2 Secret Reflet

10 novembre 2013

Après le galop d’essai de Mon cœur pleure d’autrefois, Khnopff reviendra quelques années plus tard sur cette technique de collage, en juxtaposant dans un même cadre  un dessin rectangulaire et un dessin circulaire.

Secret Reflet

Khnopff, 1902, Groeningemuseum, Bruges

Khnopff_Secret_Reflet
Ce cadre regroupe deux dessins au pastel , Secret en haut et Reflet en bas.

Khnopff n’a pas donné d’explication sur cette composition étrange au lourd cadre doré , sorte de retable dédié à un culte personnel.


La prédelle : REFLET

La partie basse montre une partie de la façade de l’hôpital St Jean à Bruges, en se focalisant sur le reflet, qui occupe les deux-tiers de la surface.

Khnopff_Secret_Reflet_bas
Si la composition est à lire comme un retable, alors il s’agit de la prédelle, registre  qui traditionnellement sert de transition entre l’espace profane du spectateur et la scène sacrée qui se déroule au dessus.


Un rectangle terrestre

La forme quadrangulaire de la prédelle et sa position basse  l’associent symboliquement à la Terre.

Puisqu’elle représente un monde coupé en deux, une lecture platonicienne inciterait à voir dans sa partie « reflet » le monde matériel, brouillé que nous prenons pour la Réalité  : tandis que la façade gothique scandée de  régularités mathématiques représenterait le monde des Idées.


Marguerite, Hermès et Psyché

hnopff_Secret_Reflet_Marguerite
S’il s’agit d’un retable, alors c’est celui de Sainte Marguerite, la soeur et la muse d’Alfred. La voici vêtue en grande prêtresse d’un culte à elle-même, gantée et voilée, devant une tenture modestement ornée de motifs en plumes de paon.

Khnopff_Secret_Reflet_masqueUn masque,
Khnopff, vers 1897, Kunsthalle, Hambourg

Réalisé par Khnopff quelques années avant, le masque de plâtre peint était effectivement,  dans sa villa-atelier, accroché à une colonne.

Selon certains il représenterait Hermès avec son casque ailé. Pour d’autres il s’agirait de Psyché,  figurée  habituellement avec des ailes de papillon. Le caractère androgyne du visage ne permet bien sûr pas de trancher.


 

Le tondo : SECRET

Khnopff_Secret_Reflet_haut
Si le masque est « Hermès« , voilà qui justifie  le thème du secret, de l’hermétisme. Remarquons néanmoins que le chapiteau de la colonne est coupé dans le tondo, supprimant la référence à la Grèce. De plus, la vue de côté rend les ailes presque invisibles, tout en accentuant la ressemblance des deux profils : insensiblement, Khnopff substitue au masque du Dieu une effigie de Marguerite.

Bouche cousue, celle-ci pose son pouce ganté sur les lèvres fermées d’une femme qui lui ressemble :

on comprend que le Secret dont il s’agit, c’est celui qu’elle intime  à ce double de plâtre.


Un cercle céleste

La forme ronde peut évoquer une hostie en ostension au dessus de l’autel. Mais en contraste avec le rectangle du bas, le cercle évoque symboliquement le Ciel au-dessus de la Terre.

Le montant de la chaise coupe verticalement  ce cercle en deux moitiés :

Marguerite et son Masque,

le Modèle et l’Oeuvre,

ces deux compagnes de l’Artiste que Khnopff englobe dans la même dévotion.


Reflet en haut

Ainsi le tondo, qui attire notre attention sur le Secret, a pour sujet profond une modalité du Reflet, bien évidente quand on compare la Marguerite argentique à ses répliques de papier et de plâtre : celle par laquelle l’oeuvre d’Art est capable de reproduire et de transcender le Réel.

L’ambiguïté du masque vient servir ce renversement  de sens : « Psyché » n’est-elle pas un miroir ?


Secret en bas

Qui n’a rêvé de percer le mystère des façades, des arcades bouchées, des  sombres vitraux ? Le dessin du bas nous montre un barrage – le mur,  renforcé d’un cryptage – le reflet brouillé.

Khnopff_Secret_Reflet_fenêtres

Il est dédié au Secret désespérant que les hommes ne s’avouent qu’entre les lignes des vieux livres :

la connaissance  du Réel est illusoire.

 

Khnopff_Secret_Reflet_synthese
Le Secret révélant un Reflet, le Reflet révélant un Secret  : ce retournement rusé nous fait expérimenter  le point de vue symboliste sur le Monde.

Si nous ne pouvons pas le déchiffrer, du moins pouvons-nous le transcrire ;

si nous ne pouvons pas le comprendre, du moins pouvons-nous le refléter,

et répercuter dans nos Arts l’écho voilé  de ses symboles.

La ruine- carrefour

3 novembre 2013

Un obélisque dressé sous un porche percé : Hubert Robert a peint à plusieurs reprises ce motif explosif, avec des intentions bien différentes de celle qu’un esprit moderne pourrait facilement suspecter…

Ruines avec un obélisque au fond

Hubert Robert, 1775, Musée Pouchkine, Moscou

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Du passé au présent

Au fond un obélisque avec ses hiéroglyphes…

Hubert Robert 1775 _Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance_hieroglyphe

Au centre un portique romain, orné de statues gigantesques. L’une  tend une couronne de laurier vers la plaque SPQR, à la gloire de l’Empire disparu.

Hubert Robert 1775 _Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance_SPQR
Sous le portique, un escalier descend jusqu’au niveau archéologique, où le peintre a gravé sa signature dans une autre couronne de lauriers.

Hubert Robert 1775 _Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance_signature

De l’arrière-plan au premier plan,

de la place à la cave en passant par le portique,

du royaume d’Egypte au royaume de France en passant par l’Empire Romain,

le sens de lecture et le sens de la promenade 

coïncident avec le passage du temps.


Les personnages

Pas moins de dix-sept figurants s’appliquent à animer  ce décor aux proportions gigantesques. En suivant le même parcours, de l’arrière-plan au premier, l’oeil isole successivement six groupes de personnages, dont chacun illustre une idée simple que l’on peut s’amuser à baptiser.

L’Indifférence et l’Attention

Hubert Robert 1775 _Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance_groupe1

En haut de l’escalier, une femme vue de dos s’éloigne, tandis que deux autres renseignent un jeune homme bien mis : sans doute un peintre, ou un touriste.


La Maternité

Hubert Robert 1775 _Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance_groupe2

Sur l’escalier, une femme vêtue d’une toge blanche telle une matrone romaine descend les marches en serrant  son enfant dans ses bras.


La Curiosité

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En bas de l’escalier, deux hommes, l’un tenant un bâton et l’autre une torche, s’intéressent à une cavité dans laquelle une échelle est placée : peut être un troisième archéologue y est-il déjà descendu.


La Séduction

Hubert Robert 1775 _Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance_groupe4

Adossée à la fontaine antique, une jeune femme debout harangue deux filles captivées par un jeune homme qui se penche vers elles, tandis qu’une troisième fille fait diversion en désignant les archéologues.


La Subsistance

Hubert Robert 1775 _Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance_groupe5

Du côté gauche de la fontaine tarie, une mère s’occupe de ses deux enfant qui jouent avec un bâton. Son dos nu   suggère qu’elle s’apprête à leur donner le sein. Sans doute faut-il comprendre que le lait se substitue à l’eau qui  giclait des deux gueules de lion. En bas, un chien est déjà occupé à se sustenter dans une écuelle en poterie, sans se préoccuper du roi des animaux.


Le sacrifice

Hubert Robert 1775 _Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance_groupe7

Dernier groupe, de pierre cette fois : un groupe de prêtres conduit un boeuf au sacrifice, tandis qu’Hubert Robert se tresse des lauriers.


Des saynettes sans prétention

Ces figurants minuscules n’ont pas d’autre prétention que d’amuser le spectateur et d’animer ce grand morceau d’architecture, en lui insufflant un peu de vie et de fantaisie.

Hubert Robert les recopie d’ailleurs d’un tableau à l’autre, sans grand souci de cohérence, comme nous allons le voir en parcourant rapidement une série de tableaux construits sur le même décor.

Vue pittoresque du Capitole

Hubert Robert, Musée des Beaux-Arts, Valenciennes

Vue pittoresque du Capitole



La statue équestre

A la place de l’obélique trône la statue de Marc-Aurèle, seule référence qui justifie le titre du tableau : tout le reste relève effectivement du pittoresque.


L’escalier sous le portique

Le portique avec son escalier confime l’interpération temporelle :  depuis le passé impérial de l’arrière-plan,  il nous fait descendre vers le présent et le peuple animé des ruines.


Les figurants

Nous retrouvons, de haut en bas  :

  • la femme indifférente qui s’éloigne vers le fond,
  • la mère qui descend l’escalier (cette fois en tenant son enfant par la main),
  • le jeune homme qui s’appuie sur la pierre,
  • la femme qui garde son  enfant.

Quant aux archéologues, ils sont remplacés, en bas à droite,  par un couple qui s’extasie sur la taille d’un sacophage brisé.

L’obélisque

Hubert Robert,  1787, The Art Institute, Chicago

Hubert Robert 1787 L'obelisque

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Retour de l’obélisque dans ce grand tableau (2,55 m x 2,23), une des quatre peintures décoratives qui ornaient le château de Méreville (voir 3 Arches de triomphe )


Les figurants

Toujours quelques figures récurrentes : la femme qui s’éloigne, le chien et le coin des archéologues, encore en bas à droite : en l’occurrence, deux hommes qui montrent à une femme une pierre gravée avec l’inscription : Méreville.

Une galerie en ruines

Hubert Robert, 1785, Musée Jacquemart André, Paris

hubert robert 1785  galerie-en-ruines

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La vie continue

Quittons un instant notre série pour ce tableau assez différent, qui développe un des aspects  de la ruine chez Hubert Robert : son caractère hospitalier. Loin d’être un réduit inhabitable, la  galerie souterraine est un lieu de passage où la vie continue : le troupeau entre et sort, le cheval amène des provisions.

Les colonnes à demi enterrées ont retrouvé l’échelle humaine. Sur l’amas de gravats, à gauche, une vache paissait ; un berger la ramène vers le troupeau.

Même la crevasse dans le toit prend une tonalité optimiste  : la lumière qu’elle dispense permet aux femmes de faire la lessive et de traire.

L’escalier de pierre

Hubert Robert,  1774 à 1784, Collection privée

hubert robert - 1774-84 l’escalier de pierre

Ce tableau est le proche cousin de celui dont nous sommes partis.  Tous les ingrédients y sont désormais réunis : l’obélisque, l’escalier sous l’arche, la crevasse dans le plafond et la cavité sous l’escalier, explorée par un homme portant une torche.

