L'artiste se cache dans l'oeuvre
  • 1 Oeuvres
  • 2 Iconographie
  • 3 Thèmes
  • 4 Dürer
  • 5 Jacques Bousquet
  • 6 Jean Wirth
  • Nouveautés

Le Soleil et la Lune dans la Sainte Abbaye

16 septembre 2022
Comments (2)

Un artiste particulièrement original a illustré au début du XIVème siècle des traités d’instruction religieuse, probablement pour l’abbaye cistercienne de Maubuisson. Certaines de ses images constituent de véritables architectures symboliques, où le couple soleil-lune joue un rôle important pour la compréhension de l’image.

Article précédent : Le Soleil et la Lune dans le tympan de Parme.



Les illustrations pour La Somme le Roi (Livre des vices et des vertus)

British Library Somme le Roy, Add. MS 28162 Fol 5vSomme le Roy, 1300-20, BL Add. MS 28162 fol 5v [1]

Dans ce traité, plusieurs illustrations sont structurées en deux registres :

  • en haut une Vertu (ici l’Humilité) et son Vice associé (l’Orgueil, figuré par le roi Ocozias) ;
  • en bas deux exemples de chacun :
    • le Pécheur qui se repent et que Dieu bénit ;
    • l’Hypocrite qui se moque du pénitent, et dont Dieu se détourne.

Deux regards sur Dieu

On remarquera que Dieu est représenté de deux manières différentes :

  • comme une vision qui apparaît dans un nuage ;
  • comme une statue dévoilée (le drap retombe sur l’autel) mais qui refuse de regarder celui qui ne veut pas la regarder.

Ainsi le regard baissé du pénitent est récompensé par une vision intérieure, tandis que le regard détourné de l’hypocrite l’empêche de voir non seulement la statue qu’on lui montre, mais qui de plus, en se retournant miraculeusement, lui envoie un avertissement personnel.


Des spécificités stylistiques

Cette image suffit à illustrer trois spécificités de notre artiste :

  • boucher les vides par des bustes sans signification ;
  • structurer l’image par des éléments architecturaux (pinacles, château à la porte fermée, clocher avec deux cordes qui pendent) ;
  • différencier les arcades des deux registres : en haut accolées, en bas imbriquées.


Somme le Roy BL Français 938 fol 74r gallicaSomme le Roy, BL Français 938 fol 74r, gallica

Le seul manuscrit du XIIIème siècle qui lui soit comparable, réalisé pour la bibliothèque royale, fait montre d’une qualité bien inférieure.

On y retrouve la statue qui refuse de voir l’hypocrite, mais c’est la même statue qui regarde vers le pénitent : l’idée de la vision intérieure s’opposant à la vision physique n’appartient qu’à notre artiste.

L’intervention divine, côté pénitent, est ici illustrée différemment : par l’ange qui se case péniblement dans le fronton du transept. Car le registre inférieur se compose, assez lourdement, de deux églises semblables, mis à part le fronton et le signe en haut du clocher : une croix côté Humilité, un disque doré côté Orgueil.



Les trois traités du MS Thompson MS 11

Ce manuscrit [2], qui était à l’origine fusionné avec le précédent, comprend quatre petits traités. Au début de chacun a été insérée une illustration pleine page, qui entretient un rapport peu évident avec le texte qui suit : ainsi l’image récupérée pour servir de frontispice au quatrième traité (le Livre des Tribulations, attribué à Pierre de Blois) est en fait extraite de La Somme le Roi : nous ne parlerons donc ici que des trois autres.

Le Traité de la Sainte Abbaye (fol 2r-7r)

Yates Thompson 11, f.1vBL Yates Thompson 11, fol 1v

L’image en frontispice de ce premier traité se compose de deux registres inégaux.

En haut, une grande Majestas Dei, flanquée à gauche par la Vierge et à droite par Saint Pierre, avec des chérubins et des anges exhibant sur leur banderole des passages du Sanctus et du Gloria.

En bas deux salles bien clôturées de l’abbaye :

  • à gauche une nonne armée d’un martinet instruit deux novices (les lettres inscrites sur le livre, sans signification, sont une imitation de l’alphabet [3], p 229) ;
  • à droite l’abbesse prie, escortée d’une autre nonne.



BL Yates Thompson 11 f. 1v schema
Les deux registres ne sont pas indépendants :

  • à droite, les figures d’autorité : au dessus de l’abbesse avec sa crosse, Saint Pierre avec ses clés incarne l’autorité supérieure, celle de l’Eglise ;
  • à gauche les figures du savoir : de même que la main divine bénit la maîtresse des novices, de même plus haut la main de Dieu bénit Marie, assise entre deux cierges éclairés qui symbolisent probablement sa pureté et sa clairvoyance.

Cette abbaye idéale réduite à deux fonctions (étudier et prier) est assez éloignée du traité qu’elle est censée illustrer, où toutes les pièces de l’abbaye, de l’infirmerie au grenier, trouvent une explication symbolique. Cette image très générique aurait pu servir de frontispice à n’importe quel traité destiné à l’instruction des moniales.


sb-line

Le Traité de l’amour de Dieu (fol 7r-28r)

Yates Thompson 11, f.6vBL Yates Thompson 11 fol 6v

Ce deuxième frontispice comporte deux registres, qui se lisent de bas en haut :

  • en bas la procession d’entrée :
    • en tête un jeune moine portant la croix, suivi de deux jeunes moniales portant des cierges allumés ;
      derrière un prêtre auréolé et son acolyte ;
    • derrière encore, cinq moniales dont deux montrent sur leur livre ouvert les mots de l’Introït : « Suscepimus, Deus » (Seigneur, nous accueillons ta gloire), suivies de l’abbesse avec sa crosse ;
  • en haut la messe, ou plus précisément l’Eucharistie :
    • dans le choeur (en avant du clocher) trois officiants debout devant l’autel sur lequel dont posés, sur une nappe, le calice et le corporal ; le Christ apparaît avec une banderole portant les mots : Ego sum vita (je suis la vie) ;
    • dans la nef, sept moniales, dont l’abbesse et la soeur clacelière avec son trousseau de clés.


Des illustrations ponctuelles

Le Traité de l’amour de Dieu brode autour du thème de l’amour de manière peu structurée : on y disserte sur les quatre sortes d’amour, sur les trois types de cieux, enfin sur les sacrements : rien qui soit en rapport simple avec l’image.

Devant la grande variété des thèmes abordés, l’artiste a décidé d’illustrer « l’amour de Dieu » par une image générique où les moniales pouvaient se reconnaître, la procession d’entrée et la communion.

Quelques détails de l’image pourraient cependant renvoyer à des passages précis du texte.



BL Yates Thompson 11 f. 6v detail infirmerieDans le couvent qu’on voit à l’arrière, la cheminée désigne une pièce chauffée probablement l’hôpital, où les soeurs qui sont resté soigner les malades participent de loin à la messe. Or le texte file une longue métaphore entre le pain et le vin de la communion et une médecine pour l’âme :

« Si elle est malade par tentations qui l’ont navrée, si trouvera-t-elle la médecine pour la soigner. O Dieu comme est glorieux cet électuaire, et comme se doit bien appareiller l’âme quand elle doit le prendre ». Fol 19r


BL Yates Thompson 11 f. 6v detail ciergesLes cierges allumés sont placés en contrebas de l’autel avec le calice, et du drapeau portant la croix :

« Le cierge de Pâques signifie Jésus-Christ et la vraie lumière, car la cire qui est des abeilles qui toutes sont vierges et engendrent sans corruption et sans compagnie de mâle signifie la chair de Jésus-Christ qui naquit de la Vierge Marie sans oeuvre d’homme. Le feux du cierge signifie la divinité et signifie la clarté et l’ardeur de l’amour dont Dieu nous aime et dont nous le devons aimer ». Fol 21r



BL Yates Thompson 11 f. 6v detail flabellumLes abeilles qui fabriquent la cire vierge évoquent, par antithèse, les mouches desquelles le flabellum, à l’étage au dessus, protège les Saintes Espèces.


L’inversion Lune-Soleil

BL Yates Thompson 11 f. 6v detail lune soleil

L’inversion s’explique par le fait que le Soleil est placé du côté Est de l’église, la direction vers où le coq regarde pour proclamer le lever du jour.

La présence des deux astres correspond probablement à une métaphore assez curieuse, où la communion est comparée à la Lune :

« Ce sacrement est aussi comme la lune qui ne luit mie par jour mais par nuit. Car tant comme nous sommes en la nuit de ce monde, sommes-nous enluminés par ce sacrement. Mais quand le jour viendra de la vie parmanable (éternelle) dont luira le soleil de divinité, dont n’aurons nous métier de la lune des sacrements. Or (maintenant) en avons grand métier car nous ne pouvons mie encore souffrir l’ardeur de la clarté de ce soleil. » Fol 19r


sb-line

Le Traité des Trois états de l’âme chrétienne (ff. 28v-51v)

British Library Yates Thompson 11 f. 29 Penitence, devotion, and contemplation schema 1BL Yates Thompson 11 fol 29

L’image à quatre compartiments qui ouvre ce traité est en général lue en séquence ([3], p 231), comme un processus spirituel à quatre étapes :

  • 1) la pénitence : la moniale se confesse à un dominicain, dont la main mime la main de Dieu qui pardonne à travers lui ; la banderole de l’ange proclame « Si tu veux effacer tes péchés, dis le Miserere (Si vis delere tua crimina , dic miserere) ».
  • 2) la méditation : la moniale prie devant une statue de la Vierge couronnée par son Fils ;
  • 3) la contemplation : la moniale accède à la vision mystique du Christ de douleur, dont la banderole proclame : « Regarde ce que j’ai supporté pour que le peuple vive (Pro vita populi, respice quanta tuli) »
  • 4) la contemplation à nouveau : la moniale accède à la vision de la Trinité, sous la forme du Trône de Grâce (Le père tenant la Croix du Fils, avec la colombe de l’Esprit-Saint entre les deux).


La représentation graphique d’une progression spirituelle

Tous les commentateurs s’en sont donné à coeur joie quant au passage de l’image réelle (la statue de l’étape 2) à l’image spirituelle (étapes 3 et 4) :

« Dans l’image finale de cette série, la Trinité se manifeste dans une vision immatérielle d’une puissance prodigieuse, qui plane sans s’y reposer au-dessus de l’autel incrusté de joyaux, brisant les frontières architecturales qui délimitaient encore la vision précédente. Des nuages ​​célestes avec le soleil et la lune s’aventurent dans l’espace humain de la femme, montrant le pouvoir de sa méditation sur des objets physiques, qui lui donne accès au domaine du divin. La parole est devenue chair – ou image – dans cette expérience extatique finale, tandis que la banderole proclame « Pater uerbum spiritus sanctus hii tres unum sunt » (« Père, parole, esprit saint : ces trois sont un »). La série de quatre images montre bien l’utilité des images matérielles dans une téléologie qui se conclut pourtant par des images surnaturelles. Elle montre également l’interaction de plus en plus étroite du mot et de l’image – car la parole terrestre et la contemplation d’objets physiques incitent à la communication verbale et visuelle avec le divin – comme l’indicateur-clé du succès dans l’approche de Dieu. » Paul Strohm [4]

Certains ont disserté brillamment sur l’évolution de la gestuelle de la nonne, en relation avec le statut de ce qu’elle regarde :

« Les attitudes corporelles de la femme soulignent la distinction entre les trois représentations de Dieu qui apparaissent au lecteur-spectateur. L‘image sculptée est vue par ses yeux corporels, tandis qu’elle imite le geste de la Vierge dans le groupe du Couronnement. Le Christ saignant lui apparaît tandis qu’elle s’agenouille et regarde vers le bas et loin de lui, encore incapable d’accomplir l’ordre inscrit sur sa banderole…. Enfin, le Trône de Grâce, avec son Christ encore saignant, est perçu comme une expérience visuelle immédiate, quelque chose qu’elle voit en effet directement mais qui, contrairement au Couronnement sculpté, transcende l’espace physique de l’enceinte dans laquelle elle est figurée. Cette vision, qui se présente ostensiblement comme une image, est la seule conclusion possible pour la dévotion imaginative : la dévotion intellective, la perception de Dieu sans aucune aide visuelle – c’est-à-dire le déshabillage eckhartien du divin jusqu’à l’effacement complet – est au-delà des capacités de la dévote et du miniaturiste. Mais le principe de cet effacement est posé : dans les deux dernières étapes de cette contemplation ascensionnelle, le groupe du Couronnement a disparu, car il n’est plus nécessaire. Visuellement effacé de l’autel, il est remplacé par le calice eucharistique prêt à recevoir le sang du Christ, un objet d’un tout autre statut. » Elina Gertsman [5]

Certains enfin se sont risqués à interpréter la différence des arcatures entre les deux registres :

« Au registre supérieur, les deux arcs brisés encadrant chaque scène, l’un au-dessus de la religieuse, l’autre au-dessus de l’autel, soulignent la séparation entre le domaine corporel de la religieuse et le domaine spirituel qu’elle cherche à atteindre. Dans le registre inférieur, les arcs entrelacés encadrant chaque scène soulignent l’accession de la religieuse à un domaine où le corporel se mêle au divin ». Lars R. Jones, ([6], p 38)


Si convaincantes qu’elles puissent paraître à première lecture, chacune de ces explications a un hic :

  • le soleil et la lune n’apparaissent pas seulement dans l’apothéose de l’image 4, comme le dit Paul Strohm, mais aussi dans l’image 2 ;
  • dans cette même image 2, qui selon Elina Gertsman illustre la simple vision physique, que signifie l’ange qui descend du ciel avec un cierge allumé ?
  • enfin la différence des arcatures n’est pas spécifique à cette page mais, comme nous l’avons vu, un trait stylistique qui apparaît aussi dans La somme le Roi.

Malgré leur unanimisme, nos commentateurs auraient-ils loupé quelque chose ? Avant de proposer une lecture alternative, il est nécessaire de dire quelques mots sur le Traité dont l’image est le frontispice.


La structure du Traité des Trois états de l’âme chrétienne

Le traité est divisé en trois parties :

  • la Pénitence (fol 28v-35v)
  • la Dévotion (fol 35v-39v)
  • la Contemplation (fol 39v-51v)

Il s’agit effectivement de trois étapes successives dans une progression spirituelle. D’emblée, le texte établit un certain nombre d’associations d’idée :
Traite des Trois Etats de l'Ame Chretienne tableau 1
L’idée principale du Traité est de comparer les trois étapes spirituelles aux trois événements que fête l’église le jour de l’Epiphanie, à savoir l’Adoration des Mages, le Baptême de Jésus dans le Jourdain, et les Noces de Cana. Ce parti-pris oblige l’auteur à des analogies assez laborieuses dans lesquelles nous n’entrerons pas. Les trois cases en bleu sont celles qu’a pu retenir l’auteur du frontispice :

  • la nonne implorant le Christ de douleur ;
  • la vision de la Trinité ;
  • la statue du Couronnement de la Vierge.

Le lien entre le Baptême du Christ et la Trinité est expliqué dans le texte concernant l’étape 2 (la dévotion)  :

« Ainsi fut là montrée la Trinité : le fils en humain corps et la Saint Esprit en colombe et le Père en voix ». Fol 35v

Le lien entre les Noces de Cana et le Couronnement de la Vierge est que ce dernier est souvent interprété comme les noces symboliques de l’Eglise et du Christ, Marie étant assimilée à l’Epouse du Cantique des Cantiques.

L’idée de l’artiste aurait donc été de substituer, aux trois épisodes longuement disséqués dans le Traité, des images plus faciles à relier aux trois étapes :

  • la vision du Christ de douleur pour la Pénitence ;
  • la vision de la Trinité pour la Dévotion ;
  • la statue du Couronnement pour la Contemplation.

Ainsi le point culminant de la lecture ne serait pas l’image 4, mais l’image 2 : contrairement à ce qu’un regard moderne conclut un peu rapidement, le groupe sculpté vaut plus que les deux visions mentales.



British Library Yates Thompson 11 f. 29 Penitence, devotion, and contemplation detail 2
Cette image terminale est la seule qui ne comporte pas de légende. Elle repose sur une analogie manifeste entre la Nonne, à laquelle un ange apporte la lumière divine, et Marie – l’Epouse du Cantique des Cantiques – à laquelle le Christ offre sa couronne. Plusieurs passages du Traité, dans la partie consacrée aux Noces de Cana, lui correspondent assez bien :

  • « Une merveilleuse conjonction de la divine lumière et de l’âme enlumine si comme d’époux et d’épouse. » Fol 40r
  • « La parfaite âme, qui est digne d’être appelée épouse… » Fol 47v
  • « Charité conquiert Dieu entièrement et transforme l’esprit en divine image« . Fol 51r


L’ordre de lecture restitué (SCOOP !)

British Library Yates Thompson 11 f. 29 Penitence, devotion, and contemplation schema 2a

Dans cette nouvelle lecture, l’image de la Confession constitue une sorte de prologue, d’étape 0.

Le clocher, qui sépare les cases 0 et 3, montre qu’il faut passer par le registre inférieur pour aboutir à la case terminale Le Soleil et la Lune, présents dans les deux dernières cases (carrés bleus) incitent l’oeil à cette remontée.

A l’étape 1, la Pénitence, la Nonne se penche jusqu’au sol, comme écrasée de terreur (« en servage de cremeur ») sous le poids de la Croix du Christ.

A l’étape 2, la Dévotion , la nonne se redresse à demi, « en confort d’espérance ».

A l’étape 3, la Contemplation, la nonne éclairée et libérée, « en franchise de charité », reprend la posture qu’elle avait devant le confesseur.

Un passage du traité correspond bien au redressement corporel de la nonne, image du redressement de son âme :

« A premier état baise le serf les pieds du seigneur pour avoir pardon de ses péchés. A second état baise le fils les mains du père et le pauvre les mains du riche pour grâce de bénéfice. Et au tiers regarde l’épouse la face de son ami et au regard de cette beauté est si enyvrée d’amor et emplie de gloire que elle oublie la majesté de lui et ose requérir le baiser de sa bouche. » Fol 39v



British Library Yates Thompson 11 f. 29 Penitence, devotion, and contemplation schema 3
Comme les deux cordes qui pendent dans le clocher, la première et la dernière image sont parallèles (flèches vertes) :

  • à l’ange portant la banderole « tua crimina » fait écho l’ange portant le cierge de cire vierge ;
  • à la main qui bénit  correspond la main qui couronne ;
  • à l’âme pècheresse fait écho l’âme parfaite.

Plus subtilement, chaque image fait apparaître une identification entre divin et humain (flèches jaunes) :

  • à gauche la main du confesseur pardonne au nom de Dieu  ;
  • à droite la nonne voilée s’identifie à Marie couronnée.

British Library Somme le Roy, Add. MS 28162 Fol 5v registe inferieurSomme le Roy, 1300-20, BL Add. MS 28162 fol 5v (détail)

La parenté de composition avec cette page de La Somme le Roi nous aide à comprendre pourquoi, dans l’esprit de notre illustrateur, la vision mentale est d’un ordre inférieur  à la vision réelle du groupe sculpté : c’est qu’il ne s’agit pas d’une pierre inerte, mais dans les deux cas d’une statue du Christ qui s’anime miraculeusement, détournant la face ou décernant la couronne.

Sur ce thème, voir 2-5 La statue qui s’anime


Le Soleil et la Lune

Dans ce nouvel ordre de lecture, le Soleil et la Lune apparaissent, assez logiquement, dans les deux dernières étapes :

  • réunis au dessus de la nonne, dans l’étape de la Dévotion ;
  • séparés, le Soleil au dessus de la nonne et la Lune au dessus du groupe sculpté, dans l’étape de la Contemplation.

L’artiste a bien sûr été contraint par sa propre charte graphique (arcades entrelacées en bas, arcades séparées en haut) mais je pense qu’il en a profité pour illustrer une autre notion qui fait l’objet d’un long développement, dans la partie du Traité consacrée aux Noces de Cana : les six jarres dans lesquelles l’eau se transforme en vin.

L’auteur commence par une analogie physiologique assez naïve :

« Par les VI vaisseaux peut-on entendre VI entrées qui au chef de l’homme sont, par quoi les choses de ce monde entrent en l’âme. Ce sont deux yeux, deux oreilles, la bouche et le nez. C’est un fait que le nez à deux narines, mais il y a si petite division qu’on ne le prend que pour un seul vaissel ». Fol 48

Puis il développe sur plusieurs pages toute une interprétation spirituelle :

« Et si vous voulez ces VI vaisseaux entendre spirituellement en l’âme, vous devez regarder que Dieu fit en VI jours toute corporel creature ». Fol 48v



Traite des Trois Etats de l'Ame Chretienne tableau 2
A grand renfort d’analogies, les six jours de la Création sont comparés à une progression spirituelle en six étapes, qui ne recoupe pas clairement les trois étapes principales. A ces six jours spirituels, l’oeuvre de Dieu, s’opposent six nuits qui sont l’oeuvre du Diable, à savoir les péchés capitaux (luxure et gourmandise comptant pour un). Heureusement, l’oeuvre du Père est restaurée par le Fils, au travers de six épisodes de sa vie qui donnent lieu à des associations d’idées acrobatiques. A la fin, l’auteur se laisse aller à une envolée sur les différentes formes du verbe former :

British Library Yates Thompson 11 f. 51rFol 51r

On voit la difficulté, pour l’illustrateur, de faire une synthèse de ces fulgurances verbales.

Je pense qu’il s’est limité à l‘idée principale : celle des Jours divins et des Nuits marquées par le Péché.



British Library Yates Thompson 11 f. 29 bas
La séparation du Soleil et de la Lune, dans les nuées, illustre assez bien l’effet de la Pénitence :

« Car autressi comme en orient nait le soleil qui en chasse la nuit, autressi la lumière de grâce fait naître en l’âme Jésus-Christ, qui est le soleil de justice, et en chasse les ténèbres de péché. » Fol 30v

On notera l’idée astucieuse que la croix, portée par la nonne seule, est maintenant portée par Dieu lui-même : le Soleil et la Lune, dans cet ordre d’idée, peuvent être vus comme les compléments graphiques de ces deux crucifixions. L’arbre situé à gauche évoque probablement l’arbre du Paradis, dont le bois selon la légende avait servi pour la croix.



British Library Yates Thompson 11 f. 29 soleil lune haut
Au dernier stade, le Soleil et la Lune ne sont plus enveloppés de nuées. Des anges les ont remis à la place que Dieu leur avait assignée dans les pinacles de l’architecture du Monde :

  • le Soleil comme source de lumière, où l’Ange vient allumer la flamme de la bougie ;
  • la Lune comme symbole de l’Ame parfaite qui reflète la lumière divine, telle Marie ou la nonne, devenue épouse du Christ.

Article suivant : …inversions topographiques

Références :
[1] https://www.bl.uk/manuscripts/Viewer.aspx?ref=add_ms_28162
[2] https://www.bl.uk/manuscripts/Viewer.aspx?ref=yates_thompson_ms_11_fs001ar
[3] James, M. R. Montague Rhodes « A descriptive catalogue of fifty manuscripts from the collection of Henry Yates Thompson » p 229 https://archive.org/details/descriptivecatal00jame_1/page/228/mode/2up
[4] LARS R. JONES « Visio Divina? Donor Figures and Representations of Imagistic Devotion: The Copy of the « Virgin of Bagnolo » in the Museo dell’Opera del Duomo, Florence », Studies in the History of Art, Vol. 61, Symposium Papers XXXVIII: Italian Panel Painting of the Duecento and Trecento (2002), pp. 30-55 https://www.jstor.org/stable/42622625
[5] Paul Strohm « Middle English: Oxford Twenty-First Century Approaches to Literature » p 325 https://books.google.fr/books?id=QhJREAAAQBAJ&pg=PA325
[6] Elina Gertsman « The Absent Image: Lacunae in Medieval Books » p 105 https://books.google.fr/books?id=fLMmEAAAQBAJ&pg=PA105

La Sainte Famille de Nuit

16 juillet 2022
Comments (0)

Remise en lumière d’un chef d’oeuvre obscurci.

Une réception contrastée

Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijksmuseum, AmsterdamLa Sainte Famille de Nuit
Atelier de Rembrandt, 1642-1648, Rijksmuseum, Amsterdam

Ce tableau aujourd’hui très obscurci a connu des hauts et des bas [1].


Carl Gottlieb Guttenberg 1786 la veillee hollandaise British museum reduitLa veillée hollandaise
Carl Gottlieb Guttenberg, 1786, British museum

Considéré comme une oeuvre majeure de Rembrandt et compris comme une scène de genre nocturne, il a fait partie de la collection des ducs d’Orléans au moins depuis 1721, avant de passer en Angleterre en 1791, lors de la vente des biens de Philippe d’Orléans.

C’est seulement en 1854 qu’il a été reconnu comme une Sainte Famille, avec la grand-mère Anne, la mère Marie et l’Enfant Jésus.

A partir de 1956, des doutes sur son attribution au maître ont commencé à s’exprimer, matérialisés par son exclusion , en 1969, du catalogue Gerson. A partir de 1994, il n’a plus été exposé par le Rijksmuseum, avant d’être réaccroché en 1999, vu sa grande popularité, avec une attribution à l’Atelier.

Cet article ne tient pas à rallumer la querelle d’attribution, mais à éclaircir la signification de l’oeuvre, en remettant en lumière des éléments qui n’ont pas été suffisamment exploités.



Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijksmuseum, Amsterdam clair reduit
En forçant l’éclairage apparaissent de nombreux détails et quelques anomalies : erreurs destinées à rester dans l’ombre, ou au contraire indices laissés à un regard curieux ? C’est tout le problème des reproductions numériques qui, en modifiant les conditions du regard, créent peut être des fausses questions.


Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijksmuseum, Amsterdam objets1La veillée hollandaise (inversée)

Comme dans toutes les oeuvres comportant un grand nombre d’objets, nous allons nous heurter au même problème : sont-ils disposés selon la fantaisie de l’artiste, ou obéissent-ils à une logique à découvrir ?

Il faut d’abord s’entendre sur l’identification des éléments. Ce schéma résume ceux sur lesquels il n’y a plus de doute :

  • l’homme sous l’escalier tire du vin à un tonneau ;
  • Sainte Anne tient dans ses mains une corde permettant de balancer le berceau ;
  • le tableau pendu au dessus d’elle est une carte géographique, sur laquelle on ne voit rien.

Nous reviendrons plus loin sur les objets de la table et du placard, peu visibles et mal interprétés par Guttenberg. Ainsi que sur l’anomalie du vitrail de gauche, marquée d’un point d’interrogation.


Rembrandt et le « symbolisme déguisé »

Dans quelques oeuvres seulement, Rembrandt est revenu à une tradition flamande totalement passée de mode : faire porter à un objet du quotidien une charge symbolique. Voici quelques exemples assez frappants, mais qui sont passés à la trappe.

Siméon au temple

1627 Rembrandt Symeon au temple (anna prophetesse) Hamburger KunsthalleRembrandt, 1627, Siméon au temple, Hamburger Kunsthalle

La scène représente Joseph et Marie amenant Jésus au Temple. Le vieillard Siméon, venu au même moment par une inspiration divine, le prend dans ses bras et le reconnaît comme la « lumière pour éclairer les nations » et un facteur de grands bouleversements, notamment pour Marie : « une épée te transpercera l’âme ». La vielle femme debout est la prophétesse Anne, connue par ce seul passage :

« Il y avait aussi une prophétesse, Anne, fille de Phanouel, de la tribu d’Asher. Elle était fort avancée en âge. Après avoir, depuis sa virginité, vécu sept ans avec son mari, elle était restée veuve ; parvenue à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, elle ne quittait pas le Temple, servant Dieu nuit et jour dans le jeûne et la prière. Survenant au même moment, elle se mit à louer Dieu et à parler de l’enfant à tous ceux qui attendaient la délivrance de Jérusalem. » Luc 2,36-38

On comprend assez facilement que le mur de gauche symbolise ce que prophétisent Siméon et Anna : la grande lumière et la Croix, multipliée dans l’ombre des croisillons. Autre allusion à la Crucifixion : les paumes grand ouvertes d’Anna.

La partie à droite de la colonne montre la rambarde d’un escalier descendant, et un bougeoir avec une chandelle éteinte : le Temple est dans l’ombre, contrastant avec la Nouvelle Lumière.


sb-line

Le repos pendant la fuite en Egypte

LE REPOS PENDANT LA FUITE EN EGYPTERembrandt, 1644, Petit Palais (Bartsch N° 57)

Le motif de la Croix est ici fièrement propulsé par la lanterne. Nous reviendrons plus loin sur cette gravure, qui montre que Rembrandt a conservé assez tard le goût pour le symbolisme qu’expriment surtout ses oeuvres précoces.


sb-line

L’histoire de Tobie

Cette histoire a été illustrée à plusieurs reprises par Rembrandt ou son atelier. On y rencontre une troisième Anna, l’épouse du vieillard Tobie dont la charité et la piété sont mises à rude épreuve :

« Pendant qu’il dormait, il tomba d’un nid d’hirondelles de la fiente chaude sur ses yeux, et il devint aveugle. Dieu permit que cette épreuve lui arrivât, afin que sa patience, comme celle du saint homme Job, fût donnée en exemple à la postérité ». Tobie 1,11-12


1626 Rembrandt van Rijn Tobit and Anna with the Kid Rijksmuseum reduitTobie et Anne avec le chevreau, Rembrandt, 1626, Rijksmuseum.

« Anne, sa femme, allait tous les jours tisser de la toile et, par le travail de ses mains, elle rapportait, pour leur entretien, ce qu’elle pouvait gagner. Il arriva ainsi qu’ayant reçu un chevreau, elle l’apporta à la maison. Son mari, ayant entendu le bêlement du chevreau dit:  » Voyez si ce chevreau n’aurait pas été dérobé, et rendez-le à son maître, car il ne nous est pas permis de rien manger qui provienne d’un vol, ni même d’y toucher.  » Alors sa femme répondit avec colère:  » Il est manifeste que ton espérance est devenue vaine; voilà ce que t’ont rapporté tes aumônes!  » C’est par ces discours et d’autres semblables qu’elle l’injuriait. » Tobie 2,19-23



1626 Rembrandt van Rijn Tobit and Anna with the Kid Rijksmuseum detail vitrail
Le vitrail aux verres cassés et aux plombs tordus illustre la cécité de Tobie. La cage à oiseaux à l’aplomb de ses yeux vides en évoque probablement la cause, tandis que le chapelet d’oignons dit cruellement ce qui lui reste : les larmes.



1626 Rembrandt van Rijn Tobit and Anna with the Kid Rijksmuseum detail Anna
En face, les yeux exorbités de la femme et de l’animal en rajoutent dans la cruauté, ainsi peut être que le panier en osier tout en haut, évoquant le soleil perdu.



1626 Rembrandt van Rijn Tobit and Anna with the Kid Rijksmuseum detail bougie
Deux chandeliers sans bougie continuent à exploiter le thème de la cécité. Posés sur la chaise, le dévidoir à main (voir Pendants solo : mari -épouse )  et la bobine résument quant à eux l’activité de tissage d’Anna.


Jan van de Velde 1595 Tobit_and_AnnaTobie et Anna, Gravure de Jan van de Velde, 1595

Rembrandt a trouvé dans cette gravure l’idée générale de la composition, et même les différents détails (sauf le panier) : c’est leur réorganisation astucieuse qui leur confère leur valeur symbolique.



1636 Tobias_Healing_his_Father_by_Rembrandt_-_Staatsgalerie_-_Stuttgart clair reduitTobie fils guérissant Tobie père
Atelier de Rembrandt, 1636, Staatsgalerie, Stuttgart

Dans ce tableau, c’est le rouet au complet qui sert de marqueur visuel permettant d’identifier Anna, qui tient les mains de son mari. Comme le remarque le Corpus, la scène s’inspire probablement de l’opération de la cataracte :

« Aussitôt Tobie, prenant du fiel du poisson, l’étendit sur les yeux de son père. Au bout d’une demi-heure environ d’attente, une taie blanche, comme la pellicule d’un oeuf, commença à sortir de ses yeux. Tobie la saisit, et l’arracha des yeux de son père, et à l’instant celui-ci recouvra la vue ». Tobie 11, 13-15



1636 Tobias_Healing_his_Father_by_Rembrandt_-_Staatsgalerie_-_Stuttgart rideau
Le rideau translucide est une manière de montrer cette taie que Tobie est en train d’arracher.


1636 Tobias_Healing_his_Father_by_Rembrandt_-_Staatsgalerie_-_Stuttgart feu tonneau

On notera également le détail du tonneau de vin sous l’escalier. Tout comme le feu dans la cheminée, il symbolise ce qui reste à la vieillesse : se réchauffer.


Rembrandt 1651 The blindness of Tobit MET reduitLa cécité de Tobie, Rembrandt, 1651, MET

Dans cette gravure tardive, avec une grande économie de moyens, Rembrandt réutilise le rouet pour illustrer le passage suivant :

« Et le père aveugle se leva et se mit à courir, et, comme il heurtait des pieds, il donna la main à un serviteur pour aller au-devant de son fils. » Tobie 11,10

On notera, à peine visible dans l’ombre au dessus de la fenêtre, le même panier-soleil, en écho au rouet renversé : cette autocitation quasiment imperceptible trahit une des facettes de la manière de composer de Rembrandt : réutiliser des objets auxquels il confère une forte valeur symbolique, sans se soucier qu’ils soient compris ou non.


abraham de pape 1658-69 Tobie et anna National galleryTobie et Anna, Abraham de Pape, 1658-69, National gallery

En contraste, ce tableau multiplie les appels de pieds pour s’assurer que le spectateur ne perde rien : la barrique, les vitraux cassés, la bobine, le dévidoir, le rouet, le feu et le panier d’osier, sont alignés comme à la parade, tandis qu’un rideau vert en trompe-l’oeil vient parachever la prétention du peintre à égaler les plus grands.

Les Saintes familles de Rembrandt et de l’atelier

Un parcours rapide s’impose parmi les quelques oeuvres sur ce thème. Je les présente par ordre chronologique, en insistant seulement sur les détails significatifs pour ce qui nous occupe : la Sainte Famille de nuit.

1632 Rembrandt_van_Rijn,_The_Holy_Family NGALa Sainte Famille, Rembrandt, 1632, NGA

Joseph, en vieillard à bonnet, s’est installé pour lire à l’arrière-plan. Le grand panier allongé posé contre le mur de droite est un accessoire typiquement hollandais, un panier de maternité (bakermat) [2] : les femmes s’y asseyaient pour s’occuper de leur bébé, comme on le voit dans le tableau ci-dessous :

Elias Boursse 1668Elias Boursse, 1668 [2]


Annibale_Carracci,_The_Holy_Family_with_Saint_John_the_Baptist,_1590,_NGAjpg

La Sainte famille avec Saint Jean Baptiste, Annibale  Carracci,1590, NGA

L’idée de Joseph lisant à l’arrière plan vient probablement de cette gravure.


sb-line

1634 Rembrandt_-_The_Holy_Family_alte pinacothek Munich reduitLa Sainte Famille
Rembrandt, 1634, Alte Pinacothek, Münich (Corpus , vol II, A88 p 450)

Joseph est cette fois représenté en père attentif et protecteur : ses instruments de menuisier, potentiellement contondants et perçants (ciseau, vilebrequin, marteau, écorceuse à deux poignées) sont suspendus dans la pénombre, tels des épées de Damoclès attendant leur heure. Bien au chaud dans une fourrure, le bébé est totalement emmailloté, mis à part ses pieds nus que Marie réchauffe de sa main. Ce geste est peut être plus qu’un détail charmant.


1634 Rembrandt_-_The_Holy_Family_alte pinacothek Munich reduit pieds

Le fait que Marie joigne les pieds d’une seule main suggère que le geste va au delà de la simple tendresse maternelle : Rembrandt réactive probablement la vieille symbolique de la prémonition des clous de la Crucifixion, mais à sa manière : sans y toucher. Sur cette iconographie, voir 1 Toucher le pied du Christ : la Vierge à l’Enfant .


sb-line

La Sainte Famille avec sainte Anne, mère de la ViergeLa Sainte Famille avec Sainte Anne
Atelier de Rembrandt, 1640, Louvre (Corpus volume III, C 87 p 557)

Selon le Corpus, il y a de fortes présomptions pour que cette oeuvre soit due à Ferdinand Bol, un élève de Rembrandt qui se distingue par sa capacité à développer et expliciter des thèmes conçus par le Maître, en de véritables « compilations » du vocabulaire rembranesque [4].

Le bakermat de la gravure de 1632 sert ici de siège à Marie. On reconnaît les mêmes outils que dans le tableau de Münich : Joseph cette fois manie des deux mains l’écorceuse. Tout à son goût de l’explication, l’auteur a suspendu à se ceinture un étui à outils et posé sur sa tête un chapeau de travailleur. Il a ajouté toute une série d’objets que peut justifier l’activité de menuisier itinérant, mais qui sont surtout issus du vocabulaire de la Fuite en Egypte : le grand chapeau plat suspendu à gauche, la selle posée à cheval sur la poutre, les étriers suspendus dans l’ombre sous la fenêtre.



1640 Rembrandt (atelier) La Sainte famille avec Ste Anne louvre detail
D’autres accessoires de voyage ont été rajoutés près du poteau central : une calebasse pour boire, des chaussures de marche, un sac pour transporter les outils.


1640 Rembrandt (atelier) La Sainte famille avec Ste Anne louvre detail ste anne Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijksmuseum, Amsterdam clair detail ste anne

Sainte Anne s’insère à gauche du berceau, d’une manière qui mérite toute notre attention :

  • le berceau est vu sous le même angle que dans la Saint Famille de Nuit (le rouet remplaçant le capot) ;
  • le livre passe des mains de Sainte Anne à celles de Marie.

Interrompant sa lecture, Anne pose ses lunettes et rabaisse la couverture pour mieux voir la tête de l’enfant. C’est à la fois une grand-mère fredonnant une berceuse à son petit fils ; et une mère conférant avec sa fille à propos de la tétée interrompue.

La moitié droite du tableau est une grande nature morte, animée seulement par le chat qui regarde bouillir la marmite dans la cheminée. Un lit s’ouvre à l’arrière-plan, tandis qu’au premier plan un chenet et un grand chou font repoussoir.

Pour reconstituer outrageusement le procédé de composition :

  • de la Sainte famille de 1632, reprendre le bakermat et la figure du liseur, en le transposant en liseuse ;
  • de la Sainte famille de 1634 , reprendre les outils de Joseph ;
  • pour étoffer le propos, saupoudrer d’objets empruntés à un thème voisin, celui de la Fuite en Egypte ;
  • compléter la moitié droite par un décor anecdotique.

Ce principe d’explication et d’expansion va tout à fait à rebours de Rembrandt, qui privilégie l‘ellipse et la concentration sur le détail signifiant.

Comme le résume excellemment le Corpus (Volume III, p 566) :

« On peut dire que la peinture de Paris pousse à l’extrême le sens du détail caractéristique de Rembrandt, d’une manière typique de Bol, et reste en même temps dans le vague quant à l’inscription des figures ».


sb-line

1643 ca ferdinand bol etude pour gravure British MuseumLa Sainte Famille
Ferdinand Bol, 1643, étude pour une gravure, British Museum

On a depuis longtemps noté les similitudes de composition avec la Sainte Famille avec Anne de 1640 (un des grands arguments en faveur de son attribution à Ferdinand Bol) :

  • le même poteau central, avec ses quatre chevilles, la calebasse et le panier, divise la pièce en deux ;
  • la partie nature morte, avec le lit au fond, héberge maintenant le berceau vide et le bakermat posé verticalement, plus une gourde métallique posée sur une haute caisse ;
  • la cheminée (avec la même grappe d’oignons) et le chat cette fois vu de dos servent de repoussoir à la partie animée ;
  • le livre de Sainte Anne est maintenant posé sur le rebord de fenêtre et le geste tendre d’arranger la couverture est repris par Joseph.

L’idée principale est celle d’un retour à la gravure de 1632 : en escamotant Anne, la figure de la vieillesse et de la sagesse revient à Joseph, qui retrouve son bonnet d’intérieur et perd tous ses attributs de menuisier.


1642 Rembrandt_van_Rijn,_Saint_Jerome_in_a_Dark_Chamber British Museum reduitSaint Jérôme dans une chambre sombre
Rembrandt, 1642
1643 ca ferdinand bol gravure British Museum reduitLa Sainte Famille
Ferdinand Bol, 1643, British Museum

Par son contraste lumineux, la gravure de Bol s’inspire de cette gravure radicale de Rembrandt réalisée dans l’intervalle : saint Jérôme, son chapeau de cardinal, sa tête de mort et son lion, sont presque totalement noyés dans l’ombre, d’où émerge seulement le crucifix.


1643 ca ferdinand bol gravure British Museum detail signatureLa Sainte Famille (détail), Ferdinand Bol, 1643, British Museum

L’attribution est certaine, puisque Bol a apposé son nom et la date (très difficile à lire, tout le monde ne s’accorde pas) au centre de l’ovale du vitrail. Cette signature, placée en pleine lumière et pourtant presque imperceptible, traduit moins la modestie qu’une sorte de goût pour le paradoxe et l’énigme.


1645 ca Rembrandt Holy Family British MuseumSainte Famille avec Sainte Anne, Rembrandt, vers 1645, British Museum

Ce dessin est la seule Sainte Famille de Rembrandt comportant le personnage d’Anne, et la seule ayant pour source lumineuse une fenêtre : tout se passe comme si le Maître avait laissé à l’élève le soin de développer le thème de la Sainte Famille dans une chambre obscure. A remarquer le détail du passant regardant à travers le vitrail, que nous retrouverons plus loin.


sb-line

1645 Rembrandt Sainte Famille avec des anges-St Petersbourg reduitSainte Famille avec des anges
Rembrandt, 1645, Ermitage, Saint Petersbourg

Rembrandt se réserve une nouvelle idée, celle de la rencontre de deux lumières :

  • l’une céleste, qui émane des anges et descend vers le livre ;
  • l’autre terrestre, qui monte depuis le feu.

1645 Rembrandt Sainte Famille avec des anges-St Petersbourg detail
Ce feu n’est pas infernal, mais bienfaisant : Marie a retroussé sa robe pour profiter de sa chaleur, en complément de la chaufferette. C’est un feu humble, qui s’alimente des rebuts de l’atelier.



1645 Rembrandt Sainte Famille avec des anges-St Petersbourg detail marie
Le thème de la chaleur se retrouve dans une première couverture fourrée posée sur le bébé. Après Anne et Joseph, c’est maintenant Marie qui se charge du geste tendre d’arranger une seconde couverture : posée sur le capot du berceau, elle protège le bébé des courants d’air : probablement sa mère la relève-t-elle, comme Sainte Anne, pour voir si le bébé dort.



1645 Rembrandt Sainte Famille avec des anges-St Petersbourg detail livre
Mais une autre interprétation nous est suggérée par les ombres fortes du bras de Marie sur sa robe et de sa tête sur le livre : ne faut-il pas comprendre au contraire qu’elle pose la seconde couverture pour protéger le bébé de la lumière céleste trop intense ? Nous serions alors dans la même idée de prémonition de la Passion – encore un instant Monsieur le bourreau. – mais exprimée de manière plus discrète que dans la Sainte Famille de 1634.

L’ombre de la tête sur le livre symbolise cette tentative, vouée à l’échec, d’interrompre le cours de l’Ecriture.



1645 Rembrandt Sainte Famille avec des anges-St Petersbourg detail ombres outils
Un autre détail vient confirmer cette lecture : beaucoup ont remarqué le clou isolé qui évoque la Crucifixion. Mais personne n’a prêté attention à la direction de son ombre, et de celle des outils.



1645 Rembrandt Sainte Famille avec des anges-St Petersbourg schema
A la lumière céleste (en blanc) et au rayonnement bienfaisant du feu (en orange) se mêle une troisième lumière dont la source est en hors champ (en rouge).


Rembrandt 1651 The blindness of Tobit MET reduit detail

La cécité de Tobie (détail), Rembrandt, 1651, MET

Il s’agit sans doute d’une lampe à huile qui permet à Joseph de travailler la nuit : mais sa position, dans les profondeurs de l’âtre, lui donne ici une dimension diabolique : le destin cruel est en attente et le menuisier, sans s’en rendre compte, affûte déjà le pied de la Croix.


sb-line

1646 Rembrandt ou studio,_The_Holy_Family_with_a_Curtain,_1646,_Museum_Schloss_Wilhelmshohe_KasselRembrandt ou atelier, 1646, Museum Schloss Wilhelmshöhe, Kassel (Corpus Volume V, V6 p 389)

Une fois repéré ce thème de la Prémonition, il devient évident ailleurs : il explique ici le regard triste de Marie en direction du petit feu, et du chat qui lorgne la bouillie.



Nicolaes Maes, (attrib), The Holy Family (after Rembrandt), c.1646-50 Ashmolean Museum, OxfordLa Sainte Famille avec un cadre et un rideau (copie)
Nicolaes Maes (attrib), vers 1646-50, Ashmolean Museum, Oxford

Cette copie fait mieux comprendre le décor : le grand plancher en bois, portant des gerbes et bâti à l’intérieur d’une structure plus noble, s’inscrit dans la tradition médiévale de la crèche de Bethléem construite à l’intérieur des ruines du palais de David (voir 5 Apologie de la traduction ). Mais le poteau central, placé juste à l’aplomb du feu, sert évidemment de prémonition de la Crucifixion.

Une autre « astuce » est ici le trompe l’oeil, qui fait déborder la scène centrale sur ses marges :

  • à droite, le rideau fait écho aux courtines du lit ;
  • en haut et en bas, les moulures ouvragées magnifient la crèche de bois.


sb-line

1654 The Holy Family with a cat. The Virgin and the child with the cat and snake METLa Sainte famille au chat et au serpent, Rembrandt, 1654, MET

Après la floraison du thème autour de 1645, Rembrandt y reviendra une dernière fois dans cette gravure, dont la composition rappelle beaucoup celle du tableau de Kassel. Tandis que le chat dort, Joseph a pris sa place à l’extérieur, lorgnant comiquement à travers le vitrail non sur l’enfant, mais sur sa pitance posée sur le rebord. Deux allusions très appuyées, l’ovale formant auréole et le petit serpent écrasé par le pied de Marie, témoignent d’un certain épuisement symbolique.


sb-line

Considérées chronologiquement, les oeuvres que nous venons de voir témoignent d’une intense recherche, avec un vocabulaire graphique restreint : ainsi le même geste d’arranger la couverture a trois significations différentes. Elles montrent également comment Rembrandt modernise le « symbolisme déguisé » en le repoussant dans un niveau de lecture facultatif pour la compréhension du sujet, mais qui en relève le goût, tel un arôme du passé destiné aux seuls connaisseurs.

Zoom sur quelques objet

La carte de géographie et la poulie

1637-Rembrandt_-_Parable_of_the_Laborers_in_the_Vineyard ermitageParabole des ouvriers envoyés à la vigne (Matthieu 20,1)
Atelier de Rembrandt, 1637, Ermitage

Le Corpus considère cette version comme la copie à l’identique, mais en format réduit, d’un tableau perdu de Rembrandt : le soir venu, le Maître de la vigne paye le denier convenu à tous ses ouvriers, qu’ils soient de la première ou de la onzième oeuvre.


Ce qui nous intéresse, du point de vue de la Sainte Famille de nuit, est l’environnement de la fenêtre :

  • la cage à oiseau suspendue, qui a pu inspirer la poulie ;
  • la carte de géographie, juste derrière le Maître de la vigne.

Il est clair que ces deux détails ne sont pas là par hasard :

  • la cage forme une sorte de dais suspendu au ciel, qui souligne la Majesté du maître : « Ne m’est-il pas permis de faire en mes affaires ce que je veux ? » ;
  • la carte est, bien sûr, celle de son domaine.


sb-line

Les deux récipients métalliques

Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijksmuseum, Amsterdam gourde
Deux  récipients métalliques figurent dans la partie droite, l’un posé à contrejour sur la table juste derrière les chaussures, l’autre rangé en pleine lumière sur l’étagère du bas.


Eleve de Rembrandt Dou ca schilder_in_atelier Boston Museum of Fine Arts reduitLe peintre dans l’atelier
Elève de Rembrandt (Dou ?), Museum of Fine Arts, Boston
1660 Le Reniement de saint Pierre Rembrandt RijksmuseumLe Reniement de saint Pierre Rembrandt, 1660, Rijksmuseum

Le récipient sur la table est une gourde métallique qui apparaît dans plusieurs tableaux de Rembrandt ou de l’atelier, souvent associé à la soldatesque.


1640 Atelier de Rembrandt ca Loth et ses filles Catharijneconvent UtrechtLoth et ses filles, Atelier de Rembrandt, vers 1640, Catharijneconvent Utrecht

En tant que gourde, elle est aussi connotée avec le voyage. On la le retrouve ici posée par terre à côté d’une sacoche à bandoulière et du bâton qui permet de la transporter sur l’épaule. Fermée et placée dans le dos de Loth, elle représente l’eau qu’il aurait pu boire durant sa fuite, au lieu de préférer le vin que lui offrent ses filles pour l’enivrer et abuser de lui.


1635 dou an-old-man-lighting-his-pipe-in-a-study coll privVieil homme allumant sa pipe dans son étude, Dou, 1635, collection privée

Dou la pose à côté d’une malle désormais inutile, pour évoquer les voyages passés du vieillard : il ne lui reste maintenant que les plaisirs sédentaires de la vieillesse : livres, musique, tabac, feu dans la cheminée et boisson, évoquée par le verre renversé à côté du pichet.


Gerard_Dou_-_Girl_at_a_Window, Gerard_Dou 1655 ca Clark Art InstituteFille à la fenêtre
Gérard Dou, vers 1655, Clark Art Institute
1660 Heem_Breakfast Manner of Pieter Claesz National Museum in Warsaw detruit en 1939-40Déjeuner au jambon, 1660, Manière de Pieter Claesz, National Museum, Varsovie (détruit en 1939-40)

Ce type de pichet, dit « à la Jan Steen », est assez fréquent dans les tableaux de boisson : il possède alors un bouchon de type clapet, permettant d’éviter que le vin ne s’évente.


The merry family, Jan Steen, 1668, RikjsmuseumLa joyeuse famille (détail), Jan Steen, 1668, Rikjsmuseum

Dans cette scène qui illustre le dicton « quand les parents boivent, les enfants trinquent », on voit bien le clapet ouvert, tandis que la grande soeur initie son petit frère à la boisson.

Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijskmuseum, Amsterdam pichet

Seule est étrange la présence du pichet à vin dans le placard  :  pourquoi Joseph l’y a-t-il laissé en allant tirer son vin au tonneau ? Nous reviendrons plus loin sur ce point.


sb-line

La place du sac (SCOOP !)

Philosopher in Meditation engraved after Rembrandt by Devilliers l'aine 1814Gravure par Devilliers l’aîné, 1814 rembrandt-mirror-smallCopie anonyme, d’après Le philosophe en méditation, Rembrandt, 1632, Louvre

Je n’ajouterai pas mon grain de sel à ce tableau tellement commenté, me contenant de relever trois détails passés généralement sous silence :

  • le panier-soleil habituellement associé à la cécité de Tobie, accroché ici au dessus d’un autre symbole d’occlusion : la porte basse qui forme presque un oculus ;
  • le troisième personnage débout dans l’escalier, aujourd’hui complètement invisible ;
  • le sac qui nous intéresse.

Dans le tableau original (et le gravure), il est suspendu sous l’escalier, à portée de main quand on sort. L’auteur anonyme de la copie a trouvé plus logique de le mettre dans la main de la silhouette qui monte.


1640 Rembrandt (atelier) La Sainte famille avec Ste Anne louvre detailLa Sainte famille avec Ste Anne (détail)
1640, Louvre
ferdinand bol etude pour gravure 1643 British Museum detailLa Sainte Famille (détail)
Ferdinand Bol, 1643, étude pour une gravure, British Museum

Dans les deux Saintes Familles attribuables à Bol, le sac à outils est placé à côté du poteau central, près de la calebasse, autre accessoire indispensable lors des interventions à l’extérieur.


Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijksmuseum, Amsterdam radiography detailLa Sainte Famille de nuit (détail de la radioscopie)
Atelier de Rembrandt, 1642-1648, Rijksmuseum, Amsterdam

Dans l’oeuvre qui nous occupe, il était initialement placé au même endroit, sur le poteau central. Il a ensuite été décalé à sa place logique, sur le poteau près de l’escalier. L’autre repentir important que montre la radiographie est le miroir, peint par dessus la première couche picturale.

Le déplacement du sac est un argument fort en faveur de l’attribution à Bol : il l’aurait d’abord mis machinalement au centre, à proximité des chaussures de Joseph sur la table (comme dans la Sainte famille du Louvre). Il l’aurait ensuite déplacé à un emplacement plus logique, près de l’escalier, avec le grand avantage de mettre en valeur le clou symbolique, en plein centre.


sb-line

L’objet-mystère (SCOOP !)

Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijksmuseum, Amsterdam objet indermine
Selon le Corpus, il s’agirait d’un tampon de fortune qui bouche un carreau cassé. On peut aussi y voir une boule végétale accrochée autour d’un plomb vertical.



Samuel van Hoogstraten Gaukler am Fenster Benediktinerstift St.Paul - St. Paul, LavanttalGaukler am Fenster, Samuel van Hoogstraten, Benediktinerstift St.Paul – St. Paul, Lavanttal

Samuel van Hoogstraten utilisera plusieurs fois le thème du vitrail comme support à un trompe-l’oeil. Une fois découverte à l’arrière-plan la figure du buveur, le jeu consiste à deviner comment tiennent les trois peignes, le polyèdre en carton et la carte à jouer.

Voir la réponse...

  • Le premier peigne est derrière le vitrail, tenu par la barre de fixation verticale.
  • Le second, à demi transparent, est devant le vitrail, tenu (ainsi que la lettre) par la barre de fixation horizontale.
  • Le troisième, vu à travers un carreau ébréché, est plaqué par le bras gauche du farceur.
  • Le polyèdre en carton est coincé à la place d’un carreau manquant.
  • La carte à jouer passe à travers un carreau fêlé.



Le jeune Samuel van Hoogstraten est passé par l’atelier de Rembrandt ente 1640 et 1647, mais ses fameux trompe-l’oeil (voir Lettre d’amour aux Pays-Bas ) sont d’une époque largement postérieure.


Cornelis Norbertus Gysbrechts 1666 coll priv rdkCornelis Norbertus Gysbrechts, 1666, collection privée (photo rdk)

D’autres peintres ont repris le procédé du trompe-l’oeil au vitrail. Gysbrechts superpose même deux treillis, celui des plombs et celui des rubans rouges qui tiennent les objets de l’arrière-plan. On remarquera qu‘aucun des objets du premier plan n’est tenu par les plombs (puisqu’ils sertissent les carreaux) : ils sont tous coincés soit par la barre de fixation horizontale, soit par le bord du cadre.

Dans le cas de notre objet-mystère, l’hypothèse d’un objet suspendu à un plomb ne tient pas.


La Sainte famille la Nuit, Atelier de Rembrandt, vers 1645, british museumLa Sainte famille de nuit, Atelier de Rembrandt, vers 1645, British Museum

Ce dessin ne peut pas être une étude préparatoire pour le tableau, puisque le bougeoir et le miroir y figurent déjà à leur place définitive. C’est donc une copie très précise – une pratique d’atelier dont on possède d’autres exemples dans la période – destinée à conserver le souvenir des oeuvres du maître : preuve que, si la Sainte famille de Nuit, est de la main d’un élève, elle a d’emblée été considérée comme une réalisation mémorable.

Dans la fenêtre, les vitraux n’ont pas été figurés, mais notre objet-mystère est bien présent : preuve d’une part qu’il n’a pas pour fonction de boucher un trou, d’autre part qu’il méritait d’être reproduit, quoique de manière peu distincte.



Carl Gottlieb Guttenberg 1786 la veillee hollandaise British museum detailLa veillée hollandaise (détail)
Carl Gottlieb Guttenberg, 1786, British museum

Le gravure de Guttenberg propose une tête de chat, ou plutôt de chaton vu sa taille : les volets étant fermés, il faut comprendre que le minou à tenté de s’enfuir par le carreau manquant, puis rebroussé chemin vers l’intérieur.


aquatinte welcome collectionLa Sainte famille de nuit, Aquatinte, Welcome collection

J’ai pensé d’abord à une pure invention de Guttenberg, mais cette aquatinte, probablement réalisée après le passage du tableau en Angleterre, propose la même interprétation.


Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijksmuseum, Amsterdam tete chat

Il me semble désormais que l‘idée du chaton est nettement la plus plausible : sans doute le détail était-il plus lisible à l’époque. De plus, l’animal est présent dans toutes les Saintes Familles de la période 1645 : alors, pourquoi pas dans celle-ci ?


sb-line

Synthèse sur les objets de l’atelier (SCOOP !)

A l’issue de ces comparaisons, tous les objets sont désormais identifiés, y compris ceux de la partie droite.


Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijksmuseum, Amsterdam objets2
Sur la table, la gourde et les souliers de Joseph. A côté, l’assiette avec la bouillie de l’enfant, que nous avons rencontrée plusieurs fois, est posée sur une pile de langes, remplaçant le panier à layette que nous avons également rencontré plusieurs fois. A l’extrême-droite, le panier dressé contre le mur rappelle, en réduction, le bakermat de l’étude de Bol : c’est en fait un banneton, panier allongé où on laisse le pain reposer et lever.


Le Repos durant la Fuite en Egypte et ses symboles

Ce thème fréquemment traité par Rembrandt et l’atelier, est un de ceux où se révèle, comme dans la Sainte Famille, un jeu de surenchère entre Rembrandt et Bol.


1630-34 ca Gerard Dou Govert Flinck (paysage) coll priv photo rdkLe Repos durant la Fuite en Egypte
Attribué à Gérard Dou (figures) et Govert Flinck (paysage), vers 1631-34, collection privée, photo RDK (Corpus Vol 1, C6 p 483)

Ce tableau a beaucoup déconcerté les spécialistes : stylistiquement, le paysage semble avoir été peint par un autre peintre que les figures, où le sens extrême du détail caractérise le style de Dou.

Iconographiquement, la composition n’est pas moins étrange :

  • Joseph lit, occupation paisible bien éloignée de l’ambiance dramatique de la Fuite ;
  • l’âne manque, évoqué uniquement par la selle posée sur le branche ;
  • le grand bakermat accroché à côté ne fait pas partie des premiers objets à emporter.

Jacob van Spreeuwen Repos durant la fuite en Egypte Musee des BA BudapestRepos durant la fuite en Egypte, Jacob van Spreeuwen, Musée des Beaux Arts, Budapest

Ce tableau d’un suiveur de Rembrandt présente la même composition triangulaire, avec sous l’arbre une étable de fortune qui justifie l’absence de l’âne. Tout l’accent porte ici sur Joseph, sorte d’ermite devant sa grotte, étudiant un livre difficilement transportable.

Il serait périlleux de prétendre interpréter des tableaux aussi incertains : retenons simplement la grande liberté avec laquelle des artistes pouvaient s’éloigner du traitement purement narratif, éludant ou hypertrophiant des éléments pour des raisons qui nous échappent.


LE REPOS PENDANT LA FUITE EN EGYPTERembrandt, 1644, Petit Palais (Bartsch N°57 ) 1645 image_rembrandt_rembrandt_harmensz_van_rijn_dit_le_repos_pendant_la_fuite_en_egypte_bartsch_58 RijksmuseumRembrandt, 1645, Rijksmuseum (Bartsch N°58)

Le Repos durant la Fuite en Egypte

Dans la première gravure, dont nous avons déjà commenté la très symbolique lanterne, Rembrandt a rajouté l’âne en dernier (troisième état). A gauche sont mis en lumière les trois accessoires de voyage : selle, gourde métallique et panier à layette. Marie se tient la tête dans le geste de la mélancolie, tandis que Joseph en bonnet regarde dans le vide, tenant dans sa main droite un petit objet mal défini, sur lequel les commentateurs ne sont guère diserts.

La solution nous est donnée par la seconde gravure, restée inachevée : il s’agit d’un canif avec lequel Joseph pèle une pomme. On retrouve chez Marie le geste omniprésent dans les Saintes Familles : relever la couverture pour montrer le visage de l’enfant.

On voit que Rembrandt lui-même ne reculait pas devant un certain hermétisme : l’âne rajouté comme à regret, et le canif indécidable.


1644 ferdinand_bol_rest_flight_egypt Gemaldegalerie Alte Meister, DresdenFerdinand Bol, 1644, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresden Bol repos pendant la fuite en egypte San Diego museum of arts Benesch 359aFerdinand Bol (copie), vers 1644, San Diego Museum of arts ( Benesch 359a [5] )

Le Repos durant la Fuite en Egypte

Il se prouve que Bol s’est inspiré de la gravure de 1644 pour deux compositions, l’une hermétique et l’autre explicite.


LE REPOS PENDANT LA FUITE EN EGYPTE 1644 ferdinand_bol_rest_flight_egypt Gemaldegalerie Alte Meister, Dresden detail

Dans la version hermétique, Bol reprend magistralement le geste mélancolique de Marie, le regard dans le vide de Joseph, et le canif pendant, au service d’une impression de désespoir et de menace. Il faut vraiment bien chercher pour remarquer, derrière la gourde, la miche de pain qui justifie le canif. Détail tellement discret que les copistes du tableau soit l’omettent, soit l’interprètent de travers (rabot).


Conclusion provisoire

La série des Saintes Familles nous a montré Rembrandt et Bol se passant le relai dans une surenchère sur l’obscurcissement qui confine à l’invisibilité, avec comme point culminant le Saint Jérôme de 1642. Dans ce contexte, la Sainte Famille de Nuit constitue, avec ses volets fermés, une forme de terminus théorique, où la lumière de la fenêtre elle-même s’abolit.
.

La série des Repos durant la Fuite en Egypte nous a montré une autre forme de surenchère entre le maître et l’élève, cette fois sur l’hermétisme. L’existence de couples de versions, l’une explicite et l’autre plus secrète, montre que la clientèle de l’atelier comprenait des amateurs d’ellipse et de devinettes.


Un patchwork thématique

Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijskmuseum, Amsterdam schema themes
D’un point de vue comparatif, on constate que l’image constitue un patchwork de trois thèmes fréquents dans l’atelier :

  • dans le premier secteur (le bougeoir mis à part), on retrouve les éléments habituels de l’histoire de Tobie, qui pourrait être l’homme au tonneau, tandis que le rouet pourrait être non pas celui de Sainte Anne, mais de sa femme Anna ; manque un élément essentiel : le feu ;
  • le secteur central héberge une Sainte Famille, moins Joseph et ses outils ; et plus la carte géographique, objet peu usité par l’atelier, apparaît seulement dans la parabole du Maître de la Vigne, comme emblème de son pouvoir ;
  • enfin, dans le troisième secteur, les objets sur la table sont ceux d’une Fuite en Egypte.

Cette lecture thématique n’explique pas tout, puisque toute la zone autour de la fenêtre lui échappe totalement.


Partie vive et partie morte

Une autre lecture consiste à remarquer que, comme dans les Saintes Familles attribuables à Bol, l’image se compose de deux moitiés très différentiées : une scène de genre et une nature morte.



Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijskmuseum, Amsterdam schema 1
Avec cette lecture, des couple se forment entre les deux parties du tableau :

  • deux récipients à anse : le sac et le banneton (en orange) ;
  • deux vêtements de Joseph : le manteau et les souliers (en rouge) ;
  • des sources de lumière opposées : un bougeoir vide et une cheminée éteinte, face à une bougie invisible (en blanc) ;
  • trois récipients évoquant la boisson : tonneau, gourde et pichet (en violet).

Le fait que le pichet soit resté côté placard, bien que Joseph tire du vin au tonneau, invite à considérer qu’au moins certains de ces objets jouent un rôle symbolique.


Une Sainte Famille chosifiée (SCOOP !)

Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijskmuseum, Amsterdam objets3
Si l’on regroupe les deux ustensiles de voyage et les deux ustensiles de puériculture, on ne peut s’empêcher de voir, dans la nature morte de la table, une évocation de Joseph et Marie. Les trois objets du mur, à connotation évidemment eucharistique, évoquent quant à eux le troisième membre de cette Sainte Famille chosifiée.


La Sainte Famille de Nuit : une interprétation

Nous voici parvenus au bout des déductions « raisonnables », qui suffisent à montrer le caractère ambitieux et quasi-expérimental de la composition.

Je propose ici une interprétation, non garantie, des points qui sont restés dans l’ombre.

La question de la maladresse (SCOOP !)

Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijskmuseum, Amsterdam perpective
Les lignes blanches montrent l’emplacement de la bougie cachée : un des arguments avancés par le Corpus pour refuser l’attribution à Rembrandt est le caractère manifestement démesuré, bien que la direction soit correcte, de l’ombre de la tête sur la carte.

Les deux lignes roses montrent des ombres fausses :

  • il ne devrait pas y en avoir à droite du panier (rappelons-nous cependant que celui-ci a été rajouté après coup) ;
  • l’ombre dans la moitié droite de la fenêtre devrait être nettement plus large, l’obscurcissant presque en totalité.

Les lignes jaunes et bleu montrent une construction perspective surprenante : les deux moitiés de la gravure ont des points de fuite différents (lignes bleues et jaunes), la ligne rouge étant erronée.


1637-Rembrandt atelier_-_Parable_of_the_Laborers_in_the_Vineyard ermitage schemaParabole des ouvriers envoyés à la vigne, Atelier de Rembrandt, 1637, Ermitage

D’autres oeuvres montrent la même liberté par rapport à la perspective centrale : ici, le schéma à deux points de fuite n’est pas une erreur de copie, il était très probablement présent dans l’original de Rembrandt.


1640 Rembrandt (atelier) La Sainte famille avec Ste Anne louvre schemaLa Sainte Famille avec Sainte Anne
Atelier de Rembrandt (Bol ?), 1640, Louvre

Une oeuvre majeure, la Sainte Famille du Louvre, présente même trois points de fuite, un pour le plancher et un pour chaque mur, plus la même erreur sur une poutre.

On est donc fondé à conclure que ces « maladresses », l’hypertrophie de certaines ombres et les points fuite différents, sont plutôt des procédés expressifs parfaitement maîtrisés.



Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijskmuseum, Amsterdam perpective fin
Le point de fuite de gauche régit la zone « Tobie », que nous pouvons maintenant baptiser la zone « Ancien Testament ». La bougie avec son réflecteur, qui n’apparaît dans aucune autre oeuvre de l’atelier, est au premier degré une maladresse, puisqu’elle n’est clairement pas au centre de la cheminée. Elle joue donc un rôle symbolique :

le réflecteur sans bougie est une assez bonne métaphore de l’Ancien Testament, qui se contente de refléter la lumière de la bougie masquée.

Le point de fuite de droite régit la zone « Sainte Famille », éclairée par la lumière du Nouveau Testament.


sb-line

Le problème des volets clos

Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijksmuseum, Amsterdam clair detail fenetre
On ne peut que redire le caractère radical, par rapport à toutes les traditions graphiques de l’atelier, de cette fenêtre par où ne rentre aucune lumière.

De plus la construction révèle une « maladresse » que n’a pas manqué de relever le Corpus : les charnières inclinées rendent impossible, malgré la poulie, le relevage du volet. Or cette « maladresse » est impossible à corriger, puisqu’elle est inhérente à la forme en arcade.


L'atelier du tailleur, par Quiringh van Brekelenkam, 1661 RijksmuseumL’atelier du tailleur, Quiringh van Brekelenkam, 1661 Rijksmuseum

Le volet supérieur n’est possible que si la partie supérieure de la fenêtre est  quadrangulaire, comme dans cette échoppe de tailleur.


Philosopher in Meditation engraved after Rembrandt by Devilliers l'aine 1814 detailGravure par Devilliers l’aîné, 1814 (détail)
D’après Le philosophe en méditation, Rembrand, 1632, Louvre

Ce type de fenêtre, à partie supérieure cintrée, est celui du « philosophe en méditation » : le vitrail fixe est placé côté extérieur, ce qui permet de poser un récipient sur le meneau. La forme en tau, à l’aplomb du livre, prend forcément une signification christique.

D’un point de vue prosaïque, les vitraux ouvrants sont placés coté intérieur : on ne peut donc rajouter des volets que du côté extérieur : ceux qu’on voit, fermés, à travers les vitraux de la Sainte famille de nuit.

En revanche, fermer la partie supérieure est impossible : un volet extérieur ne pourrait être manoeuvré, et un volet intérieur se heurte à la forme en arc.

Le volet supérieur, dans la Sainte famille de nuit, n’est pas un objet mal dessiné, mais un objet impossible : pourquoi alors, avec l’anneau, la poulie et la corde, avoir attiré l’attention sur lui ?


sb-line

En aparté : le portait gravé de Jan Six

Portrait de Jan Six Rembrandt 1647 MET reduitPortrait de Jan Six, Rembrandt, 1647, MET (cinquième état)

Ce portrait frappant du  jeune ami et futur mécène de Rembrandt a été tellement célébré que la gravure, devenue très rare, a été reproduite plusieurs fois par la suite. Comme le note Luba Freedman :

« Le portrait gravé de Jan Six a impressionné ses contemporains, et c’est précisément cette image d’un visage juvénile nageant dans les rayons de la lumière du jour, qui les a marqués. » ([6], p 100)


Un décor théâtral

En 1647, Jan Six était travaillait sur sa tragédie Médée , dont Rembrandt réalisera le frontispice l’année suivante. La gloire promise au jeune homme est celle du théâtre, auquel font allusion plusieurs détails relevés par Luba Freedman :

  • la plateforme, évoquant une scène,  sur laquelle se tient le jeune auteur ;
  • l’insistance sur le grand rideau (en vert) ;
  • la dague suspendue dans la pénombre en haut à gauche : l’attribut de la Muse de la Tragédie chez Ripa (traduit en néerlandais en 1644).



Portrait de Jan Six Rembrandt 1647 MET schema
On peut rajouter d’autres éléments que Luba Freedman n’a pas relevés :

  • le chapeau et le bâton, accrochés trop haut pour être ceux de Jan Six, sont probablement eux-aussi des accessoires de théâtre ;
  • ils sont posés sur un grand pan de tissu (en rouge) qui ne fait pas partie de l’ameublement et n’est pas non plus le manteau de Six, posé sur la fenêtre (en rose) ; trop grand pour être une cape, c’est probablement lui qui  évoque le rideau du théâtre ;
  • le rideau du tableau (en vert) fait système avec celui de la fenêtre, transformant l’amateur d’art en personnage d’une oeuvre d’art.


Le mécanisme de relevage (SCOOP !)

Portrait de Jan Six Rembrandt 1647 MET detail
Il faut attendre les années 2000 [7] pour qu’un commentateur remarque l’objet au coin de la fenêtre, « une cheville pour maintenir la fenêtre en position haute ». Plus précisément, il s’agit d’une manivelle assujettie à la partie mobile d’une fenêtre à guillotine, s’engrenant dans une crémaillère encastrée dans le cadre.

Bien sûr, il est possible que le fortuné Jan Six ait bénéficié d’un tel dispositif dans sa maison d’Amsterdam. Mais sa présence à cet emplacement stratégique, entre la dague de la Tragédie et le visage du tragédien, va nécessairement au delà de la fierté de posséder un accessoire d’ameublement.

Cette manivelle s’inscrit parmi les allusions au théâtre, en évoquant les mécanismes qui permettent de relever les décors.


Jan Six et la Sainte Famille la Nuit

En 1645, Jan Six est âgé de 27 ans. Il a fini ses études, effectué son Grand Tour en Italie, et il vient d’hériter de la fortune de sa mère. On ne sait rien des débuts de sa relation amicale avec Rembrandt [8] : la gravure « Le pont de Six » date de 1646, et le portrait de 1647, avec ses allusions complexes, témoigne d’une complicité déjà bien engagée entre l’artiste confirmé et le jeune homme prometteur.

Par ailleurs, au verso de la Sainte Famille la Nuit, l’inscription Margrita Six suggère, selon le Corpus, qu’il a appartenu, à un moment ou à l’autre, au père de Margherita, Jan Six.

Le pas supplémentaire, totalement hypothétique, consiste à proposer que les singularités de la Sainte Famille la Nuit s’expliquent par le fait qu’il s’agit d’une commande personnelle de Jan Six à Rembrandt, ou du moins à un de ses élèves les plus doués (Bol). On ne peut que relever les similitudes de conception entre la gravure et le tableau :

  • rôle central de la fenêtre, dans la gloire de l’ouverture ou le mystère de la clôture ;
  • insistance sur le mécanisme de relevage ;
  • un « tableau dans le tableau » indéchiffrable (le tableau masqué par le rideau, la carte masquée par l’ombre) ;
  • mise en scène d’un second niveau de lecture, par un symbolisme discret et personnalisé.


sb-line

Une lecture d’ensemble

1640-41 Rembrandt attr Supper at Emmaus Fitzwilliam Museum, CambridgeSouper à Emmaüs
Rembrandt (attribution), 1640-41, Fitzwilliam Museum, Cambridge

Ce dessin est le seul de l’atelier où figure une fenêtre close : en bas, il n’y a pas de vitrail et les volets sont extérieurs, comme le montre le pot posé sur le rebord. L’idée est que la fenêtre fermée, par sa forme en croix, fait écho à l’explosion de lumière : tout à fait originale dans l’épisode d’Emmaüs, elle représente la disparition explosive du Christ après sa rencontre avec les pèlerins :

« mais il disparut de devant eux » Luc 24,31.

Autrement dit une seconde Résurrection face à la seconde Crucifixion qu’évoque la forme de la fenêtre.


Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijskmuseum, Amsterdam schema 2
D’un point de vue purement formel, la fenêtre s’inscrit dans le mécanisme d’écho, déjà relevé, entre la moitié « animée » et la moitié « morte » : la poulie avec sa corde rappelle le rouet et la corde d’Anne, tandis que la forme « en berceau » du volet rappelle celle des patins. La fenêtre, dans son ensemble, est formellement une sorte de « berceau inversé ». Je pense qu’elle l’est aussi, symboliquement, en évoquant l’autre bout de la vie : le tombeau.

Mon interprétation consiste à regrouper toutes les « maladresses » de la composition, en considérant qu’elles constituent au contraire autant d’indices permettant d’accéder au second niveau de lecture. Le voici, tel que je le comprends, résumé dans ce dernier schéma :



Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rijskmuseum, Amsterdam schema 3

Entre A et E, l’arc de cercle, qui épouse la forme du berceau inversé, résume la trajectoire de Jésus, entre sa naissance et sa résurrection.

En A, l’ombre du rouet s’inscrit à la limite entre la zone « Ancien Testament », avec son escalier à sept marches et l’ombre anonyme tirant du vin, et la zone « Nouveau Testament » : au dessus de la tête de l’enfant, elle fait voir la couronne d’épines qui lui est promise, et qui s’engrène, mécaniquement, sur les sept jours de la Genèse et de la Faute.

En B, l’ombre surnaturelle sur la carte évoque l’éclipse sur Jérusalem, au moment de la mort du Christ (dans les cartes géographiques du siècle d’or hollandais , l’Est est en bas).

En C, le clou résiduel évoque la Descente de croix.

En D, la fenêtre close représente le tombeau du Christ :

  • côté terre, hermétiquement refermé, comme le montre le détail du chaton faisant demi-tour,
  • côté ciel, instrinsèquement impossible à ouvrir.

Pourtant, la résurrection s’est produite, laissant cette lumière dont la source est masquée ; les chaussures vides, comme souvent, signalent le seuil d’une zone sacrée.

En E, le placard-tabernacle expose ce que le Christ a laissé après son passage du Terre : l’Eucharistie, qui contrebalance la faute originelle.

On pourrait qualifier le huis-clos de la Sainte Famille de nuit comme une prémonition généralisée de la Passion, jointe à une tentative inouïe de montrer le Tombeau du Christ depuis l’intérieur.



Références :
[1] Pour un résumé de l’histoire : https://arthistoriesroom.wordpress.com/2013/12/23/the-holy-family-by-night/
Pour l’analyse du tableau dans le corpus des oeuvres de Rembrandt :
Volume 5, Oeuvre V5, p 379
https://rembrandtdatabase.org/literature/corpus
Notice du Rijksmuseum : https://www.rijksmuseum.nl/en/collection/SK-A-4119
Histoire de sa réception : Taco Dibbits « Ooit Rembrandts ‘vermaarde schilderij’: de receptiegeschiedenis van « Heilige Familie bij avond » Bulletin van het Rijksmuseum Jaarg. 54, Nr. 2 (2006), pp. 100-121 (22 pages) https://www.jstor.org/stable/40383648
[2] Sur les accessoires liés à la maternité au XVIIèeme siècle hollandais, voir le site très documenté de l’historien d’art Kees Kaldenbach : https://kalden.home.xs4all.nl/vermeer-info/house/h-a-zwangerschapENG.htm .
Sur le panier de maternité en particulier : https://kalden.home.xs4all.nl/vermeer-info/house/hz-bakermat-eng.htm
[3] Chromance, Sermo XI, 4 voir Madeleine Scopello « Femme, Gnose et Manichéisme: De l’espace mythique au territoire du réel » p 8 https://books.google.fr/books?id=5_gFEAAAQBAJ&pg=PA8
[3a] https://en.wikipedia.org/wiki/Sternberg_Madonna
[4] Corpus volume III, C 87 p 565
[5] https://rembrandtcatalogue.net/
[6] Luba Freedman « Rembrandt’s « Portrait of Jan Six » » Artibus et Historiae Vol. 6, No. 12 (1985), pp. 89-105 https://www.jstor.org/stable/1483238
[7] Erik Hinterding, ‎Ger Luijten, ‎Martin Royalton-Kisch « Rembrandt the Printmaker », 2000 page 240
[8] Geert Mak, « The Many Lives of Jan Six: A Portrait of an Amsterdam Dynasty » p 71 et ss https://books.google.fr/books?id=-O09DwAAQBAJ&pg=PT71

Les Vertus dans la bordure

16 juin 2022
Comments (0)

Cette Initiale I de la Génèse pose de nombreuses questions iconographiques, au premier rang desquelles le rapport entre les médaillons de la bordure et les scènes principales. En me limitant aux aspects compositionnels, je prolonge ici les travaux de G.Mariéthioz [1], qui a étudié en détail la miniature et en a proposé la première interprétation globale.


1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1vInitiale I Homélies sur la Génèse, BM St OMER Ms. 0034 fol 1v

Cette initiale comporte de haut en bas, dans l’ordre chronologique, cinq scènes de la Génèse, réparties en trois actes :

  • Acte 1 : la Création ;
  • Acte 2 : Abel et Caïn :
    • en sacrifice, Abel offre « des premiers-nés de son petit bétail avec leur graisse » et Caïn des « fruits de la terre » ; Dieu accepte la viande mais dédaigne les légumes ;
    • en représailles, Caïn tue Abel.
  • Acte 3 : Abraham :
    • Abraham rencontre trois anges de Dieu près du chêne de Mambré ;
    • Abraham, sur l’ordre de Dieu, se prépare à sacrifier son fils Isaac, mais un ange arrête son bras , car il a prouvé sa Foi inébranlable : un bélier sera sacrifié à la place.


Deux particularités inhabituelles

A première vue, on ne voit pas trop ce qui justifie le choix de ces deux histoires.

Pour rajouter à la perplexité, les médaillons de la bordure, neuf féminines et une masculine, sont loin d’être immédiatement identifiables.

Il va falloir chercher assez loin pour tenter de débrouiller ces questions.



Les antécedents possibles :

Les Vertus dans la bordure

Une composition aussi aboutie n’est pas sortie de rien : voyons d’abord quels sont les antécédents possibles pour les Vertus de la bordure, qui sont assez rares [2].

Dans l’art carolingien

Ce sont toujours les quatre Vertus cardinales (PRUDENTIA, JUSTITIA FORTITUDO TEMPERENTIA).

Lorsqu’elles ne se trouvent pas dans l’image centrale, leur place est dans les écoinçons :

845-851 Bible_de_Vivien BNF Ms Lat 1 fol 215v gallica845-851, Bible de Vivien, BNF Ms Lat 1 fol 215v, gallica

Dans la grande mandorle centrale, le Roi David joue de la lyre, accompagné par les sept Arts libéraux. Les Vertus qui les glorifient sont des demi-figures féminines identiques, portant la palme.


845-850 Sacramentaire de Marmoutier BM Autun MS 19bis fol 173v IRHT845-850, Sacramentaire de Marmoutier, BM Autun MS 19bis fol 173v, IRHT

Dans le grand cercle central, l’abbé Rainaud bénit la foule. Les Vertus se trouvent à l’extérieur, ici en pied et portant leurs attributs :

  • la Prudence avec son Livre,
  • la Force avec sa lance ;
  • la Tempérance entre deux Contraires (versant de l’Eau vers le bas, du Feu vers le haut) ;
  • la Justice avec sa Balance.


Charles le Chauve entoure par les quatre Vertus fin 9eme Evangiles de Cambrai BM 0327 (0309) fol 16v IRHT

La Sagesse entouré par les quatre Vertus, fin 9ème, Evangiles de Cambrai BM 0327 (0309) fol 16v, IRHT

Ces attributs sont figés assez tôt : on les retrouve à l’identique autour d’une figure centrale, ici la Sagesse.


Dans l’art ottonien

Les Vertus se déplacent aux sommets d’un losange. elles se limitent à des figures en médaillon, sans attribut.


codex-aureus-de-saint-emmeram 870 ca Munich, Bayerische Staatsbibliothek Clm 14000 fol 1Ramwold, indigne abbé, fol 1
Codex aureus de Saint Emmeram, vers 1075, Münich, Bayerische Staatsbibliothek Clm 14000

Cette page a été rajoutée à l’époque ottonienne, lors de la restauration du manuscrit carolingien. Les Vertus, celles que Ramwold revendique comme étant les siennes, sont nommées sur le pourtour des médaillons : SAPIENTIA, IUSTICIA, MISERICORDIA, PRUDENTIA


1046 Konrad_und_seine_Gemahlin_Gisela Bibl Escorial Vitrinas 17, fol 2vL’Empereur Conrad II le Salique et son épouse Gisèle de Souabe devant Dieu, fol 2v 1046 Heinrich_III_und_Agnes_Speyer Bibl Escorial Vitrinas 17, fol 3rL’empereur Henri III et son épouse Agnès devant la cathédrale de Spire, fol 3r

Codex aureus Escorialensis, 1050, Bibliothèque de l’Escorial, Vitrinas 17

Ce bifolium exceptionnel met en regard les défunts parents de l’Empereur, à gauche, et le couple régnant, à droite.

Les Vertus, du côté des Vivants, dans le monde actuel, font pendant aux  Evangélistes, du côté des Défunts, dans le ciel. Chacune est identifiée par un vers inscrit sur le pourtour :

Justice, éminente et haute vertu
Tempérance, milieu de l’Agneau et du Lion
Prudence, qui enseigne la discipline de Dieu
Force, guerrière victorieuse des Vices.

Justitia virtus eximia et alta.
Temperantia inter Agnum et Leonem media.
Prudentia doctrix disciplinae Dei.

Fortitudo contra vitia bellatrix invicta.

Les médaillons des Vertus ponctuent un quatrain dont le troisième vers divise les spécialistes. Voici les deux traductions possibles :

O Reine du Ciel, ne me rejette pas, moi le Roi
Je me confie à toi, portant ces dons bien actuels :

  • (A) (mon) père avec (ma) mère, (ci-) jointe par amour filial ;
  • (B) un père avec une mère, sa (con)jointe pour l’amour de (leur) progéniture

afin que tu sois une aide et une protection en tout temps.

O REGINA POLI / ME REGEM SPERNERE NOLI

ME TIBI COMMENDO / PRAESENTIA DONA FERENDO

PATREM CUM MATRE/ QUIN IUNCTAM PROLIS AMORE

UT SIS ADIUTRIX / ET IN OMNI TEMPORE FAUTRIX


Dans tous ces exemples les Vertus décorent des compositions majestueuses, courtisanes de prestige qui, depuis la bordure, conseillent ou flattent le personnage principal.


Dans l’art roman

1000-07 morgan MS.333 fol 51r Frontispice LucFrontispice de l’évangile de Marc
1000-7, abbaye de saint Bertin, MS Morgan M.333 fol. 28r

L’initiale Q contient la scène de l’Annonciation à Zacharie, En bas à gauche de la lettre, l’abbé Odbert est prosterné, tandis que la queue de la lettre renferme la scène de la Nativité.



1000-07 morgan MS.333 fol 51r Frontispice Luc NB
Les bordures contiennent cinq demi-figures féminines vues de face et symétriques, et une non-symétrique en haut à gauche, la Joie (LETICIA), dont la lyre est déportée sur le côté. Nous sommes au tout début des bordures à médaillons (il s’agirait même du tout premier exemple, voir ZZZ) et on est encore loin d’avoir l’idée d’utiliser la bordure pour raconter une histoire parallèle. Elle est ici purement décorative, comme le montre la pose répétitive des figures, et les deux scènes de chasse (au cerf et au sanglier) des bords haut et bas.

Ce manuscrit témoigne de la familiarité précoce du scriptorium de Saint Bertin avec les bordures complexes, et avec les figures des Vertus. Trois vont même se retrouver quasiment à l’identique dans l’image qui nous occupe : plus d’un siècle plus tard, ses concepteurs ont donc puisé dans le vocabulaire graphique de leurs lointains devanciers.



Les antécedents possibles :

L’initiale I de la Genèse et ses avancées calligraphiques

Dans la plupart des Bibles de l’époque romane, l‘Initiale I de la Genèse est la seule grande image du manuscrit : il importe donc d’y caser le plus de de contenu possible, et les artistes rivalisent de densité, graphique et symbolique.


Le sens de la lecture

1084 Bible of Lobbes, Abbey St. Peter of Lobbes (Flandres) Tournai, Bibliotheque du Seminaire, Ms. 1. fol 6Bible de Lobbes, 1084, Abbaye St. Pierre de Lobbes, Tournai, Bibliothèque du Séminaire, Ms. 1. fol 6

Cette Initiale, la plus ancienne illustrant les six jours de la Genèse (hexameron), est atypique par son sens de lecture. L’oeil doit d’abord percevoir la lettre I dans son ensemble, longer le bord droit pour déchiffrer les lettres NPRINCIPIO, lire les lignes jusqu’à Terram, puis se décaler à gauche à l’intérieur de la lettrine et parcourir les médaillons de bas en haut. Ce dispositif compliqué permet de placer « au ciel de la lettrine » la figure de Dieu après le Sixième jour, concluant son oeuvre par les mots « Croissez et multipliez (crescite et multiplicamini) ».



1084 Bible of Lobbes, Abbey St. Peter of Lobbes (Flandres) Tournai, Bibliotheque du Seminaire, Ms. 1. fol 6 detail
Cette figure triomphale contraste avec celle du pied de la lettrine, la main divine tenant l’inscription « que la lumière soit (Fiat Lux) » : la séparation de la Lumière et des Ténèbres, au Premier Jour, est symbolisée de manière très originale par les neuf têtes d’anges (les neuf hiérarchies angéliques), et la figure du démon qui chute vers « Terram », hors de la lettrine.

Cette lecture ascensionnelle est très rare : toutes les autres initiales I se limitant à l’hexameron le présenteront dans l’ordre naturel de la lecture, de haut en bas.


sb-line

Les Initiales comportant Abel et Caïn

Dans le corpus de 55 manuscrits bibliques constitué par Geneviève Mariéthoz [3], il n’y a que sept initiales I comportant cette scène.

sb-line


1097 Bible de Saint Amand Valenciennes BM 009 (004) fol 5vBible de Saint Amand, 1097, Valenciennes BM 009 (004) fol 5v. 1125-50 Bible d'Anchin Douai BM 2 fol 7Bible d’Anchin, 1125-50, Douai BM 2 fol 7

La Bible de Saint Amand a probablement servi de prototype pour cette formule du Nord de la France.

Au centre de la lettre, l’Ange qui garde la Porte du Paradis sépare :

  • le couple d’Avant la Chute : Adam et Eve ;
  • le couple d’Après : Abel et Caïn voués à la jalousie et au meurtre.

Dans la Bible la plus récente, la position d’Adam et Eve autour de Dieu a été replacée dans l’ordre héraldique : le mari à la place d’honneur. La signification de la scène change légèrement : dans la première image, Dieu présente Eve comme cadeau à Adam : dans la seconde, il les marie. A noter le détail « moderne » de la Terre tripartite apparue sous ses pieds.


sb-line

1148 Bible du Parc BL Add 14788 fol 6v schema 1Bible du Parc, 1148 , BL Add 14788 fol 6v

Il s’agit ici du monogramme IN : la suite du texte est inscrite verticalement à droite, de sorte que les mots C(A)ELU(M) et TERRUM induisent une division horizontale de la page (en jaune).

C’est ce qui explique la liberté prise avec l’ordre chronologique, qui fait que la création des animaux terrestres (2) se trouve en dessous de celle des oiseaux (3). Le médaillon de l’Esprit saint, avec la colombe, se trouve également au Ciel de la page.

En dessous, celui de la Chute, avec le Serpent (4) se trouve au même niveau que celui de la création des animaux terrestres (2), dont le serpent fait partie.

En dessous encore, au plus bas de la page , le médaillon de l’Expulsion du Paradis (5) fait pendant avec la scène violente du meurtre d’Abel par Caïn (7).

Au centre, le texte du Livre, « EGO SUM QUI SUM (Je suis celui qui est) » a été astucieusement calligraphié, pour inviter à lire l’image en trois registres et en deux pages qui se font écho, comme OS/IS et UM/UM.



1148 Bible du Parc BL Add 14788 fol 6v schema 2Le sacrifice d’Abel (6), sur la verticale centrale, vient compléter avec l’Agneau, la Trinité Saint Esprit, Père et Fils (cadre bleu).



1148 Bible du Parc BL Add 14788 fol 6v detail
Ce sont ces considérations globales qui ont guidé le positionnement des deux médaillons, et le choix de l’Offrande du seul Abel. La continuité narrative est néanmoins puissante : le manteau d’Abel, qui enveloppait son Offrande à Dieu, s’ouvre pour offrir son propre corps à son frère. Et celui-ci, roux et rouge, clôt la narration sur un point d’orgue diabolique.


sb-line
1185-1195Bible de Menerius Bibl Ste Genevieve MS 8 fol 7v schema1185-1195, Bible de Ménérius, Bibl Ste Geneviève, MS 8 fol 7

Cette Initiale commence par une lecture verticale des six jours de la Création (flèche bleue) suivi par une lecture en zig-zag des petits médaillons de la bordure, jusqu’aux deux scènes avec Abel et Caïn (flèche verte). On retrouve les lettres NPRINCIPIO collées le long du bord droit . Les personnages aux quatre angles sont les fleuves du Paradis.


sb-line

Les Initiales comportant Isaac

sb-line

1093-97 Bible de Stavelot BL, Add. 28106 fol 61093-97 Bible de Stavelot, BL Add. 28106 fol 6

Le nombre de scènes représentées s’accroîtra surtout à l’époque gothique. A l’époque romane, la Bible de Stavelot (réalisé par Goderannus, le scribe de la Bible de Lobbes) constitue un tour de force précoce en matière de densité iconographique. Tandis que les lettres NPRINCIPIO descendent sur l’axe central, tous les autres médaillons se lisent de bas en haut :

  • les sept médaillons centraux contiennent des scènes de la Vie du Christ, avec la Crucifixion au centre ;
  • les six de gauche, plus les intercalaires, illustrent l’Ancien Testament avec en haut le Christ prêchant ;
  • les six de droites illustrent des paraboles.



1093-97 Bible de Stavelot BL, Add. 28

L’histoire d’Abel et Caïn manque, et le Sacrifice d’Isaac se trouve juste en dessous de la Crucifixion qu’il préfigure.


sb-line

1150–80 Winchester Bible fol 5r CatheBible de Winchester, 1150–80, fol 5r, Cathédrale de Winchester

Plutôt que d’accroître la densité, une autre manière d’élargir la chronologie est de changer d’échelle : cette Initiale sélectionne sept épisodes-clés, très proches de ceux que Saint Augustin a pris pour frontières des Six Ages qu’il distingue dans l’Histoire du Salut (en blanc) [4]. Manque la frontière entre le 4ème et le 5ème âge – la captivité à Babylone, difficile il est vrai à représenter. Et l’épisode de Moïse (en bleu) est en sus.

Son rôle-pivot, au centre, suggère que l’image a pour ambition supplémentaire d’évoquer les deux ères de l’Ancien Testament, Avant la Loi et Sous la loi. Dans cette logique, le Sacrifice d’Isaac est le pendant habituel de la Crucifixion (en jaune). Les deux autres appariements (en vert et en jaune) n’ont pas été remarqués, car ils ne reposent pas sur les typologies habituelles, mais sur des affinités symboliques soutenues par le graphisme :

1150–80 Winchester Bible fol 5r Cathedrale de Winchester A1 1150–80 Winchester Bible fol 5r Cathedrale de Winchester A2
  • tout comme Dieu a extrait Eve du corps d’Adam, Samuel extrait David du peuple juif ;


1150–80 Winchester Bible fol 5r Cathedrale de Winchester B1 1150–80 Winchester Bible fol 5r Cathe
  • tout comme l’arrivée de la colombe dans l’arche annonçait la terre ferme, de même celle de Jésus dans le berceau annonce le Salut de l’humanité.


sb-line

1240-53 Bible of Robert de Bello BL Burney 3 fol 5v
Bible de Robert de Bello, 1240-53, BL Burney 3 fol 5v

Concluons ce panorama de la surcharge croissante des lettrines avec ce I gothique hypertrophié qui, pour caser la suite de l’histoire, fait pousser une branche horizontale, au risque de se transformer en L : ceci permet d’aller jusqu’au sacrifice d’Isaac, en sautant l’histoire d’Abel et Caïn. Le médaillon du septième jour, à l’angle, montre la Trinité qui se repose, raccordant la chronologie verticale, en jours, avec celle plus large de l’Histoire du Salut.


sb-line

Comment rajouter un étage à une lettrine (SCOOP !)

Pour l’initiale I des Homélies , les concepteurs auront le même problème d’élargissement de la chronologie : le texte d’Origène a pour particularité qu’après la Première homélie sur la Création, pas moins de douze (sur un total de seize) sont consacrées à Abraham et Isaac.

sb-line

1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v hautComme le note G.Mariéthoz, le fait que la lettre I soit répétée au début du texte fait que l’image fonctionne moins comme une lettrine que comme un frontispice à l’ensemble de l’ouvrage : il était donc impossible d’y omettre Abraham et Isaac.



1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v schema 1Pour rajouter cet acte III, les concepteurs sont donc partis de la formule de la Bible de Saint Amand, en escamotant la scène « Chute » de l’Acte I (la Création), point sur lequel nous reviendrons. Ils ont conservé intégralement l’Acte II (Abel et Caïn), qui pourtant ne figure pas dans les Homélies, mais a dû être jugé nécessaire pour la continuité chronologique.

L’influence directe de la Bible de Saint Amand sur les Homélies de Saint Omer est prouvée par la persistance des mêmes procédés graphiques, et leur extension à l’Acte III :

  • inversion des places des personnages, entre les deux scènes de chaque Acte (croix bleues) ;
  • inversion des couleurs de fond :
    • côté Saint Amand, du rouge au vert pour les personnages ;
    • côté Saint Omer, du bleu au jaune pour :
      • les grands médaillons des scènes ;
      • les petits médaillons de la bordure (avec une exception notable sur laquelle nous reviendrons).


sb-line

Les antécedents possibles :

les précédents iconographiques

sb-line

Abel et Caïn en deux scènes

Avant la toute fin du 11ème siècle, on n’a pratiquement conservé aucun exemple [5].


Plaque : Sacrifice de Caïn et Abel ; Meurtre d'Abel et malédiction de Caïn.L’offrande, le meurtre et la malédiction de Caïn
1097, ivoire provenant de la cathédrale de Salerne, Louvre

Caïn et Abel sont ici parfaitement jumeaux (mêmes vêtements, même mains voilées, même coiffure) : l’image ne permet pas de savoir qui offre quoi, ni qui tue qui. Caïn est montré une troisième fois sur la droite, maudit par Dieu qui descend en personne du ciel.


Debut 12eme Saint Savin Cain et Abel 1L’offrande Debut 12eme Saint Savin Cain et Abel 2Le meurtre et les reproches de Dieu

Saint Savin sur Gartempe, début 12ème

A l’inverse, dans le même composition en deux compartiments séparés, l’artiste de Saint Savin s’est attaché à différencier les deux frères : Abel est auréolé et respectueux (il tient son agneau dans sa manche), Caïn est grossier et barbu. La violence du meurtre est soulignée par le fond rouge tragique, et par l’envolée du manteau. L’arbre n’a pas de valeur symbolique : il bouche un coin vide, comme dans d’autres scènes du cycle.


sb-line

Moissac abel et cainOffrande de Caïn et meurtre d’Abel, Cloître de Moissac, 1100

La scénographie est ici réglée par la nécessité de répartir les épisodes sur les quatre faces du chapiteau, ainsi que par l’orientation de ces faces au sein du cloître.

Les deux offrandes sont présentés sur deux faces consécutives : l’agneau d’Abel côté galerie, puis la gerbe de Caïn, celle-ci étant reçue directement par le diable : « Garba Caïn(ï) », « Diab(o)l(u)s recipit ea(m) ». Le diable assure astucieusement la jonction avec la scène du meurtre : « Caïn occidit Abel », cachée aux regards côté jardin, suivie sur la dernière face par la scène des reproches de Dieu à Caïn.


sb-line

1150 Onze-Lieve-Vrouwebasiliek MaastrichtVers 1150, choeur de la basilique Notre Dame (Onze-Lieve-Vrouwebasiliek), Maastricht

En tant que préfigures de l’eucharistie, les deux histoires sont présentes au plus près de l’autel, dans des chapiteaux non adjacents du choeur de Notre Dame de Maastricht (ils n’ont pas été déplacés).

  • Il est logique que le chapiteau d’Abel et Caïn (en bleu) soit placé de manière à ce que la scène des offrandes soit placées côté autel, est que le Meurtre d’Abel soit également visible.
  • Pour le chapiteau d’Abraham et d’Isaac (en vert), le même logique eucharistique aurait voulu que ce soit la scène 2 (le repas des anges) qui se trouve côté autel, et non la scène 1.

Quelle qu’en soit la raison, la disposition retenue n’établit aucun parallèle entre les deux histoires. En outre, comme le remarque M.Angheben [5a], la coexistence des deux thèmes dans un choeur n’a pratiquement pas d’autre exemple (mis à par San Vitale de Ravenne), de même que la représentation du sacrifice du bélier.


sb-line
1120-60 Abel et Cain Saint Gilles du GardPortail central, Saint Gilles du Gard, 1120-60

Les deux scènes sont contigües, sur le petit et le grand côté du socle : ainsi en sortant de l’église et en contournant l’arête, on passe d’Abel vivant à Abel cramponné à un arbre, le cou coupé par son frère. De sa bouche s’échappe un son âme, qui est saisie par un ange et couronnée par un autre, tandis que le meurtrier est inspiré par un petit démon, qui chuchote à son oreille.


sb-line

Cathedrale St Castor Nimes fin 12emeFrise fin 12eme, Cathédrale St Castor, Nîmes

Dans cette frise largement postérieure à notre miniature, l’ordre Caïn-Abel est répété dans les deux cases, facilitant la compréhension.


sb-line

1160 ca Liege Psalter VandA museumImage provenant d’un psautier mosan, vers 1160, Victoria and Albert museum 1212-20 Oxford, Morgan MS 43 fol 8rPsautier provenant d’Oxford, 1212-20, Morgan Library MS 43 fol 8r

Les exemples de superposition verticale sont également postérieurs. Toujours par souci de simplifier la narration, l’ordre des personnage est le même dans les deux cases :

  • dans l’image mosane, où la main de Dieu est visible, Abel figure en position d’honneur ;
  • dans l’image anglaise encore plus tardive, c’est Caïn qui passe en premier, en tant qu’aîné.

De ces quelques rares exemples conservés, il ressort que la formule avec cases superposées se trouve en premier dans le Nord de la France, avec la Bible de Saint Amand (1097). C’est également elle qui invente la formule sophistiquée d’inversion des personnages entre les deux cases : on ne a retrouve nulle part ailleurs, sauf à Saint Gilles où elle s’explique par le « coup de théâtre » de l’arête.

sb-line

Le parallèle Abel/Caïn et Abraham/Isaac

sb-line

La confrontation inaugurale : Ravenne

526-47 San_vitale_interno_1-1-1024x663Chapelle absidiale de la basilique San Vitale, 526-47, Ravenne

D’un paroi à l’autre de la chapelle absidale, deux grandes mosaïques se répondent.


526-47-Sacrifice_of_Isaac_mosaic_-_Basilica_San_Vitale_Ravenna

Histoire d’Abraham

Le panneau de gauche regroupe sur un paysage continu deux épisodes distincts de l’histoire d’Abraham :

  • celui du chêne de Mambré :
    • Sarah devant sa « tente » et Abraham offrant un veau ;
    • les trois anges attablés devant trois pains marqués d’une croix ;
  • celui du sacrifice, avec le bélier qui sera finalement immolé à la place d’Isaac.


526-47 Sacrifice_of_Abel_and_Melchisedek_mosaic_-_San_Vitale_-_Ravenna_2016Abel et Melchisédek

Le panneau de droite regroupe deux épisodes antérieurs :

  • Abel devant sa hutte offrant son agneau à Dieu (représenté par la main céleste) ;
  • Melchisédek, prêtre et roi devant sa ville de Salem, offrant du pain et du vin.

Dans Génèse 14-18, Melchisédek les offre à Abraham : mais par un effet d’ellipse à la fois graphique et théologique, l’image nous fait voir qu’il les offre directement à Dieu.


526-47-Sacrifice_of_Isaac_mosaic_-_Basilica_San_Vitale_Ravenna 526-47 Sacrifice_of_Abel_and_Melchisedek_mosaic_-_San_Vitale_-_Ravenna_2016

Considérées dans leur ensemble, les deux mosaïques expliquent que le veau et l’eau d’Abraham, l’Agneau d’Abel, le pain et le vin de Melchisédek, sont trois préfigurations vétero-testamentaires de l’Eucharistie. Ce pourquoi, à Ravenne, la table d’Abraham et l’autel commun d’Abel et Melchisédek surplombaient l’autel réel où elle était célébrée.


650-700 Sacrifices_of_Abel,_Melchisedec_and_Abraham_-_Sant'Apollinare_in_Classe_-_RavennaAbel, Melchisedec, Abraham, 650-700, Sant’Apollinare in Classe, Ravenne

Au siècle suivant, cette composition condensée et graphiquement très efficace, dispose en symétrie, autour d’un seul autel, Melchisédek et ses hosties, entre d’une part Abel et son agneau, d’autre part Abraham et son fils.


sb-line

Les trois personnages du Canon

Stabilisé à l’époque carolingienne, le Canon romain, lu durant l’Eucharistie, fixe dans le marbre l’association entre ces trois personnages :

« Daigne jeter un regard propice et favorable, Seigneur, sur ces (offrandes), et les rendre agréables, comme tu daignas rendre agréable les dons de ton serviteur Abel le juste, le sacrifice de notre patriarche Abraham et ce que t’offrit ton pontife suprême Melchisedech, un sacrifice saint, une victime immaculée. » Canon romain, prière Supra quae »

Caïn bien sûr est passé sous silence, puisque son offrande n’a pas été agréée.


826-55 Sacramentaire de Drogon BNF Latin 9428 fol 15v gallicaSacramentaire de Drogon, 826-55, BNF Latin 9428 fol 15v, gallica

La plus pure représentation de cette « Trinité canonique » est cette initiale T du « Te igitur », qui ne garde que l’essentiel : Abel et son agneau, Melchisédek et ses Espèces, Abraham et son veau.



826-55 Sacramentaire de Drogon BNF Latin 9428 fol 15v gallica detail 1On remarquera que le miniaturiste a pris soin de lui dessiner deux cornes, pour montrer qu’il s’agit bien de l’Hospitalité d’Abraham, et non de la conclusion heureuse, très rarement représentée, où Abraham offre le bélier à la place d’Isaac.



826-55 Sacramentaire de Drogon BNF Latin 9428 fol 15v gallica detail 2A la base de cette croix figurent deux boeufs ou taureaux : manière de signifier qu’entre la main de Dieu et les anciens sacrifices animaux s’interpose désormais l’Eucharistie chrétienne, célébrée par le pontife suprême Melchisédek avec ses deux illustres acolytes, Abel le Juste et Abraham le Patriarche.


La prédominance du Sacrifice d’Isaac

Après la symétrie autour de Melchisédek apparaît une autre composition tripartite qui place cette fois au centre la scène la plus complexe, celle du sacrifice d’Isaac.


980 Sacramentaire, Fulda, Staatsbibliothek zu Berlin, Ms. theol. lat. fol 1vSacramentaire de Fulda, vers 980, Staatsbibliothek zu Berlin, Ms. theol. lat. fol 1v

Cette composition met cette fois en pendant d’une part Abel et son agneau, d’autre part Melchisédek et son calice, autour de la large scène centrale qui développe une symétrie supplémentaire, entre le bélier dans son buisson et Isaac sur son bûcher.


Sakramentar - Staatsbibliothek Bamberg Msc.Lit.1 fol 13r, Fulda debut 11emeSacramentaire de Fulda, 1000-20, Staatsbibliothek Bamberg Msc.Lit.1 fol 13r

Cette variante en hauteur exploite les mêmes symétries, et met en évidence le double rôle de la main de Dieu :

  • agréer les deux offrandes portées par les mains voilées,
  • arrêter le sacrifice exécuté à main nue.

sb-line
Un objet tout indiqué : l’autel portatif

1080 autel portatif , tresor de la cathedrale OsnabruckAutel portatif , 1080, trésor de la cathédrale d’Osnabrück

Au centre de cet autel portatif de la région de Cologne, la Majestas dei du centre est un rajout largement postérieur aux plaques d’ivoire du pourtour. Dans le contexte de la « Trinité canonique », la composition étonne par l’omission de Melchisédek et son remplacement par Caïn [6] : la présence de cette figure négative en bordure d’un espace consacré est si atypique que les premiers érudits [7] ont cru y reconnaître l’Offrande d’Aaron.



1080 autel portatif , tresor de la cathedrale Osnabruck schema

La composition est en fait extrêmement logique : les trois gestes différents de la main divine expriment l’acceptation (en rouge), le refus (en rouge) et le commandement (en orange). A l’offrande acceptée (l’agneau) correspond la victime de substitution (le bélier). A l’offrande refusée (les végétaux) correspond la victime refusée (Isaac).


Autel portatif 11eme darmstadt hessisches landesmuseum Goldschidt Planche 32a
Autel portatif, 11ème siècle, Hessisches Landesmuseum, Darmstadt (Goldschmidt Planche 32a)

Dans cet autre autel portatif, c’est une Adoration des Mages qui a été rajoutée en haut d’une manière incongrue, probablement à la place du Sacrifice de Melchisédek qui faisait pendant avec le Sacrifice d’Isaac, en bas. On retrouve Abel et Caïn dans les bordures latérales.

Cette mise en parallèle exceptionnelle de l’offrande des deux frères et du sacrifice du père et fils est le plus proche antécédent de notre I des Homélies. Les tables d’autels postérieures reviendront à des compositions plus conventionnelles.


Deux autels colonais

1160 ca Monchengladbach autel portMünsterkirche St. Vitus, Mönchen-Gladbach Autel portatif Ancienne collection Spitzer ParisAncienne collection Spitzer à Paris [8]

Autels portatifs (atelier colonais), vers 1160

De composition très proche, ces deux autels portatifs développent sur la bordure du haut une composition tripartite très semblable à celle des deux sacramentaires de Fulda : Melchisédek portant l’hostie et le calice, Abraham sacrifiant Isaac, Abel portant son agneau.

L’autel de Mönchen-Gladbach, dont les inscriptions ont été étudiées en détail par R.Favreau ([9], p 345) porte en haut un beau distique expliquant la présence du trio :

Cette triple offrande des trois hommes annonce le Fils du Père éternel, offert pour nous sur la croix

MUNERA TERNORUM / SIGNANT HEC TRINA VIRORUM / OB NOS OBLATUM / SUMMI PATRIS/ IN CRUCE NATUM


1160 ca Monchengladbach autel portatif Munsterkirche St. Vitus comparaison,
Parmi les autres plaques émaillées, certaines sont similaires, mais positionnées différemment (en couleur), d’autres sont spécifiques à chaque autel (en blanc).


L’autel portatif de Stavelot

1150-60 Autel_portatif_Stavelot_MRAH BruxellesAutel portatif de Stavelot, 1150-60, MRAH Bruxelles

Le compartiment central, contenant la relique, est gardé en haut et en bas par l’Eglise et la Synagogue, et flanqué à gauche et à droite par deux symboles de la Résurrection : Samson enlevant les portes du temple des Philistins, et Jonas recraché par la baleine.

Dans les écoinçons on retrouve nos trois précurseurs de la Crucifixion, complétés, par raison de symétrie, par un quatrième : Moïse avec le serpent d’airain .Comme le remarque Patrick Henriet [10], ce rajout était d’autant plus naturel que l’épisode se trouve souvent utilisé pour illustrer le « Te igitur », au tout début du Canon.


L’autel portatif d’Oettingen

1160 Autel portable d'Oettingen Diozesanmuseum Augsbourg

Autel portatif d’Oettingen, 1160, Diözesanmuseum, Augsbourg

Aux angles de cet autel portatif, le quatuor des précurseurs est composé d’une autre manière : à Melchisédek et Abel, sur le bord gauche, sont confrontés sur le bord droit la Veuve de Sarepta portant une croix, et Moïse et le serpent d’airain (Abraham ayant disparu).



L’image et ses inconnues

Après ces préliminaires, nous voici armés pour plonger dans les détails de l’initiale I des Homélies d’Origène

1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v schema 2

Une seule Vertu est nommée (en vert) : la Foi. C’est aussi le seul médaillon à fond jaune alors qu’il devrait être à fond bleu, pour respecter l’alternance vert / bleu.

Un second intrus s’est glissé dans ce collège féminin (en rose) : l’homme anonyme dans le médaillon diamétralement opposé à FIDES.

Pour les figures possédant des attributs, G.Mariéthoz a retrouvé des figurations très proches dans trois autres manuscrits de la même région (abbaye de Saint Bertin, ou Saint Omer) :

  • (1) 1000-7 Miniature de St Otbert, Morgan MS 333 fol 51r
  • (2) Feuille ajoutée après 1125, BM Boulogne Sur Mer Ms 46 fol 1 IRHT
  • (3) Liber Floridus, 1121, Ms. 92 fol 162, Gand, Rijksuniversiteit

Pour la femme au serpent, qui ne se retrouve dans aucun manuscrit de l’abbaye de Saint Bertin, j’ai rajouté une figuration mosane largement postérieure :

  • (4) Email mosan, vers 1160-70, Cleveland Museum of Art

C’est seulement au XIIème siècle que le serpent commence à être reconnu comme un attribut de la Prudence (auparavant et depuis l’époque carolingienne, c’était un livre).

On remarque en bas à droite le regroupement des trois figures comportant une croix (en jaune).

On notera la polyvalence de la figure tenant une hostie et un récipient : tantôt nommée la Vie (Vita), tantôt la Générosité (Elemosyna), ses attributs rappellent aussi ceux de l’Eglise (Ecclesia).


sb-line

Du polymorphisme des Vertus (SCOOP !)

ap 1125 Boulogne sur mer mort de Lambert, abbe de Saint-Bertin BM MS 0046 fol 1v IRHTMort de Lambert, abbé de Saint-Bertin
Après 1125, Boulogne-sur-mer, BM MS 0046 fol 1v

Dans cette feuille isolée, les deux Vertus sont personnalisées, à la mode carolingienne, pour faire l’éloge de l’abbé Lambert. Chacune est expliquée par une légende.


Pour la Générosité (elemosyna) :

ap-1125-Boulogne-sur-mer-mort-de-Lambert-abbe-de-Saint-Bertin-BM-MS-0046-fol-1v-IRHT-elemosyna.

Aux petits du Christ, la main de celui-ci fut toujours ouverte.

Ad modicos Christi patuit semper manus isti.

Tandis que dans les deux autres exemples, la figure tient un calice et une hostie, celle-ci tient vers le bas un récipient d’eau et vers le haut une hostie marquée d’une croix rouge, couleur du feu. Non content de mimer ECCLESIA et de se dire ELEMOSYNA, cette Vertu, pour qui regarde les détails, se comporte comme TEMPERANTIA. Du coup le mot « modicos » (« petit » en latin médiéval) doit peut être traduit selon son sens classique : « modéré ». Nous avons donc ici un exemple flagrant de polymorphisme entre Vertus, exploitant les ambiguïtés visuelles et textuelles.


Pour la Patience :

ap-1125-Boulogne-sur-mer-mort-de-Lambert-abbe-de-Saint-Bertin-BM-MS-0046-fol-1v-IRHT-patientia
 

Le Père des grands a résisté, ici sous la faux de la douleur

…sit magnorum pater hic sub fasce malorum.

Pour le premier mot, partiellement effacé, F.Lefèbvre [11] propose « mansit » ou « fulsit » : c’est le premier qui convient du point de vue du sens, bien que le second soit meilleur pour l’assonance

Le « magnorum » fait écho au « modicos » de l’autre Vertu : l’abbé Lambert, ouvert aux petits, était aussi le Père des grands personnages, et il a souffert à l’imitation du Christ. La Patience est donc vue ici comme la Vertu de la résistance, à la douleur physique ou au mal en général.

On voit qu’à l’abbaye de Saint Bertin, du temps de l’abbé Lambert, se pratiquait sur les Vertus une rhétorique sophistiquée. On ne peut donc se contenter, à mon avis, de plaquer un dessin sur un autre sans tenir compte de l’adaptation au contexte.


sb-line
Pourquoi l’anonymat ?

