2 Le train sous le pont

30 août 2013

Le thème du « train sous le pont » devrait statistiquement être aussi fréquent que le thème inverse. Car sur un trajet de chemin de fer, les ponts routiers, au dessus de la voie, alternent avec les ponts ferroviaires, au dessus d’une route ou d’un fleuve.

En peinture, le thème est rare, car il impose un  point de vue peu naturel : pour voir passer un train sous un pont routier, le spectateur doit se situer soit au niveau de la voie, en contre-plongée ; soit au niveau du pont, en vue plongeante.

Nous allons voir deux exemples de ces solutions, à propos d’un célèbre pont routier : le Pont de L’Europe, à Paris, qui a pour particularité d’être en  un carrefour où six rues se rencontrent, au dessus des voies de la gare Saint Lazare.

 

Le Pont de l’Europe, Gare Saint-Lazare

 Claude Monet, 1877, Musée Marmottan, Paris

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Dans la contre-plongée choisie par Monet, le spectateur est comme un cheminot descendu au niveau des voies. Il en résulte une double disparition :

  • on ne voit rien du monde d’en haut ;
  • on ne voit aucun train, car comment montrer son mouvement, d’aussi près ?

Pour contourner la difficulté, Monet s’est contenté de représenter une locomotive à l’arrêt : un cheminot est posté devant elle, et on voit le panneau rouge d’un  stop.

Paradoxalement, le tableau donne une impression d’extrême agitation, de chaos : les trains invisibles sont remplacés par d’inexplicables panaches qui fusent de partout, par des fumerolles qui s’élèvent de  la terre rouge.

La gare est un cratère  ouvert en plein  Paris, et le pont qui la surplombe est moins un lieu de passage qu’une cage de pierre et d’acier, qui circonscrit ce gouffre dangereux.

Au delà de ces barrières, les façades des immeubles contemplent le spectacle, hérissées de cheminées qui, elles, ne fument pas.

 

 

Le Pont de l’Europe

Louis Anquetin, 1889, Collection privée

PontFer_Anquetin_Le Pont de l'Europe

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Le point de vue surplombant choisi par Louis Anquetin permet de montrer les deux mondes superposés, à la manière d’un écorché anatomique.


Le monde ferroviaire

Dans le monde souterrain, infernal, des locomotives monstrueuses suivent des voies parallèles en crachant leur vapeur. D’après la position du panache, de gauche à droite, la première avance, la seconde et la troisième rentrent en marche arrière vers la gare, la quatrième (dont on ne voit que le panache) est déjà partie. Malgré le caractère puissamment symboliste du propos, Anquetin a pris grand soin de respecter le réalité des manoeuvres en gare Saint Lazare : les trains vides étaient effectivement ramenés en marche arrière depuis des dépôts situés à l’extérieur de Paris.


Le monde routier

Le carrefour environné de fumées apparaît comme  une sorte de creuset que six déversoirs alimentent en piétons, en chevaux et et fiacres. Le monde routier est celui de la collision, de la confusion. Les complexes trajectoires humaines s’opposent aux trajectoires linéaires et binaires (en avant ou en arrière) des locomotives à vapeur.

 

Le Pont de l’Europe la Nuit

Norbert Gœneutte, 1887, Collection privée

Gœneutte Le Pont de l'Europe la Nuit

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Même point de vue pour cette oeuvre de Norbert Gœneutte, peintre impressionniste prometteur mais envoyé aux oubliettes par une disparition précoce. L’effet de nuit gomme les détails, efface les locomotives : la fumée devient un phénomène naturel de force équivalente aux nuages, le paysage industriel une solfatare au milieu desquels émerge  la citadelle fantomatique de l’Opéra.

Seul le panneau d’interdiction orange, en bas à gauche, rappelle que ces forces telluriques restent sous le contrôle de l’homme.


Le Pont de l’Europe et la gare Saint Lazare

Baltimore Museum of Art

Norbert_Go eneutte_-The_Pont_de_l'Europe_and_Gare_Saint-Lazare

Le Pont de l’Europe et la gare Saint Lazare

avec échafaudage

 Collection privée

Gœneutte Le Pont de l'Europe en été

Gœneutte a produit en 1888 deux autres vues du Pont de l’Europe, l’une en hiver avec ses tonalités froides et les cheminées fumantes des immeubles, l’autre en été, saison des travaux en plein air.

