– Vulcain, Vénus et Mars alchimiques

11 août 2012

Pour comprendre la symbolique de ces Dieux en alchimie, il ne faut pas les prendre au sens vulgaire des métaux Cuivre et Fer, mais dans un sens « philosophique », c’est-à-dire réservé aux praticiens de l’Oeuvre.

Voyons ce que nous en dit Dom Pernety qui, dans Les Fables Égyptiennes et Grecques (1758) a compilé les interprétations alchimiques des mythes grecs.


Vulcain

Vulcain ne représente pas un matériau, mais un des « feux » qu’utilisaient les alchimistes :

« Les Egyptiens avaient donc en vue le feu philosophique, et ce feu est de différentes espèces, suivant les Disciples d’Hermès ».

La notion de « feu philosophique » n’a rien à voir avec le feu du fourneau, et dépend de la phase de l’oeuvre. Précisément, le feu représenté par Vulcain

« est l’agent principal du second oeuvre (…) lui seul est capable, de conduire l’airain philosophique à la perfection de la pierres des Sages. » (Tome II, Chapitre XI , Vulcain)

Vulcain_tripus_aureus
Frontispice du Tripus Aureus, 1618,
publié par Michel Maier à Francfort


Vénus (des philosophes)

Dom Pernety nous explique également que Vénus n’est pas le cuivre, mais « leur matière avant la blancheur », autrement dit l’état de la matière à l’issue du premier oeuvre (oeuvre au noir), et préparée pour le second (oeuvre au blanc) :

« Le terme d’airain que les Adeptes ont souvent employé pour désigner leur matière avant la blancheur, n’a pas peu contribué à faire prendre le change aux Souffleurs et même aux Chimistes vulgaires, qui ont regardé en conséquence le cuivre comme la Vénus des Philosophes. Mais ce qui nous manifeste bien clairement l’idée que les Anciens attachaient à leur Vénus, est non seulement ses adultères avec Mercure et Mars, mais son mariage avec Vulcain. Ce dernier étant le feu philosophique, comme nous l’avons prouvé, et le prouverons encore, est-il surprenant qu’il ait été marié avec la matière des Philosophes ? ». Tome II, Chapitre VIII , Vénus


Mars et une femme

Mylius Embleme VII
Mylius, 1622, Philosophia reformata, Serie I emblème VII

Cet emblème représente à  gauche un guerrier qui a tous les attributs de Mars et au milieu Mercure avec deux caducées. Celui qu’il tient dans sa main gauche porte un aigle qu’il donne à la  femme de droite.  Logiquement, il devrait s’agir de la « Vénus des Philosophes » à côté de ses deux amants :

  • Mars avec qui elle s’est accouplée lors du Premier Oeuvre ;
  • Mercure avec laquelle elle s’accouple lors du Deuxième.

D’autant que le fait que Mercure a troqué ses grandes ailes (à ses pieds) par des petites indique qu’il a progressé en « fixité » ; et ses deux Caducées, petit et grand, signifient qu’il a gagné en puissance. Deux détails qui confirment  que nous sommes bien dans le Deuxième Oeuvre.


Basile Valentin clé_II 
Basile Valentin, Les Douze Clés de Philosophie, Clé N°2, version Tripus Aureus (1618)

L’emblème a été recopié sur cette version parue quelques années auparavant, très semblable avec son Mercure à deux couples d’ailes et deux caducées,  mais différente par ses deux  lutteurs. Celui de gauche n’est plus Mars, puisqu’il porte un serpent sur son épée, tandis que l’autre porte un griffon. Il s’agit probablement d’une allusion aux deux sels qui ouvrent successivement la Matière.

Ceci illustre que l’iconographie alchimique du couple Mars et Vénus, rarissime, est loin d’être stabilisée, un siècle et demi après le Mars et Vénus de Botticelli.


Vénus, Mars et Harmonie

Pour compliquer encore les choses, dans l’interprétation alchimique de l’union de Mars et de Vénus, Mars n’est pas à prendre au sens propre (le métal Fer) : il représente plutôt l’un des deux principes alchimiques, le Soufre, qui est effectivement présent en abondance dans le métal Fer :

« Les Anciens l’ont pris pour une certaine vertu ignée, et une qualité inaltérable des mixtes, capable par conséquent de résister aux atteintes du feu les plus violentes. Si l’on met donc la Vénus des Philosophes avec ce Mars dans un lit ou vase propre à cet effet, et qu’on les lie d’une chaîne invisible, c’est-à-dire aérienne, et telle que nous l’avons décrite dans le chapitre de Vénus, il en naîtra une très-belle fille, appelée Harmonie, dit Michel Maïer (Arcana arcanissima 1. 3.), parce qu’elle sera composée harmoniquement, c’est-à-dire parfaite en poids et en mesure philosophique. » Dom Pernetty [1]

Dans cette interprétation, Harmonie, la fille de la Vénus des Philosophes avec « ce Mars », est identifiée au « rebis », le germe androgyne dont l’obtention est le but du  Deuxième Oeuvre.



Références :
[1] Antoine Joseph Pernety, Les fables égyptiennes et grecques dévoilées et réduites au même principe avec une explication des hiéroglyphes et de la guerre de Troye, 1758, p 119
https://books.google.fr/books?id=2DBPAAAAcAAJ&pg=PA119

3 Les charmes contre les armes

11 août 2012

A titre de premier galop, voici une lecture très partielle qui va nous permettre de revenir sur les armes de Mars, et dé découvrir l’arsenal de Vénus.

Article précédent : 2 Amour et Guerre

Venus_and_Mars_National_Gallery

Mars est nu et ses armes sont dispersées autour de lui.  Elles sont au nombre de quatre :

  • deux défensives (le casque et la cuirasse),
  • deux offensives (la lance et l’épée).

En contraste, Vénus est habillée et ne possède qu‘un seul accessoire de beauté, le médaillon qui ferme sa robe. Ne pourrait-on imaginer qu’elle dispose d’autres charmes discrets, à opposer aux armes bien visibles de son partenaire/adversaire ?


Contre le casque, la chevelure

Botticelli_Venus_Mars_Panisque_Casque

La chevelure de Vénus est l’équivalent, amélioré, du casque de Mars :

  • elle est entièrement de cuivre, alors que le casque ne possède que quelques ornements dorés ;
  • elle est souple et légère, quand le casque est lourd et rigide ;
  • en guise de jugulaire, elle se relie au médaillon par les fausses tresses que nous avons mentionnées.


Contre la cuirasse, la conque

Botticelli_Venus_Mars_Intro_armure Botticelli_Venus_Mars_conque

Les deux jouent le même rôle : protéger la chair fragile. Mais l’une s’ajuste en permanence au corps qu’elle contient, tandis que l’autre est trop grande pour le petit faune qui y gite.


Contre la lance, le nid de guêpes

Botticelli_Venus_Mars_Panisque_Lance Botticelli_Venus_Mars_Intro__guepes

D’un côté une lance géante,  mais à un coup ; de l’autre une multitude de dards minuscules, mais innombrables. Au lourd chevalier dont la lance est incapable de pénétrer dans la forteresse de l’arbre, s’oppose la multitude des guerrières légères qui y ont élu domicile.


Botticelli_Venus_Mars_Intro_armure Botticelli_Venus_Mars_Intro_medaillon

Contre le pommeau, le médaillon

Au pommeau sous le cou du panisque fait pendant un autre disque ouvragé, le médaillon. D’un côté la lame de l’épée, de l’autre l’aiguille de la broche  : même disproportion qu’entre la lance et le dard.

Botticelli_Venus_Mars_Charmes_Armes

Dans le combat que se livrent les deux divinités, Vénus peut opposer aux quatre armes de Mars (en bleu), quatre charmes qui les surpassent (en rose).

Car les armes sont des objets manufacturés, faits de métal grossier,  tandis que les charmes sont des productions parfaites de la nature : chevelure, conque, guêpes et médaillon orné de perles et de rubis.

Article suivant : 4.1 Souffler dans une conque

4.1 Souffler dans une conque

11 août 2012

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Quatre panisques

Venus_and_Mars_National_Gallery

En contraste avec le hiératisme de Vénus et de Mars,  les petits satyres brisent la symétrie, s’immiscent dans les  interstices de la composition,  introduisent mouvement et fantaisie. Quatre petits bouffons autorisés à  s’amuser  aux côtés du couple divin, quatre petits corps errants perturbant (ou renforçant ?) l’attraction muette entre les deux « planètes » majeures.

Il est temps de nous intéresser à ces enfants-satyres, gracieux comme des chérubins mais aux oreilles velues, aux petites cornes et aux pieds de boucs. Leurs regards entendus, le bout de langue rose qui pointe entre leurs dents de deux d’entre eux, ne suggèrent-ils pas la lubricité ? Le casque dans lequel l’un d’eux s’enfonce jusqu’aux épaules, la lance démesurée qui barre le panneau,  la coquille embouchée, la cuirasse-tunnel, ne sont-ils rien de plus que des  jouets anodins ?

Une fois n’est pas coutume, nous n’échapperons pas à l’interprétation sexuelle. Mais auparavant, nous allons commencer  par un terrain moins mouvant, celui de l’interprétation textuelle. Car depuis longtemps, les érudits ont vu dans le tableau un exercice de style truffé de références littéraires, destiné à des spectateurs humanistes toujours à l’affût du dernier manuscrit antique retrouvé.


Botticelli, peintre érudit ?

L’approche littéraire implique-t-elle que Botticelli était un peintre érudit, fin connaisseur de  textes antiques ? Pas nécessairement : comme le remarque E.Wind ([1], p 26).

l’iconographe « doit en savoir plus long sur les théories de la Renaissance qu’il n’était nécessaire à un peintre ; (…) alors que les gens de la Renaissance tiraient profit de leurs conversations, nous n’avons plus ce plaisir. Nous devons donc compenser cette perte par la lecture et l’inférence.(…) L’ambiguïté délibérée présidant à l’usage de métaphores, a recouvert quelques-unes des plus grandes peintures de la Renaissance. Elles furent conçues pour des initiés; aussi exigent-elles une initiation. »


La conque marine

Botticelli_Venus_Mars_conque

Dans l’iconographie habituelle, la conque marine est l’attribut du dieu dieu Triton, qui s’en sert comme trompette pour annoncer l’arrivée de Neptune. Rien à voir, donc, avec Mars et Vénus.