Un autre élément remarquable de la bordure des Homélies est son manque d’homogénéité :

  • une seule Vertu est nommée (FIDES) ;
  • cinq portent des attributs ;
  • quatre sont anonymes, donc totalement flottantes.


1121 Liber Floridus Ms. 92 fol 231v gand Rijksuniversiteit .
l’Arbre des Vertus
Liber Floridus, 1121, Ms. 92 fol 231v Gand, Rijksuniversiteit

Ceci est d’autant plus étonnant que le bestseller de l’époque, qui allait devenir une des encyclopédies les plus connues du Moyen-Age, venait d’être rédigé par Lambert de Saint Omer, chanoine de la cathédrale Notre-Dame. On ne connait pas ses rapports avec son contemporain et homonyme l’abbé Lambert de Saint Bertin, côté abbaye. Mais la différence d’approche est flagrante. Dans l’arbre du Liber Floridus, les demi-figures sont toutes les mêmes, sauf la Foi tout à fait en haut, coiffée d’une couronne et vue de face, les bras levés en orante. Toutes les Vertus sont identifiées par une légende, et situées dans une hiérarchie. CARITAS est à la base (sur fond bleu), escortée par CONTINENTIA et MODESTIA (sur fond jaune). On trouve ensuite un groupe de cinq vertus parmi lesquelles FIDES, SPES et BONITAS se distinguent par leur fond jaune. Puis un dernier groupe de cinq Vertus, dont PATIENTIA, alternant fond jaune et fond bleu. Seules CARITAS et SPES sont des noeuds de l’arbre, les onze autres vertus sont des feuilles terminales, chacune associée à un végétal différent.

Par contraste avec ce systématisme, la bordure du I des Homélies entretient une ambiguïté délibérée, invitant à un déchiffrement progressif au travers de différents indices.



L’interprétation de Geneviève Mariéthoz

Cette interprétation est exposée dans une conférence et dans un article [1]. Elle repose sur des arguments solides, basés sur des rapprochements iconographiques et des éléments scripturaires qu’il est impossible de détailler ici. J’ai tenté de synthétiser dans un schéma les principales conclusions.

1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v schema Mariethoz

L’identification des Vertus

Pour l’identification des médaillons, G.Mariéthoz se base :

  • sur des rapprochements iconographiques avec des manuscrits proches (titres soulignés) ;
  • sur les légendes latérales (titres en italique).

Les trois identifications restantes (COLERE, MOISE et SAGESSE associée à VIE) sont issues de déductions indirectes.

Chaque couple de Vertus est associé à la scène qui les surplombe, ce qui n’est pas toujours aisé à justifier : ainsi la Prudence figurerait sous la scène de l’offrande d’Abel (le Bon) et de Caïn (le Mauvais) parce qu’elle est la capacité à distinguer le Bien du Mal.


Une Vertu peut cacher un Vice

1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v schema Mariethoz milieu

G.Mariéthoz propose l’idée très intéressante, justifiée par plusieurs textes, que les Vices pour tromper l’Homme, peuvent prendre l’apparence d’une Vertu.

Ainsi la figure de la Prudence est duplice, puisque la légende que l’on peut lire juste à côté est consacrée à l’Envie. De même, la Victoire (la Force victorieuse du Mal) cache le vice de la Colère, à la source du crime de Caïn.


Vertus théologales et cardinales

Les trois vertus théologales sont regroupées dans le registre inférieur (cadre bleu sombre).

Juste au dessus on peut reconnaître les quatre vertus cardinales (cadre orange), pourvu qu’on assimile :

  • la Force à deux médaillons : la Victoire et la Patience (force d’âme) ;
  • la Tempérance à la Vie (similitude graphique).

Il est donc logique de trouver, juste au dessus, la Sagesse, qui les produit :

Ses labeurs, ce sont les vertus, elle enseigne, en effet, tempérance et prudence, justice et force; ce qu’il y a de plus utile pour les hommes dans la vie. Sagesse 8,7

La bordure de l’Initiale I serait donc un tentative précoce de représenter le septénaire des Vertus (théologales plus cardinales).


L’identification de l’Homme

1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v detail homme

Il s’agirait de Moïse, auteur putatif du texte de la Génèse.

Mais pour G.Mariéthoz, il représente surtout la figure générique du Juste, parvenu aux pieds du Seigneur et face à face avec la Sagesse divine, à la fin d’une parcours ascensionnel démarrant par la Foi, au travers de l’échelle des Vertus (flèche rose).


La Nuit et le Jour

1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v schema Mariethoz haut

Le globe bleu dans la main gauche du Seigneur représente la Nuit, le globe doré le Jour, en cohérence avec la lecture morale (Mal / Bien) de l’épisode de Caïn et Abel. Mais ils représentent aussi l’astre nocturne et l’astre diurne, la Lune et le Soleil, créés seulement au Quatrième Jour.

Pour expliquer l’inversion (à ma connaissance unique) par rapport à l’imagerie de la Création (le Jour/Soleil est toujours en place d’honneur, dans la main droite du Seigneur), G.Mariéthoz note qu’ainsi, le Juste se trouve illuminé par la lumière solaire, qui relaie celle du nimbe du Seigneur (flèches jaunes).


Les forces de cette interprétation

Cette interprétation est remarquable par la vision d’ensemble qu’elle propose. Elle montre que les dix médaillons de la bordure obéissent à la fois :

  • à une logique locale, s’associant deux à deux pour commenter les cinq grandes scènes centrales ;
  • à une logique globale, s’empilant pour constituer une sorte d’échelle des Vertus.


Le problème de Moïse

La présence d’un personnage anachronique à l’intérieur de la Scène de la Création est très exceptionnelle : on peut y trouver Salomon en couple avec la Sagesse, ou Saint Jean à cause de son Prologue In principio [12]. Mais Moïse dans la Création du monde est presque un unicum iconographique.


Fin 12eme Bibbia atlantica Museio civico MontalcinoBibbia atlantica, Fin 12ème siècle, Museio civico, Montalcino

Un cas indiscutable est celui de cette Bible italienne largement postérieure, à l’iconographie très particulière [13] : Moïse s’y présente en qualité d’auteur, à l’extérieur de la lettrine, plus grand que le Christ à la Balance, et tenant comme lui un objet double : les premiers versets de la Génèse, en hébreux et en latin.


1150-75 Antiquites judaiques In Principio 0774 (1632) fol 2r Musee Conde Chantilly detail Moise JeanIn Principio, Antiquités judaïques, 1150-75, MS 0774 (1632) fol 2r, Musée Condé, Chantilly

G.Mariéthoz [12a] reconnaît avec raison, dans le vieillard et le jeune homme qui bordent le haut de la page, les auteurs des deux « In Principio », Moïse pour celui de la Génèse et Saint Jean pour celui du Prologue. Les deux sont nimbés et portent un rotulus déroulé.

1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v detail homme

Dans le cas des Homélies de Saint Omer, il serait très étonnant de rencontrer Moïse :

  • à l’intérieur de la lettrine (et non en marge de son oeuvre, comme tout auteur qui se respecte) ;
  • sans le rotulus ou le livre de l’écrivain ;
  • sans aucun attribut distinctif (barbe pointue, cornes ou tables de la Loi) ;
  • sans auréole, alors qu’il est sensé être illuminé par la Sagesse divine.

Enfin, le texte des Homélies d’Origène s’arrête à l’histoire de Joseph, bien avant l’époque de Moïse.


Les limites de l’interprétation

Elle suppose la polyvalence (et même la duplicité) de plusieurs médaillons, ce qui ajoute à la complexité.

L’explication laisse deux questions en suspens :

  • celle de la cohérence d’ensemble entre les trois grands Actes que sont la Création, l’histoire d’Abel et Caïn et l’histoire d’Abraham ;
  • celle de l’organisation des Vertus : l’idée de l’ascension vers la Sagesse laisse les trois vertus théologales (La Foi, L’Espérance et la Charité) au départ du parcours, au plus loin de la figure divine ; alors que ce sont justement celles qui, ayant Dieu pour objet, devraient se trouver au plus près de lui.

Par ailleurs, quoique très séduisante, l’identification des quatre vertus cardinales est un peu forcée :

  • la Justice ne colle pas avec l’épisode d’Abel et Caïn (sa justification est très indirecte, un passage marginal dans le texte de Tobie dont est extraite la légende) ;
  • la Tempérance ne se relie pas avec l’épisode du chêne de Mambré.

Je souhaite montrer dans la suite que, moyennant quelques modifications mineures, on peut aboutir à une lecture d’ensemble légèrement différente, aussi cohérente, et plus simple.



Une lecture d’ensemble (SCOOP !)

Nous allons détailler l’explication des trois actes en prenant en compte les légendes qui les accompagnent

L’acte II : Abel et Caïn

1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v schema milieu
Comme le remarque G.Mariéthoz, les quatre légendes proviennent de textes distincts, ce qui invite à prendre de la distance par rapport à une logique strictement narrative.

Juste sous les pieds d’Abel :

  • la Charité (proposition personnelle) fait allusion à son offrande agréée par Dieu : tout le texte de Tobie 4 a pour thème cette vertu ;
  • la Patience illustre sa capacité à encaisser le douleur et le mal : le sujet du Psaume 44 est les souffrances que Dieu impose à son peuple.

Côté Caïn, je simplifierais volontiers l’interprétation en renonçant à l’idée de duplicité. Juste sous les pieds du meurtrier :

  • la femme au serpent est l’Envie, puisque que la légende le dit très fort ;
  • la femme à l’épée est la Victoire sur le mal, car tout le texte de Job 18 a justement pour thème l’inéluctable défaite du Méchant.

Horizontalement (flèches bleues) les deux Vertus à l’épée se répondent : la capacité à punir contrebalance la capacité à souffrir.


1121 Liber Floridus Ms. 92 fol 232 gand Rijksuniversiteitl’Arbre des Vices
Liber Floridus, 1121, Ms. 92 fol 232 Gand, Rijksuniversiteit

A noter que, dans l’arbre des Vices qui fait pendant à l’arbre des Vertus, Lambert de Saint Omer a placé l’Envie à la base du tronc, entre les deux haches qui l’attaquent. D’où sa mise en exergue dans la bordure de l’Initiale I, doublement justifiée par le fait qu’elle est le vice principal de Caïn.


sb-line

L’acte III: Abraham et Isaac

1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v schema bas
En contraste avec l’acte précédent, les légendes ici suivent le texte de la Genèse, et invitent à une lecture chronologique.

L’épisode du chêne de Mambré est très riche, et Origène lui consacre plusieurs pages. Un des aspects qu’il souligne est : « l’importance et la grandeur de ce qu’il faut offrir au Seigneur et à ses anges » ([14], p 126) . Abraham offrant aux trois Anges un veau et du pain fait écho avec Abel offrant un agneau au Seigneur. Le verset choisi pour la légende est la clé de cette offrande, puisqu’il signifie qu’Abraham reconnaît d’emblée, dans les trois voyageurs, les anges de Dieu. Il n’est pas étonnant que la Vertu choisie pour illustrer le début de l’épisode soit la Générosité (elemosyna), qui offre du vin et du pain.

La deuxième vertu a été expliquée par G.Mariéthoz a partir du nom Sarah dans la légende : Sarah était la femme stérile d’Adam, et c’est la conclusion de l’épisode du chêne de Mambré : le déclenchement de la naissance d’Isaac. L’espérance d’un descendant est donc prise ici comme exemple de cette vertu.



1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v detail Obeissance
La troisième vertu, la femme en orante avec une grande croix sur sa poitrine, est plus longue à expliquer. Il faut pour cela partir de l’homélie d’Origène sur le Sacrifice d’Isaac, où il met en équivalence l’acceptation par Abraham du sacrifice qui lui est demandé, l’acceptation par Isaac de sa propre mise à mort et l’acceptation par le Christ de sa Crucifixion. Origène va plus loin en expliquant que le Christ, tout comme Isaac, est à la fois victime et sacrificateur :

« …dans le Christ, il est une chose qui vient d’en haut et une autre qui vient de la nature humaine et du sein virginal. Or, le Christ souffre, mais c’est dans sa chair: il subit la mort, mais c’est sa chair qui la subit… Le Verbe au contraire, c’est-à-dire le Christ selon l’esprit, dont Isaac est l’image, est demeuré dans l’incorruptibilité. C’est pourquoi il est à la fois victime et grand prêtre. Car, selon l’esprit, il offre la victime à son père, et selon la chair, lui-même est offert sur l’autel de la croix. » ([14], p 171)

Je pense que cette Vertu représente une quadruple Obéissance : celle d’Abraham, celle d’Isaac, celle du Christ et enfin celle des bénédictins auxquels l’image s’adressait, l’Obéissance étant le tout premier Voeu de leur ordre.

La quatrième vertu, la Foi, ne pose aucune difficulté, d’autant qu’elle est soulignée, dans la légende, par le mot Credidit (il a cru).


sb-line

L’acte I : La Création

1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v schema haut
Les deux figures de la Sagesse ne posent pas grand problème, puisqu’elles sont expliquées par les légendes :

  • celle du haut est la « Sagesse théorique » qui coexiste avec Dieu de toute Eternité, avant la Création ;
  • celle de gauche est la « Sagesse appliquée » (si je puis me permettre cet anachronisme), qui aide Dieu à créer toutes choses.

C’est pour les deux autre éléments de la scène que je diverge de la lecture de G.Mariéthoz.


Le Ciel et la Terre

Les deux globes ne représentent ni la Nuit et le Jour, ni la Lune et le Soleil, créés seulement au Quatrième jour. Mais ce qui est crée au tout début du Premier jour, le Ciel et la Terre, comme le soulignent les deux légendes latérales ainsi que le texte juste à côté : la première phrase de la première Homélie d’Origène. Ainsi, il n’y a pas d’inversion anormale à justifier.

Si le globe bleu nuit évoque naturellement le Ciel, la couleur jaune d’or choisie pour la Terre étonne, puisqu’elle évoque le Soleil ou le Jour

1140-1150 Opera de Hugo de Sancto Victore Paris, Bibl. Mazarine, 0729 fol 013 IRHT1140-1150, Opera, Hugo de Sancto Victore, Bibl. Mazarine, 0729 fol 013 IRHT 1175-1200 Bible de Saint-Sulpice de Bourges Bourges, BM 0003 fol 4 IRHT1175-1200 Bible de Saint-Sulpice de Bourges Bourges, BM 0003 fol 4 IRHT

Le représentation de la Création du Ciel et de la Terre est bien plus rare que celle du Jour et de la Nuit, ou du Soleil et de la Lune (pour d’autres exemples, voir 4 Paires de globes ). On voit que le choix des couleurs embarrasse les artistes, puisque à ce stade :

« La terre était informe et vide: il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. » Génèse 1,2

C’est ce qu’à voulu montre l’illustrateur des Opera, avec cette Terre sombre et éteinte. Tandis que l’illustrateur de Bourges, avec ses deux globes presque blancs, évoque déjà les versets suivants :

« Dieu dit: Que la lumière soit! Et la lumière fut.Dieu vit que la lumière était bonne; et Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres. Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. «  Genèse 1,3-5


1150 Bible Sens BM MS 001 p 11 IRHT1150, Bible, Sens BM MS 001 p 11, IRHT

Je n’ai trouvé que ce seul exemple, malheureusement tronqué, où la Terre soit représentée lumineuse.



1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v detail Ciel Terre

Il me semble que le concepteur de Saint Omer a voulu superposer, à l’image du Ciel et de la Terre, le thème de la séparation entre la Nuit et le Jour  :

  • côté Ciel, les points blancs ne peuvent être des étoiles (elles sont crées seulement au quatrième Jour) : ils représentent la lumière résiduelle, en train de disparaître ;
  • côté Terre, le globe emprunte sa lumière à celle du nimbe du Seigneur.

Cette représentation très scrupuleuse trouve probablement sa source dans le commentaire d’Origène sur le Premier Jour : il précise bien que le temps n’existe pas encore et que les termes Jour et Nuit ne doivent pas être compris dans leur sens cyclique : il y a séparation de la Lumière et des Ténèbres, mais pas encore alternance du Jour et de la Nuit.


Adam

1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v sagesse adam
A ce stade, l’identification du vieil homme va de soi : il s’agit de celui qui été créé en premier, comme le suggère le In principio de la légende. D’un bord à l’autre, il regarde tristement la Sagesse qu’il a ignorée.


L’ellipse de la Chute

1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v schema chute
L’arbre au centre la scène de l’Offrande se réfère à l’arbre du paradis, comme l’a bien vu G.Mariéthoz. Mais nous pouvons maintenant lui rajouter les trois autres protagonistes de la scène de la Chute, supprimée comme nous l’avons vu par économie de place.

Evacuée des médaillons centraux, la scène primordiale revient par la bordure.



sb-line

Comment lire la bordure

Ayant analysé les trois Actes dans le détail, nous pouvons maintenant prendre un peu de recul pour apprécier le fonctionnement d’ensemble de l’initiale.



1125-1130 Initiale I Homelies Genese BM St OMER Ms. 0034 fol 1v schema gene
Les cinq éléments de divergence avec l’interprétation de G.Mariéthoz sont soulignés en traits ondulés.

La dualité Céleste / Terrestre du Premier acte s’étend à la totalité des médaillons de la  bordure :

  • les médaillons de gauche illustrent ce qui tend vers le Ciel : les trois Vertus théologales, plus la Victoire sur le Mal ;
  • les médaillons de droite sont tous marqués par la pesanteur terrestre :
    • Adam par son péché
    • l’Envie, qui est le vice ¨de Caïn, mais aussi celui du diable :

C’est par l’envie du Diable que le mal est entré dans le globe terrestre ».

  • les trois vertus portent des croix (en jaune) car elles concernent le pécheur, le descendant d’Adam : leur costume liturgique, ainsi que le premier rang accordé à l’Obéissance, les relient directement aux bénédictins qui ont contemplé cette image.

Le parcours ascensionnel pressenti par G.Mariéthoz est bien là, mais limité aux médaillons de gauche (flèche bleue) :

  • son point de départ est la Foi, comme l’indique le format particulier de ce médaillon ;
  • la Victoire contre le Mal (en vert) permet de « sauter » le barrage lié au crime de Caïn (en rouge) et de remonter à la Charité du Sacrifice d’Abel, puis, au delà, à la Sagesse divine (flèche bleue).

On notera une nouvelle preuve de l’influence de la Bible de Saint Amand : à la place de l’Ange du Paradis, c’est ici le médaillon de l’Envie qui coupe la lettre en deux, empêchant tout retour en arrière (du moins du côté droit).


Comment lire les images centrales

La partie droite du schéma résume la séquence des trois actes et des cinq scènes : des deux offrandes à Dieu, l’une finit par le meurtre d’Abel, tandis que l’autre finit bien, puisqu’Isaac est sauvé.

En hors champ en bas de la lettre, suggéré par les croix, les vêtements liturgiques et les allusions eucharistiques des trois vertus « terrestres », se profile le dernier sacrifié, celui dont Isaac est le type : le Christ, « à la fois victime et grand prêtre ».



Postérité de la composition

Les compositions jouant sur les parallélismes entre l’histoire d‘Abel et de Caïn et celle d’Abraham et Isaac sont restées très rares par la suite. Sans prétendre établir un rapport de filiation, en voici la présentation purement chronologique.

Le psautier d’Henri de Blois

1150 ca Psaultier d'Henri de Blois (de Winchester) BL Cotton Nero C IV fol 2r detailHistoire d’Abel et Caïn, fol 3r (détail) 1150 ca Psaultier d'Henri de Blois (de Winchester) BL Cotton Nero C IV fol 3r detailHistoire d’Abraham, fol 4r (détail)

Psautier d’Henri de Blois (ou de Winchester), vers 1150, BL Cotton Nero C IV

Dans cet ouvrage, les deux histoires, chacun avec ses deux scènes, se retrouvent au troisième registre de deux pages consécutives. Elles sont séparées par deux autres épisodes (la construction de l’arche et le déluge) et leur positionnement identique pourrait être purement fortuit.



1150 ca Psaultier d'Henri de Blois (de Winchester) BL Cotton Nero C IV schema
On remarque tout de même :

  • que les meurtriers (flèches rouges ) et les victimes (flèches vertes) occupent les mêmes positions ;
  • qu’Abel vivant, dans l’image de gauche, est intégré dans la case divine (en jaune).

Ceci résulte probablement de l’application mécanique du même schéma de composition, sans profonde réflexion théologique.

Une croix typologique mosane

croix typologique mosane 1160-70Croix typologique mosane, vers 1160-70, , reconstitution [14a]

Cette croix en émail, aujourd’hui démembrée entre plusieurs musées, regroupait autour du Christ cinq préfigurations bibliques de son sacrifice :

  • en haut le meurtre d’Abel (préfiguration de la Crucifixion), avec Saint Jean ;
  • sur la branche horizontale, deux épisodes de l’histoire d’Abraham :
    • le sacrifice d’Isaac à gauche (préfiguration de la Crucifixion), avec Saint Marc ;
    • Melchisédek offrant à Abraham du pain et du vin (préfiguration de l’Eucharistie), avec Saint Luc ;
  • en bas deux scènes :
    • Moïse, Aaron et le serpent d’airain (préfiguration de la Crucifixion)
    • Samson renversant les colonnes du temple des Philistins (préfiguration de la Résurrection) avec saint Matthieu.

C’est la seule croix typologique connue qui regroupe les trois personnages du Canon.


Une bible gothique anglaise

1225-50 Bible angleterre BNF Latin 13149 fol 8Bible anglaise, 1225-50, BNF Latin 13149 fol 8

Les six médaillons de cette initiale I se divisent comme d’habitude en trois Actes de deux scènes :

  • Première catastrophe : Adam, Eve et la Chute ;
  • Troisième catastrophe : le Déluge et la Tour de Babel ;

Du coup le Meurtre d’Abel et le Sacrifice d’Isaac se retrouvent collés ensemble dans le registre intermédiaire, alors que le Sacrifice d’Isaac devait venir en dernier, après la Tour de Babel :

la vérité typologique prime sur la vérité chronologique.


On notera en bas l’apparition de la Crucifixion, dernière catastrophe qui est aussi la Réparation des autres : ce que le concepteur du I des Homélies avait seulement suggéré, les Initiales I de l’époque gothique le montrent très fréquemment.

L’ambon de Nicolas de Verdun

1180 Retable de Nicolas de Verdun Klosterneuburg
Ambon de Nicolas de Verdun, 1180-1329, Klosterneuburg

Cette oeuvre impressionnante constitue une sorte d’apogée de la pensée typologique médiévale. Elle établit des parallèles entre des épisodes :

  • Ante legem (Ancien Testament, avant Moïse) : ligne du haut ;
  • Sub lege (Ancien Testament, après Moïse) : ligne du bas ;
  • Sub gratia (Nouveau Testament) : ligne centrale.

En ce qui concerne nos protagonistes, seules les scènes violentes ont été retenues : elles se trouvent aujourd’hui en plein centre des cinquante et une plaques émaillées :

  • le sacrifice d’Isaac juste au-dessus de la Crucifixion ;
  • le meurtre d’Abel juste à gauche du sacrifice d’Isaac : il se place ainsi en pendant du Péché d’Eve, et au dessus de la Trahison de Judas (ce qui est un autre parallèle courant).

Le retable était à l’origine un ambon (sorte de chaire à trois côtés) qui a été transformé en retable en 1329 : pour que les volets puissent fermer, il a fallu élargir le panneau central, en rajoutant deux colonnes de six plaques, de part et d’autre de la colonne centrale


crai_0065-0536_1952_num_96_3_T1_0451_0000
Comme l’a montré Hans Hahnloser [15], c’est donc seulement en 1329 qu’on a pensé au Meurtre d’Abel pour accompagner le Sacrifice d’Isaac.


sb-line
L’impact des Bibles moralisées (après 1215)

Les Bibles moralisées introduisent une nouvelle manière l’interpréter de manière très détaillée les épisodes de l’Ancien Testament, en faisant ressortir leur valeur morale. Toutes les pages de l’ouvrage se lisent en associant les médaillons par paire, verticalement.


1230-1245 Bible moralisee Oxford-Paris-Londres Bodleian Library MS. Bodl. 270b fol 8r abel et cainHistoire d’Abel et Caïn, fol 8r
Bible moralisée Oxford-Paris-Londres, 1230-1245, Bodleian Library MS. Bodl. 270b

L’ Histoire d’Abel et Caïn se développe en quatre épisodes sur la même page :

  • l’offrande de Caïn et Abel (médaillon en haut à gauche) est comparée (médaillon juste en dessous) aux Juifs qui offrent les fruits de leurs rapines et de l’usure, tandis que le Chrétiens offrent ceux de leurs bonnes oeuvres ;
  • le meurtre d’Abel (médaillon en haut et à droite) est associé à la Crucifixion.

Les deux autres scènes sont la duplicité de Caïn (il propose à son frère de sortir pour pouvoir le tuer) et les reproches de Dieu à Caïn.


1230-1245 Bible moralisee Oxford-Paris-Londres Bodleian Library MS. Bodl. 270b fol 14r Abraham et les angesAbraham et les trois anges, fol 14r
Bible moralisée Oxford-Paris-Londres, 1230-1245, Bodleian Library MS. Bodl. 270b

L’épisode est développé en deux médaillons :

  • l’hospitalité d’Abraham offrant de la viande aux trois anges et faisant laver leurs pieds, est comparée à celle du Christ recevant au ciel ceux qui l’aiment (3ème et 4ème médaillons à gauche) ;
  • la récompense de cette hospitalité (Sarah enceinte) est comparée à la joie qui récompense ceux qui ont la foi (1er et 2ème médaillon à droite)


1230-1245 Bible moralisee Oxford-Paris-Londres Bodleian Library MS. Bodl. 270b fol 16r sacrifice isaacSacrifice d’Isaac, fol 16r
Bible moralisée Oxford-Paris-Londres, 1230-1245, Bodleian Library MS. Bodl. 270b

Le sacrifice d’Isaac et, tout comme celui de Caïn, est associé à la Crucifixion.

Un siècle après l’Initiale I des Homélies, les Bibles moralisées conservent l’analogie la plus voyante, celle des temps forts des deux histoires avec la Crucifixion ; mais elles font perdre la plus discrète, entre les deux temps faibles, en interprétant l’offrande à Dieu et l’hospitalité envers les anges dans des sens radicalement différents.


sb-line

L’impact du Speculum humanae salvationis (1300-25)

1350 ca Speculum humanae salvationnis Berlin, Staatsbibliothek lat. fol. 329, fol. 22v hautSpeculum humanae salvationnis, vers 1350, Berlin, Staatsbibliothek lat. fol. 329, fol. 22v

A partir du XIVème siècle, un nouveau bestseller de la typologie va définitivement dissocier les deux histoires : Abel et Caïn n’y figurent pas du tout, et Isaac est maintenant associé au Portement de Croix, parce qu’il avait porté sur son dos le fagot de son propre bûcher.



En synthèse

Au terme de cette étude, le I des Homélies d’Origène apparaît au croisement de deux traditions iconographiques :

Cain abel Abraham Isaac schema complet

  • une tradition ancienne et largement répandue, celle des trois précurseurs de l’Eucharistie, qui ne retient que les parties positives des deux histoires : l’offrande d’Abel et l’hospitalité d’Abraham (en vert) ; l’autel d’Osnabrück innove en rajoutant Caïn dans la scène de l’Offrande (en orange) ;
  • une tradition récente et locale, celle des Initiales I qui vont jusqu’au meurtre d’Abel (en rouge), le prototype immédiat étant la Bible de Saint Amand.

Le caractère unique de la composition de Saint Omer est qu’elle est la seule à faire figurer les quatre facettes des deux épisodes, dans l’esprit de spéculation typologique qui va bientôt fleurir en pays mosan et rhénan [16]. Née d’une contrainte très spécifique (l’omniprésence d’Abraham et d’Isaac dans les Homélies d’Origène), l’invention n’aura aucune suite.

Les oeuvres postérieures laisseront de côté le contenu eucharistique qui avait prédominé au départ (les offrandes) et se limiteront aux deux images sacrificielles, en tant que préfiguration de la Crucifixion : c’est ce que consacrent les Bibles Moralisées.

Le Speculum Humanae Salvationis parachèvera la disjonction des deux histoires en les prenant par le petit bout de la lorgnette : ne subsiste qu’Isaac portant son fagot, précurseur de Jésus portant sa croix.



Références :
[1] L’interprétation de Geneviève Mariéthoz est très bien résumée sur le site de la bibliothèque de Saint Omer :
https://bibliotheque-numerique.bibliotheque-agglo-stomer.fr/notices/item/1684-homelies-sur-l-ancien-testament?offset=1#menu-top
https://bibliotheque-numerique.bibliotheque-agglo-stomer.fr/coeur-collections-numerisees/exhibitions/6-saint-omer-baso-ms-34-f-1v-un-exemple-d-exegese-visuelle#page=1&viewer=picture&o=&n=0&q=
Un podcast d’une heure où elle l’expose elle-même : Une médiation sur le thème de la sagesse – « L’initiale historiée introduisant les homélies d’Origène sur la Genèse » (Saint-Omer, B.M., Ms 34, fol. 1v) / Geneviève Mariéthoz) https://mediaserver.unige.ch/play/70031
L’article (malheureusement non numérisé) :
Geneviève Mariéthoz « Une initiation à la sagesse. Le ‘I’ introduisant les homélies d’Origène sur la Genèse (ms. Saint-Omer, bibl. mun., 34, f. 1v) ». Cahiers de civilisation médievale Poitiers, N°210 – avril-juin 2010 pp.129-153
[2] Perrine Rodrigues, « Le discours des vices et des vertus aux époques carolingiennes et ottonienne. De l’écrit à l’image (IXe – XIe siècle) » http://www.theses.fr/2018LYSE3058
[3] Geneviève Mariéthoz, « Monogrammes et initiales historiés introduisant « La Genèse » dans les bibles d’époque romane » , dans Comment le Livre s’est fait livre. La fabrication des manuscrits bibliques (IVè-XVè siècle): bilan, résultats, perspectives de recherche. Actes du colloque international organisé à l’Université de Namur du 23 au 25 mai 2012, dir. Chiara Ruzzier & Xavier Hermand, Turnhout, Brepols (coll. « Bibliologia. Elementa ad librorum studia pertinentia » , 40), 2015, pp. 111-129
[4] Conrad Rudolph « Theories and Images of Creation in Northern Europe in the Twelfth Century » dans Dreams and Visions: An Interdisciplinary Enquiry publié par Nancy van Deusen https://books.google.fr/books?id=FvB5DwAAQBAJ&newbks=1&newbks_redir=0&printsec=frontcover&pg=PA94
[5] Paul-Henri Michel « L’iconographie de Caïn et Abel » Cahiers de Civilisation Médiévale Année 1958 1-2 pp. 194-199 https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1958_num_1_2_1049
[5a] M.Angheben, « Sculpture romane et liturgie » dans  » Art médiéval: les voies de l’espace liturgique » , p 149
[6] Susanne Wittekind « Altar – Reliquiar – Retabel: Kunst und Liturgie bei Wibald von Stablo » https://books.google.fr/books?id=ViweFAQetvcC&pg=PA91
[7] Joseph Braun « Der christliche Altar in seiner geschichtlichen Entwicklung (Band 1): Arten, Bestandteile, Altargrab, Weihe, Symbolik ». München, 1924 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/braun1924bd1/0494/image,info,thumbs
[8] Hans Graeven « Fragmente eines Siegburger Tragaltars im Kestner-Museum zu Hannover » Jahrbuch der Königlich Preussischen Kunstsammlungen 21. Bd. (1900), pp. 75-98 https://www.jstor.org/stable/25167413
[9] Robert Favreau « Les autels portatifs et leurs inscriptions » Cahiers de Civilisation Médiévale Année 2003 46-184 pp. 327-352 https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_2003_num_46_184_2865
[10] Patrick Henriet « Relire l’autel portatif de Stavelot » https://www.academia.edu/31138430/_Relire_lautel_portatif_de_Stavelot_
[11] F. LEFÈBVRE , « légende sur la miniature d’un manuscrit de la bibliothèque de Boulogne – sur – Mer » , Mémoires de la Société des antiquaires de la Morinie, 1851, p 33 https://books.google.fr/books?id=rVsuAAAAYAAJ&pg=PA33
[12] Lech Kalinowski « Salomon et la Sagesse. Remarques sur l’iconographie de la Création du monde dans les Antiquités Judaïques de Flavius Josèphe du Musée Condé à Chantilly » Artibus et Historiae, Vol. 20, No. 39 (1999), pp. 9-26  https://www.jstor.org/stable/1483572
[12a] Geneviève Mariéthoz « Une illustration de la théologie augustinienne – le monogramme « IN » introduisant les « Antiquites Judaïques » de Chantilly (Musée Condé, MS 774, FOL. 3) », Hortus Artium Medievalium, Journal of the International Research Center for Late Antiquity and Middle Ages 2008 vol 14 p 269-282
[13] Marie-Louise Thérel, « Remarques sur une illustration du livre de la Genèse dans la Bible de Montalcino » Revue d’Histoire des Textes Année 1973 2-1972 pp. 231-238 https://www.persee.fr/doc/rht_0373-6075_1973_num_2_1972_1076
[14] Origène, « Homélies sur la Génèse », traduction Doutreleau, 1945
[14a] La croix est reconstituée et étudiée dans : Heide et Helmut Buschhausen, « Studien zu den typologischen Kreuzen der Ile-de-France und des Maaslandes » dans Die Zeit der Staufer. Geschichte, Kunst, Kultur. Katalog der Ausstellung Stuttgart 1977 Volume 5 (1979), p. 247-277
[15] Hans Hahnloser, « Nicolas de Verdun, la reconstitution de son Ambon de Klosterneubourg et sa place dans l’histoire de l’art » Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres Année 1952 96-3 pp. 448-456 https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1952_num_96_3_9981
[16] Jean-Paul Deremble « Formes typologiques en pays de Rhin et de Meuse à l’époque romane » , Revue du Nord Année 1992 297-298 pp. 729-752 https://www.persee.fr/doc/rnord_0035-2624_1992_num_74_297_4773

L’oiseleuse

13 juin 2022
Comments (0)

Autant la figure de l’oiseleur est courante et puissamment connotée, autant son pendant féminin est rare et quasiment inexistant, au point même que le mot « oiseleuse » manque (sur les rares exemples d’oiseleurs féminisés, voir L’oiseleur ).
.

Cet article présente quatre études indépendantes, qui ont toutes plus ou moins à voir avec la capture ou le dressage, par des mains féminines, des petits oiseaux :

  • A) L’Arbre aux phallus
  • B) La femme au faucon
  • C) Les ailes de Frau Minne
  • D) L’oiseleuse



A) L’Arbre aux phallus

La littérature étant d’autant plus copieuse [A1] que le motif est rare, nous nous limiterons à cette seule question : ces phallus arboricoles sont ils des fruits ou des oiseaux ?

1450-1500 Salle de chasse Schloss Moos-Schulthaus (Appiano) Sud tyrol1450-1500, Salle de chasse, Schloss Moos-Schulthaus, Appiano (Sud Tyrol)

Ici l’analogie avec les fruits est évidente :

  • à droite une femme les fait tomber avec sa gaule et une autre les ramasse par terre ;
  • à gauche deux femmes se battent et une troisième les emporte dans une corbeille.

Guillaume de Lorris, Le Roman de la Rose, Bibliothèque Nationale de Paris, fr 25526, folia 106v.Guillaume de Lorris, Le Roman de la Rose, 14ème s, BNF fr 25526 fol 106v Gallica

La fresque développe la même idée que cette célèbre drôlerie, en bas d’une page tout entière consacrée à filer la métaphore entre la pulsion sexuelle et l’appétit [A2] :

« Trop est forte chose nature
Car elle passe (outrepasse) nourriture »

L’arbre est donc clairement la métaphore de la gourmandise féminine, fût-elle monastique.


sb-line
La fresque de Massa-Marittima et ses mystères

fertility-fresco-massa-marittimaFontaine du Palais de l’Abondance, 1265-1300, Massa Marittima

Le sujet se complique quelque peu avec la fresque qui décore cette fontaine, construite en 1265, sous un bâtiment qui servait de grenier à grains. Contrairement aux deux exemples précédents, il s’agit ici d’un lieu public, ce qui suppose l’assentiment et la compréhension d’une large population.



fertility-fresco-massa-marittima-wikipedia
La partie haute, avec ses phallus aux allures de pêches ou d’abricots, est clairement fructifère. La partie basse, avec la femme qui brandit une gaule et les deux qui se disputent, est pratiquement identique à la fresque tyrolienne : la différence principale étant qu’ici, les femmes sont habillées, ce qui semble plus convenable pour un lieu public.


La question des oiseaux noirs

Ce registre aviaire a déclenché des interprétations divergentes [A3]. Je m’appuie ici sur l’excellent document de synthèse rédigé par les élèves de l’institut Bernardino Lotti [A4].

Pour Bagnoli, les femmes participent à une fête liée aux rites de fertilité et les fruits en forme de pénis sont des objets comestibles, « des pains ou des bonbons ». La femme à la gaule essaie de chasser trois corbeaux noirs qui veulent attaquer ces friandises, et les deux femmes qui se tiennent par les cheveux, se battent pour une qui vient de tomber de l’arbre .L’aigle qui se dresse au-dessus de la tête d’une des femmes de gauche est une référence claire au parti impérial, celui des Gibelins et du podestat d’origine pisane Ildebrandino Malcondine, qui a fait réaliser la fontaine

Pour Zamuner, la fresque est un symbole de fertilité à fonction apotropaïque, c’est-à-dire visant à espérer l’abondance de la récolte et en même temps à éviter la possibilité malheureuse de recourir aux stocks de l’entrepôt. Les organes mâles sont un symbole de fertilité et d’abondance, tandis que les corbeaux noirs représentent le péril et le danger de famine .

George Ferzoco renverse complètement cette vision. Se plaçant aux antipodes de Bagnoli, il définit même l’image comme un symbole de stérilité et attribue sa réalisation au parti adverse, les Guelfes, qui ont dirigé Massa Marittima entre 1267 et 1335. Il relie les scènes représentées dans le tableau aux rites célébrés par les sorcières et décrits dans le Malleus maleficarum (1487).



fertility-fresco-massa-marittima-detail

La « sorcière » avec la baguette à la main tenterait d’atteindre un nid où se trouvent deux oiseaux (cérémonie décrite dans le Malleus).

Maurizio Bernardelli Curuz revient à Ildebrandino Malcondine : la fresque représente les effets du bon gouvernement gibelin sur la ville. L‘arbre symbolise l’aqueduc qui acheminait toute l’eau vers la nouvelle source, et le toit, qu’on aperçoit en contrebas, est précisément l’image du bâtiment nouvellement construit. La scène avec les femmes doit être lue comme une narration qui se déroule de gauche à droite :

  • à gauche, la ville avant la création de la nouvelle source, lorsque les femmes se battaient pour puiser l’eau des ruisseaux qui coulaient des pentes de la colline ; le manque d’harmonie est symbolisé par les aigles agités, et les couleurs des robes (rouge, jaune et bleu) évoquent les trois quartiers de la ville.
  • à droite la fin heureuse de l’histoire : les mêmes femmes qui se battaient autrefois s’en vont bras dessus bras dessous et conversent agréablement.

Des oiseaux pas si noirs

Toutes les interprétations qui voient dans les oiseaux un élément perturbateur et négatif se heurtent à la même difficulté : ils ne peuvent pas représenter l’emblème des Gibelins, qui pourtant ont fait réaliser la fontaine. On peut alors retarder la datation des fresques (George Ferzoco) où même supposer (Dishat Harman [A5]) que les aigles ont été rajoutés au moment de la prise de pouvoir par les Guelfes, pour caricaturer les Gibelins.

Or aucun de ces oiseau n’attaque les fruits, et leur nombre est plus ou moins le même que celui des femmes. L’oiseau étant, en Italie comme ailleurs, un symbole viril bien connu, il n’y a pas d’opposition entre les oiseaux et les fruits, ou de compétition entre les oiseaux et les femmes, mais au contraire une sorte de redondance. Je proposerais volontiers que, tandis que l’arbre représente tous les membres virils disponibles, les aigles symbolisent, parmi les hommes de la Cité gibeline, celui qui va protéger chaque fille.

Ainsi loin d’introduire une quelconque notion de débauche ou de sorcellerie, la couche aviaire constituerait plutôt une forme de moralisation de l’arbre à phallus, pour le rendre publiquement acceptable : à la différence de la fresque tyrolienne au sol jonché de fruits, la couche des aigles empêche ici les filles d’aller gauler n’importe qui.


sb-line

En aparté : les nids d’oiseaux du Malleus Maleficarum (1486-87)

Il y a dans le Malleus Maleficarum [A6] deux passages qui traitent des nids d’oiseaux.


La paraphrase de Deutéronome 22

Le premier passage se trouve au chapitre 8 de la Partie 1 : Certains remèdes contre les maux dont le démon afflige l’homme :

Exode 22 : Tu ne souffriras pas de laisser vivre sur terre les sorcières et, ajoute-t-il, elle n’habitera pas dans ton pays, de peur qu’elle ne te fasse pécher. De même, la fornicatrice sera mise à mort et ne sera pas autorisée à fréquenter les hommes. Notez la jalousie de Dieu, qui dit ce qui suit dans Deutéronome 22 : Si tu trouves un nid d’oiseau, avec la mère assise sur les œufs ou sur les jeunes, tu ne prendras pas le tout, mais tu laisseras la mère s’envoler ; car les Gentils le faisaient pour rendre stérile. Le Dieu jaloux ne souffrirait pas dans son peuple ce signe d’adultère. De même, de nos jours, quand les vieilles femmes trouvent un sou, elles pensent que c’est un signe de grande fortune ; et à l’inverse, quand elles rêvent d’un trésor, c’est un signe de malchance. Dieu a également enseigné que tous les vases devaient être couverts et que lorsqu’un vase n’avait pas de couvercle, il devait être considéré comme impur.

Maleficos non patieris viuere super terram, sed & hoc adiunxit, non habitet in terra tua, ne fortè peccare te faciat, sicut copulatrix occiditur, & peruagari inter homines non permittitur. Nota zelum Dei, Deuterono. 22. Deus præcepit : Nidum cum ouis, aut pullis desuper cubantem matrem, non deberent simul seruare, sed matrem permittere auolare, quia hoc gentiles ad sterilitatem vertebant. Zelotes Dominus in suo populo noluit tale signum adulterij pati, sic iam vetulæ inuentionem denarij, signum magni fortunij, & per oppositum vbi thesaurum somniarent, iudicant. Item præcepit omnia vasa cooperiri, & vasculum non habens operculum immundum censeri.

De ce galimatias difficile à suivre, il ressort que :

  • capturer un oiseau adulte signifie rendre stérile ;
  • capturer un oiseau est un signe d’adultère ;
  • quand on est une femme, il faut se contenter d’un seul « denier » (et non en vouloir beaucoup) ;
  • quand on est une femme, il faut mettre un couvercle à son pot.


Les nids à phallus

Le second passage se trouve au chapitre 7 de la Partie 2 : Comment elles ont coutume d’emporter les membres virils

« Enfin, que penser de ces sorcières qui, tant bien que mal, prennent des membres en grand nombre (vingt ou trente) et les enferment ensemble dans un nid d’oiseau ou dans une boîte, où ils se déplacent comme des membres vivants, mangeant de l’avoine ou du fourrage ? Cela a été vu par beaucoup et est un sujet commun de conversation. On devrait dire que tout est provoqué par le travail et l’illusion du diable. Les sens des témoins sont trompés de la manière que nous avons mentionnée plus haut. Un homme a rapporté qu’ayant perdu son membre, il s’est approché d’une certaine sorcière afin de rétablir sa santé. Elle a dit au malade de grimper à un arbre particulier où il y avait un nid contenant de nombreux membres, et lui a permis de prendre celui qu’il voulait. Quand il a essayé d’en prendre un gros, ne prends pas celui-là, dit la sorcière, et elle a précisé qu’il appartenait à un curé. »

Quid denique, sentiendum super eas maleficas, qui huiusmodi membra in copioso interdũ numero, vt viginti vel triginta membra insimul ad nidum auium, vel ad aliquod scrinium includunt, vbi & quasi ad viuentia membra se mouent, vel auenam vel pabulum consumenda, prout à multis visa sunt & communis fama refert. Dicendum quòd diabolica operatione & illusione cuncta exercentur, sic enim sensus videntium illuduntur modis suprà tactis. Retulit enim quidã, quòd dum membrum perdidisset, & quandam Maleficam causæ recuperandæ suæ sanitatis accessisset. Illa vt quendam arborem ascenderet infirmo iniunxit, & vt de nido in quo plurima erant membra, si quod vellet accipere posset indulsit. Et cùm ille magnum quoddam accipere attentasset, non ait Malefica illud accipias, & quia vni ex plebanis attineret subiunxit.

sb-line

On voit bien que ce texte, postérieur de deux siècles à la fresque de Massa Marittima, n’a aucun rapport avec elle. L’idée du « nid à phallus », dont il n’existe d’ailleurs aucune représentation graphique, est totalement liée au contexte du Malleus : les rédacteurs commencent par tordre une citation du Deutéronome 22 (le texte ne parle pas de stérilité, mais dit seulement que se contenter des petits ou des oeufs « prolonge les jours » ) et la combinent avec le symbolisme habituel de l’oiseau pour imaginer la fable, au comique involontaire, du nid dont le plus grand phallus était clérical.



B) La femme au faucon

La cassette du British museum

1180 ca boite email Limoges British museum ensembleCassette en émaux de Limoges
Vers 1180, British museum

Cette cassette pose une devinette iconographique, qui n’a pas été complètement résolue : raconte-t-elle une histoire, où est-elle seulement décorée de scènes courtoises déconnectées entre elles ?



1180 ca boite email Limoges British museum cote 0Un des petit côtés montre une chimère, un homme aux pattes de félin et à la queue de serpent, combattant un lion à l’épée.



1180 ca boite email Limoges British museum cote 0Le petit côté opposé reprend, à droite, le même thème : un guerrier, cette fois bien humain, combat à pied un lion qui mord son bouclier.

A gauche s’introduit  un second thème : un troubadour fait danser au son de son rebec une femme aux très longs cheveux dénoués, signe d’intense intimité.

Les vêtements strictement identiques soulignent que le troubadour et le chevalier sont une seule et même personne. De même la femme aux cheveux dénoués va réapparaître sur les autres faces de la cassette (avec des robes différentes).


Troubafour et Danseuse Chapiteau Santa Maria de l'EstanyTroubadour et danseuse
Chapiteau du cloître de Santa Maria de l’Estany,1150-1200

On retouve la même scène dans ce chapiteau contemporain.



1180 ca boite email Limoges British museum couvercleLe couvercle est composé de la même manière, en associant par deux fois un médaillon avec le combattant (cette fois à cheval) et l’autre avec le couple :

  • à droite :
    • en haut l’homme casqué chevauche, avec sa lance de tournoi et son écu ;
    • en bas il se prépare à jouer du rebec (dont la forme imite celle de son écu) pour la femme qui porte au poing droit son faucon ;
  • à gauche :
    • en haut l’homme combat à l’épée un lion qui mord son cheval ;
    • en bas un troisième thème : l’homme agenouillé est tenu en laisse par la femme, qui porte au poing droit son faucon, cette fois tenu par ses jets (courtes laisses attachées à ses patte).

1180 ca boite email Limoges British museumLa face avant reprend les deux derniers thèmes, mais hors des médaillons :

  • en vert la séduction : l’homme joue du rebec, la femme écoute, le faucon vole de l’un à l’autre ;
  • en rouge la soumission : accepté comme familier, l’homme est tenu en laisse de la main droite, le faucon est tenu de la main gauche et l’étoile ,qui le remplace dans le ciel, signale l’accomplissement.

Comme le remarque Michael Camille ([B0], p 12), cet agenouillement évoque celui du vassal rendant hommage à son suzerain. Cette identification de la dame à « mi dons (mon seigneur) » est typique du « fin’amor » chanté par les troubadours.



1180 ca boite email Limoges British museum ensemble schema
Les symétries de la composition révèlent, plutôt qu’une narration continue, une composition en trois thèmes :

  • 0) le petit côté droit introduit le thème du combat contre la bête ;
  • 1) le petit côté gauche rajoute à ce thème (en jaune) celui de la séduction (en vert), ainsi présentée comme un combat encore plus dangereux ;
  • 2) le couvercle rajoute un nouvel élément, le faucon (en rose) et un troisième thème : la soumission ;
  • 3) la face avant récapitule les trois thèmes, menés à leur aboutissement :
    • la séduction : l’homme joue et le faucon vole ;
    • la soumission : la femme tient maintenant la laisse de la main droite, et le faucon, devenu favori secondaire, de la main gauche ;
    • le combat : un homme tenant d’une main une épée et de l’autre une clé de belle taille, semble avoir pour but de pourfendre le faucon avec l’une, et d’entreprendre la serrure avec l’autre.

1180 ca boite email Limoges British museum serrure

Pour Michael Camille ( [B0], p 13), cet homme aux cheveux hirsutes et aux souliers dépareillées est une figure négative : celle du « lauzengier », l’envieux, le médisant le faux amoureux, qui apparaît souvent dans les poèmes des troubadours comme l’antithèse de l’amoureux courtois [B0a]. J’ajouterai que son cor pour sonner l’alarme (qui n’est pas sans évoquer la corne du cocu), son épée démesurément longue (suggérant une sensualité excessive) et la clé qui loupe la serrure (exprimant un besoin de possession et d’exclusivité) en font une figure de l’échec en amour, ridiculisée par le faucon qui vole tout en haut, vers le soleil et vers sa dame.


 

Le faucon comme enjeu

Objet de luxe, le faucon a parfois servi comme prix dans un concours de beauté :

« Elles étaient plus de quatre-cent dans le verge, c’est la belle Hellenborc qui enleva l’épervier ». Vie de Saint Honorat (1300) cité par [B1], p 376

Paule Le Rider [B1] a trouvé plusieurs indices, vers 1170, de l’épervier comme enjeu d’une compétition que le gagnant ramène à sa dame.



1180 ca boite email Limoges British museum couvercle faucons
Il est possible que le faucon joue en partie ce rôle dans la cassette du British museum :

  • lorsqu’il est placé entre la dame et l’homme (en vert), il signalerait que la compétition est ouverte ;
  • lorsqu’il est éloigné de l’homme (en rouge) , il signalerait que le jeu est terminé : l’homme a gagné, c’est à dire qu’il est agréé comme captif.

1375-1400 BL Add 42133 fol 13rCi mets le dieu d’amours trait à l’amant, fol 13 1375-1400 BL Add 42133 fol 15rComment le dieu d’amours ferme à l’amant le costé à la clef, fol 15r

Le Roman de la Rose, 1375-1400, BL Add 42133

Dans ce texte un peu postérieur de Guillaume de Lorris (1230-35), deux métaphores pénétrantes se complètent, mais appliquées à l’amant :

  • la flèche dans l’oeil (le regard) déclenche l’amour ;
  • la clé dans le côté le verrouille.

Il est probable que la clé de la cassette limousine porte la même valeur d’exclusivité, mais en négatif : le lauzengier prétend avoir la clé, mais ce n’est pas celle qui ouvrira réellement la serrure, et le coeur de la dame.


sb-line

La fauconnière de Villard de Honnecourt

1210-25 Album-Villard-Honnecourt fol 14r schema
Couple sur un banc
Album Villard de Honnecourt, 1210-25, fol 14r (colorisation P.Bousquet)

Le seigneur et la dame siègent en situation maritale (l’homme à gauche), et manifestent par leurs vêtements une volonté d’harmonie :

  • chemise très serrée à la taille par une fine ceinture (en bleu sombre) ;
  • cape à l’encolure fourrée, tenue fermée par un collier (en bleu clair).

La dame porte en plus une robe sans manches (en rose), recouverte par un pan de manteau (en orange).

Le maître donne une beccade à son faucon, en tenant ses jets (liens rattachés aux bracelets) entre l’index et le majeur. Comme dans le détail des vêtements, Villard s’intéresse à la précision documentaire de l’image, sans aucun de ces sous-entendu galants qui feront florès, au siècle suivant, dans les valves de miroir en ivoire. Les deux accessoires distinctifs, gants et coiffe (en blanc), fonctionnent moins comme des attributs de chaque sexe que comme des marques communes de noblesse.


1210-25 Album-Villard-Honnecourt fol 26rAlbum Villard de Honnecourt, 1210-25, fol 26r

Le volatile représenté trois fois dans cette page diffère tellement, par sa longue queue, du faucon que nous venons de voir, que les premiers spécialistes du manuscrit ont tous reconnu un perroquet. Les deux oiseaux du haut ressemblent beaucoup au lion que Villard a également représenté de face et de profil aux folios 24r et 24v : avait-il vu dans la même ménagerie une perruche à collier, le seul type de perroquet connu en Europe à l’époque ?

La tendance aujourd’hui est plutôt de reconnaître un faucon, notamment à cause de la présence du chien : l’un pouvant fonctionner comme emblème de la chasse au vol, l’autre de la chasse à courre ([B0b], p 37).


faucon-hobereauFaucon hobereau Perruche a collierPerruche à collier

L’oiseau illustré par Villard tient des deux : par son bec du faucon, par sa queue du perroquet. Je pense cependant que si Villard avait eu une perruche à collier sous les yeux, il l’aurait représentée selon sa posture caractéristique, pattes repliées et serres entourant la branche. Les pattes tendues et les serres posées en étoile rappellent plutôt le faucon.

La plupart des pages du cahier de Villard fonctionnent sur le principe de l’économie de parchemin et de la récupération par grattage : rien ne prouve donc que cette page ait été conçue comme un tout. Les deux moitiés appartiennent d’ailleurs à des registres très différents :

  • en haut, une étude naturaliste, stylisée géométriquement selon l’habitude de Villard ;
  • en bas, deux croquis rapides fonctionnant à la manière des drôleries marginales :
    • à gauche un joueur de vielle nu fait danser un chien sur ses pattes arrières ;
    • à droite le même chien se dresse devant une dame, bouche à bec avec son faucon et tenant de la main droite son gant.

Nous avions déjà rencontré dans la cassette du British Museum, un joueur de vielle face à une dame au faucon, l’oiseau semblant signifier l’enjeu proposé au galant : se laisser lui aussi apprivoiser. Ici, la nudité du musicien interdit de lire l’ensemble comme une scène courtoise, et la présence des deux chiens suggère une lecture binaire.


1210-25 Album-Villard-Honnecourt fol 26r schema
Le bas de page est composé à partir d’éléments présents en amont dans le Cahier :

  • le couple habillé de chair et de tissu constitue comme un exercice d’application du couple représenté « en filaire » au folio 18r ;
  • les deux chiens dupliquent, par symétrie, un des chiens du dresseur de lion du folio 24r.

L’idée qui a amusé Villard était certainement de confronter :

  • les deux  favoris qu’on embrasse – la vielle et le faucon (flèche bleu clair) ;
  • les deux accessoires indispensables – l’archet pour la musique, le gant pour la fauconnerie (flèche bleu sombre) ;
  • les deux favoris délaissés – le chien  qui tente de danser et l’autre de jouer avec le gant (flèche verte) .

Le procédé consistant à juxtaposer des dessins pour leur donner un semblant de signification a été repéré par Jean Wirth ([B0b], p 36) dans d’autres pages du Cahier :

  • au folio 2r, confrontation humoristique entre un escargot et un chevalier ;
  • au folio 11v, ajout d’un pot entre en souverain trônant et la copie d’un nu antique, pour rationnaliser l’image en une sorte de scène d’hommage ;
  • au folio 24v, ajout d’un porc-épic menaçant un lion.

L‘improbable scène de séduction entre un violoniste nu, une femme au faucon et leurs chiens, est à mettre sur le compte de ce procédé de collage.


sb-line

Le faucon d’apparat

Contrairement à l’intuition superficielle, la dame arborant son faucon n’a rien de la domina fantasmatique s’appropriant un attribut masculin : le faucon est sans doute le seul oiseau a n’avoir rien de phallique, du moins aux hautes époques [B2].


v1201, Sceau de la comtesse Adelaïde de Hollande, Rijnsburg, Algemeen Rijksarchief [B3] 1248 Sophia von Thuringen, Gemahlin Heinrichs von Brabant1248, Sceau de Sophie de Thüringe, épouse d’Henri de Brabant [B3]

Attribut de la haute noblesse, le faucon figure dans de nombreux sceaux féminins, de type « équestre de chasse » ([B4], p34, note 73)


1300-20 Partie de chasse valve de miroir en Ivoire VandA1300-20, Partie de chasse, Valve de miroir en ivoire, British museum (Koechlin [B5] N° 1028) 1305-15 Codex Manesse, UB Heidelberg, Cod. Pal. germ. 848, fol. 69r, Herr Werner von Teufen1305-15 Codex Manesse, UB Heidelberg, Cod. Pal. germ. 848, fol. 69r, Herr Werner von Teufen

Dans les chevauchées à la campagne, il arrive que ce soit la femme qui tienne le faucon (bien que l’inverse soit le plus fréquent).