A noter que dans les trois oeuvres les locomotives sont délibérément subtilisées :

toute la mécanique ferroviaire se résume au petit panneau d’interdiction orange.

Cette prédilection pour le Pont de L’Europe et la ressemblance avec le point de vue d’Anquetin s’expliquent aisément : le professeur  Antonio González-Alba a montré que les ateliers des deux peintres étaient voisins (http://www.aloj.us.es/galba2/STLAZARE/Segunda_Parte/Anquetin/Anquetin.htm)
Gœneutte Anquetin Carte

Pour une étude approfondie sur les peintres de la gare Saint Lazare sur la base des photographies d’époque, voir
http://www.aloj.us.es/galba2/STLAZARE/index.htm


 La grande gare (Großstadtbahnhof)

Hans Baluschek, 1904, détruit en 1945 au Ministère des Transports

Hans Baluschek 1904 Gare metropolitaine Grossstadtbahnhof ehem. Berlin, Reichsverkehrsministerium; seit Kriegsende verschollen

Dans cette plongée saisissante sur un univers d’acier de de fumée, des trains vont et viennent entre la gare, dont on devine au loin la verrière illuminée, et le poste d’aiguillage du premier plan où un homme seul suffit à réguler ce titanesque mécanisme.


Lehrter_Bahnhof,_1910

Gare de Lehrter, Berlin, vers 1910

On a dit que que les initiales BL désigneraient la gare comme étant la Berlin Lehrter Bahnhof, Mais ni les photos ni les plans de l’époque ne montent une telle topographie (surtout avec les voies tournant vers la droite).

Cette gare est donc probablement une construction imaginaire que ce fils d’un ingénieur des chemins de fer a bâti avec de la toile et de l’huile. Et les initiales BL-S renvoient à Baluschek lui-même, qui s’identifie ainsi au maître des aiguillages.


Hans_Baluschek_-_Arbeiterstadt_(1920)
La ville du travailleur (Arbeiterstadt)
Hans Baluschek,1920, collection privée

Il reprendra un eu plus tard la même idée de vue plongeante et de vigie solitaire, dans un format vertical : les fumées qui s’échappent, la voie ferrée qui disparaît en sinuant, et la silhouette de l’homme qui se penche pour la contempler entretiennent une complicité de courbure, dans cette ville rectiligne.

La durée poignardée,

Magritte, 1938, Art Institute,Chicago

Monet_PontFer_Magritte_Duree_Poignardee

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Une locomotive dans une salle à manger

Avec ce tableau,  Magritte a pour but de produire du mystère, tout comme la chimie peut produire un explosif à partir de deux réactifs banals :

« L’image d’une locomotive est immédiatement familière, son mystère n’est pas perçu. Pour que son mystère soit évoqué,  une autre image imémdiatement familière – sans mystère – l’image d’une cheminée de salle à manger a été réunie à l’image de la locomotive. »
Magritte, Lettre à Hornik, mai 1959.

Effectivement, la locomotive est sans mystère : on peut même déterminer son modèle (une compound à boggies pour grands express, type Pacifics 140C ou 230G).

Et la salle à manger est celle de n’importe quel intérieur bourgeois de l’époque, avec son horloge de marbre noir, ses deux bougeoirs de cuivre, son miroir biseauté, ses lambris, son parquet.


Substitution

La locomotive pénètre dans la pièce par le truchement  d’une analogie cylindrique :

« Pour la locomotive, je la fis surgir du foyer d’une cheminée de salle à manger au lieu de l’habituel tuyau de poêle. Cette métamorphose s’appelle La Durée poignardée. » Magritte, Ligne de vie, version de Scutenaire 140, p.122.

La substitution du poêle par la locomotive se justifie par d’autres analogies : ce sont deux objets métalliques qui renferment du feu et produisent de la fumée.


