3 Devant les ponts d'Asnières

30 août 2013

 

En 1885, Paul Signac, jeune peintre autodidacte de 22 ans, habitant à Asnières, rencontre Seurat, qui l’éblouit par ses théories sur l’Art et ses connaissances techniques. Le nouveau  converti  n’arrêtera plus de peindre, en style néo-impressionniste, les paysages de sa ville.



Les ponts d’Asnières vus par Seurat

Seurat 1884 Baignade à Asnieres_train

Dans la <Baignade de 1884, (voir 2 Vers le pont d’Asnières: la Baignade) Seurat avait représenté les ponts dans un lointain  fusionnel, où même le contraste  entre les fumées parallèles, la blanche du train et la noire de l’usine,  s’adoucissait en une harmonie moderniste.



ponts d'asnieres
Une carte postale, plus manichéenne,  nous montre que la scène n’avait rien d’imaginaire : lorsque le train revient dans l’autre sens, la fumée blanche et la fumée noire s’opposent.


Les deux ponts

Mais le plus intéressant dans cette photographie, c’est qu’elle nous montre un autre contraste que Seurat n’avait pas développé, mais qui sera désormais pour les artistes le principal intérêt des ponts d’Asnières : l’imbrication entre le pont ferroviaire à l’avant, avec ses quatre piles, et le pont routier à l’arrière, avec ses six piles.

Le photographe n’a pas seulement attendu qu’un train passe : il a aussi planté son trépied à l’endroit d’où, visuellement, les piles du pont routier divisent exactement en deux les arches  du pont  ferroviaire.

Les Ponts aujourd’huiAsnieres_Deux_Ponts

De nos jours, le pont routier n’a plus que quatre piles : mais il est toute de même possible de trouver un point de vue où les ponts s’imbriquent l’un dans l’autre… tandis que le transilien passe.

Arrière du Tub, Opus 175

Signac, 1888, Collection particulière

10 signac_arrière du tub _1888

Le Tub était un cat boat que possédait Signac, avec lequel il amenait ses amis naviguer sur la Seine. Ce qui lui a permis ce point de vue depuis l’eau, selon le même principe que dans la carte postale : six arches s’inscrivant exactement dans quatre. Et Il y a même un train qui passe pédagogiquement, afin de signaler aux spectateurs non-asniérois que le pont de devant est ferroviaire.


D’autres symétries par six

On devine, au travers de la troisième arche, six piles qui se reflètent dans l’eau : il ne s’agit pas d’un troisième pont, mais d’une curiosité bien réelle : le ponton de transbordement de l’usine à gaz de Clichy, sur lequel nous reviendrons (voir 5 Du pont de Clichy aux ponts d’Asnières).

Autre jeu sur le nombre six, cette fois voulu par le peintre : l’enfilade des six barques de la rive, trois rouges et trois jaunes.

Enfin, l’arrière du Tub comporte exactement six planches :  sorte de calembour visuel par lequel le peintre-marinier semble nous signifier que le pont de bois de son raffiot vaut bien le pont de pierre des piétons !

Un pont devant les ponts

10 signac_arrière du tub _1888_pont

L’unique ligne courbe de la composition est celle de la rambarde du bateau, ce qui renforce encore le calembour : l’arrière du Tub dessine sur la Seine, pour qui veut bien la voir, l’arche unique d’un pont immatériel, dans lequel les autres ponts s’effacent.

Avant du Tub, Opus 175

1888,Signac, Collection particulière11 Signac Avant-du-tub

Bien sûr, Signac n’a pas manqué de peindre le pendant, en se tournant maintenant vers la proue de son bateau bien aimé. On reconnait au fond l’Ile de la Grande Jatte, et on distingue, à mi-chemin, le bac qui  traverse la Seine.

La présence, en contrebas à droite, d’une barque qui bloque le passage, nous indique que le Tub est à l’arrêt, sans doute arrimé à un ponton comme celui qu’on voit un peu plus loin, avec ses deux flotteurs.

Remarquons que la proue du Tub pointe  vers le bras de la Seine à gauche de la Grande Jatte, alors que la barque-obstacle est dirigée vers le bras de droite : là encore, peut être faut-il  voir une intention pédagogique, les deux barques faisant écho à la division du fleuve, et soulignant la présence de l’Ile.


Des ambiances contraires

10 signac_arrière du tub _1888

11 Signac Avant-du-tub

Mais le principal contraste entre les deux pendants tient aux ambiances lumineuses, exercices de haute virtuosité pointilliste :

  • coté poupe, les ponts, saturés de couleurs chaudes, baignent dans une lumière dorée ;
  • côté proue, les berges de la Seine, ont les teintes froides du soir.

Jour contre soir,

mise en relation contre séparation,

architecture contre nature,

dénombrable contre innombrable,

les oppositions foisonnent.

 
Chez Signac le coloriste, la binarité n’est pas entre le blanc et le noir : elle réside dans le contraste entre couleurs chaudes et couleurs froides.

Projet pour l’Hôtel de Ville d’Asnières

Paul Signac,  1899. Collection particulière

signac projet-pour-la-mairie-d-asnieres

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Dans ce projet de décoration non retenu, Signac reviendra sur le rythme complexe des piles des deux ponts. La contrainte des trois niches impose d’étirer le paysage en largeur : même si le tablier assure la continuité, le panorama fusionne en fait trois points de vue différents : d’où les piles surnuméraires du pont routier.

Ici, le contraste entre couleurs chaudes et couleurs froides sert à opposer Asnières la douce et Clichy l’industrieuse. Mais pour pacifier les deux rives, Signac a pris soin de représenter deux trains qui se croisent à mi-route, ambassadeurs des deux communes.

Le Pont des Arts. Automne

Paul Signac,1928, Musée Carnavalet,ParisSignac Le pont de Arts

Dans cette oeuvre tardive, Signac retrouvera les deux « trucs » expérimentés à l’époque du Tub  :

  • l’inscription exacte des arches du second pont sous celles du premier,
  • l’opposition entre les couleurs chaudes de la rive au soleil, et les couleurs froides de la rive dans l’ombre.

4 Des ponts d'Asnières au pont de Clichy

30 août 2013

De Montmartre à la porte de Clichy, à pied, il faut compter deux kilomètres. Une fois passé les fortifs, deux kilomètres encore pour traverser Clichy. Il ne reste qu’à traverser le pont pour se retrouver dans le paradis des dimanches : promenades, baignades, canotage, restaurants.

Dans les années 1880, Asnières est la plage de Montmartre.

En 1886, les jeunes fous de peinture d’Asnières, Signac, 23 ans et Emile Bernard, 18 ans, montent  souvent à Montmartre pour flairer l’air du temps. Et ils ramènent chez eux un certain Vincent Van Gogh, 34 ans.

 

Emile Bernard Vincent Van Gogh 1886

Voici Vincent de dos, attablé face au jeune Emile, l’hiver de 1886. Vu la distance du pont d’Asnières,  ils ne doivent pas être loin de l’endroit où l’ami Georges Seurat, deux ans plus tôt, a situé sa fameuse Baignade (point 2 sur la carte) : voir 2 Vers le pont d’Asnières: la Baignade

Nous allons les accompagner maintenant le long de cette rive banale qui, sur à peine un kilomètre et demi et sur quelque mois de 1887 a vu éclore une étonnante densité de chefs d’oeuvres, qui  illustrent pratiquement toutes les tendances picturales de la fin du XIXème siècle.

 Ponts Asnières Clichy Aller

Pont de fer à Asnières (4A)

(dit aussi Les Chiffonniers)

Emile Bernard, 1887, MOMA, New York

Emile Bernard Pont de fer à Asnières1887

Manifeste du « cloisonnisme » – un nouveau mouvement qui vient d’être lancé par Louis Anquetin – ce tableau s’inscrit dans la continuité des trouvailles de notre  bande de copains.


Les deux fumées

A Seurat,  Emile emprunte l’idée de la fumée blanche du train qui croise la fumée noire de l’usine, ici totalement masquée  : citation pour les connaisseurs.

Le rythme des piles

C’est peut être avec ce tableau  que naît l’idée de superposer les deux ponts  selon une rythmique précise. Ici, nous sommes à deux temps :

  • deux arches qui en encadrent quatre,
  • quatre wagons,
  • deux barques retournés sur la rive (c’est l’hiver),
  • deux silhouettes.

Signac développera l’idée l’année prochaine, avec une rythmique plus complexe (point 3 sur la carte) : voir 3 Devant les ponts d’Asnières.

L’équilibre dynamique

 

Emile Bernard_Pont Asnières 1887_equilibre_dynamique

Le cloisonnisme consiste à cerner les zones de couleur par un trait plus foncé, à la manière d’un vitrail ou d’un émail cloisonné :

  • ainsi le pont délimite en haut un compartiment rectangulaire, dans lequel se déplace le train ;
  • juste au dessous le quai délimite un compartiment triangulaire, dans lequel progressent les deux piétons.

Une des idées fortes du tableau est que, simultanément, les wagons et les piétons vont sortir de leurs compartiments respectifs, comme si une notion  d‘équilibre dynamique assujettissait les quatre mobiles rapides aux deux mobiles lents.


L’équilibre statique

Une pile du pont ferroviaire divise la surface en deux. On peut y voir la colonne d’une sorte de grande balance, dont le tablier horizontal constituerait le fléau.

Emile Bernard Pont Asnières_1887_equilibre_statique

Par cet équilibre statique, le tableau démontre une série d’équivalences paradoxales :

  • les piétons  pèsent autant que les wagons,
  • le couple fait jeu égal avec le groupe,
  • la cape et le chapeau  avec la carapace de métal,
  • la promenade avec le voyage

En définitive,  la voie sur berge est comme la voie ferrée : d’un certaine manière,

ce qui est en bas et ce qui est en haut se compensent.

 

Ponts sur la Seine à Asnières (4B)

Van Gogh, 1887, Sammlung Bührle, Zürich

30  Van_Gogh_Ponts sur le Seine a Asnieres

 

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Avançons de quelques pas le long du quai : Van Gogh  a lui-aussi traité le sujet des deux ponts, dans un registre moins graphique, et plus symboliste…


La promeneuse

Sa robe rose et son ombrelle rouge en font le point focal du tableau : fleur de tissu et de couleur, minuscule et fragile dans ce univers de pierre et de métal. Difficile de dire si elle se dirige vers le pont, comme les promeneurs de Bernard, ou si elle s’avance vers nous.30 Van_Gogh_Ponts sur le Seine à Asnières_hommes

Isolée sur son chemin de ronde, c’est une princesse assiégée par trois menaces noires et indistinctes  :

  • à gauche derrière elle, un piéton ou un pêcheur barre le quai ;
  • à droite, une barque tapie derrière la pile barre le fleuve ;
  • et au-dessus d’elle passe un  train dont le conducteur se penche par la portière.

Le panache de fumée noire (et non pas blanche, comme dans tous les trains du monde) accentue le côté sinistre de la scène.

Le cadrage retenu par Van Gogh transfigure les paisibles ponts d’Asnières en décor d’un drame moyenâgeux.


Un paysage recomposé30 Van_Gogh_Ponts sur le Seine à Asnières_carte postale

Comme le montre la carte postale, ce point de vue en surplomb – qui induit l’impression de menace diffuse sur la jeune femme – n’était pas compatible avec la représentation des deux ponts imbriqués. Van Gogh a donc superposé deux points de vue : l’arche vue de face, le quai et la plage vus d’en haut
.

Des détails respectés

Mis à part cette restructuration d’ensemble, Vincent est resté fidèle à certains détails,  pourtant reconnaissables seulement par les habitués du lieu  : les six traits noirs sous l’arche de gauche représentent les six piles du ponton de déchargement de Clichy ; et la fumée noire d’une cheminée d’usine s’élève au dessus de la seconde arche.

Deux types de formes30 Van_Gogh_Ponts sur le Seine à Asnières_ponts

Les lignes courbes déterminent une série rythmique :

  • une courbe pour le quai,
  • trois pour les arches du  pont routier,
  • cinq pour les barques du premier plan.

Au dessus de ce monde de courbes, s’impose l’arche rectiligne du pont ferroviaire. Et les cinq wagons rectangulaires contrarient les cinq barques :

  • métal contre bois,
  • angles droits contre ogives,
  • chemin de fer contre voie navigable.

Tandis que Bernard équilibrait et unifiait le monde d’en haut et le monde d’en bas, Van Gogh clairement les oppose :

la dame en rose se trouve cantonnée  sur ce quai en arc de cercle,

au sein d’un monde aux courbes féminines cerné par des rectangles.