Il semble que « porter le faucon » soit synonyme de « porter la culotte ». Ainsi Herr Werner von Teufen est totalement soumis à la fauconnière : il a lâché bride à son désir (son cheval), tandis que la femme maîtrise à la fois son propre désir (le cheval gris à la bride rouge) et son amoureux (le faucon gris aux laisses rouges). L’équivalence entre l’amoureux et le volatile est soulignée par l’équivalence des postures : les mains posées sur les épaules de la dame, les griffes posés sur son gant.


1305-15 Codex Manesse, UB Heidelberg, Cod. Pal. germ. 848, fol. 249V Herr Konrad von Altstetten

1305-15 Codex Manesse, UB Heidelberg, Cod. Pal. germ. 848, fol. 249r, Herr Konrad von Altstetten

A l’inverse, c’est Herr Konrad von Altstetten qui attire les attentions de sa dame, tout comme le morceau de viande attire l’appétit de son faucon.


Nicola et Giovanni Pisano 1275 Perugia_-_Fontana_Maggiore_Mesi_MaggioMois de Mai, Nicola et Giovanni Pisano, 1275, Fontana Maggiore, Pérouse
Promenade au faucon Valve de miroir vers 1340-50 Victoria and Albert Museum, n 247-1867Promenade au faucon, Valve de miroir, vers 1340-50, Victoria and Albert Museum, n° 247-1867

Dans le premier cas, la dame au faucon mène la chasse, l’homme couronné de fleurs la rejoint pour lui offrir un bouquet (le petit couple entre les deux est le symbole des Gémeaux). Dans le second, c’est l’inverse : la dame a fouetté son cheval pour rattrapper son aimé, qui la récompense d’une main et de l’autre son faucon.

Pour Térence Le Deschault de Monredon ([B5a], p 157), cette signification serait généralisable : celui qui porte le faucon est celui, dans le couple, qui maîtrise la situation. On voit que cette rhétorique est bien plus sophistiquée que l’assimilation systématique du faucon au phallus.


Pontifical de Guillaume Durand, vers 1357, Paris, Bibl. Sainte-Genevieve, MS 143 fol 165Pontifical de Guillaume Durand, vers 1357, Paris, Bibl. Sainte-Geneviève, MS 143 fol 165

Le seul cas indiscutable de fauconnière phallophore n’est justement pas une image, mais une caricature.  Cette marge à drôlerie fonctionne sur le principe du monde inversé :

  • un lapin chevauche un chien de chasse ;
  • le faucon rapide est transformé en  escargot   (sous-entendu possible : le membre au repos pointe sa tête) ;
  • le lapin  enfile le gant (sous-entendu possible :  la fille s’occupe d’elle-même).

Sur le symbolisme féminin du lapin, voir Le lapin et les volatiles 1.


sb-line

Le faucon courtois

Ainsi, dans la littérature courtoise, le faucon métaphorise agréablement l’un ou l’autre sexe :

  • à cause de la difficulté à l’apprivoiser, il est souvent comparé à la dame.
  • à cause de sa loyauté à son propriétaire, il est parfois loué comme l’image du parfait amant.

1320 ca Le retour du faucon Fragment d'aumoniere Musee des Tissus LyonLe retour du faucon vers 1320, Fragment d’aumônière, Musée des Tissus, Lyon

Enfin, comme il prend la fuite facilement, il illustre équitablement les deux sexes : le thème du faucon perdu apparaît dans le Falkenlied de Kürenberg (1160-70), signifiant la femme abandonnée. Dans la littérature germanique, le faucon perdu symbolise le plus souvent l’amant disparu, dans la littérature anglaise c’est plutôt l’inverse ([B4], p 173).


Couple d'amoureux Valve de miroir en Ivoire 14eme s British museumCouple d’amoureux, Valve de miroir en ivoire, début 14ème, British museum (Koechlin [B5] N°911)

Pour Bruno Roy [B6], chaque amant désignerait du doigt le sexe de l’autre, l’index de la dame étant cassé. En fait, il n’en est rien : chacun porte sur sa main gauche un gant de fauconnier. L’homme tient le faucon par ses jets et l’attire avec un morceau de viande (pât ou reclain) dans sa main droite nue , afin qu’il vienne se poser juste au dessus, sur la main gantée de la dame. Celle-ci tient dans sa main droite un objet difficilement lisible, qui pourrait être le chaperon de l’oiseau pour l’aveugler, dès qu’il sera posé ([B5], N°911). Ce vol de l’oiseau vers la dame se place dans la rhétorique de l’échange courtois, mais il est toujours loisible d’y voir un sous-texte plus explicite.

Lylan Lam [B7] rapproche cette valve d’un texte de Chrétien de Troyes où la soif du cerf et l’appétit du faucon sont successivement comparés à l’étreinte amoureuse entre Erec et Enide :

« Cers chassiez qui de soif alainne
Ne desirre tant la fontainne,
n’espreviers ne vient a reclain
si volantiers quant il a fain,
que plus volantiers n’i venissent,
einçois que il s’antre tenissent. »


1340-50 Tristan et Iseut a la fontaine Louvre1340-50, Louvre 1300-50 Tristan et Iseut a la fontaine Musee de Cluny1300-50, Musée de Cluny

Tristan et Iseut à la fontaine

Ces deux ivoires contemporains illustrent le même passage du roman : en voyant son reflet dans la fontaine, Tristan se rend compte que le roi Marc, l’époux d’Iseut, s’est caché dans l’arbre pour les surprendre, et il montre discrètement le reflet à Iseut.

On voit ici combien la prudence s’impose quant à la symbolique sexuelle des petits animaux :

  • dans la première image, tout colle : Iseut à gauche porte son petit chien touffu, et Tristan son faucon phallique ;
  • dans la seconde image, rien ne va plus : c’est Tristan à gauche qui tient l’animal velu, et Iseult qui tient le rapace (bien sûr, on peut toujours dire que chaque sexe porte ce qui lui manque).


1300-20 Le Dieu de l'Amour et un Couple d'amoureux Valve de miroir en Ivoire VandALe Dieu de l’Amour et un Couple d’amoureux, Valve de miroir en ivoire, début 14ème, Victoria and Albert Museum (Koechlin [B5] N° 1068)

Ce couple visé par les deux flèches met en balance la couronne tenue par l’amante et le faucon tenu par l’amant. Bruno Roy [B6] ne manque pas d’y voir les symboles sexuels qui s’imposent.


1440-50 Couple d'amoureux valve de miroir Walters Art Museum BaltimoreCouple d’amoureux, 1440-50, valve de miroir en ivoire, Walters Art Museum, Baltimore.

En fait, cette symétrie facile n’est guère dans l’esprit de l’époque : dans cette composition similaire, la dame couronne son amant qui s’agenouille devant elle. Tandis que la valve du British museum montrait l’envoi du faucon de l’amant à l’amante, le don s’effectue ici en sens inverse. Nous sommes donc dans la rhétorique de l’échange de présents, plutôt que dans l’allusion à des faveurs plus appuyées.


1302-05 Breviaire de Renaud de Bar Jeanne de Toucy Verdun BM 107 fol 32 IRHTBréviaire de Renaud de Bar, 1302-05 Verdun BM 107 fol 32, IRHT

Cette page du Bréviaire de Renaud de Bar, évêque de Metz, est décoré de ses armoiries et de celles de sa mère Jeanne de Toucy : la bas de page n’a donc rien d’érotique, malgré le fouet manié par la dame et la couronne brandie : il ne s’agit que d’effaroucher les oiseaux et de montrer l’enjeu de la chasse.


1302-05 Breviaire de Renaud de Bar Verdun BM 107 fol 12 IRHTBréviaire de Renaud de Bar, 1302-05 Verdun BM 107 fol 12, IRHT

Cette scène du même manuscrit est très proche de l’esprit de la cassette du British museum : au son d’un rebec, la dame et le damoiseau affaîtent chacun son faucon, à l’aide d’un leurre à plume : pour l’instant, les oiseaux sur les arbres n’ont encore rien à craindre. Les filières attachées aux pattes des deux oiseaux servent à les empêcher de s’enfuir. Pour montrer son courage, la précision de son dressage ou l’obéissance de son oiseau, le jeune homme le porte à main nue, son gant posé au pied de l’arbre. A noter, accroché juste au dessus, une gibecière triangulaire, nommée « fauconnière ».


1300-40 Royal MS 10 E IV fol 79vDécrétales de Grégoire IX, 1300-40, Royal MS 10 E IV fol 79v

Dans ce manuscrit très austère, les bas de pages forment des séries, destinées à divertir le lecteur tout en identifiant visuellement les groupes de pages. Ici, la dame a eu plus de chance que le damoiseau : son bras est couvert de trophées, tandis qu’il n’a rien attrapé : sa fauconnière est vide.



1300-40 Royal MS 10 E IV fol 78rFol 78r

1300-40 Royal MS 10 E IV fol 79rFol 79r

Toutes les autres pages de la section montrent des femmes entraînant leur oiseau. Elles ont probablement un côté humoristique, « monde à l’envers », comme de nombreux bas de pages drolatiques du manuscrit, où des animaux ou des femmes se livrent à des occupations manifestement masculines :
1300-40 Royal MS 10 E IV fol 43vFol 43v


Le don du coeur

Dame couronnant son amant Valve de miroir vers 1300 Victoria and Albert Museum, n 217-1867Dame couronnant son amant, Valve de miroir vers 1300, Victoria and Albert Museum, n° 217-186

Le don du coeur, de l’amant à l’amante ou réciproquement, est un thème courant de la littérature courtoise, un peu plus rare dans l’iconographie. Ici l’amant offre son coeur dans un linge, en échange d’une couronne. Les deux chevaux dont on ne voit que le mufle, tenus et menacés du fouet par un valet, symbolisent les désirs bestiaux qu’il s’agit de maîtriser.


Fermail (Gulden Heftlein) Kunstgewerbemuseum Berlin inv F 1364Fermail parisien (Gülden Heftlein), fin XIVème, Kunstgewerbemuseum Berlin, inv F 1364

Il se trouve qu’il était habituel de récompenser le faucon en lui donnant à manger le coeur de l’animal qu’il avait capturé ([B5a], note 12). Ainsi la rhétorique du don du coeur se tranpose au cas particulier du faucon. Ici, comme le note Térence Le Deschault de Monredon :

« La dame, tout en récompensant l’oiseau, affiche la prise de sa proie dont elle
brandit le coeur, attribut qui autorise immédiatement une lecture courtoise de la scène. »


Tapisserie : L'offrande du coeurLe don du coeur, 1400-10, Louvre

Cette tapisserie est un autre exemple de combinaison des deux thèmes du désir humain et de l’appétit animal.

Le chien, symbole ici du désir masculin, prend les devants pour s’approcher de la fleur qui lui est négligemment tendue. Tandis que le faucon, symbole ici du pouvoir féminin [B9], se régale à l’avance du « reclain » rouge qui lui est offert.

Il y a probablement ici une composante satirique :

  • dans le désintérêt affiché par la femme (contredit par le regard intéressé de son faucon) ;
  • dans la figure glorieuse du coq en pourpoint rouge (contredite par la taille minuscule de son offrande).

Après trois siècles d’amour courtois, l’image traduit pour le moins une forme de prise de distance par rapport à une imagerie vieillissante.


sb-line

Le faucon déprécié

1226–1275 Bible Moralisee Oxford, Bodl., 270 b, fol. 135vBible Moralisée, 1226–1275, Oxford, Bodl. 270 b, fol. 135v

Oiseau emblématique de la noblesse, le faucon est dès le départ mal vu par l’église au nom de la condamnation de la chasse. Dans les Bibles moralisées, comme l’a montré Mira Friedmann [B8], le faucon n’est associé qu’aux hommes, incroyants ou pécheurs :

Ceci signifie que le bon prélat doit sévèrement corriger le pécheur et prier en secret pour lui, afin que le Seigneur lui soit propice.

Hoc significant quod bonus prelatus aspere debet corrigere peccatorem et in secreto orarepro ipso ut dominus propitius ei fiat.

Malgré cette réprobation religieuse, le faucon restera longtemps l’attribut privilégié de la noblesse.

A partir du milieu du XVème  siècle, la fauconnerie perdra de son prestige et le faucon de ses plumes : on lui prêtera de plus en plus une signification négative : dédain, rapacité, voire luxure.

Meister der Weibermacht 1451–1475 Macht_des_Weibes Staatliche Grafische Sammlung MunichLe Pouvoir des femmes
Meister der Weibermacht, 1451–75, Staatliche Grafische Sammlung, Münich

L’ironie est tout à fait perceptible au milieu du siècle, dans cette gravure dont on ne connait que cet unique exemplaire. A la place d’un faucon, la dame tient un coucou, comme elle le proclame dans la banderole :

Je monte à dos d’âne quand je veux,
Un coucou, voilà mon faucon,
J’attrape beaucoup de fous et de singes avec !

Eynen essel reyden ich wan ich weil /
Ein gauch dat is myn federspil /
Da myt fangen ich naren ind affen vil

En vieil allemand, « Federspiel », le « jouet à plumes », est synonyme de faucon, avant que ce sens ne recule à partir du XVIe siècle pour désigner uniquement le leurre [B10].

Image habituelle de l’imbécile, le coucou parodie le faucon, comme l’âne parodie le cheval : c’est ici une maîtresse de pacotille qui règne sur des singes et des fous.

Comme le note Paolo Parisi [B10], cette gravure inaugure une critique de classe qui s’exprimera pleinement dans la Nef des Fous, de Sébastian Brant.


Maitre_E._S._1460 ca Les_Amoureux_sur_un_banc_de_gazon_British MuseumLes Amoureux sur un banc de gazon, Maître E.S. , vers 1460, British Museum

Chez Maître E.S., le thème du Jardin d’Amour n’est jamais loin de l’ironie envers les moeurs de la noblesse (pour d’autres exemples, voir – Le symbolisme du perroquet).

Les amoureux sont coiffés de leurs attributs obligés (couronne de fleurs et bonnet à franges, voir 1-3a Couples germaniques atypiques ), et placés dans la position qui caractérise les couples non maritaux (l’homme à gauche). La fille repousse d’un air ahuri la main aventureuse du garçon, sans qu’on sache si sa réticence condamne l’audace ou la maladresse. Les deux animaux familiers se retrouvent eux aussi dans des situations peu glorieuses :

  • le bichon de la fille, symbole de l’amour fidèle, se fait coincer entre les deux, en chien de garde peu fiable ;
  • le faucon du garçon, symbole de l’amour noble, se retrouve planté à l’écart sur le gant, dans la même situation que le pot de fleur.

Le godelureau porte des vêtements à la mode : manche à crevés, tunique fendue montrant la fesse, socques en bois au bout très allongés, dont l’outrance procède probablement d’une intention ironique [B11]. Mais c’est surtout la dispersion des objets enfilables (socque perdue et retournée, gant abandonné) qui dénote l’inexpérience du jeune homme. Comme le note Michael Camille :

« la nervosité fragile du moindre trait de la gravure démonte la chevalerie charlatanesque de ces deux nigauds à la taille de guêpe, dont l’indétermination érotique était la risée de la classe bourgeoise de marchands craignant Dieu, qui achetait ce type de gravure » ([B0], p 158)



1500-25 Jheronimus_Bosch_Table_of_the_Mortal_Sins_(Invidia) PradoL’Envie
Bosch, 1500-25, Table des Sept Péchés mortels, Prado, Madrid

Bosch utilisera à son tour la décrépitude du faucon dans sa représentation de l’Envie. La scène se passe devant un octroi. La fille du percepteur fait tourner la tête d’un piéton. Son compagnon l’attend, le faucon au poing, et jette des regards envieux en direction du couple. Le percepteur excite l’envie des chiens en agitant un os, et on comprend que de même il manipule sa fille pour aguicher les passants.



C) Les ailes de Frau Minne

Après la Femme au coucou, présentons  une autre femme forte spécifiquement germanique, qui a elle-aussi à voir avec le pouvoir et les oiseaux.

Le développement de la littérature courtoise en Allemagne, à partir de 1150, va aboutir, à la fin du XIVème siècle, à l’émergence de la figure très particulière de Frau Minne (Dame l’Amour). Selon Naomi Reed Kline [C1] :

« Parmi les développements historiques et culturels qui ont considérablement éloigné le monde féodal des Minnesinger du monde germanophone du XVe siècle, se place la reconsidération de l’amour idéal qui, en partie, a été opérée par la figure de «Frau Minne», gardienne et juge de la fidélité conjugale. Une série d’objets alsaciens, bâlois, zurichois et allemands laisse entrevoir les aspirations d’une classe bourgeoise qui tenait encore aux idéaux chevaleresques de l’amour mais croyait à la solidité du mariage. Alors que les premiers Minnesänger écrivaient sur un amour abstrait, les textes inscrits sur les coffrets de courtoisie (minnekästchen) sont centrés sur l’ego masculin et exigent une réponse concrète, fiançailles ou mariage : ce sont des discours adaptées aux changements sociaux et économiques. L’invention de Mme Minne en a assuré le contrôle ».


Psalter. Flandres 1325 ca Bodleian Library MS. Douce 6 fol 159v

Psautier d’Oxford, Flandres, vers 1320, Bodleian Library MS. Douce 6 fol 159v

Dans ce bas de page, Cupidon armé d’un dard est perché à gauche, au dessus du couple [C1a]. L’homme offre à la Dame le résultat , son coeur transpercé d’une flèche. A droite il est réconforté (ou incité à avancer ?) par une femme ailée. Dame Amour fait donc son apparition dans l’iconographie comme l’alter ego, féminin et terrestre, de Cupidon.


Frau Minne Couvercle en cuite d'une Minnekastchen, 1330-60, Berlin, Kunstsgewerbemuseum, Staatliche Museen zu BerlinCouvercle en cuir d’une Minnekästchen, 1330-60, Berlin, Kunstsgewerbemuseum, Staatliche Museen zu Berlin

Au départ, Frau Minne est représentée avant tout comme une Reine trônante : ici elle se fait l‘arbitre du couple, donnant raison à l’homme qui se plaint que celle qu’il aime soit impitoyable (« meine Geliebt gehassig ist« ).


Frau Minne 1413 in der Prachthandschrift des Hugo von Montfort,Universitatsbibliothek Heidelberg, Cod. Pal. germ. 329 fol 1rFrau Minne, Prachthandschrift de Hugo von Montfort,1413, Universitätsbibliothek Heidelberg, Cod. Pal. germ. 329 fol 1r Frau Minne 1430 (partie d'un lustre) Stadtmuseum WiesbadenFrau Minne (partie d’un lustre), 1430, Stadtmuseum Wiesbaden

Les illustrateurs imaginent des trônes de plus en plus extraordinaires : deux lions ou deux oiseaux de proie.


Frau Minne Couvercle de Minnekastchen, fin 14eme,Kunstgewerbemuseum, Staatliche Museen zu BerlinCouvercle de Minnekästchen, fin 14eme, Kunstgewerbemuseum, Staatliche Museen zu Berlin.

Sur ce couvercle l’homme remet son coeur entre les mains de son aimée, alors qu’il doit partir en voyage :

Mon Trésor, sois-moi gracieuse, alors que je dois me séparer de moi.

Mein Schatz, sei mir gnädig, wenn ich mich von dir scheiden soll


Frau Minne est garante de leur engagement mutuel de fidélité, qui se développe dans les dialogues des panneaux latéraux ([C1], p 85). Son trône est ici rien moins qu’un homme à quatre pattes, tandis qu’un attribut nouveau, les deux immenses ailes, se déploient au dessus des deux protagonistes, On notera la parenté, mais au féminin, avec la figure du Dieu de l’amour couronné et ailé, tel qu’il apparaît en France dans les ivoires parisiens et les illustrations du Roman de la Rose. Les ailes conférent un caractère céleste et divin à l’accord entre les deux parties.


Frau Minne 1400 ca Zunfthaus zur Zimmerleuten ZurichFrau Minne, vers 1400, Zunfthaus zur Zimmerleuten (maison de la Guilde des Charpentiers), Zürich

Dans cette fresque récemment découverte [C2], les grandes ailes noires de Frau Minne ne jouent plus un rôle d’équilibrage entre les sexes, mais de pure domination sur le sexe mâle : trônant sur deux hommes à quatre pattes, elle vient d’arracher le coeur du jeune homme situé à sa gauche, tout en plantant sa lance dans le flanc de celui situé à sa droite.


Les tapisseries de Regensburg

Deux tapisseries réalisés pour décorer la mairie de Regensburg montrent également Frau Minne ailée, mais dans un registre plus apaisé.

Parmi les vingt quatre médaillons de la tapisserie la plus ancienne, elle apparaît semble-t-il à trois reprises :


Frau Minne Tapisserie aux medaillons 1385-1395 Museum der Stadt Regensburg photo imareal Medaillon 5Frau Minne ?, Médaillon 5
Tapisserie aux médaillons 1385-1395 Museum der Stadt Regensburg photo imareal

Le médaillon 5 montre une figure ailée, mais sans couronne, posant ses mains sur le crâne dégarni d’un homme assis entre deux femmes. Le texte est loin d’être clair : « Beau lin, je vais l’acheter pour vous, mais seulement pour glorifier votre chevelure ».


Frau Minne Tapisserie aux medaillons 1385-1395 Museum der Stadt Regensburg photo imareal Medaillon 13 14Frau Minne, Médaillons 13 et 14

Le médaillon 13 montre une femme ailée et couronnée, qui vient de tirer à l’arc sur un jeune homme :
« J’ai gagné le tour (je suis allongé sur les genoux de la bien-aimée) et je peux maintenant (profiter de la) flèche que Minne a tirée »

Dans le médaillon 14, les flèches ont été transférées de Minne au coeur du jeune homme, transformant celui-ci en une sorte d’oiseau transpercé par la flèche : « Mon coeur souffre l’agonie, ôte-moi maintenant la flèche de l’amour. »


vCouple au faucon, médaillons 15 et 16

Les deux médaillons suivant ne montrent pas Frau Minne, mais des thèmes courtois que nous connaissons bien.

Le médaillon 15 est expliqué par son texte : « Les femmes et les faucons attendent trop sans but » (il serait logique que l’objet rouge tenu par la femme soit le gant de fauconnier qu’elle tarde à enfiler, empêchant l’oiseau de la rejoindre).

Le médaillon 16 est celui du Tristan et Iseult épiés par le roi Marc : « Je vois dans le reflet de la fontaine mon Seigneur dans l’arbre ».


Frau Minne Le Jugement de Minne 1410-1420 Museum der Stadt Regensburg photo imarealLe Jugement de Minne, 1410-1420, Museum der Stadt Regensburg, photo imareal

La seconde tapisserie de la mairie de Regensburg illustre le poème « der elende Knabe (le pauvre garçon)« , qui dans la forêt rencontre Frau Minne, ou Frau Vénus. Il s’agit de l’homme élégant à sa droite, face à un nain méprisable qui tente de gagner par de l’argent les faveurs de Frau Minne. La couleur rouge, qui les unit, est celle de l’amour ardent. Particulièrement imposant, le trône est ici composé de deux aigles et d’un lion.


Frau Minne 1400 ca Interieur couvercle minnekatchen Musee national suisse Zurich Inv.-Nr. AG 1741 fig 104Intérieur du couvercle d’une Minnekätchen, Musée national suisse, Zurich Inv.-Nr. AG 1741 fig 104 [C3]

Comme l’a noté Jürgen Wurst [C3], on retrouve les mêmes ailes de paon et le même siège à deux aigles dans cette image, dont le texte est malheureusement illisible. On perçoit bien toute l’ambiguïté que finit par créer le cumul des attributs : reine-oiseau par ses ailes et son trône, Frau Minne est aussi oiseleuse par son arc, dans une sorte de monde à l’envers qui fait de la femme la maîtresse et du volatile le chasseur.

sb-line

Une Vénus ailée

On voit à ces quelques exemples combien la signification aussi bien que l’iconographie de Frau Minne sont fluctuantes, au gré de la fantaisie des artistes. Partant d’une figure royale, elle emprunte ses ailes, puis ses flèches, au Dieu de l’Amour qu’elle féminise. Progressivement, on en vient à l’identifier avec Vénus, auxquelles elle donne un nouvel attribut inconnu des antiques : les ailes.


1478 Venus avec arc et fleche, illustration pour le Minnereden de Johann von Konstanz, 56 Minnereden Universitätsbibliothek Heidelberg, Cod. Pal. germ. 313 fol 1rLe rêve d’un jeune homme, 1478 , illustration pour le Minnereden de Johann von Konstanz, 56 Minnereden Universitätsbibliothek Heidelberg, Cod. Pal. germ. 313 fol 1r

Cette figure improbable combine les attributs de Cupidon (le bandeau, le brandon) et ceux de Frau Minne (la couronne, les ailes, l’arc) : l’effet est volontaire, puisque le poème débute par le rêve d’un jeune homme, dans lequel ces deux entités lui apparaissent. On notera que trois attributs collatéraux (la nudité, les longs cheveux, la station debout) sont ceux de Vénus. Volontaire ou pas, l’assimilation de Frau Minne à une Vénus ailée suit son cours.

C’est dans la Nef des Fous que l’agglomération atteindra son point ultime, Frau Minne s’effaçant définitivement devant cette nouvelle figure de Vénus.


Meister der Weibermacht 1451–1475 Macht_des_Weibes Staatliche Grafische Sammlung MunichLe Pouvoir des femmes
Meister der Weibermacht, 1451–75, Staatliche Grafische Sammlung, Münich
Frau Minne Sebastian Brant Narrenschiff Chap 13 Von Buolschafft Bale (Bergmann von Olpe) 1494 fol 17vDe l’Amant (Von Buolschafft)
Sebastian Brant, La nef des Fous (Das Narrenschiff) Bâle (Bergmann von Olpe) 1494 chap 13 fol 17v

On reconnaît, à la fois dans l’image et dans le texte, l’influence de la gravure du Meister der Weibermacht :

De ma corde je chasse çà et là
Des fous, singes, ânes, coucous,
Que je séduis, trompe et éblouis [C4].

An mynem seyl ich draffter yeich
Vil narren affen esel geüch
Die ich verfűr betrüg vnd leych

Le bestiaire de la dominatrice est identique : la seule différence est qu’elle porte maintenant la couronne et les ailes de Frau Minne, et que le texte la désigne explicitement comme étant Vénus accompagnée de Cupidon. Sur son autre compagnon, le squelette, voir La Mort dans le Dos (Frau Welt).


Frau Minne Sebastian Brant Narrenschiff Chap 50 Von Vollust Bale (Bergmann von Olpe) 1494 fol 62vDe la luxure (Von Vollust)
Sebastian Brant, La nef des Fous (Das Narrenschiff) Bale (Bergmann von Olpe) 1494 chap 50 fol 62v

 

La Luxure tombe sur beaucoup à cause de leur simplicité
Elle en tient beaucoup par l’aile
Beaucoup y ont choisi leur fin [C4].

Wollust durch eynfalt manchen feltt
Manchen sie ouch am flug behelt
Vil hant jr end dar jnn erwelt

Cette autre image d’une maîtresse tenant trois animaux par la patte s’inspire, pour le renouvellement du bestiaire, de Proverbes 7,10-23 : on y trouve un « oiseau qui se précipite dans le filet » et un « boeuf qui va à la boucherie ». L’agneau a été rajouté par Brant, comme exemple de bête naïve.


Hopfer_Daniel_Frau_Venus_mit_Amor_und_Teufel 1512 caFrau Vénus, l’Amour et le diable
Daniel Hopfer, 1512

Dans cette gravure très inventive, Hopfer fusionne la formule de Frau Vénus (avec ses ailes) et celle de la Femme servant d’appât pour le diable oiseleur (voir L’oiseleur).


 

Sebald_Beham 1518-30_Venus_and_Cupid Audaces Venus ipsa iuvatVénus et Cupidon (Audaces Venus ipsa iuvat), Sebald Beham, 1518-30

Beham applique humoristiquement à Vénus le rôle d’initiatrice de Frau Minne : la maxime « Vénus aide les audacieux » nous fait comprendre que le jeune Amour, aveugle et maladroit, sera guidé comme il convient.


Sebald_Beham_1540 Vom Adel vnd Fürtreffen Weibliches geschlechts Heinrich Cornelius Agrippa von NettesheimPage de titre de « Vom Adel vnd Fürtreffen Weibliches geschlechts » d’Agrippa von Nettesheim,
Sebald Beham, 1540

Le figure de Vénus et Cupidon est ici transposée en une image générique, montrant la Femme sous la forme d’un génie nourricier et vainqueur de la Mort, auquel rend hommage le genre masculin, réduit à bambin fessu :

« La Femme est la couronne, l’honneur et la gloire de l’Homme ».


Sebald_Beham Patientia 1540Patientia, 1540 Beham-Sebald-Death-&-Standing-Woman-1547-engraving-BMLa Mort et la Femme, 1547, British Museum

Sebald Beham

Plus généralement, les ailes sont pour Beham l’attribut d’une entité abstraite, par exemple la Patience (suivant la convention rendue célèbre par  la Melencolia de Dürer).

Elles sont aussi un motif graphique percutant : dans la gravure de 1547, la Mort a en quelque sorte dépouillé la Beauté de ses ailes, illustrant littéralement la maxime :

La Mort retire à l’homme toute beauté

Omnen homine venustatem mors abolet



D) L’oiseleuse

Le Codex Cocharelli est un manuel à usage privé, réalisé par un membre de cette famille de riches banquiers génois pour l’éducation de ses enfants. Il présente donc des images qui n’ont aucun équivalent, dont celle que nous allons commenter.

1330-40 Cocharelli codex BL Add MS 27695 fol 15vCodex Cocharelli, 1330-40, BL Add MS 27695 fol 15v

Cette page charmante est véritable anthologie aviaire : on y voit des oiseaux de toute espèce, des cages de toute forme, et une femme charmante nourrissant un de ses favoris (voir Le Chardonneret, et derrière).

Pourtant cette belle reine n’est autre que la Luxure, et tout le texte de la page est très proche d’un Manuel du confesseur [D1], qui liste les six variantes de ce Vice en haut de la seconde colonne : P(rima), S(ecunda), T(ertia)...



1330-40 Cocharelli codex BL Add MS 27695 fol 15v detailVoici la description de la Sixième qui se place, dans une proximité surprenante, juste au dessus de la dame tendant une gourmandise à son favori :

Vice contre nature : lorsque quelqu’un, en dehors du lieu régulier, dépose et émet sa semence. Et ce vice là peut se faire de plusieurs manières.

Vitium contra naturam : quando aliquis extra locum ordinatum posuit et emitit semen. Et istud tale vitium potuit fieri multis modis

Il ne fait donc guère de doute que les différent oiseaux qui agrémentent cette page devaient être compris comme autant d’organes mâles (uccelini) , toujours prêts à être excités.


L’oiseleuse 1330-40 Cocharelli codex BL Add MS 27695 fol 15v

Cette page très complexe précède largement les autres figurations aviaires de la Luxure (voir – La Luxure à l’oiseau). Cette figure si extraordinaire de reine et d’oiseleuse représente-t-elle vraiment la Luxure ?

Une première réponse est que le Codex Cocharelli traite des Vices et des Vertus dans deux sections différentes, toutes deux incomplètes et désorganisées. La reconstitution proposée par Chiara Concina [D4] ne comporte aucune page représentant à la fois un Vice et une Vertu.


Bouvreuil 1375-85 Petites heures du Duc de Berry BNF Lat fol 18014 fol 9vPetites heures du Duc de Berry, 1375-85, BNF Lat fol 18014 fol 9v 1330-40 Cocharelli codex BL Add MS 27695 fol 15v bouvreuilCodex Cocharelli

Bouvreuil pivoine

Une seconde réponse découle de l’identification de l’oiseau : il s’agit d’un bouvreuil pivoine, passereau bien connu pour sa capacité à apprendre des airs, et pour sa fidélité à sa compagne. Or seul le mâle arbore cette gorge rouge caractéristique.

Notre oiseleuse représente donc bien la Luxure, corrompant le mâle fidèle.


L’oiseleur

1330-40 Cocharelli codex BL Add MS 27695 fol 15v oiseleurL ‘oiseleur du bas de page, caché derrière un buisson, se sert des oiseaux en cage comme appelants pour attirer leurs frères encore sauvages. Faut-il y voir le pourvoyeur de dame Luxure ? Ou bien son alter-ego masculin, le ravisseur dont l’appétit pour les oiselles est insatiable (sur l’Oiseleur comme figure du séducteur, voir L’oiseleur ) ? Mais il semble pour le moins contradictoire que, dans la même page, les volatiles du haut représentent le « petit oiseau » des messieurs, et ceux du bas des ravissantes idiotes.

L’explication inattendue, plus proche de l’esprit du temps, nous est fournie par un des grands textes médiévaux, le Roman de la Rose, dont un passage aurait pu être écrit comme explication du bas de page :

Ainsi comme fait l’oiseleur
Qui va à l’oiseau comme un voleur
L’appelle par de douces sonneries
Caché dans les buissons
Pour l’attirer par son bruit
Afin qu’il puisse le prendre
Le fol oiseau s’approche de lui,
Il ne sait répondre au sophisme
Qui l’a trompé
Par cette sorte de diction.
Ainsi fait le cailler (mâle de la caille) à la caille
Pour que dans le filet elle aille.
Et la caille écoute le son
S’en approche et se précipite
Sous le filet que celui-là a tendu,
Sur l’herbe au printemps fraîche et drue
Il n’est aucune vieille caille
Qui ne veuille venir au caillier
Même échaudée et battue
Par les autres filets qu’elle a vue
Et dont j’espère elle s’est échappée
Alors qu’elle aurait dû être happée.
Roman de la Rose, vers 22287 et s

Ainsinc cum fait li oiselierres
Qui tent à l’oisel, comme lierres,
Et l’apele par dous sonnés,
Muciés entre les buissonnés,
Por li faire à son brai venir,
Tant que pris le puisse tenir;
Li fox oisiaus de li s’aprime,
Qui ne set respondre au sophime
Qui l’a mis en décepcion
Par figure de diccion;
Si cum fait li cailliers la caille,
Por ce que dedans la rois saille;
Et la caille le son escoute,
Si s’en apresse, et puis se boute
Sous la rois que cil a tenduë
Sor l’erbe en printens fresche et druë;
Se n’est aucune caille vielle,
Qui venir au caillier ne veille,
Tant est eschaudée et batuë,
Qu’ele a bien autre rois véuë
Dont el s’ert espoir eschapée,
Quant ele i dut estre hapée



Ainsi l’oiseleur est, comme le Diable, celui qui profite de l’appétit sexuel sous toutes ses formes, masculine autant que féminine :

« Se n’est aucune caille vielle,
Qui venir au caillier ne veille ».


sb-line

Les oiseleurs et l’oiseleuse du psautier d’Oxford

Antérieur d’une dizaine d’années au Codex Cocharelli, ce manuscrit, probablement offert à une dame par le comte de Flandres Louis de Nevers, est célèbre pour ses nombreuses illustrations courtoises, dont une des toutes premières apparitions de Cupidon et de Frau Minne (voir plus haut). Dans d’autres pages, c’est la chasse, ou le piégeage des oiseaux, qui sert de métaphore à l’amour.

sb-line
Psalter. Flandres 1325 ca Bodleian Library MS. Douce 6 fol 41vPsautier d’Oxford, Flandres, vers 1320, Bodleian Library MS. Douce 6 fol 41v-42r

Dans cette première exposition du thème, deux oiseleurs prennent un oiseau au filet, tandis que deux oiseaux encore libres, à droite, sont attirés par l’appelant, l’oiseau en cage. Ces deux oiseleurs illustrent probablement la tromperie, la « conduite perverse » dénoncée par le texte juste au dessus :

« Je ne mettrai devant mes yeux aucune action mauvaise. Je hais la conduite perverse, elle ne s’attachera point à moi. Un coeur faux ne sera jamais le mien; je ne veux pas connaître le mal. » Psaume 101, 3-4


Psalter. Flandres 1325 ca Bodleian Library MS. Douce 6 fol 83vPsautier d’Oxford, Flandres, vers 1320, Bodleian Library MS. Douce 6 fol 83v

Cette seconde page consacrée au piégeage ne se comprend que comme antithèse graphique de la précédente. Le rôle de l’appelant est joué par le fauconnier, encagé dans la lettre L de Laudate : comprenons, ironiquement, que ses louanges (à la dame) se sont retournées contre lui. De même l’oiseleur, bien reconnaissable à sa robe rouge, est pris dans son propre filet. Le fauconnier encagé et le captieux capturé illustrent à nouveaux le Méchant, mais cette fois pris au piège de son propre désir, comme l’explique le texte juste au dessus :

« Le méchant le voit et s’irrite, il grince des dents et l’envie le consume: le désir des méchants périra. » Psaume 112, 10

L’oiseleuse en robe longue et voilée comme une nonne n’a donc ici rien à voir avec la Luxure : elle illustre ici le « Juste » que célèbre le Psaume 112, mais d’une manière ironique : comme une Femme inexpugnable, qui sait tirer les ficelles du désir masculin.


Psalter. Flandres 1325 ca Bodleian Library MS. Douce 6 fol 160vPsautier d’Oxford, Flandres, vers 1320, Bodleian Library MS. Douce 6 fol 160v

L’illustrateur a néanmoins réussi à caser dans le psautier une fin heureuse où la Dame, les seins nus mais la tête toujours pudiquement voilée, a admis dans sa ruelle son amoureux bouclé. L’image est le contrepieds ironique de l’austère passage inscrit juste au dessus, pourvu qu’on traduise littéralement le mot « generatio » du psaume (habituellement rendu par demeure) :

Mon pouvoir reproductif m’est ôté et déroulé loin de moi, comme une tente de berger. Isaïe, 38,12

generatio mea ablata est et convoluta est a me quasi tabernaculum.

Ainsi, par antithèse, la copulation illustre l’impuissance et le lit à courtines, bien protégé dans le château, la tente de berger amovible.


Psalter. Flandres 1325 ca Bodleian Library MS. Douce 6 fol 122vPsautier d’Oxford, Flandres, vers 1320, Bodleian Library MS. Douce 6 fol 122v

La toute première image d’un édifice fortifié apparaît bien avant dans le manuscrit, à la fin du Psaume 127. Celui-ci commence et se termine en évoquant une cité fortifiée :

« Si Yahweh ne garde pas la cité, en vain la sentinelle veille à ses portes. » Psaume 127,1
« Ils ne rougiront pas quand ils répondront aux ennemis, à la porte de la ville. » Psaume 127,5

La drôlerie montre deux femmes qui transportent, sans rougir, un homme caché dans un panier. Gardée par un singe et non par Dieu, la porte de la ville est béante.


Psalter. Flandres 1325 ca Bodleian Library MS. Douce 6 fol 125v-126r
Psautier d’Oxford, Flandres, vers 1320, Bodleian Library MS. Douce 6 fol 125v 126r

Deux autres métaphores de la femme-citadelle apparaissent quelques pages plus loin, dans ce bifolium à lire en parallèle :

  • à gauche un portefaix puise de l’eau et un autre la transporte vers une maison sans défense, au portail étroit lorgné par un bélier (luxure) ;
  • à droite un veneur s’occupe des animaux (un lapin et la meute) et un seigneur frappe sa poitrine de son bonnet rouge, tandis qu’une dame sort au balcon d’un château bien défendu, mais à la herse relevée, et que Cupidon la vise de sa flèche sous l’oeil d’un chien (fidélité).

Le Psaume 131, qui se termine dans la page de gauche, est celui de l’humilité, mais aussi de la solitude :

« Je ne recherche point les grandes choses, ni ce qui est élevé au-dessus de moi. Non! Je tiens mon âme dans le calme et le silence, comme un enfant sevré sur le sein de sa mère »

La maison à la porte trop petite, et où on ne boit que de l’eau, est donc probablement ici une métaphore de la jeune vierge. 

Le Psaume 132, à droite, exprime l’amour voué, mais différé :

«Je n’entrerai pas dans la tente où j’habite, je ne monterai pas sur le lit où je repose; Je n’accorderai point de sommeil à mes yeux, ni d’assoupissement à mes paupières, jusqu’à ce que j’aie trouvé un lieu pour Yahweh, une demeure pour le Fort de Jacob.»



Si on les regarde en séquence, les quatre lieux fortifiés du manuscrit présentent une sorte de gradation.

Psalter. Flandres 1325 ca Bodleian Library MS. Douce 6 villes schema

Pour les trois premiers, qui illustrent le cantique de la montée, on rencontre successivement :

  • une ville ouverte à toutes les impudences ;
  • une maison virginale,  en hauteur, où l’on ne boit que de l’eau pure ;
  • un château bien défendu, où l’amour se déclare à distance.

La fin heureuse vient compléter la gradation : l’amoureux accomplit le voeu du psaume 132, en rejoignant « la tente où j’habite » et « le lit où je repose ».



Post-scriptum

koppay.josef 1880 ca falknerin collection privee

La fauconnière
Josef Koppay vers 1880, collection privée

Avec son plumet qui l’assimile à son faucon, cette femme fatale prend pour proie tout ce qui fuit dans le taillis.


Icart 1929 Le marche aux oiseauxLa marchande d’oiseaux, Icart, 1929

En prétendant  montrer une sentimentale émue par l’amour entre les deux inséparables – une fille qui donne une maison aux oiseaux – Icart développe en fait, comme à son habitude, le thème de la femme libérée, collectionneuse d’amants de toutes tailles et de tous plumages.


henry sebastian (Ludwig Lutz Ehrenberger) juillet 1935-marchandes-doiseaux gallica
Marchandes d’oiseaux, Henry Sebastian (Ludwig Lutz Ehrenberger), Le Sourire, juillet 1935, Gallica

Les encageuses, en version noire.


Références :
[A1] Christiane Klapisch-Zuber « L’arbre aux galants » dans « LE CORPS, LA FAMILLE ET L’ÉTAT »
https://books.openedition.org/pur/103998
Johann J. Mattelaer, « The Phallus Tree: A Medial and Renaissance Phänomen », Sexual Medicine History, European Association of Urology, Arnheim 2009″ https://krapooarboricole.files.wordpress.com/2019/10/mattelaer-2010-the_journal_of_sexual_medicine.pdf
https://krapooarboricole.wordpress.com/2018/01/23/larbre-aux-phallus/
[A2] Le Roman de la Rose, vers 14823 https://books.google.fr/books?id=ONinnnJnPdwC&pg=PA136
[A3] L’étude la plus récente et complète, qui discute les interprétations précédentes, est celle de Stefan Hammerl, Strange fruits, die Geschichte des Phallusbaumes http://www.juwelen-hammerl.at/milionart/DER_PHALLUSBAUM.PDF
[A4] https://www.islotti.edu.it/wp-content/uploads/2019/01/Albero-della-Fecondit%C3%A0.pdf
[A5] Dishat Harman, « Imperial Eagle under the Pallus Tree: A New Interpretation of the Political Symbols in the Massa Marittima Fresco ». https://www.academia.edu/7765966/Imperial_Eagle_under_the_Phallus_Tree_A_New_Interpretation_of_the_Political_Symbolism_in_the_Massa_Marittima_Fresco
[A6] Latin : https://la.wikisource.org/wiki/Malleus_Maleficarum
Traduction anglaise : https://archive.org/details/malleusmaleficar0000inst/page/192/mode/2up?q=nest

[B0] Michael Camille « The medieval art of love: objects and subjects of desire » https://archive.org/details/medievalartoflov0000cami/page/12/mode/2up?view=theater
[B0a] https://www.moyenagepassion.com/index.php/tag/lauzengier/
[B0b] Jean Wirth, Villard de Honnecourt, architecte du XIIIe siècle https://www.academia.edu/36811578/Villard_de_Honnecourt_architecte_du_XIIIe_si%C3%A8cle
[B1] Paule Le Rider « L’ÉPISODE DE L’ÉPERVIER DANS « ÉREC ET ÉNIDE » » Romania Vol. 116, No. 463/464 (3/4) (1998), pp. 368-393 https://www.jstor.org/stable/45039431
[B2] Pour Beate SCHMOLKE-HASSELMANN, le faucon et les gants formeraient un couple d’objets sexualisés, l’un phallique et l’autre vaginal. Ce sous-entendu n’a rien d’évident dans l’iconographie, où on les trouve dans les mains de l’un et de l’autre sexe. Voir Beate SCHMOLKE-HASSELMANN, « Accipiter et chirotheca. Die Artusepisode des Andréas Capellanus — eine Liebesallegorie ? », dans Germanisch-Romanische Monatsschrift, N.F., 63 (1982), p. 387-417
[B3] Heinz Peters (1973) Falke, Falkenjagd, Falkner und Falkenbuch RDK https://www.rdklabor.de/wiki/Falke,_Falkenjagd,_Falkner_und_Falkenbuch
[B4] Baudouin van den Abeele « La fauconnerie dans les lettres françaises du XIIe au XIVe siècle » https://archive.org/details/bub_gb_Po9hoLIlZJMC
[B5] Koechlin , 1924, Les ivoires gothiques français (Band 2): Catalogue — Paris, 1924 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/koechlin1924bd2/0380/image,info,thumbs
[B5a] Térence Le Deschault de Monredon, « La femme au faucon » https://www.academia.edu/9318462/La_femme_au_faucon
[B6] Bruno Roy « Archéologie de l’amour courtois, Note sur les miroirs d’ivoire » https://books.openedition.org/pur/31896
[B7] Lylan Lam « Les valves de miroir gothiques: sources littéraires et iconographie » Zeitschrift für Kunstgeschichte 74. Bd., H. 3 (2011), pp. 297-310 https://www.jstor.org/stable/41310778
[B8] Mira Friedmann, « Sünde, Sünder und die Darstellungen der Laster in den Bildern zur „Bible Moralisée » Wiener Jahrbuch für Kunstgeschichte1984 / 01 Vol. 37; Iss. 1
[B9] Audray Penel, FEMME ET DAME DE COURTOISIE DANS LES MANUSCRITS ENLUMINÉS EN FRANCE AUX XIVe et XVe SIÈCLES , p 297 et ss https://www.theses.fr/2019UBFCH006.pdf
[B10] PAOLO PARISI, « Das Motiv des Gauchs als Beizvogel in Sebastian Brants « Narrenschiff » unjd Thomas zurners « Die Narrenbeschwörung ». Eine Untersuchung » https://www.grin.com/document/1005337

[B11] Malgré leur longueur démesurée, les socques à elles-seules ne sont pas systématiquement péjoratives. Chez Schongauer par exemple, on mes trouve tout aussi bien aux pieds d’une Vierge sage qu’à ceux d’une Vierge folle :

1480-85 Deuxième_Vierge_sage SchongauerDeuxième Vierge sage 1480-85 Cinquième_Vierge_folle SchongauerCinquième Vierge folle

1480-85, Schongauer

[C1] Naomi Reed Kline « The Proverbial Role of Frau Minne: ‘Liebe macht Blind »-Or Does it? » dans THE PROFANE ARTS NORMS AND TRANSGRESSIONS, 2016 https://www.academia.edu/43273838/The_Proverbial_Role_of_Frau_Minne_Liebe_macht_Blind_Or_Does_it
[C1a] Cette formule de Cupidon surplombant, dont il existe de nombreux exemples, apparaît avec 1300. Voir Jean Wirth « Les marges à drôleries des manuscrits gothiques (1250-1350) » p 256
[C2] https://www.nzz.ch/frau_minne_hat_sich_gut_gehalten-ld.930946
[C3] Jürgen Wurst « Reliquiare der Liebe:Das Münchner Minnekästchen und andere mittelalterliche Minnekästchen aus dem deutschsprachigen Raum »
 https://edoc.ub.uni-muenchen.de/4623/
[C4] Texte du Narrenshiff en allemand moderne :
https://www.projekt-gutenberg.org/brant/narrens/chap051.html

[D1] Bibliotheca casinensis; seu: Codicum manuscriptorum qui in tabulario casinensi asservantur series per paginas singillatim enucleata, Volume 4 1873 p 207 CodeX 184 « Rationes poenitentiae » https://books.google.fr/books?id=asEbAQAAMAAJ&pg=RA2-PA207
[D4] Chiara Concina « Unfolding the Cocharelli* Codex: some preliminary observations about the text, with a theory about the order of the fragments » https://www.academia.edu/30688966/Unfolding_the_Cocharelli_Codex_some_preliminary_observations_about_the_text_with_a_theory_about_the_order_of_the_fragments_Medioevi_Rivista_di_letterature_e_culture_medievali_2_2016_pp_189_265

Le Chardonneret, et derrière

13 mai 2022
Comments (0)

Un des tableaux les plus connus au monde n’aurait-il été qu’un couvercle ?

Carel-Fabritius-Le-chardonneret-1654-huile-sur-panneau-335-x-228-cm.-Mauritshuis-La-Haye.Le chardonneret
Carel Fabritius, 1654, Mauritshuis, La Haye (33,5 x 22,8 cm).

Les érudits sont suggéré de nombreux usages pour ce très célèbre trompe-l’oeil : porte d’une niche (Kjell Boström, 1950), enseigne d’un libraire et marchand de vin (Wurfbain,1970 et Christopher Brown, 1981), élément d’un meuble, fond d’une boîte à perspective, fond d’un perchoir à chardonneret (Ben Broos, 1987), couvercle d’un tableau (Ariane van Suchtelen, 2003)…

Avant d’approfondir la question, rappelons que, pour les hollandais, le chardonneret n’est pas un oiseau comme un autre.

Un petit acrobate

1330-40 Cocharelli codex BL Add MS 27695 fol 15v detailIllustration de la Luxure (détail)
Codex Cocharelli , 1330-40, BL Add MS 27695 fol 15v

Un exemple précoce de cages en forme de maison, et d’oiseau dressé, est ce détail d’un manuscrit génois à la décoration extraordinaire. L’oiseau fasciné par la belle dame ne ressemble pas à un chardonneret, mais le godet posé sur la tablette de sa cage est peut-être un témoignage du type de tour de force que les hollandais vont populariser au siècle suivant.


Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 246–47 SS. Cornelius and CyprianSaint Corneille et Saint Cyprien, pp. 246–47
Heures de Catherine de Clèves, vers 1440, Morgan Library MS M.917-945

Aux Pays-Bas, le chardonneret a été très tôt un oiseau apprécié pour son intelligence et son habileté.



Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 246–47 SS. Cornelius and Cyprian detail
Les deux godets attachés au même fil passant par deux poulies contiennent probablement l’un de l’eau, l’autre des graines. Attaché par un fil court au piton supérieur, l’oiseau peut se poser sur les pitons inférieurs, mais est obligé pour se nourrir ou boire de faire monter le godet en tirant sur le fil avec son bec. Sur les marges très décorées de ce manuscrit, voir 5.1 Les bordures dans les Heures de Catherine de Clèves.

Le chardonneret, capable de remonter un petit godet d’eau depuis un récipient situé hors de portée, est nommé en hollandais puttertjes, « petit tireur d’eau ».[1]

Joannes Sambucus, Emblemata (1564), p 101 BNF GallicaJoannes Sambucus, Emblemata (1564), p 101

Cette gravure montre un autre dispositif, avec godet, récipient d’eau en bas et mangeoire en haut ; le texte en explique le fonctionnement, et la moralité :

Que n’enseignent pas la nécessité et la faim ?… Tu vois comme les petits oiseaux étanchent leur soif, en tirant ces récipients à eau que tu suspens, et comment ils se procurent avec leur bec la nourriture enfermée. Apprends que tu as par là la raison et la claire expression, de servir plus intelligemment, en privé et en public.

Necessitas qui non docet, fames simul ?… Auiculas cernis sitim vt leuant suam, Trahendo quas appendis vrnulas aqua, Clausum penuque rostro vt inquirant suo. His disce tu prudentius loco, et foro Seruire, cui ratio est, sagaxque dictio.


Abraham-Mignon-Nature-morte-aux-fruits-et-un-chardonneret-1660-1679-Rijksmuseum-AmsterdamNature morte aux fruits avec un chardonneret, 1660-1679, Rijksmuseum, Amsterdam Abraham_Mignon 1668 Fruit_Still-Life_with_Squirrel_and_Goldfinch Museumslandschaft Hessen KasselNature morte avec un écureuil et un chardonneret, 1668, Museumslandschaft Hessen, Kassel

Abraham Mignon

Ces deux natures mortes montrent à gauche le dispositif simple, comme dans l’emblème, et à droite un dispositif plus spécialisé, avec un réservoir en verre suspendu par deux fils à la planchette où se tient l’oiseau. Comme dans le tableau de Fabritius, un perchoir en demi-cercle lui permet de se poser devant sa mangeoire, ici sans couvercle. L’anneau de sa chaîne glisse le long de l’arceau, lui donnant plus d’amplitude de mouvement. Mais la chaîne est suffisamment courte pour l’empêcher d’aller boire directement dans le récipient en dessous,  l’obligeant ainsi à réaliser son tour de force.


Dou et ses sous-entendus

Gerrit Dou a produit, sur une vingtaine d’années, cinq tableaux comportant une « maison à chardonneret » sur une fenêtre, à côté d’une jeune femme. Chacun raconte, sous notre nez, sa petite histoire secrète.

La servante rêveuse

Woman at a window with a copper bowl of apples and a cock pheasant, by Gerrit DouFemme à la fenêtre avec un un panier en cuivre avec des pommes et un faisan
Gerrit Dou, 1663, Musée Fitzwilliam, Cambridge

Commençons par ce tableau, l’avant-dernier et le plus simple. Une jeune servante revient du marché avec un faisan et un panier de cuivre rempli de courses (on ne voit que deux pommes sur le dessus), prétexte à une virtuose étude de reflets. Au dessus d’elle, on voit à droite la cage du chardonneret, à gauche le dispositif où on l’attache pour sa gymnastique.



Gerrit Dou, Femme a la fenetre avec un panier en cuivre empli de pommes et un faisan , 1663, Musee Fitzwilliam, Cambridge detailLa jeune femme lève les yeux vers la maisonnette. Par rapport à celles que nous avons déjà vues, elle a gagné encore en complexité : au sous-sol (le réservoir), au rez-de-chaussée (la planchette), au premier étage (l’arceau et la mangeoire) s’ajoute maintenant un grenier, où l’oiseau peut monter s’abriter.



Gerrit Dou, Femme a la fenetre avec un un panier en cuivre empli de pommes et un faisan , 1663, Musee Fitzwilliam, Cambridge detail 2bisTrès précisément, la servante regarde l’oiseau, qui lui rend son regard. A l’extrême limite de la visibilité, presque caché par la mangeoire, on devine un second oiseau. L’intérêt de la jeune servante n’est donc pas pour les acrobaties : ce qu’elle regarde, c’est le couple, et ce couple l’attendrit et lui donne des idées.

Au passage, le tableau nous donne une indication technique : la mangeoire comporte un large rebord inférieur, sur lequel les graines sortent par une fente dans la partie basse.


Le « petit ouvreur de couvercle » (SCOOP !)

Carel Fabritius, Le chardonneret , 1654, huile sur panneau, 33,5 x 22,8 cm. Mauritshuis, La Haye detail mangeoire

Celle de Fabritius n’en a pas : le tour de force de l’oiseau, c’est de soulever le couvercle [2], d’où l’instance sur les charnières : celle qu’on voit, et celle à laquelle l’oiseau se superpose. Le Chardonneret de Fabritius  n’est pas ici « petit tireur d’eau », mais le « petit ouvreur de couvercle ».

sb-line

La servante malicieuse

Gerrit-Dou-A-Girl-with-a-Basket-of-Fruit-at-a-Window-1657-Rothschild-Collection-at-Waddesdon-Manor-AylesburyJeune fille à sa fenêtre avec un panier de fruit
Gerrit Dou, 1657, Rothschild Collection at Waddesdon Manor, Aylesbury

Ce tableau, le premier de la série, est composé de la même manière. Les objets du premier plan sont pratiquement les mêmes : un pot de fleurs, un panier de courses (cette fois en osier, rempli de pêches et de grappes), un coq la tête en bas.

La même maisonnette nous est montrée en pleine lumière, mais cette fois sans l’oiseau : pour la première fois où Dou reproduit une maisonnette dans tous ses détails, il est étonnant qu’il ait omis son petit locataire : sauf si cette absence est intentionnelle.



Gerrit Dou, A Girl with a Basket of Fruit at a Window, 1657, Rothschild Collection at Waddesdon Manor, Aylesbury detailEn relevant le rideau, la servante nous montre où le chardonneret se trouve : dans la cage près de la seconde fenêtre, sous laquelle la jeune maîtresse prend sa leçon de chant.

Le rideau relevé nous montre ce qu’il faut voir : l’oiseau est à l’intérieur. Et l’air entendu de la servante nous suggère ce qu’il faut comprendre :

  • le violoniste est en train de charmer la maîtresse ;
  • l’oiseau est dans la cage : or l’oiseau et la cage ont, dans la peinture hollandaises, des sous-entendus galants bien connus (voir La cage hollandaise et L’oiseleur ).