Hubert Robert 1775 _Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance schema

La ruine-carrefour

Le décor conçu par Hubert Robert fonctionne parce qu’il est ouvert derrière et devant, permettant la circulation du passé glorieux  vers le présent prosaïque :

l’escalier, tel une cascade de pierre,  matérialise  la descente du temps.

Aussi il ne faut pas s’étonner que certains des figurants soient vêtus à l’antique : l’alibi du pittoresque autorise le mélange des âges.

Ce que ce décor-ci à de particulier, c’est qu’il offre un second axe  de circulation : entre le plafond troué et l’escalier prolongé par l’échelle, entre le céleste  et le chtonien, la ruine établit une communication verticale :

le vieil axe mythique qui relie le Ciel et la Terre.


Un bâtiment a pour but de protéger qui l’habite, en l’isolant de l’extérieur. Une ruine, nous dit Hubert Robert, est un lieu de mélange,

un carrefour où l’axe horizontal du temps qui passe

croise l’axe vertical de la permanence .

La ruine-accident

3 novembre 2013

Ernest Meissonier, le grand peintre officiel du Second Empire peint « à chaud » les ruines de la salle des Maréchaux du pavillon central des Tuileries,  le lendemain même de l’incendie du 23 mai 1871.

Les ruines du palais des Tuileries

Meissonier, 1871, Musée national du château de Compiègne

meissonier_Les ruines du palais des Tuileries 1871
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Un témoignage réaliste

meissonier_Les ruines du palais des Tuileries Photographie
Sur cette photographie d’époque, on voit bien les trois ouvertures béantes  que le peintre a représentées de l’intérieur : la grande porte carrée en bas, la fenêtre carrée du premier étage, et la petite fenêtre en arc de cercle du second étage. Il n’a exagéré sur rien : ni sur les menuiseries détruites, ni sur les planchers effondrées, ni  sur la hauteur  des gravats.


Les ruines du Grand Vestibule

palais-des-tuileries-israel-sylvestre-1668

Palais des Tuileries,
Gravure d’Israel Sylvestre, 1668

En entrant depuis le jardin, le Grand Vestibule central se composait d’une première partie étroite, qu’une colonnade séparait d’une vaste  pièce située sous la salle des Maréchaux, dans laquelle  s’effectuaient les réceptions officielles durant le Second Empire


 

4164641grandvestibuleLe Grand Vestibule [1]

235984marechaux1La Salle des Maréchaux [2]

Reconstitutions 3D par :
[1] : http://www.passion-histoire.net/viewtopic.php?f=88&t=2165&p=483961
[2] : http://www.napoleon1er.org/forum/viewtopic.php?f=28&t=28354&start=30&sid=c4287da677218f020914e3d39e96a747


lincendie-des-tuileries-grand-vestibule-et-place-du-carrouselGrand vestibule
Vue vers la place du Carrousel
lincendie-des-tuileries-grand-vestibule-cote-du-jardinGrand vestibule
Vue vers le jardin

La première photographie nous montre la vue vers l’Arc de Triomphe du Carrousel, depuis une fenêtre située plus à droite que la porte centrale montrée par Meissonier. La seconde nous montre la vue dans l’autre direction : le chevalet se trouvait entre la guérite et le tas de gravats.


La porte du bas

Meissonnier_Ruines_Porte du bas
La porte du bas encadre le groupe équestre qui couronne l’Arc de Triomphe du Carrousel. Cette réplique, par le sculpteur Bosio,  fut mise là en 1828  pour remplacer les célèbres chevaux de Saint Marc, « empruntés »  par Napoléon Ier et restitués aux Vénitiens après Waterloo. Lesquels  Vénitiens les avaient d’ailleurs préalablement  « empruntés » aux Byzantins, sans retour cette fois. Lesquels les tenaient eux-même de l’empereur romain Constantin.

Exceptionnel par sa rareté, le seul quadrige antique nous soit parvenu intact l’est aussi par son caractère ambigu : dans l’Histoire de France,  il est pour les  uns  l’image de la monarchie pacifique (son titre officiel est La Restauration guidée par la Paix)  ;  pour les autres celui de l’Empire guerrier.

Plus généralement, on peut y voir le symbole contradictoire de l’apogée  des empires (napoléonien, vénitien, byzantin, romain) ou de leur chute :

puisque chaque fois que le quadrige se met en mouvement, un empire s’effondre…

En les plaçant à la place d’honneur, Meissonier nous signifie que la malédiction des chevaux de bronze a encore frappé : avec les Tuileries, c’est le Second Empire qui vient de s’écrouler :

« C’est la victoire qui s’en va sur son char qui nous abandonne. » Cité par Octave Gréard, « Meissonier, ses souvenirs, ses entretiens », p 249-250


Une perspective arrangée

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Façade des Tuileries, côté Jardin

Cette vue nous montre l’Arc de Triomphe dans l’enfilade de la porte centrale : le haut de l’Arc se trouve  juste en dessous du haut de la porte.



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Sur ce plan, le point  A  est celui d’où la photographie a été prise. Le point B est la position estimée de la vue de Meissonier. On trouve que dans les deux cas, le haut de l’Arc de Triomphe se situe à environ 4 m du sol , soit au ras de l’ouverture du fond.


meissonnier_ruines_perspective
Meissonier a placé le  point de fuite à hauteur d’homme (en se trompant pour les fuyantes de la fenêtre du haut). Positionner le quadrige au point de fuite permet de le mettre doublement en valeur : par l’effet de convergence des lignes, et par la vaste plage de ciel sur lequel il se découpe. Sauf que, comme nous l’avons vu, le quadrige devrait se trouver masqué. Et adieu le pan de ciel bleu, bouché par l’Arc de Triomphe.

En comparant avec une gravure de Auguste Duroy prise avec le même point de fuite, on constate que celui-ci a également rabaissé le quadrige pour le faire apparaître dans l’ouverture, mais de manière moins flagrante.

Le fait que l’Arc de Triomphe se situe dans l’enfilade reste une providence symbolique que Meissonier a pleinement exploitée.


Sur l’axe glorieux

meissonier_Les ruines du palais des Tuileries 1860 Axe Glorieux
Dans le dos du peintre et dans l’implicite du tableau, l’axe glorieux se prolonge, en passant par l’obélisque de la Concorde, jusqu’à l’Arc de Triomphe de l’Etoile.

La salle des Maréchaux n’est pas un endroit pittoresque parmi les ruines :

c’est le point symbolique où se casse la continuité de l’histoire française.  

Le peintre favori de l’Empereur a choisi  un point de vue engagé.


La fenêtre du haut

Meissonnier_Ruines_Fenetre haut
La fenêtre du haut est flanquée de deux cartouches ornementaux marqués des noms Marengo et Austerlitz. Là encore, Meissonier n’invente pas : les deux cartouches existaient bel et bien, justement parce que la fenêtre donnait sur l’arc du Carrousel, édifié pour commémorer les victoires de la Grande Armée. Marengo à gauche, Austerlitz à droite, dans l’ordre chronologique.

« Dans ce colossal effondrement, je fus subitement frappé de voir rayonnant intacts les noms de deux victoires incontestées… Marengo!… Austerlitz »  Cité par Octave Gréard, « Meissonier, ses souvenirs, ses entretiens », p 249-250

Reste que cette fenêtre haute suggère irrésistiblement l’image d’un arc de triomphe virtuel qui vient surplomber  l’arc réel. Le palais impérial que les communards ont voulu détruire résiste à sa manière en exhibant, très haut au-dessus des gravats, l’emblème d’une forme de victoire.

Le peintre favori de l’Empereur a choisi  un cadrage engagé.


Douze ans plus tard

A chaud, en 1871, le tableau de Meissonier  dénonce objectivement les incendiaires de la Commune, et subjectivement reste imprégné du « rayonnement » de l’Empire.

Mais le tableau ne fut exposé en public qu’en 1883, à un moment propice où les ruines des Tuileries revenaient dans l’actualité. La Troisième République s’était  installée,  monarchistes et bonapartistes s’étaient refroidis, et la décision  de raser  ces ruines encombrantes, autant physiquement que politiquement, avait été prise en 1882.

« Dans ce contexte, le tableau de Meissonier devint le « mémorial » des ruines promises à la disparition et inscrites dans une continuité historique dont témoigne l’inscription latine du cartouche inférieur gravée dans une pierre intacte émergeant des décombres ».
Bertrand Tillier, La commune de Paris, révolution sans images ? p 358


L’inscription latine

La devise rajoutée par Meissonier ne date pas de l’Antiquité romaine (elle aurait été rédigée par Emile Augier) :

« Gloria Maiorum per flammas usque superstes, Maius MDCCCLXXI »
« La gloire des aïeux brille encore au travers, Mai 1871 »  

Comme le remarque  Bertrand Tillier,

« Le choix du latin… permettait à Meissonier de lier le présent des ruines de Paris au passé des vestiges de Rome, et le second Empire à l’Empire Romain, par un double effet de nostalgie. »

Ainsi, par la magie de la formule latine, le  témoignage indigné de 1871 perd  douze ans plus tard son marquage  polémique,  devenant un Hommage à la France Eternelle  et une Vanité  à l’usage des démolisseurs.


Des gravats désactivés

Les chevaux antiques de l’arrière-plan et l’inscription latine  du premier plan viennent encadrer  les gravats, parmi lesquels on remarque un fragment de volute et la tête d’une statue : on pourrait les croire romains.

Ainsi  les déchets de la Commune se trouvent-ils antidatés, désactivés, recyclés en une sorte de résidu générique, sous-produit du passage de l’Histoire.

Du moins telle était  l’intention du peintre. Mais comme souvent, le tableau échappe à son maître et se met à divaguer tout seul…


L’escalier détruit

Rappelons que les gravats sont ceux du grand escalier d’honneur qui s’élevait au centre du Palais et menait à ses deux étages.

C’est ici que le hasard fait bien les choses :

  • si l’étage du haut, avec ses cartouches Marengo et Austerlitz, est celui du Premier Empire,
  • alors l’étage du milieu, avec sa fenêtre vide qui ne débouche sur rien, peut évoquer le Second ;
  • le rez-de-chaussée devient alors le niveau du temps présent, celui de la Commune qui met le feu et de la République qui nettoie.

Le tableau retrouve alors toute sa charge tragique et scandaleuse : nous ne sommes pas devant une ruine civilisée à la manière d’Hubert Robert, résultat du lent passage du temps et de la superposition tranquille des époques. Mais devant une ruine accidentelle, conséquence de la folie humaine, qui en une seule journée a fait se collapser  trois époques en un chaos inextricable.

L’escalier d’Hubert Robert, qui permettait tranquillement de descendre  le cours du temps, depuis le niveau des gloires impériales jusqu’au rez-de chaussée du quotidien, est bien là, sous nos yeux  : mais en pièces détachées.