 

Clipper à Asnières Opus 155 (4C)

Signac, 1887, Collection particulière

35 Signac -clipper-asnieres-1887

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Avançons encore de quelques mètres, traversons l’arche du pont ferroviaire pour nous retrouver dans le monde ensoleillé de Signac.

Les gazomètres

A partir de 1875, la ville de Clichy cède des terrains en bordure de Seine à la ville de Paris pour la construction d’une usine à gaz destinée à desservir la clientèle parisienne. Ni l’usine ni les gazomètres, construits par les ateliers Eiffel en 1878, n’existaient en 1875, lorsque Monet a peint ici les Charbonniers (voir 1 Sous le pont d’Asnières : les Charbonniers).


L’arche du pont routier

Un des premiers intérêts du tableau de Signac est justement de nous montrer, au fond à gauche, le quai où se trouvait Monet, et l’arche qu’il a peinte. Douze ans plus tard, les péniches n’accostent plus ici, mais sur le ponton le déchargement, quelques dizaines de mètres en aval, à gauche du pont routier.


L’entre deux ponts

Le second intérêt de ce point de vue est qu’au lieu d’une superposition, il présente les deux ponts séparés, et met en valeur cette tranche de Seine que la vue de face escamote.

Les deux mâts du bateau divisent en trois ce petit monde, mâts qui d’ailleurs reprennent exactement l’inclinaison des poteaux du pont ferroviaire.

L’entre deux  ponts est un lieu de rythmes simples et d’harmonie.


Le crochet

Le long du premier pilier,  le crochet suspendu à une chaîne est destiné à supporter un rouleau de cordes d’amarrage, comme on le voit sur sur la carte postale montrant  l’autre côté du pilier.

30  Van_Gogh_Ponts sur le Seine à Asnières_carte postale_detail cordage
Ce détail nautique, retenu par Signac mais omis par Van Gogh, confirme que le premier pilier du pont ferroviaire était un emplacement habituel de mouillage.

Le « clipper »

Les clippers étaient les plus grands des voiliers, au gréement imposant (au moins trois mâts) conçus pour traverser les océans à grande vitesse. Il y a donc une certaine ironie dans le titre, d’autant que le bateau, bien que petit, est incapable de sortir de cet espace confiné : son mât est trop haut pour passer sous le pont ferroviaire, et à fortiori sous le pont routier, qui est plus bas.


Le mystère du bateau prisonnier

Il s’agit sans doute d’un canot de type « vaquelotte », ou « canot de barfleur« , gréé d’un mat de misaine et d’un tape-cul, et qui pouvait être utilisé pour des régates.
35 Signac -clipper-asnieres-1887 canot

Ici, il est au mouillage, ancré à quelque mètres de la berge : le courant allant de droite à gauche, il ne risque pas de heurter le pont. De plus le mât non démonté décourage le vol :

le voilier, tel un Asniérois pacifique, est bien à l’abri entre ses ponts.

Pont sur la Seine à Asnières (4D)

Van Gogh, 1887, Collection privée

40 Van_Gogh_asnieres-pont-sur-la-seine-1887

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C’est avec Vincent que nous passons de l’autre côté du second pont, dans une vue de profil similaire à celle de Signac.  En face, on voit une cheminée d’usine et un gazomètre.

Le pont en courbe

Ce parti-pris curviligne pour la représentation du pont routier est d’autant plus frappant que, sous  la première arche, on voit très bien  le tablier rectiligne du pont ferroviaire. Ainsi se confirme ce que le premier tableau de Vincent (en vue de face) nous avait fait pressentir :  si les deux ponts ont des « personnalités » opposées,  c’est moins par leur fonction que par leur forme – lignes courbes contre lignes droites.

Comme Signac avec son Tub vu de devant et vu de derrière (voir 3 Devant les ponts d’Asnières ), Vincent a peint deux tableaux depuis la plage où il était descendu : le pont que nous venons de voir et, en se retournant, le restaurant de la Sirène qui se trouvait sur le quai, juste à droite du pont routier.

 

Le Restaurant de la Sirène à Asnières (4D)

Van Gogh 1887, Ashmolean Museum, Oxford

41 Van Gogh the-restaurant-de-la-sirene-at-asnieres-1887

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En contre-plongée, l’édifice prend des allures de fortin, hérissé de drapeaux tricolores.

Le Restaurant de la Sirène à Asnières (4D)

Van Gogh 1887Musée d’Orsay, Paris41 Van Gogh the-restaurant-de-la-sirene-at-asnieres-1887 Orsay

Alors que vu de biais, il réintègre son état de paisible ginguette couverte de treilles et peuplée de jeunes femmes en ombrelle.

Le ponton des bains Baillet, Opus 96 (4E)

Signac, 1885, Collection particulière

 

44 Signac ponton-des-bains-bailet-1885

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Continuons d’avancer sur la rive gauche : un autre lieu bien connu des Asnièrois était les bains flottants, représentés ici par Signac deux ans plus tôt, en style encore impressionniste.

Toujours intéressé par les embarcations, il nous montre à gauche un canot mixte, mi-voile mi-vapeur.

Sur la rive Clichy, en face, nous distinguons clairement quatre des six piles du ponton de déchargement de l’usine à gaz.

Au centre, l’Ile de Robinson, qui n’existe plus de nos jours.


Les deux pontons

Le cadrage semble avoir pour but d’embrasser dans une même vue le ponton des bains, rive gauche, et le ponton du charbon, rive droite. Peut être une nouvelle variante de la guerre de clocher entre Asnières et Clichy : après loisir contre labeur, propreté contre saleté.


Le troisième ponton

Dédié aux pontons, le tableau  est lui-même pris depuis un ponton : au premier plan, les deux garde-corps d’une passerelle nous invitent à sauter, au moins par le regard, jusqu’à l’arche du pont de Clichy, au fond.

Ponts Asnières Clichy Aller

Pour la suite de la promenade, voir 5 Du pont de Clichy aux ponts d’Asnières>

5 Du pont de Clichy aux ponts d'Asnières

30 août 2013

En 1887, le pont de Clichy comportait  trois arches qui s’appuyaient sur l’île des Ravageurs puis sur  l’île de Robinson. Le pont a été reconstruit et les îles ont disparu en 1975.

Ponts Asnières Clichy Aller

Voici la première arche, entre la rive Argenteuil et l’île des Ravageurs.
45 pont-de-clichy-asnieres-sur-seine

Les quais de la Seine au Pont de Clichy (5A)

Van Gogh, 1887, Collection particulière

50 Van_Gogh_Pont de clichy 1887

C’est cet emplacement qu’à choisi Vincent, pour une de ces contre-plongées qu’il affectionne, cumulée avec une composition en diagonale à la Seurat (voir 2 Vers le pont d’Asnières: la Baignade).

La diagonale détermine une harmonie de couleur restreinte, mais raffinée : vert et jaune lumineux sur la gauche, gris métallique  de la Seine, du pont et du ciel sur la droite.

On distingue, au dessus du talus, les toitures de deux petits immeubles, alors isolés,  qui flanquaient le pont (et qui existent encore de nos jours).

La Seine et le Pont de Clichy, 5B

Van Gogh, 1887, Wallraf-Richartz Museum, Cologne60 Van_Gogh_the-seine-with-the-pont-de-clichy-1887

Même arche, vue d’en face, depuis l’ïle des Ravageurs dont on voit les roseaux au premier plan. La gamme de couleur est tout aussi restreinte : ocre pour les murs et la terre et sa couleur complémentaire, le bleu pour tout le reste.

Dans l’immeuble de gauche habitait une Comtesse De La Boissière, dont Vincent parle avec chaleur dans une lettre à Théo datée de l’année suivante (20 mai 1888), et à laqulle il aimerait donner quelques tableaux. A première vue, il semble que seul cet immeuble se reflète dans l’eau, et qu’il manque le reflet du pont.60 Van_Gogh_the-seine-with-the-pont-de-clichy-1887--reflets

Il n’en est rien : en retournant le tableau, on ne peut qu’admirer comment l’extrême liberté de la touche se combine avec la précision optique…

61 Asnieres 1 bvd Voltaire

La pêche au printemps

Van Gogh, 1887, Art Institute, Chicago

62 Van_Gogh_La peche au printemps_Pont_de_Clichy_1888

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Nous voici à présent à mi-Seine, probablement dans l’Ile de Robinson, avec en face la rive droite côté Clichy.


Le pont  et la barque

Deux barques sont à l’amarre, chacune est bloquée par deux branches directement enfoncées dans le fond. Les deux branches de gauche établissent une continuité visuelle entre le pont et la barque, comme si celle-ci venait « fermer » l’arche, à la place du reflet manquant.

Le pêcheur immobile, doublement protégé du monde dans  sa barque et dans son île robinsonnesque, apparait comme l’antithèse des piétons indifférenciés qui se hâtent sur le pont.


Les troncs et les barques

Une autre  astuce formelle justifie peut être le point de vue choisi, et surtout la présence imposante de l’arbre qui occupe tout le côté gauche de la composition. On voit vite que le V formé par les deux barques imite le V des deux jeunes troncs. On remarque ensuite que chacune des barques  est en contact visuel avec un des deux troncs brisés. Enfin l’idée nous vient  que les deux embarcations, symboliquement, pourraient remplacer les deux troncs manquants :

comme si les deux vieux troncs tombés dans l’eau s’étaient reconstitués en barques.62 Van_Gogh_La pêche au printemps_Pont_de_Clichy_1887_pecheur

L’homme assis à ne rien faire dans une des deux barques, près du point focal de ces métamorphoses, peut tout aussi bien être un pêcheur, comme le dit le titre, qu’un bûcheron, ou bien un magicien des Iles…

Et le « printemps » du titre peut tout aussi bien désigner, plutôt que la saison,

le processus qui remplace les vieux troncs par des neufs.

Quai de Clichy Opus 157 (5E)

Signac ,1887, Baltimore Museum of Art, Maryland, USA

70 Signac -Quai-de-Clichy-1887

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Finissons de traverser le pont de Clichy : pour boucler notre promenade, nous allons maintenant revenir par la rive droite.

Premier arrêt à quelques centaines de mètres, avec un Signac totalement pointilliste.  Au fond à gauche, un omnibus rappelle, toujours pédagogiquement, que le pont de Clichy est routier.


La barrière métallique

La barrière métallique, à gauche, signale que nous sommes au début du quai où sont implantés les pontons de déchargement : le monde industriel, en contrebas, est totalement éludé de ce paisible paysage de banlieue.


La perspective

La route écrasée de soleil est quasiment  déserte, sauf un cycliste ou un piéton minuscule au fond, presque parvenu au pont. La rigueur de la perspective accentue  la sècheresse et la nudité du décor (le point de fuite se situe au bout du trottoir sur lequel s’est placé le peintre).


Les jeunes arbres

Des arbres maigres ponctuent cette profondeur. Récemment plantés, ils promettent, dans quelques années, une promenade ombragée. L’un deux, celui qui se trouve à l’angle de la rue, est protégé par une armature métallique : peut être risque-t-il plus que les autres d’être heurté par un véhicule qui sortirait du garage, derrière la palissade.

Or toute cette belle rationalité va se trouver déjouée par de minuscules anomalies…


Le soleil de midi

Les arbres ont des ombres bleu électrique, la couleur complémentaire de l’ocre de la route. Signac les a dessinées avec toute la précision possible compte-tenu du pointillisme, et les a faites courtes, pour  indiquer un soleil haut. Or seules celles des deux  arbres du premier plan sont exactes : plus loin, elles partent dans tous les sens comme des garnements cachés derrière les bons élèves : un arbre semble même avoir deux ombres, et celle  des poteaux de  la barrière métallique part carrément à l’horizontale.70 Signac -Quai-de-Clichy-1887 perspective

Erreurs vénielles de dessin ? Volonté de faire naïf ? Ou bien faut-il comprendre que, quand les hommes ont le dos tourné, le soleil de midi fait ce qui lui plait ?

Grue du charbon. Clichy (5F)

Paul Signac, 1884, Kelvingrove Art Gallery and Museum, Glasgow

72-Signac_Grue-de-Charbon-Clichy

Continuons à revenir vers les ponts d’Asnières : nous venons de dépasser le ponton de déchargement (on voit deux piles d’acier bleu métallique). Deux grues à vapeur juchées sur un échafaudage de poutres semblent les vestiges d’une époque antérieure.

Neuf ans après le tableau de Monet, les coltineurs ont été définitivement remplacés par les machines.

