècle, du rituel de l’Ostension de l’hostie [6].


missel de la cathedrale d’Arras, 1235 ca Arras BM ms 334 (963)_f. 30v detailMissel de la cathédrale d’Arras, peu après 1235 (datation Marc Gil [7], p 166), Arras BM ms 334 (963) f. 30v (détail)

Ce missel reprend la formule dans une vignette dont la taille réduite oblige à supprimer les auréoles, les ailes et les nuages : restent les couleurs rouge et bleu des disques, blanche des surplis.


Missel a l usage de Paris 1225-50 ca Bibl. Mazarine, 0422, f. 125v IRHTMissel à l’usage de Paris, 1225-50, Bibl. Mazarine, 0422, fol 125v, IRHT

Cette autre vignette retrouve les ailes et l’auréole, et mais perd la couleur blanche des robes et la forme en hostie pour la lune : l’intention eucharistique s’estompe, comme dans l’exemple qui suit.


1231-34 Missel a l'usage d'Arras Arras, BM, 0888 (0444) fol 175v IRHTMaître de Guines ?, Missel à l’usage d’Arras, 1231-34, Arras, BM, 0888 (0444) fol 175v, IRHT

Cette formule exceptionnelle revient à la figuration romane des luminaires (personnifications sexuées et sans ailes) tout en conservant deux caractères sacralisants de la formule moderne : l’auréole et une des deux mains voilées. Ce compromis sans lendemain témoigne sans doute d’une résistance face au nouveau motif.

Rattaché auparavant à l’atelier Arras-Lille dans la seconde moitié du siècle, ce missel est a été redaté par Marc Gil ([7] , p 165), du fait de l’absence de sainte Élisabeth de Thuringe et de saint Dominique.


sb-line

L’essor de la formule (Paris, 1234-50)

La chronologie des ateliers parisiens est bien connue grâce aux travaux de Robert Branner [8]. L’introduction du motif à Paris peut être attribué à l’atelier de la Vie de Saint Denis, qui travaillait plutôt pour les religieux ([8], p 87), et très précisément à un maître que Branner a baptisé le « St.-Corneille Painter », caractérisé par son originalité ([8], p 90).


BL Add 26655 fig 264St.Corneille Painter, missel à l’usage de Rouen,1230-35, BL Additional 26655, Branner fig 264

Dans ses premières oeuvres, comme comme tous les enlumineurs précédents à Paris, il montre simplement le soleil et la lune suspendus dans des sortes de sacs nuageux et à demi voilés (allusion à l’éclipse durant la Crucifixion).



G2 St.-Corneille Painter 1234-39 Lat 862 fol 165v 166r Gallica detail
St.Corneille Painter, 1434-39, Missel à I’usage de Paris, Lat 862 fol 165v 166r Gallica

Ce bifolium, classique pour les missels (voir 2 Une figure de l’Incommensurable), complète la Crucifixion par une figure de Dieu en Majesté. Au soleil et à la lune dans la main des anges s’ajoute le globe terrestre triparti dans la main du Créateur, trahissant l’intention cosmique qui sous-tend la composition.


G2 St.-Corneille Painter 1234-39 Lat 862 fol 165v 166r Gallica detail
Le registre haut de la Crucifixion est donc radicalement modifié : il est probable que l’idée des deux anges obéisse aussi à une raison graphique, l’effet d’écho avec l’Ange de Saint Jean, côté Majesté.

L’innovation semble en tout cas indépendante de la trouvaille de l’atelier d’Arras :

  • la lune ici n’est pas un symbole abstrait (roue bleue) mais une image réaliste (un disque blanc avec croissant) ;
  • les deux ailes déployées, la taille importante des disques et les mains non voilées enlèvent tout caractère liturgique : l’image est purement cosmique.


G2 St.-Corneille Painter Missel de St.Maur Lat 862 fol 165v BNF Lat 12054 fol 148vfol 148v G2 St.-Corneille Painter Missel de St.Maur BNF Lat 12054 fol 149rfol 149r

St.Corneille Painter, Missel de St.Maur, BNF Lat 12054

Le Missel qui, d’après Branner, lui succède immédiatement confirme l’absence d’allusion eucharistique : les anges descendent du ciel et les quatre médaillons de la bordure montrent des scènes de l’Enfance.