Lu de haut en bas, le tableau retrouve l’évidence d’un désastre, d’une catastrophe de la continuité historique.

meissonier_Les ruines du palais des Tuileries 1871 schema


L’horloge omise

Le peintre aurait sans doute pu s’avancer de quelques pas dans les ruines, de manière à faire entrer dans le champ du tableau l’oeil de boeuf du troisième étage, où était placé une horloge.

En détruisant l’escalier, l’incendie a supprimé l’idée de la progression historique ; en escamotant l’horloge,  Meissonier surenchérit et refuse toute possibilité de dater.

Les crimes des Communards les mettent  non seulement  hors la loi, mais hors le temps.


Le char de la gloire

Le char qui s’éloigne au bout de ce chemin de ruines convoque, pour nos yeux du XXIème siècle,  l’image d’un tank russe venant de dévaster un palais du Troisième Reich.

La  devise du tableau le dit bien : « La gloire des aïeux brille encore au travers ». Ce véhicule que nous voyons s’éloigner au travers des ruines, c’est donc « la gloire des aïeux ».

Deux guerres mondiales plus tard,  le tableau  nous dit désormais  le contraire de ce que voulait Meissonier :

non pas que la Gloire survit aux ruines,

mais que c’est elle qui les cause.

Et son quadrige aveugle trace dans la profondeur son chemin,  orthogonal à la chute des époques.

Peintre d’histoire mais pas d’actualités, Meissonier a commis dans sa longue carrière deux tableaux exceptionnels, dont le caractère tragique tranche avec le reste de sa production policée. Les deux sont des témoignages « à chaud », saisis dans l’émotion d’une révolution  :  vingt ans avant Les ruines du palais des Tuileries, un autre spectacle de désolation s’était imposé à son pinceau…


La Barricade, rue de la Mortellerie, juin 1848,

dit aussi Souvenir de guerre civile

Meissonier, 1849, Musée du Louvre

1848-meissonier-ernest-la-barricade

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Un témoignage de première main

Capitaine d’artillerie dans la garde nationale en 1848, Ernest Meissonier participe à l’assaut d’une barricade. D’après une aquarelle  exécutée sur le vif le 25 juin 1848, il peint cette toile en 1849. La jugeant trop choquante, il ne l’exposera qu’au Salon de 1850-1851.

Dans une lettre à son ami le peintre Alfred Stevens, il livre ses émotions de l’époque :

« je l’ai vue [la prise de la barricade] dans toute son horreur, ses défenseurs tués, fusillés, jetés par les fenêtres, couvrant le sol de leur cadavres, la terre n’ayant pas encore bu tout le sang. »


Des pavés humains

Au premier plan, les pavés éparpillés sont les restes de la barricade, éphémère comme un château de sable.

A ce chaos de pierres répond, juste derrière, celui des corps des défenseurs, étalés à même la terre dans la partie dépierrée de la rue : comme si ce revêtement humain remplaçait le revêtement détruit, comme si la rue déjà se vengeait du désordre, comme si la logique du pavage reprenait le pas sur les utopies du pavé.

Seules les tâches bleu, blanc et rouge des vêtements et du sang rappellent que ces vaincus, eux-aussi, combattaient pour la République.


Une composition implacable

1848-meissonier-ernest-la-barricade_composition
Le tableau se divise en deux trapèzes symétriques : en bas la rue et les morts, en haut les façades et les boutiques closes.

Dans Les ruines du palais des Tuileries, la composition frontale ménageait trois échappées vers le ciel bleu. Ici, la composition oblique, qui offrirait en théorie  une issue vers l’arrière, fonctionne en fait tout aussi frontalement :  lu à plat, le tableau nous montre les révoltés pris au piège contre le cul de sac des façades.

La barricade qui obstrue réellement le passage n’est pas celle des pavés éparpillés : c’est celle des boutiques obtuses.

Comme si le Commerce avait choisi son camp contre la Rue.


Le parti-pris du peintre

Pour ce tableau, on a taxé Meissonier d’inhumanité, on a vu dans la précision de sa touche l’« indifférence d’un daguerréotype ». Le Maître a d’ailleurs confirmé à maintes reprises son mépris pour le vulgaire et sa revendication élitiste.  Parti-pris esthétique d’un orgueilleux, qui nous semble aujourd’hui inadmissible :

« Parmi les cadavres dépouillés de leur uniforme, l’un d’eux me frappa par sa beauté, il était nu jusqu’à la ceinture, le torse était admirable. Quel malheur d’anéantir une si belle forme ! »  Gréard,  p 262

1848-meissonier-ernest-la-barricade_signature
Remarquons néanmoins que le point de fuite se situe en dehors du tableau, sur la gauche. Et que Meissonier a apposé son monogramme sur la margelle de pierre, se désignant  lui-même comme un témoin sur un trottoir : ni dans la rue des prolétaires, ni derrière les murs des propriétaires.

Rangé des canons, le capitaine  s’exonère de toute responsabilité dans l’action,

et revendique à nouveau la position marginale de l’artiste.

 

1 Sous le pont d'Asnières : les Charbonniers

30 août 2013

Dans sa vieillesse à  Giverny, Monet peindra 45 fois son fameux petit pont japonais. Mais son goût pour les arches remonte à bien avant. Dès les années 1875, alors qu’il habite Argenteuil,  l’artiste de trente cinq ans en peint une série, où le pont importe  moins que ce qui se passe dessous.

Les charbonniers ou Les chargeurs de charbon

Claude Monet, 1875, Paris musée d’Orsay

Les charbonniers ou Les chargeurs de charbon, Claude Monet, 1875

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L’emplacement

En allant à Paris depuis Argenteuil, où il habite alors, Monet pouvait voir depuis le pont de chemin de fer le pont routier d’Asnières, à sa gauche.
ponts d'asnieres

Sa dernière arche allait servir de cadre  à un tableau très exceptionnel : le seul où l’artiste amoureux de la lumière semble vouloir esquisser une critique sociale.

L’arche sous l’arche

On devine au loin un troisième pont  : le pont routier de Clichy, dont les trois travées enjambent alors les îles de Robinson et des Ravageurs.

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Carte London Letts Son and Co 1884

Monet_Pont_Neuf_charbonniers_Pont_Sous_Pont

Par son cadrage étroit, Monet retrouve le thème de l’arche sous l’arche inauguré par Piranèse (voir Arches de triomphe), et l’effet de profondeur qui en découle.


L’impression de profondeur

Elle est renforcée par deux multitudes de tailles décroissantes : à droite les silhouettes d’hommes, grouillantes comme des fourmis ; à gauche la file ininterrompue des bateaux à l’arrêt.  Et ces verticales qui scandent la profondeur, silhouettes noires et  mâts, semblent destinées à fusionner, à l’horizon, dans les cheminées des usines.

Bateaux et hommes servent le même maître lointain : l’industrie et son appétit insatiable.   


Les forçats du charbon

Les déchargeurs ou « coltineurs » de charbon : un travail harassant sous le poids des corbeilles portées à l’épaule ; et dangereux  à cause des longues poutres sur lesquelles il fallait remonter à pleine charge.


Dans  les péniches

A peine distincts du charbon qu’ils viennent charger, quatre ou cinq silhouettes réduites à des zigzags sales se  devinent dans la première péniche. Des planches courbées sont empilées en deux tas : ce sont les éléments du pont amovible qui protégeait de la pluie le précieux matériau.

Monet_Pont_Neuf_charbonniers_DansPeniche

Les poutres

Monet nous montre cinq poutres menant à la première péniche. Malgré le schématisme des silhouettes, il a pris soin de différencier les coltineurs qui descendent et ceux qui montent. Ainsi,  de la poutre du premier plan à la cinquième,  les sens de parcours alternent : trois coltineurs descendent, trois remontent, une poutre vide ; puis deux coltineurs descendent, et deux remontent.  Ainsi les poids s’équilibrent et les hommes réduits à des signes semblent obéir à un rythme imposé, comme des notes de musique fichées sur les cinq lignes de la portée.

Nous retrouvons là l’intérêt de Monet pour la logique du travail en commun, que nous avions déjà remarqué dans Les hommes de l’estran.


Les cordes

Depuis chaque péniche, un trait de couleur claire descend vers l’eau. Il s’agit sans doute non pas d’une planches, mais du cordage qui les arrime à ce port de pauvre,  sans quai, improvisé à même la terre. Graphiquement, les cordes s’entrecroisent avec les poutres , et les ombres des cordes les recroisent à leur tour, selon un motif en X qui a dû attirer l’oeil du peintre.

Monet_Pont_Neuf_charbonniers_Cordes


Les mâts

En plus des poutres et des cordes, les mâts des deux péniches, qui visuellement heurtent le tablier du pont, accentuent l’impression d’immobilisation, d’ancrage dans une réalité implacable : ne peuvent lui  échapper  ni les bateaux assujettis à la berge, ni les hommes qui s’y épuisent.


Un monde bidimentionnel

Le paradoxe voulu du tableau, c’est qu’il combine une magnifique échappée dans la profondeur avec des mouvements qui ne peuvent s’effectuer que dans le plan du tableau, comme si toutes ces figurines humaines étaient contraintes à vivre dans un monde bidimentionnel.

En haut, piétons et attelages  circulent dans les deux sens : ce pont est un vrai pont, qui mène vraiment à une autre rive.

En bas, les coltineurs montent et descendent le long des poutres, ces faux ponts qui ne font que les ramener, indéfiniment, d’une réalité fangeuse à une réalité charbonnière, du lourd au vide, comme des sysiphes modernes.

Le Coltineur de charbon

Henri Gervex, 1882, Musée des Beaux Arts, Lille

Le Coltineur de charbon Henri Gervex, 1882

En 1882, Gervex donnera une vision officielle, aseptisée, d’une de ces fourmis tragiques que Monet ne nous montrait que de loin.

Nous sommes au Bassin de la Villette, en plein Paris, un vrai quai en pierre taillée. Le tableau est construit avec didactisme.


Premièrement, à l’arrière-plan à droite, une péniche pleine arrive, avec son pont couvert au ras de l’eau ; deuxièmement, l’oeil passe à la péniche vide derrière l’homme ; puis troisièmement à la corbeille pleine sur son épaule, jusqu’à la corbeille vide du premier plan. Au fond, les cheminées fumantes expliquent à quoi sert le charbon.

Ainsi le bateau et l’homme se complètent harmonieusement dans ce transport profitable de l’Or Noir de l’époque, depuis les mines jusqu’à  la capitale, et il semble que le déchargement ne soit guère plus fatiguant que la navigation sur les canaux.

Le travailleur, pantalon de velours,  torse immaculé et moustache virile, descend d’un air grave, insouciant du poids de sa charge et pénétré par l’importance de sa tâche. Notons que sept ans après Monet, la condition ouvrière s’est grandement améliorée : on a enfin songé à mettre le quai plus bas que le bateau. En outre, on a supprimé le côté ingrat de la tâche : le moment où il faut plonger dans le charbon.

Le coltinage selon Gervex, c’est porter avec dignité un panier qui ne salit pas et qui se remplit tout seul.   