Botticelli_Venus_Mars_Conque_Triton

Pan terrificus

Panofski a identifié une iconographie plus rare, dans une fresque du Corrège, à Parme.

Botticelli_Venus_Mars_Correge_Parme_Camera San Paolo

Exhibant d’introuvables gloses antiques sur l’oeuvre du poète latin Aratus, il a montré que souffler dans une conque pouvait être l’emblème de la terreur « panique » causée par le dieu Pan, « pan terrificus » [2].

La panique, une nouveauté conceptuelle

A la suite de Panofski,  Vladimir Juren [3] a montré que la notion de peur « panique » venait juste d’être redécouverte par les humanistes,  et vulgarisée dans une oeuvre bien plus accessible,  les Miscellanea de Politien, publiées pour la première fois en 1489.

Dans ce texte, Politien explique que, d’après Théon (le commentateur d’Aratus) :

 « le dieu Pan combattit contre les Titans et il fut le premier, ayant remarqué ce coquillage en spirale et en forme de cône que l’on nomme cochlos, à s’en servir comme d’une trompe. Ayant fait cela, et s’étant emparé d’une provision de ces coquillages pour lui et ses camarades, ils mirent les Titans en fuite avec ce son venant de partout, que l’on nomme panicos« .


Les panisques

Justement, les satyres-enfants du tableau de Botticelli sont des « panisques », compagnons du dieu Pan : à son image, ils ont des pattes de bouc, des oreilles pointues et de petites cornes.

La conque et la datation du panneau

Que Pan ait inventé l’usage guerrier de la conque marine était connu. Mais le fait que les panisques l’aient imité pour en faire une arme de dissuasion massive contre les Titans, ne se trouve que dans le commentaire de Théon.  Or on sait que Politien a acquis le manuscrit contenant ce commentaire en 1482.  Botticelli était suffisamment proche de l’entourage de Politien pour avoir entendu parler de ses recherches avant même la publication de 1489, et avoir eu l’idée de les illustrer  : d’où la date généralement attribuée au tableau : 1483.


En synthèse

L’attribution de la conque à Pan est un bel exemple d’analyse de source, affinée par plusieurs érudits et confirmant la date probable que suggèrent des raisons stylistiques.

Remarquons que cette analyse savante a eu pour inconvénient, pour expliquer un détail, de brouiller la lecture d’ensemble :  car le thème secondaire de la peur panique s’intègre difficilement dans le climat plaisant du thème principal.

De plus en plus de commentateurs pensent qu’il s’agissait là d’une fausse piste : Botticelli a peut être voulu inclure un thème à la mode, mais pour une raison tout autre qu’érudite.

Article suivant : 4.2 Jouer avec les armes



Références :
[1] E.Wind, « Mystères païens de la Renaissance »
[2] Panofski, The Iconography of Correggio’s Camera Di San Paolo, Warburg Institute, 1961
[3] Vladimir Juřen, «Pan terrificus» de Politien. Bibliothèque d’Humanisme Et Renaissance 33 (3):641-645. (1971).

4.2 Jouer avec les armes

11 août 2012

Le second thème inspiré par une source littéraire antique est celui des enfants jouant avec les armes de Mars. Le texte en questions est un passage de Lucien de Samosate, une description littéraire (ekphrasis)  d’un tableau du peintre antique Aëtion  : Les Noces d’Alexandre et de Roxanne.

Nous devons au Sodoma une reconstitution de ce que pouvait être ce tableau antique disparu.

Article précédent : 4.1 Souffler dans une conque

Sodoma_Noces_Alexandre_Roxanne

Noces d’Alexandre et de Roxanne
Giovanni Antonio Bazzi dit il Sodoma, 1516-1518. Fresque de la villa Farnésine, Rome

L’ekphrasis de  Lucien de Samosate

 Voici le début de la description de Lucien :

« Un Amour placé derrière Roxanne lui enlevait en riant son voile, et le montrait à son époux ; un autre ôtait une des sandales du prince, comme pour l’inviter à prendre place sur le lit ; un autre le prenait par son manteau et le tirait vers Roxanne. Alexandre présentait une couronne à la princesse. Héphestion tenait le flambeau nuptial, et s’appuyait sur un adolescent d’une grande beauté qui représentait l’Hymen. » [1]

On voit combien la reconstitution de Sodoma est précise : il a suivi le texte mot à mot (sauf pour la sandale, qu’il fait ôter à Roxanne plutôt qu(‘ à Alexandre).

Pour Mars et Vénus, c’est la suite du texte qui a intéressé Botticelli  :

« Toute la scène inspirait la gaieté, tous les Amours étaient riants ; ils se jouaient avec les armes d’Alexandre : on en voyait deux qui portaient sa lance ; ils pliaient sous le poids, comme des ouvriers qui portent une poutre ; deux autres en tiraient un troisième qui était couché sur le bouclier, comme s’ils eussent traîné en triomphe le héros lui-même ; un autre encore, pour les effrayer quand ils passeraient près de lui, s’était caché dans la cuirasse.  »  


Le porteur de casque

Botticelli_Venus_Mars_Panisque_CasqueLe panisque au casque est une invention amusante de Botticelli, qui renforce l’idée de disproportion.

Le casque trop lourd pour un enfant emporte la tête vers l’avant, jusqu’à buter sur la rondelle métallique ; trop grand, il aveugle  celui des deux porteurs qui devrait diriger l’arme : la lance de Mars ne risque pas d’atteindre une quelconque cible.


Les porteurs de lance

Ils illustrent littéralement le texte de Lucien : « on en voyait deux qui portaient sa lance ». Bien sûr, la lance est trop lourde pour qu’ils puissent, même à deux, la relever.


Le panisque à la cuirasse

Botticelli_Venus_Mars_Panisque_CuirasseLa encore, Botticelli reprend et complexifie l’idée de Lucien. Chez ce dernier, le panisque s’est caché dans la cuirasse pour effrayer ses trois copains, qui promènent le bouclier en guise de char triomphal.

Chez Botticelli, pas de bouclier : le panisque n’utilise donc pas la cuirasse pour une embuscade, mais plutôt comme une sorte de tunnel qui lui permet, à l’insu de Mars, de déboucher au premier plan : ainsi de la main droite il s’empare de l’épée que Mars a cachée le long de la cuirasse, tandis que de sa main gauche il saisit un fruit vert.

L’amour et la guerre

L’allusion aux Noces d’Alexandre et de Roxanne devait être doublement évidente pour les spectateurs lettrés. D’une part, il s’agissait d’un tableau de mariage ; d’autre part, les deux oeuvres  traitaient exactement le même thème,  celui de la tension entre l’Amour et la Guerre, qui tiraillerait le jeune couple florentin autant qu’il avait, dans le passé,  tiraillé le héros mythique.


Piero_di_Cosimo_-_Venus

Vénus, Mars et Cupidon, Piero de Cosimo, 1500-05, Gemäldegalerie, Berlin

,Preuve que cette allusion était comprise et appréciée, la version de Piero de Cosimo, quelques  années plus tard, reprendra le même thème des enfants jouant, à l’arrière-plan avec les armes du guerrier. En représentant non plus des panisques, compagnons capricants du dieu Pan, mais des Amours, compagnons ailés de Vénus, Piero revient à une illustration plus littérale du texte de Lucien.

La comparaison entre les deux tableaux a été tentée plusieurs fois et je ne m’y risquerai pas, car nous ne savons pas si Piero avait vraiment vu l’oeuvre de Sandro, où s’il s’agit d’une réélaboration à partir de la même source.

Certains pensent que son panneau est une reprise aseptisée de celui de son prédécesseur, gommant ses aspects possiblement scabreux : plus de lance ni de conque, plus de trou de guêpes louche, plus d’épée cachée sous les fesses, Vénus est déshabillée comme Mars, et un petit Cupidon vient rivaliser de mignardise avec le gros lapin.

Ainsi, pour Stéphane Toussaint dans sa roborative et récente interprétation :

« Piero di Cosimo a peint un couple bourgeois et Botticelli un noble inverti encombré d’une épouse, tout droit sorti du Décaméron  » ([2] p 99)

Concernant le lapin, les deux colombes et le papillon sur la cuisse, moins anodins qu’il ne semble, voir Le lapin et les volatiles (1)


En synthèse
Tout comme l’ekphrasis de Lucien de Samosate avait pour but de ressusciter par les mots un tableau déjà vieux de cinq siècles, il est possible que Botticelli ait eu l’ambition – 35 ans avant Sodoma –  de le ressusciter par l’image, rivalisant ainsi avec un peintre disparu depuis 18 siècles.

En remplaçant les Amours par des Panisques, il a introduit, sous le thème plaisant des enfants joueurs, un autre thème plus noir, celui de la terreur panique, qui était justement à la mode en ces années là.

A ce stade de l’analyse, si Venus et Mars était un opéra, nous aurions donc :

  • un duo un peu compassé, « l’Amour vainquant la Guerre »  chanté par les deux vedettes ;
  • une basse inquiétante et insolite, « A bas les Titans ! » sonnée sur la conque de Pan ;
  • et enfin un contre-chant joyeux : « les Enfants jouant avec les Armes » .



Article suivant : 4.3 Exécuter un plan

Références :
[1] Article Aetion, Notice sur les peintres de l’antiquité (traduction Firmin Didot, 1872) https://mediterranees.net/art_antique/artistes/notice_peintres.html
[2] Stéphane Toussaint, « Le rêve de Botticelli », 2023

4.3 Exécuter un plan

11 août 2012

Derrière le couple de Mars et de Vénus, officiel, statique, symétrique, le cortège des panisques insuffle son dynamisme et entraîne le regard à sa suite, de gauche à droite, puis de haut en bas.

