4 Une forêt de symboles

21 avril 2014

La forêt constitue un no-mans-land entre la Judée cruelle et l’Egypte païenne. Elle est vide de toute présence animée, excepté le chasseur qui rode à la lisière. Est-elle pour autant vide de sens ?

L’analyse symbolique des plantes est souvent une auberge espagnole où, au milieu d’un brouhaha de conversations simultanées et d’interpellations contradictoires, on finit par ne retenir que ce que l’on souhaitait entendre.

Cependant, dans ce tableau-ci, pour une fois, il semble que la flore ait été choisie avec soin, pour tenir à l’observateur attentif un discours bien articulé.

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La plante de Joseph

Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Foret_Bouillon_BlancA l’extrême gauche du tableau se trouve une tige fleurie de bouillon-blanc. Cette tige unique, qui pointe en direction de Joseph, pourrait être une sorte de signature visuelle évoquant l’épisode du bâton fleuri (c’est suite à ce miracle que Joseph fut désigné parmi les prétendants). Notons que le bouillon-blanc se nomme d’ailleurs aaron’s rod, bâton d’Aaron, en référence à un autre épisode similaire de l’Ancien Testament. Ainsi, le tableau nous montrerait  Joseph encadré par les deux bâtons de sa biographie : celui du prétendant et celui de pèlerin.

Manière aussi de souligner que, métaphoriquement,

Joseph est le bâton de Marie.



Les plantes de Marie

Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Foret_Fleurs_Source

Sur l’autre bord du tableau, les plantes regroupées autour de la source semblent se rattacher plutôt au symbolisme marial :  le rosier blanc à droite (rose sans épine), les roseaux et la plantain à gauche (humilité).   Les ronces du premier plan seraient un symbole de virginité (protection contre les intrus). Quant à l’iris, à cause  sa feuille en forme de lame, et de sa fleur en forme de poignée de sabre, il préfigure les douleurs de la Passion qui transperceront le coeur de la Mater Dolorosa – comme on le voit dans le  bouquet symbolique placé au premier plan du trptyique Portinari.

Hugo_van_der_Goes_-_Triptyque_Portinari_irisTryptique Portinari, Hugo van der Goes


Les plantes  de Jésus

Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Foret_Fleurs_Jesus
Les plantes situées sous le pommier, à gauche de Marie, sont plutôt des symboles christiques :  dans ce nouveau contexte, les ronces feraient cette fois référence à la couronne d’épines.  Le fraisier est souvent associé à la Passion (à cause de la couleur rouge sang de ses fruits).  Remarquons qu’ici, il porte seulement trois fleurs blanches, comme pour signifier qu’au temps de l’enfance de Jésus, les futures blessures de la Passion (les trois clous) sont déjà en projet, en blanc.

Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Foret_Lierre_VigneLa jeune vigne

Autour du tronc du pommier s’élève une vigne sans grappe, autrement dit une vigne dans sa première année. Là encore, le symbole est cohérent avec l’enfance de Jésus : le vin de la Passion est à venir.

Le pommier

Le grand pommier,  isolé auprès de Marie sur le promontoire, ne peut manquer d’évoquer l’arbre du Paradis, très original dans le contexte d’une Fuite en Egypte.

Le lierre

Dans le lierre au bas du tronc, on a vu un symbole de Jésus sur sa croix,  ou bien de l’éternité (feuillage toujours vert). Compte-tenu de ce que l’arbre est un pommier, il serait plus pertinent d’y lire une image du serpent de la Genèse, condamné en punition à ramper au ras du sol.

Car la grosse tige qui part du bas et s’enroule autour de l’arbre est celle de la vigne. Les tiges du lierre, plus fines, ne réussissent pas à la rattraper ni à l’empêcher de grandir. Ainsi les feuilles de lierre ne sont nulle part en contact avec les feuilles de vigne. Ce qui, si la vigne représente l’enfant Jésus, signifie littéralement que celui-ci n’est pas touché par le péché originel.


Les plantes sont regroupées avec logique :

  • celle qui représente Joseph à gauche,
  • celles qui symbolisent Marie à droite, autour de la source ;
  • et celles qui évoquent Jésus et le péché originel, autour du pommier.


L’Arbre revivifié ?

Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Foret_Arbre-double

Le pommier, complété par le lierre et la jeune vigne, constitue une structure symbolique complexe. De plus, on peut remarquer qu’il possède deux branches : à droite une branche cassée ou morte, à gauche une branche chargée de nombreux fruits. Selon Falkenburg, le pommier rappellerait que l’arrivée du Christ sur Terre déclenche une fructification nouvelle de l’arbre du Paradis (l’arbre du Bien et du Mal, légende rapportée notamment dans la Divine Comédie de Dante).

Cependant, cette interprétation cadre mal avec la logique interne du panneau : n’est-il pas étrange que la branche stérile se trouve justement au-dessus de Marie et Jésus, et la branche fructueuse au-dessus de l’Egypte ?  De plus, si la vigne représente l’Enfant Jésus, pourquoi s’enroule-t-elle du côté de la branche sans fruit ? Est-ce pour signifier que, désormais, la vigne de l’Eucharistie va remplacer la pomme du Péché ?

Pour éclaircir ces difficultés symboliques, nous invoquerons l’hypothèse du « palmier caché ».



Un palmier de substitution

La légende de la Fuite en Egypte raconte, outre le miracle des blés et celui de la destruction des idoles, un troisième miracle très souvent représenté, celui du palmier qui s’incline (voir Les anges dans le palmier).

« Marie, souffrant de la fatigue, de la faim et de la soif, s’était assise à l’ombre de cet arbre. Mais il était trop haut pour que Joseph puisse atteindre les fruits, aussi le petit Jésus dit : « Arbre, penche-toi et rafraîchis ma mère de tes fruits. » A ces mots, le palmier s’inclina jusqu’aux pieds de Marie et ils cueillirent ses fruits, et tous se rafraîchirent. »

Dans un tableau aussi élaboré, véritable florilège iconographique de la Fuite en Egypte, Patinir aurait-il pu se dispenser de faire figurer, au moins de manière allusive, ce très populaire miracle ? On comprend que son réalisme lui interdise de planter un palmier au beau milieu d’une forêt flamande. Mais le pommier, à une place aussi éminente, avec ses fruits très hauts, hors de portée de main, ne pouvait manquer d’évoquer, aux yeux du spectateur cultivé, cette anecdote bien connue.

Nous voici embarqués dans une collision de symboles : si les pommes sont trop hautes, c’est justement parce que ce sont les pommes du Péché Originel, et qu’il n’est pas question que Marie les saisisse. Ce pommier-là est un anti-palmier, il ne doit surtout pas s’incliner. Seuls peuvent s’y aventurer le serpent-lierre et la jeune vigne-Jésus.

Le châtaignier

A demi caché derrière le pommier se trouve un châtaignier. Il ne se voit pas au premier coup d’oeil : il faut remarquer, dans le feuillage, les nombreuses bogues en train de s’entrouvrir. L’une d’entre-elles d’ailleurs est déjà tombée sur l’herbe et s’est fracturée, révélant son contenu.
Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Foret_Bogues

La position du châtaignier, au second plan, juste entre le pommier et Marie, ne peut manquer de nous intriguer : c’est d’ailleurs, avec le pommier, le seul arbre bien caractérisé du tableau.

Si les pommes font allusion au péché d’Eve, les châtaignes sont à l’image de Marie : les unes s’offrent de manière ostentatoire, les autres dissimulent leur modestie derrière leurs piquants. D’ailleurs, selon une étymologie fantaisiste, le mot latin pour châtaigne, castanea, se comprenait  comme casta nea, la chaste Nea, du nom d’une nymphe pourchassée par Zeus, qui aurait préféré se tuer plutôt que de perdre sa vertu.

En opposant visuellement le fruit « défendu » au fruit « protégé », Patinir crée ici une iconographie originale pour les deux mères de l’humanité, et illustre d’une manière nouvelle le parallèle EVA / AVE.


L’arbre double

Remplacer le palmier exotique par deux arbres septentrionaux est bien plus qu’une pirouette d’artiste face à une difficulté iconographique. Car la branche cassée du pommier a bien sa raison d’être : établir une continuité visuelle entre les  deux frondaisons. L’arbre inventé par Patinir résoud magistralement une sorte d’équation symbolique : il est simultanément un pommier ET un châtaignier.

Une fois acceptée cette lecture, la symbolique perd toute ambiguïté. L’arbre à double frondaison représente  l’Humanité : la partie qui porte les pommes, côté Egypte, représente les hommes encore soumis au péché originel ; la partie droite, au dessus de Marie et de l’enfant, symbolise les  hommes rachetés : ils seront, comme des châtaignes dans leur bogue, protégés contre la tentation.


L’arbre-double propose d’autres pistes de méditation : par son côté pommier, il est un arbre domestique qui se serait  fourvoyé dans les bois, dégénéré et rendu impropre à la consommation ; par son côté châtaignier, il est un arbre connu pour être impossible à domestiquer, mais qui offre néanmoins une nourriture abondante et facile.

Ici l’arbre domestique dévoyé tend la branche au bon arbre sauvage.


L’arbre-double est bien l’équivalent du palmier de la légende, mais c’est un palmier qui n’a pas à s’incliner pour offrir ses fruits : les pommes contaminées doivent rester en haut, où leur arrogance les a portées ; les modestes châtaignes, au contraire, tombent naturellement sur la pelouse, et leur chute les fait s’ouvrir.

En forçant un peu la métaphore, on pourrait voir dans la chute des fruits une image de l’enfantement : les hommes du Péché universel naissent en se blessant sur le roc, les hommes de la Rédemption, protégés des conséquences de la Chute par leur solide carapace, naissent intacts.


Une anti-Genèse

Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Foret_Fleurs_ZonesPolluee_ViergeLe promontoire rocheux nous apparaît maintenant comme un espace irradié par le Sacré, sur lequel ne peuvent pousser que de la mousse, un pommier métaphorique et des plantes symboliques :  il marque, physiquement, l’emplacement du Paradis Perdu. Dans ce contexte, les épines des ronces qui bornent le bord inférieur du tableau, plutôt que des symboles de la Passion de Jésus et de la Virginité de Marie, font écho très précisément à la malédiction jetée par Dieu à Adam :

Il dit à l’homme:  » Parce que tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé de l’arbre au sujet duquel je t’avais donné cet ordre: Tu n’en mangeras pas, le sol est maudit à cause de toi. C’est par un travail pénible que tu en tireras , ta nourriture, tous les jours de ta vie; il te produira des épines et des chardons, et tu mangeras l’herbe des champs. C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes à la terre, parce que c’est d’elle que tu as été pris; car tu es poussière et tu retourneras en poussière. » Genèse 3,17


Ainsi, sur le point de pénétrer dans l’Egypte fertile, les fugitifs font halte dans les vestiges du jardin d’Eden :

l’exil de la Sainte Famille  rejoue, dans l’autre sens, l’exil d’Adam et Eve.


La forêt vierge

En contraste, la forêt de châtaigniers derrière le promontoire est le lieu de la multiplicité, de l’indifférencié, de tous les possibles. C’est une forêt vierge, et c’est la forêt de la Vierge : seul l’arbre le plus près de celle-ci commence à porter des bogues, et parmi toutes ces bogues, une seule s’est déjà détachée. Cette bogue unique qui vient de tomber sur le sol, de manière synchrone avec la chute des  idoles, est le symbole de l’humanité régénérée. Remarquons qu’elle contenait exactement trois châtaignesMarie, Joseph et Jésus forment la première des familles chrétiennes.

Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Foret_Bogues_chataignes

Ainsi l’arbre à double frondaison et double tronc établit-il un pont entre les deux espaces, roc maudit et sous-bois virginal :

  • le tronc du pommier s’enracine dans le monde rocailleux de la Chute,
  • le tronc du châtaignier dans le sol fertile de la Rédemption.

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5 La Saison des Blés

21 avril 2014

A notre époque technique, l’épisode des blés semble sans doute moins édifiant, moins prodigieux que dans la civilisation paysanne des spectateurs de Patinir :  cette germination express devait leur apparaître réellement révolutionnaire, comme un miracle non seulement de l’accélération végétale, mais aussi de l’abolition du labeur.

Dans ce court chapitre, nous répondrons à une seule question,  simple en apparence, mais à la réflexion redoutable : quelle est la saison des blés ?

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Les saisons des Livres d’Heures1510_Grimani_Breviary_-_The_Month_of_October_-_WGA15784

Le mois d’Octobre
Bréviaire Grimani, 1510

Les semailles sont un classique des Livres d’Heures, pour illustrer le mois d’Octobre. C’est le mois, avec celui de Novembre, où on sème le blé d’hiver, qui a besoin des gelées pour germer (phénomène de la vernalisation).  Neuf mois exactement, autrement dit une gestation, séparent l’ensemencement des blés d’hiver et leur récolte.

Notons qu’il existe également des blés de printemps, qui se sèment après les gelées et se récoltent également en été. Au Moyen-Age, dans la technique de l’assollement triennal, on faisait alterner sur la même parcelle blé de printemps, blé d’hiver et jachère.


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Le mois de Juillet
Bréviaire Grimani, 1510


En fin de cycle, les moissons sont également une scène incontournable des Livres d’Heures, pour illustrer le mois de Juillet.


Représenter le miracle des Blés consiste à montrer simultanément

le temps des Semailles  et le temps de la Moisson.

Ces tableaux devaient donc aux yeux des spectateurs de l’époque, produire un puissant effet de hiatus, comme si deux pages éloignées d’un Livre d’Heures s’étaient retrouvées accolées.


Le miracle des Blés (version Berlin)

Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Saisons_Berlin_Cheminees
Dans la Fuite en Egypte de Berlin, Patinir a représenté le miracle de manière pratiquement similaire au panneau du Prado : le village et le champ de blés se touvent en contrebas à droite. Un détail cependant diffère :  pas de cigogne, et  les cheminées du village fument, ce qui montre que le massacre et le miracle ont lieu en saison froide. Comme la végétation est repartie, nous ne sommes pas en Hiver, mais au Printemps.


Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Saisons_Miracle_Printemps

La logique du miracle repose sur la confusion entre semailles d’automne et semailles de printemps. Lorsque le paysan parle du « temps des semailles » , il n’a pas besoin de mentir puisqu’il parle de celles en cours. Mais les soldats, obnubilés par le blé,   comprennent qu’il s’agit de celles de l’automne précédent, et  ne remarquent  le champ nu à côté du champ de blé, préparé justement pour les semailles de printemps. Pas plus qu’ils  ne s’étonnent de voir des blés aussi haut, alors  que l’accélération surnaturelle de la pousse est justement le meilleur indice du passage du nouveau Messie.

Situer le miracle des blés au Printemps, c’est prendre parti pour la finesse paysanne, contre l’imbecillité  militaire.


Le miracle des Blés (version Minneapolis)Patinir Repos_fuite_Egypte_1518-24_The Mineapolis Institute of Arts

Repos pendant la fuite en Egypte
Patinir, Minneapolis Institute of Arts

Dans les champs en pleine terre sont montrées la charrue et la herse, pour insister doublement sur les semailles en cours. Les soldats ont les pieds dans la glaise,  pourtant ils ne voient que le champ de blé, pas les travaux qui se déroulent  dans leur dos.

Marie, à très peu de distance, est dans leur champ de vision, mais cachée derrière un rocher. La scène est clairement comique : les soldats ne regardent pas où il faut, leur balourdise est soulignée par la lourde armure du capitaine.


Le miracle des Blés (version Genève)

Patinir_Repos_fuite_Egypte_1518-20_jean Bonna

Dans le champ de terre nue, à gauche du champ de blé, est figurée cette fois l’opération complète : labourage, hersage, semailles. Là encore, les soldats ne remarquent rien de ce remue-ménage. Marie n’a  pas besoin de se dissimuler, la colline où elle est assise est située nettement plus loin des soldats.