Retour-arrière à Asnières

(Pour toutes les précisions historiques qui suivent, merci à http://autourduperetanguy.blogspirit.com)1870_Pont-Asnieres_1

Flash-back en 1870 : le pont d’Asnière a brûlé, bombardé par les Prussiens.


1870_Pont-Asnieres_2

Le 16 avril 1871, en pleine guerre civile, les gardes nationaux partent de Montmartre dans le but de repousser les Versaillais qui viennent de s’emparer du château de Bécon. Pour traverser la Seine à Asnières, le seul passage est un pont de bateaux.


1870_Pont-Asnieres_3

Mais le lendemain, sous les tirs des Versaillais, ils  doivent abandonner la rive gauche et se replier vers Paris.



Le général Landowski, après s’être hâté de repasser la Seine en premier, ordonne de couper le pont de bateaux, afin d’obliger ses hommes à combattre. Bilan de cet épisode désastreux : des dizaines de morts, des centaines de prisonniers.



Les allers-retours des coltineurs sur les péniches pourraient-ils évoquer ceux des soldats qui, cinq ans plus tôt, passaient et repassaient le fragile pont de bateaux ?

Les charbonniers ou Les chargeurs de charbon, Claude Monet, 1875

Si nous ajoutons que le Pont d’Argenteuil au premier plan, était flambant neuf… et que le pont de Clichy à l’arrière-plan, lui aussi détruit par la guerre, venait lui aussi d’être reconstruit à l’identique, le tableau de Monet prend une tonalité tout autre.

A la dénonciation misérabiliste des damnés de ce monde que nous y voyons trop facilement, le soupçon d’une signification très inattendue pour nos regards modernes vient se superposer : et s’il s’agissait là d’un tableau de revanche, la revanche de la paix sur la guerre, de l’industrie humaine sur les forces destructrices, des cheminées d’usines sur les canons fumants, des péniches chargées sur les barques  vides ?

Les Charbonniers de Monet se seraient finalement pas si éloignés du Coltineur de Gervex :
une image patriote, un hymne au charbon, à la fonte, et à la reconstruction !

Monet Pont Neuf aujourd'hui1Les ponts d’Asnières et de Clichy de nos jours, encore une fois reconstruits…

1 Argenteuil : le pont routier

30 août 2013

Parmi les nombreux ponts démolis pendant la guerre, on compte le pont routier d’Argenteuil, ville où Monet est venu s’établir juste après 1870.

Argenteuil, le pont en réparation

Claude Monet, 1872, Fitzwilliam Museum, Cambridge

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En 1872, le pont est en cours de reconstruction. La vue est prise depuis la rive du Petit-Gennevilliers, en face d’Argenteuil.

Sur le tablier de fortune, les embouteillages ont repris, mêlant inextricablement fiacres et gens.

Sous l’ouvrage, les échafaudages forment un treillis dense qui semble barrer complètement le fleuve. Surprise : un petit canot à vapeur a réussi à passer et se dirige vers la droite, avec à l’avant la seule silhouette humaine identifiable du tableau.

S’il y a une idée à saisir, c’est celle de ce navigateur solitaire, libre comme l’eau et comme la vapeur, qui contraste avec la compression  des masses humaines entre les rambardes du pont et le rideau d’arbres qui ferme l’horizon.

 

La Passerelle d’Argenteuil

Alfred Sisley , 1872, Musée d’Orsay, Paris

Passerelle argenteuil Sysley


Nous avons la chance de pouvoir monter sur cette passerelle provisoire. Sysley a placé son chevalet plus près d’Argenteuil, à peu près à mi-rives. On retrouve au fond le rideau d’arbre de Monet, mais sans aucune impression d’enfermement : le barrage hérissé de poutres s’est transformé, vu d’en haut, en une paisible promenade piétonnière.

 

Argenteuil, le pont en réparation

Claude Monet, 1872, Fondation Rau pour le Tiers-Monde, Zurich

Monet_Pont_Neuf_Pont_Argenteuil_Reparations

 

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Dans cette autre version, Monet nous montre le pont toujours depuis la rive du Petit-Gennevilliers, mais de face, et la composition modifie complètement le message.

En haut, en ombres chinoises, les fiacres et les piétons se dirigent pour la plupart vers Argenteuil sur la droite, rentrant de Paris. Nous sommes donc le soir, dans la paix retrouvée du crépuscule.

En bas, le pont n’est plus un barrage, mais une arche largement ouverte sur le fleuve. Le tablier et son reflet forment un cadre pour un paysage à l’intérieur du paysage : on y voit une maison jaune au centre d’un petit port de plaisance, un canot qui s’en va tranquillement vers le lointain (comme le montre sa fumée légèrement inclinée vers la droite), et au centre une construction qui ressemble à une église.

Seuls les treillis de poutres, sur la droite, rappellent qu’il y a eu ici, il n’y a pas si longtemps, une guerre.

 Mais dès 1874, la  passerelle est remplacée par un nouveau pont en pierre et acier.

 

 Le Pont d’Argenteuil

Claude Monet, 1874, Musée d’Orsay, Paris

 

Monet_Pont Argenteuil_Guinguette

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Sous la dernière arche, on devine l’avant d’une péniche, garée sous le pont.  En face l’ancienne maison du passeur est maintenant devenue une guinguette, au début d’une promenade boisée qui s’étend largement vers l’Ouest, sur la gauche du tableau.

 

Argenteuil, fin d’après-midi

Claude Monet, 1874, Collection particulière

 

Monet_Pont Argenteuil_Promenade

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Cette vue prise vers l’Ouest, depuis la promenade nous permet d’identifier la silhouette qui ressemblait à une église : il s’agit en fait d’un manoir à tourelle, encadré par  deux cheminées.

2 Vers le pont d'Asnières: la Baignade

30 août 2013

De la gare Saint Lazare à la gare d’Asnières, quelques minutes de train : et voici déjà les plaisirs de la Seine, du nautisme et de la ballade. Rien d’étonnant à ce qu’un jeune peintre de 24 ans soit venu, dans cette banlieue à la mode, trouver l’inspiration pour sa première grande composition : destinée à faire un tabac au Salon de 1884, elle y fera un four, n’y étant même pas admise…

 

Une baignade à Asnières

Georges Seurat, 1884, National Gallery, Londres

Seurat 1884 Baignade a Asnieres

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Un emplacement précis

Seurat a choisi de représenter un point de la rive côté Asnières, où un effondrement du talus constitue une petite plage, et où par ailleurs l’eau est peu profonde, comme le montre le banc de végétation qui affleure. Au fond les ponts d’Asnières, les usines de Clichy, et en face non pas l’autre rive de la Seine, mais le bout de l’Ile de la Grande Jatte.
Seurat 1884 Baignade à Asnieres_plage
Tous ces éléments du décor sont clairement présents dans un des nombreux « croquetons » préparatoires que Seurat peignait directement sur le motif.


Une réalité recollée

Le tableau de grande taille (2m x 3m) a été fait en atelier, en assemblant de nombreux croquetons (13) et dessins (10) pris sur le vif, qui ont tous été conservés. Ils permettent de constater que la conception de l’oeuvre a été tout sauf linéaire : les personnages ont beaucoup varié, Seurat a un moment développé le thème de chevaux se baignant, avant s’y renoncer ; il a  même pensé à un arc-en-ciel. Le tableau   final est donc issu d’une élaboration par tâtonnements, guidée par des considérations formelles d’harmonie et de simplification, plutôt que par le suivi d’une intention précise.


Une inspiration possible

Une autre grande machine, produite deux ans plus tôt par un peintre au sommet de sa gloire, a peut être stimulé le jeune artiste.

Doux Pays

Pierre Puvis de Chavannes, 1882, Musée Bonnat, Bayonne

 Seurat 1884  Doux Pays Puvis de Chavannes 1882

Effectivement, il y a des similitudes :

  • même composition diagonale divisant la terre à gauche, le ciel et l’eau à droite ;
  • même jeu sur le degré de nudité  : vêtu, demi-nu et nu côté Antiquité –  vêtu, demi-nu et en maillot de bain côté Modernité ;
  • même systématisme sexuel : que des femmes chez les Grecs, que des hommes chez les Gaulois.

Il est remarquable  que Seurat, compte tenu des hésitations et des évolutions incessantes qu’a connues son projet, ait finalement retenu une solution aussi proche de celle de Puvis : même nombre de personnages (sept), parmi lesquels on distingue deux groupes de trois, et une figure tutélaire : la « mère », debout dans sa tunique ; le « père », couché en chapeau melon.


Le décor et les personnages

Mais la comparaison est plus fructueuse sur les différences que sur les ressemblances. Chez Puvis, les personnages sont aboutis et le décor est stylisé, convention graphique qui escamote les petits problèmes de réalisme : par exemple, pour ces idéalités, pas  besoin d’ombres portées. De plus la composition se déploie latéralement : pas de problèmes de perspective.

Le paysage et les personnes

Chez Seurat en revanche, la méthode de composition par collage conduit à disposer des personnages aboutis sur un décor tout aussi abouti. Même si les deux ont subi un processus d’épuration et de simplification, reste qu’ils se situent au même degré de réalisme.

Du coup, certaines difficultés apparaissent. Ces personnages, ou plutôt ces personnes,  ont des ombres bien marquées :  elles montrent que le soleil n’est pas très haut, nous sommes au début d’une belle matinée d’été (la rive côté Asnières est exposée Sud-Est). Mais le chien, rajouté après coup, a une ombre nettement trop courte par rapport à celle du jeune homme assis.

De plus, la scène se déploie dans la profondeur : et l’homme couché, au premier plan, est lui aussi trop court par rapport à la taille du jeune homme assis.

Ces gaucheries, qui contrastent avec l’évidence d’une composition très structurée, élaborée comme un théorème, contribuent à une sorte d’inconfort interprétatif : jusqu’à quel point est-il licite de confronter l’inexpérience du jeune peintre à ses hautes ambitions intellectuelles ?


L’effet de mystère

Ce qui est  certain, c’est que le côté énigmatique de la « Baignade » résulte directement de ses conditions de production. La méthode du collage force notre oeil à  un double travail d’analyse  :  voir le tableau comme un autochrome impressionniste déployant toutes les nuances colorées d’un après-midi au bord de l’eau ; et en même temps,  comme une frise hiératique, quasiment égyptienne, avec tous ces profils figés. On peut ajouter par ailleurs un troisième oeil propre aux érudits : car certaines postures semblent être des citations plus ou moins intentionnelles d’oeuvres  d’Ingres et de Flandrin.

A côté de ce mystère massif, produit constitutivement par la méthode Seurat, le tableau recèle quelques énigmes secondaires : des cerises sur le gâteau.