Ce sens de lecture imposé suggère que les quatre ne jouent peut être pas seulement des saynètes amusantes et décorrélées, mais qu’ils se livrent à des actions coordonnées, suivant un plan concerté.

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Une noire vision

Charles Dempsey [1], a réussi à relier logiquement les actions des quatre panisques, ce qui donne une interprétation globale et plutôt amusante de l’oeuvre. En voici le résumé.

Botticelli_Venus_Mars_Plan_Concerté_Noire_Vision


Les panisques N°1 et N°2

Il ne faut pas les imaginer à l’arrêt, en train d’essayer de relever la lance : mais plutôt en train de l’utiliser comme un bélier, pour frapper le tronc d’arbre contre lequel repose la tête de Mars, ceci dans le but d’exciter les guêpes : nous sommes au moment où elles commencent à sortir de leur nid.


Le panisque N°3

Mars va donc être pris en tenaille, entre les guêpes qui se préparent à l’assaillir d’un côté, et de l’autre la conque du panisque N°3, qui gonfle ses joues pour le réveiller en sursaut.


Le casque terrifiant

Un auteur latin, Valerius Flaccus, cité par Politien, explique que la simple vue du casque de Mars est capable de provoquer la terreur. En se rapprochant du dieu endormi, le panisque N°1 tend donc à Mars son propre piège :   la vision terrifiante qui accueillera son premier regard.


Le panisque à la cuirasse

Enfin, le panisque N°4, en embuscade dans la cuirasse, se prépare à en jaillir pour prendre le dieu à revers. Peut-être (Dempsey ne va pas jusque là) saisit-il l’épée pour la cacher, voire même pour piquer les parties charnues du dieu humilié, redoublant l’outrage des guêpes.


Le fruit vert

Dempsey suppose que ce fruit pourrait être une figue. En effet, Saint Jérôme, dans un commentaire d’Isaïe, parle d’une espèce de faunes particulièrement pernicieuse, les « faunes des figuiers » (faunus ficarii), qui sont supposés causer des cauchemars.


Les panisques lubriques

Dempsey fait remarquer que deux des panisques (celui qui se retourne en direction de Vénus et celui qui sort de la cuirasse) tirent la langue, geste obscène.


Le cauchemar de Mars

Au terme d’une analyse longue et serrée, Dempsey conclut que le tableau représente non pas une scène réelle, mais le cauchemar qui hante le sommeil de Mars. Voici précisément ses termes :

« Mars s’est endormi à l’ombre d’un arbre, à midi. Il a ôté son armure et rêve de Vénus, de l’amour. Mais son rêve n’est pas vraiment un rêve d’amour, c’est un rêve de désir sensuel, de conquête et de possession sexuelle, qui en retour le possède lui-même. Ce rêve n’est pas une vision réelle mais un cauchemar, un phantasme nympholeptique dans lequel Vénus n’est autre qu’une lamia, l’invention, la créature démoniaque de sa propre imagination qui revient hanter son sommeil et obnubile, au réveil, sa pensée et son désir. De plus, il est assailli par des fantômes de midi, des panisques-lutins, qui prennent possession de ses propres armes et l’attaquent de l’intérieur, retournant contre lui les instruments de cette capacité qui lui est propre, la puissance militaire. » ([1] p 145)


En synthèse

Comme un ingénieur du son qui forcerait sur les basses, Dempsey a poussé à l’extrême le son de la conque, et le côté négatif du thème des panisques. Son interprétation noire nous laisse perplexe, tant elle va à l’encontre de la perception immédiate du tableau : celle d’une scène avant tout plaisante et amusante. Notre perception serait-elle à ce point un contresens, un anachronisme ?

Si le tableau exigeait une lecture à deux niveaux – Mars comme un personnage en chair et en os, Vénus et les panisques comme des fictions cauchemardesques – Botticelli aurait-il opté pour une composition aussi symétrique ?

Et ses commanditaires étaient-ils à ce point audacieux pour décorer un lit nuptial d’une scène aussi décalée, le dieu le plus viril terrorisé par des fantasmes sexuels ?




Le réveil des sens (SCOOP!)

Reprenons ce qui est bien étayé :

  • Botticelli a représenté les amours de Vénus et de Mars,
  • il a rajouté en surimpression le thème plaisant des enfants jouant avec les armes du héros,
  • pour faire un clin d’oeil à un sujet à la mode, il a transformé les amours en panisques : ce n’est pas pour autant que la terreur panique devient le sujet principal du tableau.

Le grand mérite de Dempsey est d’avoir mis en évidence que les quatre petits dieux, dans le dos des deux grands, se livrent à des actions logiquement coordonnées. Si ce n’est pas pour terroriser Mars, quel est donc le but qu’ils poursuivent ?


Botticelli_Venus_Mars_Plan_Concerté_Sens


Le casque aveugle

Reprenons l’idée de Dempsey : Mars, réveillé en sursaut, va se voir en reflet dans son propre casque, que le panisque N°1 lui présente comme une sorte de miroir déformant. Remarquons que ce panisque est lui même aveuglé par le casque, qui revêt donc une signification double : objet qui prive de la vue, mais aussi capable de redonner la vue.


La conque sonne

On imagine bien le réveil en fanfare de Mars, avec cette conque si près de son oreille. Mais cette proximité physique traduit aussi une parenté formelle entre les deux organes, le creux de la coquille rappelant celui de l’oreille. Depuis Galien, on nomme d’ailleurs « concha auris » ou « concha auriculae » (la conque de l’oreille), l’entrée du conduit auditif.

Ainsi la conque brandie comme l’enseigne d’un audioprothésiste représente à la fois l’origine et l’organe du son.


La lance touche, les guêpes piquent

La lance également est un objet surdéterminé : en tant qu‘arme, elle est le prolongement du bras et de la main, un objet qui « touche » à distance ; dans le tableau, elle met en branle le tronc de l’arbre qui transmet aux guêpes et à la peau du Dieu endormi, les vibrations de ces coups répétés. Coups qui vont ensuite se démultiplier en autant de coups de dards, réveillant de manière radicale l’épiderme du dieu dénudé.


Le fruit tombe

Autre conséquence des coups de lance : à force de frapper l’arbre, rien d’étonnant qu’un fruit se détache, conséquence logique que Dempsey n’a pas relevée. La lance est détournée en un objet bien pacifique : une gaule. Et sur le fruit juste tombé par terre, le panisque N°4 fait main basse d’un air gourmand (d’où la langue qu’il tire), tandis que son autre main tente de s’emparer de l’épée, en guise de couteau.


En synthèse

Derrière les deux grands dieux immobiles, il faut imaginer tout un charivari en mouvement : les joues qui se gonflent pour souffler dans la conque, les allers-retours de la lance/gaule, la colère des guêpes, la chute du fruit bientôt tranché.

S’il faut trouver un sens au plan concerté des quatre panisques, ne s’agit-il pas de réveiller, un par un, les sens de Mars endormi ?

  • Le casque-miroir va ranimer sa vue ;
  • la conque son oreille ;
  • la lance et les guêpes vont s’intéresser à sa peau ;
  • quant au fruit que le panisque va découper, il s’adresse aux deux sens restants : l’odorat et le goût.

Ainsi la conspiration des panisques, suscitée par Vénus l’impérieuse, n’a pas pour but de terroriser Mars : simplement de le ramener du monde des rêves, dans lequel elle n’a pas prise, au monde sensible et sensuel où elle règne.

Article suivant : 5.1 Des objets ambigus




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Références :
[1] Charles Dempsey « Inventing the Renaissance Putto », 2001, p 127 et suivantes)

5.1 Des objets ambigus

11 août 2012

Toute jolie et amusante qu’elle soit, la scène consiste tout de même à montrer un jeune homme nu, gisant inconscient à côté d’une beauté habillée. Autant cet effet de contraste serait banal pour une déploration (pieta, martyre), autant il est intriguant dans le cas d’une scène champêtre, où on s’attend plutôt à ce que la beauté de la nature serve d’écrin à la plastique féminine.

Cette inversion de la nudité n’est pas le seul élément provocateur du tableau, qui regorge  d’objets diversement sexués : la coquille bien sûr; mais aussi la lance/gaule, le trou d’arbre et d’autres que nous découvrirons.

Article précédent : 4.3 Exécuter un plan

Possibilité d’une lecture érotique

Avant la réaction Savonarole, les Florentins étaient loin d’être prudes. Rien n’empêche donc une lecture érotique, selon laquelle cette tête de lit serait :

  • soit une sorte de planche pédagogique pour dégourdir les jeunes mariés ;
  • soit la caricature d’un tableau nuptial, à l’intention de l’élite homosexuelle de la Cité.

« Le goût sarcastique d’inverser les rôles sexuels de Vénus et de Mars, comme de semer le désordre dans leur union par l’irruption des panisci et des frelons répand dans ce bosquet clos, totalement dénué de symbolisme floral, un très fort parfum de parodie » Stéphane Toussaint ([1], p 62)

Nous allons donc, quittant les garde-fous du texte, traquer les représentations du sexe, à base de creux, de bosses, et de gestes suggestifs.

La conque de Vénus

La naissance de Vénus

Botticelli_Venus_Mars_conque

Botticelli, dans sa célébrissime  Naissance de Vénus, nous  montre la déesse debout dans une coquille Saint Jacques, ce qui est la manière pudique d’illustrer le mythe : car d’après celui-ci, Vénus aurait surgi nue de l’écume de la mer, près de l’île de Cythère, « chevauchant une conque« .



Botticelli_Venus_Mars_conque_reelleBien différente de la coquille Saint Jacques, la conque est en forme d’escargot, avec une ouverture rose évoquant universellement le sexe féminin. Aussi la représentation de Vénus chevauchant une conque véritable n’a jamais été tentée, tant elle rendrait évidente le pléonasme sur lequel joue le mythe.


Goltzius AmphitriteAmphitrite, Hendrik Goltzius,vers 1590

Un artiste audacieux a néanmoins réussi à montrer le chevauchement sans montrer la conque, au prix d’une invention encore plus suggestive : une sorte de siège anatomique dans laquelle Amphitrite se trouve insérée, voguant dans une expansion gigantesque de son propre sexe. 