G2 St.-Corneille Painter 1240-60 Missel de St.Corneille BNF Lat 17319 fol 99vfol 99v G2 St.-Corneille Painter 1240-60 Missel de St.Corneille BNF Lat 17319 fol 100rfol 100r

St.Corneille Painter, 1240-60, Missel de St.Corneille, BNF Lat 17319

Le dernier missel attribué par Branner au Maître  est le seul, de toutes les productions des ateliers parisiens, à montrer :

  • le disque tenu par une main voilée ;
  • une différentiation sexuelle entre les deux anges.


Si le « St.Corneille Painter » est bien un seul et même artiste, il fait preuve d’une exceptionnelle inventivité quant à l’iconographie de la Crucifixion. Quoiqu’il en soit, la formule des grands disques tenus à main nue est ensuite reprise, après 1250,  par plusieurs atelier parisiens, qu’il serait fastidieux de suivre.


Wenceslas atleier Rouen painter BM Rouen 277 (Y 50) fol 157vFol 157v Wenceslas atelier Rouen painter BM Rouen 277 (Y 50) fol 158Fol 158

Atelier Wenceslas, « Rouen painter », Missel à l’usage de Rouen, BM Rouen 277 (Y 50) , IRHT

Dans cette composition particulièrement riche, la forme étudiée de la mandorle permet d’ajouter des anges thuriféraires, à l’extérieur pour la Crucifixion, à l’intérieur pour la Majesté. L’intention d’ensemble reste cosmique et non eucharistique : les luminaires sont touchés à main nue, et la lune, ici, n’est pas intégrée dans un disque.


sb-line

Un écho dans l’orfèvrerie parisienne

1240-48 atelier parisien Evangeliarium_dit_Premier_Evangéliaire_de_ a Sainte Chapelle BNF Latin 8892Premier Evangéliaire de la Sainte Chapelle (plat inférieur), 1240-48, BNF Latin 8892 1260-1270 Evangeliarium_dit_Troisième_Evangéliaire_de_ a Sainte Chapelle BNF Latin 17326Troisième Evangéliaire de la Sainte Chapelle (plat supérieur), 1260-70, BNF Latin 17326

Crucifixion,  atelier parisien 

La première composition exploite la frontalité et le parallélisme :

  • la Vierge et Saint Jean , vus de face, effectuent des gestes parallèles (main droite levée, main gauche tenant un livre) ;
  • de la même manière, les anges vus de face tiennent les luminaires au centre de leur torse, avec les mêmes gestes des mains ;
  • sur les bordures verticales, les cinq vierges sages, couronnées  tiennent leur lampe pleine de la main gauche ; les cinq vierges folles, coiffées d’un bonnet,  renversent leur lampe vide de la même main ;
  • la bordure supérieure complète la parabole, avec le Christ tenant des banderoles entre les deux maisons destinées aux Vierges : porte ouverte et porte fermée ;
  • la bordure inférieur montre une autre scène de discrimination : saint Michel combat les démons entre une citadelle porte ouverte (côté ange) et une citadelle porte fermée (côté démon).

La seconde  composition, plus conventionnelle, préfère une symétrie en miroir :

  • la Vierge et Saint Jean, vus de profil, effectuent des gestes opposés, avec des regards centripètes ;
  • les anges effectuent des gestes opposés, les luminaires en position centrifuge.

 


sb-line

Développement et variantes (après 1250)

L’atelier Arras / Lille

Ellen J Beer [10a], Robert Branner [10b], puis Willene B. Clark [10c] ont défini les caractéristiques de cet atelier, actif dans le Nord dans le troisième quart du siècle.