L’effet de mystère

Le mystère commence là où l’analogie s’arrête.

Une locomotive est hors de proportion avec un poêle  : celle-ci est-elle un modèle réduit  qui fume, ou une vraie locomotive qui pénètre dans une pièce géante ?

Une locomotive bouge, un poêle non : celle-ci est-elle immobile et comme cimentée dans l’âtre, ou  est-elle  au contraire en train de surgir par l’orifice du tuyau, comme si elle sortait d’un tunnel ? Ou encore vient-elle de perforer la paroi à la manière d’un poignard, comme le suggère le titre ?

« L’irruption de la locomotive dans le salon: voilà l’altérité (l’ailleurs, la machine) au cœur même de l’intimité, voilà l’expérience d’un transport, dans tous les sens du mot. » Christophe Génin, http://imagesanalyses.univ-paris1.fr/duree-poignardee-esthetique-19.html


Le monde à l’envers

Une cheminée sert à évacuer la fumée, pas à la faire pénétrer dans la pièce. Non content d’inverser les proportions, le tableau inverse les fonctionnalités : la cheminée/locomotive refoule dans le salon bourgeois la fumée qu’elle est sensée évacuer.

Et les plinthes du plancher forment une triple inversion du chemin de fer :  un chemin de bois, loin des roues et décalé sur le côté.

 


Des analogies collatérales

La locomotive  entretient des affinités de forme avec l’horloge : son capot circulaire, tout noir, a la même taille que le cadran blanc. Et ses roues arrière  ont douze rayons, comme le cadran.

Quant aux deux bougeoirs qui ne fument pas, ils  dédoublent et inversent la cheminée qui fume.

 

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Le pont-cheminée

Le logique de Monet, de Regoyos, d’Anquetin, était d’utiliser  la simultanéité de deux événements en dessous et au dessus d’un pont, pour mettre en opposition deux mondes.

Si Magritte respecte le même schéma, alors qu’est-ce qui passe sur le pont-cheminée, au moment exact où la locomotive passe  ?

Le temps, bien sûr…

Et si la locomotive et sa fumée représentent le mouvement, que représente le monde du haut avec son miroir vide, ses bougeoirs vides, et son cadran dont les aiguilles affichent une heure moins le quart, une heure quelconque qui n’a de sens pour personne  ?

La durée, bien sûr…

 

Arches en harmonies

15 décembre 2012

Hopper est un spécialiste des ponts vu de dessous : en voici deux exemples, un parisien et un new-yorkais, basés sur la même astuce de composition.

Le Pont du Carrousel dans la brume

1907, Whitney Museum

Hopper 1907 Pont du Carrousel in the Fog

Une composition carrée

La composition est très simple ; le tablier divise le tableau en deux bandes horizontales, et la pile du pont en deux bandes verticales : une arche de chaque côté.


Une harmonie d’arches

Les deux arches du pont font résonner une première harmonique dans les arches des deux tas de sable, et une seconde dans les jambes des deux chevaux à l’arrêt.



Hopper 1907 Pont du Carrousel in the Fog_synthese
Du coup le regard est invité à remonter en diagonale jusqu’au quart supérieur droit du tableau, où il ne rencontre que le vide.  La brume grise qui voile la masse  du Louvre vient contrebalancer  la fumée blanche et bien délimitée qui s’élève dans la partie gauche.


Une illusion de locomotive

Le brouillard aurait-il le pouvoir de métamorphoser le pont du Carrousel en un pont de chemin de fer ?
Très probablement, la fumée vient de la grue à vapeur qui décharge les tas de sable.

ancienne-grue-a-vapeur-saint-louis

En cachant derrière les tas de  sable les charrettes, les ouvriers et les péniches,  Hopper recourt une fois encore au procédé de subtilisation, qui accorde les vertus du mystère à toute réalité prosaïque.

Queensborough Bridge

1913, Whitney Museum

Hopper 1913 Queensborough Bridge
Pas de brouillard à New-York, mais un splendide effet de perspective atmosphérique qui enfonce dans la profondeur le gigantisme de ce pont.