Dans Vénus et Mars, la conque ne doit-elle pas être comprise, non pas comme une référence à Pan,  mais simplement comme l’emblème de Vénus, par lequel Botticelli rendrait justice, sous une forme visuellement acceptable, à la crudité du texte antique  ?


La conque gréco-romaine

Le mot « cogxe »en grec, « concha » en latin, est parfois utilisé dans un sens grivois. Dans une pièce de Plaute, Rubens, on trouve cette nvocation à Vénus à propos de deux jeunes naufragées :

 

Tu es née, dit-on, d’une conque ;

que leurs conques trouvent grâce devant toi !

te ex concha natam esse autumant,

cave tu harum conchas spernas


La conque florentine

Stéphane Toussaint pense que la conque brandie comme une enseigne n’a rien à voir avec Pan, mais bien plus avec une chanson gaillarde florentine :

« Ferme-là un peu ma fille
Ta coquille n’est pas franche
Quand il faudra la calmer
Je vais lui payer une belle hallebarde. »
Chanson de la coquille (Canzonetta del nicchio) ([1], p 36)

Il en tire une conclusion tranchée :

« Moralité : la vulve enragée réclame au plus vite un mari fécond, un mâle inséminateur capable de remplir sa conque pileuse. Opposant une fin de non-recevoir au coquillage qui l’indiffère, le Mars endormi de Botticelli poursuit son somme et se dérobe au devoir conjugal » ([1], p 39)


La conque de Lotto

Lorenzo Lotto - Venus and Cupid.jpg

Vénus et Cupidon, Lotto, vers 1525, Metropolitan Museum, New York,

Lotto n’hésitera pas à suspendre, juste au-dessus de la tête de Vénus, une conque très similaire à celle de Botticelli, en prenant soin de redresser verticalement l’ouverture pour la rendre plus explicite. Juste derrière, un rideau rouge, entrebaillé par un tronc d’arbre, insiste lourdement.

Mais ce qui est encore plus significatif, dans ce tableau truffé de clins d’oeils et d’énigmes,  c’est la grosse perle, bien visible, que Vénus porte en boucle d’oreille

Botticelli_Venus_Mars_conque_Venus Lotto
Lotto s’est donc amusé à suspendre de part et d’autre du visage incliné de la déesse, deux emblèmes vénusiens parfaitement évidents pour les spectateurs de l’époque.


En synthèse :

Le Vénus et Cupidon de Lotto illustre le goût de ce peintre pour les tableaux à symboles. Il jette, rétrospectivement, un éclairage intéressant sur le Venus et Mars de Botticelli, qui lui est antérieur d’une quarantaine d’année.

Lotto encadrera verticalement le visage de Vénus par la conque et la perle : Botticelli utilise la même composition horizontalement, en plaçant le visage de Mars sous le contrôle de la conque d’un côté, du nid de guêpes de l’autre.

Si la conque est l’emblème de Vénus, de qui le nid est-il l’emblème ?


Les objets sexués


Si on les cherche, on les trouve. A vrai dire, il n’y a guère que cela dans le tableau.


Le voile et le pagne

Vénus exalte sa féminité par des superpositions de voiles ondoyants,  maîtresse des pièges et des prestiges de la transparence. En contraste Mars apparaît bien vulnérable dans sa nudité, avec son pagne aux plis secs qui semble là plus pour faire oublier que  pour mettre en valeur une virilité hypothétique.


La composition

En largeur, la composition est parfaitement symétrique : les rideaux végétaux qui ferment le fond s’arrêtent exactement à l’aplomb du sexe des dieux allongés, à égale distance du milieu du tableau.

Les bandes les plus éloignées renferment la partie supérieure des corps, la partie noble. Mais dans la bande centrale, les membres inférieurs se côtoient, sans se toucher en aucun point.

Botticelli_Venus_Mars_Sexe_Loges

La composition souligne donc l’état de séparation, dans lequel se trouve pour l’instant le couple  : leurs bustes sont éloignés, rencognés chacun dans sa « loge » végétale  ; la bande centrale est l’espace de la rencontre, ouvert sur un horizon vide qui autorise tous les possibles.


Le buisson et l’arbre

Botticelli_Venus_Mars_BuissonGauche Botticelli_Venus_Mars_ArbreDroite

Dans les buissons qui servent de fond aux deux bustes,  on reconnaît habituellement  des lauriers ou des myrtes, arbustes sacrés de Vénus. Mais ces deux arrière-plans végétaux ne sont pas symétriques : derrière Vénus, il s’agit d’un buisson touffu ; tandis que Mars est appuyé contre un tronc d’arbre.

Le contraste est donc clairement sexué, entre le buisson évocateur d’une toison pudique, et le tronc on ne peut plus viril.


Le nid de guêpes

Botticelli_Venus_Mars_Intro__guepes

A la différence de Mars qui ronfle, ayant mis bas cuirasse et épée, , les guêpes vrombissent à l’entrée du nid, avec leur carapace et leur dard.

On peut voir une touche d’ironie dans le contraste entre leur vigilance agressive et le sommeil désarmé du Dieu des Combats. Quoique minuscules, ce sont elles les vrais guerrières du tableau, celles qui forcent les orifices et prennent d’assaut les citadelles.  La guêpe est d’ailleurs souvent un emblème de la Pugnacité ([2], p 104).

Pour Stéphane Toussaint, ces insectes n’ont rien à voir avec les guêpes des Vespucci, et sont plutôt des frelons sylvestres. Ce qui permet un rapprochement hardi avec un texte postérieur  :

« En 1585… Tomaso Garzoni compare les relons à des sodomites actifs, qu’attirent la chevelure fluctuante et les pommettes parfumées des Ganymèdes, des gitons de Zeus : « comme des filles ils apprêtent leurs bouclettes et répandent mille parfums sur leurs pommettes pour faire accourir les frelons à leur miel. » … Dans cet extrait, la masculinité de l’insecte bourdonnant autour des garçons s’associe à l’équivoque d’une coiffure féminisante et bouclée. » ([1], p 86)


La lance

La lance barre la zone centrale : elle constitue donc, visuellement, un pont entre la « loge » de Vénus et la « loge » de Mars. Elle passe à côté de la conque, mais vise directement le trou d’arbre, dont la position à côté de l’oreille gauche de Mars et la  forme en amande introduisent une symétrie forte par rapport à la conque et à son orifice.

Mettant en joue successivement deux cavités, la lance a tout du symbole phallique, même si elle pointe du camp féminin vers le camp masculin

Botticelli_Venus_Mars_Sexe_Loges_Lance

Remarquons que son bout est « coupé » par la conque : tout comme la branche creuse, il s’agit d’un symbole viril vaincu par un symbole féminin.


L’épée

La encore, il s’agit d’un objet viril dont le bout est caché, et qui se retourne contre son propriétaire.


Le casque

Nous avons signalé l’encoche sur la nervure centrale, qui souligne l’absence du cimier. Non seulement le casque de fer est enserré par les ornements cuivrés qui matérialisent la domination de Vénus, mais en plus il est dévirilisé, amputé de sa partie sommitale.


Virilité interrompue

L’insistance sur le motif de la « virilité interrompue » donne matière à réflexion :  ce pourrait être, comme beaucoup le pensent, une allusion à l’impuissance temporaire, à la phase réfractaire dans laquelle, le dieu de la Guerre se trouve après l’acte sexuel.

Ou bien, il s’agirait, selon S.Toussaint, de suggérer que Mars n’est pas intéressé par Vénus : d’autant qu’à l’époque le terme « endormi » était un euphémisme courant pour l’homosexuel passif [1], p 55)


En synthèse

Le désarmement de Mars est complet  : nu comme un mollusque hors de sa coquille, il est incapable de combattre.  Ses armes offensives (la lance, l’épée), sont privées de leur pointe et retournées contre lui.  Quant à ses armes défensives, elles ne sont guère plus glorieuses : le casque est écimé et  la cuirasse gît à terre comme un cadavre décapité sur le champ de bataille.

La victoire de Vénus est  totale :  le comble de la fierté masculine, Mars, ce super-héros, est exposé au milieu de ses trophées transformés en jouets, mis en joue par les symboles épuisés de sa propre virilité.

Autrement dit : l’homme est après l’amour un être sans défense, plus faible qu’un enfant ; quant à son organe, une fois émoussé, il se retourne en menace contre lui même : post coïtum animal triste.

Ou bien, selon S.Toussaint, le tableau ne fait que refléter l’horreur de l’hétérosexualité dont témoigne par ailleurs Botticelli :

« Je rêvais que je m’étais marié et j’en éprouvais une telle douleur en songe, et je me suis réveillé avec une si grande peur de le resonger, que j’ai déambulé toute la nuit sans Florence comme un fou, pour ne pas courir le risque de me rendormir. » ([1], p 17)

Nous découvrirons au dernier chapitre une interprétation intermédiaire.

Article suivant : 5.2 Des gestes suggestifs

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Références :
[1] Stéphane Toussaint, « Le rêve de Botticelli », 2023
[2] E.Wind, « Mystères païens de la Renaissance »

5.2 Des gestes suggestifs

11 août 2012

Les interprétations sexuelles sont comme les maladies transmissibles : des objets, elles sautent aux  personnages, et tournent à l’obsession:  jeux de jambes, jeux de mains…

Article précédent : 5.1 Des objets ambigus

1 Jeux de jambes

Botticelli_Venus_Mars_Gestes_Venus_Jambe

La jambe gauche de Vénus

Le long de la jambe de Vénus, le regard se laisse captiver par un jeu de dévoilement en trois temps :  transparence au niveau du genou, contrariée par le pan de voile qui retombe sur le mollet, puis résolue par la nudité du pied :  un pied grec, bien sûr, comme il sied à une native de Cythère. Remarquons que ce pied se situe juste à l’aplomb du sexe de Mars,  dissimulé par le pagne.

Ainsi, l’allongement télescopique de  la cuisse, du genou, du mollet et du pied de Vénus compense sa frustration, son désir de toucher le membre introuvable que suggère son second orteil,  outrancièrement allongé.