1225-30 Premier missel de St Vindicien ca Arras BM 0094 (0049) fol 82v IHRTPremier missel de St Vindicien (abbaye de Mont Saint Eloi) 1225-30, Arras BM 0094 (0049) fol 82v, IHRT
Second missel de St Vindicien 1250 ca Arras BM 0058 fol105v IHRTSecond missel de St Vindicien (abbaye de Mont Saint Eloi), 1250, ca Arras BM 0058 fol 105v, IHRT

Réalisé une vingtaine années après le premier, le second missel de Mont Saint Eloi comporte cette fois un bifolium. La page de la Crucifixion est quasiment une copie, avec une variation sur les anges, qui tiennent les astres d’une seule main voilée : l’hostie-soleil de la main gauche, l’hostie-lune de la main droite, comme si la sacralisation de l’ancienne figure païenne avait nécessité non seulement de couvrir la main, mais encore de l’inverser !

Une autre évolution notable renforce l’intention eucharistique : le sarcophage du vieil Adam, sorti de la bordure, c’est posé dans l’image comme un autel : et son couvercle oblique trace comme une parenthèse fermante à l’opposé du panonceau.

Graphiquement, les deux anges sont construits selon une symétrie raffinée :

  • poses en miroir ;
  • inversion des couleurs (celui qui tient le soleil rouge a une auréole blanche, et réciproquement).


Second missel de St Vindicien 1250 ca Arras BM 0058 fol105v IHRTFol 105v Second missel de St Vindicien 1250 ca Arras BM 0058 fol106 IHRTFol 106

Second missel de St Vindicien (abbaye de Mont Saint Eloi), 1250, ca Arras BM 0058 IHRT

Dans la page de la Majesté, les anges jouent également un rôle important : quatre sonnent de la trompette, trois portent les instruments de la Passion (à main nue) et deux une couronne de lauriers au dessus de sa tête. Le Christ n’est pas représenté en Créateur, mais en Vainqueur, le globe terrestre sous ses pieds (voir 5 L’âge d’or des Majestas ). Il fait saigner les plaies :

  • de sa main gauche sur les tables de l’Ancienne Loi,
  • de sa main droite sur l’hostie et le calice.

Cette symétrie fait écho à la valeur symbolique des luminaires, dans l’autre image : une des interprétations traditionnelles de leur présence dans la Crucifixion [9] est en effet qu’ils représentent l’Ancien et le Nouveau Testament (le premier ne faisant que refléter la lumière du second).


Missel a l'usage de l'abbaye de Marchiennes 1250-75 Arras BM 0368 (0448) fol 138vMissel à l’usage de l’abbaye de Marchiennes, 1250-75, Arras BM 0368 (0448) fol 138v.

Désormais bien installée, la formule commence à se standardiser : comme dans le Second missel de Saint Vindicien, les deux anges sont symétriques et posés sur un petit nuage. Mais les détails sont simplifiés :

  • plus de mains voilées,
  • plus d’inversion des auréoles : l’ange du Soleil a une auréole rouge, celui de la Lune a une auréole bleu. nuit.


La floraison des variantes


1250 ca Psalter of Evesham BL Add MS 44874 fol 6rPsautier d’Evesham, vers 1250, BL Add MS 44874 fol 6r

Une fois comprise et acceptée,  la formule commence à jouer avec ses propres règles : après s’être ingéniés pendant des siècles à différencier les luminaires, les artistes s’amusent désormais à les rendre presque identiques :
1250 ca Psalter of Evesham BL Add MS 44874 fol 6r detailici seule la longueur des rayons et la taille du visage permettent de les distinguer.


missal heny chinchester Salisbuy vers 1250 manchester The John Rylands Library, Latin MS 24 fol 149rAnnonciation, fol 149r missel henry de chinchester Salisbuy vers 1250 manchester The John Rylands Library, Latin MS 24 fol 152rCrucifixion, fol 152r

Missel de Henry de Chinchester, Salisbuy, vers 1250, Manchester, The John Rylands Library, Latin MS 24

D’autres au contraire s’ingénient à les différentier : ici le soleil arbore un mufle de lion, la Lune un visage pâle, les deux baissant les yeux pour marquer leur douleur. A noter que, dans ce manuscrit, le principe des anges dans le registre supérieur s’étend à plusieurs images.