Nous regardons alors d’une autre oeil la séquence des objets du premier plan :

  • la fleur (le flirt) ;
  • les fruits (le plaisir) ;
  • le coq mou, renversé la tête en bas (après le plaisir).

sb-line

La maîtresse gourmande

Jeune hollandaise a sa fenetre Gerrit DJeune hollandaise à sa fenêtre
Gerrit Dou, 1662, Galleria Sabauda, Torino

Dans ce deuxième opus de la série, Dou nous montre à nouveau l’oiseau, posé sur une tige et non plus sur un arceau. La mangeoire est de type acrobatique, sans rebord. Mais l’élément vraiment nouveau est le trou rond : margelle à travers laquelle l’oiseau, véritable petite servante, doit faire descendre le godet pour puiser son eau. Le chardonneret est au repos et le godet est en position basse, immergé dans le récipient.

Au premier degré, la jeune élégante qui vient de se pencher par la fenêtre pour attraper une grappe, est gentiment comparée à son oiseau favori, à la porte de sa maison et avec sa boisson suspendue en contrebas.

Au second degré, on se souvient de la symbolique phallique de l’oiseau, aggravée lorsqu’il doit plonger à répétition sa tête à travers un trou pour obtenir à grands efforts sa récompense liquide.

Au troisième degré, Dou nous parle de la Tentation, capable de faire faire des acrobaties dangereuses.

Après le chardonneret et l’oiselle, une troisième victime est sous-entendue : le passant qui, depuis la rue, est tenté d’aller profiter des appas de la jeune femme. Car une fille bien habillée se montrant ostensiblement à la fenêtre ne peut-être, dans la peinture hollandaise, qu’une fille galante.

Sans oublier une quatrième victime de la Tentation : l’amateur d’art, capable de tous les excès pour un tableau de Dou.

sb-line

La manipulatrice de métaphores

Gerrit Dou - A Young Girl at a Window Ledge with a Cat and Mouse-TrapJeune fille à sa fenêtre avec un chat, une souricière, un canard pendu et un pot en étain
Gerrit Dou, 1670-75, Collection particulière

Cette peinture est un florilège de toutes les métaphores galantes de la peinture hollandaises :

  • la cage vide ;
  • le chat goulu ;
  • le volatile mort au cou flaccide ;
  • la souricière pleine.

Pour une analyse détaillée, voir La souricière.


Mode d’emploi du Chardonneret

Après les acrobatie symboliques de Dou, revenons à la simplicité, voire même à l’austérité du Chardonneret de Fabritius. Le reconnaître comme un chef d’oeuvre de réalisme n’empêche pas de proposer des hypothèses, sinon sur les intentions de l’artiste, du moins sur la destination de l’objet.

Un couvercle de tableau ?

Ariane van Suchtelen a suggéré, en 2003, qu’il ait pu servir de couvercle à un tableau de genre : on sait par des documents que de tels couvercles de protection étaient fréquents dans la peinture fine hollandaise, et même que Carel Fabritius en avait peint : mais aucun n’a été conservé en place. Si ce panneau était un tel couvercle, son épaisseur (10 mm) implique qu’il s’agissait d’un modèle pivotant sur des charnières, et non coulissant.

Reprenant cette hypothèse, Linda Stone-Ferrier [3] souligne la corrélation entre le geste d’ouvrir le couvercle et celui d’ouvrir le volet d’une fenêtre :

« Tout comme le volet ouvert d’une fenêtre réelle permettait un échange visuel et verbal entre l’habitant de la maison et son voisin, un volet ouvert attaché par des charnières au cadre d’un tableau invitait le spectateur à s’engager dans l’image intérieure. »


Nicolaes Maes, Jeune fille à la fenetre , 1650-60, Rijksmuseum, Amsterdam schemaJeune fille à la fenêtre
Nicolaes Maes, 1650-60, Rijksmuseum, Amsterdam

Avec moins de rhétorique que Dou, Maes nous livre ici aussi une méditation sur le fruit défendu : la jeune fille n’aurait qu’à se pencher par la fenêtre pour saisir abricots ou pêches, fruits paradisiaques incongrus sur une muraille hollandaise. Le coussin nous indique qu’elle n’est pas là en coup de vent, comme les servantes ou filles délurées de Dou : elle s’est installée pour rêver. Le volet ouvert n’est pas, ici, une invitation voyeuriste à regarder la fille ou l’intérieur de la maison : c’est au contraire le symbole de l’ouverture vers l’extérieur, de la jeune fille qui s’éveille au monde et à ses dangers.


Nicolaes Maes, Jeune fille à la fenetre , 1650-60, Rijksmuseum, Amsterdam schema
On peut imaginer que le Chardonneret aurait pu servir de couvercle et de frontispice, non pas à une scène de genre, mais à un portrait rêveur.


Une histoire complexe

Carel Fabritius, Le chardonneret , 1654 etats
L’analyse technique du panneau en 2003 a révélé une histoire assez complexe, ouvrant la possibilité de plusieurs modes d’accrochage successifs :

  • au départ, le panneau était entouré d’une bordure noire de 2 cm environ ;
  • puis a été clouté sur cette bordure un encadrement en cuivre (qui a laissé des tâches vertes) ;
  • le fond blanc a été étendu jusqu’à recouvrir complètement la bordure noire de droite, la signature a été refaite et l’arceau inférieur a été rajouté ;
  • le fond blanc a été étendu sur tous les bords.


Un trompe-l’oeil ?

Depuis 2003, deux hypothèses ont été émises pour prendre en compte ces découvertes.


Hypothese-Linda-Stone-Ferrier-fig-11.jpgHypothèse Linda Stone-Ferrier, fig 11

Pour Linda Stone-Ferrier, le panneau aurait été conçu comme un trompe-l’oeil placé sur le tableau d’une fenêtre, afin d’attirer l’oeil depuis la rue. Dans son second état, il aurait servi de couvercle à un tableau.

J’ai peine à croire pour ma part qu’un peintre hollandais ait pris le risque d’exposer à la pluie et à la lumière une de ses meilleures oeuvres.


Hypothese Christel Verdaasdonk fig 33
Hypothèse Christel Verdaasdonk, [0] fig 33

Christel Verdaasdonk pense que les découvertes de 2003 confirment l’hypothèse de Ben Broos, selon laquelle le réservoir d’eau et la planchette, indispensables dans toute maison pour chardonneret qui se respecte, auraient été rajoutées en trois dimensions, afin de parfaire l’illusion.


Deux discrètes anomalies

Comme souvent, ce sont les « anomalies » de l’oeuvre, prudemment passées sous silence, qui vont nous fournir une nouvelle piste.

Primo, nous avons déjà noté que la charnière est bizarre : au lieu d’être fixée au couvercle et à la mangeoire, elle est clouée directement sur le mur, ce qui suppose pour la mangeoire un autre système de suspension.

Deuxio, l’arceau supérieur est peut être fixé sur les côtés de la mangeoire ; mais l’arceau inférieur, rajouté dans un second temps, pose le même problème d’accrochage que la charnière : scellé directement dans le mur, il rend l’ensemble peu pratique :

  • pour le propriétaire : accessoire indémontable et qui nécessite de percer le mur ;
  • pour le locataire : l’oiseau pourrait embrouiller sa chaînette en passant entre les deux arceaux, tandis que la faible différence de diamètre rend difficile de sautiller entre les deux.

Je ne vois que deux raisons possibles à l’ajout du second arceau :

  • une nécessité purement graphique : accentuer l’effet de contre-plongée ;
  • un nécessité « signalétique » : puisque l’arceau ne sert pas à l’oiseau, c’est qu’il sert à quelqu’un d’autre…

Un trompe la main (SCOOP !)

Je pense que le panneau de Fabritius pivotait par en haut, exploitant une double analogie avec :

  • le couvercle de la mangeoire ;
  • une trappe à soulever (le second arceau suggérant une poignée).

Chardonneret radiographieRadiographie [5]

D’après la radiographie, les deux éléments fichés directement dans le mur (la charnière et le second anneau) ont été ajoutés en même temps, comme si leur évidente incongruité était destinée à servir  d’indice au spectateur.


1660 ca Dou Stilleben Gemaldegalerie Alte Meister DresdeNature morte formant couvercle
1660 ca Dou In the wine cellar (the surprise) Gemaldegalerie Alte Meister Dresde (disparu en 1945)Au cellier (la surprise), perdu en 1945

Gerritt Dou, vers 1660, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde

Les Hollandais étaient en effet habitués à ce qu’une peinture puisse en cacher une autre, plus épicée. On sait par les textes que de nombreux tableaux de genre, notamment ceux de Geritt Dou, étaient présentés à l’intérieur de boîtes de bois dont le couvercle était peint, souvent avec une nature morte anodine. Dans le seul cas où les deux avaient été conservés (du moins jusqu’à 1945), la nature morte montre trois indices flagrants :

  • la montre, qui appelle la main à s’approcher ;
  • le rideau, qui invite à ouvrir ;
  • l’arcade, qui prélude à la voûte du cellier.

Il est donc probable que, du moins dans son dernier état, le chardonneret était accroché en hauteur et servait de couvercle à quelque chose. Son épaisseur importante, l’absence de bords biseautés et la présence de 6 trous de clous à l’arrière, au dessus du centre, suggèrent qu’il n’était pas inséré dans un cadre, mais plaqué à même le mur par un dispositif d’accrochage invisible, accentuant l’effet de trompe-l’oeil.



Carel Fabritius, Le chardonneret , 1654, huile sur panneau, 33,5 x 22,8 cm. Mauritshuis, La Haye couvercle,Une charnière en L, compatible avec les trous sur l’arrière, aurait pu facilement assurer le pivotement.

La logique de la situation est que le panneau ne servait pas de couvercle à un autre tableau, mais de trappe fermant une niche (un garde-manger ?). Ce qui retrouve par un raisonnement purement iconographique la conclusion de Kjell Boström en 1950 [4] (mais celui-ci pensait que les charnières se situaient sur la droite, dans une bande recoupée par la suite). 


Le spectateur en contrebas du panneau était ainsi mis dans la situation du chardonneret : aurait-il l’intelligence de soulever le couvercle, pour voir dessous ce qu’il y avait à manger ?

Ainsi le minuscule Chardonneret s’inscrirait parmi les expérimentations hollandaises sur la mise à l’épreuve du spectateur, au même titre que l’immense Vue d’un Corridor de son ami Hoogstraten quelques années plus tard (voir 2.1 Le Corridor : effets spéciaux) : pour Fabritius, avant l’ouverture de la porte, et pour Hoogstraten, après.



Références :
[0] Christel Verdaasdonk « Het puttertje van Carel Fabritius: functie en iconografie » https://5dok.net/document/4zpd444z-het-puttertje-van-carel-fabritius-functie-en-iconografie.html
[1] On peut voir l’expérience sur une vidéo du Mauritshuis : http://puttertje.mauritshuis.nl/en/the-goldfinch-and-its-nature
[2] Ce tour est décrit dans le livre ornithologique Das Vogelbuch de Conrad Gesner (1515-65), cité par [0], p 19
[3] Linda Stone-Ferrier, « The Engagement of Carel Fabritius’ Goldfinch of 1654 with the Dutch Window, a Significant Site of Neighborhood Social Exchange » JOURNAL OF HISTORIANS OF NETHERLANDISH ART Volume 8: Issue 1 (Winter 2016) https://jhna.org/articles/engagement-carel-fabritius-goldfinch-1654-dutch-window-significant-site-neighborhood-social-exchange/
[4] Kjell Boström. “De oorspronkelijke bestemming van C. Fabritius’ Puttertje.” Oud Holland 65 (1950), pp. 81-83 https://www.jstor.org/stable/42722896
[5] Frederic J. Duparc, Gero Seelig, Ariane van Suchtelen, « Carel Fabritius 1622-1654 » p 136

2a Les anges aux luminaires dans la Crucifixion

6 mai 2022
Comments (1)

Ce motif rare apparaît au terme d’une longue évolution, à une période bien précise, et pour des raisons probablement tout aussi précises, mais qui restent en partie obscures.

Article précédent : 1 Globes en main



En aparté : soleil et lune dans les Crucifixions

Un coup d’oeil s’impose sur les premières Crucifixions byzantines et carolingiennes. Leurs influences réciproques ont fait l’objet de nombreux débats, et nous nous limiterons ici au motif du soleil et de la lune.


Rabbula Gospels: Crucifixion and Resurrection, 586 ADCrucifixion et résurrection, fol 13r
Evangiles de Rabula, 586, Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56

Une des plus anciennes Crucifixions conservées est syriaque, donc dans le monde byzantin. Les couleurs bleu et rouge de la lune et du soleil sont conformes à la convention naturelle de la Nuit et du Jour. . En revanche, ils sont inversés par rapport à la polarité habituelle des Crucifixions, où le soleil est quasiment toujours à la droite du Christ, côté bon larron, et la lune à sa gauche, côté mauvais (sur ce sujet délicat, voir – 1) introduction ). Le motif des luminaires est donc présent très anciennement.


Selon Elizabeth Leesti ([7a], p 6), cette apparition précoce des astres n’a pas eu de suite immédiate dans l’art byzantin.


800 ca Diptyque Harrach Museum Schnutgen. CologneDiptyque Harrach (détail), vers 800, Museum Schnütgen, Cologne

Ce sont les carolingiens qui développent véritablement le motif, avec des personnifications du Soleil et de la Lune, portées par un croissant de nuages, qui puisent leur source directement dans l’art antique (voir 2 Le globe solaire).



A Les luminaires plus les anges

En Occident

850 ca Metz Christ_en_croix,_sacramentaire_de_Drogon BNF MS lat. 9428 fol 43v gallicaCrucifixion, vers 850, Metz
Sacramentaire de Drogon, BNF MS lat. 9428 fol 43v, gallica

Au couple soleil-lune s’ajoutent maintenant deux anges en vol, les mains ouvertes vers le Christ, de part et d’autre de la couronne du martyre reprise de l’art paléochrétien. S’ajoute également un autre couple qui serait quant à lui un emprunt à l’art byzantin : l’Eglise recueillant le sang du Christ dans un calice, et la Synagogue, personnifiée ici par un vieil homme tenant un globe bleu sur le ventre (cette iconographie unique est très discutée, voir [1] notes 55 et 57).


875-900 Evangeliaire MS Lat 9453 BNF GallicaEvangeliaire, 875-900, MS Lat 9453, BNF Gallica

Plus tard, la composition se complexifie encore : les luminaires s’isolent dans un médaillon et quatre anges, vus en pied, ouvrent leurs mains vers le Christ : deux plongent du haut du ciel et deux se penchent, perchés sur une étagère nuageuse (comme les autres personnages).


The Crucifixion, 860-70. Ivory panel from Reims, France. Victoria and Albert Museum860-70, ivoire provenant de Reims, Victoria and Albert Museum Plaque de reliure : Crucifixion ; Saintes Femmes au tombeauVers 870, ivoire provenant de Metz, Louvre

Ici les luminaires se recentrent, disposés horizontalement ou verticalement, sans ou avec médaillons.


sb-line

En Orient

Triptyque avec Constantin et Helene 950-1000 BNF GallicaTriptyque avec Constantin et Hélène, 950-1000, BNF, Gallica

Les Crucifixions byzantines simplifient et hiératisent ces compositions, en disposant au dessus de la Croix :

  • tantôt le soleil et la lune réduits à leur symbole,
  • tantôt les anges réduits à un buste,
  • tantôt les deux, comme ici.

On préfère en Orient identifier les anges aux populaires archanges Michaël et Gabriel.


Triptyque reconstitue staatslibrary Berlin et coll privee Suisse vers 960Triptyque reconstitué, vers 960, Staatslibrary Berlin (centre) et collection privée suisse (volets) [7b]

Ce sont les mêmes qui portent les insignes royaux, le sceptre et le globe, au dessus du Christ en Majesté. A noter en haut des volets les deux autres archanges Raphaël et Uriel, ouvrant les mains en signe d’attente et de déférence.


Stavelot triptych 1080-1110 Morgan LibraryTriptyque de Stavelot (détail), 1080-1110, Morgan Library

Dans ce reliquaire de la Vraie Croix, Gabriel et Michaël portent chacun un globe présentant un Golgotha en miniature (une croix sur un mont), au dessus des découvreurs de la relique, l’Empereur Constantin et sainte Hélène.



Capoue. Sant'Angelo in Formis. Crucifixion. 1072-1087Crucifixion
Sant’Angelo in Formis, Capoue, 1072-1087

En Italie, le modèle byzantin se prolonge jusqu’à l’époque romane.



En aparté : les anges aux couronnes anglo-saxons

Anglo saxon ivory vers 1000 Victoria albertIvoire anglo-saxon, vers 1000, Victoria and Albert Museum

Cette composition ressemble au modèle carolingien où les anges descendent mains ouvertes vers le bas de part et d’autre de la croix et de la main de Dieu, apportant ce que l’on pense être des couronnes.

L’idée semble étrange, puisque :

  • les objets sont manifestement trop petits ;
  • la main de Dieu semble apporter déjà une couronne, derrière la tête du Christ (mais il peut s’agir de l’auréole) ;
  • autant le motif des anges portant à deux une couronne est très fréquent, autant le motif d’anges amenant chacun sa couronne  est quasiment unique.


347-355 RIC VIII Antioch 68 AMultiple d’or de Constance II (RIC VIII Antioch 68), 347-55 586 Ascension Evangiles de Rabula Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 13vAscension, fol 13v
Evangiles de Rabula, 586, Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 .

Pour trouver d’autres exemples, il faut remonter très en arrière et très loin du monde anglosaxon. Ce motif, qui christianise le symbole impérial des Victoires couronnant l’empereur, figure dans l’Ascension des Evangiles de Rabula, peut être en référence au passage suivants :

« Vous l’avez abaissé pour un peu de temps au-dessous des anges; vous l’avez couronné de gloire et d’honneur » Epître aux Hébreux 2,7

Il disparaît par la suite, notamment dans les ivoires carolingiens que recopient, parfois maladroitement, les ivoires anglo-saxons. Ici, l’artiste trahit sa maladresse par les auréoles incongrues qu’il décerne à Longin et Stéphaton  (seul Longin a été canonisé, mais il ne porte jamais d’auréole dans les Crucifixions). On pourrait imaginer que le motif des deux « couronnes » serait un tout premier essai des anges aux luminaires : par économie de place, le graveur aurait eu l’idée de les placer dans les mains des anges (ce goût pour la compaction se ressent également dans la manière étrange d’entrecroiser les ailes).


Crucifix anglosaxon 10eme s coll privCrucifix anglo-saxon, 10ème siècle, collection privée

Il existe un deuxième exemple d’anges descendant vers le Christ avec des objets circulaires. Là encore, malgré leur petite taille, leur frome de disque, et le fait que les anges les tiennent dans leur manche, on considère qu’il s’agit de couronnes [2a]


Le Bénédictionnaire de St Aethelwold

Le troisième et dernier exemple se présente dans une scène qui n’a rien à voir avec une Crucifixion, ce qui exclut définitivement qu’il s’agisse des luminaires.


Benedictional de St Aethelwold Winchester 10eme British Library, Add MS 49598 fol 25rBaptême du Christ (détail)
Bénédictionnaire de St Aethelwold, Winchester, 963-84, British Library, Add MS 49598 fol 25r.

Pour Robert Desham ([2c], p 38), tous les détails évoquent la royauté : les anges présentent la couronne et le sceptre, et la colombe centrale apporte dans son bec deux ampoules pour sacrer Jésus simultanément rex et sacerdos.


Cassette en ivoire carolingienne, herzog anton ulrich museum, Brunswick, goldschmit vol 1 planche XLVCassette en ivoire carolingienne, Herzog Anton Ulrich Museum, Brunswick, Goldschmit vol 1 planche XLV

Robert Desham a supposé que cette cassette avait un ancêtre commun avec le Bénédictionnaire : sur le couvercle, les anges n’apportent ni sceptre ni couronne mais la colombe, au dessus de la face représentant le Baptême du Christ, tient dans son bec la double ampoule, détail dont il n’existe pas d’autre exemple. Au dessus de la face opposée, la grande couronne de martyr est associée à la Crucifixion, ce qui rend douteuse l’opinion de B. C. Raw [2b] que les couronnes du Bénédictionnaire sont simplement un signe triomphal, qu’elles soient royales ou de martyr. Il s’agit bien de couronnes royales, malgré leur petitesse : dans cette représentation toute symbolique, les objets sont dimensionnés à la taille de celui qui les offre, pas à celle de celui qui les reçoit.


Benedictional de St Aethelwold Winchester 10eme British Library, Add MS 49598 fol 24vAdoration des Rois Mages,
Bénedictionnaire de St Aethelwold, Winchester, 963-84, British Library, Add MS 49598 fol 24v

Robert Desham ([2c], p 128), n’a pas manqué de noter que, dans la page en regard, le premier des Rois présente avec respect, dans sa manche, trois anneaux dorés à l’Enfant.


Adoration of the Magi: Detail from the Sarcophagus of AdelphiaSarcophage d’Adelphia, 4ème siècle, Archeological Museum, Syracuse

Il existe plusieurs sarcophages paléochrétiens où le premier des Rois se différencie en offrant une couronne à l’Enfant : cette iconographie s’inspire de la cérémonie de l’Aurum coronarium, offrande par les citoyens d’une couronne à l’Empereur. Pour Robert Desham, le Bénédictionnaire pourrait avoir repris cette tradition, en remplaçant les bonnets phrygiens des Mages par des couronnes : le Premier des Rois est ainsi délégué pour offrir un triple hommage au Roi des Rois.



347-355 RIC VIII Antioch 68 APar une autre coïncidence frappante, le Multiple d’or de Constance II présente deux Victoire brandissant des couronnes au dessus de l’Empereur, ainsi que trois couronnes de laurier et trois torques déposés à ses pieds en trophée. Une résurgence antiquisante locale, par imitation de cette monnaie, pourrait également expliquer l’ imagerie royale spécifique au Bénédictionnaire d’Aethelwold.

Il n’est pas impossible que ce manuscrit de prestige ait été ensuite la source des modestes Crucifixions en ivoire présentant des objets similaires : quoiqu’il en soit, les anneaux ou couronne anglo-saxons, tantôt pleins tantôt vides, tenus tantôt à pleine main et tantôt dans la manche, conservent leur part de mystère. Mais ils n’ont en tout état de cause aucun lien avec le Soleil et la Lune.



B Anges et luminaires dans les Crucifixions romanes

1090-1110 Lectionnaire de Cluny NAL 2246 fol 42vLectionnaire de Cluny, 1090-1110, NAL 2246 fol 42v

La répartition des personnages de part et d’autre de la Croix est très inhabituelle :

  • coté honorable, Marie réconfortée par Saint Jean  ;
  • côté infamant, le centurion romain et une présence sans précédent ([7c], p 149), le prophète Isaïe tenant un verset lui aussi inhabituel : « Vraiment c’était nos maladies qu’il portait » Isaïe 53,4

Il en résulte une forte polarité entre la partie positive – les personnages du Nouveau Testament – et la partie négative – le païen et le prophète dénonçant un monde malade. Les anges pleurant la mort du Christ participent discrètement à cette dichotomie par leurs ailes rouges et bleues, les couleurs conventionnelles du Soleil et de la Lune.

Mise à part cette unification sans lendemain, les luminaires et les anges vont rester strictement séparés pendant toute la période romane.

 


1175-80 Crucifixion cosmique MBA LyonCrucifixion « cosmique », 1175-80, MBA Lyon

Dans le corpus des émaux de Limoges [7d], on nomme « crucifixion cosmique » cette première formule, où deux figures les bras levés, tiennent l’une le Soleil à main droite, l’autre la Lune à main gauche : malgré les amples drapés, il ne s’agit pas d’anges, mais de personnifications des deux astres, dans la tradition carolingienne : la Lune, coiffée d’un voile, est indiscutablement féminine.
.

Ces paires de plaques émaillées servaient de reliure, la Crucifixion sur le plat supérieur, la Majesté sur le plat inférieur.


1185-90 Crucifixion dogmatique atelier de la cour d'aquitaine Morgan LibraryCrucifixion « dogmatique », 1185-90, atelier de la cour d’Aquitaine, Morgan Library

Dans la seconde formule standardisée des émaux limousins, dite « crucifixion dogmatique« , on voit en haut la main de Dieu, et en bas Adam sortant du tombeau. Les personnages du registre supérieur sont deux anges tenant leur livre, sans aucune indication cosmique.


1170-80 Valenciennes BM Ms 108 f.58v Crucifixion, from the Sacramentary of St. AmandSacramentaire de Saint Amand, 1170-80, Valenciennes BM Ms 108 f.58v

Dans cette autre formule, les anges balancent un encensoir, chacun de la main droite. Le Soleil et la Lune ne se différentient que par leur sexe, masculin et féminin.

La formule carolingienne des luminaires sexués survit notamment, à l’époque romane, dans les Crucifixions qui illustrent le « Te igitur » des missels (voir 2 Une figure de l’Incommensurable).



C Des oeuvres précurseuses

La fresque de Müstair

830-8402 Ascension provenant de St Jean de Mustair, Musee national suisse Zurich releve Wuthrich 1980

Ascension provenant de St Jean de Müstair (relevé par Wüthrich, 1980) [8]
830-840, Musée national suisse, Zürich

Cette Ascension carolingienne cumule deux raretés : la présence du Soleil et de la Lune  (voir – 2) en Orient ) et le fait que les deux personnifications (N°9 et 13), debout à l’intérieur de mandorles, portent des ailes. Les deux longues tiges qu’elles tiennent semblent un intermédiaire entre les longues verges qu’on voit aux archanges dans l’iconographie byzantine, et des torches allumées.

L’artiste a également ajouté des ailes aux deux « hommes en blanc » (N°6 et 15) dont parle le texte de l’Ascension. Cette angélisation générale répond ici à une nécessité narrative : montrer que tout ce qui n’est pas les Apôtres est en train d’être élevé vers le Ciel.

Spécifique à l’Ascension, cette toute première apparition des luminaires ailés n’aura aucune postérité.


L’autel de Milan (SCOOP !)

Altare_di_s._ambrogio,_824-859_ca.,_antependium volvinus_crocifissione
Volvinius, autel d’or (détail de la face avant), 824-859, Sant Ambrogio, Milan

Le premier cas de fusion, dans une Crucifixion, entre les anges et les luminaires, est particulièrement discret : les auréoles de tous les personnages sont radiées, mais on distingue un croissant de lune dans celle de la personnification de droite. Les deux se tiennent la joue en signe d’affliction et portent dans l’autre main un objet oblong, sans doute une torche [4a1] : comme elles semblent sur le point de s’envoler vers l’extérieur, il s’agit très probablement d’une toute première tentative d’évoquer la disparition de la lumière au moment de la Crucifixion.

Plutôt que d’anges lampadophores, nous sommes donc en présence de « luminaires ptérygotes », une innovation sans lendemain.


sb-line

Les anges lampadophores de Cosmas Indicopleustès

Entre 547 et 549, ce marchand alexandrin a composé une vaste description du monde, dans laquelle il donne une explication très particulière des mouvements planétaires :

« Nous avons dit que tous les astres, qui ont été créés pour régler les jours et les nuits, les mois et les années, et pour servir de guides aux navigateurs, se meuvent, non point par le mouvement même du ciel, mais par l’action de certaines vertus divines ou de certains lampadophores. Dieu a créé les anges pour le servir, et il a donné charge à ceux-ci de mouvoir l’air, à ceux-là le soleil, à d’autres la lune, à d’autres les étoiles; à d’autres enfin il a ordonné d’amonceler les nuages et de préparer la pluie. » Cosmas Indicopleustès, Topographie chrétienne [4b]

Combattue aussitôt par Jean Philopon, cette explication est restée très minoritaire chez les docteurs chrétiens [4c]. Elle pourrait néanmoins expliquer la présence des lampadophores dans une oeuvre d’inspiration byzantine :

039-58 Teophanu evangeliar Domschatz essen detailEvangélaire de Theophanu, 1039-58, Domschatz, Essen (détail)

Dans cette reliure réalisée pour Theophanu, princesse byzantine devenue épouse de l’empereur Otton II, deux anges élégants présentent les luminaires autour du Christ en majesté. La présence des deux luminaires en tant que symboles de l’Eternité et/ou de l’Omnipotence est courante dans les Majestas Dei absidales des églises de Cappadoce (voir – 2) en Orient), mais inconnue en Occident. Le portement par des anges qui de l’autre main soutiennent la mandorle divine suggère l’idée de mouvement, mais il s’agit plutôt d’un mouvement d’élévation de l’ensemble (les pieds des anges sont posés sur des nuages) que du mouvement individuel imaginé par Cosmas. Bien que cette image triomphale n’ait rien à voir avec une Crucifixion, elle constitue néanmoins une nouvelle prise de contact entre anges et luminaires.


sb-line

Reliure evangeliaire pour le reine Regina d'Aragon Navarre 1063-83 METReliure d’un évangéliaire pour le reine Regina d’Aragon-Navarre, 1063-83, MET

Dans cette solution très originale, les deux anges n’évoquent qu’indirectement les luminaires par le nuage rayonnant sur lequel ils sont agenouillés, plus fourni côté soleil. Sans doute la polychromie mettait-elle en évidence la différence.


sb-line

La porte de bronze de Vérone

Verona,_Basilica_di_San_Zeno,_bronze_door_Primo maestro 1118-50 CrucifixionCrucifixion, Premier maître, 1118-50, Basilica di San Zeno, Vérone

Cette composition d’apparence rustique est en fait d’une conception très élaborée, superposant à la fois une Crucifixion (moitié haute) et une Déposition (moitié basse). C’est pourquoi la scène est narrativement insolite :

  • Nicodème, à droite, a ôté avec ses tenailles les clous des pieds, devenus invisibles ;
  • Joseph d’Arimathie, à gauche, soutient inutilement le corps, encore suspendu par les clous bien visibles des mains.

La Lune est traitée, de manière assez inhabituelle dans les personnifications, comme un grand croissant transporté à bout de bras ; mais le Soleil est tout à fait unique, avec sa large collerette coincée entre les épaules et les ailes de l’ange. Celles-ci sont intentionnellement dirigées vers le bas, puisque l’artiste avait plus de place pour les disposer en V, comme celles de la Lune. On peut imaginer que cette position inverse des ailes signifie que le Soleil descend, alors que la Lune s’élève.


Verona,_Basilica_di_San_Zeno,_bronze_door_Primo maestro 1118-50 AscensionMajestas Dei [4d], Premier maître, 1118-50, Basilica di San Zeno, Vérone

Cette idée est confirmée par le panneau voisin, une Majestas Dei composite qui combine la vision d’Isaïe (les deux séraphins à six paires d’ailes) et celle d’Ezéchiel (les deux roues). Tandis que les deux anges du haut présentent la lance et deux clous, les séraphins présentent un troisième instrument de la Passion, la croix elle-même, mais qui sert aussi de support aux pieds du Seigneur. Il ne s’agit donc pas d’une Ascension mais plutôt d’une Vision du Seigneur vengeur, montrant la plaie de son flanc, et venant ficher dans le sol son signe, la croix devenue florissante : autant dire presque une Parousie. Je pense que les ailes disposées dans tous les sens expriment cette idée d’une apparition statique, ni descente ni montée.



Verona,_Basilica_di_San_Zeno,_bronze_door_Primo maestro 1118-50 Crucifixion schema

Dans la Crucifixion/Déposition en revanche, le Soleil descend à la rencontre du crucifié : sa collerette touche la croix et le bout d’une aile la couronne, hommage du Roi des astres au Roi des Cieux. Il y a une redondance formelle entre ce « baiser » du Soleil et le « baiser » de Joseph d’Arimathie juste en dessous, de même qu’entre le croissant de la Lune qui s’en va et la tenaille de Nicodème ôtant les clous.

Les deux luminaires sont donc ici intégrés comme acolytes dans une scénographie très particulière, centrée sur les personnages principaux de la Déposition (Joseph d’Arimathie et Nicodème) tandis que les personnages principaux de la scène précedente (Marie et Jean) s’éclipsent côté jardin et côté cour.


sb-line

La Déposition de Pampelune

1145 Crucifixion provenant cathedrale, musee de Navarre, pampeluneChapiteau de la Crucifixion 1145 Deposition provenant cathedrale, musee de Navarre, pampelune quatre facesChapiteau de la Déposition/Résurrection

Vers 1145, provenant du cloître de la cathédrale, musée de Navarre, Pampelune

Réalisés par le même atelier, ces deux chapiteaux se répondent. Dans la scène de la Crucifixion, deux anges en vol lèvent les bras en signe de désespoir. Dans celui de la Déposition, ils portent sur leur dos le soleil et la lune. Cette iconographie exceptionnelle surprend, car le seul Evangile qui évoque un phénomène cosmique le situe avant la mort du Christ :

« A partir de midi, l’obscurité se fit sur toute la terre jusqu’à trois heures » Matthieu 27,45

Une possibilité est l’association d’idée entre les anges, supportant les astres, et les hommes, supportant le corps de Dieu.  Mais je pense que le choix de placer les luminaires dans la Déposition est ici purement compositionnel.



1145 Crucifixion provenant cathedrale, musee de Navarre, pampelune 4 faces
Dans la Crucifixion, ils n’auraient servi à rien, puisque les larrons sont invisibles, déportés sur les faces latérales :

  • à gauche, avec Marie, le Bon Larron échappant au démon et secouru par un ange (remarquer ses jambes liées en croix en signe de sa conversion ) ;
  • à droite, avec Saint Jean, le Mauvais Larron tourmenté par deux diables.


1145 Deposition provenant cathedrale, musee de Navarre, pampelune quatre faces
Dans la  Déposition, l’ajout des luminaires améliore en revanche la lisibilité d’ensemble :

  • côté faste, le soleil conclut la scène joyeuse de la Résurrection ;
  • côté néfaste, la lune prélude à la scène douloureuse de la Mise au Tombeau.


1145 Crucifixion Deposition provenant cathedrale, musee de Navarre, pampelune
A noter que les deux chapiteaux se complètent d’une autre manière, très subtile : au bras de Jésus assujetti au bras de la croix répond, côté Déposition, le bras tombant selon la même oblique que la lance et montrant les deux trous maintenant disjoints, celui du bois et celui de la chair qu’inspecte douloureusement Marie ([5], p 31).


sb-line

Des formules intermédiaires dans les régions germaniques (SCOOP !)

1180 Aumoniere reliquaire tresor basilique saint servais maastricht1180, Aumonière-reliquaire, trésor de la basilique Saint Servais, Maastricht

Ce modeste textile est le plus ancien exemple que j’ai trouvé où des figures ailées, portées par des nuages, exhibent dans leurs deux mains voilées les  luminaires, non encore inscrits dans des disques. Dépourvues de caractères sexués, il ne s’agit plus des personnifications habituelles, mais bien d’anges : confusion involontaire entre les deux formules cosmique et dogmatique, choix purement graphique de remplir les coins, ou écart volontaire par rapport aux conventions ?  Il est en tout cas significatif que l’innovation apparaisse dans un art mineur, moins soumis au contrôle théologique.


1210 ca Brandenburger Evangelistar fol. 50r

Brandenburger Evangelistar, Scriptorium de Magdeburg, vers 1210, Cathédrale de Brandenburg, fol. 50r

Au début du XIIIème siècle se confirme en Allemagne cette formule intermédiaire, où les luminaires sont encore des personnifications de Sol et Luna (puisqu’ils sont sexués), mais portent des ailes.


1220 ca Speyerer Evangelistar - blb-karlsruhe Cod. Bruchsal 1 fol 31rSpeyerer Evangelistar, vers 1220, BLB Karlsruhe Cod. Bruchsal 1 fol 31r.

Cette composition très atypique comporte quatre figures voguant sur des nuages :

  • l’Eglise et la Synagogue, cette dernière portant trois instruments de la Passion : le roseau avec l’éponge, le pot de vinaigre et la couronne d’épines [5aa].
  • un ange masculin et un ange féminin, sans aucun symbole des luminaires.


Synagogue. Vitrail de la Crucifixion (detail). 1150-75 Cathedrale Saint-Etienne Chalons-en-Champagne
Synagogue, Vitrail de la Crucifixion (détail), 1150-75, Cathédrale Saint-Etienne, Châlons-en-Champagne

Cette représentation très péjorative de la Synagogue est rare, mais pas unique. En revanche la sexualisation des deux anges n’a pas été remarquée, alors qu’elle est tout à fait extraordinaire. Une manière de l’expliquer est qu’ils ne signifient pas Sol et Luna, mais simplement Dies et Nox.


Annus 980 Sacramentaire, Fulda, Staatsbibliothek zu Berlin, Ms. theol. lat. fol. 192Annus, Sacramentaire de Fulda, 980, Staatsbibliothek zu Berlin, Ms. theol. lat. fol. 192 Hildegard of Bingen, Liber scivias, ca. 1200, Heidelberg University. Cod. Salem X 16, fol. 2v Annus and the Macrcosm detail annusAnnus et le Macrocosme, Hildegarde de Bingen, Liber scivias, vers 1200, Heidelberg-University, Cod. Salem X 16 fol.2v

Voici deux exemples germaniques de personnification du Jour par une homme et de la Nuit par une femme voilée (sur ces images, voir Majestas Dei et astronomie et autres thèmes ).



1220-ca-Speyerer-Evangelistar-blb-karlsruhe-Cod.-Bruchsal-1-fol-31r-detail
Le copiste du Speyerer Evangelistar a simplement eu l’idée de leur rajouter des ailes, en tant qu’entités célestes régissant ce qui se passe au registre inférieur :

  • la main de Dieu laisse descendre par trois fils la couronne du Christ,
  • les gestes du Jour accompagnent ceux de l’Eglise (qui tend son calice pour recevoir le sang de la plaie du flanc) :
  • le voile de la Nuit fait écho au bandeau de la Synagogue.

Ainsi la substitution de Sol et Luna par Dies et Nox est ici totalement corrélée à la polarisation, plus tranchée qu’habituellement, entre la figure positive de l’Eglise et la figure très négative de la Synagogue.

Les prophètes latéraux ont été choisis pour les citations qu’ils portent dans leurs banderoles, toutes deux relatives à la mort :

  • à gauche Isaïe 53, 7 : SICUT Ovis Ad Occisionem Ducetur
  • à droite Osée 13, 14 :  » ERO MORS TUA »

Le texte du cadre est composé de quatre vers, s’inscrivant dans les quatre cadrans :

Pour qu’il prête toujours attention
A ce qui lui a été acquitté au prix de la mort,
La mort de celui qui pend à la croix
stimule le coeur du spectateur.

Semper ut intendat
quid ei pro morte rependat,
mors cruce pendentis
stimulat cor respicientis.



1220-ca-Speyerer-Evangelistar-blb-karlsruhe-Cod.-Bruchsal-1-fol-31r-schema
Le texte a été conçu en étroite relation avec l’image :

  • le mot RESPICIENTIS, le spectateur (en jaune) désigne à la fois le moine au pied de la Croix, et par antiphrase la Synagogue aveugle et qui détourne la tête ;
  • les deux occurrences du mot MORT (en rouge) désignent l’une le crâne d’Adam (avec l’idée de rachat du Péché Originel), l’autre la plaie du flanc (la mort effective sur la Croix) ;
  • les trois entités célestes, le Jour, Dieu et la Nuit (en bleu), gouvernent respectivement les trois entités terrestres : l’Eglise, le Christ, et la Synagogue.


sb-line

Une fresque exceptionnelle (SCOOP !)

Le Puy Cloitre debut XIIIemeFresque de la Crucifixion, 1175-1225, Chapelle des Morts, Cathédrale, Le Puy

Cette fresque a pour particularité de reprendre deux des prophètes du Speyerer Evangelistar, Osée et Isaïe, avec exactement les mêmes citations. Les deux autres personnages sur la droite sont le philosophe juif Philon (un unicum) et le prophète Jérémie. Robert Favreau [5ab] a montré que les deux premières citations sont assez fréquentes, ce qui évite de postuler une influence directe entre le Speyerer Evangelistar et la fresque du Puy. Les deux autres sont plus rares, et les quatre sont extraites des Offices de la Semaine Sainte.



Le Puy Chapelle des Morts detail
Dans le registre intermédiaire entre la traverse de la Croix et le cadre se glissent pour la première fois deux anges non sexués portant les luminaires, qui se différencient donc définitivement des personnifications de Sol et Luna.

Au dessus se présente une autre rareté : un registre céleste, composé de cinq anges à l’auréole brillante qui vont à la rencontre de cinq autres anges à l’auréole plus terne, aux vêtements et aux ailes plus sombres (pour autant que le très mauvais état de conservation permette de le suspecter). Un des anges de gauche fait un geste de douleur (une main sans sa manche pour s’essuyer les yeux) mais les autres, et notamment les deux du centre, ouvrent plutôt les mains en signe d’accueil.


crucifixion 1220 basilique san marco
Crucifixion, vers 1220, Basilique San Marco, Venise

La présence d’un registre supérieur avec deux groupes d’anges faisant des gestes d’affliction au dessus d’une Crucifixion a été attribuée à une influence byzantine, via l’Italie. Cependant :

  • d’une part les exemples italiens sont largement postérieurs (mosaïque de saint Marc de Venise vers 1220, fresques du séminaire de Trévise et de la salle capitulaire de San Domenico à Pistoia, vers 1250) ;
  • d’autre part les anges y font des signes d’affliction bien plus démonstratifs (certains pleurent, d’autres se détournent du centre pour ne pas voir la scène).


Crucifixion caroligienne Reims 860-870 VandA
Crucifixion carolingienne, Reims, 860-870, Victoria and Albert Museum

Il me semble que l’origine de l’iconographie si particulière du Puy serait plutôt à rechercher dans certains ivoires carolingiens, où deux groupes d’anges, cohabitant avec les personnifications du Soleil et de la Lune, tendent les mains pour accueillir le Christ dans le ciel.


Crucifixion 12th_century Saint Catherine's Monastery, Sinai
Crucifixion, 12ème siècle, Monastère de Sainte Catherine, mont Sinaï.

La ressemblance de la fresque du Puy avec une mosaïque a peut-être fait perdre de vue une analogie plus profonde, à savoir que sa structure imite celle d’une icône, en particulier celle de la Crucifixion avec Saints :

  • cadre délimitant strictement les acteurs terrestres (le Christ, Marie, Saint Jean, et les deux anges descendus jusqu’à la traverse) ;
  • bordure contenant ses spectateurs célestes (saints et archanges pour l’Icône du Sinaï, prophètes et anges pour la fresque du Puy).

Or on sait que, via les Croisades, les icônes ont été une des voies de pénétration de l’influence byzantine en Occident.


Le Puy Chapelle des Morts schema
A l’instar de la Crucifixion du Speyerer Evangelistar avec ses quatre vers en bordure , la Crucifixion du Puy a fait l’objet d’une élaboration sophistiquée, incluant les figures marginales :

  • les quatre citations (en bleu) sont distribuées dans l’ordre chronologique des Offices de la semaine Sainte, de sorte que que le moment de la Résurrection, entre le Samedi soir et le Dimanche matin, est implicitement situé au centre ;
  • dans le registre supérieur, les anges du Jour et ceux de la Nuit s’écartent pour accueillir le Christ au Ciel.

Ainsi cette toute première apparition des anges aux luminaires n’est pas le fruit du hasard, mais d’une construction très élaborée.


E Chronologie des anges aux luminaires

C’est vers 1220 qu’émerge enfin une solution stable, pratiquement simultanément, dans un psautier parisien, dans deux chefs d’oeuvre d’orfèvrerie limousine, et dans un atelier d’enlumineurs de la région d’Arras.

Le psautier NAL 1392

Les psautiers royaux à cahier d’images

Au début du XIIIème siècle apparaît à Paris l’idée de préfacer le texte des psaumes par un cahier d’images muettes, tirées de la Vie du Christ, et formant une série de diptyques.


Psautier de Blanche de Castille vers 1220 Arsenal MS 1186 fol 23vTrahison de Judas / Flagellation, fol 23v Psautier de Blanche de Castille vers 1220 Arsenal MS 1186 fol 24rCrucifixion / Descente de Croix, fol 24r

Psautier de Blanche de Castille, vers 1220, Arsenal MS 1186

La sélection des images respecte la chronologie, et répond parfois à la préoccupation graphique d’apparier des scènes similaires : la Crucifixion et la Descente de Croix, jointes par l’Eglise côté Soleil et la Synagogue côté Lune.


Les psautiers apparentés aux Bibles moralisées

Selon Yolanta Zaluska ([5a], p 235), trois psautiers reprennent même principe pour des commanditaires de moindre importance :

Lewis Psalter ( Philadelphia Free Library, Lewis Collection, European MS 185), c. 1225-1240

Hérode se lavant les mains / Portement de Croix, fol 14v Crucifixion / Descente de Croix, fol 15r

Psautier de Philadelphie, 1225-1240, Philadelphia Free Library, Lewis Collection, European MS 185


Psautier parisien vers 1225, Biblioteca Capitulare, Albenga fol 17v 18

Psautier parisien vers 1225, Biblioteca Capitulare, Albenga fol 17v, 18

Le deuxième est le Psautier d’Albenga. Le troisième, le BNF NAL 1392,  est celui qui nous intéresse.


Le psautier NAL 1392

debut 13eme Psautier (Paris, Bnf, ms. NAL 1392, fol. 10vFlagellation / Portement de Croix, fol 10v debut 13eme Psautier (Paris, Bnf, ms. NAL 1392, fol. 11rCrucifixion / Descente de Croix, fol 11r

Psautier parisien, BNF NAL 1392, vers 1220

Ce psautier fait partie des six regroupés par Rainer Haussherr parce qu’ils possèdent un calendrier martyrologique ([5a], p 232), qui permet une datation assez précise [5b]. Il est donc tout à fait contemporain du Psautier de Blanche de Castille, et largement antérieur au Psautier de Philadelphie.

Les deux médaillons du folio 11r sont tout à fait extraordinaires : les échelles, qui logiquement font partie de la Descente de Croix, sont ici figurées dans la Crucifixion, formant un X avec la lance et le roseau : trouvaille graphique qui conduit à l’erreur chronologique de représenter comme simultanés le clouage  et la mort.

Autre absurdité dans la Déposition, où la tenaille enlève un clou qui ne peut pas être fiché dans le bois, puisque Joseph d’Arimathie s’est placé entre les deux.


Parenté avec un Bible Moralisée

Robert Branner, qui a reconnu l’originalité de l’artiste, pense qu’il est très proche de l’atelier qui a réalisé l’une des Bibles Moralisées de Vienne ([8], p 45).


Wien ONB Cod 2554 p 10Caïn et Abel / Crucifixion p 10 Wien ONB Cod 2554 p 69Sacrifice du Premier-né de la vache (Nombres 18)
/ Crucifixion p 69

_Bible Moralisée de Vienne, 1215-30 ou 1225-49, ONB Cod 2554

Le principe des Bibles Moralisées est de mettre en rapport une scène de l’Ancien Testament (en haut) et une scène du Nouveau (en bas). Dans ces deux pages, la Crucifixion est mise en rapport avec deux scènes différentes, et modulée en conséquence :

  • dans la première page, le couple Jésus/Judas fait écho au couple Abel/Caïn, et le marteau des cloueurs au coup de bêche de Caïn ;
  • dans la seconde page, l’idée de sacrifice justifie l’entrée en scène d’un cloueur supplémentaire, de la lance et du roseau, en écho au gourdin et aux deux pieux qui frappent le veau.



Wien ONB Cod 2554 p 77

Mort de Gédeon / Descente de Croix
Bible Moralisée de Vienne, 1215-30 ou 1225-49, ONB Cod 2554

Ici c’est l’idée d’affliction qui associe les deux épisodes. On notera l’ajout de l’échelle qui permet de placer Joseph d’Arimathie plus haut et de montrer correctement l’arrachage du troisième clou. Cette image apparaît donc clairement comme une amélioration du prototype du NAL 1392.

Puisque ce dernier date de 1220 environ, c’est un argument supplémentaire en faveur de la datation haute de la Bible moralisée Cod 2554 : 1215-30. La même gymnastique graphique, consistant à remodeler à plaisir des iconographies bien connues, est à l’oeuvre dans les deux manuscrits.


La presque invention des anges aux luminaires dans NAL 1392

debut 13eme Psautier (Paris, Bnf, ms. NAL 1392, fol. 11r detailCrucifixion / Déposition, fol 11r
Psautier parisien, BNF NAL 1392, vers 1220

Stricto sensu, dans la page restée inachevée, les figurines des deux médaillons restent distinctes :

  • dans la Crucifixion, la forme enveloppante des nuages et  le caractère indiscutablement sexué  des deux personnifications montrent qu’elles s’inscrivent encore dans l’iconographie antérieure, celle des luminaires en éclipse ; néanmoins le fait qu’elles tiennent les luminaires dans leur manche introduit une idée nouvelle, celle de desservants d’une sorte de cérémonie cosmique ;
  • dans la Déposition,  il s’agit encore d’anges en prière, posés sur des nuages plats ; mais leur robe rouge et leur auréole les rendent pratiquement superposables à leur jumeaux  planétaires.

Cette composition constitue donc une sorte de chaînon manquant entre les deux iconographies. Par rapport à la formule antérieure, où les deux personnifications brandissaient leur symbole de manière centrifuge, le geste s’inverse : ces « anges auxquels il ne manque que les ailes » présentent les luminaires au plus près du Christ,  transformant les deux astres en offrandes. Cette idée promise à un bel avenir est peut-être  le fruit fortuit de l’inscription dans un cercle.


sb-line

Un autre précurseur : le Pontifical de Chartres,

Pontifical de Chartres debut 13eme Orleans BM MS 144 fol 70

Pontifical de Chartres, 1200-10, Orléans BM MS 144 fol 70

On retrouve ici le geste centripète, le caractère sexué et la sacralité du linge (du moins pour le soleil).


sb-line

Une miniature isolée

Psautier-livre d'heures à l'usage de Westminster av 1173 remploi Champagne 1200-25 BNF Latin 10433 fol 1v gallica

Psautier-livre d’heures à l’usage de Westminster, av 1173, BNF Latin 10433 fol 1v (gallica)

Cette miniature, datable du premier quart du 13ème siècle a été insérée  au début d’un psautier anglais du siècle précédent. On lui attribue une origine champenoise.


sb-line

Les anges aux luminaires à Limoges, vers 1225

Triptyque de St Aignan Tresor Cathedrale Chartres 1225Triptyque de St Aignan, vers 1225, Trésor de la Cathédrale de Chartres

Le fronton en triangle permet de positionner en haut Saint Michel, ouvrant les bras en grand ordonnateur de cette présentation.


Tabernacle de Cherves 1220-30 METTabernacle de Cherves, 1220-30, MET

Cette oeuvre jumelle propose le même ordonnancement, cette fois au dessus d’une Descente de Croix.



Tabernacle de Cherves 1220-30 MET d
Saint Michel était bien présent en haut du fronton, mais a été endommagé par la pioche de l’ouvrier qui a découvert ce trésor [5c]. Encadrant le panonceau, les luminaires ne portent ici aucune notion de douleur ou d’éclipse : ils apparaissent comme deux attributs cosmiques, complétant la couronne royale qui a remplacé la couronne d’épines.



Tabernacle de Cherves 1220-30 MET floor
L’innovation est répliquée discrètement sur le plancher du tabernacle, avec deux magnifiques inversions Lune-Soleil (voir – 3) en Occident ). Les huit anges du bas portent un livre, même ceux qui tiennent les luminaires : Lune et Soleil apparaissent donc comme un nouvel élément du vocabulaire graphique angélique, qui s’ajoute au vocabulaire antérieur que présentent les quatre autres anges : main bénissante, paume en avant ou tenant un sceptre.



Tabernacle de Cherves 1220-30 MET_detail schema
Il faut probablement comprendre que le couple d’anges du haut se projette dans les deux anges centraux. Les lettres G et D indiquent la main qui effectue le geste distinctif (celle qui ne tient pas le livre).

On remarque que l’artiste s’est employé à démontrer toutes les possibilités de la nouvelle formule :

  • lune et soleil à main gauche ou à main droite ;
  • gestes symétriques pour le couple du haut, gestes parallèles pour les quatre couples du bas.


Croix de procession 1180-1220 MBA Chartres.
Croix de procession, émaux limousins, 1180-1230, Musée des Beaux Arts, Chartres

Selon Paul Thoby ([5d], p 49), le Christ présente des aspects très archaïques, mais le reste de la Croix (notamment les deux anges lampadophores) serait nettement plus récent.


Croix limousine, autrefois conservee region de Bordeaux

Croix autrefois conservée dans la région de Bordeaux ([5d], N°73)

Cette autre croix, aujourd’hui disparue, comportait la même disposition sommitale : les deux anges porteurs de luminaires, au dessus de la dextre bénissante et du titulus.


sb-line

Les anges aux luminaires à Arras (1225-35)


1225-30 Premier missel de St Vindicien ca Arras BM 0094 (0049) fol 82v IHRTPremier missel de St Vindicien (abbaye de Mont Saint Eloi) 1225-30, Arras BM 0094 (0049) fol 82v, IHRT

Le premier missel réalisé pour l’abbaye de Mont Saint Eloi effectue la fusion complète des deux formules médiévales :

  • de la crucifixion « cosmique », elle reprend les deux luminaires, symbolisés par des disques rayonnants rouge et bleu (avec un croissant permettant d’identifier la Lune) ;
  • de la crucifixion « dogmatique », elle reprend les deux anges auréolés, la main de Dieu et Adam qui ressuscite, avec avec deux trouvailles inhabituelles :
    • la main de Dieu vient recueillir l’âme du Christ, matérialisée par un oiseau qui est aussi le Saint Esprit ;
    • le calice qui recueille le sang du Christ est tenu par le vieil Adam.

Les six médaillons des bordures, avec des scènes de la Passion, confirment le contexte eucharistique.

Cette fusion, qui nous semble assez naturelle, a nécessité un grand saut conceptuel : renoncer à la différentiation sexuelle millénaire du couple SOL / LUNA et sacraliser les deux luminaires, en les considérant comme des sortes d’hosties cosmiques élevées par des desservants en surplis. La « liturgisation des luminaires » a sans doute été favorisée par le contexte abbatial, la portée eucharistique de l’image étant soulignée par le calice. Mais il me semble qu’elle n’aurait pas pu voir le jour sans le développement, au tout début du XIIIème siècle, du rituel de l’Ostension de l’hostie [6].


missel de la cathedrale d’Arras, 1235 ca Arras BM ms 334 (963)_f. 30v detailMissel de la cathédrale d’Arras, peu après 1235 (datation Marc Gil [7], p 166), Arras BM ms 334 (963) f. 30v (détail)

Ce missel reprend la formule dans une vignette dont la taille réduite oblige à supprimer les auréoles, les ailes et les nuages : restent les couleurs rouge et bleu des disques, blanche des surplis.


Missel a l usage de Paris 1225-50 ca Bibl. Mazarine, 0422, f. 125v IRHTMissel à l’usage de Paris, 1225-50, Bibl. Mazarine, 0422, fol 125v, IRHT

Cette autre vignette retrouve les ailes et l’auréole, et mais perd la couleur blanche des robes et la forme en hostie pour la lune : l’intention eucharistique s’estompe, comme dans l’exemple qui suit.


1231-34 Missel a l'usage d'Arras Arras, BM, 0888 (0444) fol 175v IRHTMaître de Guines ?, Missel à l’usage d’Arras, 1231-34, Arras, BM, 0888 (0444) fol 175v, IRHT

Cette formule exceptionnelle revient à la figuration romane des luminaires (personnifications sexuées et sans ailes) tout en conservant deux caractères sacralisants de la formule moderne : l’auréole et une des deux mains voilées. Ce compromis sans lendemain témoigne sans doute d’une résistance face au nouveau motif.

Rattaché auparavant à l’atelier Arras-Lille dans la seconde moitié du siècle, ce missel est a été redaté par Marc Gil ([7] , p 165), du fait de l’absence de sainte Élisabeth de Thuringe et de saint Dominique.


sb-line

L’essor de la formule (Paris, 1234-50)

La chronologie des ateliers parisiens est bien connue grâce aux travaux de Robert Branner [8]. L’introduction du motif à Paris peut être attribué à l’atelier de la Vie de Saint Denis, qui travaillait plutôt pour les religieux ([8], p 87), et très précisément à un maître que Branner a baptisé le « St.-Corneille Painter », caractérisé par son originalité ([8], p 90).


BL Add 26655 fig 264St.Corneille Painter, missel à l’usage de Rouen,1230-35, BL Additional 26655, Branner fig 264

Dans ses premières oeuvres, comme comme tous les enlumineurs précédents à Paris, il montre simplement le soleil et la lune suspendus dans des sortes de sacs nuageux et à demi voilés (allusion à l’éclipse durant la Crucifixion).



G2 St.-Corneille Painter 1234-39 Lat 862 fol 165v 166r Gallica detail
St.Corneille Painter, 1434-39, Missel à I’usage de Paris, Lat 862 fol 165v 166r Gallica

Ce bifolium, classique pour les missels (voir 2 Une figure de l’Incommensurable), complète la Crucifixion par une figure de Dieu en Majesté. Au soleil et à la lune dans la main des anges s’ajoute le globe terrestre triparti dans la main du Créateur, trahissant l’intention cosmique qui sous-tend la composition.