L’énigme du canotier en trop

Seurat 1884 Baignade à Asnieres_canotierIl pourrait appartenir au baigneur vu de dos, qui est peut être un rouquin tête nue. Mais le tableau suggère fortement que les deux  baigneurs sont des enfants et sont coiffés  du même bonnet rouge.

D’où l’idée qu’il pourrait bien y avoir, comme les mousquetaires, un quatrième baigneur, un adulte, auquel appartiendrait ce canotier. Et que ce baigneur en hors-champ serait celui vers qui tous les regards se tournent, celui que hèle et encourage l’enfant au chapeau rouge, avec ses mains en conque.

Peut-être s’agit-il d’un grand frère intrépide qui, rivalisant avec le canot des bourgeois, a déjà traversé le fleuve et pris pied sur La Grande Jatte ?

Le hors-champ modéré

L’éventualité que le sujet du tableau puisse se dérouler  en hors champ ne vient pas immédiatement à l’esprit, tant la composition semble solidement construite et auto-suffisante. Tout se passe comme si Seurat sacrifiait à cet  effet moderne du hors-champ – que la photographie venait juste d’acclimater en peinture – tout en le déniant, en le déminant :

un hors-champs en hors-champ, pourrait-on dire.

Ainsi le côté paradoxal du tableau proviendrait d’une volonté généralisée de modération, de sous-jeu :

  • le réalisme du paysage est mitigé par la touche vaporeuse,
  • la découpe à l’emporte-pièces des silhouettes est mitigée par la subtilité des couleurs,
  • le hors-champ se propose, sans s’imposer.

 

Seurat 1884 Baignade à Asnieres_bachot


L’énigme du bateau d’aviron

En bas à droite, l’enfant qui hèle au bord du cadre constitue l’appel de hors-champ le plus  manifeste. Mais juste au dessus, une embarcation élancée, portant un unique rameur, est coupée par le bord du tableau. Les commentateurs qui la mentionnent disent qu’elle va rentrer dans le champ. Or il s’agit manifestement d’un bateau d’aviron sans barreur, et le rameur est à contresens de la marche. Comme le confirme d’ailleurs le trait blanc du sillage sur la gauche :

le bateau va non pas entrer, mais sortir du tableau.

Le grand avantage du hors-champ, c’est qu’il est prolifique. Une seconde théorie se présente à l’esprit : ce que tout le monde regarde, ce n’est pas un nageur intrépide, mais tout simplement une course d’aviron qui vient de passer.

L’énigme du bachot

Tant que nous en sommes au sens de la navigation : la bachot qui porte le couple de bourgeois endimanchés, l’homme en haut de forme et la femme à l’ombrelle, va-t-il vers l’île, ou en revient-il ?

La forme symétrique du bateau ne nous aide pas : le drapeau tricolore peut tout aussi bien être à la proue qu’à la poupe. De même, le geste du batelier est ambigu  : la tige qu’il manie n’est pas une godille (qui ne s’emploie pas latéralement) ; ce n’est pas non plus une gaffe (la Seine est bien trop profonde). Ce doit donc être une rame unique, qu’il plonge alternativement d’un côté et de l’autre.

La solution vient, ici encore, du sillage : le trait blanc, bien visible sur la gauche, indique que le bachot se dirige vers l’île : poursuivant, en bien plus lent, le bateau d’aviron fugitif, ou le nageur hypothétique.

Le sens du vent

En y regardant mieux, on remarque que toutes les voiles indiquent le même sens de navigation : vers la droite, autrement dit à contre courant. C’est d’ailleurs ce que confirme la fumée noire qui s’échappe d’une des cheminées de l’usine : un vent léger souffle vers la droite, vers le Sud Ouest, permettant de remonter la Seine.

L’énigme de la fumée blanche

De même qu’il faut un moment dans l’obscurité pour que l’oeil s’accommode aux étoiles, de même il faut un certain temps de contemplation pour se rendre compte que ce tableau qui semble si statique, figé  dans son éternité de fresque, regorge de petites mobilités discrètes.

Seurat 1884 Baignade à Asnieres_train

La dernière que nous découvrirons est cette fumée blanche au ras du pont de chemin de fer, qui signale un train passant dans l’autre sens, de droite à gauche, donc venant de Paris. On imagine cette nouvelle cargaison de citadins venus se mettre au vert qui vont débarquer à la gare d’Asnières, au fond à gauche, puis suivre la berge jusqu’à venir se mêler à nos baigneurs.

Seurat 1884 Baignade à Asnieres_mouvements

L’énigme de l’attraction cachée

Ainsi, même ce train qui va visuellement à contre-sens est intégré dans la circulation générale du tableau, selon laquelle le bord gauche  tend à se déverser vers le bord droit : non seulement la pente du talus, mais l’ensemble des élements semblent pris dans cette inclination irrésistible.

Quelle est donc l’attraction cachée qui justifie cet « appel de l’île » auquel  tous les phénomènes se plient : les regards, les bateaux, même le vent ?

Une baignade à Asnières

1884, National Gallery, Londres

Seurat 1884 Baignade à Asnieres

Un dimanche après-midi à l’Ile

de la Grande Jatte

1884-1886, Art Institut, Chicago

Seurat 1884 Un dimanche apres midi a l ile de la Grande Jatte

 

Un pendant célèbre

Il suffit de mettre en parallèle ces deux chefs d’oeuvres de Seurat pour comprendre que le sujet caché qui complète la « Baignade », c’est tout simplement « Un dimanche après-midi à l’Ile de la Grande Jatte », commencé la même année 1884 mais terminé deux ans plus tard.

Même taille, même composition diagonale, mais symétrique. Les deux tableaux ont été conçus comme des pendants :

  • la terre ferme contre l’île,
  • le coin-baignade des jeunes gens contre le promenoir des couples,
  • la début de la matinée contre la fin de l’après-midi.

Seurat 1884 Carte Clérot 1880
Il est même probable que, depuis le second tableau, on puisse voir sur la rive d’en face le point d’où a été peint le premier !

Ainsi les femmes de la rive droite renvoient vers la rive gauche les regards que les célibataires leur portent, ce qui est dans l’ordre des choses.

Et ceux-ci regardent passer les bateaux qui partent vers l’île comme autant  d’embarquements pour Cythère…

Seurat 1884 Baignade à Asnieres et Grande Jatte

Le plus étonnant est que, dans les deux tableaux, les bateaux circulent physiquement dans le même sens, à contre courant de la Seine. Mais visuellement, la différence des points de vue est conçue pour que, mis côte à côte, les esquifs convergent les uns vers les autres. Et le soleil de l’été trône au milieu.

 

Comme si la Seine, divisant les populations des deux rives, les réunissait tout de même par la poésie combinée des petits bateaux, des regards lointains, et de la lumière des dimanches.

3 Devant les ponts d'Asnières

30 août 2013

 

En 1885, Paul Signac, jeune peintre autodidacte de 22 ans, habitant à Asnières, rencontre Seurat, qui l’éblouit par ses théories sur l’Art et ses connaissances techniques. Le nouveau  converti  n’arrêtera plus de peindre, en style néo-impressionniste, les paysages de sa ville.



Les ponts d’Asnières vus par Seurat

Seurat 1884 Baignade à Asnieres_train

Dans la <Baignade de 1884, (voir 2 Vers le pont d’Asnières: la Baignade) Seurat avait représenté les ponts dans un lointain  fusionnel, où même le contraste  entre les fumées parallèles, la blanche du train et la noire de l’usine,  s’adoucissait en une harmonie moderniste.



ponts d'asnieres
Une carte postale, plus manichéenne,  nous montre que la scène n’avait rien d’imaginaire : lorsque le train revient dans l’autre sens, la fumée blanche et la fumée noire s’opposent.


Les deux ponts

Mais le plus intéressant dans cette photographie, c’est qu’elle nous montre un autre contraste que Seurat n’avait pas développé, mais qui sera désormais pour les artistes le principal intérêt des ponts d’Asnières : l’imbrication entre le pont ferroviaire à l’avant, avec ses quatre piles, et le pont routier à l’arrière, avec ses six piles.

Le photographe n’a pas seulement attendu qu’un train passe : il a aussi planté son trépied à l’endroit d’où, visuellement, les piles du pont routier divisent exactement en deux les arches  du pont  ferroviaire.

Les Ponts aujourd’huiAsnieres_Deux_Ponts

De nos jours, le pont routier n’a plus que quatre piles : mais il est toute de même possible de trouver un point de vue où les ponts s’imbriquent l’un dans l’autre… tandis que le transilien passe.

Arrière du Tub, Opus 175

Signac, 1888, Collection particulière

10 signac_arrière du tub _1888

Le Tub était un cat boat que possédait Signac, avec lequel il amenait ses amis naviguer sur la Seine. Ce qui lui a permis ce point de vue depuis l’eau, selon le même principe que dans la carte postale : six arches s’inscrivant exactement dans quatre. Et Il y a même un train qui passe pédagogiquement, afin de signaler aux spectateurs non-asniérois que le pont de devant est ferroviaire.


D’autres symétries par six

On devine, au travers de la troisième arche, six piles qui se reflètent dans l’eau : il ne s’agit pas d’un troisième pont, mais d’une curiosité bien réelle : le ponton de transbordement de l’usine à gaz de Clichy, sur lequel nous reviendrons (voir 5 Du pont de Clichy aux ponts d’Asnières).

Autre jeu sur le nombre six, cette fois voulu par le peintre : l’enfilade des six barques de la rive, trois rouges et trois jaunes.

Enfin, l’arrière du Tub comporte exactement six planches :  sorte de calembour visuel par lequel le peintre-marinier semble nous signifier que le pont de bois de son raffiot vaut bien le pont de pierre des piétons !

Un pont devant les ponts

10 signac_arrière du tub _1888_pont

L’unique ligne courbe de la composition est celle de la rambarde du bateau, ce qui renforce encore le calembour : l’arrière du Tub dessine sur la Seine, pour qui veut bien la voir, l’arche unique d’un pont immatériel, dans lequel les autres ponts s’effacent.

Avant du Tub, Opus 175

1888,Signac, Collection particulière11 Signac Avant-du-tub

Bien sûr, Signac n’a pas manqué de peindre le pendant, en se tournant maintenant vers la proue de son bateau bien aimé. On reconnait au fond l’Ile de la Grande Jatte, et on distingue, à mi-chemin, le bac qui  traverse la Seine.

La présence, en contrebas à droite, d’une barque qui bloque le passage, nous indique que le Tub est à l’arrêt, sans doute arrimé à un ponton comme celui qu’on voit un peu plus loin, avec ses deux flotteurs.

Remarquons que la proue du Tub pointe  vers le bras de la Seine à gauche de la Grande Jatte, alors que la barque-obstacle est dirigée vers le bras de droite : là encore, peut être faut-il  voir une intention pédagogique, les deux barques faisant écho à la division du fleuve, et soulignant la présence de l’Ile.