La maison-miniature

Le point d’attention du spectateur est bien sûr la maison sur l’île, minuscule sous l’immense tablier. Elle semble entretenir avec le pont une sorte de relation symbiotique, comme le rémora sous la baleine.  Et une affinité formelle : les trois pointes de son toit font écho aux trois pointes de l’armature.

Hopper 1913 Queensborough Bridge_synthese


Une harmonie de pointes

Les trois arbres sombres de l’ile reprennent le même motif. Hopper réitère ici le  procédé d’harmoniques déjà utilisé pour le Pont du Carrousel, mais en l’étendant de deux arches à trois.

1910

1910 Queensborough Bridge

1913

Hopper 1913 Queensborough Bridge

La simplification des formes est une redoutable magie : car le peintre s’est contenté de calquer le réel…  et peut-être même une simple carte postale.

A l'entrée du tunnel

15 décembre 2012

 

Bridge in Paris

1905, Whitney Museum, New York

 Hopper 1905 Bridge in Paris

Le pont-rempart

Cette vue rapprochée du Pont Neuf matérialise un triple blocage :

  • le piéton du quai est bloqué par l’arbre ;
  • l’arche centrale est interdite par le panneau ;
  • l’arche de droite est barrée par le bord du tableau.

Grâce au point de vue très latéral qu’il a choisi, Hopper réussit à transformer un  pont en un rempart triplement infranchissable, et l’arche en un tunnel obscur.


Sens interdit

Un cercle rouge sang démesuré, interdisant  l’accès à un demi-cercle sombre, donne du grain à moudre aux sympathiques interprétations vaginales. Hopper le francophile  pouvait-il manquer d’interpréter « sens interdit » en terme de restriction sexuelle ? Ce tableau ne révèle-t-il pas les affres du jeune puritain ? La « péniche » qui ne passe pas par ce trou ne serait-elle pas un calembour révélateur ?

 

L’anomalie des arches inégales

Commençons par une question plus terre-à-terre : pourquoi l’arche de gauche est-elle en arc de cercle, alors que celle de droite présente  une arête verticale ?

Hopper 1905 Bridge in Paris_aujourd'hui

Une photographie d’aujourd’hui révèle l’astuce de Hopper : c’est en restant totalement fidèle à la réalité,  mais en gommant les contours de l’avancée triangulaire, qu’il crée cette fausse anomalie.


Subtilisations

L’impression d’étrangeté est délibérément construite par le cadrage : un pont dont on ne voit pas l’eau et un quai qui ne mène à rien, puisque l’arbre cache l’arche la plus à gauche.

Un dernier point d’interrogation subsiste : à quoi correspondent les deux barres grises, avec un liseré blanc que l’on voit sous la deuxième arche : à une péniche qui passe ?


L’écluse de la Monnaie

L’arche que Hopper a choisi de représenter n’est pas n’importe laquelle : elle servait d’entrée ou de sortie à l’écluse de la Monnaie, qui se trouvait juste derrière, et qui a été démolie quelques années après le tableau,  en 1923.

Hopper 1905 Bridge in Paris_Ecluse de la monnaie 1

Ecluse de la Monnaie, vue vers le Pont Neuf.

 

Hopper 1909 Le Pont Neuf

Le Pont Neuf, 1909, Whitney Museum

En 1909, il reviendra d’ailleurs peindre le Pont Neuf vu de l’écluse, sans oublier la guérite en forme de poivrière de l’éclusier.


Le vrai passage interdit

Du coup la réalité  contredit totalement  l’illusion savamment organisée par Hopper  : l’arche soit- disant interdite se révèle être le véritable passage. Tandis que la seconde arche ne mène qu’à un cul de sac : et la péniche dont on voit un petit bout est vraisemblablement au garage.

Hopper 1905 Bridge in Paris_Ecluse de la monnaie_2

Ecluse de la Monnaie, vue vers le Pont Des Arts

 

Un panneau bien réel

Le panneau existait bel et bien et interdisait aux péniches de s’engager dans l’écluse lorsqu’une s’y trouvait déjà.

Hopper 1905 Bridge in Paris_detail panneau

Hopper a représenté  avec précision le grand cercle rouge, pour le jour, et petite lanterne juste en dessous, pour la nuit.