Quai de Clichy (5G)

ou La Promenade sous la neige, à Asnières

Émile Bernard, 1887, Musée du Prieuré, Saint-Germain-en-Laye75 Bernard_Quai de Clichy 1887

En 1887, l’échafaudage de bois  a disparu, ne restent plus que les six piliers métalliques du ponton. Les formes indistinctes au pied des piliers doivent être des péniches, leur taille minuscule accentue le gigantisme de l’ouvrage. En haut, deux grues à vapeur fument. C’est l’hiver sur le quai de Clichy.

Un homme en toque et tablier bleu vient vers nous, sa femme à son côté. Peut être des chiffonniers : mais quels chiffons peut-on trouver dans le neige ?

Derrière, on croit reconnaître un cheval détaché, une charrette et un homme à côté, mais la scène reste énigmatique.

Pourtant, quelque chose dans le tableau nous semble familier…

76 Bernard_1887_aller-retour

Il est possible (mais pas certain) que ce tableau ait été conçu par Bernard comme le pendant de celui par lequel nous avons commencé notre parcours :

  • même saison,
  • même superstructure métallique sur lequel est juché une machine fumante,
  • même composition en diagonale…

Si c’est bien le cas, le couple de promeneurs qui partaient vers le pont de Clichy, dans le premier tableau, vient de rentrer par l’autre rive.

Chiffonnières – Clichy

Emile Bernard, 1887 ,Musée des Beaux-Arts, Brest

Emile Bernard, Chiffonnières

Et pour boucler la boucle, voici deux chiffonnières qui rentrent à Asnières en traversant le pont à contrevent, tandis qu’un sorte de péniche traverse le fleuve derrière elles.Ponts Asnieres Clichy Retour

1 Le train sur le pont

30 août 2013

Le thème du train sur le pont a été popularisé par les impressionnistes, Monet  tout particulièrement. Au début sujet à part entière, il est devenu au fil de la banalisation des transports ferroviaires un élément décoratif, entretenant quelquefois un rapport avec d’autres éléments de la composition.

Train dans la campagne

Monet, 1870, Musée d’Orsay, Paris

MonetTrain a la campagne 1870

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L’apparition inaugurale d’un train dans une toile de Monet est subreptice : le talus de la voie ferré est dissimulé derrière une haie d’arbres, la locomotive est invisible, la fumée est discrète et se confond presque avec les nuages.

Pour cette première tentative de mixage entre l’industriel et le naturel, pas de complication : le train va de gauche à droite, dans le sens naturel de la lecture. Et les wagons épousent la limite entre les frondaisons et le ciel, sans pertuber l’ensemble de la composition.

D’ailleurs les deux mondes, la campagne et le train, ne communiquent pas : dans le pré, les bourgeois vêtus de blanc tournent le dos aux passagers du train, réduits à des ombres chinoises.

Le pont de Chatou

Monet, 1875, Museo Nacional de Bellas Artes , Buenos Aires

Claude_Monet_Le_Pont_de_Chatou_1875

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Le père de tous les trains sur les ponts semble bien être ce tableau de Monet, qui représente le pont de Chatou, vu depuis l’île du Chiard.

Maintenant, Monet n’élude plus l’interaction des deux mondes : il la traite frontalement. L’arche unique d’acier surplombe une mer végétale dont les vagues viennent se briser sur les piles. Les segments parallèles des poteaux matérialisent  la victoire du dénombrable et de la ligne droite, sur l’innombrable et le tourbillonnant.

La merveille de l’industrie humaine couronne, tel un arc-en ciel d’acier, l’énergie prolifique de la nature.

La Seine à Asnières dit La yole

Renoir, vers 1879, The Trustees of the National Gallery,Londres

Renoir La Seine a Asnieres 1879

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Cette toile ne n’a probablement été peinte à Asnières comme le suggère son titre traditionnel, mais à Chatou, sous l’influence directe de Monet.

Le train va de gauche à droite. Il apparait à une place à la fois centrale (à l’aplomb des deux navigatrices)  et marginale (à la limite supérieure du tableau). Sa cheminée noire et fumante s’oppose aux deux cheminées blanches et éteintes de la maison. La locomotive, bête mécanique puissante et polluante, introduit un symbolisme ironique au mitan du chaste dialogue entre la rameuse et la liseuse.

Le chemin de fer – rapide, moderne, métallique,  noir et blanc,   contraste avec le monde paisible du chemin d’eau et du chemin de terre –  lents,  immuables, naturels, colorés.

Comme une entrée tonitruante de cuivres et de tambours au milieu d’un mouvement de violons.

Vendredi Saint en Castille.

Darío de  Regoyos y Valdés, 1904, Museo Bellas Artes de Bilbao

PontFer_Regoyos_Viernes Santo en Castilla

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Bien des années après Renoir, un autre peintre impressionniste acclimatera le thème des deux mondes disjoints au cas particulier de l’Espagne.

Nous ne sommes plus un dimanche, mais un Vendredi Saint : une procession  passe sous le pont en même temps que le train. Ici, plus d’opposition entre blanc et noir, entre loisir et travail, entre parcours libre et parcours  rectiligne : les pénitents noirs dans leur ravin, comme les wagons noirs sur la voie ferrée, sont soumis au même déterminisme linéaire.

En tête de la procession, la statue du saint avec son auréole apparaît comme l’équivalent visuel de la locomotive avec son phare. Et les flammes des cierges, petites mais nombreuses, sont à mettre en balance avec la cheminée fumante. Le monde de la tradition et celui de la modernité sont ici comparés, plutôt qu’affrontés : petites énergies, nombre et lenteur d’une part ; énergie concentrée, masse et vitesse d’autre part.

Le tableau ne choisit pas entre ces deux destinées noires, en ce jour le plus triste de l’année. Il ne dit pas que l’un des deux mondes s’efface au moment où l’autre apparaît : les deux trains progressent dans le même sens, vers la droite, donc vers le futur : mais à des rythmes différents.

 

Le Printemps

Spilliaert, 1911, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles

spillaert « Printemps », 1911

Les trois chemins

Nous retrouvons les trois chemins de Renoir : le chemin de fer, le chemin d’eau et et le chemin de terre, mais les proportions  ont changé :

  • le chemin de fer occupe toute la largeur du tableau : depuis le panache de fumée noire  jusqu’au parallélépipède du pont ferroviaire ;
  • le chemin d’eau est réduit à une mince bande, sur laquelle n’est visible que le reflet du panache ;
  • le chemin de terre est également réduit à une mince bande, sur laquelle progressent à gauche un enfant en capuche, à droite un garçonnet.

Une composition cloisonnée

A ces couloirs intermédiaires il faut ajouter deux plages extrêmes : le ciel blanc et la terre verte.spillaert « Printemps » 1911 mouvements

Par son cloisonnement et par sa dynamique, la composition est  assez proche de celle d’Emile Bernard pour les Ponts d’Asnières (voir Des ponts d’Asnières au pont de Clichy)


Les mouvements simultanés

Dans le couloir « chemin de fer », le train est sur le point de s’engouffrer dans la cage d’acier du pont ferroviaire,  emmenant avec lui son panache  : d’où une puissante impression d‘aspiration, de la gauche vers la droite.

spillaert « Printemps », 1911 garconnet

Simultanément, le garçonnet, qui s’est retourné pour consulter  sa mère, a déjà la main posée sur la rambarde du pont piétonnier. Il n’a qu’une envie : s’y précipiter pour jouir de la sensation forte du train va passer juste au-dessus.


Sombre printemps

Par quelle antiphrase Spillaert a-t-il pu intituler « Printemps » ce tableau crépusculaire, empreint d’une angoisse diffuse ?

Il fait frais – une fillette est en pèlerine – mais pas trop : une des femmes est en fichu. Profitant de ce soir clément, deux mères sont allées promener trois enfants qui sont, comme on le sait, le printemps de l’humanité. Ils ont l’âge des sensations neuves : voir passer le train est un évènement  qui justifie la promenade tardive.

Le train qui va s’engouffrer en sifflant dans la cage sans fin du pont est à l’image du joueur de flûte, capable d’aspirer dans son sillage  tous les gars et toutes les filles du monde : d’ailleurs ne voit-on pas que la fillette en pèlerine est prise dans le reflet du panache comme dans la queue d’un serpent ?spillaert « Printemps », 1911 fillette

Le « printemps », c’est cet âge béni où l’on croit que le train de la vie mène forcément quelque part…

Porteuse de fruits

Dyalma Stultus, 1938

Dyalma Stultus Porteuse de fruits 1938

Cette oeuvre déconcertante pourrait être considérée comme un tableau de dégustation, dans lequel un artiste mineur a réuni, sans grand souci de cohérence, plusieurs thèmes qu’il a déjà traités : la petite paysanne tenant un fruit, la grande  portant un panier sur sa tête, qui fournit le prétexte d’un nu géométrique dans le style des années trente.  Avec, pour faire bon poids, un viaduc futuriste  à la Chirico, avec quarante ans de retard. Et un train purement théorique, réduit à une locomotive-suppositoire sans moyen de propulsion identitiable : ni vapeur, ni caténaire (il s’agit donc soit d’un oubli du peintre, soit d’un train électrique alimenté par un rail).

Pourtant, nous serions déçus qu’aucune logique  ne relie le train et les autres éléments de ce patchwork…


Les deux jeunes fillesDyalma Stultus Confidences 1932

Confidences, Dyalma Stultus, 1932

Ce tableau, antérieur de six ans, va nous livrer quelques uns des codes personnels de Stultus.

A la campagne, les jeunes filles portent des foulards. Même si leur domaine est la maison – voir à droite la fenêtre vide –  il n’est pas anormal qu’elles se retrouvent dans la rue pour se faire des confidences. Secrets de jeunes filles, matérialisés par le fruit vert que l’une des deux  frotte sur son ventre d’un air dubitatif, tandis que l’autre, plus délurée, en robe blanche lisérée de rouge, fixe le spectateur d’un air entendu.

Nous voici avertis : Stultus aime les formes géométriques et la symbolique consistante !


La jeune fille à la pêche

Munis de ces indications, nous nous étonnons moins de voir deux filles dans la rue, juste à côté de leur maison.Nous n’avons pas de mal à reconnaître dans celle qui soupèse la pêche, avec son foulard sur la tête, le personnage de la jeune vierge travaillée par des intentions.


La porteuse de fruits

Celle-ci est nue, mais surtout, nous fait remarquer Stultus, elle a abandonné sur le bord de la fenêtre son chaste foulard, ainsi que le tore tressé qui permet de caler les fardeaux. A cela nous comprenons premièrement qu’elle n’est plus vierge, deuxièmement que les fardeaux qu’elle va porter maintenant ne sont plus physiques, mais métaphoriques. Effectivement,  la corbeille qu’elle met en évidence sur sa tête rappelle le triangle de son ventre, et voici que nous reconnaissons, non plus une paysanne saisie en pleine rue par une envie de strip-tease, mais le symbole même de la Fertilité.Dyalma Stultus Porteuse de fruits 1938 arcs

Ceci posé, passons au pont…


Le pont dans la tête

Les sourcils demi-circulaires de la Fertilité épousent la forme des deux arches. Et la pente de la voie ferrée passe par un point situé entre ses deux yeux.

Faisons l’hypothèse que le train va, comme d’habitude, de gauche à droite :  c’est donc un train qui vient de lui sortir de la tête, autrement dit non pas un train réel, mais une idée de train pensée par une  femme-symbole.

Et que fait ce train ? Il gravit une pente raide : car l’oblique du viaduc n’est pas un effet de la perspective.

En 1938, l’Empire Italien est fier que ses filles engendrent des ingénieurs, des alpinistes, et des conducteurs de trains à crémaillère capables d’atteindre les sommets.

2 Le train sous le pont

30 août 2013

Le thème du « train sous le pont » devrait statistiquement être aussi fréquent que le thème inverse. Car sur un trajet de chemin de fer, les ponts routiers, au dessus de la voie, alternent avec les ponts ferroviaires, au dessus d’une route ou d’un fleuve.

En peinture, le thème est rare, car il impose un  point de vue peu naturel : pour voir passer un train sous un pont routier, le spectateur doit se situer soit au niveau de la voie, en contre-plongée ; soit au niveau du pont, en vue plongeante.

Nous allons voir deux exemples de ces solutions, à propos d’un célèbre pont routier : le Pont de L’Europe, à Paris, qui a pour particularité d’être en  un carrefour où six rues se rencontrent, au dessus des voies de la gare Saint Lazare.

 

Le Pont de l’Europe, Gare Saint-Lazare

 Claude Monet, 1877, Musée Marmottan, Paris

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Dans la contre-plongée choisie par Monet, le spectateur est comme un cheminot descendu au niveau des voies. Il en résulte une double disparition :

  • on ne voit rien du monde d’en haut ;
  • on ne voit aucun train, car comment montrer son mouvement, d’aussi près ?