Ces trois  versions se bornent à exploiter le ressort comique du miracle, basé à la fois sur la proximité spatiale et sur l’éloignement mental :

ce qui est surnaturel ici n’est pas tant la pousse accélérée du blé que  l’imbécillité des soldats.

En revanche, la version du Prado, beaucoup plus ambitieuse, va exploiter d’une autre manière  le paradoxe temporel qui git au sein du miracle des Blés.


Patinir-_Fuite_Egypte_Prado_Droite


La saison de la forêt

Dans Une Forêt de Symboles, nous avons herborisé parmi les plantes du panneau, certes symboliques, mais aussi peintes de manière très réaliste. Pouvons-nous en tirer des indications sur la date de la scène ?

  • En ce qui concerne les  fruits, les pommes se récoltent de septembre à décembre. Pour les châtaignes, nous sommes au tout début de la saison (une seule est déjà tombée), donc en Octobre.
  • Pour les fleurs, le bouillon-blanc fleurit de juillet à décembre. Quant aux fraises, au rosier et à l’iris, elles peuvent fleurir jusqu’en Octobre, pourvu que ce soient des variétés remontantes.
  • Enfin, la vigne, même une vigne de un an qui ne porte pas encore de grappes, voit ses feuilles rougir et tomber en Novembre.

DB-f11v-d2lnovember

Détail de la miniature « Novembre », Riches Heures du duc de Berry

C’est en ce même mois qu’on commence à voir les arbres roussir. Le témoignage des fruits, des fleurs et des arbres est cohérent, et conforté encore par la présence du chasseur :

la scène centrale du tableau ne peut se passer qu’en Octobre,

la saison de la forêt est l’Automne.


La saison de la ferme

Les semailles peuvent être tout aussi bien celles de  printemps ou que celles d’automne.

Et la truie qui vaque suivie de ses porcelets entretient la même ambiguïté : les truies ont deux portées par an, au printemps et en automne.


La saison du village

Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Saisons_soldats
Les cigognes revenant à partir de mi-mars et repartant en aoùt/septembre, le Massacre dans le village peut avoir lieu entre le Printemps et l’Eté, mais en aucun cas en Automne : la minuscule cigogne suffit à créer une discordance temporelle entre la Forêt et le Village.

Et impossible de la passer sous silence , du fait de sa portée symbolique dans un tableau dédié à la Migration   :

  • de même que la cigogne  se réfugie au Sud pour fuir la saison froide et les famines,
  • de même la Sainte Famille s’est mise en route vers l’Egypte pour échapper aux massacres d’Hiver.


De plus, les cheminées qui ne fument pas, le paysan qui porte un chapeau pour se protéger du grand soleil concourent à éliminer le Printemps :

le Massacre et le Miracle des Blés ont lieu en Eté, la saison  justement…

où la pousse des blés n’a plus rien d’extraordinaire !


Une moisson exceptionnelle ?

Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Saisons_Prado_Bleuets

Le caractère miraculeux réside-t-il dans la hauteur spectaculaire des épis (celle d’un homme) ? Ou dans leur croissance ultra-rapide, comme le suggèrent  les bleuets et coquelicots engloutis à leur base ?
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Il n’en est rien: on remarque ces fleurs, et des épis de taille humaine, dans de nombreuses images de la moisson.

 Heuses a l'usage de Rouen


Le rempart des blés ?

Le miracle consiste-t-il  en ce que les blés dissimulent la Sainte Famille  aux soldats ?

La partie du champ derrière l’enfant se trouve en avancée par rapport au front de taille où son père est à l’oeuvre. Cette indentation pourrait avoir pour but de masquer aux soldats qui déboulent hors du champ de blé la scène des semailles, qui se déroule juste derrière.

Cependant, l’écran fourni par les blés est une protection illusoire : d’où il est placé, le capitaine pourrait, simplement en tournant la tête, voir d’un côté les semailles, de l’autre côté l’âne qui paît tranquillement et Marie assise sur sa butte.


Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Saisons_Minneapolis_Bles

De plus, la version de Minneapolis explique  l’indentation dans les blés :  elle sert à  matérialiser l’avancement de la moisson, les épis alignés par terre  correspondent exactement à la partie en retrait.

Le cran dans le champ de blés n’est pas un écran, le miracle n’est pas la pousse des blés ni l’imbecillité des soldats, qui sont ici parfaitement rationnelsrien d’étonnant à voir des blés mûrs en plein Juillet.


Un casse-tête pour les spectateursPatinir_Fuite_Egypte_Prado_Saisons_Synthese

Les spectateurs du tableau, en revanche,  sont mis à rude épreuve, tant la double temporalité qui leur est proposée est choquante :

juxtaposer les semailles et la moisson, c’est faire coïncider le début et la fin, confondre la cause et l’effet.

Faut-il comprendre que le bouleversement de l’ordre du monde est général, dans ce royaume cul-par dessus tête où la mort des enfants précède celle des pères ?


Le miracle des Blés en Automne

Repartons de ce qui est certain : la forêt est en automne, la ferme peut être en automne, il n’y a donc que la scène du champ de blé et du village qui se situe dans une discontinuité temporelle. Prenons donc l’hypothèse que le temps du miracle est celui des semailles d’Automne.Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Saisons_Miracle_Automne

Dans l’histoire de l’Enfant Jésus, deux dates sont précisées : la conception (le 25 mars) et la naissance neuf mois plus tard (25 décembre).

Il se trouve que les deux saisons que montre la Fuite en Egypte de Madrid (l’Eté et l’Automne) viennent compléter les temps forts de l’année chrétienne que sont le Printemps et l’Hiver. L’histoire secrète de la Sainte Famille  tombe ici juste dans les mortes-saisons de l’histoire officielle.

De plus, les neuf mois du blé d’hiver sont mis en parallèle avec les neuf mois de la gestation de Marie, auxquels succèdent les neuf mois de la Fuite en Egypte.


Semeurs et moissonneurs

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Remarquons que Patinir s’est plu à accentuer la symétrie des deux scènes :  le semeur et son fils, vus de face, font pendant au moissonneur et son fils, vus de dos. Et les habits du moissonneur (pantalon bleu, chemise blanche) inversent ceux du semeur (pantalon blanc, chemise bleue).

Et si c’étaient les mêmes personnes, mais  représentées à deux moments différents ?


Le paradoxe temporel

Le panneau du Prado est le seul qui souligne que la saison de la forêt n’est pas celle des moissons.

La seule conclusion logique est que les deux scènes sont déconnectées : la frontière des blés ne marque pas un cloisonnement dans l’espace, mais une discontinuité dans le temps. La Sainte Famille est en exil non seulement dans un pays différent, mais aussi dans une temporalité différente : ce pourquoi les soldats d’Hérode ne risquent pas de la voir.

Ainsi le panneau nous amène, par un raisonnement logique, à une conclusion irrationnelle : la puissance divine est si grande que les occupants de la partie droite, soldats, moissonneurs, villageois, massacreurs, et même la cigogne, ont été projetés de neuf mois dans le futur jusqu’à l’été suivant, par rapport au présent automnal de la forêt.

Ce  miracle-ci est bien plus fort  que le miracle naïf montré dans les autres tableaux, qui se limitait à accélérer la pousse du blé, et reposait sur l’imbécillité exceptionnelle des soldats. Ici, ils n’ont pas besoin d’être idiots, et les paysans n’ont toujours pas besoin de mentir : l’enfant moissonneur se souvient réellement d’avoir vu passer les voyageurs au temps des semailles d’automne.

Simplement, neuf mois dans le monde de droite ont été déroulés en accéléré, l’espace d’une nuit dans le monde du centre : la Fuite dans le Futur du peuple d’Hérode venge la Fuite en Egypte de la Sainte Famille [1].

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Notes :
[1] L’Evangile de Matthieu ne précise pas combien de temps a duré le voyage, et ne permet donc pas de départager les deux saisons possibles pour le Miracle des Blés : Printemps ou Automne. Pour une analyse plus précise de ce texte très intéressant, voir « Le temps des Innocents« .

– Le temps des Innocents

21 avril 2014

Un seul texte du Nouveau Testament  parle du Massacre des Innocents et de la Fuite  en Egypte : l’Evangile de Matthieu. 

Deux épisodes qui  ne peuvent être compris que par référence à deux événements similaires, rapportés par l’Ancien Testament.

Les Mages sont envoyés par Hérode

« Alors Hérode, ayant fait venir secrètement les mages, s’enquit avec soin auprès d’eux du temps où l’étoile était apparue. Et il les envoya à Bethléem en disant:  » Allez, informez-vous exactement au sujet de l’enfant, et lorsque vous l’aurez trouvé, faites-le-moi savoir, afin que moi aussi j’aille l’adorer.  » Matthieu, 2, 7

Ainsi, lorsque les Mages arrivent chez Hérode, l’étoile est apparue depuis un certain temps (que Matthieu ne précise pas à ce stade)  : assez long sans doute, compte-tenu du temps nécessaire pour le voyage depuis l’Orient.

Les Mages trahissent Hérode

Hérode cherche à duper les Mages, en prétendant qu’il désire adorer le nouveau Roi des Juifs, alors qu’il ne cherche qu’à éliminer cette concurrence. Aussi, après s’être rendus à Bethléem pour trouver Jésus et lui rendre hommage, les Rois étrangers se gardent bien de retourner chez Hérode, et repartent directement dans leur pays :

« Alors Hérode, se voyant joué par les mages, entra dans une grande fureur et envoya tuer, dans Bethléem et tout son territoire, tous les enfants jusqu’à deux ans, d’après l’époque qu’il s’était fait préciser par les mages. » Matthieu, 2, 16


La date du Massacre

Hérode connaissait l’endroit de la naissance annoncée, mais ne savait pas  quand elle avait déjà eu lieu. Le fait de ne pas voir revenir les Mages lui prouve, a contrario, qu’ils ont bien trouvé l’enfant. La date du massacre dépend donc du temps de réaction d’Hérode avant de dépêcher ses soldats.

La date traditionnelle du 28 décembre pour la fête des Saints Innocents est trop près de la Naissance, à Noël, même si Jérusalem n’est pas loin de Bethléem. D’ailleurs, l’Epiphanie qui commémore la présentation de Jésus aux Mages (donc plusieurs jours avant le massacre) se fête après le 1er janvier (le premier dimanche qui suit).  Le texte ne permet donc pas de fixer une date précise pour le début de la Fuite : sans doute quelques semaines après la naissance, puisqu’Hérode prend soin d’étendre la mesure à tout le territoire, preuve qu’il pensait que les fugitifs avaient eu le temps de s’éloigner de Bethléem.


Un massacre rationnel

C’est donc  parce que les Mages ont fui  qu’Hérode en est réduit à des mesures d’exception, seule solution qui lui reste désormais pour éliminer son rival inconnu. Il ne se conduit donc pas en tyran aveugle, mais  un dirigeant rationnel qui, trahi par ses ambassadeurs  et faute de pouvoir régler le problème individuellement,  n’a d’autre solution que de déclencher une violence de masse.

D’ailleurs, il ne s’agit pas d’une déchaînement aveugle  : comme tout bon gestionnaire, il économise ses troupes et leur fixe un objectif  ciblé  : éliminer uniquement les enfants de moins de deux ans ( ce qui montre que l’étoile était apparue deux ans auparavant). [1]


L’annonce à Joseph

« Après leur départ (des rois mages), voici qu’un ange du seigneur apparut en songe à Joseph et lui dit : « Prends l’enfant et sa mère, fuis en Egypte et restes-y jusqu’à ce que je t’avertisse ; car Hérode va rechercher l’enfant pour le faire périr ». Et lui se leva, prit l’enfant et sa mère et se retira en Egypte, et il y resta jusqu’à la mort d’Hérode, afin que s’accomplit ce qu’avait dit le Seigneur par le prophète : D’Egypte j’ai rappelé mon fils. » Matthieu, 2, 13

Le texte, passablement complexe, expose donc deux causalités parallèles  [2] :

  • une humaine, côté Hérode : la fuite des Mages déclenche le Massacre, à une date indéterminée ;
  • une divine : dès le départ des Mages, Dieu anticipe la réaction d’Hérode, et envoie l’Ange qui  déclenche la fuite de la Sainte Famille.

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La date de La Fuite

La tradition iconographique la plus pertinente d’un point de vue textuel situe  le massacre, et donc le début de la Fuite,  en Hiver : Brueghel, quelques décennies après Patinir, tirera partie de la neige pour en accentuer l’effet dramatique.

Quant à la date de l’arrivée en Egypte, le texte n’en dit rien : on a donc le choix pour le voyage entre une durée de trois mois – qui situe le Miracle des Blés au Printemps, et une durée de neuf mois, qui le retarde jusqu’à l’Automne.

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Un précédent inversé : L’Exode

On a toujours vu dans le récit de Mathieu une réminiscence de l’Exode, un des épisodes les plus frappants et les plus dramatiques de l’Ancien Testament,  : là encore, il s’agit d’un massacre de nouveaux-nés, annoncé en pleine nuit, et qui déclenche un départ précipité  :

« A minuit, le Seigneur frappa tout premier-né au pays d’Égypte, du premier-né du Pharaon, qui devait s’asseoir sur son trône, au premier-né du captif dans la prison et à tout premier-né du bétail. Le Pharaon se leva cette nuit-là, et tous ses serviteurs et tous les Égyptiens, et il y eut un grand cri en Égypte car il ne se trouvait pas une maison sans un mort. Il appela de nuit Moïse et Aaron et dit:  » Levez-vous! Sortez du milieu de mon peuple, vous et les fils d’Israël. Allez et servez le Seigneur comme vous l’avez dit ». Exode 12,29

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Par rapport au récit de Mathieu, tout va ici dans l’autre sens : le Massacre déclenche l’Annonce à Moïse qui déclenche la fuite, laquelle va également dans l’autre sens : d‘Egypte vers Israël.

De manière significative, on retrouve dans cette histoire la même notion de violence ciblée (seulement le premier-né) mais également d’extension illimitée : le premier-né du pharaon Et le premier-né des captifs Et le premier-né du bétail sont frappés.


« Les eaux formant une muraille »

La suite de l’aventure est bien connue :

« Moïse étendit la main sur la mer. A l’approche du matin, la mer revint à sa place habituelle, tandis que les Égyptiens fuyaient à sa rencontre. Et le Seigneur se débarrassa des Égyptiens au milieu de la mer.  Les eaux revinrent et recouvrirent les chars et les cavaliers; de toutes les forces du Pharaon qui avaient pénétré dans la mer derrière Israël, il ne resta personne.  Mais les fils d’Israël avaient marché à pied sec au milieu de la mer, les eaux formant une muraille à leur droite et à leur gauche. » Exode 14,27

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Ainsi, pour les spectateur avisés, la partie droite du panneau de Patinir ne montre pas seulement le « Miracle des Blés » qui arrête les soldats d’Hérode : elle fait également allusion, avec l’image des soldats engloutis dans la mer des épis,  à l’épisode qui en est le pendant dans l’Ancien Testament  : la Traversée de la Mer Rouge.


En situant le Massacre des Innocents en Juillet, dans la même temporalité que le Miracle des Blés, Patinir souligne la proximité symbolique des deux scènes : il s’agit dans les deux cas d’une histoire de tromperie (Hérode voulant duper les mages mais dupé à son tour, soldats dupés par les blés) qui débouche sur une hécatombe : celle des bébés ou celle des épis. Aux corps mutilés des enfants font écho les épis sectionnés, les hommes en herbe tombent comme les blés.

De plus, par cette invention des épis gigantesques qui se referment sur la patrouille et protègent les fugitifs, Patinir prouve une nouvelle fois sa maîtrise de la superposition des symboles : sous la Mer de blé, la Mer Rouge.