 Et la jambe droite ?

Tandis que la jambe gauche occupe les deux tiers du panneau, la jambe droite est bizarrement absente, escamotée sous le bouillonnement des tissus [1].  En solidarité avec son boiteux de mari , Vénus serait-elle amputée ?


Botticelli_Venus_Mars_Gestes_Venus_jambes_Lotto

Lotto, dans Vénus et Cupidon, nous suggère une explication : il nous montre la jambe de la déesse repliée à angle droit vers l’arrière, dans une posture peu naturelle qui semble n’avoir pour but que de créer un point de contact avec la jambe de Cupidon.


Botticelli_Venus_Mars_Gestes_Venus_jambe_cachee

Lotto explicite ainsi ce que Botticelli nous laisse deviner : la jambe cachée de Vénus part vers l’arrière, à la recherche d’un contact charnel avec Mars. D’ailleurs, les deux jambes de celui-ci ne sont pas horizontales, mais plus hautes sur la gauche : peut-être simple effet de perspective, ou bien indice qu’elles sont posées sur la jambe cachée de Vénus.

Ainsi, derrière leur posture figée, leur parallélisme pudique,  les deux figures entretiendraient, en fait, une amoureuse proximité.


La jambe droite de Mars

Le genou à angle droit fait pendant, dans le plan vertical, à la position de la jambe cachée de Vénus dans le plan horizontal. L’endroit où elle croise l’autre jambe de Mars  tombe juste derrière la main gauche de Vénus.

Botticelli_Venus_Mars_Gestes_Point Triple

Ainsi,  le point de contact entre les deux jambes de l’homme, est aussi le seul point du tableau où les peaux de l’homme et de la femme s’avoisinent, sans tissu de séparation. En ce point triple, Botticelli utilise l’ambiguité entre contact physique et contact visuel,  pour créer,  une zone de fusion, de collage, où toute profondeur s’abolit.


La jambe gauche de Mars

Elle se trouve en position d’extension, tout comme la jambe gauche de Vénus. Mais tandis que les orteils de celle-ci sont dénudés, ceux de Mars sont pris dans le drap rose, qu’ils étirent.


Hermaphrodite, Copie romaine d'un original grec, Museo Nazionale Palazzo Massimo alle Terme Rome,Hermaphrodite, Copie romaine d’un original grec, Museo Nazionale, Rome

Ce détail a été relevé par David Clark, qui l’a interprété comme la citation d’une oeuvre antique, conduisant à une allusion sexuelle érudite :

« Il est certain que Botticelli a combiné tissu tendu et lance phallique pour suggérer le pénis de Mars en érection :  en effet ce détail du tissu tendu par le pied  est calqué sur une sculpture romaine antique (…). L' »Hermaphrodite endormi » représente un jeune homme se réveillant, étirant ses membres dans un mouvement de contraposto, tendant du pied gauche le tissu qui le couvre et relevant son bassin pour laisser voir l’érection qui a troublé son sommeil ». Clark [2]


En synthèse

Les membres inférieurs du couple divin obéissent à une composition symétrique : chacun montre un pied et cache l’autre, chacun a sa  jambe gauche étendue, et sa jambe droite repliée à angle droit.

On remarque tout de suite le parallélisme entre les jambes gauche en extension. Toutes deux s’étirent jusqu’à  l’aplomb du sexe du partenaire, et leur extrémité arbore une métaphore discrète : l’orteil grec de Vénus mime un membre viril, tandis que les orteils  de Mars sont encapuchonnés dans un textile vaginal.

La symétrie entre les jambes droite repliées est moins évidente, puisque celle de Vénus est cachée. On doit deviner qu’elle touche celle de Mars à notre insu, au point singulier du tableau où les peaux du Dieu et de la Déesse donnent l’illusion d’un contact.

On pourrait résumer en deux phrases ce jeu subtil entre parallélisme et orthogonalité :

  • deux jambes parallèles ne se rencontrent pas, sauf dans la métaphore ;
  • deux jambes orthogonales se croisent, mais dans l’intimité.



2 Jeux de mains

La main droite de Mars

Botticelli_Venus_Mars_Gestes_Mars_MainDVenant en avant-plan, elle s’expose opportunément sur la cuisse gauche, juste à côté du sexe avec lequel son ombre portée crée une continuité visuelle. La position flaccide de l’index, au dessus des autres doigts repliés en boule donnerait, en ombres chinoises, l’image de la virilité après la bataille.


La main gauche de Mars

Botticelli_Venus_Mars_Gestes_Mars_MainGLe geste est très semblable à celui de la main droite, sinon que le majeur se déplie pour rejoindre la rigidité de la tige métallique, sur laquelle nous reviendrons (voir 6 Le mystère de la verge de fer).


La main gauche de Vénus

Botticelli_Venus_Mars_Gestes_Venus_MainGL’index gauche de Vénus imite l’index droit de Mars, dans un geste très éloquent qu’à bien noté Daniel Arasse [3] :

« Le pouce et l’index de Vénus ont une pose manifestement étudiée et, en pinçant le tissu, ils lui font perdre localement sa ‘diaphanéité’ pour y dessiner un repli ombreux pris entre deux gonflements parallèles et donner au vêtement une configuration peu équivoque. »


Pour Hans Körner [4], la masturbation féminine est délibérément suggérée sur plusieurs panneaux de mariage, en raison de la croyance, selon Gallien, qu’elle favorisait la bonne santé des enfants à naître.


La main droite de Vénus

Botticelli_Venus_Mars_Gestes_Venus_MainD

L’index et le majeur s’écartent en toute discrétion, mais dessinent néanmoins l’image d’une fente vacante, complétée par un pli toujours aussi vulvaire du tissu.


En synthèse

Telles des ombres chinoises, les mains de Vénus et Mars projettent des images grivoises dont le but, dans un tableau de mariage, parait clairement didactique.

De part et d’autre de  l’organe réel caché sous le tissu, elles illustrent, de gauche à droite, comment le sexe de l’homme et celui de la femme passent de l’état latent à l’état excité.

Botticelli_Venus_Mars_Gestes_Tableau des Sexes

Ce que le pinceau ne peut  pas montrer, la gestuelle des mains l’écrit distinctement : langage des signes sans dictionnaire, sans référence externe, valable pour ce tableau seulement, et dont la signification s’impose par le sens de la lecture, et celui de la symétrie.



Article suivant : 5.3 Des sales gosses

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Références :
[0] Marco Paoli « Botticelli : Venere e Marte : parodia di un adulterio nella Firenze di Lorenzo il Magnifico »
[1] Louise Govier, 2010, cité par Paoli ([0] p 59)
[2] David L Clark. « Botticelli’s Venus and Mars and other apotropaic art for Tuscan bedrooms » , Aurora, The Journal of the History of Art, 2006
[3] Daniel Arasse, Le Détail,1996
[4] Hans Körner 2005, cité par Paoli [0], p 56

5.3 Des sales gosses

11 août 2012

Après les adultes, l’obsession sexuelle  de l’interprète s’attaque maintenant aux enfants !

Car les panisques sont aussi les compagnons de Pan, grand maître du désir sexuel. Chacun, selon sa tournure d’esprit, pourra donc les tirer plutôt vers le registre de l’innocence rieuse, ou vers celui de l’enfance vicieuse.

On s’amuse ici à en proposer trois lectures, de moins en moins bien pensantes.

Article précédent : 5.2 Des gestes suggestifs

1 Jeux de gamins

Le panisque au casque

Botticelli_Venus_Mars_Panisque_CasqueIl illustre l’adage bien connu : l‘Amour est aveugle.


Le panisque à la lance

Botticelli_Venus_Mars_Panisque_LanceIncapable de soutenir la lance, il souligne le côté présomptueux de l’amoureux, toujours prêt à soulever des montagnes.


Le panisque à la conque

Botticelli_Venus_Mars_Panisque_ConqueCornant dans l’oreille du dieu endormi, il illustre le caractère tonitruant, impérieux, impatient de la passion : l’Amour n’attend pas.


Le panisque à l’armure

Botticelli_Venus_Mars_Panisque_CuirasseIl voulait se servir de l’armure comme tunnel mais, n’ayant pas le sens de la mesure, il reste bloqué à l’intérieur :  inconséquence de l’Amour.


En synthèse
Prises dans un sens bienveillant, les facéties des panisques peuvent passer comme une charge ironique contre l’Amour, en quatre adjectifs :

aveugle, présomptueux, impatient, inconséquent.

Botticelli_Venus_Mars_Gestes_jeux de gamins



2 Jeux de lapins

Il se peut que les enfants-Pan aient été recrutés au service de la puérilité de l’Amour. Mais peut-être sont-ils également porteurs d’une nuance plus précise, en relation avec le sujet du tableau : l‘éclipse de Mars. Car l’idée d’enfance est indissociable de l’idée d’impuissance.

Le panisque au casque

Le casque trop lourd enserrant la tête fournit la métaphore assez précise d’un sommeil de plomb.


Le panisque à la lance

L’incapacité de soulever la lance renvoie directement à  la panne virile.


Le panisque à la conque

Il s’époumone sans résultat, impuissant à « regonfler » Mars.


Le panisque à l’armure

Trop petit pour remplir le volume de la cuirasse, il pourrait faire allusion à l’état miniature qui est actuellement celui du Dieu de la Guerre.


En synthèse

En dessous d’un discours général sur la puérilité de l’Amour, les panisques pourraient bien être les interprètes d’une attaque ad hominem,  les récriminations de Vénus envers Mars : ainsi, celui-ci serait

aveugle à ses charmes, impuissant à relever la lance, dégonflé, et ratatiné.

Botticelli_Venus_Mars_Gestes_jeux de lapins



3 Jeux de vilains

Si les mains des grandes personnes se permettent des gestes équivoques, que dire des huit petites mains qui palpent impunément des métaphores sexuelles : la lance, la conque, l’épée, le fruit vert ?

Pour cette interprétation mal pensante, nous parcourrons cette fois le tableau en sens inverse, de droite à gauche.