Pour contourner la difficulté, Monet s’est contenté de représenter une locomotive à l’arrêt : un cheminot est posté devant elle, et on voit le panneau rouge d’un  stop.

Paradoxalement, le tableau donne une impression d’extrême agitation, de chaos : les trains invisibles sont remplacés par d’inexplicables panaches qui fusent de partout, par des fumerolles qui s’élèvent de  la terre rouge.

La gare est un cratère  ouvert en plein  Paris, et le pont qui la surplombe est moins un lieu de passage qu’une cage de pierre et d’acier, qui circonscrit ce gouffre dangereux.

Au delà de ces barrières, les façades des immeubles contemplent le spectacle, hérissées de cheminées qui, elles, ne fument pas.

 

 

Le Pont de l’Europe

Louis Anquetin, 1889, Collection privée

PontFer_Anquetin_Le Pont de l'Europe

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Le point de vue surplombant choisi par Louis Anquetin permet de montrer les deux mondes superposés, à la manière d’un écorché anatomique.


Le monde ferroviaire

Dans le monde souterrain, infernal, des locomotives monstrueuses suivent des voies parallèles en crachant leur vapeur. D’après la position du panache, de gauche à droite, la première avance, la seconde et la troisième rentrent en marche arrière vers la gare, la quatrième (dont on ne voit que le panache) est déjà partie. Malgré le caractère puissamment symboliste du propos, Anquetin a pris grand soin de respecter le réalité des manoeuvres en gare Saint Lazare : les trains vides étaient effectivement ramenés en marche arrière depuis des dépôts situés à l’extérieur de Paris.


Le monde routier

Le carrefour environné de fumées apparaît comme  une sorte de creuset que six déversoirs alimentent en piétons, en chevaux et et fiacres. Le monde routier est celui de la collision, de la confusion. Les complexes trajectoires humaines s’opposent aux trajectoires linéaires et binaires (en avant ou en arrière) des locomotives à vapeur.

 

Le Pont de l’Europe la Nuit

Norbert Gœneutte, 1887, Collection privée

Gœneutte Le Pont de l'Europe la Nuit

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Même point de vue pour cette oeuvre de Norbert Gœneutte, peintre impressionniste prometteur mais envoyé aux oubliettes par une disparition précoce. L’effet de nuit gomme les détails, efface les locomotives : la fumée devient un phénomène naturel de force équivalente aux nuages, le paysage industriel une solfatare au milieu desquels émerge  la citadelle fantomatique de l’Opéra.

Seul le panneau d’interdiction orange, en bas à gauche, rappelle que ces forces telluriques restent sous le contrôle de l’homme.


Le Pont de l’Europe et la gare Saint Lazare

Baltimore Museum of Art

Norbert_Go eneutte_-The_Pont_de_l'Europe_and_Gare_Saint-Lazare

Le Pont de l’Europe et la gare Saint Lazare

avec échafaudage

 Collection privée

Gœneutte Le Pont de l'Europe en été

Gœneutte a produit en 1888 deux autres vues du Pont de l’Europe, l’une en hiver avec ses tonalités froides et les cheminées fumantes des immeubles, l’autre en été, saison des travaux en plein air.

A noter que dans les trois oeuvres les locomotives sont délibérément subtilisées :

toute la mécanique ferroviaire se résume au petit panneau d’interdiction orange.

Cette prédilection pour le Pont de L’Europe et la ressemblance avec le point de vue d’Anquetin s’expliquent aisément : le professeur  Antonio González-Alba a montré que les ateliers des deux peintres étaient voisins (http://www.aloj.us.es/galba2/STLAZARE/Segunda_Parte/Anquetin/Anquetin.htm)
Gœneutte Anquetin Carte

Pour une étude approfondie sur les peintres de la gare Saint Lazare sur la base des photographies d’époque, voir
http://www.aloj.us.es/galba2/STLAZARE/index.htm


 La grande gare (Großstadtbahnhof)

Hans Baluschek, 1904, détruit en 1945 au Ministère des Transports

Hans Baluschek 1904 Gare metropolitaine Grossstadtbahnhof ehem. Berlin, Reichsverkehrsministerium; seit Kriegsende verschollen

Dans cette plongée saisissante sur un univers d’acier de de fumée, des trains vont et viennent entre la gare, dont on devine au loin la verrière illuminée, et le poste d’aiguillage du premier plan où un homme seul suffit à réguler ce titanesque mécanisme.


Lehrter_Bahnhof,_1910

Gare de Lehrter, Berlin, vers 1910

On a dit que que les initiales BL désigneraient la gare comme étant la Berlin Lehrter Bahnhof, Mais ni les photos ni les plans de l’époque ne montent une telle topographie (surtout avec les voies tournant vers la droite).

Cette gare est donc probablement une construction imaginaire que ce fils d’un ingénieur des chemins de fer a bâti avec de la toile et de l’huile. Et les initiales BL-S renvoient à Baluschek lui-même, qui s’identifie ainsi au maître des aiguillages.


Hans_Baluschek_-_Arbeiterstadt_(1920)
La ville du travailleur (Arbeiterstadt)
Hans Baluschek,1920, collection privée

Il reprendra un eu plus tard la même idée de vue plongeante et de vigie solitaire, dans un format vertical : les fumées qui s’échappent, la voie ferrée qui disparaît en sinuant, et la silhouette de l’homme qui se penche pour la contempler entretiennent une complicité de courbure, dans cette ville rectiligne.

La durée poignardée,

Magritte, 1938, Art Institute,Chicago

Monet_PontFer_Magritte_Duree_Poignardee

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Une locomotive dans une salle à manger

Avec ce tableau,  Magritte a pour but de produire du mystère, tout comme la chimie peut produire un explosif à partir de deux réactifs banals :

« L’image d’une locomotive est immédiatement familière, son mystère n’est pas perçu. Pour que son mystère soit évoqué,  une autre image imémdiatement familière – sans mystère – l’image d’une cheminée de salle à manger a été réunie à l’image de la locomotive. »
Magritte, Lettre à Hornik, mai 1959.

Effectivement, la locomotive est sans mystère : on peut même déterminer son modèle (une compound à boggies pour grands express, type Pacifics 140C ou 230G).

Et la salle à manger est celle de n’importe quel intérieur bourgeois de l’époque, avec son horloge de marbre noir, ses deux bougeoirs de cuivre, son miroir biseauté, ses lambris, son parquet.


Substitution

La locomotive pénètre dans la pièce par le truchement  d’une analogie cylindrique :

« Pour la locomotive, je la fis surgir du foyer d’une cheminée de salle à manger au lieu de l’habituel tuyau de poêle. Cette métamorphose s’appelle La Durée poignardée. » Magritte, Ligne de vie, version de Scutenaire 140, p.122.

La substitution du poêle par la locomotive se justifie par d’autres analogies : ce sont deux objets métalliques qui renferment du feu et produisent de la fumée.


L’effet de mystère

Le mystère commence là où l’analogie s’arrête.

Une locomotive est hors de proportion avec un poêle  : celle-ci est-elle un modèle réduit  qui fume, ou une vraie locomotive qui pénètre dans une pièce géante ?

Une locomotive bouge, un poêle non : celle-ci est-elle immobile et comme cimentée dans l’âtre, ou  est-elle  au contraire en train de surgir par l’orifice du tuyau, comme si elle sortait d’un tunnel ? Ou encore vient-elle de perforer la paroi à la manière d’un poignard, comme le suggère le titre ?

« L’irruption de la locomotive dans le salon: voilà l’altérité (l’ailleurs, la machine) au cœur même de l’intimité, voilà l’expérience d’un transport, dans tous les sens du mot. » Christophe Génin, http://imagesanalyses.univ-paris1.fr/duree-poignardee-esthetique-19.html


Le monde à l’envers

Une cheminée sert à évacuer la fumée, pas à la faire pénétrer dans la pièce. Non content d’inverser les proportions, le tableau inverse les fonctionnalités : la cheminée/locomotive refoule dans le salon bourgeois la fumée qu’elle est sensée évacuer.

Et les plinthes du plancher forment une triple inversion du chemin de fer :  un chemin de bois, loin des roues et décalé sur le côté.

 


Des analogies collatérales

La locomotive  entretient des affinités de forme avec l’horloge : son capot circulaire, tout noir, a la même taille que le cadran blanc. Et ses roues arrière  ont douze rayons, comme le cadran.

Quant aux deux bougeoirs qui ne fument pas, ils  dédoublent et inversent la cheminée qui fume.

 

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Le pont-cheminée

Le logique de Monet, de Regoyos, d’Anquetin, était d’utiliser  la simultanéité de deux événements en dessous et au dessus d’un pont, pour mettre en opposition deux mondes.

Si Magritte respecte le même schéma, alors qu’est-ce qui passe sur le pont-cheminée, au moment exact où la locomotive passe  ?

Le temps, bien sûr…

Et si la locomotive et sa fumée représentent le mouvement, que représente le monde du haut avec son miroir vide, ses bougeoirs vides, et son cadran dont les aiguilles affichent une heure moins le quart, une heure quelconque qui n’a de sens pour personne  ?

La durée, bien sûr…

 

Arches en harmonies

15 décembre 2012

Hopper est un spécialiste des ponts vu de dessous : en voici deux exemples, un parisien et un new-yorkais, basés sur la même astuce de composition.

Le Pont du Carrousel dans la brume

1907, Whitney Museum

Hopper 1907 Pont du Carrousel in the Fog

Une composition carrée

La composition est très simple ; le tablier divise le tableau en deux bandes horizontales, et la pile du pont en deux bandes verticales : une arche de chaque côté.


Une harmonie d’arches

Les deux arches du pont font résonner une première harmonique dans les arches des deux tas de sable, et une seconde dans les jambes des deux chevaux à l’arrêt.



Hopper 1907 Pont du Carrousel in the Fog_synthese
Du coup le regard est invité à remonter en diagonale jusqu’au quart supérieur droit du tableau, où il ne rencontre que le vide.  La brume grise qui voile la masse  du Louvre vient contrebalancer  la fumée blanche et bien délimitée qui s’élève dans la partie gauche.


Une illusion de locomotive

Le brouillard aurait-il le pouvoir de métamorphoser le pont du Carrousel en un pont de chemin de fer ?
Très probablement, la fumée vient de la grue à vapeur qui décharge les tas de sable.

ancienne-grue-a-vapeur-saint-louis

En cachant derrière les tas de  sable les charrettes, les ouvriers et les péniches,  Hopper recourt une fois encore au procédé de subtilisation, qui accorde les vertus du mystère à toute réalité prosaïque.

Queensborough Bridge

1913, Whitney Museum

Hopper 1913 Queensborough Bridge
Pas de brouillard à New-York, mais un splendide effet de perspective atmosphérique qui enfonce dans la profondeur le gigantisme de ce pont.

La maison-miniature

Le point d’attention du spectateur est bien sûr la maison sur l’île, minuscule sous l’immense tablier. Elle semble entretenir avec le pont une sorte de relation symbiotique, comme le rémora sous la baleine.  Et une affinité formelle : les trois pointes de son toit font écho aux trois pointes de l’armature.

Hopper 1913 Queensborough Bridge_synthese


Une harmonie de pointes

Les trois arbres sombres de l’ile reprennent le même motif. Hopper réitère ici le  procédé d’harmoniques déjà utilisé pour le Pont du Carrousel, mais en l’étendant de deux arches à trois.

1910

1910 Queensborough Bridge

1913

Hopper 1913 Queensborough Bridge

La simplification des formes est une redoutable magie : car le peintre s’est contenté de calquer le réel…  et peut-être même une simple carte postale.

A l'entrée du tunnel

15 décembre 2012

 

Bridge in Paris

1905, Whitney Museum, New York

 Hopper 1905 Bridge in Paris

Le pont-rempart

Cette vue rapprochée du Pont Neuf matérialise un triple blocage :

  • le piéton du quai est bloqué par l’arbre ;
  • l’arche centrale est interdite par le panneau ;
  • l’arche de droite est barrée par le bord du tableau.

Grâce au point de vue très latéral qu’il a choisi, Hopper réussit à transformer un  pont en un rempart triplement infranchissable, et l’arche en un tunnel obscur.


Sens interdit

Un cercle rouge sang démesuré, interdisant  l’accès à un demi-cercle sombre, donne du grain à moudre aux sympathiques interprétations vaginales. Hopper le francophile  pouvait-il manquer d’interpréter « sens interdit » en terme de restriction sexuelle ? Ce tableau ne révèle-t-il pas les affres du jeune puritain ? La « péniche » qui ne passe pas par ce trou ne serait-elle pas un calembour révélateur ?