Notes :
[1] Cette apparition de l’Etoile deux ans avant la Noël est peu compréhensible : aussi l’évangile apocryphe du Pseudo Matthieu (XVI, 1) décale carrément l’épisode des Mages, et donc la Fuite en Egypte, deux ans après la Naissance du Christ. Simplification vouée à l’insuccès, puisqu’elle interdirait la très populaire représentation des Rois agenouillés dans la paille au même titre que l’âne et le boeuf.
[2] Causalité que le Pseudo Matthieu (XVII, 2) cherche également à simplifier, en reliant le départ et la massacre : « Mais, la veille de ce massacre, Joseph fut averti par un ange du Seigneur: « Prends Marie et l’enfant et, par la route du désert, rends-toi en Egypte.« 

6 La statue et la source

21 avril 2014

La chute des idoles a lieu à deux endroits éloignés dans l’espace, mais proches dans le temps : les statues du temple sont en train de tomber ; celle de la boule a dû tomber il y a un certain temps, à l’approche de la Sainte Famille.

Tandis que le Miracle des Blés était un miracle temporel, le Miracle des Idoles est un miracle spatial, qui suppose une action à distance.

Article précédent : 5 La Saison des Blés

En aparté : – Le temps des Innocents


Des dieux en armes

Vus par Patinir, les Dieux Egyptiens sont des dieux en armes, inspirés des Dieux de l’Antiquité classique : on les sculpte en haut des temples pour protéger la cité, ou bien on les fait figurer sur des bornes-frontières, comme celle devant laquelle un soldat est en train de se prosterner dans La Fuite en Egypte ci-dessous.

CANCM_4032La Vierge et l’Enfant dans un paysage imaginaire
Attribué à Bernaert van Orley, Canterbury, City Museums


Trois remparts aux regards

Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Chute_Alignement
Mettons-nous à la place du capitaine qui interroge le jeune paysan, et imaginons qu’il ait l’idée de diriger son regard en direction de la sphère : dans sa ligne de visée, il aurait très précisément l’Enfant Jésus. Bien sûr, il ne risque pas de le voir, car celui-ci est protégé par un triple rempart : la frontière surnaturelle des saisons (voir La Saison des Blés), la frontière géographique entre la Judée et l’Egypte, et enfin la frontière du manteau de Marie

Cet alignement n’est pas fortuit : nous, spectateurs du tableau, hommes du XVIème siècle ou du XXIème, nous voyons ce que le soldat d’Hérode est incapable de voir : que l’enfant sur la mère s’est substitué au soldat sur la sphère.

Le vrai Dieu a chassé le faux.


Instabilité des royaumes terrestres

Remarquons que le miracle ne fait qu’exploiter une fragilité inscrite dans la nature des choses : les statues sur le toit du temple, une légère secousse sismique en serait venue à bout. Quant à la statue sur la boule, elle est un symbole d’arrogance (je domine le monde), mais aussi d’instabilité (la boule roule).

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Dürer, La Grande Fortune, 1502

C’est le thème à la mode de la Fortune montée sur une sphère, illustrée notamment par le célèbre ami de Patinir, Dürer (depuis quelques années, tout le monde sait que la Terre est ronde).


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La Fuite en Egypte
Cornélis Metsys, La Maison d’Érasme, Anderlecht

Un autre ami de Patinir était Quentin Metsys, dont le fils beaucoup moins célèbre, Cornelis, a peint lui aussi, quelques années plus tard, une Fuite en Egypte. Ce tableau semble destinée à nous révéler ce que son aîné avait laissé allusif : on y voit Joseph jeter au passage un regard amusé sur un groupe sculpté : un globe, qui représente clairement le globe terrestre, sur lequel court un athlète dont le caractère païen est signalé par des cornes. En contrebas, le miracle des blés retient les soldats d’Hérode. Mais ni le coureur antique, ni le cavalier lancé au grand galop, ne sont de force à rattraper la Sainte Famille, cheminant au pas tranquille de son âne.


Dissolution des frontières

Les soldats du temple tombent vers l’avant, nous pouvons donc raisonnablement supposer que le soldat de la borne-frontière est lui-aussi tombé vers l’avant, c’est-à-dire dans le bassin. La surface ne montre aucune ride, preuve que la statue est tombée un bon moment auparavant. Le Dieu-soldat qui gardait la borne s’est englouti dans l’eau sans laisser nulle trace.

Littéralement, le miracle accomplit la dissolution des frontières

et proclame le caractère universel du message chrétien.


Le coupe-jarrets

Le Dieu-soldat a été sectionné aux jarrets : manoeuvre de manant, comme si le miracle avait pris la faucille des mains du moissonneur, pour rendre justice à sa place et venger les bébés massacrés.


Une révolution sur le globe

Le faux Dieu qui croyait régner sur la Terre a été englouti par l’eau, celui qui était en haut se retrouve au fond du trou. Le miracle met à bas l’ordre ancien, plus sûrement que si la sphère de pierre avait renversé ses pôles.


De l’ironie de l’âne

Selon le folklore, la marque noire en forme de croix sur l’échine de l’âne serait un remerciement divin pour son rôle lors de la fuite en Egypte. Peut être est-ce la raison pour laquelle Patinir l’a représenté de dos, afin de bien montrer cette ligne.
Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Chute_Ane

Mais, à proximité de la sphère, cette croupe animale barrée d’un équateur et d’un demi-méridien, prend valeur d’intermédiaire, entre le globe de pierre opaque des anciennes religions et le globe de cristal que tiendra le Christ en Majesté.


Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Chute_Joos Van Cleve Salvator Mundi
Salvator Mundi,
Joos van Cleve, vers 1512, Louvre, Paris

Il y a évidemment dans ce postérieur triomphant une forme d’ironie visuelle : cette Terre asinienne a pour centre un anus. Et la chute des idoles du clocher, au dessus des latrines, trouve son équivalent dans la chute de l’idôle dans la mare, à l’aplomb du chieur minuscule.
Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Chute_Chieurs


De la liberté de l’âne

Ainsi l’âne de la Sainte Famille, sans monture et sans attache, fournit une joyeuse allégorie de la liberté sur Terre : liberté de brouter et de montrer son postérieur aux puissances déboulonnées.

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Surtout si on le compare à son congénère encore sous le joug, le cheval qui, juste derrière, tire la herse sous le fouet.


Allusions

Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Chute_Brueghel_Icare
La chute d’Icare (détail)
1558, Brueghel, Musée Rouayx des Beaux Arts, Bruxelles

Une autre peintre aurait été tenté d’exploiter à grand renfort d’éclaboussures l’idée si originale de l’idole tombant dans le bassin ; du moins nous aurait-il montré une partie de la scène, comme Brueghel dans la Chute d’Icare. Mais Patinir n’insiste pas, il laisse seulement des indices.

Son tempérament répugne au spectaculaire : lorsqu’il est contraint de représenter une scène dramatique (la chute des idoles, le massacre des innocents), il la confine à l’arrière-plan, la réduit à une miniature, contraignant à la loupe les spectateurs friands de sensationnel. En revanche, il gâte les amateurs d’allusions, en peuplant les avants-plans de non-dits magnifiques et volontiers gouailleurs :

  • ainsi de la sphère sans statue, figure de la Révolution sur la Terre ;
  • ainsi de l’âne sans monture, statue équestre de la Liberté.

Une  source sombre

Patinir-_Fuite_Egypte_Prado_Partie_centre_boule-source


Le miracle du palmier déraciné

L’évangile du pseudo-Matthieu raconte un quatrième miracle, juste après l’épisode du palmier qui s’incline (voir Une Forêt de Symboles) :

« Quand ils eurent cueilli tous les fruits (…), Jésus dit : (…) « Fais jaillir entre tes racines la source qui y est enterrée et que l’eau coule, autant que nous voudrons. » Alors le palmier se souleva et entre ses racines se mit à couler une source d’eau fraîche et pure. Lorsqu’ils virent l’eau, ils furent remplis de joie et burent avec tous les animaux et les hommes présents, et ils remerciaient Dieu. »

En peinture, ce miracle n’a jamais été figuré, probablement parce que l’arrachement produirait une impression négative  :  la scène du palmier qui s’incline, simple et sans ambiguïté, a cannibalisé l’autre miracle du palmier.

En revanche, il est très fréquent que la halte lors de la fuite en Egypte soit représentée à proximité d’un point d’eau : allusion au miracle de la source pour les esprits cultivés, choix normal d’un lieu de bivouac pour les esprits pratiques.

En comparant avec un autre tableau de Patinir, nous allons voir que cette source-ci n’est pas exactement celle du miracle.


La Fuite en Egypte de Berlin

Patinir Repos_fuite_Egypte_1515_Gemaldegalerie,_Berlin


Ce panneau est certainement celui qui se rapproche le plus de celui du Prado. La composition d’ensemble est similaire, avec une source au même emplacement, à droite du talus où Marie est assise. L’eau du bassin est  transparente, peu profonde, animée de vaguelettes. L’accès en est facile :  il suffit de quelques pas le long du talus. Enfin, elle se trouve au pied d’un grand arbre (qui n’est pas du tout un pommier) : tout nous dit que cette source claire est bien celle du miracle, qui désaltère les voyageurs : heureusement pour eux car, dans ce tableau-ci, on ne voit de gourde nulle part.


Une source moins claire

Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Foret_Fleurs_Source

La comparaison rend évidentes des particularités de notre source, qui passent inaperçues à première vue. Le bassin est noir, profond, envahi de mousses et d’algues. Il est difficile d’accès, avec ses rives escarpées et les plantes qui l’enserrent de toute part. Enfin, il ne se trouve pas sous le pommier (notre équivalent du palmier) mais à l’opposé, en dessous de la sphère de l’idole. Seul le filet d’eau qui sort de la roche donne une impression de pureté.


Une protection mariale

 Nous avons interprété les plantes autour du bassin comme des symboles mariaux. Nous pouvons maintenant préciser leur rôle  : les plantes de Marie interdisent l’accès au bassin, ronces, roseaux, rosier touffu sont là pour empêcher les voyageurs de tomber dans ce fossé.

Mais elles protègent aussi le spectateur qui, d’après les fuyantes du toit du pigeonnier, se trouve décalé très à droite.


Un miracle reconstitué

Nous pouvons maintenant proposer une reconstitution du Miracle de la Source, revu et augmenté par Patinir.

Il y avait là, au pied du rocher non pas un bassin, mais un gouffre. A l’approche de la Sainte Famille, la statue est tombée dans le gouffreun filet d’eau a jailli qui a noyé l’orifice, faisant remonter les impuretés. Alors les plantes de Marie ont surgi pour cacher aux saints voyageurs ce fossé, et leur éviter tout faux-pas.


La composition en triptyque

Dans  Une Forêt de Symboles, nous avons vu comment Patinir a fusionné deux histoires, le miracle du palmier et le pommier du Paradis .

Il était tout à fait logique que, de l’autre côté du panneau, notre maître en détournements procède de la même manière  : le miracle de la Chute des Idoles fusionne avec le Miracle de la source, produisant ainsi  une nouvelle coagulation de symboles, entre le bassin et le gouffre.

Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Chute_Tryptique

Une fois le Pommier du Paradis identifié, il ne faut qu’un peu d’audace intellectuelle pour comprendre que le cloaque, en pendant, n’est autre que la Bouche des Enfers. N’est-il pas logique qu’elle engloutisse le faux dieu ?  Et pour nous aider, Patinir a pris soin de mettre au premier plan un indice monumental : un rocher anthropomorphe, la tête moussue d’un géant enfoui, qui la désigne de sa bouche.

L’idée de l’eau miraculeuse ennoyant et nettoyant le gouffre infernal constitue une nouvelle allégorie de la Rédemption qui complète, côté Damnés, celle que que nous avons déjà analysée côté Sauvés : Les pommes (l’ancienne humanité) seront désormais des châtaignes, dotées d’une protection contre le Péché.

Par rapport aux autres Fuite en Egypte de Patinir, le panneau du Prado a la très grande ambition d’explorer  des analogies inédites  :

  • l’exil de la Sainte Famille, premier acte de la Rédemption, refait et rachète l’exil d’Adam et Eve ;
  • la Chute des idoles rejoue et compense la Chute de l’Homme.

Ainsi se superpose, au thème bucolique du Repos, le thème tragique de la Chute et du Salut, dans une scansion  en trois temps qui est celle-là même d’un Jugement Dernier.

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7 Porter, Boire, Protéger

21 avril 2014

Seuls occupants, avec le pommier, du promontoire sacré, trois accessoires de voyage sont exposés sur le sol. Pris isolément, aucun de ces trois objets n’a rien d’original : on les retrouve dans les autres Fuites en Egypte, de Patinir lui-même ou de ses contemporains.

C’est leur emplacement privilégié, au premier plan et aux pieds de Marie, ainsi que l’insistance mise sur leur arrangement le long du bâton, qui éveillent notre attention.

Article précédent : 6 La statue et la source


1) Le nécessaire de voyage

Patinir_Fuite_Egypte_accessoires_voyage

Le baluchon

Il se compose de deux poches enroulées autour du bâton, dispositif de portage  simple et pratique.

Patinir insiste sur le blanc immaculé du tissu, suggère des formes à l’intérieur sans nous donner la possibilité de les identifier, et ne montre aucune ouverture :   on distingue juste une couture sous la poche droite.

La gourde

Il s’agit d’une calebasse séchée, accessoire traditionnel du Pèlerin.

Patinir_Fuite_Egypte_accessoires_voyage_gourde_LondresFuite en Egypte, Ecole de Patinir, National Gallery, Londres

Elle aussi est destinée à être portée sur le bâton.  On distingue d’ailleurs son attache en cuir autour du bâton, juste à droite du baluchon.

Le panier d’osier

Il est représenté avec une grande précision, on pourrait compter les brins d’osier. C’est un modèle courant, qu’on retrouve dans d’autres tableaux de l’époque.Quelquefois il est représenté ouvert.

Patinir_Fuite_Egypte_Nativite_Gerard-David_panierLa Nativité avec des donateurs, saint Jérôme et saint Léonard,
Gérard David, New York, Metropolitan Museum of Art

On le voit ici au premier plan juste devant le berceau de l’Enfant Jésus, associé à une gerbe de blé, et contenant des langes blanches.

Quentin Metsys 1513 Repos pendant fuite EgpyteLe repos pendant la Fuite en Egypte,
Quentin Massys,1509-13, Worcester Art Museum

Ici, il contient des linges blancs et des pommes.

Gerard David PradoLe repos pendant la Fuite en Egypte,
Gérad David, vers 1515, Prado, Madrid

Mais le plus souvent, il est représenté fermé. Dans cette Fuite en Egypte de Gérard David, on le voit deux fois : au premier plan posé à côté du bâton, à l’arrière-plan porté à l’épaule par Joseph. Il doit s’agir d’un garde-manger, à en croire la cuillère de bois que l’enfant Jésus tient en main.

Le bâton

C’est l’accessoire traditionnel de Joseph, mais aussi des pèlerins.


Le chapeau de paille

Patinir-_Fuite_Egypte_Prado_Partie_centre_Marie_JosephCe large chapeau que Joseph porte dans son dos, est encore un accessoire de pèlerin, qui protège du soleil et de la pluie.


La calebasse, le bâton et le chapeau de Joseph ont pu faire interpréter le tableau comme relevant de la symbolique des tableaux de pèlerinage. Si l’on rajoute la marmite portative, le panier, et la grande cape bleue de Marie, qui peut également servir de couverture, on obtient, à peu près complet, le nécessaire de voyage de l’époque.

Le point à souligner est que les trois récipients  : baluchon, gourde, panier, sont représentés fermés : il s’agit bien d’une halte de courte durée, pas d’un bivouac.

2) Trois  accessoires joséphains

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Le bâton

Le bâton soutient le baluchon sans risquer de le déchirer, sans réclamer aucune anse, aucune boutonnière. Connaissant la mauvaise réputation des triques de toute espèce, on ne peut imaginer système de suspension plus innocent, moins intrusif. Il évite également la saleté, la sueur de la main, et garantit le blanc immaculé du baluchon.