Des ambiances contraires

10 signac_arrière du tub _1888

11 Signac Avant-du-tub

Mais le principal contraste entre les deux pendants tient aux ambiances lumineuses, exercices de haute virtuosité pointilliste :

  • coté poupe, les ponts, saturés de couleurs chaudes, baignent dans une lumière dorée ;
  • côté proue, les berges de la Seine, ont les teintes froides du soir.

Jour contre soir,

mise en relation contre séparation,

architecture contre nature,

dénombrable contre innombrable,

les oppositions foisonnent.

 
Chez Signac le coloriste, la binarité n’est pas entre le blanc et le noir : elle réside dans le contraste entre couleurs chaudes et couleurs froides.

Projet pour l’Hôtel de Ville d’Asnières

Paul Signac,  1899. Collection particulière

signac projet-pour-la-mairie-d-asnieres

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Dans ce projet de décoration non retenu, Signac reviendra sur le rythme complexe des piles des deux ponts. La contrainte des trois niches impose d’étirer le paysage en largeur : même si le tablier assure la continuité, le panorama fusionne en fait trois points de vue différents : d’où les piles surnuméraires du pont routier.

Ici, le contraste entre couleurs chaudes et couleurs froides sert à opposer Asnières la douce et Clichy l’industrieuse. Mais pour pacifier les deux rives, Signac a pris soin de représenter deux trains qui se croisent à mi-route, ambassadeurs des deux communes.

Le Pont des Arts. Automne

Paul Signac,1928, Musée Carnavalet,ParisSignac Le pont de Arts

Dans cette oeuvre tardive, Signac retrouvera les deux « trucs » expérimentés à l’époque du Tub  :

  • l’inscription exacte des arches du second pont sous celles du premier,
  • l’opposition entre les couleurs chaudes de la rive au soleil, et les couleurs froides de la rive dans l’ombre.

4 Des ponts d'Asnières au pont de Clichy

30 août 2013

De Montmartre à la porte de Clichy, à pied, il faut compter deux kilomètres. Une fois passé les fortifs, deux kilomètres encore pour traverser Clichy. Il ne reste qu’à traverser le pont pour se retrouver dans le paradis des dimanches : promenades, baignades, canotage, restaurants.

Dans les années 1880, Asnières est la plage de Montmartre.

En 1886, les jeunes fous de peinture d’Asnières, Signac, 23 ans et Emile Bernard, 18 ans, montent  souvent à Montmartre pour flairer l’air du temps. Et ils ramènent chez eux un certain Vincent Van Gogh, 34 ans.

 

Emile Bernard Vincent Van Gogh 1886

Voici Vincent de dos, attablé face au jeune Emile, l’hiver de 1886. Vu la distance du pont d’Asnières,  ils ne doivent pas être loin de l’endroit où l’ami Georges Seurat, deux ans plus tôt, a situé sa fameuse Baignade (point 2 sur la carte) : voir 2 Vers le pont d’Asnières: la Baignade

Nous allons les accompagner maintenant le long de cette rive banale qui, sur à peine un kilomètre et demi et sur quelque mois de 1887 a vu éclore une étonnante densité de chefs d’oeuvres, qui  illustrent pratiquement toutes les tendances picturales de la fin du XIXème siècle.

 Ponts Asnières Clichy Aller

Pont de fer à Asnières (4A)

(dit aussi Les Chiffonniers)

Emile Bernard, 1887, MOMA, New York

Emile Bernard Pont de fer à Asnières1887

Manifeste du « cloisonnisme » – un nouveau mouvement qui vient d’être lancé par Louis Anquetin – ce tableau s’inscrit dans la continuité des trouvailles de notre  bande de copains.


Les deux fumées

A Seurat,  Emile emprunte l’idée de la fumée blanche du train qui croise la fumée noire de l’usine, ici totalement masquée  : citation pour les connaisseurs.

Le rythme des piles

C’est peut être avec ce tableau  que naît l’idée de superposer les deux ponts  selon une rythmique précise. Ici, nous sommes à deux temps :

  • deux arches qui en encadrent quatre,
  • quatre wagons,
  • deux barques retournés sur la rive (c’est l’hiver),
  • deux silhouettes.

Signac développera l’idée l’année prochaine, avec une rythmique plus complexe (point 3 sur la carte) : voir 3 Devant les ponts d’Asnières.

L’équilibre dynamique

 

Emile Bernard_Pont Asnières 1887_equilibre_dynamique

Le cloisonnisme consiste à cerner les zones de couleur par un trait plus foncé, à la manière d’un vitrail ou d’un émail cloisonné :

  • ainsi le pont délimite en haut un compartiment rectangulaire, dans lequel se déplace le train ;
  • juste au dessous le quai délimite un compartiment triangulaire, dans lequel progressent les deux piétons.

Une des idées fortes du tableau est que, simultanément, les wagons et les piétons vont sortir de leurs compartiments respectifs, comme si une notion  d‘équilibre dynamique assujettissait les quatre mobiles rapides aux deux mobiles lents.


L’équilibre statique

Une pile du pont ferroviaire divise la surface en deux. On peut y voir la colonne d’une sorte de grande balance, dont le tablier horizontal constituerait le fléau.

Emile Bernard Pont Asnières_1887_equilibre_statique

Par cet équilibre statique, le tableau démontre une série d’équivalences paradoxales :

  • les piétons  pèsent autant que les wagons,
  • le couple fait jeu égal avec le groupe,
  • la cape et le chapeau  avec la carapace de métal,
  • la promenade avec le voyage

En définitive,  la voie sur berge est comme la voie ferrée : d’un certaine manière,

ce qui est en bas et ce qui est en haut se compensent.

 

Ponts sur la Seine à Asnières (4B)

Van Gogh, 1887, Sammlung Bührle, Zürich

30  Van_Gogh_Ponts sur le Seine a Asnieres

 

Cliquer pour agrandir

Avançons de quelques pas le long du quai : Van Gogh  a lui-aussi traité le sujet des deux ponts, dans un registre moins graphique, et plus symboliste…


La promeneuse

Sa robe rose et son ombrelle rouge en font le point focal du tableau : fleur de tissu et de couleur, minuscule et fragile dans ce univers de pierre et de métal. Difficile de dire si elle se dirige vers le pont, comme les promeneurs de Bernard, ou si elle s’avance vers nous.30 Van_Gogh_Ponts sur le Seine à Asnières_hommes

Isolée sur son chemin de ronde, c’est une princesse assiégée par trois menaces noires et indistinctes  :

  • à gauche derrière elle, un piéton ou un pêcheur barre le quai ;
  • à droite, une barque tapie derrière la pile barre le fleuve ;
  • et au-dessus d’elle passe un  train dont le conducteur se penche par la portière.

Le panache de fumée noire (et non pas blanche, comme dans tous les trains du monde) accentue le côté sinistre de la scène.

Le cadrage retenu par Van Gogh transfigure les paisibles ponts d’Asnières en décor d’un drame moyenâgeux.


Un paysage recomposé30 Van_Gogh_Ponts sur le Seine à Asnières_carte postale

Comme le montre la carte postale, ce point de vue en surplomb – qui induit l’impression de menace diffuse sur la jeune femme – n’était pas compatible avec la représentation des deux ponts imbriqués. Van Gogh a donc superposé deux points de vue : l’arche vue de face, le quai et la plage vus d’en haut
.

Des détails respectés

Mis à part cette restructuration d’ensemble, Vincent est resté fidèle à certains détails,  pourtant reconnaissables seulement par les habitués du lieu  : les six traits noirs sous l’arche de gauche représentent les six piles du ponton de déchargement de Clichy ; et la fumée noire d’une cheminée d’usine s’élève au dessus de la seconde arche.

Deux types de formes30 Van_Gogh_Ponts sur le Seine à Asnières_ponts

Les lignes courbes déterminent une série rythmique :

  • une courbe pour le quai,
  • trois pour les arches du  pont routier,
  • cinq pour les barques du premier plan.

Au dessus de ce monde de courbes, s’impose l’arche rectiligne du pont ferroviaire. Et les cinq wagons rectangulaires contrarient les cinq barques :

  • métal contre bois,
  • angles droits contre ogives,
  • chemin de fer contre voie navigable.

Tandis que Bernard équilibrait et unifiait le monde d’en haut et le monde d’en bas, Van Gogh clairement les oppose :

la dame en rose se trouve cantonnée  sur ce quai en arc de cercle,

au sein d’un monde aux courbes féminines cerné par des rectangles.

 

Clipper à Asnières Opus 155 (4C)

Signac, 1887, Collection particulière

35 Signac -clipper-asnieres-1887

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Avançons encore de quelques mètres, traversons l’arche du pont ferroviaire pour nous retrouver dans le monde ensoleillé de Signac.

Les gazomètres

A partir de 1875, la ville de Clichy cède des terrains en bordure de Seine à la ville de Paris pour la construction d’une usine à gaz destinée à desservir la clientèle parisienne. Ni l’usine ni les gazomètres, construits par les ateliers Eiffel en 1878, n’existaient en 1875, lorsque Monet a peint ici les Charbonniers (voir 1 Sous le pont d’Asnières : les Charbonniers).


L’arche du pont routier

Un des premiers intérêts du tableau de Signac est justement de nous montrer, au fond à gauche, le quai où se trouvait Monet, et l’arche qu’il a peinte. Douze ans plus tard, les péniches n’accostent plus ici, mais sur le ponton le déchargement, quelques dizaines de mètres en aval, à gauche du pont routier.


L’entre deux ponts

Le second intérêt de ce point de vue est qu’au lieu d’une superposition, il présente les deux ponts séparés, et met en valeur cette tranche de Seine que la vue de face escamote.

Les deux mâts du bateau divisent en trois ce petit monde, mâts qui d’ailleurs reprennent exactement l’inclinaison des poteaux du pont ferroviaire.

L’entre deux  ponts est un lieu de rythmes simples et d’harmonie.


Le crochet

Le long du premier pilier,  le crochet suspendu à une chaîne est destiné à supporter un rouleau de cordes d’amarrage, comme on le voit sur sur la carte postale montrant  l’autre côté du pilier.

30  Van_Gogh_Ponts sur le Seine à Asnières_carte postale_detail cordage
Ce détail nautique, retenu par Signac mais omis par Van Gogh, confirme que le premier pilier du pont ferroviaire était un emplacement habituel de mouillage.

Le « clipper »

Les clippers étaient les plus grands des voiliers, au gréement imposant (au moins trois mâts) conçus pour traverser les océans à grande vitesse. Il y a donc une certaine ironie dans le titre, d’autant que le bateau, bien que petit, est incapable de sortir de cet espace confiné : son mât est trop haut pour passer sous le pont ferroviaire, et à fortiori sous le pont routier, qui est plus bas.