Il ne reste  pas de photographie de ce panneau. Mais nous en avons du panneau symétrique, situé de l’autre côté de l’écluse, prises pendant la grande inondation de 1910.

Hopper 1905 Bridge in Paris_Ecluse de la monnaie_détail panneau1

Hopper 1905 Bridge in Paris_Ecluse de la monnaie_détail panneau2

 


Ce petit tableau est typique du côté mystificateur de Hopper : lorsqu’il manipule ouvertement sous notre nez un symbole par trop évident, c’est à coup sûr  pour nous  faire tomber dans le panneau.


Bridge in Paris

1905

Hopper 1905 Bridge in Paris

Le Pont des Arts

1907

Hopper 1907 Le Pont des Arts

Deux ans plus tard, Hopper revient sur le même quai, traverse le tunnel, et nous montre ce qu’il y a derrière : après la masse moyenâgeuse du Pont Neuf, la silhouette arachnéenne du Pont des Arts. Comme une feuille que l’hiver aurait réduite à ses nervures.

Les passages qui étaient  bloqués se sont ouverts : le long du quai pour les piétons sous la première arche, le long du fleuvepour les péniches sous la seconde. Deux sont à quai au Port Saint-Nicolas, le Port du Louvre, où l’on décharge du charbon et des pommes de terre.

Le regard s’enfonce vers un autre pont – celui du Carrousel – qui invite à s’enfoncer encore plus avant dans une régression à l’infini.

Le tableau s’est aussi ouvert vers le ciel  : et les badauds qui circulent dans les deux sens sur le tablier exaltent la simplicité de la communication retrouvée.


Le Pont des Arts

1907

Hopper 1907 Le Pont des Arts

Le Pont des Arts

Aujourd’hui

Hopper 1907 Le Pont des Arts Aujourd hui



Boy and Moon

1906-1907

Hopper 1906 Boy and Moon

Summer interior

1909

Hopper 1909 Summer interior

Deux autres oeuvres que tout oppose : aquarelle contre huile, couleurs froides contre couleurs chaudes, dessin précis contre empâtements mal définis, garçon habillé vu de dos contre fille demi-nue vue de face.  Illustration pour livre d’enfant contre scène pour chambre à coucher.


Un lit très symbolique

Le lit est très semblable, avec son échancrure circulaire bien reconnaissable :  dans l’aquarelle, c’est un bateau prêt à prendre le large, une invitation au départ ; dans la peinture, une chaloupe dont il  n’aurait pas fallu tomber.

Les petits garçons rêvent de fracturer les cloisons pour voguer dans de vastes paysages lunaires.

Les jeunes filles feraient mieux de fermer les persiennes et de ne pas quitter leur lit.


Le sens de lecture

Dans quel sens faut-il lire cette scène énigmatique ? De l’avant vers l’arrière, comme si le lit  essayait de sortir par l’ouverture trop étroite de la cheminée ?

Plutôt l’inverse, de l’arrière vers l’avant : le lit tente de faire rempart contre ce qui vient par la cheminée, de même que les persiennes font écran à la  chaleur d’un jour incandescent.  Remarquons que ces barricades sont vaines : puisque la lumière passe quand même et tombe, d’un vasistas, sur le bout du pied de la fille.


La fille-lit

Pied de chair contre pied de bois, chemise retroussée contre drap défait, tête ronde contre tête ronde : la fille semble ici réduite à l’objet sur lequel on se couche.

 Si Boy and Moon illustre l’appel d’air de l’aventure dans les chambres des petits garçons, Summer interior semble bien avoir pour thème l’intrusion irrésistible de la chaleur et de la lumière dans les chambres des jeunes filles.


Le débouché du tunnel

Hopper 1909 Summer interior fille

En hoppérien, summer signifie la plupart du temps sexeSummer interior c’est L’ Intérieur du sexe, ou mieux, « Le sexe  vu de l’intérieur.