1250-75 Trinity College B.11.4 fol 190 Psaume 109Psaume 109, 1250-75 Trinity College B.11.4 fol 190

Cette « Trinité du Psautier » suit l’iconographie courante du Trône de Grâce, mais personnalisée par trois caractéristiques uniques :

  • la face du Père est remplacée par un trèfle à quatre feuilles doré et rayonnant, sorte d’astre suprême dont la forme magnifie celle de la croix ;
  • la croix du Fils embarque avec elle les anges aux luminaires ;
  • dans cette Crucifixion suggérée, l’abbesse qui a commandé le psautier s’est fait représenter en lieu et place de Marie, la crosse touchant le soleil.


1270–75 Gradual and Sacramentary of Admont. by the Master of Giovanni da Gaibana Calouste Gulbenkian MuseumGraduel et sacramentaire d’Admont, par le Maître de Giovanni da Gaibana, 1270–75, Calouste Gulbenkian Museum, Lisbonne

Dans cette composition curieuse, les deux astres sont devenus totalement symétriques, chacun avec un croissant, et ne se différentiant que par les couleurs conventionnelles rouge et bleu. La taille importante des deux globes et leur traitement en volume leur fait perdre toute signification eucharistique (bien que la main voilée reste présente à l’arrière).


1290-95 Missel a l'usage des dominicains de toulouse Toulouse - BM - ms. 103 fol 103v IRHTFol 103v 1290-95 Missel a l'usage des dominicains de toulouse Toulouse - BM - ms. 103 fol 104 IRHTFol 104

Missel à l’usage des dominicains de Toulouse, 1290-95, Toulouse, BM MS 103, IRHT

Dans ce bifolium, les disques de fantaisie, ornés d’un mufle de lion et d’une triste figure, sont brandies vers le bas par deux anges : c’est dire si la symbolique de l’élévation de l’hostie s’est perdue. Les couleurs rouge et bleu sont passées des disques aux nuages, autre jeu avec les conventions antérieures.


1323 Petrus de Raimbaucourt The Hague, KB, 78 D 40 fol. 62vFol. 62v 1323 Petrus de Raimbaucourt The Hague, KB, 78 D 40 fol. 63Fol. 63

Petrus de Raimbaucourt, 1323, La Hague, KB, 78 D 40

Un siècle après l’invention du motif, ce jeu de dissimulation est ici poussé à son comble  : il faut vraiment être informé pour distinguer, dans les quatre médaillons qui entourent la Crucifixion, les deux du bas représentent l’Eglise et la Synagogue, et les deux du haut le soleil (une sorte de turban rayonnant) et la lune (un croissant informe).


Pucelle, Jean, Book of Hours of Jeanne d’Evreux, 1325-28, Manuscript (Acc. 54), METLivre d’Heures de Jeanne d’Evreux, 1325-28, Manuscript (Acc. 54), MET

Dans cette miniature de Jean Pucelle, les anges porteurs d’astres ont épuisé leur symbolique ; ce sont des figurants ordinaires, moins originaux que leurs deux collègues qui viennent, sans nécessité théologique,  l’un de l’arrière-plan, l’autre de l’avant-plan, examiner de plus près les plaies du Christ.


1350-60 French_-_Virgin_and_Child_and_Crucifixion_-_Walters_Art Museum Baltimore 71178
Diptyque parisien en ivoire, 1350-60, Walters, Art Museum Baltimore N°71178

Terminons avec cette formule très inventive, où le trilobe imposait de se limiter à un seul ange central :

  • à gauche il couronne la Vierge ;
  • à droite il présente au dessus du Christ (sans couronne d’épine) le Soleil et la Lune, devenus ici comme les attributs de sa Royauté céleste.



En conclusion : deux lectures de la Croix

875-900 Evangeliaire MS Lat 9453 BNF Gallica
Evangéliaire, 875-900, MS Lat 9453, BNF Gallica

Une lecture chronologique est  probablement en germe dans toutes les Crucifixions complexes, depuis l’époque carolingienne :

  • en bas, le serpent illustre le moment de la Chute ;
  • la traverse horizontale marque la fin de l’existence du Christ sur terre ;
  • tout ce qui se trouve au dessus, anges, luminaires et panonceau, évoque les temps après sa mort  :
    • a minima son Règne cosmique,
    • a maxima, dans les Crucifixions à allusion apocalyptique, le moment de son Retour.