Le mystère du bateau prisonnier

Il s’agit sans doute d’un canot de type « vaquelotte », ou « canot de barfleur« , gréé d’un mat de misaine et d’un tape-cul, et qui pouvait être utilisé pour des régates.
35 Signac -clipper-asnieres-1887 canot

Ici, il est au mouillage, ancré à quelque mètres de la berge : le courant allant de droite à gauche, il ne risque pas de heurter le pont. De plus le mât non démonté décourage le vol :

le voilier, tel un Asniérois pacifique, est bien à l’abri entre ses ponts.

Pont sur la Seine à Asnières (4D)

Van Gogh, 1887, Collection privée

40 Van_Gogh_asnieres-pont-sur-la-seine-1887

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C’est avec Vincent que nous passons de l’autre côté du second pont, dans une vue de profil similaire à celle de Signac.  En face, on voit une cheminée d’usine et un gazomètre.

Le pont en courbe

Ce parti-pris curviligne pour la représentation du pont routier est d’autant plus frappant que, sous  la première arche, on voit très bien  le tablier rectiligne du pont ferroviaire. Ainsi se confirme ce que le premier tableau de Vincent (en vue de face) nous avait fait pressentir :  si les deux ponts ont des « personnalités » opposées,  c’est moins par leur fonction que par leur forme – lignes courbes contre lignes droites.

Comme Signac avec son Tub vu de devant et vu de derrière (voir 3 Devant les ponts d’Asnières ), Vincent a peint deux tableaux depuis la plage où il était descendu : le pont que nous venons de voir et, en se retournant, le restaurant de la Sirène qui se trouvait sur le quai, juste à droite du pont routier.

 

Le Restaurant de la Sirène à Asnières (4D)

Van Gogh 1887, Ashmolean Museum, Oxford

41 Van Gogh the-restaurant-de-la-sirene-at-asnieres-1887

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En contre-plongée, l’édifice prend des allures de fortin, hérissé de drapeaux tricolores.

Le Restaurant de la Sirène à Asnières (4D)

Van Gogh 1887Musée d’Orsay, Paris41 Van Gogh the-restaurant-de-la-sirene-at-asnieres-1887 Orsay

Alors que vu de biais, il réintègre son état de paisible ginguette couverte de treilles et peuplée de jeunes femmes en ombrelle.

Le ponton des bains Baillet, Opus 96 (4E)

Signac, 1885, Collection particulière

 

44 Signac ponton-des-bains-bailet-1885

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Continuons d’avancer sur la rive gauche : un autre lieu bien connu des Asnièrois était les bains flottants, représentés ici par Signac deux ans plus tôt, en style encore impressionniste.

Toujours intéressé par les embarcations, il nous montre à gauche un canot mixte, mi-voile mi-vapeur.

Sur la rive Clichy, en face, nous distinguons clairement quatre des six piles du ponton de déchargement de l’usine à gaz.

Au centre, l’Ile de Robinson, qui n’existe plus de nos jours.


Les deux pontons

Le cadrage semble avoir pour but d’embrasser dans une même vue le ponton des bains, rive gauche, et le ponton du charbon, rive droite. Peut être une nouvelle variante de la guerre de clocher entre Asnières et Clichy : après loisir contre labeur, propreté contre saleté.


Le troisième ponton

Dédié aux pontons, le tableau  est lui-même pris depuis un ponton : au premier plan, les deux garde-corps d’une passerelle nous invitent à sauter, au moins par le regard, jusqu’à l’arche du pont de Clichy, au fond.

Ponts Asnières Clichy Aller

Pour la suite de la promenade, voir 5 Du pont de Clichy aux ponts d’Asnières>

5 Du pont de Clichy aux ponts d'Asnières

30 août 2013

En 1887, le pont de Clichy comportait  trois arches qui s’appuyaient sur l’île des Ravageurs puis sur  l’île de Robinson. Le pont a été reconstruit et les îles ont disparu en 1975.

Ponts Asnières Clichy Aller

Voici la première arche, entre la rive Argenteuil et l’île des Ravageurs.
45 pont-de-clichy-asnieres-sur-seine

Les quais de la Seine au Pont de Clichy (5A)

Van Gogh, 1887, Collection particulière

50 Van_Gogh_Pont de clichy 1887

C’est cet emplacement qu’à choisi Vincent, pour une de ces contre-plongées qu’il affectionne, cumulée avec une composition en diagonale à la Seurat (voir 2 Vers le pont d’Asnières: la Baignade).

La diagonale détermine une harmonie de couleur restreinte, mais raffinée : vert et jaune lumineux sur la gauche, gris métallique  de la Seine, du pont et du ciel sur la droite.

On distingue, au dessus du talus, les toitures de deux petits immeubles, alors isolés,  qui flanquaient le pont (et qui existent encore de nos jours).

La Seine et le Pont de Clichy, 5B

Van Gogh, 1887, Wallraf-Richartz Museum, Cologne60 Van_Gogh_the-seine-with-the-pont-de-clichy-1887

Même arche, vue d’en face, depuis l’ïle des Ravageurs dont on voit les roseaux au premier plan. La gamme de couleur est tout aussi restreinte : ocre pour les murs et la terre et sa couleur complémentaire, le bleu pour tout le reste.

Dans l’immeuble de gauche habitait une Comtesse De La Boissière, dont Vincent parle avec chaleur dans une lettre à Théo datée de l’année suivante (20 mai 1888), et à laqulle il aimerait donner quelques tableaux. A première vue, il semble que seul cet immeuble se reflète dans l’eau, et qu’il manque le reflet du pont.60 Van_Gogh_the-seine-with-the-pont-de-clichy-1887--reflets

Il n’en est rien : en retournant le tableau, on ne peut qu’admirer comment l’extrême liberté de la touche se combine avec la précision optique…

61 Asnieres 1 bvd Voltaire

La pêche au printemps

Van Gogh, 1887, Art Institute, Chicago

62 Van_Gogh_La peche au printemps_Pont_de_Clichy_1888

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Nous voici à présent à mi-Seine, probablement dans l’Ile de Robinson, avec en face la rive droite côté Clichy.


Le pont  et la barque

Deux barques sont à l’amarre, chacune est bloquée par deux branches directement enfoncées dans le fond. Les deux branches de gauche établissent une continuité visuelle entre le pont et la barque, comme si celle-ci venait « fermer » l’arche, à la place du reflet manquant.

Le pêcheur immobile, doublement protégé du monde dans  sa barque et dans son île robinsonnesque, apparait comme l’antithèse des piétons indifférenciés qui se hâtent sur le pont.


Les troncs et les barques

Une autre  astuce formelle justifie peut être le point de vue choisi, et surtout la présence imposante de l’arbre qui occupe tout le côté gauche de la composition. On voit vite que le V formé par les deux barques imite le V des deux jeunes troncs. On remarque ensuite que chacune des barques  est en contact visuel avec un des deux troncs brisés. Enfin l’idée nous vient  que les deux embarcations, symboliquement, pourraient remplacer les deux troncs manquants :

comme si les deux vieux troncs tombés dans l’eau s’étaient reconstitués en barques.62 Van_Gogh_La pêche au printemps_Pont_de_Clichy_1887_pecheur

L’homme assis à ne rien faire dans une des deux barques, près du point focal de ces métamorphoses, peut tout aussi bien être un pêcheur, comme le dit le titre, qu’un bûcheron, ou bien un magicien des Iles…

Et le « printemps » du titre peut tout aussi bien désigner, plutôt que la saison,

le processus qui remplace les vieux troncs par des neufs.

Quai de Clichy Opus 157 (5E)

Signac ,1887, Baltimore Museum of Art, Maryland, USA

70 Signac -Quai-de-Clichy-1887

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Finissons de traverser le pont de Clichy : pour boucler notre promenade, nous allons maintenant revenir par la rive droite.

Premier arrêt à quelques centaines de mètres, avec un Signac totalement pointilliste.  Au fond à gauche, un omnibus rappelle, toujours pédagogiquement, que le pont de Clichy est routier.


La barrière métallique

La barrière métallique, à gauche, signale que nous sommes au début du quai où sont implantés les pontons de déchargement : le monde industriel, en contrebas, est totalement éludé de ce paisible paysage de banlieue.


La perspective

La route écrasée de soleil est quasiment  déserte, sauf un cycliste ou un piéton minuscule au fond, presque parvenu au pont. La rigueur de la perspective accentue  la sècheresse et la nudité du décor (le point de fuite se situe au bout du trottoir sur lequel s’est placé le peintre).


Les jeunes arbres

Des arbres maigres ponctuent cette profondeur. Récemment plantés, ils promettent, dans quelques années, une promenade ombragée. L’un deux, celui qui se trouve à l’angle de la rue, est protégé par une armature métallique : peut être risque-t-il plus que les autres d’être heurté par un véhicule qui sortirait du garage, derrière la palissade.

Or toute cette belle rationalité va se trouver déjouée par de minuscules anomalies…


Le soleil de midi

Les arbres ont des ombres bleu électrique, la couleur complémentaire de l’ocre de la route. Signac les a dessinées avec toute la précision possible compte-tenu du pointillisme, et les a faites courtes, pour  indiquer un soleil haut. Or seules celles des deux  arbres du premier plan sont exactes : plus loin, elles partent dans tous les sens comme des garnements cachés derrière les bons élèves : un arbre semble même avoir deux ombres, et celle  des poteaux de  la barrière métallique part carrément à l’horizontale.70 Signac -Quai-de-Clichy-1887 perspective

Erreurs vénielles de dessin ? Volonté de faire naïf ? Ou bien faut-il comprendre que, quand les hommes ont le dos tourné, le soleil de midi fait ce qui lui plait ?

Grue du charbon. Clichy (5F)

Paul Signac, 1884, Kelvingrove Art Gallery and Museum, Glasgow

72-Signac_Grue-de-Charbon-Clichy

Continuons à revenir vers les ponts d’Asnières : nous venons de dépasser le ponton de déchargement (on voit deux piles d’acier bleu métallique). Deux grues à vapeur juchées sur un échafaudage de poutres semblent les vestiges d’une époque antérieure.

Neuf ans après le tableau de Monet, les coltineurs ont été définitivement remplacés par les machines.

Quai de Clichy (5G)

ou La Promenade sous la neige, à Asnières

Émile Bernard, 1887, Musée du Prieuré, Saint-Germain-en-Laye75 Bernard_Quai de Clichy 1887

En 1887, l’échafaudage de bois  a disparu, ne restent plus que les six piliers métalliques du ponton. Les formes indistinctes au pied des piliers doivent être des péniches, leur taille minuscule accentue le gigantisme de l’ouvrage. En haut, deux grues à vapeur fument. C’est l’hiver sur le quai de Clichy.

Un homme en toque et tablier bleu vient vers nous, sa femme à son côté. Peut être des chiffonniers : mais quels chiffons peut-on trouver dans le neige ?

Derrière, on croit reconnaître un cheval détaché, une charrette et un homme à côté, mais la scène reste énigmatique.