L’entonnoir

Au col de la gourde est attaché un petit entonnoir métallique.  Il ne s’agit pas du tout d’un biberon, mais d’un objet courant, complément indispensable à la calebasse : il permet de la remplir directement à un filet d’eau, sans avoir à l’immerger dans un bassin. En ce sens, l’entonnoir garantit la pureté du contenu de la gourde.


Le cadenas

Il est rare de voir un cadenas sur un panier d’osier, matériau peu résistant aux effractions. Plutôt que de spéculer sur le contenu plus ou moins précieux, fragile, occulte du panier, contentons-nous de noter que celui-ci est un objet sous protection, cadenassé.


3) Trois  récipients mariaux

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Si ces trois accessoires font clairement allusion au rôle protecteur de Joseph,  du coup les trois récipients complémentaires déclinent mécaniquement trois métaphores mariales :

  • le baluchon immaculé qui s’adapte à toute forme, celle du bâton qui le porte et celle de l’objet qui le remplit, pourrait illustrer sa vertu d’Obéissance ;
  • la calebasse remplie d’eau limpide, sa Pureté ;
  • le panier cadenassé, sa Chasteté.


Le bâton, abandonné sur le sol et voué à côtoyer des sacs fessus, l’entonnoir – minuscule objet hermaphrodite réduit aux filets d’eau, et le cadenas – accessoire auto-érotique dont l’occupation au flanc du panier est de se pénétrer lui-même, peuvent passer, à nos yeux modernes, pour des substituts évidents de la virilité du bon Joseph.

Un regard plus candide se contentait d’y reconnaître  trois accessoires positifs, trois dispositifs de protection de l’Obéissance, de la Pureté et de la Chasteté de Marie.

Remarquons que ces trois couples d’objets correspondent aux trois fonctions indispensables à tout voyage :

  • Porter (bâton/baluchon),
  • Boire (gourde/entonnoir),
  • Protéger (Panier/cadenas).

Rien d’étonnant à ce que retrouvions, en chacun des voyageurs, une réplique de ce motif.

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Menacer


Joseph-voyageur

Joseph porte à boire à Marie,  protégé par son chapeau de paille. La tâche blanche dans la soupière suggère qu’il s’agit du lait destiné à l’agneau qui, juste au dessus de Joseph, est offert en sacrifice au Baal.

A notre trilogie Porter/Boire/Protéger s’ajoute un quatrième terme, indissociable lui-aussi de l’idée de voyage : l’alea, la mauvaise rencontre, la Menace.

Côté Joseph, elle se matérialise par l’idole chutant du clocher.


Marie-voyageuse

Patinir-_Fuite_Egypte_Prado_Partie_centre_Marie_detailJoseph porte du lait à Marie qui donne le sein  à Jésus  : enchaînement de boissons .

Le manteau enveloppe Marie dont les bras enveloppent Jésus :  imbrication de protections.

Le voile joue un rôle pudique : cacher la gorge de Marie, tout comme la coiffe cache sa chevelure (le tableau suggère d’ailleurs que l’un est le prolongement de l’autre).

Mais il joue surtout un rôle sacré : isoler le corps de Jésus. Ainsi la chair de Marie touche minimalement celle de son fils, juste son sein contre sa joue : comme dans ces chambres stériles où mère et fils ne font que se frôler.

C’est au travers du voile que Marie porte son fils en offrande au monde.

Le quatrième terme, la Menace côté Marie, est bien sûr l‘idole de la sphère, qui  vient d’être proprement sectionnée et précipitée dans les bas-fonds.

Patinir_Fuite_Egypte_TRilogie_Synthese_Etat1

Comme par un jeu d’écho, ce motif quaternaire  des voyageurs – Porter, Boire, Protéger, Etre menacé – va développer ses harmoniques dans l’ensemble de la composition.

D’une certaine manière, avec Patinir, c’est tout le paysage qui voyage !

4) Echos en Egypte

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Dans la partie gauche, côté Egypte, les servants portent  de jeunes animaux pour conjurer la menace de Baal.

A gauche du pont, les latrines de la ville soulignent que l’eau qui coule en dessous est une boisson impure.

La citadelle dans la montagne protège  le monde païen, qui vit  sous la menace du Baal.


Echos en Judée


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A droite, côté Judée, la poignée du panier est tournée en direction du champ de blé, signalant l’affinité entre l’objet manufacturé et sa matière première, la paille : tout comme le  panier protège son contenu contre les guêpes, le champ de blé protège la Sainte Famille contre la menace des soldats.

La source pure, inversant la rivière souillée des Egyptiens, illustre la fonction « Boire ».

Et l’âne remet les choses dans l’ordre naturel : ce n’est plus, comme en Egypte, l’homme qui porte l’enfant de l’animal, mais l’animal qui porte l’enfant de l’homme.



6) Echos dans l’arbre


Dans Une Forêt de Symboles, nous avons proposé l’hypothèse du « palmier caché« , selon laquelle  les  deux arbres éminents, pommier et châtaignier, doivent être lus en fait comme un arbre à double frondaison, composé de quatre symboles  :

  • les pommes : l’humanité avant le Christ, marquée par le péché originel ;
  • les châtaignes : l’humanité chrétienne, désormais protégée du mal par une bogue robuste ;
  • entre les deux, la jeune vigne : Jésus Enfant ;
  • le lierre en bas du tronc : le serpent, désormais rendu inoffensif.


Patinir_Fuite_Egypte_TRilogie_Arbre_Baton

Par la pensée, rabattons sur le sol notre arbre à double frondaison, de sorte que son tronc coïncide avec le bâton : les pommes se posent dans le baluchon, la vigne dans la gourde, les châtaignes dans le panier.


La vigne

Nous retrouvons bien la fonction « Boire ». Tandis que la gourde évoque la pureté de Marie, la jeune vigne promet le  vin de la Passion de Jésus.


Les châtaignes

Avec leurs piquants, elles illustrent d’une manière éclatante  la fonction « Protéger ». Châtaignes et panier partagent  le même cousinage symbolique : Protection, Chasteté.


Les pommes

Les pommes rentrent de manière moins immédiate dans notre schéma de lecture : elles devraient, comme le baluchon, évoquer la fonction « Porter« . Une nuance de cette idée  nous est suggérée par la Génèse :

« La femme vit que le fruit de l’arbre était bon à manger, agréable à la vue et désirable pour acquérir l’intelligence; elle prit de son fruit et en mangea; elle en donna aussi à son mari qui était avec elle, et il en mangea. » Genèse 3,6

Porter est donc ici à prendre dans le sens d’offrir, tout comme les Egytiens portent des animaux en offrande au Baal.


Le serpent

Du coup nous reconnaissons, déguisé en lierre enserrant la base de l’arbre de Vie, ce vieux serpent d’Eden dans le rôle de la Menace.


Les  symboles de l’arbre développent  une nouvelle variation sur notre motif quaternaire.

En nous incitant à établir une relation entre les pommes et l’idée de « Porter », cette grille de lecture fait remonter  à la surface la scène implicite cachée sous le tableau : « Eve porte la pomme à Adam« .

Nous comprenons maintenant plus en profondeur  la scène explicite que le tableau affiche : « Joseph porte à Marie le lait de l’agneau ». Le couple inaugural de la Nouvelle Ere refait, en inversant les rôles, le geste du couple maudit de l’ancienne Loi. En quelque sorte l’homme « rend » à la femme son offrande : mais la pomme, entâchée du péché originel, a été transmutée en lait blanc, issu d’un agneau innocent.

On pourrait dire en souriant qu’avec Adam et Eve, l’humanité était condamnée au strict végétalisme : « tu mangeras l’herbe des champs ». A l’imitation de Marie et Joseph, elle devient sous nos yeux végétarienne – mais pour l’instant la viande  va encore au Baal des Egyptiens. Il faudra attendre le sacrifice de Jésus et l’extinction définitive du paganisme, pour qu’elle accède enfin à la nourriture des anciens Dieux : le régime carné.


7) Echos dans la clairière

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Ce n’est pas terminé ? Non, pas tout à fait. C’est le propre des échos de se répercuter à l’infini, de plus en lointains, de plus en plus faibles… Et si nous regardions à la loupe, là bas, au fond de la clairière ?


La besace du Semeur

Encore un sac, blanc comme le baluchon. Après le fruit offert à Adam, les jeunes animaux au monstre païen,  l’enfant Jésus à l’humanité, voici une nouvel avatar de l’offrande d’un petit être à un gros : le « semeur porte des graines à la terre ».


La truie et ses porcelets

Allaiter dans le dos de la Vierge allaitante : grosse charge symbolique pour cette scène en miniature. La portée de porcelets insatiables symbolise-t-elle les vices et la gloutonnerie ?

Remarquons que ces cochons-là sont blancs (à l’époque, les porcs domestiques étaient plutôt noirs comme l’enfer), ceci pour éviter toute interprétation négative. Plutôt donc faut-il comprendre que la Vierge et la truie partagent la même destinée de mammifère  ; ce qui les rapproche, c’est  l’idée de la maternité : donner à boire à sa progéniture.


Le rucher

Après le panier, le champ de blé, le chapeau, voici un nouvel objet de paille qui a à voir avec l’idée de Protéger. Les ruches protègent leur miel ; et les abeilles, armées de leurs dards, savent défendre le fruit de leurs efforts, comme les bogues épineuses les châtaignes.


La cravache du herseur

Dans cette dernière saynette, la menace est matérialisée par  la cravache que le herseur brandit au nez du cheval pour l’inciter à tirer.

Echos dans la campagne



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Les trois objets mis en évidence au premier plan sont les paradigmes des trois fonctions du voyage, Porter/Boire/Protéger.  Avec son quatrième terme, Menacer, le motif se déploie  dans l’ensemble de la composition  :

au point que les objets des voyageurs semblent la version sacralisée, mobilisée, itinérante, des éléments du paysage.


Les éléments illustrant l’idée de Menace  – idoles déquillées, Baal miniature,  soldats trompés, lierre-serpent relégué  au bas du tronc comme une vieille chausse, cravache bénigne , ne réussissent pas à troubler la sérénité de la scène : à peine la rehaussent-elle d’un zeste de piquant.


Les objets du Boire que nous avons découverts peu à peu –  la gourde, la source pure (antithèse de la rivière souillée), la vigne, le lait dans la soupière – gravitent autour du sein de Marie :

tout ce qui dans le tableau produit du liquide est convoqué à sa têtée.


Les objets du Protéger – panier, citadelle, champ de blé, châtaignes, chapeau de paille, ruches – se résument dans son grand Manteau, qui la couvre et l’isole du roc et de la dureté du monde après la Chute.


Enfin, les objets du Porter – baluchon, marmite, animaux sacrifiés, pommes, âne, sac du semeur – nous font converger vers son Voile.

Patinir_Fuite_Egypte_TRilogie_Marie_Baluchons

Aux deux poches du baluchon, enroulées autour du bâton,  correspondent  les deux parties du voile, qui unissent la mère et le fils dans un même enroulement.

De même que les Egyptiens portent en offrande à leur Baal un cygne (en haut) et un agneau (en bas),

le Voile porte en ostension la Mère (en haut) et le Fils (en bas), pendants virginaux du nouveau sacrifice.


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A la recherche de notre leitmotiv, nous venons de remarquer que les trois objets du premier plan (baluchon, gourde, panier) entretiennent des correspondances fortes avec trois détails de l’arrière-plan (sac de semence, truie, rucher), comme si le promontoire sacré se projetait dans la clairière.

En recherchant tous les éléments qui se projettent de l’avant vers l’arrière, nous allons pouvoir préciser la signification de cette enclave dans la forêt et identifier, définitivement, ses habitants.


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Le chasseur

Dans Ecosystèmes nous avions pressenti une similitude de rôle  entre Joseph et le chasseur. Considérée spatialement, cette affinité devient évidente : le chasseur, à la lisière de la forêt côté droit,  est le pendant de Joseph remontant vers le promontoire côté gauche. Dans le monde de la clairière, il joue le même rôle que Joseph dans celui du promontoire : à la fois protecteur et nourricier.


Le cheval de trait

Le cheval de trait est la projection de l’âne : tirant la charrue dans la terre, il est le pendant sédentaire de la monture des voyageurs, qui broute en toute liberté l’herbe verte.


La ferme et son colombier

La ferme est la maison-modèle, le Foyer Idéal. Sa position par rapport aux autres éléments ne laisse aucun doute : elle ne peut être que la projection de Marie. Nous retrouvons la métaphore classique de la « turris eburnea« , la tour d’ivoire.

Patinir a malicieusement détourné les connotations grivoises du colombier, pour en faire son exact contraire : le symbole de la Vierge-Mère.


L’idole et sa caricature

L’idole qui se dressait orgueilleusement sur la pierre, souillant la Terre de sa présence, se trouve peut-être ridiculisée dans la microscopique figure du chieur accroupi dans la glèbe.


La projection des rejetons

Traçons une ligne droite entre les ruches et la tige du bouillon-blanc, dont les fleurs jaunes sont connues pour leur odeur de miel. Cette ligne surplombe les porcelets, longe le bras du semeur qui jette les graines, traverse les petits oiseaux qui picorent, passe au point de jonction entre la joue de Jésus et le sein de Marie et coupe les trois châtaignes tombée dans l’herbe.

Ainsi une abeille de la ruche, en se dirigeant vers cette grande fleur cachée derrière la Vierge, réunira tous les rejetons du tableau. Comme si la  présence mariale organisait  et glorifiait  l’enfantement, dans les trois règnes, végétal, animal et humain.

Patinir est un optimiste : au sein de son microcosme rêvé,

tous les petits du monde ont la même Mère et le même foyer.


L’enclave dans la forêt

Maintenant que nous avons découvert le véritable foyer du tableau, le colombier, nous pouvons affiner la composition en traçant précisément les lignes-frontière : deux lignes droites qui partent l’une vers la gauche, longeant le rempart de pierre, l’autre vers la droite, longeant le rempart végétal de la haie d’arbres et de la muraille des blés.

En haut à gauche, indiscutablement l’Egypte. En haut à droite, indiscutablement la Judée.  Entre les deux, derrière le no man’s land du promontoire. le triangle de la clairière :

  • administrativement et temporellement, elle se trouve côté Egypte  : à gauche de la borne frontière (la sphère) et en automne ;
  • mais culturellement, elle tire côté Judée, puisque les habitants de la clairière sont habillés en Flamands du XVIème siècle, comme ceux du village.

Qui sont donc exactement ces paysans et cet archer qui s’activent dans cette enclave, juste derrière la Sainte Famille ?


« Je lui tendais de quoi se nourrir »

Revenons aux paroles du prophète Osée, celles qui justifient l’épisode de la Fuite en Egypte   :

« Quand Israël était jeune, je l’ai aimé, et d’Egypte j’ai appelé mon fils. Ceux qui les appelaient, ils s’en sont écartés: c’est aux Baals qu’ils ont sacrifié et c’est à des idoles taillées qu’ils ont brûlé des offrandes. C’est pourtant moi qui avais appris à marcher à Ephraïm, les prenant par les bras, mais ils n’ont pas reconnu que je prenais soin d’eux. Je les menais avec des attaches humaines, avec des liens d’amour, j’étais pour eux comme ceux qui soulèvent un nourrisson contre leur joue et je lui tendais de quoi se nourrir.«  Osée 11,1

Il est frappant de voir combien les images que ce texte véhicule sont proches de la question centrale et l’univers symbolique du tableau : protéger et nourrir un enfant (Israël pour le Dieu d’Osée,  Jésus pour la Marie de Patinir).


« Justes semailles, généreuses moissons »

Si Patinir  a médité sur Osée pour nourrir son inspiration, il a également dû lire le passage qui précède immédiatement  :

« Ephraïm était une génisse bien dressée qui aimait à fouler le grain. Lorsque je vins à passer devant la beauté de son cou, je mis Ephraïm à l’attelage – Juda est au labour et Jacob lui, à la herse. Faites-vous de justes semailles, vous récolterez de généreuses moissons ; défrichez-vous un champ nouveau ; c’est maintenant qu’il faut chercher le Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne répandre sur nous la justice. » Osée 10,11

Cette métaphore agricole du prophète ronchon signifie plus ou moins qu’Israël se laissait vivre, telle une belle vache accoutumée à un travail facile.  Dieu, pour la régénérer,  lui a fait subir le joug de l’esclavage (labourer et herser). Puis l’a récompensée par des rendements à l’hectare élevés.