 

L’anomalie des arches inégales

Commençons par une question plus terre-à-terre : pourquoi l’arche de gauche est-elle en arc de cercle, alors que celle de droite présente  une arête verticale ?

Hopper 1905 Bridge in Paris_aujourd'hui

Une photographie d’aujourd’hui révèle l’astuce de Hopper : c’est en restant totalement fidèle à la réalité,  mais en gommant les contours de l’avancée triangulaire, qu’il crée cette fausse anomalie.


Subtilisations

L’impression d’étrangeté est délibérément construite par le cadrage : un pont dont on ne voit pas l’eau et un quai qui ne mène à rien, puisque l’arbre cache l’arche la plus à gauche.

Un dernier point d’interrogation subsiste : à quoi correspondent les deux barres grises, avec un liseré blanc que l’on voit sous la deuxième arche : à une péniche qui passe ?


L’écluse de la Monnaie

L’arche que Hopper a choisi de représenter n’est pas n’importe laquelle : elle servait d’entrée ou de sortie à l’écluse de la Monnaie, qui se trouvait juste derrière, et qui a été démolie quelques années après le tableau,  en 1923.

Hopper 1905 Bridge in Paris_Ecluse de la monnaie 1

Ecluse de la Monnaie, vue vers le Pont Neuf.

 

Hopper 1909 Le Pont Neuf

Le Pont Neuf, 1909, Whitney Museum

En 1909, il reviendra d’ailleurs peindre le Pont Neuf vu de l’écluse, sans oublier la guérite en forme de poivrière de l’éclusier.


Le vrai passage interdit

Du coup la réalité  contredit totalement  l’illusion savamment organisée par Hopper  : l’arche soit- disant interdite se révèle être le véritable passage. Tandis que la seconde arche ne mène qu’à un cul de sac : et la péniche dont on voit un petit bout est vraisemblablement au garage.

Hopper 1905 Bridge in Paris_Ecluse de la monnaie_2

Ecluse de la Monnaie, vue vers le Pont Des Arts

 

Un panneau bien réel

Le panneau existait bel et bien et interdisait aux péniches de s’engager dans l’écluse lorsqu’une s’y trouvait déjà.

Hopper 1905 Bridge in Paris_detail panneau

Hopper a représenté  avec précision le grand cercle rouge, pour le jour, et petite lanterne juste en dessous, pour la nuit.

Il ne reste  pas de photographie de ce panneau. Mais nous en avons du panneau symétrique, situé de l’autre côté de l’écluse, prises pendant la grande inondation de 1910.

Hopper 1905 Bridge in Paris_Ecluse de la monnaie_détail panneau1

Hopper 1905 Bridge in Paris_Ecluse de la monnaie_détail panneau2

 


Ce petit tableau est typique du côté mystificateur de Hopper : lorsqu’il manipule ouvertement sous notre nez un symbole par trop évident, c’est à coup sûr  pour nous  faire tomber dans le panneau.


Bridge in Paris

1905

Hopper 1905 Bridge in Paris

Le Pont des Arts

1907

Hopper 1907 Le Pont des Arts

Deux ans plus tard, Hopper revient sur le même quai, traverse le tunnel, et nous montre ce qu’il y a derrière : après la masse moyenâgeuse du Pont Neuf, la silhouette arachnéenne du Pont des Arts. Comme une feuille que l’hiver aurait réduite à ses nervures.

Les passages qui étaient  bloqués se sont ouverts : le long du quai pour les piétons sous la première arche, le long du fleuvepour les péniches sous la seconde. Deux sont à quai au Port Saint-Nicolas, le Port du Louvre, où l’on décharge du charbon et des pommes de terre.

Le regard s’enfonce vers un autre pont – celui du Carrousel – qui invite à s’enfoncer encore plus avant dans une régression à l’infini.

Le tableau s’est aussi ouvert vers le ciel  : et les badauds qui circulent dans les deux sens sur le tablier exaltent la simplicité de la communication retrouvée.


Le Pont des Arts

1907

Hopper 1907 Le Pont des Arts

Le Pont des Arts

Aujourd’hui

Hopper 1907 Le Pont des Arts Aujourd hui



Boy and Moon

1906-1907

Hopper 1906 Boy and Moon

Summer interior

1909

Hopper 1909 Summer interior

Deux autres oeuvres que tout oppose : aquarelle contre huile, couleurs froides contre couleurs chaudes, dessin précis contre empâtements mal définis, garçon habillé vu de dos contre fille demi-nue vue de face.  Illustration pour livre d’enfant contre scène pour chambre à coucher.


Un lit très symbolique

Le lit est très semblable, avec son échancrure circulaire bien reconnaissable :  dans l’aquarelle, c’est un bateau prêt à prendre le large, une invitation au départ ; dans la peinture, une chaloupe dont il  n’aurait pas fallu tomber.

Les petits garçons rêvent de fracturer les cloisons pour voguer dans de vastes paysages lunaires.

Les jeunes filles feraient mieux de fermer les persiennes et de ne pas quitter leur lit.


Le sens de lecture

Dans quel sens faut-il lire cette scène énigmatique ? De l’avant vers l’arrière, comme si le lit  essayait de sortir par l’ouverture trop étroite de la cheminée ?

Plutôt l’inverse, de l’arrière vers l’avant : le lit tente de faire rempart contre ce qui vient par la cheminée, de même que les persiennes font écran à la  chaleur d’un jour incandescent.  Remarquons que ces barricades sont vaines : puisque la lumière passe quand même et tombe, d’un vasistas, sur le bout du pied de la fille.


La fille-lit

Pied de chair contre pied de bois, chemise retroussée contre drap défait, tête ronde contre tête ronde : la fille semble ici réduite à l’objet sur lequel on se couche.

 Si Boy and Moon illustre l’appel d’air de l’aventure dans les chambres des petits garçons, Summer interior semble bien avoir pour thème l’intrusion irrésistible de la chaleur et de la lumière dans les chambres des jeunes filles.


Le débouché du tunnel

Hopper 1909 Summer interior fille

En hoppérien, summer signifie la plupart du temps sexeSummer interior c’est L’ Intérieur du sexe, ou mieux, « Le sexe  vu de l’intérieur.

Ici, la cheminée-tunnel traduit toute l’ambivalence  du symbole pour Hopper :

le passage obscur ne conduit pas toujours à la  grâce aérienne du Pont des Arts, à la révélation  d’un au-delà  lumineux  :

il peut tout aussi bien déboucher sur la déréliction d’une fille violée.


 The Locomotive

1922, Whitney Museum, New York

Hopper 1922 The Locomotive

Ici le sens de lecture est univoque, et donné par la direction de la locomotive : trop mastoc, trop hérissé de cheminées et de pistons, le gros objet phallique est en panne à l’entrée du tunnel .

Deux techniciens en casquette et un badaud en canotier s’interrogent sur ce dysfonctionnement que l’on espère temporaire.


Après ces tableaux d’approche, nous voici armés pour nous attaquer à une des oeuvres les plus insolites dans la production de Hopper, une des seules où il nous montre des personnages en mouvement et un lieu facilement localisable.

Bridle Path

 1939, Collection privée

Hopper 1939 bridle-path

Le lieu

Cette piste cavalière existe vraiment, dans Central Park, à hauteur de la 72ème rue, et passe non pas dans le tunnel sombre représenté par Hopper, mais sous un petit pont mégalithique en schiste de Manhattan, construit sans aucun ciment .

Hopper 1939 bridle-path_aujour d hui

Riftstone Arch, dans Central Park

L’immeuble à l’arrière, avec ses allures de château-fort, est le célèbre Dakota, devant lequel fut assassiné John Lennon.


L’interprétation vaginale

Hopper 1939 bridle-path-porche

Elle s’impose pour de nombreux commentateurs, d’autant qu’une seconde arche tout aussi suspecte  lui fait écho  en haut à gauche, sur la façade du Dakota.

Arche que malheureusement Hopper n’a pas inventée…

Hiopper 1939 bridle-path_dakota

Le tableau pourrait même évoquer une scène biblique bien connue, accommodée à la sauce new-yorkaise :

« Pensant à l’intrépidité d’Eve et à la réticence d’Adam lorsqu’ils commirent le Péché Originel (dans un jardin de surcroît, que Central Park évoque facilement), je suis également tenté de voir dans Bridle Path une allusion à la Chute« . Un théâtre silencieux, l’art d’E.Hopper, Walter Walls, p 48.


L’interprétation vaginale (variante)

Plus subtilement, certains s’interrogent sur la réticence du cavalier :

 « Celui-ci tire sur la bride pour retenir son destrier blanc. Il ne renonce certainement pas à pénétrer dans le tunnel, mais il est vraisemblable qu’il veut éviter – par courtoisie ? – de précéder la jeune femme blonde. La symbolique équine est trop évidente pour qu’il soit besoin d’insister sur la suggestion d’un désir sexuel impétueux mais différé, suggestion rendue encore plus évidente par l’obscurité de l’entrée du tunnel – analogon de la « petite mort ». Alain Cueff, Edward Hopper, Entractes, Flammarion  2012

 

 

L’interprétation historique

Selon une théorie récente  (*), ce tableau ferait partie des trois oeuvres majeures de 1939  travaillées par l’angoisse du conflit mondial. Tandis que Roosevelt multipliait  les programmes d’aide à l’Angleterre, une grande partie des Américains – dont Hopper, demandaient  à  brider ces initiatives pour éviter d’être entraînés dans le nouveau conflit européen. Ce tableau  représenterait   la résistance à entrer  en guerre, symbolisée par les chevaux qui rechignent à s’engouffrer dans le tunnel sombre.

 (*) Alexander Nemerov,  2007, Wyeth Lecture in American Art at the National Gallery of Art in Washington “Ground Swell: Edward Hopper in 1939.”

 

L’interprétation biographique

« Il se trouve que « Bridle » et « bridal » se prononcent exactement de la même façon : le premier terme (aussi bien substantif, verbe ou adjectif) désigne la bride, le second terme, sous cette forme adjectivale, se traduit par « nuptial » . « Bridal Path » peut ainsi se traduire par « chemin nuptial » ou, avec une inflexion plus duchampienne, « passage de la mariée ». Et, si Hopper a élaboré son jeu de mots sur l’homophonie des deux termes, le motif sous-jacent obtenu par le redoublement du premier serait la « bride de la mariée » ou, mieux encore, la « bride nuptiale ». «   Alain Cueff, op.cit.


Les références possibles

Toutes ces interprétations nous laissant sur notre faim, il est tentant de rechercher ailleurs : mais parmi les mythes, fables ou récits classiques, on n’en trouve aucun qui mette en scène deux cavalières et un cavalier,  deux centauresses et un centaure, deux déesses et un dieu équins.

Les références artistiques sont tout aussi rares : le thème des chevaux pénétrant dans un tunnel n’a été traité que par Géricault :

Gericault 1821 Entrance To The Adelphi Wharf,

Géricault, 1821, Entrance To The Adelphi Wharf

L’explication de Bridle Path, s’il y en a une, ne sera pas trouvée dans une référence externe.

 

Les trois personnages

Hopper 1939 bridle-path_trio

A ce stade, un examen détaillé des personnages s’impose :

  • la cavalière de gauche, blonde, monte un cheval roux (alezan) ;
  • la cavalière du centre, rousse, monte un cheval blond (champagne, ou palomino) ;
  • le cavalier de droite, chapeauté, monte un cheval gris (flancs blancs, marques noires aux pattes).

Remarquons que Hopper a pris soin de varier les robes des chevaux de manière à illustrer les trois types les plus courants (sauf le cheval noir) : on sait par le journal de Jo qu’il a  trimé pour les représenter, et s’est inspiré d’un livre d’anatomie chevaline.


Deux femmes-chevaux

Les deux femmes, la blonde et la rousse, illustrent les deux types hoppériens les plus courants. Et les chevaux qu’elles montent ont des robes de couleur inversée.

Supposons que chaque cavalière représente un type complet de femme, la partie humaine faisant référence à la tête, et la partie équine au corps, ou plus précisément à l’attitude vis-à-vis de la sexualité : alors la cavalière de gauche est une cérébrale montée sur un corps de feu, tandis que celle du centre a la tête chaude, mais le corps froid.

Nous reconnaissons dans cette dernière un portrait à charge de sa femme Jo, tandis que la blonde platinée émarge au registre du fantasme hoppérien (et hitchcockien) bien connu.

 

L’homme-cheval

Hopper tenait beaucoup à son couvre-chef : ainsi peut-on considérer le dessin ci-dessous comme une sorte d’autoportrait en nature morte :

Hopper hat on his etching press

Le chapeau de Hopper sur sa presse à gravure  

A fortiori le cavalier de Bridle Path peut lui-aussi passer pour un autoportait : d’autant que le cheval blanc aux pattes noires représente assez bien la culpabilité du puritain vis à vis de la sexualité.