G2 St.-Corneille Painter 1234-39 Lat 862 fol 165v 166r Gallica detail
Le registre haut de la Crucifixion est donc radicalement modifié : il est probable que l’idée des deux anges obéisse aussi à une raison graphique, l’effet d’écho avec l’Ange de Saint Jean, côté Majesté.

L’innovation semble en tout cas indépendante de la trouvaille de l’atelier d’Arras :

  • la lune ici n’est pas un symbole abstrait (roue bleue) mais une image réaliste (un disque blanc avec croissant) ;
  • les deux ailes déployées, la taille importante des disques et les mains non voilées enlèvent tout caractère liturgique : l’image est purement cosmique.


G2 St.-Corneille Painter Missel de St.Maur Lat 862 fol 165v BNF Lat 12054 fol 148vfol 148v G2 St.-Corneille Painter Missel de St.Maur BNF Lat 12054 fol 149rfol 149r

St.Corneille Painter, Missel de St.Maur, BNF Lat 12054

Le Missel qui, d’après Branner, lui succède immédiatement confirme l’absence d’allusion eucharistique : les anges descendent du ciel et les quatre médaillons de la bordure montrent des scènes de l’Enfance.


G2 St.-Corneille Painter 1240-60 Missel de St.Corneille BNF Lat 17319 fol 99vfol 99v G2 St.-Corneille Painter 1240-60 Missel de St.Corneille BNF Lat 17319 fol 100rfol 100r

St.Corneille Painter, 1240-60, Missel de St.Corneille, BNF Lat 17319

Le dernier missel attribué par Branner au Maître  est le seul, de toutes les productions des ateliers parisiens, à montrer :

  • le disque tenu par une main voilée ;
  • une différentiation sexuelle entre les deux anges.


Si le « St.Corneille Painter » est bien un seul et même artiste, il fait preuve d’une exceptionnelle inventivité quant à l’iconographie de la Crucifixion. Quoiqu’il en soit, la formule des grands disques tenus à main nue est ensuite reprise, après 1250,  par plusieurs atelier parisiens, qu’il serait fastidieux de suivre.


Wenceslas atleier Rouen painter BM Rouen 277 (Y 50) fol 157vFol 157v Wenceslas atelier Rouen painter BM Rouen 277 (Y 50) fol 158Fol 158

Atelier Wenceslas, « Rouen painter », Missel à l’usage de Rouen, BM Rouen 277 (Y 50) , IRHT

Dans cette composition particulièrement riche, la forme étudiée de la mandorle permet d’ajouter des anges thuriféraires, à l’extérieur pour la Crucifixion, à l’intérieur pour la Majesté. L’intention d’ensemble reste cosmique et non eucharistique : les luminaires sont touchés à main nue, et la lune, ici, n’est pas intégrée dans un disque.


sb-line

Un écho dans l’orfèvrerie parisienne

1240-48 atelier parisien Evangeliarium_dit_Premier_Evangéliaire_de_ a Sainte Chapelle BNF Latin 8892Premier Evangéliaire de la Sainte Chapelle (plat inférieur), 1240-48, BNF Latin 8892 1260-1270 Evangeliarium_dit_Troisième_Evangéliaire_de_ a Sainte Chapelle BNF Latin 17326Troisième Evangéliaire de la Sainte Chapelle (plat supérieur), 1260-70, BNF Latin 17326

Crucifixion,  atelier parisien 

La première composition exploite la frontalité et le parallélisme :

  • la Vierge et Saint Jean , vus de face, effectuent des gestes parallèles (main droite levée, main gauche tenant un livre) ;
  • de la même manière, les anges vus de face tiennent les luminaires au centre de leur torse, avec les mêmes gestes des mains ;
  • sur les bordures verticales, les cinq vierges sages, couronnées  tiennent leur lampe pleine de la main gauche ; les cinq vierges folles, coiffées d’un bonnet,  renversent leur lampe vide de la même main ;
  • la bordure supérieure complète la parabole, avec le Christ tenant des banderoles entre les deux maisons destinées aux Vierges : porte ouverte et porte fermée ;
  • la bordure inférieur montre une autre scène de discrimination : saint Michel combat les démons entre une citadelle porte ouverte (côté ange) et une citadelle porte fermée (côté démon).

La seconde  composition, plus conventionnelle, préfère une symétrie en miroir :

  • la Vierge et Saint Jean, vus de profil, effectuent des gestes opposés, avec des regards centripètes ;
  • les anges effectuent des gestes opposés, les luminaires en position centrifuge.

 


sb-line

Développement et variantes (après 1250)

L’atelier Arras / Lille

Ellen J Beer [10a], Robert Branner [10b], puis Willene B. Clark [10c] ont défini les caractéristiques de cet atelier, actif dans le Nord dans le troisième quart du siècle.

1225-30 Premier missel de St Vindicien ca Arras BM 0094 (0049) fol 82v IHRTPremier missel de St Vindicien (abbaye de Mont Saint Eloi) 1225-30, Arras BM 0094 (0049) fol 82v, IHRT
Second missel de St Vindicien 1250 ca Arras BM 0058 fol105v IHRTSecond missel de St Vindicien (abbaye de Mont Saint Eloi), 1250, ca Arras BM 0058 fol 105v, IHRT

Réalisé une vingtaine années après le premier, le second missel de Mont Saint Eloi comporte cette fois un bifolium. La page de la Crucifixion est quasiment une copie, avec une variation sur les anges, qui tiennent les astres d’une seule main voilée : l’hostie-soleil de la main gauche, l’hostie-lune de la main droite, comme si la sacralisation de l’ancienne figure païenne avait nécessité non seulement de couvrir la main, mais encore de l’inverser !

Une autre évolution notable renforce l’intention eucharistique : le sarcophage du vieil Adam, sorti de la bordure, c’est posé dans l’image comme un autel : et son couvercle oblique trace comme une parenthèse fermante à l’opposé du panonceau.

Graphiquement, les deux anges sont construits selon une symétrie raffinée :

  • poses en miroir ;
  • inversion des couleurs (celui qui tient le soleil rouge a une auréole blanche, et réciproquement).


Second missel de St Vindicien 1250 ca Arras BM 0058 fol105v IHRTFol 105v Second missel de St Vindicien 1250 ca Arras BM 0058 fol106 IHRTFol 106

Second missel de St Vindicien (abbaye de Mont Saint Eloi), 1250, ca Arras BM 0058 IHRT

Dans la page de la Majesté, les anges jouent également un rôle important : quatre sonnent de la trompette, trois portent les instruments de la Passion (à main nue) et deux une couronne de lauriers au dessus de sa tête. Le Christ n’est pas représenté en Créateur, mais en Vainqueur, le globe terrestre sous ses pieds (voir 5 L’âge d’or des Majestas ). Il fait saigner les plaies :

  • de sa main gauche sur les tables de l’Ancienne Loi,
  • de sa main droite sur l’hostie et le calice.

Cette symétrie fait écho à la valeur symbolique des luminaires, dans l’autre image : une des interprétations traditionnelles de leur présence dans la Crucifixion [9] est en effet qu’ils représentent l’Ancien et le Nouveau Testament (le premier ne faisant que refléter la lumière du second).


Missel a l'usage de l'abbaye de Marchiennes 1250-75 Arras BM 0368 (0448) fol 138vMissel à l’usage de l’abbaye de Marchiennes, 1250-75, Arras BM 0368 (0448) fol 138v.

Désormais bien installée, la formule commence à se standardiser : comme dans le Second missel de Saint Vindicien, les deux anges sont symétriques et posés sur un petit nuage. Mais les détails sont simplifiés :

  • plus de mains voilées,
  • plus d’inversion des auréoles : l’ange du Soleil a une auréole rouge, celui de la Lune a une auréole bleu. nuit.


La floraison des variantes


1250 ca Psalter of Evesham BL Add MS 44874 fol 6rPsautier d’Evesham, vers 1250, BL Add MS 44874 fol 6r

Une fois comprise et acceptée,  la formule commence à jouer avec ses propres règles : après s’être ingéniés pendant des siècles à différencier les luminaires, les artistes s’amusent désormais à les rendre presque identiques :
1250 ca Psalter of Evesham BL Add MS 44874 fol 6r detailici seule la longueur des rayons et la taille du visage permettent de les distinguer.


missal heny chinchester Salisbuy vers 1250 manchester The John Rylands Library, Latin MS 24 fol 149rAnnonciation, fol 149r missel henry de chinchester Salisbuy vers 1250 manchester The John Rylands Library, Latin MS 24 fol 152rCrucifixion, fol 152r

Missel de Henry de Chinchester, Salisbuy, vers 1250, Manchester, The John Rylands Library, Latin MS 24

D’autres au contraire s’ingénient à les différentier : ici le soleil arbore un mufle de lion, la Lune un visage pâle, les deux baissant les yeux pour marquer leur douleur. A noter que, dans ce manuscrit, le principe des anges dans le registre supérieur s’étend à plusieurs images.


1250-75 Trinity College B.11.4 fol 190 Psaume 109Psaume 109, 1250-75 Trinity College B.11.4 fol 190

Cette « Trinité du Psautier » suit l’iconographie courante du Trône de Grâce, mais personnalisée par trois caractéristiques uniques :

  • la face du Père est remplacée par un trèfle à quatre feuilles doré et rayonnant, sorte d’astre suprême dont la forme magnifie celle de la croix ;
  • la croix du Fils embarque avec elle les anges aux luminaires ;
  • dans cette Crucifixion suggérée, l’abbesse qui a commandé le psautier s’est fait représenter en lieu et place de Marie, la crosse touchant le soleil.


1270–75 Gradual and Sacramentary of Admont. by the Master of Giovanni da Gaibana Calouste Gulbenkian MuseumGraduel et sacramentaire d’Admont, par le Maître de Giovanni da Gaibana, 1270–75, Calouste Gulbenkian Museum, Lisbonne

Dans cette composition curieuse, les deux astres sont devenus totalement symétriques, chacun avec un croissant, et ne se différentiant que par les couleurs conventionnelles rouge et bleu. La taille importante des deux globes et leur traitement en volume leur fait perdre toute signification eucharistique (bien que la main voilée reste présente à l’arrière).


1290-95 Missel a l'usage des dominicains de toulouse Toulouse - BM - ms. 103 fol 103v IRHTFol 103v 1290-95 Missel a l'usage des dominicains de toulouse Toulouse - BM - ms. 103 fol 104 IRHTFol 104

Missel à l’usage des dominicains de Toulouse, 1290-95, Toulouse, BM MS 103, IRHT

Dans ce bifolium, les disques de fantaisie, ornés d’un mufle de lion et d’une triste figure, sont brandies vers le bas par deux anges : c’est dire si la symbolique de l’élévation de l’hostie s’est perdue. Les couleurs rouge et bleu sont passées des disques aux nuages, autre jeu avec les conventions antérieures.


1323 Petrus de Raimbaucourt The Hague, KB, 78 D 40 fol. 62vFol. 62v 1323 Petrus de Raimbaucourt The Hague, KB, 78 D 40 fol. 63Fol. 63

Petrus de Raimbaucourt, 1323, La Hague, KB, 78 D 40

Un siècle après l’invention du motif, ce jeu de dissimulation est ici poussé à son comble  : il faut vraiment être informé pour distinguer, dans les quatre médaillons qui entourent la Crucifixion, les deux du bas représentent l’Eglise et la Synagogue, et les deux du haut le soleil (une sorte de turban rayonnant) et la lune (un croissant informe).


Pucelle, Jean, Book of Hours of Jeanne d’Evreux, 1325-28, Manuscript (Acc. 54), METLivre d’Heures de Jeanne d’Evreux, 1325-28, Manuscript (Acc. 54), MET

Dans cette miniature de Jean Pucelle, les anges porteurs d’astres ont épuisé leur symbolique ; ce sont des figurants ordinaires, moins originaux que leurs deux collègues qui viennent, sans nécessité théologique,  l’un de l’arrière-plan, l’autre de l’avant-plan, examiner de plus près les plaies du Christ.


1350-60 French_-_Virgin_and_Child_and_Crucifixion_-_Walters_Art Museum Baltimore 71178
Diptyque parisien en ivoire, 1350-60, Walters, Art Museum Baltimore N°71178

Terminons avec cette formule très inventive, où le trilobe imposait de se limiter à un seul ange central :

  • à gauche il couronne la Vierge ;
  • à droite il présente au dessus du Christ (sans couronne d’épine) le Soleil et la Lune, devenus ici comme les attributs de sa Royauté céleste.



En conclusion : deux lectures de la Croix

875-900 Evangeliaire MS Lat 9453 BNF Gallica
Evangéliaire, 875-900, MS Lat 9453, BNF Gallica

Une lecture chronologique est  probablement en germe dans toutes les Crucifixions complexes, depuis l’époque carolingienne :

  • en bas, le serpent illustre le moment de la Chute ;
  • la traverse horizontale marque la fin de l’existence du Christ sur terre ;
  • tout ce qui se trouve au dessus, anges, luminaires et panonceau, évoque les temps après sa mort  :
    • a minima son Règne cosmique,
    • a maxima, dans les Crucifixions à allusion apocalyptique, le moment de son Retour.


Missel, 1140, Münsterarchiv HS1, Gladbach près Münich

Cette lecture chronologique est particulièrement marquée dans le missel de Gladbach (voir 5 Les Inversions soleil /lune).


Le Puy Chapelle des Morts detail

Fresque de la Crucifixion, 1175-1225, Chapelle des Morts, Cathédrale, Le Puy

Elle se lit encore dans la Crucifixion du Puy, où le cadre interne sépare les Anges aux luminaires, descendus sur Terre au moment de la Crucifixion, et les anges du Ciel qui y attendent le Christ.


1225-30 Premier missel de St Vindicien ca Arras BM 0094 (0049) fol 82v IHRTPremier missel de St Vindicien (abbaye de Mont Saint Eloi) 1225-30, Arras BM 0094 (0049) fol 82v, IHRT

Le Premier Missel de Mont Saint Eloi inaugure une nouvelle lecture, a-chronologique et eucharistique, qui se superpose à la précédente mais s’effectue dans le sens de la Descente :

  • en haut, les anges amènent des deux mains les Espèces divines, et Dieu amène des deux mains l’Esprit-Saint
  • au centre, le Corps du Christ se déploie, mains ouvertes ;
  • en bas, Adam-prêtre élève des deux mains le calice.



Chapitre suivant : 2b Les anges aux luminaires dans un Jugement dernier

Références :
[1] Elizabeth Leesti « Carolingian Crucifixion Iconography: An Elaboration of a Byzantine Theme » RACAR : Revue d’art canadienne, Volume 20, numéro 1-2, 1993 https://www.erudit.org/fr/revues/racar/1993-v20-n1-2-racar05602/1072746ar.pdf
[2] Anthony Cutler « A Byzantine Triptych in Medieval Germany and Its Modern Recovery » Gesta
Vol. 37, No. 1 (1998), pp. 3-12 (12 pages) https://www.jstor.org/stable/767208
[2a] https://www.sothebys.com/en/auctions/ecatalogue/2007/european-sculpture-works-of-art-l07231/lot.6.html
[2b] B. C. Raw, Anglo-Saxon Crucifixion Iconography and the art of the Monastic Revival, Cambridge, 1990, p 128 https://archive.org/details/anglosaxoncrucif0000rawb_38/page/128/mode/1up
[2c] Robert Desham « The iconography of the full-page miniatures of the Benedictional of Aethelwold » Thèse Princeton 1970
[3] Gérard Cames « Recherches sur l’enluminure romane de Cluny » Cahiers de Civilisation Médiévale Année 1964 7-26 pp. 145-159 https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1964_num_7_26_1304
[4a] https://www.inha.fr/fr/livre-corpus-emaux-volume-1.html
[4a1] Elbern « Der Karolingische Goldaltar von Mailand » Vol. 2 p 37
[4b] Edouard Charton « Voyageurs du moyen âge » 1854 https://books.google.fr/books?id=EwAmAAAAMAAJ&pg=RA1-PA18
[4c] https://www.cosmovisions.com/cosmographieMAChrono04.htm
[4d] AlbertBoeckler « Die Bronzetür von Verona » https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/boeckler1931/0022
[5] Jacques Bousquet, « A propos d’un des tympans de Saint-Pons. La place des larrons dans la crucifixion », Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, n° 8, 1977
[5aa] Pour le pot de vinaigre et la couronne :
Jürgen Stude « Geschichte der Juden in Bruchsal », p 15
Pour l’éponge :
Ernst Cohn « Über den Codex Bruchsal I der Karlsruher Hof u. Landesbibliothek und eine ihm verwandte Handschrift » p 16 https://archive.org/details/bub_gb_pHIUAQAAIAAJ/page/n17/mode/2up
[5ab] Robert Favreau, Etudes d’épigraphie médiévale, 1995, Volume 1 p 386 https://books.google.fr/books?id=HxZr7pcpURQC&pg=PA386&dq=ERO+MORS+TUA+favreau&hl=fr&newbks=1&newbks_redir=0&sa=X&ved=2ahUKEwj_vpCJldf_AhUnRqQEHagwDqIQ6AF6BAgGEAI#v=onepage&q=ERO%20MORS%20TUA%20favreau&f=false
[5a] Yolanta Zaluska « Le Psautier Manchester, John Rylands University Library, ms. lat. 22 et les Évangiles dans la Bible moralisée » Civilisation Médiévale Année 1999 7 pp. 231-250 https://www.persee.fr/doc/civme_1281-704x_1999_mel_7_1_963#civme_1281-704X_1999_mel_7_1_T2_0231_0000
[5b] Le calendrier mentionne la translation des reliques de St Eligius (en 1212) mais pas la fête de ces reliques (en 1218). Voir Marina Vidas « The Christina Psalter: A Study of the Images and Texts in a French Early Thirteenth-century Illuminated Manuscript » Museum Tusculanum Press, p 37 https://books.google.fr/books?id=HbP7JvQy3lUC&pg=PA37
[5c] X. Barbier de Montault, « Le trésor liturgique de Cherves en Angoumois », Bulletin de la Société Archéologique et Historique de la Charente – année 1897 – pages 81 à 257
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k208940r/f316.item
[5d] Paul Thoby; Pierre Verlet Les croix limousines de la fin du XIIe siècle au début du XIVe siècle
[6] Pierre-Olivier Dittmar « Cachez ce saint que je ne saurais voir. Modifications de visibilité en contexte rituel à la fin du Moyen Âge » dans Cahiers d’anthropologie sociale 2015/1 (N° 11), pages 84 à 99, https://www.cairn.info/revue-cahiers-d-anthropologie-sociale-2015-1-page-84.htm
[7] Marc Gil, « Le Maître de Guînes et l’enluminure gothique des années 1230‐1250 entre Flandre et Artois » dans 2017, Pascale Charron, Marc Gil et Ambre Vilain (éd.), La pensée du regard. Études d’histoire de l’art du Moyen Âge offertes à Christian Heck, https://www.academia.edu/36557872/_Le_Ma%C3%AEtre_de_Gu%C3%AEnes_et_l_enluminure_gothique_des_ann%C3%A9es_1230_1250_entre_Flandre_et_Artois_p._157-171
[8] Robert Branner, « Manuscript Painting in Paris during the Reign of Saint Louis : A study of styles », Berkeley, Los Angeles, Londres, 1977 https://www.academia.edu/37647180/Robert_Branner_1977_Manuscript_Painting_in_Paris_during_the_Reign_of_Saint_Louis
[9] Louis Hautecoeur, « Le soleil et la lune dans les crucifixions », Revue archéologique 5ème ser. 14 (1921), p 13–32 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k203688v/f16.item
W. Deonna « Les crucifix de la vallée de Saas (Valais) : Sol et Luna. Histoire d’un thème iconographique » Revue de l’histoire des religions
(premier article) Année 1946 132-1-3 pp. 5-47 : https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1946_num_132_1_5517
(second article) Année 1947 133-1-3 pp. 49-102 : https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1947_num_133_1_5566
[10a] Ellen J. Beer « Das scriptorium des Johannes Philomena und seine illuminatoren », Zur buchmalerei in der region Arras-Cambrai » 1250 bis 1274 Scriptorium Année 1969 23-1 pp. 24-38 https://www.persee.fr/doc/scrip_0036-9772_1969_num_23_1_3351
[10b] Robert Branner « A Cutting from a Thirteenth-Century French Bible » The Bulletin of the Cleveland Museum of Art Vol. 58, No. 7 (Sep., 1971), pp. 219-227 https://www.jstor.org/stable/25152388
[10c] Willene B. Clark « A Re-United Bible and Thirteenth-Century Illumination in Northern France » Speculum, Vol. 50, No. 1 (Jan., 1975), pp. 33-47 (19 pages)
https://www.jstor.org/stable/2856511

Majestas et astronomie

27 avril 2022
Comments (0)

Ce court article présente trois cas où l’influence de l’astronomie sur une Majestas est prouvable, par une analyse serrée des textes associés. Ces images ont été très étudiées, mais à ma connaissance leur arrière-plan astronomique est passé jusqu’ici inaperçu.

Un point d’historiographie

Les manuscrits astronomiques médiévaux ont longtemps été étudiés par les seuls historiens des sciences ou historiens des textes : ils sont en effet bien distincts des manuscrits religieux dont les images passionnent les historiens d’art. Les nombreux schémas qu’ils contiennent sont aujourd’hui totalement compris, répertoriés et faciles d’accès [1].

Assez récemment, des historiens d’art ont pénétré ce champ d’étude, et proposé que certains de ces schémas aient pu servir de source à des images religieuses bien connues. Ainsi Anton von Euw a étudié l’influence des schémas de Calcidius sur une série de Majestas ottoniennes de l’atelier de Cologne [2], et a trouvé l’origine de la mandorle en huit du Codex Hitda dans un de ces schémas. Bianca Kühnel [3] a consacré un livre complet à la question des liens entre astronomie et théologie, en étudiant des schémas de composition communs (sept cercles en couronne, cinq cercles en croix), notamment dans les Majestas Dei. H. L. Kessler [4] a retrouvé dans toutes les mandorles en huit (et dans d’autres images) les cercles intersectés de Calcidius.

Ces recherches sont passionnantes, mais assez frustrantes : car des analogies formelles peuvent aussi bien prouver une filiation qu’une origine commune.


AstronomieTheologie

Ainsi, le schéma générique, très simple, de deux cercles s’intersectant, n’avait pas besoin de passer par Calcidius pour donner aux théologiens carolingiens l’idée de la mandorle en huit (sur ce sujet, voir 3 Mandorle double symétrique ).

Voici donc deux cas inédits, où l’influence astronomique est prouvable : non par des analogies formelles, mais par des textes.



La Majestas Dei du Codex Aureus de Saint Emmeram (870)

codex-aureus-de-saint-emmeran 870 ca Christ en majestel Munich, Bayerische Staatsbibliothek schema 2Majestas Dei
Codex aureus de Saint Emmeran, 870 Bayerische Staatsbibliothek Munich, Clm 14000, fol 6v

Cette page très célèbre constitue un point culminant parmi les grandes Majestas Dei carolingiennes : inventées vers 840 par les théologiens qui dirigeaient les artistes du scriptorium de Tours, développées trente ans plus tard par ceux de l‘Ecole du Palais de Charles le Chauve, comme c’et le cas pour celle-ci (voir 3b La Renaissance carolingienne).

Elle comporte par bonheur de nombreux textes explicatifs qui permettent de comprendre son ambition totalisante : à la fois schéma théologique et schéma astronomique. On a depuis longtemps reconnu dans sa conception l’influence décisive du grand théologien et poète de l’époque, Jean Scot Erigène. Je ne fais ici que prolonger cette piste fructueuse.

Les textes des Evangélistes

A l’extérieur du losange, chaque Evangéliste reçoit de la part de son Vivant, une inspiration personnalisée, comme expliqué par les vers de Sédulius inscrits sur la bordure du nuage :

Matthieu décrit la naissance humaine du Cbrist.
Marc, de sa voix, crie à la manière du lion rugissant.
Luc mugit d’un pieux amour dans son poème du Christ.
Toi, Jean, en écrivant, tu pénètres au ciel en esprit.

Humanum Christi describit Mattheus ortum.
More boat Marcus frendentis voce leonis.
Mugit amore pio Lucas in carmine Christi.
Scribendo penetras caelum tu mente, Johannes.


Les textes des Prophètes

De même chaque prophète est identifié et distingué par un vers, attribué à Jean Scot Erigène, inscrit sur la bordure du médaillon :

De ceux là, Isaïe empli des présents divins
Et Jérémie également, chantent les miracles de Dieu ;
Et Ezéchiel qui de Dieu décrivit le trône et tout cela (raison pour laquelle seul son parchemin pénètre à l’intérieur du losange)
Et Daniel raconte le Christ détaché de la montagne (allusion à Daniel 2,34)

Ex quibus Isaias divino munere fartus

Hieremias pariter, Domini miracula psallunt

Hiezechihel sedemque Dei describit et ista

Et Danihel Christum narrat de monte recisum .


Le texte du Christ

A l’intérieur du losange, la splendeur du Seigneur est contemplée directement par les Prophètes. Il s’agit bien du Christ en gloire, comme le précisent les deux vers inscrits sur la mandorle :

Le Christ, vie des hommes, gloire suprême des Cieux,
Pèse le monde-tétragone par son discernement merveilleux.

Christus, vita hominum, caelorum gloria summa,
Librat tetragonum miro discrimine mundum.

Le second vers, plutôt obscur, est une paraphrase du vers 6 du poème Aulae sidereae composé par Jean Scot pour Charles le Chauve. Il faut le citer malgré sa difficulté [5], car il constitue le sous-texte indispensable à la compréhension de l’image :

De ses cheveux d’or le soleil (la torche titanide) noue en tous points
Les cercles concentriques de la cour sidérale.
Sur son plateau pesant par deux fois l’ombre égale à la lumière,
Il se retourne par deux fois vers les accroissements tropiques de l’une et de l’autre,
Et partageant ainsi l’année en deux mouvements doubles,
Par cette belle segmentation, il règne sur le monde tétragonal.

Aulae sidereae, vers 1 a 6

Aulae sidereae paralelos undique circos

Crinibus auratis nectit Titania lampas.

Umbram bis luci parilem bis lance staterans

Sese bis tropicos ambarum vertit in auctus,

Ac sic distingens binis bis motibus annum

Regnat tetragonum pulcro discrimine mundum


Ainsi le Christ de l’image, qui « pèse le monde tétragonal » est comparé, par le biais du poème, au soleil qui fait osciller la durée du jour et de la nuit comme les plateaux d’une balance.

A noter qu’un peu plus loin, au vers 15, Jean Scot revient sur l’idée de pesée, en rappelant que Saint Jean Baptiste est « libra conceptus », « né sous le signe de la Balance ».

Un schéma cosmique (SCOOP !)

Christ en majeste 844-851 Premiere Bible de Charles le Chauve, BNF fol 329v schemaMajestas domini
Première Bible de Charles le Chauve, 845-46, BNF Latin 1 fol 329v

Dès la Première Bible de Charles de Chauve, vingt cinq ans plus tôt, les érudits du Scriptorium de Tours avaient tenté de relier le losange de la Majestas Dei et celui des Saisons : le prix à payer étant de renoncer à l’ordre canonique des Evangélistes selon la Vulgate (voir 3b La Renaissance carolingienne).

La référence explicite à la partie du poème de Jean Scot Erigène qui décrit le mécanisme des Saisons, laisse penser qu’une nouvelle unification a été tentée, et réussie, grâce à une table de correspondance plus savante.

Dans une étude très serrée sur les textes du Codex Aureus [6], Paul-Edward Dutton et Edouard Jeauneau rappellent que Jean Scot avait traduit, entre 862 et 864, le « De ambigua Johannis » de Maxime le confesseur, qui relie les quatre Evangélistes aux quatre Eléments et aux quatre Vertus, selon le tableau suivant [7] :
ambiguas de maxime le confesseur

Il ne reste plus qu’à franchir le dernier pas en rajoutant sur le même schéma les Eléments et les Saisons (ce qui oblige à abandonner la correspondance antérieure entre Saisons et Evangélistes) :

codex-aureus-de-saint-emmeran 870 ca Christ en majestel Munich, Bayerische Staatsbibliothek schema 2
En reprenant la métaphore du Christ/Soleil pesant la lumière (triangles blancs) et l’ombre (triangles noirs), parcourir le losange dans l’ordre des Eléments (et des Evangélistes) revient à voir augmenter le poids de l’ombre, puis celui de la lumière. Les Prophètes des sommets latéraux correspondent aux équinoxes (égalité des deux plateaux) et les deux autres aux solstices (la Lumière puis l’Ombre « pèsent » le plus lourd).

Cette exceptionnelle Majestas Dei est donc, grâce à la puissance du losange, aussi un schéma cosmique.

« Pour Erigène, le parallélisme entre le monde visible et le monde invisible était évident puisque, comme il l’exprime dans le Aulae siderae, l’Ecriture et La Nature chantent ensemble » Paul-Edward Dutton et Edouard Jeauneau [6] :

L’Ecriture l’enseigne, avec laquelle consonne l’ordre des Réalités
Aulae siderae, vers 49

Haec scriptura docet cui rerum concinit ordo


Les légendes de l’image (SCOOP !)

codex-aureus-de-saint-emmeran 870 ca Christ en majestel Munich, Bayerische Staatsbibliothek schema 3a

Les quatre vers en haut et en bas de l’image sont difficiles. Voici la traduction que je propose :

Formées en carré selon diverses figures,

Les armées des saints contemplent les grandes félicités.

La présente page restitue, par sa splendeur séduisante,

Ce à quoi font écho les maîtres par leur huit bouches pieuses.

Ordine quadrato variis depicta figuris

Agmina sanctorum magna gaudia vident

Pagina nunc praesens retinet splendore venusto

Quae proceres octo ore pio reboant

Le terme « ordine quadrato » (selon un ordre carré) ne s’applique pas à la structure de l’image que nous voyons, mais au contraire à son extérieur que nous ne voyons pas, à l’armée invisible « formée en carré », selon l’expression militaire romaine :

quadrato agmine instructo

L’armée rangée en carré

(César. BG. 8)



codex-aureus-de-saint-emmeran 870 ca Christ en majestel Munich, Bayerische Staatsbibliothek schema 3

Ces armées ne sont pas représentées, mais l’image a la prétention de nous montrer ce que les Saints contemplent en permanence, et que les huit maîtres (Prophètes et Evangélistes) nous ont seulement transmis par leurs mots : le Christ dans sa gloire cosmique.


Une iconographie unique : la Majestas à l’Arbre de vie

Evangeliar Kaiser Heinrichs II vers 100

Evangéliaire de l’Empereur Heinrich II, vers 1000, BSB Clm 4454 fol-20v, Bayerische StaatsBibliothek , Münich

Parmi les Majestas ottonienne (voir 4 Art ottonien et Beatus), celle-ci est très exceptionnelle. Elle conserve le goût carolingien pour les références antiques et pour l’empilement des schémas de synthèse quadripartis :

  • les quatre Evangiles sont assimilés aux quatre fleuves du Paradis, dont les sources sont représentées par quatre Naïades verdâtres, sortes de sirènes à trois queues ;
  • les quatre Eléments sont symbolisés, dans les médaillons, par deux couples de Dieux antiques s’affrontant deux à deux :
    • Sol (Feu) et Luna (Eau) horizontalement,
    • Caelus (Air) et Tellus (Terre) verticalement.

L‘Arbre soutenu à deux mains par la figure de la Terre, rivalise de fantaisie avec les meilleures inventions de Bosch. Il a des cerises pour fruits, et sept branches qui portent, de bas en haut :

  • une épine au bout d’une partie écorcée ;
  • deux feuilles jointes en forme de chapeau de champignon,
  • trois feuilles déployées ;
  • à nouveau une feuille-champignon.
    .

Puisque les quatre symboles des Evangiles sont associées aux quatre fleuves du Paradis pour former la Fontaine de Vie, l’arbre qui se trouve au centre est un des deux arbres du Jardin d’Eden : pas celui de la Connaissance du bien et du mal, cause du Péché originel ; mais bien l’Arbre de Vie, qui donne l’Eternité à qui mange de ses fruits : d’où les nombreuses cerises qui pendent sous ses feuilles.
.

Les moines qui ont conçu cette iconographie ont jugé bon de l’expliquer, à la page suivante, par un texte tout aussi complexe et dense (traduction personnelle) :

Le Christ est Paix, Bonté, Vertu, Lumière et Sagesse.
Il tient en haut le zodiaque, et il tient tout ce qui est en dessous.
Ce faisant, il parcourt les lieux amènes du paradis divin.
Et tout comme lui qui, debout, portant les signes de la Victoire
dans les figures et dans les animaux posés dessus,
Offre, par une même Loi, quatre fleuves mystiques au globe,
Que celui qui a soif et qui y boit, vive sauvé pour l’éternité.

Pax, bonitas, virtus, lux et sapientia Christus

Signiferum supra tenet et generale quod infra :

Hac ope divina paradisi calcat amoena.

Et velut hic stando, victoris signa gerendo
In suprapositis animalibus atque figuris
Flumina lege pari dat mystica quatuor orbi,
Qui sitit inde bibat, salvus per saecula vivat.

L’expression « les signes de la Victoire » désigne :

  • directement, les moyens de la Victoire du Bien contre le Mal (à savoir les quatre Sources/Evangiles) ;
  • implicitement, les fruits de l’Arbre de Vie, par référence à un des rares textes qui en parlent :

« Le vainqueur, je lui donnerai à manger de l’arbre de vie qui est dans le paradis de Dieu. »
Apocalypse de Jean, II, 7


Un arbre cosmique (SCOOP !)

800-900 Vat Lat 645 fol 66v (c) Biblioteca Apostolica Vaticana

800-900 Vat Lat 645 fol 66v (c) Biblioteca Apostolica Vaticana

Ce traité carolingien [8] montre bien que « signifer », qu’on traduit habituellement par zodiaque, désigne la sphère extérieure, celle des étoiles fixes. « Tout ce qui est en dessous » peut donc désigner les sept planètes, plus la Terre.



Evangeliar Kaiser Heinrichs II vers 1000 BSB Clm 4454 fol-20v Bayerische StaatsBibliothek detail
Ainsi le vers énigmatique « Il tient en haut le zodiaque, et il tient tout ce qui est en dessous », est traduit graphiquement par les deux objets que tient le Christ :

  • dans sa main gauche l’arbre (à savoir le « signifer » auquel sont accrochées les sept planètes) ;
  • dans sa main droite le globe terrestre.


1400-20 Lyon BM MS.1351 038v Breviari d’amorBreviari d’amor, 1400-20, Lyon BM MS.1351 038v Tuebinger_Hausbuch 1450 ca Freie_Kuenste Universitätsbibliothek Tübingen, Md 2, fol. 320vPlanètes et Arts libéraux, Tübinger Hausbuch, vers 1450, Universitätsbibliothek Tübingen, Md 2, fol. 320v

Or l’ordre de Ptolémée conduit naturellement à une représentation des sept planètes par couples, de part et d’autre du Soleil.



Evangeliar Kaiser Heinrichs II vers 1000 BSB Clm 4454 fol-20v Bayerische StaatsBibliothek schema
Avec toutes les précautions d’usage, cette présentation rappelle beaucoup les trois étages symétriques de l’arbre de notre miniature, encadré par les Quatre Eléments eux aussi présentées par couples.

Debout contre l’arbre dont les graines produiront, selon la tradition, le bois même de la Croix, le Christ apparaît ici comme le garant du Salut de l’Homme, mais aussi de l’Ordre du Cosmos.


La Majesté d’Annus

Il existe plusieurs représentations de l’Année figurée comme une figure de Majesté trônant au centre des Mois ou des Saisons. Certaines sont très proches d’une Majestas Dei, Annus pouvant facilement être assimilé au Seigneur ordonnateur des cycles cosmiques (voir 4 Paires de globes et Inversions soleil /lune .

L’image étudiée ici est très particulière, puisqu’elle comporte explicitement le nom Orion, constellation dont la présence n’a pas été complètement expliquée.


Annus 980 Sacramentaire, Fulda, Staatsbibliothek zu Berlin, Ms. theol. lat. fol. 192
Annus
Fragments d’un sacramentaire, Fulda, vers 980 , Staatsbibliothek zu Berlin, Ms. theol. lat. fol. 192

L’idée de personnifier l’année sous forme d’un vieillard apparaît au 10ème siècle, de manière assez mystérieuse : le seul antécédent est celui du char d’Hélios au centre de la roue des Mois (Vat. Gr. 1291), voir 2 Le globe solaire

Les textes ne suggèrent pas une grande profondeur symbolique :

L’année a 365 jours

Tercentenis bisque triceni quinque diebus

Dans un cycle de douze mois l’année tourne en 52 semaines.

Bissena mensuum verticine volvitur annus ebdom

En haut les deux saisons où le Jour prédomine – le Printemps florissant (Ver floridus) et l’Eté fructueux (Aestas fructifer) – portent le médaillon bordé d’or de DIES.

En bas les deux saisons où la Nuit prédomine – l’Automne fertile (Autumnus fertilus) et l’Hiver horrible (Hiemps horribilis) – portent le médaillon bordé de vert de NOX.



Annus 980 Sacramentaire, Fulda, Staatsbibliothek zu Berlin, Ms. theol. lat. fol. 192 detailAnnus tient dans sa main droite une couronne verte avec des points dorés, en nombre indistinct, et de sa main gauche un serpent doré, qui monte vers l’Eté, puis vers le mois de Juillet.

Il aurait pu sembler plus logique que ce serpent parte de la main droite, de manière à passer par le Printemps, puis par le Premier mois de l’Année, Janvier. Mais il aurait fallu que le dernier mois, Décembre, se trouve en haut de l’autre pile : or les mois sont pas répartis de manière discontinue, en deux échelles descendantes : Janvier/Juin et Juillet/Décembre : l’image suit, comme nous allons le voir, une autre logique que celle du ruban continu.

Certains ont prêté au disque et au serpent l’intention de symboliser l’Espace et le Temps. En fait, le disque n’a ici rien d’un globe : c’est une couronne tenue par le haut, la couronne verte et dorée de l’Année, qui mélange la couronne dorée de DIES et la couronne verte de NOX. Quant au serpent, c’est un objet purement graphique, qui permet de relier Annus aux Saisons, puis aux Mois qui se trouvent en haut et en bas des deux échelles.


De la visibilité d’Orion (SCOOP !)

Annus 980 Sacramentaire, Fulda, Staatsbibliothek zu Berlin, Ms. theol. lat. fol. 192 detail Orion
En haut sont écrits le nom Orion (en caractère grec) , et l’expression Gloria diei, Gloire du Jour. Cet emplacement, entre Printemps et Eté, est logique, puisque déjà Ovide associe le lever héliaque d’Orion au solstice d’été (Les Fastes, Livre VI) :  solstice que l’expression « gloire du jour » décrit parfaitement.

L’étoile juste en dessous du mot Orion, qui lui est reliée par un faisceau lumineux, est plus difficile à interpréter, puisqu’on la retrouve aussi en bas, dans le médaillon de NOX (sans faisceau) [9].



Annus 980 Sacramentaire, Fulda, Staatsbibliothek zu Berlin, Ms. theol. lat. fol. 192 schema
L’explication tient à la structure de l’image, qui malgré les apparences n’est pas cyclique, mais binaire  : les Saisons sont réparties en deux couples symétriques et les Mois  en deux piles (flèches blanches). Du coup les médaillons de la verticale centrale sont situés tout deux au même moment de l’année, la jonction entre Juin et Juillet (ligne blanche en pointillés). L’étoile à l’intérieur représente Orion dans les deux cas, pour peu que l’on accorde à DIES et NOX la signification supplémentaire de VISIBLE / INVISIBLE (yeux ouverts, yeux bandés) :

  • en haut ORION devient visible juste avant le mois de JUILLET (après son lever héliaque au solstice d’été) ;
  • en bas, ORION est invisible dans les mois qui précèdent ce solstice (quarante jours d’après Hésiode).



Références :
[1] Voir le dictionnaire de Bruce Eastwood, Gerd Grasshoff, « Planetary Diagrams for Roman Astronomy in Medieval Europe, Ca. 800-1500 » https://www.jstor.org/stable/20020363
ou des sites spécialisés :
Diagrammes médiévaux :
http://repository.edition-topoi.org/collection/MAPD/search#by_manuscript_id_by_author_filter_key=calcidius;page=1
Manuscrits d’Aratus :
https://aratea-digital.acdh.oeaw.ac.at
[2] Anton von Euw, « Die Majestas-Domini-Bilder der ottonischen Kölner Malerschule im Licht des platonischen Weltbildes : Codex 192 d. Kölner Dombibliothek. » dans « Kaiserin Theophanu. Begegnung des Ostens und Westens um die Wende des ersten Jahrtausends. Gedenkschrift des Kölner Schnütgen-Museums zum 1000. Todesjahr der Kaiserin », 1991, T1, p 379-398
[3] Bianca Kühnel « The End of Time in the Order of Things : Science and Eschatology in Early Medieval Art. », 2003
[4] H. L. Kessler, « De una essentia innectunctur sibi duo circuli ». dans Jeffrey Hamburger; Brigitte M. Bedos-Rezak. « Sign and Design. Script as Image in Cross-Cultural Perspective (300–1600 CE) », 2016
[5] Je me suis permis de modifier légèrement la traduction très précise de M Foussart, « Aulae Siderae, vers de Jean Scot au roi Charles », Cahiers archéologiques vol 21 1971 p 84. Le mot discrimen porte l’idée très précise de point-limite, de moment critique, mais aussi l’idée générale de discernement. M Foussart le traduit par la périphrase « ordonnance de ces intervalles ». J’ai préféré ici « segmentation » (pour exprimer la division de l’année en plusieurs points critiques) et « discernement » dans la phrase plus générale du Codex Aureus.
[6] Paul-Edward Dutton, Edouard Jeauneau, « The verses of the Codex Aureus of Saint Emmeram » dans « Etudes érigéniennes » 1987 p 627
[7] Caroline Frésard « La relation du texte et de l’image en occident au XIème : l’architecture du texte et l’architecture de l’image chez Raoul Glaber ». Le texte de Maxime le Confesseur se trouve en annexe (p 188), en latin et traduit. https://www.academia.edu/3312733/La_relation_du_texte_et_de_l_image_en_occident_au_XI%C3%A8me_l_architecture_du_texte_et_l_architecture_de_l_image_chez_Raoul_Glaber
[8] Ce diagramme et celui qui le suit (Adam au centre du Paradis, entouré par les douze vents) sont étudiés en détail par Bianca Kühnel, [3], p 169 et sss
[9] Christoph Winterer propose que les deux couples à bonnet phrygien (deux imberbes et deux barbus) symbolisent la constellation des Gémeaux, dans laquelle le soleil rentre à mi-mai (soit le début de l’Eté dans le calendrier de Fulda). Mais cela n’explique pas la présence de la seconde étoile dans le médaillon NOX. Christoph Winterer « Das Fuldaer Sakramentar in Göttingen: Benediktinische Observanz und römische Liturgie (Studien zur internationalen Architektur- und Kunstgeschichte) «  p 447

4 Paires de globes

25 avril 2022
Comments (0)

Cet article de conclusion décrit une configuration très particulière : celle où un personnage brandit deux globes à égalité de hauteur.

Chapitre précédent : 3 Le globe solaire

A Les disques d’Annus

Annus 12eme Aoste cathedrale mosaiqueAnnus, 12ème siècle, cathédrale d’Aoste

Annus tient les deux médaillons SOL et LUNA dans l’ordre héraldique. Le mois de Janvier se trouve à gauche, de manière à ce que le début de l’année, à Pâques, se trouve en haut de la roue des Mois. Celle-ci  est complétée aux angles par les quatre fleuves du Paradis.


Annus 12eme Mosaico_del_presbiterio_di_san_Savino_(Piacenza)Annus, 12ème siècle, presbytère de San Savino (Plaisance)

Ces représentations n’ont rien de stéréotypé : dans cette mosaïque contemporaine, les mois ont disparu, Annus a perdu son auréole et retrouvé sa barbe, et il tient directement entre ses doigts les visages du Soleil de de la Lune, sans passer passer par des médaillons (ceux ci-sont donc une simple facilité graphique, sans intention symbolique).

Cette image superpose trois iconographies circulaires :

  • l’Année ;
  • la Roue de la Fortune (comme le montent les quatre personnages qui s’y agrippent en montant et en descendant) ;.
  • le Monde, porté par Atlas.

Les scènes latérales sont maintenant bien comprises [0] :

  • à gauche l’Instabilité (Les Combattants) au dessus du Hasard (les Joueurs de dés) ;
  • à droite La Stabilité (Le Roi et le Juge) au dessus de l’Ordre (les Joueurs d’échec).

Cette polarité est celle de l’opposition courante entre les deux moteurs du Monde, Fortuna et Sapientia. Bizarrement, elle contredit ici la valeur symbolique des Luminaires, le Soleil assurant la Stabilité et l’Ordre, tandis que la Lune est synonyme d’Instabilité et de Hasard. L’auteur s’est contenté de superposer les deux schémas qu’il connaissait (où Fortune et Sol sont du même côté, à gauche), sans remarquer la contradiction qui en résulte.


1150-1175 Psautier de San Michele in Marturi Laurenziana Lat Plut 17.3 fol 1rDiagramme des Vents
Psautier de San Michele in Marturi, 1150-1175, Laurenziana Lat Plut 17.3 fol 1r

Ce diagramme rajoute Annus au centre des douze Vents ailés qui se tassent dans les coins. L’étoile en haut au centre indique l’Orient. Le personnage hirsute, mi ombre mi lumière qui est placé juste au dessus représente donc la Saison du Printemps, suivie à droite par l’Eté en pleine lumière, puis par l’Automne et l’Hiver. L’illustrateur qui a inventé ce schéma a simplement plaqué au centre la figure habituelle d’Annus, avec la Soleil dans sa main droite et la Lune dans sa gauche, sans se préoccuper de la contradiction avec les Saisons éclairées et les Saisons sombres.



825-50 Les saisons Isidore de Seville De natura rerum Laon BM MS422 fol 6vLes Saisons
Isidore de Séville De natura rerum, 825-50, Laon BM MS422 fol 6v

Barbara Obrist a montré que ce schéma dérive de celui des Saisons chez Isidore de Séville, qui conserve la tradition antique de les représenter sous forme féminine et se touchant la main, formant le cercle de l’année. L’éclairage est ici plus logique, puisque la moitié gauche est dans l’ombre er la moitié droite dans la lumière.

Annamaria Ducci [0a] soutient que la forme masculine et les cheveux hirsutes des quatre figures du Psautier de San Michele in Marturi, en font des représentations mixtes : à la fois de la Saison et du vent dominant de celle-ci.


Il existe deux cas, très intéressants, où Annus tient les luminaires dans l’autre sens (voir voir Lune-soleil : autres thèmes).


1150-75 Liber floridus Herzog August Bibliothek Cod. Guelf. 1 Gud. lat 2 31r Diagramm zu den sechs Tagen der Schöpfung (Makrokosmos) den sechs Altersstufen des Menschen (Mikrokosmos)Mundus Maior et Mundus Minor
Liber Floridus, 1150-75 Wolfenbuttel, Herzog August Bibliothek, MS 1-gud-lat p 67

Le schéma évolue encore, puisque la figure barbue du haut, maintenant nimbée, qui tient dans ses mains les disques du Jour et de la Nuit, est accompagnée de deux autres disques, manquées Année et Mois : il ne s’agit donc plus à proprement parler d’Annus, mais de Mundus Major, le Grand Monde (ou bien l’Ame du monde au sens platonicien, comme le propose Simona Cohen [0b]). Les six zones qui l’entourent mettent en rapport les six jours de la Création et les six âges de l’Humanité. Cette idée résulte d’étymologies fantaisistes (tirées du De divisionibus temporum de Bède), comme expliqué par l’inscription dans la couronne :

On dit que « monde » vient de « mouvement ». « Siècle » vint quand à lui de « six cultes », car c’est au travers des six âges du monde que la vie humaine est cultivée »

Mundus a motu dicitur. Saecula vero a seno cultu, quia per sex ętates mundi uita humana colitur.


Le Petit Monde, en dessous, porte au bout de ses quatre membres les disques des Eléments, plus deux disques marqués Hiver et Eté. Les six zones qui l’entourent sont les six âges de l’homme, comme expliqué par l’inscription dans la couronne :

Le petit monde est l’Homme, et ses âges sont composés par les éléments du monde, auxquels aucun repos n’est concédé »

Mundus minor id est homo et etates eius cum elementis mundi quibus nulla concessa est requies


On voit bien que ces deux représentations suivent leur logique propre, et ne recopient pas le schémas d’Annus, même si elles en reprennent deux procédés :

  • placer au centre d’un schéma circulaire une entité personnifiée
  • enrichir cette personnification d’un nombre pair de disques (quatre ou six selon les besoins).



B Les disques du Créateur

saint-savin-sur-gartempe Creation du Soeleil et de la LuneCréation du soleil et de la lune, Saint Savin Sur Gartempe, 12ème siècle

Dans ce type de composition, les deux luminaires ne sont pas symétrisés : Dieu vu de profil les met à leur place à l’intérieur du grand globe cosmique :

  • le geste des mains, la couleur doré et le voisinage avec l’auréole tendent à nous les faire voir comme deux disques ;
  • la couleur brune et le voisinage avec l’arbre en forme de champignon suggèrent, par contraste, que le cosmos est une sphère.

Mis à part cette élaboration très spécifique, la formule standard est celle d’un Créateur symétrique, élevant de part et d’autre les disques des luminaires, soleil à gauche et lune à droite. Cette formule résonne avec leur utilisation concurrente dans les Crucifixions (voir 2 Les anges aux luminaires).


sb-line

Le I de la Genèse

1150-75 Antiquites judaiques In Principio 0774 (1632) fol 2r Musee Conde Chantilly detailInitiale IN de la Genèse (détail)
1150-75, Antiquités judaïques MS 0774 (1632) fol 2r, Musée Condé, Chantilly

Cette page particulièrement complexe mêle calligraphie et théologie. Les sept médaillons de la Genèse se lisent dans un ordre atypique, impulsé par la forme du monogramme IN [0c].

Au Premier Jour, Dieu vu de face élève les deux personnifications du Jour et de la Nuit. Au Quatrième, vu de profil comme à Saint Savin, il place dans le Ciel les disques doré et sombre du Soleil et de la Lune.



1150-75 Antiquites judaiques In Principio 0774 (1632) fol 2r Musee Conde Chantilly
Le Quatrième jour, point de jonction des deux lettres, sert de pivot graphique à l’ensemble : de même que le disque doré surplombe le disque sombre, de même le nimbe crucifère passe du fond rouge (pour les trois premiers jours) au fond sombre (pour les quatre derniers). Comme si l’allumage du soleil rendait inutile celui  du nimbe divin.


Le Ciel et la Terre

Initiale I 1125-30 Origene Homelies sur l'Ancien Testament St Omer BM MS 34 fol 1v IRHTInitiale I de la Genèse (détail),
1125-30, Origène, Homélies sur l’Ancien Testament, St Omer BM MS 34 fol 1v, IRHT [0d]

Les disques bleu et jaune représentent le Ciel et la Terre, puisqu’ils illustrent le « In principio » de la Genèse :

Au commencement Dieu créa le ciel et la terre

Genèse 1,1

In principio creavit Deus caelum et terram

Sur cette exceptionnelles lettre I, voir Les Vertus dans la bordure 


La Lumière et les Ténèbres

Initiale I 1050 ca Antiquites Judaiques Lumiere Ombre Laurentiana Plut 66.5 fol 2v

Initiale I des Antiquités Judaïques, vers 1050, Laurentiana Plut 66.5 fol 2v

Dans cette représentation unique du Premier Jour, la Lumière et les Ténèbres sont figurés par une visage aux yeux ouverts et  un visage aux yeux clos.


1084 ca Paliotto di Salerno, Museo Diocesano Salerne

Vers 1084, détail du Paliotto di Salerno, Museo Diocesano, Salerne

Même lorsque les deux notions sont représentées simplement par leurs noms, et que le Créateur ne figure pas entre les deux, LUX garde sa prédominance sur NOX.


Le Soleil et la Lune

In principio 1100-25 BL harley_ms_4772_f 1rInitiale I de la Genèse (détail),
Bible de Montpellier, 1100-25, BL Harley MS 4772, fol 1r

Dans cette autre initiale, le Dieu de la Genèse tient maintenant à pleine main les deux Luminaires. De manière très originale fait écho à la figure du Père celle du Fils, juste au dessus, encadrée à nouveau par le Soleil et la Lune personnifiés : l’illustrateur a profité de la forme du haut de la lettre pour suggérer la Crucifixion. Quant au Livre que le Christ bénissant ne tient pas, il a été confié à l’Ange à côté pour compléter, par le Verbe, cette évocation trinitaire.


Chandelier pascal abbaye de Postel 1149 MRAH BruxellesSpringer Trinitas Creator Annus fig 6Dieu le Père, Springer [1], fig 6 Chandelier pascal abbaye de Postel 1149 MRAH BruxellesLe Fils

Chandelier pascal, abbaye de Postel, 1149, MRAH Bruxelles

La base du chandelier comporte sur ses trois faces une représentation originale de la Trinité :

  • le Père tenant les globes du soleil et de la lune, au dessus d’un duel de guerriers ;
  • le Fils en gloire, au dessus d’un guerrier et d’un cerf ;
  • le Saint Esprit, évoqué par le baptême de Jésus par Saint Jean, au-dessus de deux hommes versant de l’eau par des urnes (le Jourdain).

Ceci résume l’interprétation de Springer. Selon l’interprétation antérieure (Squilbeck), les trois scènes représenteraient la vie du Christ : son baptême, son intronisation au ciel et son second avènement sur terre en tant que juge. Mais ce n’est pas parce que Dieu tient à égalité de hauteur les deux luminaires qu’il faut y voir un Christ-Juge : il s’agit simplement du Dieu créateur.


Bible de Souvigny 1175-1200 BM Moulins MS 1 IRHTBible de Souvigny, 1175-1200, BM Moulins MS 1, IRHT

La figure de Dieu tenant les deux luminaires devient de plus en plus courante dans les illustrations du Quatrième jour de la Création.


sb-line

Le I du Prologue de Saint Jean (Saint Omer)

Initiale I 1160-70 Concordance des Evangiles St Omer BM MS 30 fol 57 IRHTInitiale I du Prologue de Jean, , « Concordance des Evangiles » par Zacharie de Besançon, 1160-70 , St Omer BM MS 30 fol 57, IRHT [2]

Cette composition illustre un autre « In Principio », non plus dans l’Ancien Testament, mais dans le Nouveau : le Prologue de l’Evangile de Jean, d’une extrême densité théologique :

Au commencement était le Verbe,

et le Verbe était en Dieu,

et le Verbe était Dieu.

Il était au commencement en Dieu.

Jean 1,1-2

In principio erat Verbum

et Verbum erat apud Deum

et Deus erat Verbum.

Hoc erat in principio apud Deum. 

La lettre comprend trois figures divines assises, présentant de subtiles différences :

  • en haut dans un médaillon, barbu avec un nimbe simple, bénissant et tenant un livre ouvert ;
  • au centre le même mais avec un nimbe crucifère, dans une mandorle entourée du Tétramorphe, trônant sur une chaise curule décorée de têtes de lion ;
  • en bas dans un médaillon, barbu avec une nimbe crucifère à deux branches (la troisième étant en hors champ), assis sur un tertre herbu et tenant deux objets sphériques.


Une Trinité triandrique ?

Les commentateurs ([3], p 130) considèrent que les trois figures représentent, de haut en bas, le Père, le Fils et le Saint Esprit. Or la figure centrale n’a rien de particulièrement christique (le nimbe crucifère est commun  avec la figure du bas). Et celle-ci ne ressemble à aucune représentation connue du Saint Esprit : il est pour le moins contre-intuitif de l’imaginer en bas de la pile, et les pieds par terre.


Evangiles de Grimbald 1012-23 Frontispice evangile Jean BL MS Add 34890 fol 114vFrontispice de l’Evangile de St Jean
Evangiles de Grimbald, 1012-23, BL MS Add 34890 fol 114v

Par ailleurs les Trinités triandriques sont extrêmement rares en Occident. François Boespflug et Yolanta Zaluska [4], p 189) n’en relèvent que quatre jusqu’au XIIème siècle. Et toutes représentent les trois Personnes strictement identiques, assises côte à côte à égalité de dignité. Dans celle-ci, on notera que la seule différence est le nimbe, crucifère pour la Personne centrale (le Fils).


Pontifical de Sherborne 975-1000 Angleterre BNF lat 943 fol 5vLe Christ-Roi, fol 5v Pontifical de Sherborne 975-1000 Angleterre BNF lat 943 fol 6rLe Christ-Vainqueur, fol 6r Pontifical de Sherborne 975-1000 Angleterre BNF lat 943 fol 6vLe Christ-Homme, fol 6v

Pontifical de Sherborne, 975-1000, Angleterre BNF lat 943

Le seul cas comparable serait cette suite de trois figures debout, où la troisième se distingue par ses pieds posés sur terre et ses attributs différents (une palme et un livre vierge, au lieu d’une lance et d’un livre ornés de croix). Jane E. Rosenthal [5] a montré qu’il ne s’agit pas d’une Trinité, mais d’une succession de trois aspects du Christ, probablement liée au rituel de l’Ordination des évêques.