Remplaçons la génisse par le cheval de trait, déplaçons Juda aux semailles plutôt qu’au labour et laissons Jacob à la herse : nous avons, avec la clairière, une illustration assez précise de ce « champ nouveau » vanté par le prophète.


Qui sont les habitants de l’enclave ? Ce sont des Juifs, puisqu’ils sont habillés comme en Judée. Mais ils vivent néanmoins en Egypte, de l’autre côté de la frontière. Cependant, ils ont cessé d’adorer le Baal, et préfèrent garder pour eux les fruits de leur agriculture.

Ces juifs sont déjà des chétiens en devenir : ils en sont aux « justes semailles« , mais le passage de la Sainte Famille déclenche déjà, derrière elle, les « généreuses moissons ».

Avec trois siècles d’avance, Patinir nous montre un monde imbibé d’esprit pionnier, nourri de références bibliques : la colonisation d’un Far West où les idoles païennes, tels les Apaches de leurs mesas, tombent toutes seules de leurs piédestal à l’approche de la cavalerie légère.

Les anges dans le palmier

5 avril 2014

Cinq anges mettent la table et font le ménage, deux animaux contemplent d’un oeil humide cette scène digne d’un dessin animé postérieur, où une Blanche-Vierge – sans mari et sans bébé il est vrai, s’enfuira elle-aussi dans la forêt pour échapper à un destin funeste.

Le repos pendant la Fuite en Egypte

Véronèse, vers 1580, Ringling Museum of Art, Sarasota.

Paolo Veronese, Allegory of Painting

Cliquer pour agrandir


Camper sous les palmiers

En Egypte, pas besoin de tente : mais Joseph a bricolé un enclos pour l’âne, avec quelques planches posées entre les tronc des arbres, et reliées par des cordelettes orange.

A gauche, un ange fait sécher sur le feuillage la tunique blanche de l’enfant.


Pique-niquer sur le rocher

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Joseph a posé une nappe blanche sur le rocher où Marie est assise. Il tient une gourde ouverte et une assiette. Un couteau est posé sur cette table improvisée, pointant en direction de l’Enfant-Jésus.

Juste en dessous, un ange sort des victuailles d’un sac, parmi lesquelles une grosse miche de pain, posée en évidence sur un tissu bleu replié.

La miche sur la nappe bleue est elle la métaphore de la chair sur la robe bleu ?

Le casse-croûte imminent prélude-t-il à la Cène à venir ?


En aparté : un thème rare

L’évangile apocryphe du Pseudo-Matthieu raconte que, lors d’une halte sous un palmier, pendant la Fuite en Égypte, l’enfant Jésus ordonna à l’arbre de se courber, afin que Joseph puisse nourrir la famille avec les dattes. Ensuite il lui ordonna de se redresser et -second miracle – une source jaillit de ses racines.


Vierge à la coupe (Madonna della Scodella), Corrège, 1528-30, Galerie nationale de ParmeVierge à la coupe (Madonna della Scodella)
Corrège, 1528-30, Galerie nationale de Parme

Corrège avait traité ce sujet non officiel – et donc rare dans l’art italien – en situant l’épisode lors du Retour d’Egypte : Jésus, devenu un garçonnet, pose une main sur le bras de sa mère tenant la coupe, et de l’autre prend une datte dans la main de son père. Ses bras écartelés entre la boisson et la nourriture préfigurent son sacrifice, et l’offrande du vin et du pain.

En situant l’épisode lors du voyage aller, Véronèse revient à une représentation plus conventionnelle de la Saint Famille, tout en multipliant les détails narratifs.




La version canadienne

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Le repos pendant la Fuite en Egypte
Véronèse, vers 1572, Musée des Beaux Arts du Canada, Ottawa

Dans cette version plus simple, un  ange unique ramène à la Sainte Famille un plat débordant de dattes, qu’il tient au dessus d’un paysage fluvial rempli de temples.



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Au même titre que le Nil,  et l’Obélisque, les dattes sont une  marque distinctive de l’Egypte.



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Joseph porte la même tunique orange, avec une bourse et un couteau passé à sa ceinture.

Il présente sa gourde à Marie, d’un geste ambigu : lui propose-t-il de boire,  ou bien d’aller chercher de l’eau ?


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Etude pour le Fuite en Egypte, British Museum



Une étude préparatoire développe la seconde hypothèse. L’âne est affalé sur la paille ; Marie, sans même prêter attention aux dattes qui pendant près de son visage,  donne d’un air absent son sein   à un Enfant-Jésus qui se détourne : tous trois souffrent cruellement de la soif, tous n’ont d’autre préoccupation que de boire : et il reste assez de courage au vieux Joseph pour pousser en avant, à la recherche de l’eau.


Dans le tableau final, toutes ces inflexions tragiques ont été gommées au profit d’une ambiguité dont la résolution constituait sans doute, pour le spectateur raffiné, un des plaisirs de la contemplation :  le bouchon qui ferme la gourde et l’âne sortant de l’enclos  d’un air triste indiquent qu’il s’agit bien pour Joseph de descendre jusqu’au Nil lointain, afin de ramener l’eau qui manque.


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A l’extrême gauche, on retrouve le linge séchant cette fois sur un poteau et l’assiette pendue à une cheville de bois.

La miche de pain est mise en évidence sur une nappe blanche précédée d’une couverture rose posée sur un baluchon, qui rappellent les couleurs du linge et de la robe de Marie sur lesquels l’enfant est posé : et le couteau de la nappe pointe toujours vers lui : la métaphore pain/chair prend consistance…

La version russe

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Le repos pendant la Fuite en Egypte
Ecole de Véronèse, Musée Pouchkine, Moscou

Dans cette troisième version encore simplifiée, on retrouve l’enclos bricolé, mais seulement pour l’âne : le boeuf a disparu. Sur la nappe blanche, une miche de pain est posée sur une assiette, le couteau est pointé vers elle.

En  deux mouvements symétriques, l’ange à gauche et Joseph à droite prodiguent les dattes de la palme  et l’eau de la gourde.

Marie tient dans sa main droite un morceau de pain, dans sa main gauche l’Enfant-Jésus. Celui-ci tient lui-aussi dans sa main droite un morceau de pain, et montre de sa main gauche sa cuisse dénudée. Du coup le couteau n’a plus besoin d’être dirigé vers lui, puisque le pain est déjà coupé et la métaphore évidente :

c’est par l’éloquence  de leurs gestes que la mère et le fils démontrent doublement l’équivalence  entre la miche et la chair.



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Si leur gestes se croisent, leurs regards au contraire divergent : l’enfant est intéressé par l’eau pure que ramène Joseph ; Marie quant à elle élève vers l’ange-palmiste un regard reconnaissant, préférant le fruit sucré à ce pain de mauvais augure. Et l’âne à l’oeil triste, avec toute sa prescience animale, penche la tête pour flairer cette Nourriture Annoncée.


Dans les trois versions, de la plus complexe à la plus simple, Véronèse a distillé le folklore du Repos pendant la Fuite en deux composantes essentielles :

  • le Pain coupé, comme préfiguration de la Passion ;
  • la datte tombée du ciel, comme nourriture de substitution provisoire.

Le clou de la scène

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Revenons à la version majeure. Ici, tous les regards convergent vers le sujet central d’intérêt, l’Enfant-Jésus.

Sauf trois anges, qui regardent ailleurs, dans deux scènes liminaires, moins secondaires qu’il n’y paraît.


Les deux anges de droite

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Ces deux anges aux ailes bleu-blanc-rouge coopèrent pour cueillir les dattes. La chute des fruits crée une verticale puissante qui conduit le regard, au delà du linge qui les recueille, jusqu’à la toile du bât posé au sol, juste à l’aplomb.


Le bât réversible

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Ses deux montants de bois, en V, se posent normalement sur le dos de l’âne, au-dessus du coussinet de protection, comme on le voit dans la version canadienne.


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Idée  ingénieuse de Joseph : au repos,  il suffit de le renverser et de poser le coussinet sur les montants pour en faire un siège-enfant tout à fait confortable.

Marie-couturière à également été mise à contribution : deux pièces de tissu, bleu comme sa robe, rapetassent le matelas. Reste une humble  déchirure sur le flanc, qui laisse voir le remplissage de paille.

Les enroulements, coincés à droite entre le montant de bois et le sol, sont bien sûr les cordes qui servent à maintenir les bagages sur le bât. Mais l’ambiguïté visuelle avec un noeud de serpents est, comme nous allons le voir, volontaire.


veronese_repos fuite egypte_schema_anges droite


Les deux anges de gauche

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Ici, la relation entre les deux anges est plus subtile : il ne s’agit plus de cueillette, mais de capture. De sa main droite, l’ange de devant bouchonne le flanc de l’âne avec un branchage, tandis qu’il tend l’autre main vers le linge qui sèche : charmante symétrie entre la sueur de l’animal et celle de l’enfant, deux voyageurs soumis aux mêmes épreuves.


Sauf que… le regard de l’ange du fond, dont on ne voit que la tête, pointe juste en dessous du linge, pour attirer notre regard sur ce que tient réellement son collègue.veronese_repos fuite egypte_detail_serpent

Une datte ou une tête de serpent ? Toujours la même ambiguïté visuelle, clin d’oeil au spectateur théologien, mais savamment dosée pour ne pas ennuyer le grand public avec une symbolique vieillotte.


Le symbolisme ludique

Panofsky a révélé le symbolisme caché des primitifs flamands, support d’une méditation pieuse à partir des objets du quotidien.



veronese_repos fuite egypte_schema_anges gauche
Un siècle après, Véronèse accommode au goût du jour un symbolisme ludique, caché pour le plaisir de la découverte, à la manière du gendarme dans le décor.

Le gendarme étant, en l’occurrence, ce bon vieux serpent d’Eden explosé sur les deux bords de la composition.



Mais le tableau recèle un dernier exemple de ce symbolise ludique , tellement énorme qu’il n’a jusqu’ici pas été totalement compris…


Les deux arbres

veronese_repos fuite egypte_troncs



Les deux troncs qui prennent la tête de l’âne en ciseau n’ont pas manqué d’attirer l’oeil. Certains y voient   le symbolisme de la croix (mais pourquoi une croix en V ?).

D’autres y lisent l’initale de Véronèse.


ss_giovannipaolo_loth_peter_martyrLe Martyre de Saint Pierre
Titien, 1520, copie par Carl Loth, église San Giovanni et Paolo, Venise



Les historiens d’art ont repéré une référence à un tableau aujourd’hui  disparu de Titien, où des troncs en V canalisent le regard du spectateur, depuis les anges tenant la palme, jusqu’au martyr  dont le regard remonte vers eux.


Le clou

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La découverte la plus intéressante est qu’ici aussi les deux tronc canalisent le regard non pas tout à fait jusqu’à Jésus, mais jusqu’à un clou, le seul visible dans cette construction faite de bouts de ficelle.



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Et que le regard du futur crucifié  remonte, comme chez Titien, non vers la palme du martyre mais vers l’instrument de sa Passion.


Encore un petit effort, et tous ces éléments  vont se relier,

révélant une mise en scène grandiose


Les trois troncs

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Véronèse s’est inspiré du tableau de Titien non seulement pour la circulation des regards, mais ausi dans la structure même des troncs : il n’y en a pas deux, mais bien trois,  le troisième étant brisé.



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Il y a donc deux V dans le tableau : l’un qui mène au clou, l’autre à la signature de Véronèse : ce second V étant Virtuel pour Vaincre toute Vanité.

  • Remarquons que le tronc de droite, brisé, surplombe les ruines égyptiennes et le boeuf : celui des deux animaux de la crèche qui est traditionnellement associé au paganisme.


  • Le tronc du milieu est un palmier : il surplombe l’âne, animal traditionnellement associé au judaïsme : et toute cette scène, typiquement vétérotestamentaire, où une nourriture providentielle tombe du ciel.


  • Enfin, le tronc de gauche n’est pas un arbre exotique, mais un arbre bien de chez nous : il surplombe un monde où sèche le linge mouillé,  où les nappes sont immaculées, où la nourriture sort du sac, l’eau de la gourde et le lait du sein.



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Le clou au dessus de l’Enfant-Jésus ne sert pas à fixer les planches : mais à unifier ces deux souches que sont l’Ancien et le Nouveau Testament.

Et les trois arbres de Véronèse sont bien plus qu’une manifestation de piété  ou d’égotisme plus ou moins maîtrisé : ce sont, véritablement, des arbres généalogiques.

Trois mariages et un enterrement

23 mars 2014

De 1883 à 1887, un mariage malheureux passionna l’Angleterre : celui que mit en scène le peintre écossais Orchardson,  dans une série de trois tableaux révélateurs de l’esthétique et de la morale victorienne.

1 : Mariage de Convenance

 Sir William Quiller Orchardson, 1883, Glasgow Museums

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Toutes les douceurs du monde

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Une table interminable sépare l’épouse et l’époux. Depuis les luxueuses bananes jusqu’aux soucoupes débordantes d’abricots et de raisins , toutes les douceurs du monde sont mises à l’étalage, comme dégorgées du jabot du vieux beau.


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Occuper le centre

Dans une composition plus tardive,  Orchardson reprendra les mêmes principe d’élongation et de symétrie autour d’un centre vide.

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« Sainte Hélène 1816 : Napoleon dictant au comte  Las Cases le récit de ses campagnes »
Sir William Quiller Orchardson, 1892 ,National Museums Liverpool

Avec peut-être, également, une métaphore animale…



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Quoiqu’il en soit, dans une bataille, l’important est d’occuper le centre, même lorsque les troupes sont de papier et que la guerre est perdue. Dans l’affrontement entre l’Empereur et son Secrétaire incrédule des deux côtés de la porte close, Napoléon croit encore imposer son point de vue  en posant son pied et son épée sur la carte.

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De même, dans l’affrontement entre le Maître et sa Moitié, la main posée sur la nappe tente d’affirmer la possession.


Un équilibre armé

Toute la composition s’organise autour d’une mise en balance finement réglée : le Maître penché vers l’avant  touche la table, secondé par le domestique qui  rajoute du vin dans son verre.

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A l’autre extrémité, la jeune femme ne touche ni à son verre plein ni à la nappe : ce n’est pas en rajoutant de la nourriture ou de la boisson qu’elle fait contrepoids, mais en se rejetant en arrière ; en outre, elle-aussi bénéficie d’une aide : la présence virtuelle du spectateur assis juste derrière ce verre…


Le lustre et son reflet

Le point de fuite rassemble bien toutes les fuyantes du tableau, sauf une : le reflet du lustre devrait être situé bien plus bas, hors du champ du miroir : si Orchardson s’est permis cette liberté avec la perspective, c’est au nom d’une raison supérieure…


Orchardson_Mariage de convenance_balance
Qui est bien entendu de nous faire voir la balance, avec ses deux plateaux en équilibre



Fresque Jugement Dernier
Au final, l’ambiance de ce dîner victorien n’est pas si éloignée de celle d’un jugement dernier médiéval, où le démon tente de faire pencher la balance. Reste à savoir de quel côté il se trouve…

Trois ans plus tard, Orchardson saute directement à la fin de l’histoire et nous  montre son triste résultat.

2 : Mariage à la Mode – After!

Sir William Quiller Orchardson, 1886, Aberdeen Art Gallery

Orchardson_Mariage à la Mode - After!_1886

 


La table vide

Au fond de la table, du côté où s’assoit le maître pour manger seul, on ne distingue guère que  la carafe de vin pas encore débouchée : le seul réconfort qui lui reste. Du festin tout à disparu, hormis le bouquet de fleurs dérisoire, qui renforce encore le vide de la nappe à l’autre bout.