Le panisque à l’armure

La main droite sur manche de l’épée, la gauche sur le fruit, il tire la langue et roule des yeux, grimace exagérée pour une simple gourmandise. En mettant en relation la lame et le fruit, un pôle mâle et un pôle femelle, ses mains créent une sorte de court-circuit érotique, d’étincelle sexuelle.

Son geste pourrait donc faire allusion au premier stade du réveil du désir : celui des caresses manuelles.

Le panisque à la conque

Il pourrait suggérer le stade buccal des préliminaires.


Le panisque à la lance

Maintenant, c’est de guidage manuel qu’il s’agit.


Le panisque au casque

Avec sa tête fourrée dans le casque et sa lance embrochée dans la rondelle, le dernier panisque porte doublement, en fin de série, l’emblème de la pénétration. Stéphane Toussaint n’a pas manqué de relever ce détail, qu’il limite à mon avis à un sens quelque peu réducteur :

« Ce disque, enfilé sur la lance comme une crêpe, fait clignotter un signal terriblement parlant pour l’oeil du Quatrocento… Entre le myrte matrimonial et la cuisse velue du satyreau – unique des trois dont la queue suspecte se relève, – Botticelli intercale géométriquement une large ellipse luisante striée de reflets. Par un détourment visuel si parfait qu’il passe inaperçu au profane, cette armurerie érotique évoque l’innénarrable. En un éclair, la vision de la voie sèche traverse le tableau en ridiculisant la voie humide au passage ». ([1] p 84)


En synthèse

Lue à l’endroit, la séquence des panisques nous fournit quatre épithètes convenues sur la puérilité de l’amour, à l’usage du spectateur sentimental ; ou quatre récriminations féminines concernant le repos du guerrier.

Lue à l’envers, elle prend un sens plus précis, pour l’instruction des jeunes mariées :

attouchements, caresse buccale, manustupration, pénétration.

Si les quatre  petits panisques matérialisent les intentions de Vénus, alors la rêverie de la Déesse de l’Amour se révèle dangereusement technicienne.


Article suivant : 6 Le mystère de la verge de fer

Références :
[1] Stéphane Toussaint, « Le rêve de Botticelli », 2023

6 Le mystère de la verge de fer

11 août 2012

Que vient faire au premier plan, dans le coin en bas à droite, cette barre de fer verticale qui crève les yeux dès qu’on l’a remarquée, mais sur lesquels les commentateurs gardent en général un silence prudent ?


Botticelli_Venus_Mars detail epee

Article précédent : 5.3 Des sales gosses

Quelques rares propositions

Une signature cryptique

Pour Enrico Guidoni [1], la barre serait à lire comme un I majuscule, complétant les formes en L et V des bras aux deux extrémités : l’ensemble formerait la signature LIonardI VIncI


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Un bâton de commandement

Cette identification astucieuse  a été proposée par David L. Clark [2]. Le bâton joue même un rôle important dans son argumentation, dont voici la conclusion :

« … les panisques dans Vénus et Mars avertissent le dieu de la guerre d’une menace imminente, l’encourageant à saisir de sa main gauche le bâton de commandement, de crainte qu’il ne tombe sur le champ de bataille en signe de défaite. Le tableau illustre le moment de vérité pour Mars, celui où il doit choisir entre reprendre les armes ou laisser les panisques continuer à le ridiculiser par leur jeu à haute charge sexuelle, le combat entre une lance phallique et une conque vaginale ».
David L. Clark, « Botticelli’s Venus and Mars and other apotropaic art for Tuscan bedrooms », Aurora, The Journal of the History of Art, 2006


Quelques bâtons de commandement

Il est vrai que certaines statues antiques de Mars le représentent tenant un bâton d’apparat, assez court, du genre de celui de nos modernes maréchaux. Quant à l’Italie de la Renaissance, elle nous a laissé plusieurs tableaux ou statues de condottieres : mais leur bâton de commandement est assez long, de manière à être facilement maniable et visible dans la bataille.


Salma Colleoni Chapellee funeraire Bergame 1969 Epee et baton de commandement de Bartolomeo Colleoni 1455-75

On a retrouvé en 1969, das sa chapelle funéraire à Bergame, le cercueil du célèbre condottiere de Venise, Bartolomeo  Colleoni, avec son béret, son épée et son bâton de commandement en métal, long d’une cinquantaine de centimètres.


Botticelli 1470 Fortezza Offices

La Force
Botticelli 1470, Offices, Florence

L ‘Allégorie de la Force, par Botticelli lui-même, tient entre ses mains un bâton de commandement ouvragé, en forme de massue.

Concluons que le bâton de fer du tableau est trop court pour être un bâton de commandement de l’époque de Botticelli : or, pour les autres armes de Mars, il a pris le parti de représenter des armes de son temps. De plus, le fait qu’il soit placé à côté de la main gauche semble rédhibitoire  : c’est toujours la main droite qui brandit le bâton.


Premier mystère : un objet sans ombre

C’est encore David L. Clark qui a remarqué ce détail :

« l’absence d’ombre pour le bâton de commandement qui se tient mystérieusement érigé à côté de la main gauche de Mars, confirme que le soleil est au zénith ».

Si l’absence de l’ombre est exacte, l’explication par la position du soleil ne tient pas  : car d’autres éléments ont des ombres portées bien visibles (la main droite de Mars sur sa cuisse, sa main gauche sur la cuirasse).

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Un emblème homosexuel

Stéphane Toussaint a eu le grand mérite de réfléchir sur cette épée impossible, pour l’enrôler aussitôt dans son interprétation univoque :

« L’axe de l’épée se glisse sous la pomme demi-nue du derrière de manière si intime que Botticelli semble restituer à Mars son arme pour en priver Vénus… Le Mars de Botticelli, lui aussi, a trouvé l’épée qu’il cherche, le stocco, terme alors courant pour désigner le vit…. De manière analogue, pomo, terme italien pour le pommeau de l’épée, est le jumeau de pome, qui signifie la pomme des fesses…. Mars serait un passif, un pathicus disaient les Latins, confronté à une Vénus délirante et frustrée… De tout son corps, l’homme confisque son arme et la refuse à la femme. » ([3] p 68)


Il me semble qu’une autre explication est envisageable. Mais il nous faut auparavant prendre un peu de recul pour considérer le panneau dans son ensemble.

Un équilibre rompu

Botticelli_Venus_Mars_Balance

Si on pouvait peser les différents éléments, on aurait un équilibre presque parfait : Vénus et Mars se font contrepoids, le panisque au casque fait pendant au panisque à la conque, tous deux équidistants du panisque central qui tient la lance par son milieu, comme le fléau d’une balance.

Seule fait exception à cette belle symétrie la zone en bas à droite : au coussin léger, côté Vénus,  elle oppose, côté Mars, une concentration d’objets lourds de sens.


Le coin inférieur droit

Botticelli_Venus_Mars detail epee

Cette étroite zone carrée est comme isolée du reste du panneau, à gauche par la  tige de fer verticale en continuité avec la main de Mars, en haut par son avant-bras.

C’est le domaine du quatrième panisque, le plus intrigant, le plus grimaçant. Il semble y avoir dans ce quartier comme un problème de surpopulation : le panisque s’est retranché dans la cuirasse, l’épée s’est rangée le long de celle-ci, et le fruit mystérieux se cache sous la main gauche.

Cette zone a en général peu intéressé les commentateurs : c’est pourtant, dans le sens de la lecture, l’emplacement privilégié pour une conclusion, une synthèse.

Quant à la barre de fer, elle a fait l’objet d’une occultation quasi générale, alors qu’elle pose un problème majeur d’identification.

Une erreur de perspective ?

Certains auteurs ont ressenti la haute densité de ce coin droit comme traduisant l’embarras du peintre dans le maniement de la perspective : la  barre de fer ne serait rien d’autre que la garde de l’épée, mal dessinée.

Il est difficile de penser que Botticelli se soit contenté, dans cet emplacement-clé,  d’empiler  à la va-vite des objets, à la manière d’un enlumineur coincé par une marge. Et qu’il ait représenté la garde de l’épée cinquante centimètres en avant de sa poignée. Et que cette garde se présente comme une tige uniforme, sans aucune marque d’un dispositif permettant de l’assembler avec la lame.

Second mystère : un objet en apesanteur

A première vue, on pense que le bâton est maintenu en position verticale par le majeur (et non l’index) de Mars. C’est une illusion perspective, exactement comme ces photos où on voit un touriste soutenant du doigt la tour de Pise. En fait, la position du coude, appuyé sur la cuirasse derrière la tête du panisque, prouve que  la barre est largement en avant de la main, tout comme la supposée garde se trouverait largement en avant de la lame de l »épée. La remarque de D.L.Clark « mystérieusement érigé à côté de la main gauche de Mars » serait donc à reformuler plus exactement ainsi :

« tenant debout toute seule cinquante centimètres devant la main de Mars. »


Un pilon (SCOOP !)

Si ce n’est pas un bâton de commandement, on voit bien que c’est un objet destiné à être tenu en main : il comporte deux têtes arrondies, symétriques, autour d’une tige qui s’amincit vers le milieu, de manière à ce que le poids se concentre sur les extrémités. Par comparaison avec le pied de Vénus, qui se trouve dans le même plan, on peut estimer sa longueur à une vingtaine de centimètres.

L’objet qui correspond le mieux à cette description est un pilon.


Scene of pharmacy,1489-1502. Fresco - castello d'Issogne, Val d'Aosta detail man with mortar

Boutique de pharmacien,Maître Colin,1489-1502,
Fresque du chateau d’Issogne, Val d’Aoste

Scene of pharmacy,1489-1502. Fresco - castello d'Issogne, Val d'Aosta


Une arme parlante ?

Le pilon est un objet rarement représenté  : on le rencontre parfois en héraldique,  dans le blason de quelques familles toscanes. Serait-il ici, comme les guêpes faisant allusion aux Vespucci, l’arme parlante d’un second commanditaire ?