 

Le trio hoppérien

Si le cavalier était en position centrale, tout le monde reconnaîtrait sans peine le trio hoppérien déjà rencontré dans Two on the Aisle et Hotel Lobby  (voir Avant la division) : un homme soumis aux attractions contraires d’une rousse et d’une blonde. Sauf qu’ici, il ne se trouve pas en position centrale entre les deux soeurs ennemies, mais expulsé latéralement.

 

Les arbres de Central Park

Comme à son habitude, Hopper a multiplié les croquis préparatoires, se rendant plusieurs fois sur le motif.

Hopper 1939 bridle-path Etude

Bridle Path, étude préparatoire

On voit que, dans la réalité, de nombreux arbres se trouvaient sur le côté gauche au-dessus des rochers : fidèle à son procédé de simplification, Hopper les a impitoyablement élagués, sans doute pour rendre  plus lisible la façade du Dakota.

Au fait, combien d’arbres a-t-il conservés ?

Hopper 1939 bridle-path_arbres

 

Au galop dans le tunnel

Armé de son livre sur les chevaux, Hopper a pris soin de les représenter au galop. Or le Riftstone Arch est plutôt bas de plafond. Peut-être un cavalier unique, en se tenant bien au centre, peut-il passer en galopant ; mais certainement pas trois de front.

L’arbre planté au milieu de la voûte illustre ce cavalier téméraire capable de traverser à toute vitesse : autrement-dit l’écuyère blonde.

Les deux arbres plantés sur le bord, aux troncs entremêlés en X, expliquent précisément l’action qui se déroule sur la droite de la piste cavalière  : l’amazone rousse est en train de faire une queue de poisson au centaure en chapeau, pour le séparer de sa rivale blonde et le stopper à l’entrée du tunnel.

 

Dans ce tableau finalement plutôt limpide, Hopper nous livre la raison, irritante mais acceptée, qui l’empêche de s’engouffrer dans le tunnel de ses fantasmes et le protège de tout risque.

Le jeu de mot sur Bridle Path est justifié, mais  ironique :

le «passage de la Mariée», c’est justement celui par où Jo jamais ne le laissera passer !   

Approaching a city

1946, The Phillips Collection, Washington

Hopper 1946 approaching a city

En 1946, Hopper revient une dernière fois sur le thème du tunnel, épuré de tout personnage.

Il faut une grande confiance dans la persévérance des fantasmes pour invoquer encore une fois la bonne vieille interprétation, s’agissant d’un homme de 64 ans qui a peint son premier tunnel quelque quarante ans plus tôt :

“Le tunnel d’ Approaching a city, vers lequel tout, dans le tableau, se dirige, évoque autant un vagin que ceux de Bridle path, Bridge In Paris et The locomotive ». Un théâtre silencieux, l’art d’E.Hopper, Walter Walls, p 48.

Il les évoque autant, c’est-à-dire tout aussi peu

 

Le point de vue d’Edward

Comme souvent, Hopper a jeté en pâture aux exégètes une indication parcimonieuse, qui botte en touche et ne dit rien de l’élément essentiel, le tunnel.

«J’ai toujours été intéressé par l’approche d’une grande ville en train ; je ne parviens pas à en décrire exactement les sensations. […] Il y a une certaine peur et une angoisse, et un puissant intérêt visuel dans les choses que l’on voit en arrivant dans une ville »


Le point de vue de Jo

Comme souvent, Jo s’attache à un point de détail, qui reflète sans doute une suggestion personnelle que son mari a repoussée :

 « Pourquoi ne veut-il pas de fines lueurs sur ses rails qui courent dans le tunnel ? Parce qu’il veut que le ballast des rails se trouve tout en bas du tableau.  Sentiment de creux, d’enfoncement profond sous des falaises abruptes, mur des constructions. Des lueurs sur les rails les auraient soulevés. Ils vont droit dans les tunnels pour au moins 100 miles. »

Des lueurs sur les rails auraient surtout créé une continuité entre l’extérieur et l’intérieur, ce dont Hopper ne veut pas : il faut que cette bouche sombre soit un attracteur dont on ne ressort pas.

 

L’approche de la ville

D’une certaine manière, le tableau confirme le titre : pour cette dernière entrée en piste du tunnel, Hopper nous le présente du point de vue de la locomotive, et rien de prévisible ne s’oppose à ce qu’elle s’y engouffre.

D’une autre manière, le tableau infirme le titre avec une ironie souveraine : plus nous nous approchons du tunnel, plus nous nous éloignons de la ville, puisque nous allons justement perdre  la vue sur ses maisons et ses rues.

Et en rentrant dans le tunnel, nous allons sortir du tableau : puisque les rails qui nous portent convergent en hors champ, à gauche.

Ce tunnel angoissant qui s’enfonce sous la terre, loin de la ville et hors de la peinture – les deux mondes dans lesquels Hopper vit – chacun sait vers quoi il nous mène…

Soir bleu

2 décembre 2012

Soir bleu

1914, Whitney Museum, New York

 

Hopper 1914_Soir_bleu.jpg

Un tableau-manifeste

Réalisé à 32 ans, peu après son retour  d’Europe,  ce tableau très ambitieux représentait, dans l’esprit de Hopper, un manifeste esthétique,  la synthèse des influences reçues  :

  • composition insolite à  la Degas (format panoramique, poteau qui coupe la vue)
  • scène de café à la Manet,
  • simplification des formes à la Vallotton,
  • symbolisme à la Rimbaud (le titre en français, Soir bleu,  est tiré d’un poème de ce dernier),
  • clin d’oeil parisien (le célèbre parfum « L’Heure Bleue » de Guerlain est sorti en 1912).


Un tableau maudit

Les critiques américains restèrent hermétiques à cette esthétique jugée trop datée et européenne,  et se limitèrent à une lecture moraliste : alcool et cocottes, un condensé de la décadence parisienne,  comparé à la  vitalité   et au modernisme américain.

Stoppé net par cette incompréhension, Hopper roula  le tableau  dans un coin de son atelier et n’en dit plus un mot jusqu’à sa mort.


Un panoramique parisien

La scène se situe sur  la terrasse du parc de Saint Cloud, où Hopper allait souvent, et qui surplombe la vallée de la Seine : d’où  la balustrade à l’arrière.

Le  format, exactement deux fois plus large que haut, se prête bien à cette représentation panoramique. Panorama non pas de Paris, dont on ne voit rien, mais des Parisiens : il faudra lire les personnages non pas comme des figurants anonymes, mais comme des types.

Une lecture frontale

La ligne qui divise le tableau en deux bandes horizontales passe par les yeux des deux personnages barbus  et pourrait donc faire office de ligne d’horizon. Mais la scène, avec ses tables rondes, ne contient aucune indication  de profondeur, ni de lignes permettant de situer le point de fuite.  Tout est fait  pour que le spectateur puisse se placer latéralement où il veut, faisant défiler à son gré les personnages.

Les deux barbus

Le poteau attire l’oeil sur celui qui se cache derrière : un barbu vu de profil, en béret et en manteau noir. Son uniforme de rapin et son oeil qui, comme nous l’avons remarqué, indique la ligne d’horizon, permettent de l’identifier comme un Peintre. Mais aussi comme le guide, l’admoniteur qui, de gauche à droite, va nous aider à lire  le panorama.

Hopper 1914_Soir_bleu_Bourgeois-Boheme
A l’extrémité droite de la ligne horizontale, notre regard rebondit sur un personnage symétrique.  Barbe noire contre barbe rousse, smoking et noeud papillon contre béret et mégot, nous reconnaissons l’ennemi héréditaire et le partenaire incontournable  du Peintre-type : le  Bourgeois-type, qui commence par se scandaliser, mais qui un jour finit par acheter.

Remarquons d’ailleurs que Hopper, avec son Peintre à l’Oreille Coupée (par le poteau), nous fait  avec son humour habituel un magnifique  clin-d’oeil :  ce dont il est question  ici, c’est du Peintre de type Van Gogh.
van-gogh L'homme à l'oreille coupée


Le maquereau

De l’autre côté du poteau, étranger à ce conflit bourgeois-bohème qui ne l’intéresse ni ne le concerne aucunement, un moustachu à casquette est attablé face à une chaise vide.

Hopper 1914_Soir_bleu_Etude_Preparatoire_Inversee

Etude préparatoire (retournée de gauche à droite)

Un étude préparatoire montre clairement qu’il s’agit d’un Maquereau. Reste à savoir si la Prostituée est attablée à gauche, en hors champ du tableau, ou s’il faut l’identifier avec la Femme Fatale qui vient de traverser la frontière, matérialisée par le poteau,   entre le Demi-monde et le Monde.

Hopper 1914_Soir_bleu_Monde-Demi-monde

Le Peintre étant – comme chacun sait, à cheval entre les deux.


La femme-lampion

La moitié supérieure du tableau est pratiquement vide. Elle contient le ciel, la colline et la femme outrageusement maquillée qui fait irruption entre les lampions, dont elle capture les couleurs vives  ;   sa coiffure  ronde, d’un noir intense, fait écho à leurs couvercles noirs.

Aux lampions la femme emprunte le clinquant et l’éphémère : elle domine, par sa taille et par sa  beauté  artificieuse, une fête qui ne  durera pas.

Un triptyque

Le poteau se justifie comme support des lampions, mais surtout comme une clé de lecture, invitant à reconnaître une  composition  en  triptyque.  Le panneau droit est d’ailleurs marqué, de manière plus discrète, par  l’unique balustre visible.

Hopper 1914_Soir_bleu_Triptyque


Le panneau  gauche

Hopper 1914_Soir_bleu_Gauche

Le marlou relégué à une table isolée,  regardant en hors champ comme pour protéger ses arrières, est le seul personnage  dont on peut voir les mains : tous les autres sont  amputés de leurs gestes, procédé  de sous-détermination qui  contribue efficacement à rendre le tableau indéchiffrable.

Sur la table devant lui, un pot à allumettes et un siphon, autrement dit un outil pour allumer la flamme et un autre  pour l’éteindre.  Cet homme qui manie le feu et l’eau et qui tire les ficelles de son propre jeu, à l’insu des autres, nous l’appelerons le Manipulateur.


Le panneau  central

Hopper 1914_Soir_bleu_Centre

La femme se dirige vers les trois fumeurs attablés autour d’une carafe vide : le Peintre, le  Militaire et le Clown. Son bras  coupé  net autorise toutes les reconstitutions (en supposant qu’elle soit gauchère). Il se peut qu’elle tende la main pour  :

  • apporter une nouvelle carafe  (c’est une Serveuse) ;
  • demander du feu (c’est une Allumeuse)  ;
  • décharger son pistolet sur le Peintre ou le Militaire (c’est une Jalouse) ;
  • pervertir l’innocent Clown blanc (c’est une Femme Fatale).

Dans l’économie du tableau , nous l’appelerons l’Intruse.

En l’absence de mains, les trois fumeurs sont tout aussi indéchiffrables : peut être discutent-ils (bouche fermées ?), peut-être jouent-ils aux cartes ou aux dés ? Nous les appellerons les Joueurs : et celui des trois qui s’isole du groupe à la fois par sa position et son costume, se rendant ainsi plus vulnérable  – le Clown Blanc – nous l’appellerons le Pigeon.


Les malheurs de Pierrot

Depuis le célèbre tableau de Gérôme, on sait que le costume de Pierrot porte malheur.

Gerome_Suite-dun-bal-masqué-1857.jpg

Suite d’un bal masqué
Gérôme, 1857, Musée Condé, Chantilly

La poésie un peu frelatée qui colle à la collerette du personnage trouve son apothéose, quelques années avant Hopper, dans une aquarelle de cet autre symboliste contrarié qu’est Gustav-Adolf Mossa .

Mossa_Pierrot s'en va 1906

Adolphe Mossa, Pierrot s’en va, 1906

On voit que, lorsqu’il n’est pas perforé par autrui, Pierrot est tout à fait capable de se débrouiller par lui-même.

A remarquer également les lampions et le couple bourgeois-cocotte,  probablement une coïncidence car il est très improbable que Hopper, bien qu’étant de la même génération, ait eu connaissance des oeuvres de l’artiste niçois.

De plus le Pierrot de Hopper, fumeur et baraqué, a peu à voir avec le freluquet chlorotique de Mossa qui retourne contre lui-même ses angoisses de castration.

Reste le rouge du maquillage, qui nous rappelle que le destin des clowns blancs est sanglant.