Pourtant, quelque chose dans le tableau nous semble familier…

76 Bernard_1887_aller-retour

Il est possible (mais pas certain) que ce tableau ait été conçu par Bernard comme le pendant de celui par lequel nous avons commencé notre parcours :

  • même saison,
  • même superstructure métallique sur lequel est juché une machine fumante,
  • même composition en diagonale…

Si c’est bien le cas, le couple de promeneurs qui partaient vers le pont de Clichy, dans le premier tableau, vient de rentrer par l’autre rive.

Chiffonnières – Clichy

Emile Bernard, 1887 ,Musée des Beaux-Arts, Brest

Emile Bernard, Chiffonnières

Et pour boucler la boucle, voici deux chiffonnières qui rentrent à Asnières en traversant le pont à contrevent, tandis qu’un sorte de péniche traverse le fleuve derrière elles.Ponts Asnieres Clichy Retour

1 Le train sur le pont

30 août 2013

Le thème du train sur le pont a été popularisé par les impressionnistes, Monet  tout particulièrement. Au début sujet à part entière, il est devenu au fil de la banalisation des transports ferroviaires un élément décoratif, entretenant quelquefois un rapport avec d’autres éléments de la composition.

Train dans la campagne

Monet, 1870, Musée d’Orsay, Paris

MonetTrain a la campagne 1870

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L’apparition inaugurale d’un train dans une toile de Monet est subreptice : le talus de la voie ferré est dissimulé derrière une haie d’arbres, la locomotive est invisible, la fumée est discrète et se confond presque avec les nuages.

Pour cette première tentative de mixage entre l’industriel et le naturel, pas de complication : le train va de gauche à droite, dans le sens naturel de la lecture. Et les wagons épousent la limite entre les frondaisons et le ciel, sans pertuber l’ensemble de la composition.

D’ailleurs les deux mondes, la campagne et le train, ne communiquent pas : dans le pré, les bourgeois vêtus de blanc tournent le dos aux passagers du train, réduits à des ombres chinoises.

Le pont de Chatou

Monet, 1875, Museo Nacional de Bellas Artes , Buenos Aires

Claude_Monet_Le_Pont_de_Chatou_1875

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Le père de tous les trains sur les ponts semble bien être ce tableau de Monet, qui représente le pont de Chatou, vu depuis l’île du Chiard.

Maintenant, Monet n’élude plus l’interaction des deux mondes : il la traite frontalement. L’arche unique d’acier surplombe une mer végétale dont les vagues viennent se briser sur les piles. Les segments parallèles des poteaux matérialisent  la victoire du dénombrable et de la ligne droite, sur l’innombrable et le tourbillonnant.

La merveille de l’industrie humaine couronne, tel un arc-en ciel d’acier, l’énergie prolifique de la nature.

La Seine à Asnières dit La yole

Renoir, vers 1879, The Trustees of the National Gallery,Londres

Renoir La Seine a Asnieres 1879

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Cette toile ne n’a probablement été peinte à Asnières comme le suggère son titre traditionnel, mais à Chatou, sous l’influence directe de Monet.

Le train va de gauche à droite. Il apparait à une place à la fois centrale (à l’aplomb des deux navigatrices)  et marginale (à la limite supérieure du tableau). Sa cheminée noire et fumante s’oppose aux deux cheminées blanches et éteintes de la maison. La locomotive, bête mécanique puissante et polluante, introduit un symbolisme ironique au mitan du chaste dialogue entre la rameuse et la liseuse.

Le chemin de fer – rapide, moderne, métallique,  noir et blanc,   contraste avec le monde paisible du chemin d’eau et du chemin de terre –  lents,  immuables, naturels, colorés.

Comme une entrée tonitruante de cuivres et de tambours au milieu d’un mouvement de violons.

Vendredi Saint en Castille.

Darío de  Regoyos y Valdés, 1904, Museo Bellas Artes de Bilbao

PontFer_Regoyos_Viernes Santo en Castilla

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Bien des années après Renoir, un autre peintre impressionniste acclimatera le thème des deux mondes disjoints au cas particulier de l’Espagne.

Nous ne sommes plus un dimanche, mais un Vendredi Saint : une procession  passe sous le pont en même temps que le train. Ici, plus d’opposition entre blanc et noir, entre loisir et travail, entre parcours libre et parcours  rectiligne : les pénitents noirs dans leur ravin, comme les wagons noirs sur la voie ferrée, sont soumis au même déterminisme linéaire.

En tête de la procession, la statue du saint avec son auréole apparaît comme l’équivalent visuel de la locomotive avec son phare. Et les flammes des cierges, petites mais nombreuses, sont à mettre en balance avec la cheminée fumante. Le monde de la tradition et celui de la modernité sont ici comparés, plutôt qu’affrontés : petites énergies, nombre et lenteur d’une part ; énergie concentrée, masse et vitesse d’autre part.

Le tableau ne choisit pas entre ces deux destinées noires, en ce jour le plus triste de l’année. Il ne dit pas que l’un des deux mondes s’efface au moment où l’autre apparaît : les deux trains progressent dans le même sens, vers la droite, donc vers le futur : mais à des rythmes différents.

 

Le Printemps

Spilliaert, 1911, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles

spillaert « Printemps », 1911

Les trois chemins

Nous retrouvons les trois chemins de Renoir : le chemin de fer, le chemin d’eau et et le chemin de terre, mais les proportions  ont changé :

  • le chemin de fer occupe toute la largeur du tableau : depuis le panache de fumée noire  jusqu’au parallélépipède du pont ferroviaire ;
  • le chemin d’eau est réduit à une mince bande, sur laquelle n’est visible que le reflet du panache ;
  • le chemin de terre est également réduit à une mince bande, sur laquelle progressent à gauche un enfant en capuche, à droite un garçonnet.

Une composition cloisonnée

A ces couloirs intermédiaires il faut ajouter deux plages extrêmes : le ciel blanc et la terre verte.spillaert « Printemps » 1911 mouvements

Par son cloisonnement et par sa dynamique, la composition est  assez proche de celle d’Emile Bernard pour les Ponts d’Asnières (voir Des ponts d’Asnières au pont de Clichy)


Les mouvements simultanés

Dans le couloir « chemin de fer », le train est sur le point de s’engouffrer dans la cage d’acier du pont ferroviaire,  emmenant avec lui son panache  : d’où une puissante impression d‘aspiration, de la gauche vers la droite.

spillaert « Printemps », 1911 garconnet

Simultanément, le garçonnet, qui s’est retourné pour consulter  sa mère, a déjà la main posée sur la rambarde du pont piétonnier. Il n’a qu’une envie : s’y précipiter pour jouir de la sensation forte du train va passer juste au-dessus.


Sombre printemps

Par quelle antiphrase Spillaert a-t-il pu intituler « Printemps » ce tableau crépusculaire, empreint d’une angoisse diffuse ?

Il fait frais – une fillette est en pèlerine – mais pas trop : une des femmes est en fichu. Profitant de ce soir clément, deux mères sont allées promener trois enfants qui sont, comme on le sait, le printemps de l’humanité. Ils ont l’âge des sensations neuves : voir passer le train est un évènement  qui justifie la promenade tardive.

Le train qui va s’engouffrer en sifflant dans la cage sans fin du pont est à l’image du joueur de flûte, capable d’aspirer dans son sillage  tous les gars et toutes les filles du monde : d’ailleurs ne voit-on pas que la fillette en pèlerine est prise dans le reflet du panache comme dans la queue d’un serpent ?spillaert « Printemps », 1911 fillette

Le « printemps », c’est cet âge béni où l’on croit que le train de la vie mène forcément quelque part…

Porteuse de fruits

Dyalma Stultus, 1938

Dyalma Stultus Porteuse de fruits 1938

Cette oeuvre déconcertante pourrait être considérée comme un tableau de dégustation, dans lequel un artiste mineur a réuni, sans grand souci de cohérence, plusieurs thèmes qu’il a déjà traités : la petite paysanne tenant un fruit, la grande  portant un panier sur sa tête, qui fournit le prétexte d’un nu géométrique dans le style des années trente.  Avec, pour faire bon poids, un viaduc futuriste  à la Chirico, avec quarante ans de retard. Et un train purement théorique, réduit à une locomotive-suppositoire sans moyen de propulsion identitiable : ni vapeur, ni caténaire (il s’agit donc soit d’un oubli du peintre, soit d’un train électrique alimenté par un rail).

Pourtant, nous serions déçus qu’aucune logique  ne relie le train et les autres éléments de ce patchwork…


Les deux jeunes fillesDyalma Stultus Confidences 1932

Confidences, Dyalma Stultus, 1932

Ce tableau, antérieur de six ans, va nous livrer quelques uns des codes personnels de Stultus.

A la campagne, les jeunes filles portent des foulards. Même si leur domaine est la maison – voir à droite la fenêtre vide –  il n’est pas anormal qu’elles se retrouvent dans la rue pour se faire des confidences. Secrets de jeunes filles, matérialisés par le fruit vert que l’une des deux  frotte sur son ventre d’un air dubitatif, tandis que l’autre, plus délurée, en robe blanche lisérée de rouge, fixe le spectateur d’un air entendu.

Nous voici avertis : Stultus aime les formes géométriques et la symbolique consistante !


La jeune fille à la pêche

Munis de ces indications, nous nous étonnons moins de voir deux filles dans la rue, juste à côté de leur maison.Nous n’avons pas de mal à reconnaître dans celle qui soupèse la pêche, avec son foulard sur la tête, le personnage de la jeune vierge travaillée par des intentions.


La porteuse de fruits

Celle-ci est nue, mais surtout, nous fait remarquer Stultus, elle a abandonné sur le bord de la fenêtre son chaste foulard, ainsi que le tore tressé qui permet de caler les fardeaux. A cela nous comprenons premièrement qu’elle n’est plus vierge, deuxièmement que les fardeaux qu’elle va porter maintenant ne sont plus physiques, mais métaphoriques. Effectivement,  la corbeille qu’elle met en évidence sur sa tête rappelle le triangle de son ventre, et voici que nous reconnaissons, non plus une paysanne saisie en pleine rue par une envie de strip-tease, mais le symbole même de la Fertilité.Dyalma Stultus Porteuse de fruits 1938 arcs

Ceci posé, passons au pont…


Le pont dans la tête

Les sourcils demi-circulaires de la Fertilité épousent la forme des deux arches. Et la pente de la voie ferrée passe par un point situé entre ses deux yeux.

Faisons l’hypothèse que le train va, comme d’habitude, de gauche à droite :  c’est donc un train qui vient de lui sortir de la tête, autrement dit non pas un train réel, mais une idée de train pensée par une  femme-symbole.

Et que fait ce train ? Il gravit une pente raide : car l’oblique du viaduc n’est pas un effet de la perspective.

En 1938, l’Empire Italien est fier que ses filles engendrent des ingénieurs, des alpinistes, et des conducteurs de trains à crémaillère capables d’atteindre les sommets.