Il se pourrait donc que la « Trinité triandrique » de Saint Omer soit un autre cas d’une innovation iconographique sans lendemain, dans un contexte très particulier.


Un chef d’oeuvre calligraphique (SCOOP !)

Une première idée est que la division en trois de l’initiale correspond à la scansion si particulière du texte de Jean inscrit à droite, avec ses trois « ERAT ». Or, en rajoutant en bas à droite le début du verset 2, l’artiste a éliminé ce parallélisme immédiat.



Initiale I 1160-70 Concordance des Evangiles St Omer BM MS 30 fol 57 schema

Les neuf lignes et les quatre phrases du texte s’inscrivent de manière complexe dans le rythme ternaire de l’image :

  • les deux « In principio » (en blanc) marquent le haut et le bas de l’Initiale ;
  • un « Verbum » (en jaune)  correspond à la première image ;
  • un « Verbum » et un « Deus » (en bleu) correspondent aux deux autres images.

Une des pistes possibles pour expliquer cette composition particulièrement originale se trouve dans le texte de la « Concordance des Evangiles », où Zacharie de Besançon commente phrase par phrase le Prologue de Jean.


Phrase 1

« Le Verbe, autrement dit la Sagesse-née, ordonnatrice de tout, était au début (des choses qui devaient être créées), avant que quoi que ce soit ne fut. En cela, évidemment, le Verbe était là de toute éternité, vu qu’il était le principe, c’est-à-dire l’origine et la cause des choses futures. C’est ce que lui-même dit de lui-même : « Je suis ce que je vous dis dès le commencement » Jean, 8. Comme s’il disait : Je suis cette Sagesse d’en haut, dans l’arrangement de laquelle sont contenues toutes les choses par l’esprit, avant qu’elles ne soient parachevées par les oeuvres. D’où il est écrit « Qui a fait ce qui devait être ». Et ailleurs : « J’ai fait toutes choses dans la Sagesse » Ps 130″ [5a]

La première image divine, tenant son Livre, illustrerait donc la « Sagesse-née », la « Sagesse d’en haut », qui crée les choses par l’esprit avant de les réaliser dans les oeuvres.

« Nous prêchons la sagesse de Dieu, mystérieuse et cachée, que Dieu, avant les siècles, avait prédestinée pour notre gloire ». Corinthiens 2,7


Phrase 2

Et ce Verbe, de qui serait-il né, de qui serait-il la Sagesse, l’Evangéliste le détermine en disant : « Et le Verbe était en Dieu », tout comme la Sagesse est également de lui. [5b]

La deuxième image est maintenant la Sagesse née de Dieu, autrement dit le Fils, portant le Livre (Verbum) plus le nimbe maintenant crucifère (Deus).


Phrases 3, 4 et 5

« Et pour qu’on ne pense pas que cette Sagesse-ci de Dieu soit autre que Dieu lui-même – de même que la sagesse de l’Homme ou de l’Ange soit différente de l’Homme lui-même ou de l’Ange, en lesquels elle réside par accident – il ajoute : « Et le Verbe lui-même était Dieu«  [5c]

« Ayant dit ces choses trois fois séparément, il les récapitule conjointement, avant de passer à la suite. Et donc ce Verbe, le Dieu existant, était au début en Dieu. » [5d]

« Et de quelles choses ce même Verbe fût le principe, il nous le montre : les choses de toutes natures faites par la suite. Et voici comment : « Tout par lui a été fait ». [5e]

La troisième image semble se rapporter à la phrase 3, à la phrase récapitulative 4, et à la phrase 5 qui introduit l’ldée des « choses de toutes natures faites par la suite ». Il s’agit donc de la Sagesse créatrice, à l’oeuvre dans le Monde : ce pourquoi son nimbe n’est que partiellement crucifère, la branche supérieure étant masquée.


Une Géographie de la Sagesse (SCOOP !)

La grande idée de Zacharie, dans son commentaire, est d’unifier sous le terme de Sagesse les différentes combinaisons de Verbum et Deus que présente le texte du Prologue. Plutôt que d’une généalogie de la Sagesse (car les trois figures, exposées successivement dans le texte, coexistent de fait ), il s’agit plutôt d’une géographie, qui retrouve la tripartition cosmique habituelle (telle qu’elle apparaît à la même époque dans certaines mandorles « cosmiques », voir 1 Mandorle double dissymétrique) :

  • en haut le Verbe au plus haut des Cieux ;
  • au centre Dieu tel qu’il apparaît dans les visions des Prophètes (les têtes barbues dans les demi-médaillons latéraux) ;
  • en bas Dieu dans le Monde (le créant, ou l’équilibrant ou le pesant).

Les trois registres de l’Initiale correspondraient donc à trois degrés de visibilité de Dieu :

  • en haut invisible ;
  • au centre visible par ses Prophètes ;
  • en bas par ses Oeuvres.

Réflexion sur la vision qui évoque un autre passage du Prologue de Jean :

« Dieu, personne ne le vit jamais: le Fils unique, qui est dans le sein du Père c’est lui qui l’a fait connaître. » Jean 1, 18


Initiale I 1160-70 Concordance des Evangiles St Omer BM MS 30 fol 57 detail IRHT

L’image du bas est la plus énigmatique : elle démarque ostensiblement l’image courante du Créateur, mais remplace les deux Luminaires distincts par deux globes strictement identiques : l’hémisphère supérieure, une sorte de couvercle transparent à bouton, laisse voir une multitude de petites billes.


En aparté : le mystère de l’Ange OPERATIO

Fides Baptismus_Medaillon ancien retable de Saint-Remacle, 1150 Museum fur Angewandte Kunst Francfort Fides Baptismus, Museum für Angewandte Kunst Francfort Operatio_Medaillon ancien retable de Saint-Remacle, 1150 Kunstgewerbemuseum BerlinOperatio, Kunstgewerbemuseum, Berlin

Médaillons provenant du retable de Saint Remacle (Stavelot), vers 1150

L’objet contemporain qui s’en rapproche le plus est un autre casse-tête iconographique : cette boîte sphérique à bouton dans la manche gauche d’ OPERATIO.


dessin du retable de St Remacle (Stavelot), 1666 Musee Grand Curtius Liege.Dessin du retable de St Remacle (Stavelot), 1666, Musée Grand Curtius, Liège

Les deux médaillons étaient situés de part et d’autre d’une colombe, sous un fronton portant l’inscription suivante :

L’Esprit infusant aux terres les dons du ciel, par les Faits et par la Foi Remacle est monté vers les étoiles.

Spiritus infundens terris celestia dona, Factis atque fide Remaclus vexit ad astra


Effectivement, on voit au Paradis, à droite un Ange dialoguant avec Saint Remacle, et à gauche les deux patriarches Enoch et Hélie. Il ne fait pas de doute que la Colombe, la figure féminine FIDES et la figure masculine OPERATIO sont en rapport respectivement avec l’Esprit Saint, la Foi (de Saint Remacle) et les Faits (ses Actes) : ceci n’aidant guère à identifier l’objet sphérique. A noter que, pour souligner que les deux personnifications procèdent du Saint Esprit, leur auréole porte sept rayons (les Sept dons de l’Esprit).


Une boîte à hosties ?

Le médaillon FIDES BAPTISMUS représente deux notions associées : la Foi, et le sacrement du Baptême, évoqué par la cuve. Pour Marcello Angheben [3a], le médaillon OPERATIO représenterait lui aussi deux notions : les Bonnes Actions et l’Eucharistie, évoquée par le récipient fermé tenu respectueusement dans la manche : il pourrait donc s’agir d’une boîte à hosties, une pyxide. Il est néanmoins étrange que, pour évoquer l’offrande de l’hostie aux fidèles ou à Dieu, le couvercle soit fermé, alors que la cuve montre ostensiblement son eau.


Repas de fils de Job Bible de Floreffe BL Add 17738 fol 3v

Repas des fils de Job, Bible de Floreffe, BL Add 17738 fol 3v

Comme le note Marcello Angheben, ce type de récipient apparaît sur des tables (salière ou saucière ?), mais dans un contexte profane uniquement.


Un récipient pour les Saintes Huiles ?

Selon Susanne Wittekind [3b], il importe de distinguer :

  • d’une part le texte du fronton, qui s’applique au cas particulier de Saint Remacle  : sa foi et ses actes (factis) lui ont valu le Paradis ;
  • d’autre part l’image sous le fronton, qui illustre de manière générique les pouvoirs du Saint Esprit :  donner la Foi et Transformer (Operatio).

Ainsi les attributs des deux anges illustreraient les deux facettes du sacrement du Baptême :

  • la cuve l’Ablution proprement dite (rite de purification qui ne concerne que le  Baptême) ;
  • le récipient sphérique l’Onction (qui manifeste le pouvoir opérant de Dieu et intervient dans plusieurs sacrements, dont le Baptême).

L’objet sphérique serait donc un récipient pour les Saintes Huiles.


Un argument décisif (SCOOP !)

Croix mosane 1150-75 Walters art museum Baltimore

Croix mosane 1150-75 Walters art museum Baltimore

Un argument décisif en faveur de l’interprétation de Susanne Wittekind est que, dans cette croix tout à fait contemporaine, l’ange FIDES, à droite, tient d’une main la cuve ouverte et de l’autre le pot à onguent ouvert.

 Cette image purement baptismale ne peut s’appliquer en rien aux deux globes de Saint Omer, identiques et remplis de billes.


Des grenades  ?

Initiale I 1160-70 Concordance des Evangiles St Omer BM MS 30 fol 57 detail 3 IRHT

Les deux globes ouverts pourraient évoquer deux grenades à demi-écorcées, montrant leur multitude de graines. Mais nous sommes très loin du Prologue de Jean. [5f].


Des offrandes ?

la pesee des actions 1160 ca Chasse de St Servais MaastrichtLa pesée des actions, vers 1160, Châsse de St Servais, Maastricht, photo [3a]

VERITAS, identifié à l’Ange à la balance, va peser dans ses plateaux les bonnes oeuvres (BONA OPERA) que lui apportent dans le pli de leur robe deux anges en vol. Ainsi sont matérialisées, par une multitude de petits disques, les offrandes effectuées durant leur vie par ceux qui attendent maintenant leur jugement. La symétrie est seulement rompue par les visages inquiets, tournés de toutes parts, de ceux qui se trouvent à la gauche de l’Ange.


Une fausse piste (SCOOP !)

<br/>Couverture d’un Evangéliaire, vers 1050, réalisé à Liège ou Lorsch, Bodleian Library MS. Douce 292

En haut de la bordure métallique dorée, Dieu semble renverser vers le bas deux demi-sphères. Cette bordure comporte, sur ses flancs, un saint tonsuré et un donateur, qui n’ont pas été identifiés.


Evangiles vers 1050 Liege ou Lorsch Bodleian Library MS. Douce 292 detail Evangiles vers 1050 Liege ou Lorsch Bodleian Library MS. Douce 292 detail Dieu

On voit au dessus de ce dernier une main divine tenant une couronne, qui explique les deux objets tenus par Dieu : il s’agit des deux couronnes qui attendent les deux personnages latéraux (non figurée côté saint à cause sans doute de l’auréole).


Une illustration du texte de Zacharie

Initiale I 1160-70 Concordance des Evangiles St Omer BM MS 30 fol 57 detail 3 IRHT

L’explication la plus satisfaisante a été proposée par R.Cordonnier [5g]. Un peu plus loin dans le Livre I, Zacharie de Besançon commente un détail de Luc 1,11, selon lequel l’ange qui apparut à Zacharie (le père de Marie) était placé à gauche de l’autel.

Zacharie reprend d’abord un commentaire de Bède, qui associe la gauche (l’ange) à la présence divine et la droite (l’autel) aux biens éternels [5h] ; à cela Zacharie ajoute une association d’idée de son cru, avec la Sagesse telle que décrite dans Proverbes 3, 16 :

« La longueur des jours est dans sa main droite, et la richesse dans sa main gauche »

Il est donc probable que, toute comme les « bonnes actions » transportées par les anges de la Châsse de Saint Servais, les grains dans les deux récipients de Saint Omer représentent une multitude, ici celle des choses crées :

  • dans la main droite, une multitude dans la durée (les jours, longitudo dierum),
  • dans la main gauche, une multitude dans l’étendue (les richesses, divitiae ).



C Les disques de la « Trinité »

1140 ca Evangeliar aus St Aposteln Koln Rheinisches Bildarchiv W 244 fol 12vEvangéliaire de St Aposteln, vers 1140, Cologne, (c) Rheinisches Bildarchiv W 244 fol 12v

Au XIIème siècle apparaît la formule de la « Trinité à deux médaillons » [4], p 191] , où le Père tient à égalité de hauteur l’Agneau à main droite, la Colombe à main gauche. Peter Springer [1], le premier à avoir étudié cette iconographie, remarque qu’elle exploite ici l’analogie visuelle entre les deux Animaux supérieurs du Tétramorphe, l’Ange et l’Aigle, et les deux symboles trinitaires, l’Angeau et la Colombe.

Cette Majestas Dei très particulière fonctionne en bifolium avec un couple d’Apôtres :

  • Jean à gauche, montrant sur sa banderole le début de son Prologue ;
  • Pierre à droite avec ses clés.

Graphiquement, le Prologue est superflu, puisque Jean est identifié par son nom. L’insistance sur ce texte servait probablement à donner au lecteur une indication de lecture pour cette iconographie innovante : la Colombe représente le Verbe.


Cambridge, Corpus Christi College, 12eme, MS 66 p 60Initiale I de la Genèse 5 
Antiquités judaïques, 1155, Mons BU MS 333-352 fol 2v

Pour Springer, l’origine de la Trinité à deux médaillons se trouve dans le Dieu Créateur à deux globes. Cette initiale du « In principio » de la Genèse montre la figure trinitaire entre en bas le buste de Flavius Josèphe (avec un bonnet de juif) et en haut celui de Saint Jean. La transition entre les deux motifs (du Dieu Créateur à la Trinité) aurait donc été motivée par l’illustration du « In principio », commun à la Génèse et au Prologue de Jean :

« Le lien entre l’INCIPIT de l’Ancien Testament et l’IN PRINCIPIO du Nouveau Testament s’effectue via l’idée de la préexistence du Messie, à la fois origine et but ; il incarne un plan de salut à deux pôles, l’un d’où vient et l’autre vers où aboutit toute la Création ; il est l’Alpha et l’Omega, le centre du cosmos créé et de la terre, dans le temps comme dans l’espace. Ce qui rend possible le remplacement de Sol et Luna par l’agneau et la colombe, c’est que la Trinité s’implique dès la Création. » ([1], p 33)


St Augustin Cite de Dieu 1250 ca Prague Bibl. du Chapitre Metropolitain MS A VII fol 1vSt Augustin, Cité de Dieu, vers 1250, Prague, Bibl. du Chapitre Metropolitain MS A VII fol 1

Pour P.Springer ([1], p 17), la composition de Cologne est probablement la source de cette résurgence du motif, un siècle plus tard. La Trinité est ici accompagnée par les trois mots du Sanctus, possible lien avec le Dieu Sabaoth de la Majestas Dei de Cologne.

La banderole du Père porte une invitation aux groupes situés en bas de l’image (Apôtre, Rois, Martyrs, puis Confesseurs, Vierges et habitants de la Bohème) :

Venez au don de la vie, vous qui quittez les vanités

Ad munus vite linquentes vana venite.


De part et d’autre la Sagesse et Saint Jacques portent leurs hymnes respectifs :

Moi je réside dans les hauteurs

J’ai vu le Seigneur face à face

Ego in altissimis habito

Video dominum facie ad faciem.


1150 ca Lectionnaire de Corbie Amiens BM 0142 f. 029v IRHTLectionnaire de Corbie, vers 1150, Amiens BM 0142 fol 029v, IRHT

François Boespflug et Yolanta Zaluska [4] ont complexifiée la généalogie proposée par Springer en ajoutant au corpus cette initiale H, contemporaine de la Majestas Dei de Cologne, mais qui va encore plus loin en substituant (et non en ajoutant) aux deux Animaux du Tétramorphe les deux symboles trinitaires.

Elle introduit un Sermon de Léon le Grand concernant la Pentecôte, sermon qui dans ce lectionnaire est prononcé à la Fête de Trinité (premier dimanche suivant la Pentecôte) :

Cette fête, très chers, vénérée sur la totalité du globe terrestre, c’est l’arrivée du Saint Esprit qui l’a consacrée

Hanc, dilectissimi, festivitatem toto terrarum orbe venerabilem, ille sancti Spiritus consecravit adventus,


Il n’y a ici aucun rapport ni avec le Dieu Créateur, ni avec Saint Jean : c’est par une sorte d’ellipse graphique, vu le peu d’espace disponible, que l’illustrateur a eu l’idée d’introduire les deux médaillons de la Trinité en haut de sa Majestas Dei. Celle-ci avait sans doute été choisie pour une toute autre raison : illustrer, sur un fond étoilé cosmique, l’idée d’omniprésence divine impliquée par « toto terrarum orbe ». L’iconographie qui nous occupe a donc probablement été réinventée ici, par la rencontre inopinée d’une fête et d’une sermon : raison pour laquelle elle n’a eu aucun lendemain.


1142 Libellus capitulorum Zwiefalten Stuttgart, Wurttembergische Landesbibliothek Cod.brev.128 fol 49vLibellus capitulorum (abbaye de Zwiefalten, 1142, Libellus capitulorum, Stuttgart, Wurttembergische Landesbibliothek Cod.brev.128 fol 49v

Le texte qui accompagne l’image est un montage de citations, librement associées à la Trinité :

O profondeur de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu! Que ses jugements sont insondables, et ses voies incompréhensibles ! (Romains, 11,33)…

En effet, ils sont trois qui rendent témoignage sur la terre, l’Esprit, l’eau et le sang, et les trois n’en font qu’un. (Jean, 1re épître, 5,7-8) De même dans le ciel ils sont trois, le Père, le Verbe et l’Esprit, et ils ne font qu’un. »

Ce qui nous est annoncé (« ses voies incompréhensibles« ) nous est immédiatement confirmé par le parallélisme impossible entre :

  • une Trinité terrestre (le Saint Esprit qui agit par l‘Eau (du baptême) et le Sang (de l’Eucharistie) ;
  • la Trinité céleste habituelle : Père / Fils (Verbe) / Esprit


Cette méthode de composition par association de textes suggère une méthode similaire pour concevoir l’image, par association des schémas correspondant à différents mots prélevés dans le texte :

  • le médaillon de l’Agneau (pour les mots « Fils » et « Sang ») ;
  •  le médaillon de la Colombe (pour le mot « Esprit » )
  • les mains levées pour le mot « Sagesse », selon sa représentation habituelle dans l’initiale O :

Sapientia Bible de Jumieges 1075-1100 Rouen, BM, 0008 (A. 006) fol 221v IRHTBible de Jumièges 1075-1100 Rouen, BM, 0008 (A. 006) fol 221v ,IRHT

Cette image a donc pu être recréée ex nihilo, sans que l’artiste ait vu auparavant une des rares Trinités avec médaillons.


Origines multiples des Trinités à médaillons (SCOOP !)

Trinite a medaillons schema

Ce schéma résume les relations que l’on peut établir entre les rares exemples existants de Trinité à médaillons et leurs différentes sources iconographiques. Plutôt qu’une origine unique, celle du Dieu créateur comme le proposait Springer, je pense plutôt à plusieurs inventions concomitantes, vers 1140-50, dans des traditions graphiques et avec des intentions différentes.

La formule de la Trinité à médaillons, qui apparaît en plusieurs lieux dans une étroite fenêtre temporelle, puis disparaît totalement, s’inscrit parmi les expérimentations graphiques du début du XIème siècle, dont certaines auront un succès durable.


Une innovation concomitante : le Trône de Grâce

Trone de Grace 1100 ca Perpignan BM MS 1 fol 2v IRHTTrône de Grâce, vers 1100, Perpignan BM MS 1 fol 2v, IRHT

Ce dessin est un des plus anciens exemples d’une autre de ces iconographies innovantes,  la formule dite du Trône de Grâce, qui combine en une seule image les deux qu’ont était habitué à voir se succéder dans les Sacramentaires (voir 2 Une figure de l’Incommensurable ) :

  • la Majestas Dei pour illustrer le Vere Dignum ;
  • la Crucifixion pour le Te igitur.

Pour en faire une représentation de la Trinité, il restait à rajouter la colombe. L’artiste a pensé ici à la solution du médaillon, mais il l’a compliquée à loisir : en le transformant en un anneau qui passe derrière l’oiseau, puis dans la main du Père, puis entre le bras du Fils et la Croix. Comme l’a noté F.Boespflug ([6], p 185), il se crée ainsi une sorte de perspective impossible, peut être voulue, où la colombe se trouve à la fois en avant de l’anneau et en arrière de la croix. Complexe graphiquement, ce médaillon/anneau a dû être rajouté pour servir de mandorle autour cette troisième Personne, et montrer sa Divinité.

La colombe trouvera bientôt sa place stabilisée, sans médaillon superflu, sur la verticale entre le Père et le Fils. On peut imaginer que c’est la concurrence avec cette représentation trinitaire très solide qui a causé l’élimination rapide de la formule à deux médaillons.


D Les disques de Jupiter (SCOOP !)

Cette iconographie très peu connue a réussi à passer presque inaperçue au sein d’une des figurations médiévales les plus étudiées : celle de la Roue de la Fortune. Celle-ci a une source littéraire directe : La Consolation de la Philosophie, de Boèce.

La toute première roue

Roue de la Fortune Fin 11eme Montecassino MS 186 p 146 schemaRoue de la Fortune, Fin 11ème, Montecassino MS 186 p 146

La toute première de ces images montre, debout sur la Roue, un roi tenant dans sa main gauche un bident. Le spécialiste qui a la plus étudié cette figure, Pierre Courcelle [6a], y voit le foudre de Jupiter, Dieu qui est nommément cité dans le texte de Boèce :

« L’ingénieuse fable ne t’a-t-elle pas appris que dans le vestibule du palais de Jupiter, deux tonneaux sont placés, dont l’un contient les biens, et l’autre les maux de ce monde ? » Boèce, La Consolation de la Philosophie, II, 1

L’« ingénieuse fable » à laquelle Boèce fait allusion a été retrouvée par Jean Wirth [6c] : c’est l’Iliade (XXIV, vers 527-528).

Dans sa prosopopée, Boèce fait parler ainsi la Fortune :

« Monte, si tu le veux, au plus haut de cette roue, mais à condition que, quand il me plaira, tu en descendras sans te plaindre ».


Jupiter en haut de la roue

On voit souvent dans le Roi la figure de celui qui est monté au plus haut, et va bientôt perdre la couronne qu’il vient de gagner. Or pour l’illustrateur, il s’agit bien du dieu Jupiter, dispensateur des biens et des maux, et qui est donc placé non pas sur, mais au dessus de la roue des vicissitudes, tel la figuration antique de la déesse Fortuna surplombant sa boule. Le distique qui accompagne la figure le dit sans ambiguïté :

Père, tiens-toi au sommet, prends pitié de celui qui git en bas ;
Voici comment, entre les deux, va la conversion de toutes choses.

Stas pater in summo miserere iacentis in imo.
Ecce per alterutrum vadit conuersio rerum.

Cette figure très innovante constitue donc un sorte de christianisation, via Boèce, du Jupiter homérique.


Deux bipartitions

Pierre Courcelle a souligné la bipartition verticale de la Roue, entre :

  • en haut Prosperitas (la Prospérité)
  • en bas Adversitas (l’Adversité).

La bipartition horizontale est marquée par deux autres mots :

  • à gauche, du côté qui monte, Fortunium, mot rare qui à l’époque médiévale désigne vulgairement le tournoi [6d] ;
  • à droite, du côté qui descend, Necessitas (La Nécessité).


Quatre verbes

Par ailleurs, les quatre personnages sont accompagnés de la formule en quatre verbes qui fera florès dans les Roues de la Fortune (ici, elle a probablement ajoutée par un second copiste) :

  • a Regno (Je règne) : le Roi du haut ;
  • b Regnavi (J’ai régné) : l’homme de droite, qui tombe;
  • c Regnabo (Je règnerai) : l’homme de gauche, qui monte ;
  • d Sum sine regno (Je suis sans royaume) : l’homme du bas, déshabillé.

L’image, que nous lisons circulairement, est donc à l’origine conçue comme un croisement entre deux polarités [6e] : ce pourquoi la numérotation ne suit par l’ordre de la roue, mais celui des deux couples, et se termine par le gisant, accompagné de ce distique ironique :

Oh, l’animal qui rit, va plaider là haut au tribunal, avec ton coeur,
Devant le jour de sa mort, on voit que le sort a changé .

O ridens animal sursum pete corde tribunal
Ante diem mortis patet hec mutatio sortis.


Deux figurations de Jupiter (SCOOP !)

Le dessin présente la rare particularité de comporter, au recto, un premier état resté inachevé.



Roue de la Fortune Fin 11eme Montecassino MS 186 p 146 schema

Dans le premier essai, Jupiter tenait déjà d’une main son bident, et de l’autre un fleuron, dont la feuille de gauche est tournée vers le haut et celle de droite, flétrie, vers le bas : manière peu lisible de représenter les biens et les maux.

Dans le dessin définitif, l’artiste a rajouté la couronne, éliminant la confusion visuelle avec Dieu le Père. Et il a utilisé l’ajout du couple Fortunium / Necessitas pour illustrer :

  • par les pans du vêtement, le couple « Vers le haut / vers le bas » :
  • par le collier très original, sorte de petite poulie avec un lacet à deux boules, dont Jupiter soulève du bout des doigts celle de gauche.


sb-line

Fortune tournant la Roue

Wheel-of-fortune-12th Moralia in Job, Angleterre, Manchester Rylands University-lat-ms83La roue de Fortune
Moralia in Job, 12ème siècle, Angleterre, Manchester, Rylands University, Lat MS 83

L’introduction de la Reine Fortune tournant la roue élimine l’ambiguïté sur la figure sommitale : c’est bien le même Roi qui perd sa couronne à droite, puis la récupère à gauche sous forme de bonnet. Il perd aussi, un après l’autre, les deux fleurons qu’il tient en main.

Celles-ci rappellent étrangement le dessin initial de Montecassino. Il n’est pas impossible que le prototype commun soit la représentation carolingienne du Mois de Mai tenant deux plantes (Mai = Majus, le plus grand des Mois, comme Jupiter est le plus grand des Dieux) :

855 ca Martyrologium de Wandalbert de Prum Biblioteca Vaticana Cod. Reg. Lat. 438 fol 10v MaiLe mois de Mai, fol 10v
Martyrologium de Wandalbert de Prum, vers 850, Biblioteca Vaticana Cod. Reg. Lat. 438

Sur l’évolution de la représentation du mois de Mai, voir 5.6 Un cas d’école : le Printemps et la promenade en barque

La roue de Fortune Hortus Deliciarum 1180 ca fol 215rLa roue de Fortune, Hortus Deliciarum, vers 1180 fol 215r (reproduction du XIXème siècle)

L’idée se développe ici sur deux registres [6f] :

  • en haut le Roi sage, Salomon, se fait montrer un jeu de marionnettes qui signifie, comme le dit le texte, la « vanité des vanités » ;
  • en bas, on voit le Roi assis en haut de la roue perdre en deux étapes sa couronne, puis remonter en deux autres étapes.



La roue de Fortune Hortus Deliciarum 1180 ca fol 215r detailCe Roi est désigné ainsi :

Le roi couronné répandant abondamment des richesses

Rex diadematus pecuniis copiose dilatus

L’intéressant est que, tout en perdant son statut de « Deus ex machina » (puisqu’il est maintenant impliqué dans le cycle), il a conservé les attributs de Jupiter que sont les deux outres, strictement identiques, tandis qu’un bol débordant de pièces a été rajouté sur ses genoux.

Les deux figures citées dans le texte de Boèce, le roi Crésus et Jupiter, ont fini par se condenser en une seule, celle du mauvais roi dilapidateur, l’anti-Salomon en quelque sorte.

Comme le résume Jean Luc Gauthier :

« La posture du roi sur la roue, où il siège comme sur un trône, fait de l’instrument mobile un véritable trône éjectable pour les rois terrestres, en opposition au trône stable, localisé sous l’arcade de l’église, du roi-sage (Salomon), figure du Christ ». ([6f], p 104).


sb-line

Le mauvais roi

Cambridge, Corpus Christi College, 12eme, MS 66 p 60La Roue de Fortune (détail)
Historia de origine regum anglorum, Cambridge, Corpus Christi College, 12eme, MS 066 p 60

Le conflit entre Fortune et Sagesse est ici matérialisé par les deux reines latérales :

  • Fortuna à gauche actionne la roue ;
  • Sapientia à droite la freine.

Fortuna est inscrit, à nouveau, à gauche du roi sommital : il ne faut pas comprendre que ce roi représente une seconde fois la Fortune, mais plutôt qu’il regarde du côté du Hasard, et tourne le dos à la Sagesse.

L’image illustre une histoire des Rois d’Angleterre. Comme le note Jean Wirth [6c] :

« ll faut donc interpréter le petit bonhomme à la tunique courte qui distribue ses dons au sommet de la roue comme un méchant despote, distinct des sages rois d’Angleterre. »

On remarquera les fleurons bleus qui sortent des deux pièces d’or (ainsi que de la couronne). L’artiste a probablement voulu fusionner la très vieille image du « Jupiter à deux fleurons » avec une iconographie plus contemporaine (et anglaise) qu’il utilie quelques pages plus loin :

Cambridge, Corpus Christi College, 12eme MS 66 p 66 Le Roi WodenLe roi légendaire Woden et sa généalogie [6g]
Historia de origine regum anglorum, Cambridge, Corpus Christi College, 12eme, MS 066 p 66

Le père des rois anglais tient dans sa main un bulbe doré florissant, qui représente sa descendance. C’est à ma connaissance la plus ancienne apparition du motif, qui sera largement, par la suite, réutilisé dans l’iconographie mariale pour illustre la généalogie de Jésus (voir 7 Disques au féminin).


E Les médaillons théoriques

Dans des images à but démonstratif, le schéma à deux médaillons peut illustrer d’autres triades, ou se réduire à la simple mise en balance de deux notions.

Les trois vertus théologales

Springer Trinitas Creator Annus fig 18Vienne, ONB cod 1367 fol 92v, Springer [1], fig 18

Le schéma à deux disques induit une hiérarchie implicite : la Charité est la vertu principale, suivie de la Foi puis de l’Espérance.


Les douze Vertus du baptistère de Parme

Antelami 1196 Vertus Portail Du Jugement Baptistere de ParmeVertus, Antelami, 1196, Portail Du Jugement, Baptistere de Parme [1a]

De manière tout à fait unique, ces deux bas-reliefs se font face de part et d’autre du portail Ouest, et deux autres similaires de part et d’autre du Portail Nord. La sélection des quatre Vertus principales, et du couple de vertus secondaires que chacune exhibe, ne correspond à aucune hiérarchie connue.


Les disques des Vertus

Phylactere provenant de l'abbaye de Waulsort, vers 1160, musee de NamurPhylactère provenant de l’abbaye de Waulsort, vers 1160, musée de Namur

Dans le carré central, entourée par le Tétramorphe, se trouve une figuration très originale des roues d’Ezéchiel :

  • ROTA UNA HABENS IIII FACIES
  • ROTA IN MEDIO ROTA

Les quatre lobes hébergent les quatre vertus cardinales, figures ailées portant des disques qui les définissent :

  • en haut CHARITAS déclare, par ses deux disques, qu’elle est « Dilectio Dei » et « Dilectio Proximi » (Amour de Dieu, Amour du Prochain) ;
  • à gauche SPES et son disque PRAEMIUM rappellent l’adage d’Avicenne : Spes praemium respicit, l’Espoir reçoit sa récompense ;
  • à droite HUMILITAS se dit EXALTATIO (élévation) :
  • en bas, FIDES porte d’une main la cuve baptismale et de l’autre un livre avec l’inscription ~FES TIO. Selon Philippe VERDIER ([1b], p 147), il faut lire Confessio dans le sens du Credo (confiteor unum baptisma, je cois en un seul baptême), mais il s’agit plus probablement de Professio (au sens de Professio fidei, profession de foi).


Le couple Faculté/ volonté

Hortus deliciarum Char de l'avarice 1159-75 fol 203vChar de l’Avarice (c’est à dire le Diable), fol 203v Hortus deliciarum Char de la Misericorde 1159-75 Facultas Voluntas fol 204rChar de la Miséricorde (c’est à dire le Christ), fol 204r

Hortus deliciarum, 1159-75

Dans ce bifolium, l’Avarice tient dans sa main droite une griffe à trois dents, et dans sa main gauche des pièces de monnaie. Le texte dans la couronne extérieure la décrit ainsi :

L’avarice vit misérablement dans un vêtement sordide et tient un croc à trois dents à cause de sa rapacité

Male vivit sordido cultu avaritia et tenet in manu tridentem propter rapacitatem


La Miséricorde montre à égalité de hauteur deux couronnes sur lesquels sont inscrit « Facultas » et « Voluntas ». Comme l’explique Gérard Cames [7], il s’agit de l’illustration très précise d’un sermon de Saint Augustin sur la Charité :

« Dieu couronne la disposition intérieure là où il ne trouve pas la faculté ». Les deux couronnes récompensent également celui qui peut faire la Charité comme celui qui ne peut pas, mais en a la volonté. »


Un emboîtement de disques

Philosophie et arts liberaux Bible de Saint Thierry, Reims, BM ms 3 f.25Philosophie et arts libéraux, Bible de Saint Thierry, 1100-25, Reims, BM ms 23 f.25

L’image du disque est ici généralisée pour décrire une hiérarchie à deux niveaux :

  • PHYLOSOPHYA auréolé tient deux demi-disques, et siège sur un troisième, lesquels hébergent PHISICA, LOGICA et ETHYCA,
  • chaque partie tient des petits disques marqués du nom des différentes sous-parties.


Alcuin. Disputatio de rethorica et de virtutibus, sapientissimi regis Karoli et Albini magistri. BM Valenciennes. Ms.404 (386) fol 53r gallicafol 53r
Alcuin. Disputatio de rethorica et de virtutibus, sapientissimi regis Karoli et Albini magistri. BM Valenciennes. Ms.404 (386) fol 53v gallicafol 53v

 Alcuin, Disputatio de rethorica et de virtutibus sapientissimi regis Karoli et Albini magistri, 9ème siècle, BM Valenciennes. Ms.404 (386) gallica.

L’image résume la classification établie par Alcuin à l’usage de Charlemagne.


F Cas particuliers

1150-75 Frontispice Rois BM St Omer 001 fol 125Frontispice de 1Rois, Bible, 1150-75, BM St Omer MS 001 fol 125r, IRHT

Elchana est assis entre ses deux femmes :

  • Phenenna à sa droite, qui lui avait donné plusieurs enfants ;
  • Anna, son épouse préférée, mais stérile.

Ses deux disques dorés symbolisent ici le sacrifice qu’il faisait chaque année, à Silo :

« Le jour où Elcana offrait son sacrifice, il donnait des portions de la victime à Phénenna, sa femme, et à tous ses fils et à toutes ses filles; et il donnait à Anne une double portion, car il aimait Anne, et Yahweh l’avait rendue stérile » 1Samuel, 1,4

La piété d’Anne lui vaut finalement d’être enceinte du prophète Samuel, montré ici à l’intérieur de son ventre.



1150-75 Frontispice Rois BM St Omer 001 fol 125 ensemble
On pourrait s’étonner que l’illustrateur n’ait pas représenté deux disques côté Anne, pour illustrer la « double portion ». Mais la balance est en fait quadruplement bénéficiaire pour Anne, puisque le seul médaillon de Samuel équilibre les quatre médaillons des filles de Phenenna.



Références :
[0] William Tronzo “Moral Hieroglyphs: Chess and Dice at San Savino in Piacenza,” Gesta, 16/2, 1977, 15 26 https://www.academia.edu/9640094/_Moral_Hieroglyphs_Chess_and_Dice_at_San_Savino_in_Piacenza_Gesta_16_2_1977_15_26
[0a] Annamaria Ducci « Selvaggi e gnomi dalle lunghe ali. Una problematica illustrazione del Salterio di Marturi (Laurenziana, Plut. 17.3) », in RIVISTA DI STORIA DELLA MINIATURA, vol. 11, 2007, pp. 67-82
https://www.academia.edu/4105472/Selvaggi_e_gnomi_dalle_lunghe_ali_Una_problematica_illustrazione_del_Salterio_di_Marturi_Laurenziana_Plut_17_3_in_RIVISTA_DI_STORIA_DELLA_MINIATURA_vol_11_2007_pp_67_82
[0b] Simona Cohen « Transformations of Time and Temporality in Medieval and Renaissance Art » https://www.researchgate.net/publication/337561652_Transformations_of_Time_and_Temporality_in_Medieval_and_Renaissance_Art
[0c] Lech Kalinowski « Salomon et la Sagesse. Remarques sur l’iconographie de la Création du monde dans les Antiquités Judaïques de Flavius Josèphe du Musée Condé à Chantilly » Artibus et Historiae, Vol. 20, No. 39 (1999), pp. 9-26 (18 pages) https://www.jstor.org/stable/1483572
[0d] Cette composition très intéressante est commentée sur le site de la Bibliothèque de St Omer :
https://bibliotheque-numerique.bibliotheque-agglo-stomer.fr/notices/item/1684-homelies-sur-l-ancien-testament?offset=1#menu-top
[1] Peter Springer « Trinitas-Creator-Annus: Beiträge zur mittelalterlichen Trinitätsikonographie » Wallraf-Richartz-Jahrbuch Vol. 38 (1976), pp. 17-45 https://www.jstor.org/stable/24657178
[1a] Dorothy F Glass « The Sculpture of the Baptistery at Parma: Context and Meaning, » Mitteilungen des Kunsthistorischen Institutes in Florenz 57/3 (2015): 255-91.
https://www.academia.edu/23007402/_The_Sculpture_of_the_Baptistery_at_Parma_Context_and_Meaning_Mitteilungen_des_Kunsthistorischen_Institutes_in_Florenz_57_3_2015_255_91
[1b] Philippe VERDIER, Un monument inédit de l’art mosan du XIIe siècle : la crucifixion symbolique de la Walters Art Gallery (Baltimore), dans Revue Belge d’Archéologie & d’Histoire de l’Art, t. XXX, 1961, p. 115-175 https://www.acad.be/sites/default/files/downloads/revue_tijdschrift_1961_vol_30.pdf
[2] Image en haute définition : https://bibliotheque-numerique.bibliotheque-agglo-stomer.fr/viewer/18027/?offset=#page=117&viewer=picture&o=&n=0&q=
[3a] Marcello Angheben, « Les reliquaires mosans et l’exaltation des fonctions dévotionnelles et eucharistiques de l’autel », Codex aquilarensis, 32, 2016, p. 171-208. https://www.academia.edu/36781851/_Les_reliquaires_mosans_et_l_exaltation_des_fonctions_d%C3%A9votionnelles_et_eucharistiques_de_lautel_Codex_aquilarensis_32_2016_p_171_208
[3b] Susanne Wittekind, « Altar – Reliquiar – Retabel: Kunst und Liturgie bei Wibald von Stablo » p 234 et 266 https://books.google.fr/books?redir_esc=y&hl=fr&id=ViweFAQetvcC&q=operatio#v=snippet&q=operatio&f=false
[3] Frédéric TIXIER « L’illustration des passages évangéliques dans l’In unum ex quatuor de Zacharie de Besançon : tradition iconographique ou innovations plastiques ? » https://www.academia.edu/12331794/_L_illustration_des_passages_%C3%A9vang%C3%A9liques_dans_l_In_unum_ex_quatuor_de_Zacharie_de_Besan%C3%A7on_tradition_iconographique_ou_innovations_plastiques_dans_Textes_sacr%C3%A9s_et_culture_profane_de_la_r%C3%A9v%C3%A9lation_%C3%A0_la_cr%C3%A9ation_sous_la_direction_de_M_Adda_Peter_Lang_Berne_2010_p_111_135
[4] François Boespflug, Yolanta Zaluska, « Le dogme trinitaire et l’essor de son iconographie en Occident de l’époque carolingienne au IVe Concile du Latran (1215) », Cahiers de Civilisation Médiévale Année 1994 37-147 pp. 181-240 https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1994_num_37_147_2591
[5] Jane E. Rosenthal « Three Drawings in an Anglo-Saxon Pontifical:Anthropomorphic Trinity or Threefold Christ? » the Art Bulletin Vol. 63, No. 4 (Dec., 1981), pp. 547-562 https://www.jstor.org/stable/3050163
[5a] Verbum, id est sapientia nata, disponens omnia, erat in principio, rerum scilicet creandarum, antequam aliquid fieret. In hoc videlicet æternaliter erat Verbum, ut esset principium, id est origo et causa futurorum ; quod quidem ipsum de semetipso ait: Ego principium, qui ei loquor vobis (Joan. viiI). Ac si dicat : Ego sum illa superna sapientia, in cujus dispositione omnia prius conduntur mente, quam compleantur opere. Unde et scriptum est : Qui fecit quae futura sunt. Et alibi : Omnia in sapientia fecisti (Psal. cxxx).
[5b] Hoc autem Verbum a quo natum sit, id est cujus sapientia sit, determinat Evangelista, dicens : Et Verbum erat apud Deum, tanquam sapientia in ipso cujus est.
[5c] At ne sapientia ista Dei aliud, quam Deus putaretur, sicut hominis vel angeli sapientia aliud est quam homo ipse vel angelus, cui per accidens inest, addit : Et ipsum Verbum erat Deus.
[5d] Tria disjunctim dixerat, illa conjunctim recapitulat, ut ad sequentia transeat. Hoc scilicet Verbum, existens Deus, erat in principio apud Deum.
[5e] Quarum autem rerum ipsum Verbum esset principium, ostendit, scilicet omnium naturarum postea factarum. Et hoc est : Omnia per ipsum facta sunt.
[5f] Je mentionne pour le plaisir une autre source textuelle, qui ne peut être qu’une étrange coïncidence (le manuscrit grec n’a été diffusé en Occident qu’au XVIème siècle) :
« Voyez la grenade entourée d’une écorce : l’intérieur se compose d’un grand nombre de petites cellules que séparent des membranes légères, et qui contiennent plusieurs grains. Ainsi, l’esprit de Dieu contient toutes créatures, et cet esprit, avec toutes les créatures, est dans la main de Dieu. Or, les grains, renfermés dans la grenade, ne peuvent voir ce qui est au delà de l’écorce, puisqu’ils sont dans l’intérieur ; ainsi, l’homme renfermé dans la main de Dieu, avec tous les autres êtres, ne peut apercevoir Dieu lui-même. » Théophile d’Antioche, « A Autolyque », I, 5
[5g] Communication personnelle.
[5h] Bene a dextris altaris apparuit, quia et adventum veri sacerdotis, et mysterium sacrificii universalis et coelestis doni gaudium annuntiabat. Sicut enim per sinistram praesentia, sic per dexteram saepe bona pronuntiantur aeterna…

[5i] … juxta illud in laude sapientiae: Longitudo dierum in dextra ejus, in sinistra illius divitiae (Prov. III).

Jacques-Paul Migne, Patrologiae Cursus Completus: Series Latina: Sive, Bibliotheca …, Volume 186 p 47 https://books.google.fr/books?id=PsA_AQAAMAAJ&pg=PA49&dq=bona+pronuntiantur+aeterna,+juxta+illud+in+laude+sapientiae

[6] François Boespflug « Une histoire de l’Eternel dans l’art, Dieu et ses images »
[6a] https://mediterranees.net/litterature/boece/livre2.html
[6b] Paul Courcelle, « La Consolation de philosophie dans la tradition littéraire » p 142 https://archive.org/details/laconsolationdep0000cour/page/142/mode/1up
[6c] Jean Wirth « Art et image au Moyen Âge », p 396 et ss
https://books.google.fr/books?id=uVJgEAAAQBAJ&pg=PT396&lpg=PT396&dq=Iconographie+m%C3%A9di%C3%A9vale+de+la+roue+de+fortune+wirth&source=bl&ots=71Lex_SKNL&sig=ACfU3U0dFitYsUrnuBdKIjBfJj1X7cjNsg&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwiSiKbTpP_4AhUZ1IUKHQXWBGw4HhDoAXoECBEQAw#v=onepage&q=Iconographie%20m%C3%A9di%C3%A9vale%20de%20la%20roue%20de%20fortune%20wirth&f=false
[6d] Du Cange, « Glossarium ad Scriptores mediæ et infimæ Latinitatis, etc. » , p 512 https://books.google.fr/books?id=PzOyLefRyiIC&pg=RA2-PA511&dq=fortunium
[6e] Suzanne Reichlind, « Middle age german poems on Fortuna », dans « The End of Fortuna and the Rise of Modernity » édité par Arndt Brendecke, Peter Vogt , 2017, p 23 https://books.google.fr/books?id=DSY-DwAAQBAJ&pg=PA23
[6f] Pour une analyse complète de l’image, voir Jean Luc Gauthier, « La sedes fortunae : logiques figurales et dynamiques historiques de la roue de fortune (XIe-XIVe siècles) » p 99 https://corpus.ulaval.ca/jspui/bitstream/20.500.11794/22882/1/28463.pdf
[6g] RICHARD FAHEY, « Woden: Allfather of the English » https://sites.nd.edu/manuscript-studies/2015/04/02/woden-allfather-of-the-english/?utm_campaign=redirect&utm_medium=web&utm_source=blogs.nd.edu
[7] Gérard Cames, « Allégories Et Symboles Dans L’hortus Deliciarum », p 63 et ss
https://books.google.fr/books?id=Es8UAAAAIAAJ&pg=PA63&dq=hortus+deliciarum+avaritia&hl=fr&newbks=1&newbks_redir=0&sa=X&ved=2ahUKEwjAw47W7PH0AhUd5uAKHbYoAZEQ6AF6BAgKEAI#v=onepage&q=hortus%20deliciarum%20avaritia&f=false

3 Le globe solaire

24 avril 2022
Comments (0)

Dans quelques cas bien repérés, le globe ne représente pas la Terre, mais le Soleil.

Article précédent : 2 Les anges aux luminaires



Le globe d’Hélios à Rome

Apollo-Helios casa apolline Pompei Museo nazionale naplesApollon-Hélios provenant de la Casa Appoline, Pompéi, Musée National, Naples

Dans la fresque de Pompéi, Hélios-Appolon auréolé et couronné de sept rayons tient :

  • d’une main le fouet de son char,
  • de l’autre le globe bleu du cosmos marqué du khi platonicien (équateurs terrestre et céleste, voir Majestas Dei et astronomie ).

Antonianus d'Aurelien 270-75 (RIC V 64)
Antonianus d'Aurelien 270-75

Antoninien d’Aurélien (270-75)

Lorsque Aurélien introduit dans l’Empire le culte unificateur du Soleil invaincu (sol invictus), celui-ci est représenté piétinant ses ennemis,

  • soit en combattant, tenant une torche et un arc,
  • soit en vainqueur, levant le bras droit et tenant dans la gauche le globe du pouvoir.



Antonianus de probus 276-282Antoninien de Probus, 276-282.

Sous Probus est attribué à Sol invictus l’iconographie du char d’Hélios. Le dieu est debout, tenant de la main gauche la lance et le bouclier (ce n’est pas un globe).


Synthèse sur le globe d’Hélios, à Rome :

  • il a été conservé presque uniquement sur des monnaies ;
  • il n’est jamais présent lorsqu’Hélios est figuré sur son  char ;
  • il n’est jamais marqué d’une croix, sauf tout à la fin, à l’époque de la conversion de Constantin.



Le globe d’Hélios à Byzance

 

Mosaic_in_Maltezana_at_Analipsi,_Astypalaia,_5th_c_AD,_Pantokrator_zodiac_waves_seasons_Astm04b Mosaic_in_Maltezana_at_Analipsi,_Astypalaia,_5th_c_AD,_Pantokrator_zodiac_Astm20

Le Soleil Pantocrator, le Zodiaque et les Saisons
Mosaïque de Maltezana, Analipsi (Ile d’Astypalaia), 5ème siècle.

Hélios est ici représenté en buste avec sa couronne à sept rayons, toujours avec sont fouet dans la main droite et son globe bleu céleste dans sa manche gauche. C’est un des tous premiers exemples d’une composition nouvelle (où du moins dont il ne reste aucune trace païenne) : le Soleil au milieu du cercle du Zodiaque, avec les quatre Saisons aux écoinçons.



Le globe d’Hélios en Palestine

 

Mosaique de Hamat-Tiberias (seconde synagogue) fin 4eme siecle ZodiaqueMosaïque de Hamat-Tiberias (seconde synagogue), fin du 4ème siècle

On retrouve cette composition dans plusieurs synagogues de la Palestine byzantine, entre le 4ème et le 6ème siècle. Le médaillon central reprend l’iconographie du Sol invictus sur son char, avec son auréole, ses sept rayons et son fouet.

Cette représentation figurée et antiquisante, très surprenante dans un contexte spécifiquement juif, a fait l’objet d’interprétations contradictoires [0] :

  • appropriation locale du Sol Invictus pour représenter Dieu, un des exemples de l’imprégnation juive de l’époque par la culture gréco-latine – les inscriptions de la mosaïque sont en grec (Erwin Goodenough) ;
  • bien au contraire, preuve d’un séparatisme juif par rapport aux Chrétiens qui rejetaient comme païenne la représentation du Zodiaque (Steven Fine, « Art and Judaïsm », 2010).

Après avoir résumé les cinq principales interprétations, Benjamin W. Anderson ([1], p 66 et ss) rappelle la description par Flavius Josèphe du temple d’Hérode :

« Les sept lampes (tel était le nombre des branches du chandelier) représentaient les planètes, puisqu’elles surgissaient en même nombre du candélabre ; les pains sur la table, au nombre de douze, le cercle du zodiaque et l’année ; tandis que l’autel des parfums, par les treize épices odorantes dont il était rempli, venant de la mer des terres inhabitables et inhospitalières, signifiait que toutes choses sont de Dieu et pour Dieu. » Josephus, Bellum Judaicum, V.210-218

J’emprunte à Anderson sa conclusion raisonnable :

« tandis qu’il n’y avait aucune raison particulière de représenter le zodiaque ou d’autres iconographies ptolémaïques à l’intérieur des églises de l’Antiquité tardive, le souvenir du temple d’Hérode et la libéralisation croissante des attitudes juives envers les arts figuratifs, à cette époque, suffisent à expliquer la présence du zodiaque dans ces synagogues. »

Reste le point qui nous intéresse : la mosaïque de Hamat-Tiberias est le tout premier exemple du soleil debout sur son char et tenant un globe bleu, qui plus est quadriparti. Le contexte juif excluant toute référence à la croix, cette quadripartition mérite explication.


Le globe quadriparti d’Hélios 


Denier Domitien 88-96Denier de Domitien, 88-96 Constance II 348-351 RIC 129 (VIII, Antioch)Constance II 348-351 RIC 129 (VIII, Antioche)
  • Dans le contexte païen de la monnaie de Domitien, le croisement orthogonal des deux équateurs n’est qu’une variante (rare) du khi platonicien ;
  • Dans la monnaie de Constance, il devient un symbole christique, associé au Phénix de la Résurrection.  

Une représentation hébraïque du Firmament (SCOOP !)

Mosaique de Hamat-Tiberias (seconde synagogue) fin 4eme siecle Helios

Comme dans les monnaies romaines, le globe quadriparti garde sa valeur astronomique  :  on distingue d’ailleurs, à l’intérieur des quadrants, un motif en étoile (six points dorés autour d’un septième).

Mais pourquoi alors avoir rajouté, à l’extérieur de la sphère, un couple croissant / étoile qui n’apparaît dans aucune monnaie romaine ? On trouve quelquefois une étoile isolée (monnaie de Constance II) ou bien, dans le cas très particulier du Denier de Domitien, les sept étoiles de la Grande Ourse (voir 1 Epoque romaine).

Ce détail a en fait une grande importance. Il prouve que le globe ne représente pas seulement  la sphère céleste, royaume du dieu Hélios ; mais qu’il a été récupéré pour illustrer un concept spécifiquement hébraïque : le Firmament tel qu’il est décrit dans la Génèse, peuplé au quatrième jour par les étoiles et les deux luminaires :

« Dieu dit:  » Qu’il y ait des luminaires dans le firmament du ciel pour séparer le jour et la nuit; qu’ils soient des signes, qu’ils marquent les époques, les jours et les années, et qu’ils servent de luminaires dans le firmament du ciel pour éclairer la terre. Et cela fut ainsi. Dieu fit les deux grands luminaires, le plus grand luminaire pour présider au jour, le plus petit luminaire pour présider à la nuit; il fit aussi les étoiles » Génèse, 14, 18.

Ainsi la figure centrale, si proche en apparence d’Hélios, a été récupérée de manière transitoire pour représenter Dieu créateur du Monde. Cette iconographique spécifiquement juive a totalement disparu par la suite.



Le Ptolémée du Vatican

Ce manuscrit byzantin exceptionnel, réalisé durant l’iconoclasme, est actuellement daté des années 750. Des indices dans les tables numériques laissent penser qu’il recopie un modèle plus ancien, sans doute du 4ème siècle. Je m’appuie encore ici sur les éléments présentés par Benjamin W. Anderson dans sa thèse [1].

 

750 ca Vat. Gr. 1291 fol 9r, Tables faciles de PtolemeeTable du Soleil
Vers 750, Tables faciles de Ptolémée, Vat. Gr. 1291 fol 9r

Cette table montre, sur trois anneaux concentriques, les douze signes du zodiaque, les douze mois personnifiés et des figurines nues, blanches et noires, symbolisant le jour et la nuit. Le diagramme était valable pour une année seulement (impossible malheureusement à déterminer précisément) et indiquait, par exemple, que « le soleil entrerait dans le Bélier le 20 mars, vingt minutes après la fin de la cinquième heure du soir ». ([1], p 110).


750 ca Vat. Gr. 1291 fol 9r, Helios et tables du Soleil Tables faciles de Ptolemee detail 583 ca L'empereur Maurice Tiberius Ceinture de Kyrenia METMédaillon de l’empereur Maurice Tiberius (Détail de la ceinture de Kyrenia) vers 583, MET, New York

Le médaillon central est très comparable à certains médaillons impériaux byzantins. Hélios, avec sa couronne à sept pointes, tient dans sa manche gauche un globe bleu et un fouet, qui se recourbe deux fois pour suggérer, de manière sans doute délibérée, une sorte de croix patriarcale ([1], p 108). Le timon du char (absent sur le médaillon de Maurice Tiberius) est une autre trouvaille élégante permettant de christianiser la vieille formule du « sol invictus »

De même que l’Empereur byzantin porte le globe de son pouvoir terrestre (ici surmonté d’une Victoire offrant une couronne de lauriers), de même le Dieu solaire porte l’emblème de son royaume céleste, dont tout au long de l’année il visite les douze provinces.

« Il serait certainement faux de décrire la figure centrale de la table du Soleil comme un portrait de l’empereur régnant (donc de Constantin V). Mais on peut à juste titre la décrire comme une représentation de la fonction impériale dans toute sa portée cosmique. Ainsi la tension entre la loi cosmique intemporelle et la spécificité d’une année donnée, que traduit l’ensemble de la table solaire, se retrouve dans la figure centrale, à la fois soleil cosmique et basileus terrestre, ce dernier plus comme principe que comme personne. Cela peut difficilement être un accident. Nous avons répété ci-dessus les raisons de croire que le Ptolémée du Vatican était une commande impériale. » ([1], p 111).


750 ca Vat. Gr. 1291 fol 9r, Helios et tables du Soleil Tables faciles de Ptolemee detailTable du Soleil, fol 9r 750 ca Vat. Gr. 1291 fol 47r Lune et table des epactes, Tables faciles de PtolemeeTable de la Lune, fol 47r

Le manuscrit contient un diagramme jumeau, dédié à la Lune et permettant le calcul des épactes (nombre de jours à ajouter à l’année lunaire pour qu’elle soit égale à l’année solaire). Aux quatre chevaux correspondent deux boeufs, dont les cornes font écho au croissant du diadème. Séléné tient un fouet dans la main droite et probablement les rênes dans la main gauche. La présence de cette image jumelle invite à ne pas inverser les termes : l’artiste n’a pas cherché à représenter Hélios en empereur byzantin, mais a repris des figurations bien établies de Séléné et d’Hélios, cette dernière ayant par ailleurs été récupérée par l’iconographie impériale.


Le globe solaire médiéval

 

10eme Saint-Gall, Stiftsbibliothek, MSSol, p 107 10eme Saint-Gall, Stiftsbibliothek, MS 902 p 106Luna, p 106

10ème siècle, Saint-Gall, Stiftsbibliothek, MS 902

Côté occidental, on trouve dans ce manuscrit carolingien pratiquement les mêmes figures (avec des torches à la place des fouets), preuve de la large diffusion de la formule.