Le pilon florentin

La symbolique sexuelle du pilon était-elle parlante pour le spectateur florentin ? En 1482, juste avant ce tableau, Botticelli avait illustré dans une série de quatre fresques l’histoire de Nastagio degli Onesti, d’après le Décaméron de Boccace (journée 5, nouvelle 8). S’il a profité de la commande pour poursuivre un peu plus loin sa lecture, il a pu s’amuser  de la manière dont le curé de Varlungo s’y prend pour coucher avec Monna Belcolore, en lui proposant un manteau . Voici la fin de l’histoire, où le curé rusé récupère son manteau contre un mortier, qu’il avait emprunté à la Belcolore sous prétexte de faire une sauce :

 « La Belcolore se leva en grommelant, alla à son coffre, en tira le manteau et le donna au clerc en disant : « – Tu diras à messer le curé ceci de ma part : la Belcolore a dit qu’elle fait voeu à Dieu que vous ne ferez jamais plus de sauce dans son  mortier ; car vous ne lui avez pas fait si bel honneur pour  cette fois.  Le clerc s’en alla avec le manteau et fit la commission au curé ; à quoi celui-ci dit en riant : « – Tu lui diras, quand tu la verras, que si elle ne me prête plus son mortier, je ne lui prêterai plus mon pilon ; l’un vaut l’autre. » Décaméron, journée 8, nouvelle 2.


Un jeu de mot ?

Traduisons pilon en latin : il s’agit du mot « pilum » qui signifie à la fois le pilon du cuisinier ou du pharmacien, et le javelot du légionnaire.


Le pilon : une arme suggérée ?

Botticelli_Venus_Mars_Lance_Pilon

Voici qui fait revenir le pilon/pilum dans le domaine de Mars  : remarquons que si la lance  vise la conque, la barre de fer verticale est placée exactement sous celle-ci : ainsi le symbole sexuel féminin le plus évident du tableau se trouve-t-il doublement mis en joue, sous les trajectoires croisées de la lance réelle et du javelot-calembour.


Une épée déconstruite

Fabrication epee brevesmedievales.files.wordpressSchéma brevesmedievales.files.wordpress

Dans la fabrication d’une épée, on emmanche la garde autour de la partie terminale de la lame ‘la « soie », puis on emmanche la fusée, puis on fixe au bout le pommeau (petit contrepoids pour équilibrer la lame).

La garde sans orifice que nous présente Botticelli n’est donc pas une pièce détachée, mais une garde reforgée.



Botticelli_Venus_Mars detail epee schema
Un autre anomalie est que le pommeau n’est pas dans le plan horizontal de la lame.

Ce que le panisque masque de sa petite main, c’est une épée déboîtée, déconstruite : une arme noble subvertie en pilon mécanique.


Le pilon de Vulcain

Vulcain fin XVIeme Venise METVulcain, fin XVIème, Venise, MET

Les représentations de Vulcain unijambiste sont très rares : sans doute pour éviter la contradiction avec l’image du robuste forgeron, et la confusion avec un autre dieu boiteux, Saturne, plus volontiers représenté estropié.


Le Mois de Septembre - Le Triomphe de Vulcain (detail), Ercole de Roberti, 1470, fresque du Palais Schifanoia, FerrareLe Mois de Septembre – Le Triomphe de Vulcain (détail), Ercole de Roberti, 1470, fresque du Palais Schifanoia, Ferrare Bonsignori, Giovanni Ovidio methamorphoseos vulgare, Venedig, 1497.BSB-Ink O-141 - GW M28952Giovanni Bonsignori, Ovidio methamorphoseos vulgare, 1497, Venise, .BSB-Ink O-141 – GW M28952 fol 32

A l’époque de Botticelli, c’est l’image de Vulcain forgeron qui domine. Et les artistes ne sont pas encore sortis de la représentation médiévale et pudique de Vénus et Mars côte à côte dans un grand lit matrimonial, éclairés par Apollon sous le grand rire des divinités de l’Olympe.


Attributed_to_Johann_Rottenhammer_the_Elder_(1565-1625)_-_Venus,_Mars_and_Vulcan_-_RCIN_402726_-_Royal_CollectionVénus, Mars et Vulcain
Attribué à Johann Rottenhammer the Elder (1565-1625), RCIN 402726, Royal Collection

Il faudra du temps pour maîtriser le mélange de comique et d’érotique qui caractérise le thème. On remarquera ici, à l’opposé du pilon de Vulcain, un Cupidon qui met la main sur le manche de l’épée de Mars, dans une vaine tentative de cacher le corps du délit sous le lit.


Le retour de Vulcain

Voilà qui éclaire rétrospectivement la composition botticellienne : puisque Vulcain avait forgé les armes de Mars, n’était-il pas fondé à envoyer un émissaire détruire cette fâcheuse épée et lui substituer son propre pilon/pilum ?


Botticelli_Venus_Mars_Lance_Pilon

La conque de Vénus, ratée par la lance de Mars, est désormais mise en joue par le pilon vulcanien.

Un dernier élément significatif est le prolongement quelque peu artificiel du pagne vers la droite, en plis raides, quasi amidonnés. Ces plis horizontaux ont pour finalités :

  • de bien faire ressortir la barre, dont le noir se confondrait sinon avec le vert profond de la pelouse, et de souligner sa verticalité ;
  • de créer une continuité visuelle entre le phallus flapi de l’amant incapable, et la verge d’acier du mari vengeur.


Un objet extraterritorial

Par son métal, par la double signification de son nom en latin, le pilon fait bien partie des armes martiales, et donc du champ sémantique du tableau. Mais d’un point de vue narratif,  sa présence est hors texte.

En nous le montrant en lévitation, sans ombre portée, sans contact avec la main du dieu, Botticelli nous fait comprendre que ce n’est pas un objet matériel : c’est un pilon théorique, emblématique :  un organe viril statufié, magnifié, fantasmé.


En synthèse

Le pilon est un élément-clé  du tableau qui a été délibérément camouflé par Botticelli, et passé sous silence par les commentateurs candides :

  • au spectateur qui se satisfait de la première explication venue, Botticelli laisse croire qu’il s’agit de la garde de l’épée ;
  • pour le spectateur plus perspicace, il le pose en ostension sur le linge blanc du pagne :  ainsi surgit l’idée d’une verge de fer, érigée devant la main gauche de Mars en pendant à la verge de chair, cachée derrière sa main droite ;
  • le spectateur latiniste connaît l’homonymie pilum/pilon/javelot. Si de plus il a lu le Décaméron, il n’a pas de peine à imaginer le va-et-vient vertical du pilon sous la conque, tandis que les panisques font de même, horizontalement, avec la lance.

Objet « hors texte », sans ombre, sans réalité physique, de qui le pilon est-il le fantasme ? D’un Mars plongé dans un sommeil homophile, ou d’une Vénus nymphomane ?

Botticelli_Venus_Mars_Superposition

De cette dernière bien sûr, car, si nous replions le tableau en deux, nous verrons la verge du forgeron revenir dans la main de son épouse légitime, qui n’aurait pas dû la lâcher. Et le sourire entendu du quatrième panisque remplace le rire homérique qui secouerait l’Assemblée des Dieux, si l’adultère avait réussi.


A la fois calembour verbal, visuel et mythologique, , l’invention de Botticelli a  un statut quasi-unique dans l’histoire de l’art occidental, raison pour laquelle elle n’a pas été repérée.

Holbein Ambassadeurs Anamorphose

L’objet qui s’en rapprocherait le plus serait la fameuse anamorphose du crâne, au premier plan des Ambassadeurs de Holbein :

à la fois dans le tableau et en dehors du tableau, évident et masqué, trivial et sophistiqué.



Article suivant : 7 Le mystère du fruit vert

Références :
[0]. Marco Paoli « Botticelli : Venere e Marte : parodia di un adulterio nella Firenze di Lorenzo il Magnifico »
[1] Enrico Guidoni (2003) cité par Paoli [0], p 53
[2] David L Clark. « Botticelli’s Venus and Mars and other apotropaic art for Tuscan bedrooms » , Aurora, The Journal of the History of Art, 2006
[3] Stéphane Toussaint, « Le rêve de Botticelli », 2023

7 Le mystère du fruit vert

11 août 2012

Le fruit vert tombé dans l’herbe, à l’extrême droite du tableau, a retenu l’attention de quelques commentateurs, qui en ont donné des interprétations diverses.

Botticelli_Venus_Mars_Plan_Concerté_fruit_vert

Il est vrai que le geste ambigu du quatrième panisque n’aide pas  : essaie-t-il de s’emparer du fruit, de le dissimuler, ou s’apprête-t-il à le trancher avec l’épée de Mars ?

Article précédent : 6 Le mystère de la verge de fer


1 Le fruit vert est-il tombé de l’arbre ?

Le fruit vert est peut être tombé de l’arbre sous les chocs de la lance . Nous cherchons donc un arbre portant des fruits verts, ovoïdes, dont le tronc peut être assez large, et poussant en Toscane.

 Une figue ?

Botticelli_Venus_Mars_Fruit_figue_verteComme nous l’avons vu, pour conforter sa lecture négative des panisques, Dempsey suppose que  le fruit est une figue, signature des « faunes des figuiers » (faunus ficarii). L’inconvénient est qu’il n’en a vraiment pas la forme.


Une noix verte ?

Botticelli_Venus_Mars_Fruit_noix_verte

La noix n’appellerait pas de signification particulière dans le contexte du tableau (avec ses hémisphères et sa coquille, elle est en général comparée au cerveau dans la boîte crânienne).

Tout au plus  pourrait-elle servir à désigner l’arbre comme un noyer. Déjà Hippocrate conseille au voyageur de ne pas s’endormir à l’ombre de cet arbre. Selon les traditions, cet ombre, très dense, est plus ou moins néfaste, létale pour les uns, susceptible de causer des cauchemars pour les autres. L’identification à un noyer de l’arbre sous lequel Mars se repose, pourrait donc renforcer l’interprétation Dempsey : celle du sommeil hanté  par des mauvais rêves. Mais c’est, comme nous l’avons vu, une interprétation bien fragile.