La seule présence féminine se trouve emprisonnée dans le cadre qui, au centre,  remplace le miroir  et rend le lustre à son unicité.


Le décor pivoté

Tout le décor a pivoté mais nous sommes bien dans la même pièce : la table est vue par la tranche ;  la cheminée se trouve maintenant sur le mur gauche et les colonnes sur la cloison du fond : sans doute une cloison amovible qui vient fermer, l’hiver, une  pièce  trop difficile à chauffer.


Le pare-feu

Cependant la cheminée est éteinte, le pare-feu est rangé au fond. Sans doute faut-il comprendre que, dans cette maison désertée par l’amour, il n’y a plus de flammes à craindre : c’est toute l’année l’hiver.


Le point de fuite

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Tout près du foyer vide, l’artiste a placé son chevalet et s’est assis à la hauteur du  vieil homme pour observer, sans la partager, sa solitude. Les pieds joints, les mains vides, le regard éteint, c’est déjà un cadavre en sursis.

Peut-être est-ce la raison pour laquelle, exceptionnellement, il y a quelqu’un au centre du tableau…


« Exposé en 1887, Le Premier Nuage fut un énorme succès. Un critique le déclara « bien plus fin » que les deux autres tableaux du Mariage de Convenance, ajoutant que « la manière de raconter l’histoire ne pouvait être surpassée »… Il fut tout de suite vendu à la National Gallery de Victoria, et Sir Heny Tate l’apprécia tant qu’il persuada Orchardson d’en faire une version plus petite juste pour lui. » [1],  p 135

Le premier nuage (The first cloud)

Sir William Quiller Orchardson, 1887

National Gallery of Victoria, Melbourne,1,35 m X  1,94 m

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Pour cette troisième et très attendue itération du thème, Orchardson réutilise les mêmes éléments scéniques :  le coin de mur, les colonnes, le tapis, le parquet,  la cheminée – mais agencés dans un ordre différent.



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La cheminée avec son miroir et son horloge a tourné sur les trois murs :

  • au fond dans Le Mariage de Convenance :  l’horloge est à peine visible : c’est le miroir qui est l’élément dominant, donnant à voir l’image de la balance ;
  • à gauche dans Après : l’horloge et le miroir sont à peine évoqués, puisque le temps est interminable et qu’il n’y a plus de vie à refléter ;
  • à droite dans le troisième tableau : on pressent qu’ici, l’horloge et le miroir,  montrés dans tous les détails, vont avoir un rôle à jouer.


Changements de décor

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La table longue qui meublait les deux premiers tableaux se trouve ici scindée en deux, de part et d’autre du portique. Sur l’une des tables nous reconnaissons l’abat-jour, ici monté en lampe, tandis qu’un lustre en cristal, éteint, fait son apparition dans la pièce au delà des colonnes.

Il est à remarquer que dans les trois tableaux, le décor tourne ou s’inverse, mais deux éléments restent inamovibles :

  • l’homme est toujours placé à droite, toujours regardant vers la gauche ;
  • de même, Orchardson se situe toujours plus à gauche que lui, ce qui contribue à sa mise à distance.

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C’est dans le troisième opus que ce procédé trouve son aboutissement, puisque le point de fuite se situe juste à côté de  l’épouse, entre sa tête et son reflet dans le miroir obscur. Elle quitte la scène par le fond,   dans un mouvement orthogonal au regard masculin, lequel contrarie quant à lui le sens normal de la lecture : d’où un effet mécanique de solidarité entre le spectateur et la femme, et l’impression d’une cloison invisible posée à la limite du tapis, isolant le mari sur son île au bord du parquet.

Situation en cul de sac, sans issue, comme le souligne le miroir en renvoyant notre regard vers la gauche :

une cheminée n’est pas une porte.


L’effet centrifuge

Le centre du tableau se trouve ainsi déserté, traduisant la brouille temporaire du couple, ce « premier nuage » dont la cause reste à déterminer : le tableau s’inscrit clairement dans le genre des problem pictures qui a passionné, pour un temps, les victoriens.


La fente dans le luth

Le catalogue du Salon de 1887 fournissait un indice supplémentaire sous forme de deux vers de Tennyson :

« It is the little rift within the lute
That by-and-by will make the music mute. »

Il vaut la peine de traduire l’ensemble du passage :

« Dans l’amour, si l’amour est vraiment l’amour, si nous sommes possédés de l’amour, la foi et la défiance ne peuvent jamis avoir une puissance égale : la défiance en un point est un manque de foi en tout. C’est la petite fente dans le luth, qui rendra bientôt la musique muette, et qui sans cesse s’augmentant peu à peu mettra partout le silence. » [2]

Pour Toril Moi, c’est cette réference littéraire qui explique la composition, réduisant

« le vide audacieux entre les époux à une simple métaphore de la « fente dans le luth », laquelle est à son tour une métaphore de la « défiance » qui va finalement réduire l’amour au silence. [1], p 135


La cause du nuage

Toujours à la lumière de la citation de Tennyson,   Toril Moi étudie la compréhension de l’oeuvre par les contemporains :

« La plupart des spectateurs du « Premier Nuage » savaient que le passage en question est tiré d’un poème dans lequel une rusée tentatrice, Viviane, prend au piège l’enchanteur Merlin, dans une intrigue traditionnellement interprétée comme la victoire des sens (la femme) sur l’intellect (l’homme)…. Le texte du catalogue d’Orchardson incitait donc les spectateurs à comprendre, sans trop d’hésitation, que le tableau représentait le premier pas vers la destruction finale du mariage par l’adultère de la femme (interprétation soutenue également par les termes foi et défiance dans le passage qui avait retenu l’attention d’Orchardson). « 

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D’autres indices, visuels cette fois, permettent de préciser la nature du problème. La femme a jeté sur le fauteuil rouge son manteau rouge, ses gants et son ombrelle : elle vient juste de rentrer.



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Son mari l’attend depuis un moment : peut-être est-il un de ces maniaques de l’heure et de la mise sous cloche, comme le suggère le dessus de la cheminée.



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Sans doute vient-il de montrer rageusement à sa femme sa montre de poche, au bout de sa chaîne en or.

La fente dans dans le luth, traduite dans le tableau par une plage vide

dans l’espace, est donc aussi  une plage vide dans le temps.


Conflit privé, guerre publique

Le mystère du Premier Nuage » n’était donc pas si opaque pour les spectateurs ayant acheté le catalogue et munis d’une loupe. Mais le tableau restait néanmoins suffisamment elliptique pour prétendre à une portée plus générale, qui lui a valu son succès.

« Si on le regarde sans le texte qui l’accompagne, « Le Premier Nuage » n’est pas une illustration évidente de la tromperie féminine. Il incarne plutôt un terrifiant sentiment de distance, de défiance et même de haine entre les sexes. La détresse d’un couple particulier devient la représentation de la guerre des sexes qui domine la fin du XIXème siècle, et place « Le premier nuage » au centre des préoccupations toutes récentes  sur le sexe, la sexualité, le genre et le mariage ».[1], p 135

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Dimorphisme que traduit la sortie serpentine de la belle femme au cou droit, à la taille fine, et à la traîne époustouflante,  laissant planté là son bel homme au cou penché, au torse avantageux, et à la queue de pie atrophiée.


Vers la symétrie

Orchardson_First Cloud 1887 etudeEtude pour Le premier nuage
Sir William Quiller Orchardson, 1887, Collection privée

Il nous reste une étude représentant sans doute le décor réel dont Orchardson s’est inspiré :  le portique, le paravent à sa gauche, la petite table à sa droite,  la cheminée au miroir avec son tapis. On constate que dans le tableau final,  le pan de mur du fond a été élargi et épuré de ses accessoires (le tableau, le porte-fleur d’angle) pour  ménager le vide central.

Par ailleurs, une deuxième table avec deux chaises a fait son apparition, tandis que le canapé rose s’est  scindé en deux fauteuils cramoisis, traduisant une évolution notable vers plus de symétrie.


Les sexes mélangés

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Une première lecture des éléments symétriques permet de sauver les apparences : les deux chaises, les deux fauteuils, les deux tables sont destinés à Monsieur ET à Madame.

De même, les colonnes du portique, les montants de la cheminée, matérialisent la solidité de leur couple.



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Sur la table côté Madame se mêlent des objets féminins/affectifs (le bouquet) et rationnels/masculins (les livres, le journal).



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Sur la table côté Monsieur, la lampe rationnelle trône au milieu de petites fleurs, d’un carnet et d’une photographie encadrée.

Peut-être même l’écran opaque du paravent et l’écran translucide de l’abat-jour sont-ils à inscrire au crédit de ce mélange des sexes, entre les deux moitiés de la composition.

Les sexes séparés

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Mais il suffit de regarder d’un peu plus loin pour que les deux chaises, la table et le bouquet de Madame s’opposent aux deux fauteuils, à la table et à la lampe de Monsieur.

Pour que le portique ouvert vers le monde contredise la cheminée du foyer.

Et pour que le miroir clair, qui réfléchit l’horloge du temps compté, s’affronte au miroir sombre où se brouille le visage de l’aventureuse.

La morale à méditer par Monsieur :
une Femme n’est pas une Horloge.

Le premier nuage (The first cloud)

Sir William Quiller Orchardson, 1887, Tate Gallery, Londres
0, 83 m x 1,21 m

The First Cloud 1887 by Sir William Quiller Orchardson 1832-1910



La copie de taille réduite faite pour Tate présente des différences minimes, qui militent plutôt dans le sens de la séparation des sexes : les deux fauteuils et le tapis font masse autour de l’homme, les fleurs et la photographie ont déserté sa table pour sauter sur celle de gauche.

L’année d’après la fin de sa trilogie, Orchardson a peint un dernier tableau dans la même veine du « couple dans ses meubles« .

Le décor est cette fois la pièce de réception du somptueux atelier que le peintre à succès venait de se faire construire, à Portland Place [3].

La voix de sa mère (Her Mother’s Voice)

Sir William Quiller Orchardson, 1888, Tate Gallery, Londres

Her Mother's Voice exhibited 1888 by Sir William Quiller Orchardson 1832-1910


L’effet centrifuge

Il est  à nouveau utilisé pour traduire, dans l’espace, un gap temporel : non plus celui de la défiance entre mari et femme, mais celui de la séparation irréparable.

Le père interrompt la lecture de son journal en reconnaissant  la voix de son épouse disparue, tandis qu’à l’autre bout de la pièce sa fille, insouciante de ces souvenirs,  inaugure une nouvelle idylle.

Le thème de la fente qui crée le silence est ici inversé :

c’est la musique qui crée le lien de part et d’autre de la mort.


Le format « théâtre »

Orchardson_Her mother's voice 1888_composition
Le tableau est construit selon le format allongé qu’Orchardson cultive pour ses scènes de théâtre à domicile :

  • un carré, à gauche du lustre, délimite le lieu de l’ancien couple ; 
  • un rectangle, à droite, isole le nouveau couple derrière la double protection du piano et des partitions.


L’effet balance

En s’accoutumant au « vide » entre le veuf et les jeunes gens, notre oeil rencontre un fauteuil vide, une tasse  vide et un rideau dont le lien est dénoué. Le répulseur central se révèle en fait saturé par la  présence de la disparue, et rend palpable la voix qui le  traverse.


Orchardson_Her mother's voice 1888_balance

C’est alors que dans les deux globes jointifs de la lampe – celui qui est à l’intérieur de la pièce et son reflet dans le jardin d’hiver  – nous reconnaissons la métaphore du conjoint resté dans ses meuble et de sa conjointe disparue au  royaume des palmes.

La table centrale, avec ses deux tasses accolées et ses quatre jambes fragiles, se transforme sous nos yeux  en un symbole du couple dissous,  furtivement  reconstitué  par cette réminiscence vocale.  Tandis que le piano, qui sort du cadre sur la droite,  montre la force  et la rayonnement du jeune couple en devenir.


Références
[1] : « Henrik Ibsen and the Birth of Modernism: Art, Theater, Philosophy », Toril Moi, Oxford University Press, 2006, p 134 et suiv.
[2] Alfred  Tennyson, Viviane, traduction de Francisque Michel, Hachette 1868
[3] The art of William Quiller Orchardson, Walter Armstrong,  Director of the National Gallery of Ireland, LONDON, SEELEY AND CO, 1895

Pénitences

22 mars 2014

Ce tableau recèle deux mystères : celui de l’église inversée et celui du curé inversé.

Le mystère de l’église inversée

segantini_1885_La premiere messe

A la première messe (A messa prima)
Giovanni Segantini, 1885, Collection privée

Segantini a vécu et travaillé durant un an dans le village de Veduggio, dont l’église est desservie par un escalier bien reconnaissable.
veduggio_eglise


La façade escamotée

On voit immédiatement que l’église, qui devrait être vue de face, est ici vue de profil, comme s’il s’agissait d’un escalier latéral. Or la façade est bien celle de l’église de Veduggio, avec sa porte et sa niche de droite, surplombées par des frontons demi-circulaires. Segantini l’a donc fait délibérément pivoter d’un quart de tour, afin d’ouvrir tout le haut du tableau sur un panorama céleste  :

« Ainsi l’escalier de l’église devient une échelle vers le ciel ». [1]


L’église inversée

Grâce au titre du tableau,   l’ombre longue, qui s’étire devant le curé nous donne la  direction du lever du soleil : la façade de l’église est donc tournée vers l’Est, ce qui est contraire à l’orientation traditionnelle.segantini_plan_veduggio

Or l’église de Veduggio est correctement orientée. Segantini a donc pris deux libertés avec la topographie : désolidariser l’escalier et la façade, et inverser globalement l’orientation de l’édifice

Si la façade, avec la structure nette de ses lignes, symbolise l’Eglise en tant qu’institution, alors cette inversion délibérée peut être interprétée comme une critique voilée :

l’Eglise tourne le dos à la lumière du Christ.


La position de la Lune

Lorsque la lune est pleine, elle se trouve à l’opposé du soleil par rapport à la Terre : au moment où  celui-ci se lève à l’Est, elle se couche donc à l’Ouest. Sa position correcte, à gauche du tableau, montre que Segantini a bien tenu compte de l’orientation pour mettre au point sa composition. Même si, en toute logique, la lune ne peut pas être  totalement pleine lorsqu’on la voit encore après le lever du soleil.

Sa présence juste à côté de la vieille façade pourrait donc elle-aussi se prêter à une interprétation anti-cléricale   :

« la lumière de l’Eglise n’était qu’une lumière réfléchie, qui s’efface  lorsqu’une nouvelle lumière se lève ».

Reste à apprécier le degré de la critique : s’agit-il d’un appel à remplacer, ou à renouveler seulement la vieille lumière affaiblie ?

Sous la version du 1885 se trouve une première version, encore visible aux rayons X et dont il nous reste  une photographie en noir et blanc. Elle avait connu un succès public et critique lors de son exposition à Turin en 1883, et Segantini n’a laissé aucun texte expliquant pourquoi il a décidé de la repeindre en modifiant si profondément le sujet.

Le mystère du curé inversé

Segantini_1883_La_penitente

La Pénitente ou « Sans absolution » (Non assolta)
Segantini, 1883, photographie d’époque


La Pénitente

Il s’agit d’une jeune feSegantini_1883_La_penitente_mainsmme à laquelle on vient de refuser l’absolution. La nature de son péché nous est discrètement mais clairement indiqué : elle tient son livre dans sa main droite, laquelle est soutenue par la main gauche, laquelle est posée sur la rotondité du ventre. La jeune femme attend un enfant hors  mariage.

Situation qui justement était celle de la compagne de Segantini, enceinte cette année-là de leur premier enfant, dans un petit village en proie aux commérages.


Une fille pieuse

 

Elle est habillée en blanc et noir, la tête couverte d’un voile, et un livre pieux à la main.