1000 ca Aratus Boulogne BM MS 0188 fol 32v IRHTLe Soleil et la Lune
Phénomènes d’Aratus, traduction par Germanicus, vers 1000, Boulogne, BM MS 088 fol 32v

Les illustrations de ce manuscrit recopient un manuscrit carolingien de l’époque de Louis le Pieux (814-40) [2]. Cette page n’y figure pas, mais il pourrait s’agir d’une page disparue, auquel cas cette figuration serait pratiquement contemporaine du Ptolémée du Vatican. La Lune suit cependant un modèle différent : son char est vu de côté et, au lieu du fouet habituel, elle tient à deux mains un grand calame. Les illustrations ne suivent pas le texte d’Aratus [3], ce qui rend ce détail impossible à expliquer.

Une autre particularité est que les chevaux d’Hélios sont identifiés individuellement, par un extrait d’un commentaire de Stace par Lactance [4], décrivant de droite à gauche les quatre chevaux. Juste avant cet extrait, le texte de Lactance précise :

On dit que Phébus a quatre chevaux, dont les noms sont Zantheus, Zantus, Etheus et Dios. Soit les quatre saisons de l’année, soit les quatre commutations du jour : par là, ces noms mêmes montrent comment le soleil change selon les heures du jour.

Quattuor equos fertur habere Phoebus; quorum nomina, haec sunt, Zantheus, Zantus, Etheus et Dios. Vel quattuor tempora anni vel quattuor commutationes diei; unde et ipsis nominibus ostenditur quomodo sol muteter per diurnas horas.


1055-56 Ripoll Hyginvs, Astronomica (c) vat reg lat 123 fol 164rSol, fol 164r Luna, fol 187r

Astronomica d’ Hyginus, 1055-56, copié à Ripoll, (c) Biblioteca Apostolica Vaticana Reg lat 123

Dans cette copie catalane, la Lune tient une torche à la main gauche, comme dans le manuscrit de Saint Gall, et un fouet dans la main droite. Pour le Soleil en revanche, le copiste a rompu la symétrie et remplacé le fouet par un fleuron. Il ne s’agit pas d’une erreur – puisqu’il a très bien compris la torche et le fouet de la Lune – mais d’une modification intentionnelle : le globe, non plus bleu mais gris, a été probablement compris comme une figure de la Terre, florissante grâce au Soleil.


sb-line

La tapisserie de Gérone 

 

1100 ca Tapisserie Cathedrale de Gerone detail soleilDies solis 1100 ca Tapisserie Cathedrale de Gerone detail luneDies Lunae

Tapisserie de la Création, vers 1100, cathédrale de Gérone

Selon plusieurs auteurs, c’est le manuscrit de Ripoll qui aurait inspiré les figures de part et d’autre de cette grande tapisserie de la Création, toujours avec les quatre chevaux pour le Soleil et deux boeufs pour la Lune.

Le Soleil est représenté tenant son sceptre et son fouet dans sa main droite, et dans sa main gauche un globe marqué d’une petite croix. On l’explique en général par la nécessité de christianiser une figure païenne [5], étrange nécessité qui ne s’était jamais manifestée auparavant. Si l’on remarque que l’apparition de cette croix s’accompagne de celle des roues à quatre rayons, il est logique de penser que l’artiste a plutôt voulu insister, par ces quaternités, sur le rôle du Soleil comme maître des Saisons (idée qui était d’habitude seulement portée par les quatre chevaux). Le globe aurait donc ici un sens cosmique limité : le royaume du Soleil, mais réduit à la gestion des Saisons.


1100 ca Tapisserie Cathedrale de Gerone detail annusAnnus

En haut au centre de la tapisserie, Annus porte lui-aussi un disque dans sa manche gauche, qui est clairement la roue de l’Année, avec ses douze points sur le pourtour. Le bâton dans sa main droite et son manteau de voyageur soulignent sa marche perpétuelle ([5a], p 66).



1100 ca Tapisserie Cathedrale de Gerone schema 1
Hansueli F. Etter [6] explique la place insolite du Soleil, entre les mois de Février et de Mars, par le fait que c’est le moment de l’année où les jours commencent à rallonger. Il remarque aussi que les trois médaillons forment un triangle équilatéral autour de la roue centrale, qui illustre la Création du Monde. Les numéros indiqués sont ceux des jours de la Genèse : on notera que le troisième est manquant (la Création de la Terre et des plantes) et qu’ils ne se suivent pas, mais sont plutôt disposés selon des symétries gauche-droite et haut-bas. Sur cette disposition très inhabituelle, qui témoigne d’une recomposition en profondeur, voir l’étude de Jacques Paul [7].

A noter que le médaillon marqué en orange contient une seconde occurrence du couple Soleil/Lune, en buste :
1100 ca Tapisserie Cathedrale de Gerone detail division des eaux
Il s’agit ici d’illustrer le Jour 4 : la création des deux luminaires, ainsi que des étoiles, venant peupler le firmament qui a été créé au jour 2.

Mais le plus grand mystère de la tapisserie de Gérone reste sa composition d’ensemble, puisque tout la partie inférieure manque : il est clair en tout cas que le cycle de la Création ne se situe pas au centre de la tapisserie, mais seulement au centre du registre supérieur, le registre inférieur étant perdu.


La reconstruction de Swanson

Parmi toutes les reconstructions proposées, celle de Rebecca Swanson ([8], p 210 et ss) est la plus simple et la plus convaincante :

  • aux angles les fleuves du Paradis (en bleu sombre) ;
  • sur les côtés, les mois (en bleu clair) dans l’ordre des aiguilles de la montre ;
  • en haut, Annus au centre des quatre saisons ;
  • en complément, deux héros, Samson et Hercule, représentant une constellation de Printemps (le Bouvier) et une constellation d’Eté (Hercule) ; deux autres constellations (en rose) auraient figuré en bas, par symétrie.

Pour le bord inférieur, Swanson présume qu’une autre quaternité aurait fait pendant aux Saisons du haut, et propose les quatre Eléments (en gris), autour d’un médaillon central restant à déterminer.

Une autre reconstruction (SCOOP !)

J’ai représenté ici ma propre proposition, qui s’appuie sur le fait que les médaillons latéraux ne représentent pas le Soleil et le Lune astronomiques, mais « DIES SOLIS » et « DIES LUNAE », les jours de la Semaine associés à ces dieux antiques . Or le manuscrit de Ripoll comporte justement, dans les pages qui suivent les médaillons SOL et LUNA, cinq autres médaillons représentant les autres planètes, personnifiées à la mode antique (fol 170 a 174 [9] ) .

La tapisserie aurait ainsi comporté, dans son registre inférieur, un second cycle disposé dans l’ordre des aiguilles de la montre (en jaune) : celui des sept planètes, ou plutôt des sept jours de la semaine.

Ainsi la tapisserie de Gérone permettait de contempler deux cycles :

  • en haut celui des Mois entourant la Grande Semaine de l’Ancien Testament, la Création (en bleu clair), celle-ci recomposée selon des symétries en croix (en vert) ;
  • en bas celui des Jours entourant l’Invention de la Croix, en référence à la semaine-glé du Nouveau Testament : la semaine sainte, entourant les scènes de l’Invention de la Croix. 


sb-line

Autres globes solaires médiévaux

 

1050-1100 Scholium de duodecim zodiaci signis et de ventis BNF Latin 7028 fol 154Scholium de duodecim zodiaci signis et de ventis, 1050-1100, BNF Latin 7028 fol 154 .

On retrouve ici le même diagramme, facilement christianisé en modifiant, du salut à la bénédiction, le geste de la main droite. La couronne à sept rayons a été remplacée par une couronne à douze rayons, évoquant les mois mais aussi les apôtres. Quant au globe « céleste et impérial », il est ici marqué d’une étoile à huit branches , le symbole habituel du Soleil dans les computs ([10], p164) : manière de signifier qu’Hélios est désormais subordonné à Christos.

Bianca Kühnel ([10], p167) s’étonne qu’une telle image synthétique, fusionnant les deux figures du Christ (au centre des quatre évangélistes) et d’Hélios (au centre des quatre saisons) ne soit pas apparue avant cette date relativement tardive.

J’ai montré par ailleurs (voir Majestas Dei et astronomie) que la Majestas Dei du Codex aureus de Saint Emmeran effectuait cette synthèse dès l’époque carolingienne, mais d’une manière allusive et poétique, dans un manuscrit de grand luxe destiné à la cour. Sans doute la synthèse ostensible d’attributs païens et chrétiens aurait-elle été jugée scandaleuse dans des cercles moins érudits.

Bianca Kühnel ([10], p 169) fait l’hypothèse intéressante que la fusion des deux types de schémas, astronomiques et religieux, au tournant de l’an mil, aurait à voir avec les grandes peurs eschatologiques qui caractérisent cette période.


<>Bibel aus St. Kastor in Koblenz, Pergament (Foto: © Rheinisches Bildarchiv Köln, rba_c004316)Dieu créateur (Frontispice de la Genèse)
Bible de saint Castor de Coblence, 1100-25, Pommersfelden, Schlossbibliothek, Inventar-Nr. Cod. 333-334

Le même globe solaire à huit rayons, complété par l’inscription « Fiat lux », représente ici le Cosmos au moment de sa création. L’image respecte les trois zones classiques des Majestés ottoniennes (voir 1 Mandorle double dissymétrique) :

  • la Terre,
  • le Ciel (en bleu, sous l’Arc en Ciel)
  • le Ciel du Ciel (en vert), lieu de l’Eternité où résident les anges aux encensoirs et les lettres alpha et omega.

Le texte du haut commente cette zone immuable :

Ici (sur cette enluminure) la création des choses a donné à tous son être propre.

Omnibus esse suum dedit hic conceptio rerum


Le texte du bas s’applique à la zone sous l’arc-en-ciel, zone des mouvements réglés par le Seigneur-Soleil :

L’année instable court sur ses traces. Le jour lui-même n’est rien sinon la présence du Soleil.

Annus non stabilis sua post vestigia currit. Ipse dies nichil est nisi quod presentia solis.


1055-86 Bible de st Hubert BRB MS II 1639 fol 6v BruxellesFrontispice de la Genèse
1055-86 Bible de st Hubert BRB MS II 1639 fol 6v Bruxelles

Cette illustration est intéressante pour ses deux petits globes, chacun ayant une signification différente.
Autour du Christ, les quatre médaillons représentant les Eléments sont organisés, de haut en bas, dans l’ordre croissant du « poids » que Platon leur attribue dans le Timée :

  • le Feu (poids VIII) tient dans ses mains le croissant de la Lune et le globe du Soleil ;
  • l’Air (poids XII) tient un cor symbolisant les vents et un globe représentant « le ciel supérieur qui, selon Adalbold, est joint à la convexité de la sphère céleste » ([11], p 226) ;
  • l’Eau (poids XVIII) tient une rame et un vase qui se vide ;
  • la Terre (poids XXVII) tient une bêche et un plant.



Article suivant : 4 Paires de globes 

 

Références :
[0] Sur la résistance rabbinique au culte de Sol Invictus, voir le chapitre 4 de Emmanuel Friedheim « Rabbinisme et paganisme en Palestine romaine – Etude historique des Realia talmudiques (Ier-IVème siècles) » 2006 https://www.academia.edu/15275612/Rabbinisme_et_paganisme_en_Palestine_romaine_Etude_historique_des_Realia_talmudiques_Ier_IV%C3%A8me_si%C3%A8cles_?email_work_card=title
[1] Benjamin W. Anderson « World Image after World Empire: The Ptolemaic Cosmos in the Early Middle Ages, ca. 700-900 » Phd 2012 https://repository.brynmawr.edu/dissertations/51/
[2] Germanicus de Leide : https://www.thesaxlproject.com/assets/Uploads/MSS-DESCRIPTIONS-Germanicus-Leiden-Voss-quarto-79-25-Sept-2012.pdf
[3] Texte d’Aratus : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k62113736/f124.item.r=%22demittitur%22
[4] John M. Burnam « The Placidus commentary on Statius by Lactantius Placidus » , 1901 https://archive.org/details/placiduscommenta23lact/page/16/mode/2up?q=nona+hora+
Textes de l’image :

 

Nam Zantheus interpretatur rubeus et mane sol rubet.
Xantus floridus; et tertia hora diei sol quasi floret dum inquo (in quartam) profectus est.
Etheus aereus est in meridie sol igneus et ferventior videtur et ideo quasi aereus.
Dios clarus et nona hora descendente sole clarior liquet esse

[5] https://es.wikipedia.org/wiki/Tapiz_rom%C3%A1nico_de_la_Creaci%C3%B3n
[5a] Simona Cohen « Transformations of Time and Temporality in Medieval and Renaissance Art » https://www.researchgate.net/publication/337561652_Transformations_of_Time_and_Temporality_in_Medieval_and_Renaissance_Art
[6] Hansueli F. Etter « The Creation Tapestry of Girona (Spain) from around 1100: When Paganism, Judaism, Christianity and Islam were United » 2020
[7] « La tapisserie de la Création. Étude sur la signification d’une œuvre d’art » dans Jacques Paul , « DU MONDE ET DES HOMMES » https://books.openedition.org/pup/7037?lang=fr
[8] Rebecca Swanson, « La nova identitad del tapis de la Creatió » dans Carles Mancho, « El brodat de la Creació de la Catedral de Girona » 2018
[9] https://digi.vatlib.it/view/MSS_Reg.lat.123
[10] Bianca Kühnel « The End of Time in the Order of Things : Science and Eschatology in Early Medieval Art. », 2003
[11] Richard H.Putney, « Creatio et redemptio : the Genesis monogram of the St Hubert Bible »

1 Globes en main

23 avril 2022
Comments (3)

De taille plus importante que le disque palmaire (voir 2 Une figure de l’Incommensurable ), le globe tenu à main gauche est presque toujours un insigne de pouvoir : du Christ-Roi, d’un Archange, d’un Ange, ou encore de Lucifer. Après un panorama rapide de ces cas, cet article examinera quelques exceptions.

Le Globe du Christ-Roi

Dans l’immense majorité des cas, le globe dans la main gauche du Seigneur porte une marque christique ou est surplombé d’une croix : il extrapole le globe du Pouvoir à la Royauté cosmique, dont procède la Royauté terrestre.

Antependium Bale 1015-22 Cluny_Museum_ParisAntependium de Bâle, 1015-23, Musée de Cluny (détail).

Au centre de ce devant d’autel, les deux donateurs (l’empereur Henri II et son épouse Cunégonde) se prosternent aux pieds du Christ, désigné comme :

Roi des Rois et Seigneur des Seigneurs

Rex regum et D(omi)n(u)s dominantiu(m)

Il porte dans sa main gauche un globe frappé d’un chrisme entre l’alpha et l’omega, qui symbolise ce pouvoir suprême et éternel.

  • A sa droite; l’archange combattant, Michaël porte à main gauche l’étendard et à main droite un globe marqué seulement d’une petite croix, emblème classique des archanges qui souligne leur pouvoir militaire, comme nous le verrons plus bas ;
  • A sa gauche, l’archange Gabriel, celui de l’Annonciation, ne s’occupe pas de combattre, mais de transmettre la parole de Dieu : ce pourquoi il tient dans sa main droite son bâton de messager, et tend la paume gauche vers l’avant, dans un geste de prise de parole.

Cette composition savante [1] témoigne de la codification très précise, à l’époque ottonienne, du globe comme figure du pouvoir.

Sacramentaire du moine Ratmann 1159 HildesheimSacramentaire du moine Ratmann (reliure), 1159, Trésor d’Hildesheim

Dans cette image du pouvoir suprême, le Christ est debout, foulant aux pieds « le lion et l’aspic » (Psaume 91,13). Il tient dans sa main gauche un livre avec l’inscription « Je suis le Seigneur, Votre Seigneur ». Le globe qu’il élève de sa main droite symbolise sa présence universelle, comme le précise l’inscription à l’intérieur : « Je remplis le ciel et la terre » Jérémie 23-24.

L’inscription du pourtour récapitule tous ces thèmes :

« Seigneur, qui règnes sur toutes choses, qui écrases ceux qui s’opposent à toi, et qui rejettes ceux qui ne sont pas avec toi, sauve-nous, humbles créatures, nous t’en supplions, bienveillant ».


Heinrich_V Chasse de Charlemagne, ap 1182-1215, Cathedrale Aix la ChapelleL’Empereur Heinrich V, Châsse de Charlemagne, 1182-1215, Cathédrale d’Aix la Chapelle 1205-Chasse-de-Notre-Dame-de-Tournai-par-Nicolas-de-VerdunChrist en majesté, Châsse de Notre-Dame de Tournai, Nicolas de Verdun, 1205

L’Empereur, vice-roi du Christ ici-bas, ne diffère de lui que par la couronne (substitut terrestre de l’auréole) et le geste de la main droite : l’un place sous son sceptre ses terres, l’autre sous sa bénédiction la Terre : deux nuances du globe crucigère.


Psautier shaftesbury Angleterre 1130-40 Lansdowne 383 fol 12vDieu envoyant l’Archange Gabriel à Marie, fol 12v Psautier shaftesbury Angleterre 1130-40 Lansdowne 383 fol 14Majestas Dei, fol 14

Psautier Shaftesbury, Angleterre, 1130-40, British Library Lansdowne 383

Ce psautier baigne dans l’imagerie royale : couronne ou chrisme marqué REX.


Le globe dans la main

La position du globe, à main gauche puis à main droite, est ici particulièrement intéressante.

Dans la première image, Dieu ordonne de la main droite à l’Archange d’aller, en compagnie de l’Esprit Saint en approche, porter son message à Marie : le globe crucigère, à main gauche, indique à la fois le pouvoir royal et la direction à prendre, celle de la Terre (ce pourquoi il est vert et nuageux).

Dans la seconde image en revanche, le globe est passé dans la main droite au dessus de la donatrice prosternée, qui se présente donc par la droite du Christ : cette position, contraire à l’humilité, est habituellement celle du don – pour que le Christ puis recevoir l’objet de la main droite – ou de l‘invitation – en réponse à la main bénissante (voir 2-3 Représenter un don ). Or ici nous ne sommes dans aucun des deux cas.

Par sa dorure, le globe prend une connotation plus abstraite, comme insigne du pouvoir divin. Il y a de fortes présomptions que la donatrice soit Adeliza de Louvain, veuve du roi d’Angleterre Henri I. Elle serait donc représentée ici en tant que veuve, quittant l’autorité du Roi pour se soumettre désormais aux commandements du Christ-Roi. Quoiqu’il en soit, il est clair que cette image très exceptionnelle a une forte composante biographique.


Le globe du Créateur

Elevé au ciel de la main gauche plutôt que tenu à hauteur de taille, le globe prend une nuance cosmique, sans la notion d’incommensurabilité que portait le disque digital miniature (voir 2 Une figure de l’Incommensurable).

Apocalypse Douce 1265 -70 _Christ_proclaimed_by_the_elders Bodleian Ms180 p.039Dieu acclamé par les Vieillards, Apocalypse Douce, 1265 -70, Bodleian Ms180 fol 039 Breviary of Chertsey Abbey Bodleian Library MS. Lat. liturg. d. 42 fol 11rBréviaire de l’abbaye de Chertsey, vers 1300,Bodleian Library MS. Lat. liturg. d. 42 fol 11r

Le globe terrestre en T commence à se populariser à partir de 1250 : c’est le lointain prémisse de la formule dite du Salvator Mundi qui n’apparaîtra que deux siècles plus tard (voir 7 Le Christ debout et le globe).


Gossouin_de_Metz_Image_du_Monde 1320-25 BnF, Français 146 fol 136v Gallica
Gossouin de Metz, L’Image du Monde, 1320-25, BnF, Français 146 fol 136v, Gallica.

Dans cette image à vocation encyclopédique, la globe blanc quadriparti représente la Création en général, détaillée en dessous sous forme d’un emboîtement de sphères (pour leur description, voir 5 L’âge d’or des Majestas).


Missel du cardinal Betrand de Deux 1335 Vat Arch. Cap.S.Pietro.B.63 fol 188vMissel du cardinal Bertrand de Deux, 1335, Vat Arch. Cap.S.Pietro.B.63 fol 188v

Dieu en Majesté est ici entouré des neuf hiérarchies angéliques. Ni leur ordre, ni leurs attributs, ne sont parfaitement fixés [1a]. On peut néanmoins proposer la lecture suivante, de haut en bas et de droite à gauche :

  • 9 SERAPHINS : en rouge, au plus près du Seigneur ;
  • 8 CHERUBINS : avec des couronnes ;
  • 7 TRONES : représentés en Juges, avec leur calotte rouge ;
  • 6 DOMINATIONS : avec des clés ;
  • 5 PRINCIPAUTES : avec des portes fortifiées ;
  • 4 PUISSANCES : avec des lettres cachetées ;
  • 3 VERTUS : luttant contre des démons ;
  • 2 ARCHANGES : priant ;
  • 1 ANGES (gardien) : assistant les mourants


Missel du cardinal Betrand de Deux 1335 Vat Arch. Cap.S.Pietro.B.63 fol 188v detailDétail Traité d’astrologie et de médecine, vers 1450, UB Tübingen MD 2 fol 322v

Le globe est constitué de neuf couches colorées autour de la Terre, qui évoquent les niveaux de la hiérarchie angélique, mais aussi probablement d’autres hiérarchies appréciées par la pensée médiévale. A noter que les couleurs suivent un ordre précis, qu’on retrouve dans l’arc-en-ciel du bas, au dessus de la Terre fracturée qui figure les Limbes contenant les âmes des Justes.

Plus tardif, le schéma cosmique de Tübingen dessine au centre une Terre composée de deux hémisphères – Ertreich (le royaume terrestre) et Helle (l’Enfer) – d’où partent quatre hiérarchies à neuf niveaux  :

Hiérarchie Angélique Humaine Cosmique Infernale
1 Angeli Michahel Luna Stagnum ignis
2 Archangeli Gabrihel Mercurius Terra oblivionis
3 Virtutes Bichtiger Venus Terra tenebrosa
4 Potestates Bischoff (évêque) Soll Tartarus
5 Principatus Fursten (prince) Mars Gehenna
6 Dominationes Herren (seigneurs) Jupiter Erebus
7 Troni Apptln (apôtres) Saturnus Barathrum
8 Cherubin Ppheten (prophètes) Cherubin Styx
9 Seraphin Seraphin Seraphin Archeronta (Achéron)
9 Heiligen (saints) Patriarches Flegethon (Phlégéton)


Les globes poitevins

Les fresques du Baptistère St Jean et Ste Radegonde

baptistere St Jean et St Radegonde Poitiers_intérieur1Fresques 11ème siècle
Baptistère St Jean et Ste Radegonde, Poitiers.

Ces fresques très complexes, où diverses époques se mêlent, ont été débrouillées par Marc Thibout [2]. Au dessus de l’arc triomphal, on rencontre la scène assez rare de l’Ascension du Christ, entre deux anges et les apôtres.


baptistere St Jean et St Radegonde Poitiers Roi offrant globe au Chist triomphant debut 13eme baptistere St Jean et St Radegonde Poitiers Constantin offrant globe et sceptre au Chist triomphant

En contrebas, se trouvaient quatre cavaliers, dont l’un est désigné par l’inscription « Constantin ». Les deux les mieux conservés chevauchent en tenant un globe de la main gauche ou de la main droite, l’autre main tenant les rênes ou le sceptre dans le cas de Constantin. Il n’est donc pas douteux qu’il s’agisse d’un globe impérial. Le « cavalier Constantin », assez fréquent dans l’art roman de l’Ouest de la France, résulte probablement d’une assimilation entre cet empereur et le premier des quatre Cavaliers de l’Apocalypse.

Y. Labande-Mailfert [3], se basant sur des commentaires d’Orose et d’Adam Scot, identifie quant à elle ces cavaliers à l’ensemble des souverains chrétiens qui « accourent vers le centre pour offrir au Christ un monde, image des terres qu’ils gouvernent ».


baptistere St Jean et St Radegonde Poitiers debut 13eme Chist triomphant PoitiersFresque du XIIIème

Dans l’abside, le Christ élève le globe impérial dans sa main gauche. La fresque, quoique plus récente que celles des quatre cavaliers, recouvre des fresques antérieures. Il n’est donc pas impossible que le globe dans la main du Christ soit celui que les cavaliers lui ont apporté.

L’originalité de ce programme iconographique pourrait expliquer la fréquence de ces globes élevés de la main gauche, dans d’autres fresques poitevines.


sb-line

Les globes de Sainte Radegonde de Poitiers

13eme refait au 19eme Sainte Radegonde PoitiersFresque du 13ème, refaite au 19ème
Eglise Sainte Radegonde, Poitiers

Il est impossible de porter un jugement sur la fresque de la voûte, très vigoureusement « restaurée » vers 1850 par Honoré Hivonnait. On ne connaît pas l’état initial des trois disques :

  • celui que le Christ présente dans sa manche gauche,
  • celui que la Vierge en dessous élève dans sa main droite
  • celui dans la main gauche du Christ en buste :

Eglise Sainte-Radegonde, Poitiers


Eglise_Sainte-Radegonde_de_Poitiers_131 cle de voute de la chapelle Sainte-Madeleine Eglise Sainte-Radegonde, Poitiers.

Chapelle Sainte-Madeleine, fin XIIIème, Eglise Sainte-Radegonde, Poitiers

La chapelle Sainte-Madeleine présente dans sa clé de voûte un Dieu trônant et portant un petit globe dans sa main gauche, au dessus des symboles des quatre Evangélistes et des huit consoles en forme de têtes de rois et de reines.

Dans ce contexte particulier d’une ancienne salle capitulaire, il est probable que le globe a ici sa valeur impériale (le Roi des Rois) plutôt que la valeur cosmique d’un disque palmaire.



Le globe de l’archange

525-550 Archange-Byzantine_ivory British MuseumArchange, Ivoire byzantine, 525-550, British Museum

On pense que ce panneau formait probablement un diptyque avec un panneau représentant l’Empereur Justinien, auquel l’archange remettait ce globe crucigère : il s’agit donc d’un globe impérial habituel, emblème du pouvoir sur la Terre, mais délégué par Dieu à l’empereur.


Christus-Maria-Diptychon. Constantinople 550 ca Staatliche Museum, Berlin

Diptyque du Christ et de Marie, Constantinople, vers 550, Staatliche Museum, Berlin

Ici en revanche, le globe non crucigère, mais marqué par deux grands cercles orthogonaux; représente le globe céleste, royaume de Marie reine des Cieux.


383-88 Solidus de Maximus British museumSolidus de Magnus Maximus, 383-84, British Museum

Nous avons vu apparaître ce globe en X dans les mains de deux co-empereurs divinisés, comme symbole flatteur, à l’antique, d’un pouvoir de type cosmique (voir 1 Epoque romaine ). Dans ce cas particulier, la forme en X favorisait l’idée d’union et de cohésion du pouvoir, tandis que la forme en croix aurait pu suggérer une partition. Remarquons aussi que, graphiquement, la forme du X se prête à la préhension latérale et par dessous.


dittico_di_murano,_avorio,_500-550_ca Museo Nazionale ravennaDiptyque de Murano (détail), 500-550, Museo Nazionale, Ravenne

Deux siècles plus tard, cette composition byzantine montre, de part et d’autre de deux anges élevant une croix dans un clipeus à l’antique, deux archanges tenant un étendard cruciforme. Le fait que l’artiste n’ait  pas représenté les deux globes marqués d’une croix, montre une claire séparation des symboles dans le monde byzantin :

  • le globe en X, lu désormais comme un khi, représente le pouvoir céleste du Christ ;
  • le globe crucifère représente le pouvoir terrestre de l’Empereur.

Auparavant divinisé (« deus » ou « filius dei »), l’empereur byzantin n’est plus que le représentant du Christ sur terre, partageant son pouvoir avec le patriarche.


Archange Gabriel steatite byzantine Museo Bandini Fiesole
Archange Gabriel, stéatite byzantine, Museo Bandini Fiesole

Herbert L. Kessler [3a] pense que ce globe est un miroir reflétant l’image de Dieu, et rapproche cette représentation très exceptionnelle d’un texte du Pseudo-Dionysius décrivant la hiérarchie qui englobe tous les êtres :

« Une hiérarchie a Dieu comme chef de toute compréhension et action. Elle contemple en permanence la beauté de Dieu. Elle porte en elle la marque de Dieu. La Hiérarchie fait de ses membres des images de Dieu à tous égards, des miroirs clairs et sans tache reflétant l’éclat de la lumière primordiale et même de Dieu lui-même. Elle garantit que lorsque ses membres ont reçu cette pleine et divine splendeur, ils peuvent ensuite transmettre cette lumière, généreusement et conformément à la volonté de Dieu, aux êtres plus bas dans l’échelle. » Pseudo-Dionysius, L’échelle divine [3b]

Situé au sommet de la hiérarchie angélique, l’archange est le premier maillon de cette chaîne de miroirs.


Cefalu-duomo-Madonna-archangels avant 1148Mosaïque de Cefalù, avant 1148

On voit ici dans les mains des archanges Michel et Uriel le globe byzantin sous sa forme médiévale la plus courante (une croix en haut d’un mont), en alternance avec l’autre symbole beaucoup plus rare dans les mains de Raphaël et Gabriel (une croix entre deux monts).


1263 Jugement particulier Pesee des ames San Pellegrino BominacoJugement particulier, 1263, San Pellegrino, Bominaco

A Bominaco, l’archange Michel effectue le Jugement particulier d’un défunt [4] derrière un meuble en forme d’autel : d’où une ambiguïté visuelle entre le globe archangélique et une hostie. Le monogramme (la croix en haut du mont) a probablement été choisi pour son contraste avec le fléau incliné : il exprime l’ordre divin du monde, délivré de Satan et remis en équilibre.



Le globe de l’ange

A l’époque carolingienne

Ange Lorsch, debut IXeme MS Vat Lat Pal 1719 fol 8Angelus Domini
Abbaye de Lorsch, début IXème MS Vat Lat Pal 1719 fol 8

Ce dessin, dans un blanc d’un manuel scolaire, est intéressant par le mot CELUM inscrit à l’intérieur du globe : il s’agit donc bien d’un emblème de pouvoir, mais du pouvoir dans le Ciel.


820-830 Stuttgarter Psalter Stuttgart, Wurttembergische Landesbibliothek, Cod. Bibl. 2o 23, fol. 107v
La troisième tentation du Christ, Psaume 91, Psautier de Stuttgart, 820-830, Stuttgart, Wurttembergische Landesbibliothek, Cod. Bibl. 2o 23, fol. 107v

Dans cette image contemporaine, le globe bleu « semblable à un miroir » ( Kessler [3a]) représente ici encore le Ciel, plus précisément la domination céleste offerte au Christ par les anges, par opposition à la domination terrestre (les objets dorés) offerte par le diable lors de la troisième tentation.

L’association entre le Psaume 91 et la Tentation du Christ tient à ce que que, dans le texte de Matthieu, le Diable cite explicitement le psaume lors de la deuxième tentation :

« il lui dit: Si tu es Fils de Dieu, jette-toi en bas; car il est écrit: Il donnera des ordres à ses anges à ton sujet; Et ils te porteront sur les mains, De peur que ton pied ne heurte contre une pierre. «  Matthieu, 4,6


Sacramentaire de Drogon 845-855 MS lat. 9428, fol. 43v
Sacramentaire de Drogon 845-855 MS lat. 9428, fol. 43v

Cet autre globe bleu carolingien constitue une énigme iconographique : on a proposé une patène (en écho au calice dans lequel Ecclesia recueille le sang du Christ) ou un miroir ( Kessler [3a]), et on a exhumé des textes contemporains permettant de relier ces objets au personnage de Nicodème. Or le texte primordial concernant Nicodème est son dialogue avec Jésus, où ce dernier lui explique la signification de la Crucifixion :

« Si vous ne croyez pas lorsque je vous parle des choses de la terre, comment croirez-vous quand je vous parlerai des choses du ciel ? Car nul n’est monté au ciel sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme. De même que le serpent de bronze fut élevé par Moïse dans le désert, ainsi faut-il que le Fils de l’homme soit élevé,afin qu’en lui tout homme qui croit ait la vie éternelle. » Jean 3,12-15

Le serpent de bronze est bien là, au pied de la croix. Alors pourquoi pas le globe du Ciel dans les bras de Nicodème ?


sb-line

Dans l’orfèvrerie rhénane et mosane

Le globe est parfois décerné à de simples anges, sans doute par assimilation avec celui des archanges. Exceptionnellement, ce disque représente une hostie.

sb-line

Chasse de St Heribert 1146-60 , eglise de Deutz (Cologne)Chasse de St Héribert 1146-60 , église de Deutz (Cologne)

Les quatre anges lateraux portent un disque marqué d’une croix selon les quatre combinaisons gauche/droite et main nue/main voilée. La couleur bleu ciel confère aux disques une valeur cosmique, et exclut qu’il s’agisse d’hosties.



Chasse de St Heribert 1160 ap , eglise de Deutz (Cologne) toitLa même châsse présente sur un des pans du toit d’autres possibilités de combinaisons, dans les émaux comme dans les figures en repoussé.


Phylactere mosan 1160-70 ca Cleveland museum of artPhylactère mosan, 1160-70, Cleveland Museum of Art

Ici les quatre anges féminisés représentent les Vertus. Les globes de diverse couleurs font écho au globe rouge de l’Enfant, tout en constituant des sortes de « jokers » graphiques qui évitent de donner à chaque Vertu son attribut spécifique.


Petit triptyque Dutuit 1150 ca Petit PalaisPetit triptyque Dutuit, vers 1150, Petit Palais

Ce petit reliquaire montre, de part et d’autre des reliques de la vraie Croix, deux anges en pied portant le roseau et la lance. En haut des volets avec les reliques des douze apôtres, deux autres anges portent un disque à main nue, de la main gauche et de la main droite.

M.Angheben ([5], p 99) voit dans ces disques des hosties, et identifie ces anges à celui dont il est question dans la prière du « Supplices » :

« Nous vous en supplions, Dieu tout-puissant, ordonnez que ces offrandes soient portées par les mains de votre saint Ange sur votre autel céleste, à la vue de votre divine majesté »

« Supplices te rogamus, omnipotens Deus, jube hæc perferri, per manus sancti Angeli tui, in sublime altare tuum in conspectu divinæ majestatis tuæ »

L’interprétation théologique de cet ange transportant les offrandes est très obscure [6], et il n’en existe pas de représentation certaine. Le seul cas où un disque mosan est indiscutablement une hostie est celui-ci :

Croix mosane 1150-75 Walters art museum BaltimoreCroix mosane 1150-75 Walters art museum Baltimore

L’ange qui exhibe une hostie blanche et un ciboire est ici une allégorie de l’Espoir (SPES), de même que son compagnon portant un agneau représente l‘Innocence et le troisième avec une cuve baptismale la Foi. Isoler l’ange du haut pour y voir celui du Supplices est donc difficile, d’autant que la main de Dieu située en dessous contrarie l’idée de l’autel céleste et du regard de Dieu.


sb-line

L’ange du « Supplices »

1100-20_Tavant_Eglise_Fresque_abside photo J.Mossot structurae.netAbside, 1100-20, église de Tavant (photo J.Mossot, structurae.net)

Marcello Angheben ([7], p 145) reconnaît également l’ange du Supplices dans les figures difficilement lisibles, en bas à gauche de la Majestas Dei de l’abside. Leurs gestes d’offrande, en contrebas de la figure divine, viennent  à l’appui de cette interprétation.


Un cinéma eucharistique (SCOOP !)

Une large frise divise le ciel de l’abside en deux registres, chacun montrant la même succession de couches colorées :

  • en haut sont placés les deux Animaux qui volent, l’Ange et l’Aigle ;
  • en bas on trouve tout ce qui marche : les deux autres animaux (le Lion et le Taureau), la procession des trois anges, flanqués par deux figures composites (séraphins par leur six ailes, chérubins par les boules de feu sous leurs pieds).

Le fait que les anges processionnaires se soient posés au premier étage de ce ciel à deux étages renforce l’idée qu’il sont montés depuis le rez-de-chaussée, à savoir l’autel terrestre où se déroule l’Eucharistie.



1100-20_Tavant_Eglise_Fresque_Anges gauche
La gestuelle des trois anges décompose en trois temps l’idée d’élévation :

  • le premier tient le ciboire à deux mains, en dessous de la ligne d’horizon ;
  • le deuxième élève une hostie de la main gauche ;
  • le troisième élève l’hostie des deux mains, dans le geste de l’Ostension.



1100-20_Tavant_Eglise_Fresque_Anges droite
Les trois anges de la partie droite, malheureusement très abimés, montrent des gestes différents, mais qui semblent suivre une logique similaire :

  • le premier (en partant de la droite) est illisible ;
  • le deuxième tient une coupe de sa main gauche baissée, en élevant sa main droite vide ;
  • le troisième élève la coupe de la main gauche, avec le même geste de la main droite.

Les anges de Tavant pourraient donc bien être une décomposition en six figures de l’ange du Supplices montrant à Dieu les offrandes : à gauche l’hostie, à droite le vin.


sb-line

Dans une fresque tyrolienne

Castel Appiano (pres Bolzano)chapelle du chateau 1200 ca
Castel Appiano (près Bolzano), chapelle du château, vers 1200

Ces deux anges présentant dans leurs mains couvertes un globe à la Vierge à l’Enfant semblent une simplification des archanges byzantins, avec suppression de la lance et position inclinée due au manque de place : l’idée étant de reconnaître Marie, sur son trône, comme Reine des Cieux.



softalpin-kultur-slider-fresken-3
Dans cette chapelle très exigüe, les globes lumineux formaient comme un rappel, de part et d’autre de Marie, des fenêtres latérales autour de la fenêtre centrale.


sb-line

Une iconographie très spécifique, où deux anges portent les disques du Soleil et de la Lune, fait l’objet du chapitre suivant : 2 Les anges aux luminaires.

sb-line

Le globe de Lucifer

12eme Le Createur entre Lucifer et St Michel BSB Ambrosius Ambrosii hexaemeron libri VI - BSB Clm 14399 fol 1v12eme, Le Créateur entre Lucifer et St Michel, BSB Ambrosius Ambrosii hexaemeron libri VI – BSB Clm 14399 fol 1v

Lucifer est ici monté sous deux aspects :

  • avant sa chute, à la droite du Créateur, avec son sceptre et son globe d’archange ;
  • après sa chute, en bête sauvage capturée par Saint Michel archange.


Hortus Delciarum Premier jour de la creation 1 et 2

Dieu créant les anges, Lucifer en gloire
Hortus deliciarum, 1159-75, brûlé en 1870, fol 3r

Texte du haut :

Dieu tout puissant et bon se trouve en haut, gérant les choses divines

omnipotens dominus divina bonus gerens exstat

Textes du bas :

Lucifer, sceau de la perfection, plein de sagesse et d’une beauté parfaite, dans les délices du Paradis

paraphrase d’Ezéchiel 28,12

Lucifer signaculum similitudinis plenus sapientia et perfectus decore in deliciis paradisi

Tu étais le chérubin oint pour protéger; je t’avais placé sur la sainte montagne de Dieu

Ezéchiel 28,14

tu cherub extentus et protegens et posui te in monte sancto Dei

Lucifer en gloire porte son sceptre et  son globe d’archange protecteur. Le monticule placé sur ses pieds illustre « la sainte montagne de Dieu ».

Hortus Deliciarum Premier jour de la creation 3 et 4Hortus deliciarum, 1159-75, dessin de Christian Moritz Engelhardt (1812), dans R. Green, Herrad of Hohenbourg: Hortus Deliciarum, fol 3v

Le verso de la page montrait la suite et la fin de l’histoire [8], où Lucifer déchu n’a plus de globe :

Scène du haut :

« Lucifer conçoit son plan contre le créateur »

Sur la banderole déroulée :

« Je monterai dans les cieux; au-dessus des étoiles de Dieu, j’élèverai mon trône; je m’assiérai sur la montagne de l’assemblée, dans les profondeurs du septentrion; je monterai sur les sommets des nues, je serai semblable au Très-Haut ! » Isa. 14:13-14

Ce texte explique pourquoi Lucifer ne tient plus les insignes du pouvoir  : il élève ses mains nues vers le haut entre  deux anges complices, dans la posture conventionnelle de l’Ascension (et il commence à déployer ses ailes).

Scène du bas :

« Michel et ses anges combattaient contre le dragon; et le dragon et ses anges combattaient; mais ils ne purent vaincre, et leur place même ne se trouva plus dans le ciel. » Apocalypse 12:7

Texte à gauche de Lucifer:

« Letifer ou Satanas ou Diabolus tombe avec ses conspirateurs, à savoir les démons, comme la foudre du ciel. Autrefois, il était semblable au Très-Haut, maintenant il n’est même plus égal au plus bas, c’est-à-dire aux êtres humains ».



Autres significations

Dans de rares exemples le globe porté à main gauche n’est pas un emblème du Pouvoir.

Dans l’Apocalypse de Trèves

Une pierre blanche

Trierer_Apokalypse_fol_8v Pergame 800-50Fol 8v, Apocalypse de Trèves, codex 31 880-900-Apocalypse-de-Cambrai-BM-Cambrai-Ms.-386-fol-4v-Smyrne IRHTFol 4v,Apocalypse de Cambrai, BM Ms 386

L’Eglise de Pergame, 800-50

Dans ces deux seuls exemplaires connus d’une Apocalypse carolingienne, l’illustrateur de Cambrai, en recopiant celui de Trèves, a rajouté un « globe » dans la main gauche de l’ange. Il sert ici à particulariser l’épisode de Pergame grâce à un détail caractéristique du texte, la pierre blanche :

« A celui qui vaincra, je donnerai de la manne cachée; et je lui donnerai une pierre blanche, et sur cette pierre est écrit un nom nouveau, que personne ne connaît, si ce n’est celui qui le reçoit. » (Apocalypse 2,17).


Le symbole des Nations

Trierer_Apokalypse_fol_33r Nations 800-50Fol 33r, Apocalypse de Trèves, 800-50, Staatsbibliothek Trier Cod 31  900 Apocalypse de Cambrai Cambrai, BM, 0386 (0364) fol 23 Les nations sur le parvis Apo 11,2 IRHTFol 23,Apocalypse de Cambrai, BM Ms 386 

Jean et le roseau d’or, les Nations sur le Parvis

Puis on me dit:  » II faut encore que tu prophétises sur beaucoup de peuples, de nations, de langues et de rois. Apo 10,11

Puis on me donna un roseau semblable à un bâton, en disant:  » Lève-toi et mesure le temple de Dieu, l’autel et ceux qui y adorent. Mais le parvis extérieur du temple, laisse-le en dehors et ne le mesure pas, car il a été abandonné aux Nations, et elles fouleront aux pieds la ville sainte pendant quarante deux mois. Apo 11, 1-2

Les sept personnages du bas évoquent

  • la fin du chapitre 10 : les peuples et les nations (portant des sphères), les rois (avec des couronnes) et les langues (faisant les gestes de la parole) ;
  • mais aussi le début du chapitre 11, où les Nations occupent le parvis, que le copiste de Cambrai a pris soin de séparer du Temple par un trait de sol.

Le globe tenu dans la manche droite (marqué d’une croix ou du motif des deux monts) est donc l’ attribut distinctif des Nations.


Trierer_Apokalypse_fol_61r Agneau et arbre de vie 800-50Fol 61r, Apocalypse de Trèves, 800-50, Staatsbibliothek Trier Cod 31 880-900-Apocalypse-de-Cambrai-BM-Cambrai-Ms.-386-fol-43 Agneau et arbre de vie IRHTFol 43, Apocalypse de Cambrai, BM Ms 386

La Jérusalem céleste, avec l’Agneau et l’Arbre de vie

« Les nations marcheront à sa lumière, et les rois de la terre y apporteront leur magnificence » Apocalypse 21,24

On reconnaît à gauche la figuration des nations avec leur globe au motif à deux monts, cette fois complété par une croix (Trèves) ou une boucle (Cambrai).

Ces exemples ont l’intérêt de montrer que tenir le globe dans la manche n’implique pas un caractère sacré : c’est ici un signe de respect envers un emblème profane.


1060 BNF 12117 fol 106v1060, BNF 12117, fol 106v

Cette page illustre la Chronologie biblique établie par Saint Jérôme [9]. A gauche de la chouette incarnant la Sagesse figure Salomon, tête de liste du Quatrième âge (colonne de gauche). La colonne de droite, le Cinquième Age, ne liste que des rois païens sans iconographie précise : ils sont illustrés par un roi générique, dont les deux disques ornés de signes étranges évoque des nations lointaines.


sb-line

Dans le Commentaire sur l’Apocalypse

Bodleian-Library-MS-Bodl-352_00024_fol-5v_reducedVers 1150, Allemagne MS. Bodleian 352 fol 5v

Ce Commentaire sur l’Apocalypse très spécial (lointain descendant du type de l’Apocalypse de Trèves) propose trois disques différents.

Un bonnet

Dans l’image concernant l’église de Laodicée, le disque bleu tenu de la main droite vers le bas est un bonnet, qui va avec la tunique bleue tenue par un autre aide :

« je te conseille de m’acheter de l’or éprouvé par le feu, afin que tu deviennes riche; des vêtements blancs pour te vêtir et ne pas laisser paraître la honte de ta nudité… » Apocalypse 3,18


Une pierre précieuse

Dans la main gauche de Dieu, le disque rouge qui fait cependant au livre rouge représente probablement le jaspe et la sardoine qu’évoque le texte juste au dessus :

« Celui qui était assis avait un aspect semblable à la pierre de jaspe et de sardoine » Apocalypse 4,3


Une hostie

Bodleian-Library-MS-Bodl-352_00025_fol-6r_reducedVers 1150, Allemagne MS. Bodleian 352 fol 6r

Dans l’image suivante, le livre grandit et devient doré :

Puis je vis dans la main droite de Celui qui était assis sur le trône un livre écrit en dedans et en dehors, et scellé de sept sceaux. Apocalypse 5,1

La couleur dorée rend sacré et abstrait ce livre que l’artiste renonce à représenter.

L’agrandissement et la dorure contaminent également l’objet de la main gauche, que la proximité avec deux des coupes dorées des Vieillards apparente à une hostie. A noter l’objet bleu de forme variable qu’ils tiennent dans l’autre main, et qui n’est autre qu’une harpe :

« les vingt-quatre vieillards se prosternèrent devant l’Agneau, tenant chacun une harpe et des coupes d’or pleines de parfums, qui sont les prières des saints. » Apocalypse 6,8


sb-line

Dans le Cantique des cantiques 

Frontispice-du-Cantique-des-cantiques-Reichenau-vers-1000-Bamberg-Staatsbibloithek-Bibl.22-fol-5rFrontispice du Cantique des cantiques, Reichenau, vers 1000, Bamberg Staatsbibliothek Bibl.22 fol 5r

Cette illustration, la plus ancienne connue du Cantique des Cantiques, constitue la partie droite d’un bifolium à l’iconographie unique, qui a été très commenté [10]. Je n’aborde ici qu’un détail ordinairement négligé, le disque dans la main gauche du Seigneur.

La mandorle circulaire constitue l‘initiale O de la première phrase du Cantique des Cantiques :

Qu’il me baise des baisers de sa bouche.

Osculetur me osculo o(ris sui).

Le texte, qui se poursuit au verso, est agrémenté des commentaires d’Alcuin (pseudo-Isidore). Celui-ci interprète le verset 4 : « Entraine-moi après toi; courons ! Le roi m’a fait entrer dans ses appartements » de la manière suivante :

Pour que je te suive en montant au ciel
Confiante en la joie à l’intérieur de la patrie céleste.

Ut te ascendentem in caelum sequar
Fide in gaudia caelestis patriae interna.

C’est pour illustrer ce commentaire que l’artiste a adapté l’image habituelle de la Majestas Dei :

  • en accentuant l’aspect de véhicule ascensionnel :
    • deux anges (réduits à la tête) retiennent par en haut la coque dorée,
    • deux autres (en pied) traversent cette coque pour soutenir par en bas le globe-siège, très exceptionnel à l’époque ottonienne (voir 4 Art ottonien et Beatus ) ;
  • en montrant à droite l’Eglise dialoguant avec un ange qui s’apprête à lui donner l’accès à l’intérieur de la patrie céleste  :

Frontispice du Cantique des cantiques Reichenau vers 1000 Bamberg Staatsbibloithek Bibl.22 fol 5r detail egliseLes sept enfants noirs qui s’abritent sous son manteau illustrent le verset 5 « Je suis noire mais belle, filles de Jérusalem » tel qu’interprété par Alcuin :

La voix de l’Eglise affligée. Noire dans l’affliction des persécutions, mais belle dans l’ornement de ses vertus.

Vox Ecclesiae de suis pressuris. Nigra in pressuris persecutionum, sed formosa in decore virtutum.

Le détail de l’enfant dont elle voile les yeux traduit probablement le verset suivant : « Ne prenez pas garde à mon teint noir, c’est le soleil qui m’a brûlée » ainsi interprété par Alcuin :

Ne me regarde pas, si j’étais méprisée et rejetée par les hommes à cause de la tempête des tentations

Nolite mirari , si hominibus despecta sim foris ob temptationum æstus


Une logique calligraphique (SCOOP !)

Le copiste a donc suivi, comme il a pu, les interprétations alambiquées d’Alcuin : mais rien, ni dans le texte ni dans le commentaire, n’explique la présence du globe doré.



Frontispice du Cantique des cantiques Reichenau vers 1000 Bamberg Staatsbibloithek Bibl.22 fol 5r schema
L’anneau externe (en bleu) centré sur l’ombilic du Seigneur (voir 3 Mandorle double symétrique ), constitue l’initiale d’Osculetur. Les trois cercles dorés -la mandorle, le globe-siège et le globe dans la main – évoquent les trois O qui suivent : jeu calligraphique confirmé par le O isolé de Oris, qu’il aurait été bien plus lisible de placer au verso.


Frontispice du Cantique des cantiques Reichenau vers 1000 Bamberg Staatsbibloithek Bibl.22 fol 5r schema detailJPG Frontispice du Cantique des cantiques Reichenau vers 1000 Bamberg Staatsbibloithek Bibl.22 fol 5r schema 2

A la rencontre des deux disques à l’intérieur de la capsule divine répond, à l’extérieur, celle des deux O jointifs du baiser et de la bouche.


sb-line

Les disques-donations de Trèves

Deux reliquaires réalisés à Trèves dans la première moitié du 13ème siècle témoignent d’une utilisation très particulière du globe pour symboliser un lieu ayant fait l’objet d’une donation. [11] .

Staurotheque de Mettlach, 1200-46, Eglise Saint Liudwinus, MettlachStaurothèque de Mettlach (revers) , 1200-46, Eglise Saint Liudwinus, Mettlach

Au centre, le Christ élève de la main gauche le globe de son pouvoir.

Dans le registre du haut, l’abbé Folcold, à gauche, présente un globe contenant en bas une muraille et un bâtiment : il s’agit de sa donation, un lieu appelé Losheim (inscrit juste en dessous). A droite l’abbé Johannes et un anonyme présentent le même type de globe, symbolisant leur donation commune.

Dans le registre inférieur, quatre couples de nobles personnages présentent eux-aussi leur donation commune ou leurs donations séparées (troisième couple).


Staurotheque de Saint Matthias, 1243-57, Eglise Saint Matthias, Treves detail
Staurothèque de Saint Matthias (revers), 1243-57, Eglise Saint Matthias, Trèves

Dans cet autre reliquaire, le Christ tenant le globe du pouvoir est représenté deux fois  : au centre en Majesté, et en haut en tant qu’enfant dans les bras de Marie (sedes sapientiae).



Staurotheque de Saint Matthias, 1243-57, Eglise Saint Matthias, Treves detail
Dans le registre inférieur quatre donateurs portent des globes plus simples : la comtesse Jutta , l’Empereur Heinrich III, le fondateur du monastère Liutwinus et l’évêque Everhard.

Dans ce contexte germanique où le globe du pouvoir impérial se voyait partout, les disques-donations constituent un cas particulier de possession, limitée à un lieu bien précis. Sous l’influence du globe cosmique du Seigneur, ils sacralisent et inscrivent dans l’éternité les donations et les donateurs, tous décédés depuis longtemps.


Article suivant : 2 Les anges aux luminaires

Références :
[1] Sur les subtilités des deux vers de l’inscription voir Francis Salet, « L’inscription de l’autel de Bâle (compte-rendu) », Bulletin Monumental Année 1958 116-1 pp. 75-77 https://www.persee.fr/doc/bulmo_0007-473x_1958_num_116_1_8761_t1_0075_0000_6
[1a] Barbara Bruderer Eichberg, « Les neuf choeurs angéliques: origine et évolution du thème dans l’art du Moyen Âge » Université de Poitiers CNRS, Centre d’études supérieures de civilisation médiévale, 1998 https://www.persee.fr/doc/civme_1281-704x_1998_ths_6_1
[2] Marc Thibout « Les peintures du baptistère Saint-Jean de Poitiers » Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France 1972 pp 52-54 https://www.persee.fr/doc/bsnaf_0081-1181_1974_num_1972_1_8117
Pour des images détaillées, voir https://foucautalain9.wixsite.com/patrimoine-urbain/single-post/les-peintures-murales-du-baptist%C3%A8re-saint-jean-de-poitiers
[3] Labande-Mailfert Y., « Les peintures murales du baptistère Saint-Jean de Poitiers », Études d’iconographie romane et d’histoire de l’art, Poitiers, 1982, p.247-261
[3a] Herbert L. Kessler « Speculum » Volume 86, Number 1 https://www.journals.uchicago.edu/doi/full/10.1017/S0038713410003477#fn033
[3b] Pseudo-Dionysius, « The Complete Works » traduction Colm Luibheid p 154 https://books.google.fr/books?id=qFLpXKsNeVYC&pg=PA154
[4] Marcello Angheben, « Le Jugement dernier de Fossa dans la perspective des deux jugements », Hortus Artium Medievalium, 21, 2015, p. 406-420. https://www.academia.edu/33768274/_Le_Jugement_dernier_de_Fossa_dans_la_perspective_des_deux_jugements_Hortus_Artium_Medievalium_21_2015_p._406-420
[5] Marcello Angheben, « Les reliquaires mosans et l’exaltation des fonctions dévotionnelles et eucharistiques de l’autel », Codex aquilarensis, 32, 2016, p. 171-208. https://www.academia.edu/36781851/_Les_reliquaires_mosans_et_l_exaltation_des_fonctions_d%C3%A9votionnelles_et_eucharistiques_de_lautel_Codex_aquilarensis_32_2016_p_171_208
[6] FRANÇOIS POHIER « Les mystères liturgiques de la prière « Supplices » » https://www.introibo.fr/Les-mysteres-liturgiques-de-la
[7] Marcello Angheben « Sculpture romane et liturgie », dans P. PIVA (dir.), Art médiéval. Les voies de l’espace liturgique, Paris, 2010, p. 131-179 https://www.academia.edu/33763237/Sculpture_romane_et_liturgie_dans_P_PIVA_dir_Art_m%C3%A9di%C3%A9val_Les_voies_de_l_espace_liturgique_Paris_2010_p_131_179?email_work_card=title
[8] http://www2.iath.virginia.edu/anderson/gaa/hortus.3v.html
[9] Hieronymi Stridonensis presbiteri Opera omnia: post monachorum Ordinis S. Benedicti e Congregatione S. Mauri apud Garnier Frates et J.P. Migne Successores, 1846 p 873 https://books.google.fr/books?id=l9FQAAAAcAAJ&pg=PA873&dq=a+salomone+usque+ad+roboam&hl=fr&newbks=1&newbks_redir=0&sa=X&ved=2ahUKEwiC-b-RpNn1AhUrzIUKHb9-BzkQ6AF6BAgDEAI#v=onepage&q=a%20salomone%20usque%20ad%20roboam&f=false
[10] Voir par exemple Isabelle Marchesin « Le corps et le salut : quelques aspects de l’illustration du Cantique des cantiques au Moyen Age », dans « Il Cantico dei Cantici nel Medioevo, Atti del convegno Internazionale dell’Università degli Studi di Milano e della Società Internazionale per lo studio del Medioevo Latino, Gargnano, 22-24 maggio 2006 p 287 https://www.academia.edu/6266380/Le_corps_et_le_salut_quelques_aspects_de_l_illustration_du_Cantique_des_cantiques_au_Moyen_Age
[11] Wolfgang Schmid « Die Stifterbilder der Staurotheken von St. Matthias in Trier und St. Liutwinus in Mettlach » https://bfhf.de/wp-content/uploads/2017/06/Stifterbilder-Staurotheken.pdf
  1. Pages:
  2. «
  3. 1
  4. ...
  5. 9
  6. 10
  7. 11
  8. 12
  9. 13
  10. 14
  11. 15
  12. ...
  13. 73
  14. »
MySite.com
artifexinopere
L'artiste se cache dans l'oeuvre
Paperblog MagicToolbox