Et le fait que la  seule chose qu’Hopper ait dite sur ce tableau, c’est que le Pierrot, c’était lui…


Le panneau  droit

Hopper 1914_Soir_bleu_Panneau droit

La femme assise porte un chignon sage, qui peut faire contraste avec la coiffure à la garçonne de l’Intruse. Mais en est-on si sûr ?  Le couple ne fume pas  mais boit du vin rouge. Du moins voit-on deux verres, l’un vide et l’autre plein. Cependant ils sont tous deux posés devant la femme, comme si l’homme venait de glisser le sien à une compagne portée sur la boisson.

Autre détail incongru : elle est emmitouflée dans une sorte de couverture bicolore, marron et or, qui n’a rien d’une robe de soirée. Serait-elle une seconde Allumeuse envoyée par le Manipulateur pour faire boire le Bourgeois ? Une Acrobate qui fait une pause, venue du même cirque que le Clown ? Un Modèle habitué à se dévêtir, qui a accompagné le Peintre  ? Ou bien une Bourgeoise en manteau de fourrure posé à la va-vite, proie ordinaire du Militaire ?

C’est en tout cas une femme blanche, une femme-joker, que l’on peut au choix associer  aux cinq rôles  masculins du tableau.

Les deux personnages du panneau droit observent, sans  participer, la scène qui se déroule au centre : nous les appellerons les Témoins.

Les deux pigeons

Hopper 1920 two pigeons
En 1920, Hopper  a repris le lieu et certains des personnages de Soir bleu dans un gravure intitulée   Les deux pigeons.  La Seine est bien visible et le paysage  occupe la moitié du tableau, repoussant les personnages en tas dans la partie gauche.

Cette fois Hopper a appris la leçon : de manière à ce que le thème soit directement accessible  même à un Américain,  il a mis en position centrale le couple de tourtereaux qui justifie le titre.   Il  a passé à  l’as le clown  énigmatique et supprimé habilement les personnages  scandaleux, en les fusionnant en un seul : le serveur qui apporte une carafe, moustachu comme le Maquereau et debout comme la Prostituée.


1914_Soir_bleu_Deux pigeons
C’est en retournant de gauche à droite la gravure que l’on comprend mieux comment Hopper a simplifié son triptyque en diptyque, et édulcoré son  sujet.


La valse des lampions

Mais ce sujet justement, peut-on se risquer  à le décrypter  ? Certains ont vu dans Soir bleu l’éloge funèbre de la Belle Epoque, le crépuscule d’une société sur le point  de plonger dans la nuit  des  années de guerre, le dernier moment de quiétude sur la passerelle, avant le naufrage.

C’est oublier le caractère profondément autarcique de la peinture de Hopper : si ses tableaux font parfois allusion à l’actualité, c’est de manière oblique, collatérale. Ici le sujet principal ne peut être que le clown blanc, autrement dit un autoportrait symbolique.

Remarquons que, comme souvent chez Hopper, le personnage en qui il se projette se trouve placé en position instable, soumis à des attractions contraires (voir Avant la division). Ici le clown blanc est attablé avec le couple d’aventuriers, le Peintre et le Militaire, mais il se trouve spatialement à mi-distance du couple de la table voisine. Comme s’il aspirait à quitter les bohèmes pour passer définitivement  dans le panneau de droite : celui de l’embourgeoisement.

1914_Soir_bleu_Lampions

Les trois lampions traduisent bien cette valse-hésitation : en se balançant à la frontière entre le panneau central et le panneau de droite, ils semblent  vouloir  détacher  le clown-peintre du  trio à la carafe  vide, et le faire passer  à  la table de ceux qui boivent… et qui achètent.

De même que, dans le panneau de gauche, les deux lampions constituent une sorte de force de rappel qui ramène la prostituée vers son lieu naturel, la table de son souteneur.

Une autre manière d’aborder une oeuvre aussi ambitieuse que Soir Bleu  est de rechercher les modèles que Hopper  a pu voir lors de ses séjours à Paris.

Valentin Diseuse de Bonne Aventure

La diseuse de bonne aventure
Valentin de Boulogne, vers 1628, Musée du Louvre, Paris

Voici une gitane qui fait irruption dans un bouge, pour dire la bonne aventure à un  Pigeon attablé avec un jeune compagnon. A  gauche du tableau, un voleur met la main dans sa poche dorsale  pour subtiliser la poule qu’elle y cache : nous reconnaissons le Manipulateur. Et  à droite, dans  le rôle des Témoins, un couple de  musiciens (sur ce thème, voir La bonne aventure).

Dans Soir Bleu, les lampions n’éclairent pas encore, les personnages et les objets n’ont pas d’ombres :  ambiance lumineuse singulière que justifie l’Heure Bleue, entre chien et loup.

On peut y reconnaître néanmoins une composition caravagesque, transposée en extérieur, dont les contrastes de lumière ont été retirés et dont les personnages ont eu  les mains coupées.

Supprimons les panneaux latéraux du triptyque et concentrons-nous sur la scène centrale.

Hopper 1914_Soir_bleu_Centre

Une femme debout, deux hommes côte à côte attablés en face d’un  personnage singulier, blafard comme une apparition. Cela ne vous rappelle rien ?


Leon-Augustin-Lhermitte-Le Repas d'Emmaus_ inverseLe repas à Emmaüs (inversé de gauche à droite)
Léon Augustin Lhermitte, 1892, Museum of Fine Arts, Boston

Henry-Ossawa-Tanner-Les pelerins d'Emmaus_inversé

Les Pélerins d’Emmaüs (inversé de gauche à droite)
Henry Ossawa Tanner, 1905, Musée d’Orsay, Paris

Hopper a  pu voir ces deux tableaux : le premier en reproduction, le second au Musée du Luxembourg.  Il était en tout cas dans l’air du temps  de moderniser le vieux thème, où le Christ ressuscité se fait reconnaître de ses disciples en rompant le pain avec eux.

L’idée n’était pas absurde de transposer les Pélerins d’Emmaüs sous les espèces de ces deux errants que sont le Peintre  en pèlerine et le Dragon en tenue de campagne.

1914 Dragon

Tandis que le clown blanc constituait un cryptique  auto-portrait christique,   avec sa couronne d’épine métamorphosée  en collerette et ses trois plaies sanguinolentes en forme de croix sur sa face blanche.

1914_Soir_bleu_Clown

Le malentendu de Soir Bleu, l’insatisfaction que sa contemplation nous laisse, viennent du fait que tout nous pousse à l’interpréter comme une scène de genre… alors que c’est – peut être – le seul tableau religieux de Hopper.

Pompe à essence

25 novembre 2012

« Hopper peint la profonde banalité d’un paysage suburbain avec les égards dignes d’une scène sacrée. »   Edward Hopper, Entractes, Alain Cueff, Flammarion,  2012,  p 151

Gas

1940, MOMA, New York

Hopper 1940_Gas

Station service Mobiloil de Truro

Truro's station

Hopper a apporté certaines modifications : il a déplacé vers le fond le poteau qui porte l’enseigne et a rajouté à sa place, entre les deux pompes à essence,  la pompe à air qui se trouvait sur le côté du bâtiment.


Le point de vue surplombant

Le point de fuite se trouve sur la bretelle vide, un peu plus haut que les yeux du pompiste   – disons à la hauteur d’un chauffeur de bus ou de camion. Ce point de vue légèrement surplombant contribue à minimiser la tâche  subalterne du pompiste.


L’homme isolé

Celui-ci se livre à une occupation indéfinie  sur la face arrière des pompes : nettoyage, réglage ?  Quoiqu’il en soit il a passé la ligne des machines et se trouve sur une sorte d’île, un no man’s land  entre deux routes vides, à mi-chemin entre la lumière qui sort de la maison et l’ombre touffue des bois.


Des extensions inexplicables

Hopper 1940_Gas_synthese
Une planche semble barrer la fenêtre latérale : à la réflexion, on comprend qu’elle fait partie de l’édicule situé dans le coin droit : le tout premier plan empiète sur  le plan moyen.

Au centre, la langue lumineuse émise par la porte se prolonge exagérément, jusqu’à passer entre les pompes pour venir mourir derrière l’homme :  alors qu’elle devrait s’arrêter là où s’arrêtent les projections au sol des deux fenêtres – à peu près au milieu de la bretelle d’accès.

Enfin, une branche d’arbre oblitère le poteau du panonceau publicitaire  : l’arrière-plan vient lécher  le plan moyen.

Toutes ces « maladresses » volontaires contribuent à saper, de manière subliminale, le réalisme de la scène : et donnent l’impression que l’édicule, la maison et l’arbre concourent à projeter vers la gauche des tentacules inquiétantes.


Le véhicule subtilisé

C’est bien sûr l’absence de voiture qui fait la force de la composition, en lui ôtant toute signification rationnelle. Puisque le pompiste est sorti,  on pourrait imaginer qu’un  véhicule s’était effectivement  engagé dans la bretelle il y a quelques instants…  et qu’il vient magiquement de se métamorphoser en cet autre véhicule rouge, Pégase le cheval ailé qui vole sur  le panonceau.

Hopper 1956 Four Lane Road_Pegase

La station-service, avec ses lumières attirantes,  apparaît alors comme un piège  du bord de la route, un monde à l’envers où ce ne sont plus les  voitures qui se nourrissent auprès des pompes, mais les pompes  qui se nourrissent de voitures.


Sous le signe de Pégase

En se tripliquant sur les  disques lumineux des pompes, ce n’est plus la marque Mobiloil, mais la griffe du divin Pégase qui s’appose sur cette scène familière et la propulse d’un coup dans un passé archaïque.

Hopper 1940_Gas_Idoles

Dans  les trois pompes nous reconnaissons alors trois idoles anthropomorphes auprès desquelles s’affaire un prêtre en veston,  juste sorti de son temple en bardeaux.

Idoles archaiques

Et le rouge vif qui  baigne les idoles et le bas du poteau ensemence la scène de sa tonalité sacrificielle.

Seize ans plus tard, Hopper va reprendre le thème de la station-service Mobiloil, avec une pompe en moins, une femme et une route en plus.

Four lane road

1956, Collection privée

Hopper 1956 Four Lane Road

Le pompiste

Le pompiste est habillé comme celui de Gas : chemise blanche ouverte, gilet et pantalon sombre. Il est assis à l’extérieur, prenant de face un soleil bas qui projette une ombre tranchée derrière lui.  Ses bras sont bronzés : il a l’habitude de s’exposer ainsi.

Mais par sa position assise, il rappelle surtout le jeune architecte méditatif  peint trois ans plus tôt (voir Vigies).

Hopper 1956 Four Lane Road_Vigie(retourné de gauche à droite)


Un moment de liberté

A l’opposé du pompiste  nocturne de Gas, effacé derrière les machines, celui-ci cumule trois attributs positifs  des mâles hoppériens  :

  • la vigie (celui qui voit loin) ;
  • le contemplatif (face au soleil couchant) ;
  • l’esprit libre (il tient dans sa main droite un petit cigare pour  fumer  à côté de ses pompes).


La brailleuse

Sa femme est sortie à la fenêtre et l’interpelle dans son dos : comme le dit Jo, « elle trouve que sa sérénité est un test. » Ce tableau est sans doute celui qui affiche le plus ouvertement le conflit homérique entre l’énergie envahissante de l’une et le besoin de liberté de l’autre.
Hopper 1956 Four Lane Road_Femme

Le store dangereusement baissé  traduit d’ailleurs, avec  humour, une tentation de décapitation

Mais derrière cette interprétation facile se cache un message plus subtil…


Les deux routes

Le titre Route à quatre voies attire l’attention sur le fait que la station ne dessert pas une petite route de campagne,  comme celle de Gas ; mais une autoroute, autrement dit deux  voies  séparées par un terre-plein central.

L’autoroute renforce donc l’image du couple dissocié, poursuivant à toute vitesse deux chemins parallèles dans des directions opposées.


Les deux pompes

La lecture évidente conduirait à associer la pompe de gauche, que l’on voit en totalité, avec l’homme assis à l’extérieur.  Et la pompe de droite, encadrée dans une fenêtre, avec la femme  encadrée dans l’autre.


Les deux fenêtres

Celle de droite est entièrement occupée par la femme. Celle de gauche montre des bouteilles, un objet multicolore qui semble être un abat-jour style Tiffany et, au travers de la fenêtre arrière,  la seconde pompe  et les bois.

Hopper 1956 Four Lane Road_Pompes
D’une certaine manière, elle fonctionne presque comme un miroir qui  refléterait la première pompe.


L’homme-pompe

L’avant-bras  de l’homme, posé à angle droit,  épouse la forme du terre-plein qui supporte la pompe anthropomorphe, dont le disque  est homologue à  sa tête.