« Il est remarquable que, tout en s’éloignant, elle garde ses mains respectueusement réunies pour tenir sous ses yeux le bréviaire ou le manuel de confession. On comprend que son regard n’est pas désespéré, mais étonnamment frais et recueilli. Plutôt que dans les prêtres, c’est peut-être  dans la prière qu’elle cherche le pardon, dans une immédiateté avec Dieu, hors de toute discipline. » [1]


La descente

Rejetée par l’église, est-elle au début d’une chute inéluctable, est-elle condamnée à s’engloutir dans l’ombre ? Il est vrai qu’elle se trouve à la frontière  entre la partie éclairée de l’escalier et l’ombre du mur : mais s’il en est ainsi, c’est justement parce qu’elle est tournée vers la lumière.


Le chien

Le chien est le compagnon fidèle, l’animal qui aime et ne juge pas. Il est assorti à sa maîtresse, blanc avec des tâches noires, comme toutes les consciences ici-bas.

En l’accompagnant dans sa descente, peut-être lui montre -t-il, comme le propose Philipp Stoellger, la voie d’une morale personnelle, hors du conformisme de la religion  :

« Il semble y avoir un chemin menant des lignes claires et des contours nets offerts par la façade de l’église, jusqu’aux formes naturelles des pierres à droite de l’image ; d’une culture vieillie jusqu’ à une nature renouvelée… Une nature dans laquelle le chien pourrait montrer la vérité que l’Eglise a perdu en refusant son pardon, une nature dans laquelle une nouvelle vie va naître. » [1]


Les trois Médisants

Segantini_1883_La_penitente_medisants

Les trois personnages en robe et capuche qui se profilent au bout de la rambarde, dans le dos  de la Pénitente, peuvent être trois vieilles femmes ou trois frères mineurs : en tout cas des personnes statutairement incapables de se trouver dans sa pénible situation.

Le rempart de la bigoterie masque  le manque de compassion.

Segantini_1884_Benediction des moutons

La bénédiction des moutons (Benedizione delle pecore)
Segantini, 1884, Museum Segantini, St.Moritz

Réalisé l’année suivante, ce tableau « pastoral » revêt, à la lumière disparue de La Pénitente, la même tonalité polémique.

Les trois enfants de choeur oeuvrant à des tâches indistinctes font peut être écho aux trois médisants.  L’église-bâtiment, l’église-institution  a été totalement escamotée, réduite à un escalier qui ne mène nulle part.

Réfugiées tout en haut, les silhouettes en contre-jour du  curé, de ses acolytes et du livre porté à bout de bras comme pour l’éloigner du courant,  font penser à une sorte de digue que contourne la mer animale des moutons.

Lesquels nous montrent ostensiblement leur derrière, manière de signifier que le temps du respect est passé.

Nous pouvons maintenant revenir à la version définitive, et essayer de comprendre pourquoi le même escalier, qui faisait sortir de confesse, mène maintenant à la messe.


L’escalier du cimetière

Segantini_1885_Etude d'escalier

Etude d’escalier
Segantini, 1885, Bünnder Kunstmuseum Chur

Cette  étude montre un escalier latéral qui se situe sur le flanc Sud de l’église de Veduggio, menant du cimetière à l’esplanade.
veduggio escalier cote Sud
Segantini a pu avoir l’intention initiale d’utiliser ce décor pour sa seconde version : l’escalier qui remonte du monde des morts à l’Eglise aurait pu faire un contrepoint logique à celui qui précipitait la Pénitente de l’Eglise au monde des vivants.

Peut-être a-t-il trouvé dans cette étude l’idée de faire pivoter la façade afin de développer le ciel, ici gris et fermé comme un volet métallique.

En concurrence avec l’église minimisée par le cadrage, un jeune arbre à gauche s’échappe de ce monde artificiel et figé, introduisant le thème du renouvellement.

Une étude révélatrice

segantini_1885_Etude pour La premiere messe

Etude pour la première messe,
Segantini, 1885, Collection privée

 

Cette autre étude révèle encore mieux les intentions qui conduiront à l’élaboration de A la première messe.

On y voit un vieux curé, les mains dans le dos, prêt à pénétrer dans un des rares rais de lumière que laisse passer la barrière de cyprès, tout en bas d’un escalier montant vers une chapelle  indistincte. Cet escalier dans l’ombre apparaît comme un cul-de-sac et une tranchée provisoire, sous la double menace de l’éboulement minéral et de l’envahissement végétal. Le brun du chemin et le vert des haies occupent tout l’espace : la présence du ciel est à peine visible, sous forme de langues bleues aussi  rares que les rais de lumière. Et le curé voûté, tête baissée, contribue à cette impression d’écrasement.

Toute la composition dit la petitesse de la religion humaine dans le Temple de la Nature.


L’escalier à deux volées

L’escalier se compose de deux volées : une partie large,  et une partie plus longue,  plus raide et plus abrupte, qui  grimpe jusqu’à la chapelle. On comprend que notre vieux curé risque fort de s’arrêter à la terrasse intermédiaire.
veduggio escalier face Ouest
Or il se trouve que  l’escalier baroque de Veduggio est également composé d’une partie facile, aux marches basses, larges et convexes, sur laquelle est placé le curé, et d’une partie abrupte, aux marches hautes, étroites et concaves.


Un secret de fabrication

vedduggio escalier face Ouest recadre
Le point de vue choisi par Segantini est justement celui où le piéton (ou le spectateur du tableau) ne voit qu’un escalier unique : comme si l’artiste avait voulu conserver pour lui son secret de fabrication.

Segantini_1883_La_penitente_livreLa Pénitente se trouve sur la partie en pente douce car pour elle le plus dur est fait : la sortie de l’église n’est pas une chute interminable comme le prédisent les médisants. Et le Livre, qu’elle tient  exactement au niveau de la ligne d’horizon,  reste un moyen valable de communication  entre la Terre et le Ciel : à condition de le lire par soi-même.

segantini_1885_La premiere messe_livreA l’inverse, le vieux curé de A la première messe se trouve en haut de la partie « facile ». Et son livre qu’il ne lit plus est entièrement  englobé, pétrifié par l’escalier.




L’invention du monoptyque

Les deux versions ne sont finalement que deux versants de la même réflexion. En décidant de réutiliser non seulement le décor, mais le support lui-même, Segantini a inventé un mode d’expression unique, un diptyque en un seul panneau : l’unique « monoptyque«  de l’Histoire de l’Art.

La montée se superpose à la descente,  le Curé à la Pénitente :

en nous cachant la première, la seconde image nous révèle ce que celle-ci ne montrait pas :

le juge, à la place de sa victime.


Une revanche

Et celle-ci continue de subsister, par la force de l’antithèse,  couche profonde contaminant la couche visible :

  • elle descendait vers un monde sombre,  il monte vers un ciel vide ;
  • la jeune femme était  vue de face, le vieil homme est vu de dos ;
  • enceinte, elle se tenait bien droite malgré le poids de son ventre, quand le  prêtre sans progéniture courbe  l’échine ;
  • elle lisait le livre que l’autre garde fermé ;
  • elle s’était brulée dans l’amour, quand l’autre se consume dans la chasteté ;
  • elle était accompagnée – par le chien, par son enfant à naître, l’autre est seul ;
  • certes on la moquait, mais lui on l’ignore.

Dans cette première lecture, la Pénitente est en quelque sorte vengée par la figure chenue du vieux Curé :

l’Eglise qui l’a rejetée hors de son monde se voit elle-même rejetée par le monde.


Une fraternité

D’un autre point de vue, les deux personnages ne sont pas si opposés qu’il y paraît :

  • tous deux portent  la robe et sont respectueux du divin (ils se couvent la tête, avec un châle ou un chapeau) ;
  • ils connaissent la même infortune, celle  des célibataires forcés ;
  • et ils trouvent leur inspiration dans le Livre : l’une le lit, l’autre le tient entr’ouvert avec son doigt, à la  page sur laquelle il médite.

Au final, la seconde version serait moins une antithèse qu’une synthèse :  le Curé en  Pénitent, sa soutane régénérée par la robe qu’elle a recouverte.

La Pénitente comme le Curé vont leur chemin sous un ciel vide,  que la façade baroque construite par l’esprit humain ne dissimule plus.

Abattu le village Potemkine des dogmes, 

reste l’univers dans son immensité.


Segantini_synthese

Au terme de cette analyse, les intentions de Segantini restent bien évidemment inconnues. Le spectateur aura le choix entre quatre  interprétations graduées.


1) L’interprétation « noir et noir »

Segantini_noir_noirLes deux versions sont aussi radicales l’une que l’autre : la Pénitente et le Curé sont deux victimes équivalentes de la religion constituée, deux passants sur un escalier qui ne conduit nulle part.

Le prêtre regarde ses pieds. Il ne croit plus ni au Livre, ni au Ciel,  ni à la lumière factice de la lune :  mais trop tard pour se retourner vers la lumière qui se lève et va faire diminuer les ombres.

Le titre A la première messe est  à lire au second degré, comme une antiphrase ironique.


2) L’interprétation « blanc et blanc »

Segantini_blanc_blancA l’inverse, Philipp Stoellger est sensible au côté positif des deux personnages. Ils illustreraient la même attitude de libre examen et de recherche individuelle, qui consiste à prier Dieu où il se trouve : sous la voûte du ciel et pas sous celle des églises.

Le prêtre « ne médite pas  sur un chemin de croix, dans une nef, devant les Ecritures, mais en pensée sous le ciel libre. Le première messe n’a pas lieu dans l’église, mais dans la prière du solitaire, pour ses péchés, sous le firmament. » [1]

« La Pénitente comme le Curé sont, dans leur fondu-enchaîné,  dans le même camp d’une piété héroïque ».[1]


3) L’interprétation « noir et blanc »

Segantini_noir_blancCependant la majorité des commentateurs voient plutôt ce qui oppose les deux versions : la radicalité anti-cléricale de la première se serait pacifiée dans la seconde, au profit d’une vision plus large de la religion. Evolution qui correspond également à une maturation de l’esthétique de Segantini, abandonnant la peinture de genre au profit de paysages symbolistes, dans lesquelles Dieu se révèle par la Nature.

« Née comme l’image-type d’un anti-cléricalisme agressif, la toile… fut transformée quelques années plus tard par Segantini en un paysage lyrique, au grand souffle, chargé d’une spiritualité panthéiste qui en balaye toute préoccupation satirique ou anecdotique… La figure (du prêtre) transmet un sentiment de profonde solitude, comme pour signifier que la réponse aux questions essentielles de la vie ne peut venir de la religion officielle. » [2], p 26

Plusieurs citations de Segantini viennent à l’appui de cette conception religieuse de la Nature et de l’Art :

« Jamais je n’ai cherché un dieu en dehors de moi-même, car j’étais convaincu que Dieu est en nous, que chacun de nous peut en posséder ou en gagner une parcelle au travers d’oeuvres belles, bonnes et nobles ; que même chacun de nous est une partie de Dieu, comme un atome et une partie de l’univers ». Segantini, Oeuvres complètes, cité par [1]


4) L’interprétation « terre à terre »

Segantini_terre_terreSelon une tradition orale invérifiable, un prêtre aurait accepté de donner le baptême à son premier enfant – né hors mariage…

… à condition qu’en pénitence, il repeigne La Pénitente ! [1]

Références :
[1] Philipp Stoellger, « Giovanni Segantinis Frühmesse », p16 et suivantes, dans « Moral als Gift oder Gabe ? : zur Ambivalenz von Moral und Religion », publié par Brigitte Boothe, Philipp Stoellger, Königshausen & Neumann, 2004
[2] Annie-Paule Quinsac, Segantini, Giunti Editore, 2002, p 23

1 Sainte face : La ligne sans pareille

9 mars 2014

La Sainte Face

Claude Mellan, 1649

de_Mellan_-_Face_of_Christ

En aparté : la plus fine ligne

Pline raconte que le peintre Apelle rendit visite au peintre Protogène, un jour où celui-ci était absent de son atelier.  En signe de son passage, il traça « au travers du tableau une ligne de couleur d’un délié extrême« . A son retour, Protogène « dès qu’il eut contemplé cette finesse, dit que le visiteur était Apelle et que personne d’autre n’était capable de rien faire d’aussi achevé ; puis il traça lui même avec une autre couleur une ligne encore plus fine que la première. »… »Apelle revint et, rougissant de se voir surpassé, il refendit les lignes avec une troisième couleur, ne laissant aucune place pour un trait plus fin« .

Logo Valentin CurioLogo de l’imprimeur Valentin Curio,
 Holbein le Jeune, 1521.

Ce tableau existait encore du temps de Pline  :

« sur une grande surface, il ne contenait que des lignes échappant presque à la vue et , semblant vide au milieu des chefs d’oeuvre de nombreux artistes, il attirait l’attention par lui-même et était plus renommé que tous les autres ouvrages ». Pline (Pline, L’Histoire Naturelle, XXXV)

Mellan lignes


Non Alter

Mellan non alter

Nul doute que la gravure de Mellan ne se place dans la lignée de cette concurrence entre artistes, à la recherche de la plus fine ligne. Ainsi peut-on comprendre l’énigmatique devise « Non alter » , « Pas un autre », placée à côté de la signature, comme une double revendication de la singularité de l’artiste et de l’oeuvre :

  • « Personne d’autre que moi n’aurait pu le faire »
  •  « Aucun autre trait ne peut s’intercaler entre les miens »

Le truc du buriniste

Dans la technique du burin,

« l’outil doit rester dans la même position. C’est la plaque qui tourne et à cet effet, elle sera posée soit sur un coussin, soit sur une planchette en bois » (Wikipedia).

Mellan burin
Remarquons que le copeau s’élève en spirale, d’autant plus parfaite que le mouvement est régulier.

Mellan detail spirale

Dans la gravure, la spirale s’enroule dans le sens des aiguilles de la montre. Donc la spirale tracée sur la plaque de suivre tournait en sens inverse. Ce qui est le sens normal lorsque la pointe du burin, tenue fixement par la main droite, attaque la plaque mise en rotation par la main gauche (ce qui prouve par ailleurs que Mellan était droitier).

Ainsi la spirale est l’emblème du buriniste, puisqu’elle se produit naturellement lorsque celui-ci maîtrise parfaitement son art : à la fois dans la forme du copeau, et dans le tracé qui résulte de la rotation de la plaque.

L’épaisseur du trait

La gravure porte à son apogée la technique de la « taille claire » inventée par Mellan, dans laquelle les noirs sont obtenus, non par le croisement avec d’autres lignes, mais par engraissement du trait.

Bien sûr, cet engraissement se faisait dans un second temps, en repassant sur le tracé. Mais la spirale unique et son  fil  ininterrompu suggèrent  que la main de Mellan était si sûre qu’elle  était capable de contrôler, en un seule passe,  la position et la profondeur du tracé.

 « Un burin en diamant, monté sur un stylet chauffant grave un sillon hélicoïdal. Le stylet est couplé à un système électromagnétique, la tête de gravure, qui le fait vibrer. Au microscope, on peut voir les ondulations des sillons qui ne doivent jamais se toucher. Lors de la gravure, le burin fait un copeau qui, idéalement ne doit pas se briser. »  Wikipedia, notice Disque microsillon

800px-Vinyl_groove_macro

C’est ainsi que la main de Mellan, plus sûre que celle d’Apelle,

inventa le microsillon.


Plus fin qu’un cheveu

Mellan engraissement
Les cheveux ne sont pas représentés par un trait  »dans le sens du poil ». Bien au contraire, ils apparaissent comme un effet secondaire  du fil infiniment plus fin tracé par la main prodigieuse, avec la virtualité d’une moire.

Nous touchons ici au paradoxe de la spirale de Mellan : parfaite, elle ne créerait rien d’autre qu’une surface uniforme ; ce sont ses irrégularités qui font émerger une forme, laquelle se révèle ensuite être la représentation d’un cheveu.

Ainsi le problème canonique de la figuration  : « comment transcrire en deux dimensions notre monde tri-dimensionnel » est ici poussé  à son comble : « comment montrer tout l’univers à partir d’une seule ligne« .