Une  pomme verte ou un coing ?

Botticelli_Venus_Mars_Fruit_Cossa_Pomme1

Triomphe de Venus (détail),
Francesco del Cossa, 1470, fresque du palazzo Schifanoia, Ferrare

La pomme est le fruit de Vénus. Dans le Triomphe de Vénus de Cossa, la déesse élève dans sa main droite un gros fruit vert qu’elle présente à Mars, et tient dans sa main gauche, plus bas, un fruit rouge posé sur un lit d’oeillet. On identifie ces deux  fruits à des pommes, bien que le fruit vert, bosselé, ressemble pour le coup plutôt à un coing ;  et leur dissymétrie évidente, qui confère à la scène l’allure d’un choix proposé à Mars, n’a pas été expliquée.


En aparté : le choix du guerrier
Triomphe de Venus (detail ceinture), Francesco del Cossa, 1470, fresque du palazzo Schifanoia, Ferrare

Sur la ceinture de Vénus, une petite scène montre un Cupidon en armure tirant une flèche sur un couple d’amoureux. Comme le Cupidon se trouve du côté droit (côté fruit vert) et le couple d’amoureux du côté gauche (coté fruit rouge), il est possible que le choix entre les deux fruits soit celui entre la vie guerrière et la vie amoureuse, entre celui qui tire la flèche et celui qui la reçoit. Dans ce cas, le fruit vert pourrait fort bien être une image de l’amertume et le fruit rouge celle du plaisir.

Ce thème de l’oscillation de Mars entre le vie amère du héros et la vie douce de l’amoureux est au centre d’un poème de Lorenzo de Medicis, « Furtum Veneris et Martis » (traduction libre) :

« Autre chose est de s’étendre et de chanter dans le lit d’or de ma douce amie,
Autre chose de se fatiguer le corps par l’écu et le casque.
Goûter ce fruit qui peut me rendre heureux,
Fin ultime d’un plaisir tremblant !
Il y a un temps pour l’amour, un temps pour l’épée et les armes

(Tempo è d’amar, tempo è da spada et armi). »



Un cédrat ?

440px-Cedrat

Parmi les fruits, ce serait le candidat le plus sérieux par sa forme et par sa taille : proche du citron, il peut atteindre jusqu’à 25 cm, et on le trouve couramment en Italie.

Il n’a pas de propriétés aphrodisiaques, mais les Anciens le recommandaient pour éloigner les vers et les insectes [1].  Ce qui pourrait fournir un lien avec le nid de guêpes juste au-dessus.


Une amande ?

Botticelli_Venus_Mars_Fruit_amande-fermée Botticelli_Venus_Mars_Fruit_amande-vulve

L’amande est un fruit typique de la Toscane : très nutritive, elle entre dans de nombreuses recettes de mets reconstituants (macarons, dragées, liqueurs amères de type amaretto).  Dès le Moyen-Age elle était connue aussi bien en cuisine que pour la composition de philtres d’amours ou d’aphrodisiaques.

De part sa ressemblance avec une vulve féminine, on l’associait facilement à l’idée de fécondité.

Fragilité de la symbolique : à cause de la blancheur de l’amande et de sa coquille inexpugnable, la mystique chrétienne a vu dans ce fruit un symbole radicalement contraire : celui de la virginité de Marie !



Le fruit vert est-il celui d’une plante ?

Un Datura officinal ?

Botticelli_Venus_Mars_Fruit Datura Officinal

Dans les années 2010, on a pensé qu’il pourrait s’agir d’un Datura officinal,  fruit connu pour provoquer des hallucinations, de la somnolence, un sommeil agité et une perte de tonus musculaire : ce qui cadre bien avec l’interprétation de Demsey.

Pour David Bellingham ([2], p 369), une lecture en profondeur, sous Vénus et Mars, révèlerait Eve et Adam. Puisqu’il est à plat-ventre et qu’il tire la langue, le quatrième panisque représenterait le serpent, qui vient d’intoxiquer Adam avec la fruit de l’Arbre de la Connaissance.


Hasan Niyazi [3] a renforcé l’hypothèse, en montrant que le Datura Officinal (la Trompette du Diable en italien)  était connu du temps des Médicis, tout en s’élevant contre un article du Times qui faisait de Mars une sorte de junky.  Il cite un poème inachevé d’Angelo Poliziano célébrant les joutes de Julien de Médicis en 1475, qui  pourrait expliquer l’attitude du panisque au fruit et sa langue bien en évidence :

« Alors Cupidon, les yeux rieurs, irascible et impudique, embrassa Mars et lui perça à nouveau la poitrine avec les flèches brûlantes de son carquois, et l’embrassa de ses lèvres empoisonnées, plantant son feu dans sa poitrine. »
Angelo Poliziano,  Stanze Cominciate per la Giostra del Magnifico Giuliano de’ Medici

Un lecteur du post fait judicieusement  remarquer que le Datura Officinal n’est arrivé en Europe qu’après 1492, et qu’il est bien plus petit et épineux que le fruit du tableau.

Un concombre explosif ?

Botticelli_Venus_Mars_Fruit_Concombre-Explosif

Un candidat plus amusant est Ecballium elaterium, courant en Italie à l’époque : ce légume est célèbre pour émettre, soit spontanément, soit quand on le titille, un jet de  liquide visqueux. On peut voir une vidéo éloquente sur un autre article de Niyazi [4]. Voilà qui collerait bien – si l’on peut dire – avec les allusions sexuelles.

Seul problème : le concombre explosif est plus petit, plus allongé et plus velu que le fruit rond peint par Botticelli.


 Une courge ?

Botticelli_Venus_Mars_Fruit_courgeDavid L.Clark [5] a suggèré, par comparaison avec des miroirs florentins et des sarcophages antiques, que plusieurs détails du tableau pourraient avoir une signification apotropaïque, autrement dit de protection contre le danger.

Il identifie le fruit vert avec une courge qui, avec son abondance de graines, est parfois une métaphore sexuelle, celle des bourses :

« le satyre dans le coin inférieur droit tient une courge, tout en roulant des yeux et en tirant la langue pour effrayer les esprits mauvais, ou éloigner le mauvais oeil. » David L.Clark (o.c.)

Ainsi la saynète serait à lire, dans la contexte d’un tableau destiné à un lit nuptial, comme une sorte de talisman pour protéger la virilité de l’homme, ou pour favoriser la venue d’un enfant mâle.


Un objet à part

Après tous ces efforts laborieux, une identification incontestable du fruit vert est probablement hors de portée, sauf découverte miraculeuse d’une source indiscutable.

L’amande aphrodisiaque

J’ai longtemps penché pour l’amande, à cause de son caractère commun en Toscane et de sa proximité avec le pilon, puisqu’elle s’emploie broyée : l’idée serait de préparer un breuvage aphrodisiaque pour le Dieu fatigué.

Tout comme le pilon est « hors texte », on pourrait penser que le fruit lui-aussi sort de la narration. De même que le coussin de Vénus est un objet-limite entre la clairière et le lit nuptial (voir 1 Vénus et Mars), de même le pilon et le fruit seraient une sorte de cadeau du couple divin au couple humain, sortant du tableau par la magie du quatrième panisque.

Pour ceux qui souhaitent prolonger la piste de l’amande au delà des hypothèses raisonnables, et goûter les délices de la mythologie comparée, voir  Naissances mythiques : Vénus et Attis 


La courge du cocu (SCOOP !)

M’étant désormais convaincu que le pilon est celui de Vulcain, j’ai cherché dans la mythologie si ce Dieu avait un rapport avec un quelconque fruit… mais rien. En revanche, il y bien un rapport, mais comique : Paoli ([0], p 72), qui identifie le légume à un cucurbitacé, probablement une courge (zucca), note qu’en latin médiéval, cucurbitare signifie commettre l’adultère, le cucurbitatus étant le cocu.

La main du panisque sur la courge pourrait donc signifier qu’il empêche l’adultère, en remplaçant l’épée de Mars par le pilon de Vulcain.


La courge-gourde (SCOOP !)

En remarquant que le fruit-mystère se trouve exactement à l’aplomb du nid de guêpes, l’emblème possible des Vespucci, je me suis demandé s’il ne pourrait pas s’agir d’un second emblème parlant.


Lagenaria_siceraria_baby_fruitZucca botiglia (ou botticella)
Lagenaria siceraria
1658_Michele Pace_del_Campidoglio_Stillleben_anagoria Ekaterinburg Museum of Fine ArtsNature morte aux calebasses, Michele Pace del Campidoglio, 1658, Musée des Beaux-Arts, Ekaterinburg

On connaît bien les calebasses séchées des pèlerins, en général à deux étages. Mais parmi la grande variété des courges ou calebasses, il en existe de petites, ayant à peu près la forme de notre fruit. L’emblème du cocuage  est donc, aussi, une petite gourde.

Juste à côté du tour de force souriant de l’épée déconstruite, Botticelli en aurait commis un second : signer avec son surnom, « petit tonneau ».


Article suivant : 8 Vénus et Mars : pour conclure

Références :
[0] Marco Paoli « Botticelli : Venere e Marte : parodia di un adulterio nella Firenze di Lorenzo il Magnifico »
[1] Victor Loret, « Le Cédratier dans l’Antiquité », https://www.persee.fr/doc/linly_1160-6436_1891_num_17_1_4867
[2] David Bellingham, Aphrodite Deconstructed: Botticelli’s Venus And Mars In The National Gallery, London dans Brill’s companion to Aphrodite, 2010, https://books.google.fr/books?id=mrq9CwAAQBAJ&pg=PA369
[3] H NIYAZI « Misrepresenting Botticelli for the modern era » May 28, 2010 http://www.3pp.website/2010/05/misrepresenting-botticelli-for-modern.html
[4] H NIYAZI « An update on Botticelli’s Venus and Mars » June 10, 2010 http://www.3pp.website/2010/06/misinterpreting-exploding-cucumber-for.html
[5] David L Clark. « Botticelli’s Venus and Mars and other apotropaic art for Tuscan bedrooms » , Aurora, The Journal of the History of Art, 2006