Missel, 1140, Münsterarchiv HS1, Gladbach près Münich

Cette lecture chronologique est particulièrement marquée dans le missel de Gladbach (voir 5 Les Inversions soleil /lune).


Le Puy Chapelle des Morts detail

Fresque de la Crucifixion, 1175-1225, Chapelle des Morts, Cathédrale, Le Puy

Elle se lit encore dans la Crucifixion du Puy, où le cadre interne sépare les Anges aux luminaires, descendus sur Terre au moment de la Crucifixion, et les anges du Ciel qui y attendent le Christ.


1225-30 Premier missel de St Vindicien ca Arras BM 0094 (0049) fol 82v IHRTPremier missel de St Vindicien (abbaye de Mont Saint Eloi) 1225-30, Arras BM 0094 (0049) fol 82v, IHRT

Le Premier Missel de Mont Saint Eloi inaugure une nouvelle lecture, a-chronologique et eucharistique, qui se superpose à la précédente mais s’effectue dans le sens de la Descente :

  • en haut, les anges amènent des deux mains les Espèces divines, et Dieu amène des deux mains l’Esprit-Saint
  • au centre, le Corps du Christ se déploie, mains ouvertes ;
  • en bas, Adam-prêtre élève des deux mains le calice.



Chapitre suivant : 2b Les anges aux luminaires dans un Jugement dernier

Références :
[1] Elizabeth Leesti « Carolingian Crucifixion Iconography: An Elaboration of a Byzantine Theme » RACAR : Revue d’art canadienne, Volume 20, numéro 1-2, 1993 https://www.erudit.org/fr/revues/racar/1993-v20-n1-2-racar05602/1072746ar.pdf
[2] Anthony Cutler « A Byzantine Triptych in Medieval Germany and Its Modern Recovery » Gesta
Vol. 37, No. 1 (1998), pp. 3-12 (12 pages) https://www.jstor.org/stable/767208
[2a] https://www.sothebys.com/en/auctions/ecatalogue/2007/european-sculpture-works-of-art-l07231/lot.6.html
[2b] B. C. Raw, Anglo-Saxon Crucifixion Iconography and the art of the Monastic Revival, Cambridge, 1990, p 128 https://archive.org/details/anglosaxoncrucif0000rawb_38/page/128/mode/1up
[2c] Robert Desham « The iconography of the full-page miniatures of the Benedictional of Aethelwold » Thèse Princeton 1970
[3] Gérard Cames « Recherches sur l’enluminure romane de Cluny » Cahiers de Civilisation Médiévale Année 1964 7-26 pp. 145-159 https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1964_num_7_26_1304
[4a] https://www.inha.fr/fr/livre-corpus-emaux-volume-1.html
[4a1] Elbern « Der Karolingische Goldaltar von Mailand » Vol. 2 p 37
[4b] Edouard Charton « Voyageurs du moyen âge » 1854 https://books.google.fr/books?id=EwAmAAAAMAAJ&pg=RA1-PA18
[4c] https://www.cosmovisions.com/cosmographieMAChrono04.htm
[4d] AlbertBoeckler « Die Bronzetür von Verona » https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/boeckler1931/0022
[5] Jacques Bousquet, « A propos d’un des tympans de Saint-Pons. La place des larrons dans la crucifixion », Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, n° 8, 1977
[5aa] Pour le pot de vinaigre et la couronne :
Jürgen Stude « Geschichte der Juden in Bruchsal », p 15
Pour l’éponge :
Ernst Cohn « Über den Codex Bruchsal I der Karlsruher Hof u. Landesbibliothek und eine ihm verwandte Handschrift » p 16 https://archive.org/details/bub_gb_pHIUAQAAIAAJ/page/n17/mode/2up
[5ab] Robert Favreau, Etudes d’épigraphie médiévale, 1995, Volume 1 p 386 https://books.google.fr/books?id=HxZr7pcpURQC&pg=PA386&dq=ERO+MORS+TUA+favreau&hl=fr&newbks=1&newbks_redir=0&sa=X&ved=2ahUKEwj_vpCJldf_AhUnRqQEHagwDqIQ6AF6BAgGEAI#v=onepage&q=ERO%20MORS%20TUA%20favreau&f=false