Il est temps d’en venir à ce que la gravure représente : le voile de Sainte Véronique.

Sublimes ambiguités


Un objet-espace

Nous est-il présenté à plat ou mystérieusement suspendu ? Aucun pli, aucune main, aucun clou ne nous l’indique. Mellan n’a pas cherché  à inscrire le voile dans l’espace, à en faire l’occasion d’un trompe-l’oeil ou d’un exercice de virtuosité sur le rendu des tissus et des plumes.

DURER_VeroniqueDürer, La Véronique, 1513

Le projet de Dürer est de nous montrer une Sainte Face tellement tridimendionnelle qu’elle sort du voile et se trouve en lévitation devant lui,  telle la tête coupée de Saint Jean Baptiste. Tandis que la plaque carrée de la signature lévite à son imitation, pour la plus grande gloire du graveur.

A l’inverse, le projet de Mellan  est celui d’un collapse entre le sujet et l’objet qui le représente : aplatir  le voile sur la surface du papier,  le circonscrire à son cadre,  en faire une sorte d’objet-espace qui se suffise à lui-même.

Mellan detail signature
Et sa signature minuscule, absorbée dans les fluctuations de cet unique champ,

semble à la limite de se dissimuler derrière lui.


Le support et le voile

Mellan_Voile_Support
La partie « support » se réduit à un triangle minuscule en haut à droite, et à une étroite bande tout en bas,  où se  trouve la signature :

C.MELLAN G(allus). P(inxit). ET F(ecit).  1649   IN AEDIBUS REG(i) .

NON ALTER
C.MELLAN Français, Peignit et fit. 1649. Au palais du Roi
(Mellan habitait depuis 1642 dans les galeries du Louvre).

Les mots « Non alter », qui s’appliquent donc  au monde du support, de l’artiste, du temps présent.

La partie « image », quant à elle, porte une autre devise :  « formatur unus unica » (un Unique fait d’une Unique) qui concerne donc  le voile de Véronique.

« Le voile est contigu à la taille de la feuille de papier de manière que, tout comme la nature double du sujet, elle est à la fois dans ce monde et hors de lui. Le voile qui porte l’image et les mots dont elle est synonyme s’incurve en sa partie inférieure, alors que la signature et la devise de l’artiste sont partie intégrale du support » [1], p 387

Pour comprendre cette « nature double du sujet », voici donc l’histoire de Véronique.


La Véronique

« Il s’agit d’une femme pieuse de Jérusalem qui, poussée par la compassion lorsque Jésus-Christ portait sa croix au Golgotha, lui a donné son voile pour qu’il pût essuyer son front. Jésus accepta et, après s’en être servi, le lui rendit avec l’image de son visage qui s’y était miraculeusement imprimée. »  (wikipedia, article Véronique (christianisme))

Cette histoire, construite au cours des siècles, semble fusionner  au moins deux traditions :

  • celle d’une femme, appelée Véronique (Bérénice en grec), qui aurait peint un portrait du Christ au pouvoir de guérison miraculeux (Actes de Pilate),
  • celle selon laquelle il subsisterait une image authentique  de Jésus (Vera Icon) .


Un sujet double, donc singulier

Toute la singularité du sujet choisi par Mellan  est son pouvoir agglomérant, sa capacité à faire fusionner des notions habituellement distinctes ou contraires :

  • l’instrument et l’agent (au point que « La Véronique (Vera Icon) désigne à la fois l’image et la sainte femme) ;
  • l’humain et le divin (le tissu et l’empreinte miraculeuse) ;
  • l’image et le sujet de l’image (puisque la Sainte Face reproduit directement le visage du Christ)
  • le révélé et le caché (l’objet qui nous dévoile le véritable  visage de Jésus était justement celui qui voilait le front de Véronique).


Une figure paradoxale

Mais la spirale  elle-aussi possède une nature double  :

  • elle est partout visible, mais n’est pas destinée à être vue ;
  • elle est une ligne qui, à la limite du regard, se transforme en surface ;
  • en tant que ligne elle est dessin, en tant que surface elle est support  (préfigurant en quelque sorte la dualité moderne de la trajectoire  et du champ)

En somme elle est à la fois forme et fond.

Comme Irving Lavin l’exprime d’une autre manière :

« L’un des effets mystérieux de la ligne universelle de Mellan tient à ce que l’image est de fait tissée dans la matière métaphorique qui est à la fois toile et papier. De plus les girations sont parallèles et, puisqu’elles ne se croisent jamais, aucune surface n’est établie : la ligne et le « fond » sont toujours visibles et tous les deux indéfiniment extensibles dans toutes les directions. Avec cet effet que l’image est transparente et que la ligne révèle ce qu’elle voile. » [1], p 388


Rien d’autre que la forme

La Sainte Face de Mellan n’est pas unique seulement par sa virtuosité  technique. Mais surtout en tant que singularité esthétique, dans laquelle  la forme choisie par l’artiste possède exactement les mêmes caractéristiques que le sujet de l’oeuvre :  la Spirale  et la Véronique partagent la même « nature double », étant à la fois « sous le regard » et « hors du regard ».

Mellan_Tableau_Sous le regardJPG

Formatur unus unica

Aussi la devise brodée sur le bas du voile, « Un Unique fait d’une Unique », s’applique simultanément au sujet et à la forme  :

  • le visage miraculeux imprimé par la chair unique de Jésus (ou par la main de Dieu) ;
  • le visage merveilleux tracé par une unique spirale (ou par la main de Mellan).

Dans un autre sens, la devise décrit aussi la propriété proliférante de cette spirale, qui déborde de la partie « voile » pour envahir la partie « support » :

  • le champ dans son entier est constitué d’une seule ligne.

Ainsi la devise de la spirale vient visuellement annexer la devise de l’artiste, la transformant en son simple corrolaire : « Non alter » : pas d’autre trait que la spirale.

Mellan_Tableau_Non Alter

L’unique et le « pas d’autre »

Prise isolément, chacune des deux devises présente une « sublime ambiguité », selon la formule de Irving Lavin.

Mais prises simultanément, les deux ambiguités se renforcent l’une l’autre, puisque  le terme « unique » de la première renvoie au « pas d’autre » de la seconde :  l’Unique est défini d’abord par sa filiation à partir d’un autre Unique, ensuite par l’impossibilité  de le reproduire autrement.

C’est ainsi qu’un ami et collectionneur de Mellan joint les deux devises dans la même explication :

« Formatur unicus una, faisant allusion à la beauté du Fils unique du Père Eternel, né d’une Vierge, et à la seule ligne spirale, dont le peintre artiste a si bien dessiné le portrait, avec cet autre mot écrit encore au dessous, Non alter, parce qu’il n’y a personne qui ressemble à ce premier des Presdestinez, et que le graveur de cette image en a tellement fait un chef d’oeuvre, qu’un autre auroit de la peine à l’imiter pour en faire autant. » Michel de Marolles, ami de Mellan, 1656


Les correspondances verbales

Sous la plume de Marolles, l’idée de  beauté (forma en latin) s’introduit naturellement à partir du mot formatur.

Mellan detail spirale

Mais d’autres correspondances devaient venir à l’esprit du spectateur lettré :

  • la spirale (spira) commence au bout du nez, qui évoque le terme spiro (je respire) ;
  • le visage (vultus) évoque la volute (voluta),  ornement constitué par un enroulement en forme de spirales.

En synthèse, voici la liste (sans doute non exhaustive) des interprétations que l’on peut trouver pour la première devise.

Mellan_Tableau_Unicus


virgil-finlay-eyes

Illustration de Virgil Finlay pour « The Reaper’s Image » de Stephen King,

Startling Mystery Stories N°12, printemps 1969

 

2 Sainte Face : Discrètes constructions

9 mars 2014

 

Discrètes constructions

 

Deux centres organisateurs

Mellan_Construction_Pythagoricien

La gravure est de format 4  X 3, autrement dit les proportions du triangle pythagoricien (l’hypothénuse mesure exactement 5).

Remarquons que ce rectangle fait mécaniquement apparaître une croix virtuelle derrière le visage du Christ (en blanc). Son centre donne le point de départ de la spirale, à la pointe du nez de Jésus (en vert).

Par ailleurs, le centre du carré 3×3 du haut donne le centre de l’auréole, qui se situe en haut du nez de Jésus (en bleu).

La construction de Jean Sgard

Mellan_Construction_Jean_Sgard
Le graveur  Jean Sgard a remarqué que le haut de la chevelure forme un demi-cercle, concentrique avec l’auréole.  Ce cercle épouse  également la courbe du bas des lèvres. (en bleu).

Si on trace un cercle de même rayon autour du second centre (en vert), celui-ci est tangent en haut à la couronne d’épines, et en bas au cercle de l’auréole.

Ces deux cercles sont très convaincants. Mais de manière quelque peu artificielle, Jean Sgard propose de tracer entre les deux cercles un troisième de même rayon (en jaune). Si l’on y inscrit une étoile à cinq branches, sa ligne horizontale tombe à peu près au milieu du carré.

Des étoiles naturelles

Mellan_Construction_Philippe_Bousquet
Si on souhaite faire apparaître plus naturellement une étoile à cinq branches, il suffit d’utiliser une propriété remarquable du rectangle pythagoricien :  l’angle entre ses diagonales correspond (à 1% près) à l‘angle de l’étoile à cinq branches (72°).

De ce fait, on peut tracer autour du centre de ce rectangle autant d’étoiles que l’on veut, elle seront toujours exactement positionnées par rapport aux diagonales du rectangle.

L’étoile qui s’inscrit dans le cercle du bas est assez remarquable (en vert) : sa branche horizontale tombe à la jonction entre les deux cercles, et donne la position des yeux ; en bas elle donne la position de la bouche.

On peut aussi tracer l’étoile de même taille que l’auréole  (en jaune) : elle donne en haut  la position de la chevelure, en bas celle des  deux  boucles. Au lecteur de juger si elle ajoute, ou pas, à l’harmonie de la composition.

Un prédécesseur remarquable

Mellan_Construction_Van_EyckLa Sainte Face,
Van Eyck, 1438, Staatliche Museen, Berlin-Dahlem

La Sainte Face de Van Eyck, peinte deux siècles plus tôt, est construite à peu près selon  le même rectangle 4×3 (un peu plus allongé),  et  utilise les deux mêmes centres (celui du carré et celui du rectangle) pour délimiter  les extrémités du nez. Le cercle du bas (en vert) est tangent en haut à la chevelure, et en bas à l’encolure.

Si on applique la même construction que celle de Mellan, on obtient une étoile à cinq branches assez convainquante, qui donne la position des yeux et délimite le haut de la barbe.


Tradition ou invention  ?

Cette construction exploite deux propriétés simples du rectangle pythagoricien 4 X 3 :

  • il renferme un carré 3×3, ce qui fait automatiquement apparaître un autre centre organisateur que celui du rectangle ;
  • ses diagonales permettent de tracer facilement des étoiles à cinq branches.

Son utilisation pour répresenter la Sainte Face  se réfère-t-elle  à un schéma d’atelier oublié ?  Ou bien a-t-elle été inventée indépendamment par deux artistes de génie ?  La seconde hypothèse n’est pas absurde car, du moins dans le cas de Mellan, la présence des deux centres organisateurs  « colle » parfaitement à la symbolique du sujet.


Les deux natures

Mellan_Construction_Deux_Natures
Le centre supérieur (en bleu) définit les deux cercles concentriques de l’auréole et du sommet du crâne, la  partie de l’homme la plus proche du ciel. Appelons-le le centre « divin ».

Le centre inférieur (en vert) se situe  à la pointe du nez, là où l’air d’ici-bas pénètre dans la Sainte Face. Ce second centre, pourrait donc représenter la nature humaine de Jésus. D’autant plus si nous lui ajoutons l’étoile à cinq branches, qui unit le point culminant, céleste, et les pointes  basses, terrestres, de la chevelure.

Pentagram_and_human_body_(Agrippa)
Car depuis au moins Agrippa de Netelsheim, tout le monde sait que cette étoile est l’emblème de  l’homme debout,  en équilibre entre  le macrocosme et le microcosme.

Mais il est possible que Mellan ait voulu rajeunir  cette vieille figure en lui superposant, autour du même centre, sa spirale universelle : symbole de la précision mécanique de l’homme moderne, et de sa capacité à embrasser tout le chemin qui mène de l’infiniment petit à l’infiniment grand.

La gravure de Mellan révèle donc une grande ambition. à la fois théologique et théorique.

En tant que « Sainte Face », elle se construit autour de deux centres qui organisent l’un les aspects divins, l’autre les aspects humains du sujet.

En tant que « Chef d’oeuvre absolu de Mellan », elle substitue au symbolisme de l’homme en équilibre celui de l’homme en expansion, à l’ingéniosité sans limite.


La double  gloire


De l’auréole à la couronne

Mellan_Construction_Aureole_Couronne
La gravure montre comment l’auréole divine se contracte dans  le cercle de la chevelure (en bleu),  lequel descend ensuite jusqu’à la base du nez pour former un second cercle (en vert), que nous n’avons pas interprété jusqu’ici.

Il se trouve que ce cercle vient se poser en bas sur la partie cachée de l’auréole, et tangenter en haut la couronne d’épine, comblant l’espace entre ces deux objets circulaires.

Ainsi la couronne d’épines, emblème de la Royauté terrestre de Jésus,

se trouve  mise en relation géométrique

avec l’Auréole, emblème de sa Royauté dans le ciel.


Deux impressions parallèles

Nous avons vu que la composition de Mellan tend à identifier la gravure et le voile, le papier et le tissu. Il n’est pas difficile de mettre en parallèle leurs deux histoires similaires, qui n’est rien d’autre  qu’un processus d’impression mettant en jeu un support, un marqueur et l’image qui en résulte :

  • le papier imprégné d’encre expose une image ;
  • le tissu  imprégné de sang expose une image.


Deux travaux parallèles

Une seconde métaphore met en parallèle ces deux pointes blessantes que sont le burin et les épines. Il s’agit ici d’un travail dans lequel un matériau est soumis à un instrument en suivant un plan :

  • le cuivre est travaillé par le burin selon la spirale ;
  • la chair du Christ est travaillée par les épines  selon  la couronne.

On comprend bien la première partie : la spirale est le projet de Mellan, la contrainte qu’il se donne pour contrôler son burin.

La seconde partie rappelle que la Passion de Jésus faisait partie du plan divin : elle a été voulue pour rendre manifeste, à ceux qui savent voir, la royauté réelle cachée derrière l’objet de dérision :

l’auréole derrière la couronne d’épines.


Du dessin au dessein

Nous pouvons maintenant tisser  et enchaîner ces deux réseaux de métaphores :

Le papier imprégné d’encre expose une image
qui reproduit (mécaniquement)
le cuivre travaillé par le burin selon la spirale
qui reproduit (artistiquement)
le tissu  imprégné de sang qui expose l’image
qui reproduit (miraculeusement)
la chair travaillée par les épines selon la couronne.

Entre deux processus de reproduction mécanique (celle de la presse d’impression) et miraculeuse (celle de la main de Dieu), vient s’insérer la main à la fois mécanique et miraculeuse de l’Artiste.

Ainsi son chef d’oeuvre constitue une sorte de syllogisme visuel qui nous conduit, en partant de l’image imprimée et en remontant la chaîne des représentations, par l’intelligence des métaphores :

  • du dessin de l’Artiste jusqu’au dessein du Créateur ;
  • de la Gloire de Mellan à L’Auréole du Christ.

 Mellan_Tableau_DoubleGloire

References

  • [1] Irving Lavin, La Sainte Face de Claude Mellan, dans République des lettres, République des arts: mélanges offerts à Marc Fumaroli, de l’Académie Française. Dirigé par Christian Mouchel, Colette Nativel, Librairie Droz, 2008
  • [2] Jean Sgard La Sainte Face de Claude Mellan, 1957, Etudes picardes