Dès lors le disque identique de la seconde pompe devrait correspondre à une seconde tête. Or celle-ci existe bien : c’est  l’ombre qui se projette sur le mur, au dessous de la seconde pompe.


Le rôle du peintre

Qu’est ce que le rôle du peintre selon Hopper, sinon reproduire le réel dans un cadre et  sur une toile blanche ? L’homme tranquille de Four Lane Road  affiche dans son dos – certes sa femme qui braille – mais surtout  une théorie du réalisme.

Hopper 1956 Four Lane Road_Synthese

La composition de « Four Lane Road » superpose en définitive deux métaphores de la fidélité :

  • la fidélité dans le  couple, à savoir habiter deux fenêtres voisines et rouler en sens inverse dans deux voies jumelées ;
  • la fidélité en art, à savoir dessiner comme l’ombre et peindre comme le miroir.

Dans ces deux tableaux si différents, Hopper invente le concept malicieux de l’artiste non pas pompier, mais pompiste  :   manipulant son pinceau comme l’autre son pistolet, il fournit aux spectateurs qui s’arrêtent devant le tableau – comme les voitures devant la pompe – l’« essence » la plus pure possible, et qui les fera voyager le plus loin :

  • dans Gas, le pomp-artiste apparaît comme une sorte de prêtre au  service de forces archaïques mal définies ;
  • dans Four Lane Road, la force archaïque prend forme humaine sous les espèces d’une harpie hurlante parfaitement identifiable, et le pomp-artiste se dépeint comme un homme tranquille capable, malgré les hurlements, de savourer son soleil et son cigare en méditant sur ses prochaines oeuvres.

Après la fusion

24 novembre 2012

 

Entre eux, Jo et Edward appelaient  ce tableau Triste Après l’Amour, mais pour des raisons commerciales, son nom officiel est devenu  L’Eté dans la Cité. Depuis Summertime (voir Le voile qui vole) , nous connaissons bien le sens du mot été  en langage hoppérien  :  Summer in the city est à  traduire par Sex in the city.

Summer in the City

 1949, Collection privée

Hopper 1949 summer in the city

Après la fusion

Inutile de mégoter sur l’interprétation. Pour Gail Levin :

« Il n’y a aucun doute sur le thème – la mélancolie post-coïtale. La femme se montre excessivement maussade, et son compagnon semble tendu et malheureux, fourrant sa tête dans l’oreiller. » Gail Levin, Edward Hopper : An Intimate Biography, p 420

Les gestes des bras corroborent cette insatisfaction mutuelle : la femme étreint du vide et l’homme le polochon.

L’alibi de la chaleur

Reste que, pour les bien-pensants,  Hopper a quand même traité au premier degré le thème de la chaleur estivale.  La literie est réduite au drap du dessous, les  bords du matelas et de l’oreiller évoquent des matières en voie de ramollissement.

L’homme s’est mis nu  pour tenter de dormir,  la femme par pudeur a gardé sa chemise et a renoncé au sommeil.

Et les deux fenêtres, à gauche et à droite, appellent un impossible courant d’air.

Un lieu vide

Aucun signe d’intimité,  meuble ou  objet décoratif. Les vêtements de l’homme sont  ailleurs.

Les fenêtres ont des  rideaux et des  stores, mais le couple n’a pas cherché à se protéger des regards : l’appartement est sans doute en hauteur et les immeubles voisins sont loin.

Le jour-nuit

D’après le ciel bleu et le rectangle lumineux de la fenêtre sur le sol, nous sommes dans la journée et le soleil est encore haut. Mais sur le mur derrière le lit , un second rectangle, moins lumineux, signale la présence d’une autre fenêtre située en hors champ sur la droite, et d’une autre source de lumière extérieure. Or si un réverbère ou une voiture qui passe est capable de projeter cette  lumière secondaire, c’est que nous sommes la nuit, et que la lumière principale est celle de la lune. Dans ce cas, le ciel ne peut pas être bleu :

Hopper 1949 summer in the city_Nuit
En rendant indécidable le moment représenté, Hopper nous interdit de choisir entre la lecture nocturne  – un couple que la chaleur  empêche de dormir  – et la lecture  diurne  :  un couple qui s’est donné rendez-vous dans un appartement de fortune  pour faire l’amour l’après-midi.


Le conflit après la fusion

Le rapport conflictuel entre l’homme couché et la femme assise se traduit  par  la discordance  des attitudes. On dirait que les deux se disputent le lit, qui d’ailleurs est à une seule personne :   l’homme cherchant à l’occuper dans sa longueur et la femme dans  sa largeur.

De même les mollets de la femme, raides comme les pieds de la face avant du lit, font écho aux plantes verticales de l’homme, parallèles aux pieds de la face latérale : chacun essaie de s’approprier  une face du lit orthogonale à celle de l’autre.

De plus, chacun occupe son propre rectangle de lumière  : les pieds de la femme ont pris possession  du rectangle du sol ; ceux de l’homme baignent dans le rectangle du mur.

Les rapports du couple hoppérien, après l’amour, se résument à deux questions  de possession :

qui va garder le lit, et qui va prendre la lumière ?   

Excursion into philosophy

1959, Collection privée

Hopper 1959 Excursion Into Philosophy
Lorsqu’il l’acheva en 11 jours, à 77 ans, Hopper  prétendit qu’Incursion en  philosophie était son meilleur tableau. Peut-être simplement par esprit de contradiction, parce que Jo trouvait le thème trop osé et la jeune femme  trop vulgaire.


L’opinion de Jo

Dans son journal, elle note que l’homme est assis « avec un livre de Platon sur le lit, auquel il a recours le matin après un épisode avec une jeune femme que ne porte pas des sandales Duncan (sandales plates que Jo affectionnait) – pas ce genre. C’est une accro  des talons 4 pouces, d’après E.H. »

Dans le carnet, elle ajoute un commentaire énigmatique  sur le livre de Platon, « relu trop tard ».


L’opinion de  Gail Levin

Concernant la fille aux talons 4 pouces :

« C’est une figure de licence sexuelle, qu’il place dans un contexte ascétique, sur un lit qui pourrait difficilement être moins sensuel, à côté d’un homme au cou légèrement déboutonné, plutôt abject, assis près d’un livre jeté là, sur le bord, ouvert, et qui  formellement  fait écho à la fente du postérieur juste derrière. » Gail Levin; op.cit. p  525

Concernant le commentaire additionnel, il ferait allusion à l’amour « platonique » :

« Dans le style laconique de Hopper, « relu trop tard » pourrait signifier un retour à l’idéalisme de Platon, mais seulement après avoir expérimenté l’attraction sexuelle et constaté  qu’elle est moindre qu’attendu ou espéré. Que l’abstinence soit préférable à une relation physique offrirait un parallèle sardonique avec le propre rejet, par Edward, des demandes sexuelles de Jo, si tardives et limitées soient elles. »  


L’opinion de  Alain Cueff

Pour A. Cueff, le livre sur le lit serait plutôt Le Banquet, et le tableau illustrerait  le mythe de l’androgyne primitif : coupé en deux par ordre des Dieux, ses deux moitiés ne peuvent se retrouver que dans ce  palliatif insatisfaisant  que constitue l’amour physique :

« L’âme de chacun d’eux veut quelque chose d’autre qu’elle n’est pas capable d’exprimer ; de ce qu’elle veut elle a plutôt une vision divinatoire et parle par énigmes. » Platon, le Banquet, 12 cd, cité par A. Cueff , Edward Hopper, Entractes, Flammarion,  2012, p 222

A. Cueff fait par ailleurs judicieusement remarquer que l’assimulation ironique – par le biais de la fissure centrale –  entre le postérieur et le livre, pourrait être chez Hopper le francophile  une allusion malicieuse au vers  de Mallarmé : « La chair est triste hélas et j’ai lu tous les livres ».

Une dimension humoristique

Il se peut que Hopper n’ait pas été chercher si loin  : le premier titre du tableau était Incursion  dans la réalité,  le mot incursion étant rendu visuellement par le bout de soulier que l’homme avance dans le rectangle lumineux du sol. Il y a là évidemment une   dimension humoristique, si l’on veut bien se souvenir que la femme de Summer in The City mettait, quant à elle, les deux pieds dans le plat !

La « réalité » est donc, dans les deux cas, le rectangle lumineux du plancher  qui, en imitant le rectangle du lit, démontre la surperficialité et la vanité des  rapports qui viennent de s’y dérouler.


Deux pendants

La parenté entre les deux tableaux a bien sûr été remarquée, puisque de l’un à l’autre les personnages échangent leur posture  : l’homme nu couché s’asseoit tout habillé , la femme assise en robe rouge se couche et se dénude à moitié.

Hopper 1949 summer in the city_Excursion
C’est en retournant de gauche à droite le second tableau qu’on se rend compte à quel point il constitue une paraphrase de son prédécesseur  : en plus d’interchanger les sexes, Hopper s’est livré à deux autres de ses variations habituelles (voir Vigies)  : inverser le sens de lecture, remplacer la ville par la nature.


Une nouvelle  piste d’analyse

En comparant plus finement ce qui rassemble et ce qui différencie les deux oeuvres, peut être parviendrons-nous à une compréhension plus précise de ce que Hopper sous-entendait par Incursion en philosophie.


Voir ou se voiler la face

Dans les deux tableaux, l’un des personnages regarde la réalité en face et l’autre cherche à s’en protéger, par le sommeil  ou en se tournant vers le mur. Choix existentiels opposés,  : premier orteil qui s’immisce dans la philosophie.


Les deux tâches lumineuses

Le second  tableau reprend l’idée des deux tâches lumineuses : mais en les transformant en rectangles de même taille et strictement orthogonaux, donc  produits par l’unique fenêtre, il nous conduit à la conclusion radicale que l’une des deux sources lumineuses  se trouve haut dans le ciel, l’autre étant plus proche de la terre. Une source de lumière céleste et une terrestre : deuxième orteil en philosophie.


Le jour-nuit

La présence de ces deux sources – disons la lune et un réverbère – rend impossible le ciel bleu, que Jo nous décrit naïvement  en ces termes : « par la fenêtre, un véritable paysage à la  Hopper :   soleil du matin, ciel bleu touchant le haut d’une dune verte ».

Le « real Hopper landscape » est justement tout sauf réaliste et la lumière est, comme dans « Summer in the city« ,  celle d’un jour-nuit indécidable et d’une contradiction logique : voici notre troisième  orteil.


La géométrie des rectangles

En resserrant le cadrage sur le couple, le lit et l’unique fenêtre, Hopper  élimine les éléments subsidiaires au profit d’une démonstration  fondée sur les propriétés des rectangles. Le lit mou aux pieds apparents et l’oreiller aux formes organiques sont transformés en un parallélépipède  impeccablement cartésien. Les rideaux laissent place à des volets à persiennes, blancs et noirs comme les pages du livre rectangulaire qui s’est rajouté sur le lit. Autre rajout d’un rectangle, le cadre sur le mur, dont on peut voir seulement qu’il représente un arbre.

En nous suggérant que le livre est de Platon et en mettant en balance la dune verte –  dans le cadre de la fenêtre, et l’arbre peint – dans le cadre du mur, Hopper nous intime de réfléchir à la théorie de la représentation : un tableau d’arbre est-il un arbre, ou une Idée  de l’Arbre ? Quatrième orteil en philosophie.

Les figures en carton

Ramenons les personnages à l’essentiel : l’homme assis est composé comme une bande de carton pliée :  rectangle vertical du torse,  rectangle horizontal des cuisses, rectangle vertical des mollets, rectangle horizontal des pieds.

De manière moins évidente la femme, couchée en chien de fusil est bâtie selon le même principe, en quatre  rectangles pliés :  on peut dire qu’elle est couchée-assise, ou assise-couchée dans le plan du lit.
Hopper 1959 Excursion Into Philosophy_Synthese
Risquons une interprétation à la manière de  Platon dans le Timée.  Le monde est composé  de trois sortes de rectangles : les jaunes sont sous l’influence  de la lumière terrestre, les blancs de la lumière céleste, et les bleus sous celle de l’ombre. On voit que la pièce et   le lit  sont construits selon ce principe.

Mais aussi les vivants : tels qu’ils sont représentés là, l’homme est composé de deux parts terrestres et de deux parts célestes ; la femme de  deux parts célestes et de deux parts d’ombre. On comprend qu’après l’amour, ces deux-là soient irréconciliables.

Un peu plus tôt, en revanche, ils étaient dépliés en deux rectangles superposés, parallèles au plan du lit et au rectangle de la lumière céleste :  septième ciel,  cinquième orteil…