[5a] Yolanta Zaluska « Le Psautier Manchester, John Rylands University Library, ms. lat. 22 et les Évangiles dans la Bible moralisée » Civilisation Médiévale Année 1999 7 pp. 231-250 https://www.persee.fr/doc/civme_1281-704x_1999_mel_7_1_963#civme_1281-704X_1999_mel_7_1_T2_0231_0000
[5b] Le calendrier mentionne la translation des reliques de St Eligius (en 1212) mais pas la fête de ces reliques (en 1218). Voir Marina Vidas « The Christina Psalter: A Study of the Images and Texts in a French Early Thirteenth-century Illuminated Manuscript » Museum Tusculanum Press, p 37 https://books.google.fr/books?id=HbP7JvQy3lUC&pg=PA37
[5c] X. Barbier de Montault, « Le trésor liturgique de Cherves en Angoumois », Bulletin de la Société Archéologique et Historique de la Charente – année 1897 – pages 81 à 257
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k208940r/f316.item
[5d] Paul Thoby; Pierre Verlet Les croix limousines de la fin du XIIe siècle au début du XIVe siècle
[6] Pierre-Olivier Dittmar « Cachez ce saint que je ne saurais voir. Modifications de visibilité en contexte rituel à la fin du Moyen Âge » dans Cahiers d’anthropologie sociale 2015/1 (N° 11), pages 84 à 99, https://www.cairn.info/revue-cahiers-d-anthropologie-sociale-2015-1-page-84.htm
[7] Marc Gil, « Le Maître de Guînes et l’enluminure gothique des années 1230‐1250 entre Flandre et Artois » dans 2017, Pascale Charron, Marc Gil et Ambre Vilain (éd.), La pensée du regard. Études d’histoire de l’art du Moyen Âge offertes à Christian Heck, https://www.academia.edu/36557872/_Le_Ma%C3%AEtre_de_Gu%C3%AEnes_et_l_enluminure_gothique_des_ann%C3%A9es_1230_1250_entre_Flandre_et_Artois_p._157-171
[8] Robert Branner, « Manuscript Painting in Paris during the Reign of Saint Louis : A study of styles », Berkeley, Los Angeles, Londres, 1977 https://www.academia.edu/37647180/Robert_Branner_1977_Manuscript_Painting_in_Paris_during_the_Reign_of_Saint_Louis
[9] Louis Hautecoeur, « Le soleil et la lune dans les crucifixions », Revue archéologique 5ème ser. 14 (1921), p 13–32 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k203688v/f16.item
W. Deonna « Les crucifix de la vallée de Saas (Valais) : Sol et Luna. Histoire d’un thème iconographique » Revue de l’histoire des religions
(premier article) Année 1946 132-1-3 pp. 5-47 : https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1946_num_132_1_5517
(second article) Année 1947 133-1-3 pp. 49-102 : https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1947_num_133_1_5566
[10a] Ellen J. Beer « Das scriptorium des Johannes Philomena und seine illuminatoren », Zur buchmalerei in der region Arras-Cambrai » 1250 bis 1274 Scriptorium Année 1969 23-1 pp. 24-38 https://www.persee.fr/doc/scrip_0036-9772_1969_num_23_1_3351
[10b] Robert Branner « A Cutting from a Thirteenth-Century French Bible » The Bulletin of the Cleveland Museum of Art Vol. 58, No. 7 (Sep., 1971), pp. 219-227 https://www.jstor.org/stable/25152388
[10c] Willene B. Clark « A Re-United Bible and Thirteenth-Century Illumination in Northern France » Speculum, Vol. 50, No. 1 (Jan., 1975), pp. 33-47 (19 pages)
https://www.jstor.org/stable/2856511
  1. Pages:
  2. «
  3. 1
  4. ...
  5. 8
  6. 9
  7. 10
  8. 11
  9. 12
  10. 13
  11. 14
  12. ...
  13. 73
  14. »
MySite.com
artifexinopere
L'artiste se cache dans l'oeuvre
Paperblog MagicToolbox