Ici, la cheminée-tunnel traduit toute l’ambivalence  du symbole pour Hopper :

le passage obscur ne conduit pas toujours à la  grâce aérienne du Pont des Arts, à la révélation  d’un au-delà  lumineux  :

il peut tout aussi bien déboucher sur la déréliction d’une fille violée.


 The Locomotive

1922, Whitney Museum, New York

Hopper 1922 The Locomotive

Ici le sens de lecture est univoque, et donné par la direction de la locomotive : trop mastoc, trop hérissé de cheminées et de pistons, le gros objet phallique est en panne à l’entrée du tunnel .

Deux techniciens en casquette et un badaud en canotier s’interrogent sur ce dysfonctionnement que l’on espère temporaire.


Après ces tableaux d’approche, nous voici armés pour nous attaquer à une des oeuvres les plus insolites dans la production de Hopper, une des seules où il nous montre des personnages en mouvement et un lieu facilement localisable.

Bridle Path

 1939, Collection privée

Hopper 1939 bridle-path

Le lieu

Cette piste cavalière existe vraiment, dans Central Park, à hauteur de la 72ème rue, et passe non pas dans le tunnel sombre représenté par Hopper, mais sous un petit pont mégalithique en schiste de Manhattan, construit sans aucun ciment .

Hopper 1939 bridle-path_aujour d hui

Riftstone Arch, dans Central Park

L’immeuble à l’arrière, avec ses allures de château-fort, est le célèbre Dakota, devant lequel fut assassiné John Lennon.


L’interprétation vaginale

Hopper 1939 bridle-path-porche

Elle s’impose pour de nombreux commentateurs, d’autant qu’une seconde arche tout aussi suspecte  lui fait écho  en haut à gauche, sur la façade du Dakota.

Arche que malheureusement Hopper n’a pas inventée…

Hiopper 1939 bridle-path_dakota

Le tableau pourrait même évoquer une scène biblique bien connue, accommodée à la sauce new-yorkaise :

« Pensant à l’intrépidité d’Eve et à la réticence d’Adam lorsqu’ils commirent le Péché Originel (dans un jardin de surcroît, que Central Park évoque facilement), je suis également tenté de voir dans Bridle Path une allusion à la Chute« . Un théâtre silencieux, l’art d’E.Hopper, Walter Walls, p 48.


L’interprétation vaginale (variante)

Plus subtilement, certains s’interrogent sur la réticence du cavalier :

 « Celui-ci tire sur la bride pour retenir son destrier blanc. Il ne renonce certainement pas à pénétrer dans le tunnel, mais il est vraisemblable qu’il veut éviter – par courtoisie ? – de précéder la jeune femme blonde. La symbolique équine est trop évidente pour qu’il soit besoin d’insister sur la suggestion d’un désir sexuel impétueux mais différé, suggestion rendue encore plus évidente par l’obscurité de l’entrée du tunnel – analogon de la « petite mort ». Alain Cueff, Edward Hopper, Entractes, Flammarion  2012

 

 

L’interprétation historique

Selon une théorie récente  (*), ce tableau ferait partie des trois oeuvres majeures de 1939  travaillées par l’angoisse du conflit mondial. Tandis que Roosevelt multipliait  les programmes d’aide à l’Angleterre, une grande partie des Américains – dont Hopper, demandaient  à  brider ces initiatives pour éviter d’être entraînés dans le nouveau conflit européen. Ce tableau  représenterait   la résistance à entrer  en guerre, symbolisée par les chevaux qui rechignent à s’engouffrer dans le tunnel sombre.

 (*) Alexander Nemerov,  2007, Wyeth Lecture in American Art at the National Gallery of Art in Washington “Ground Swell: Edward Hopper in 1939.”

 

L’interprétation biographique

« Il se trouve que « Bridle » et « bridal » se prononcent exactement de la même façon : le premier terme (aussi bien substantif, verbe ou adjectif) désigne la bride, le second terme, sous cette forme adjectivale, se traduit par « nuptial » . « Bridal Path » peut ainsi se traduire par « chemin nuptial » ou, avec une inflexion plus duchampienne, « passage de la mariée ». Et, si Hopper a élaboré son jeu de mots sur l’homophonie des deux termes, le motif sous-jacent obtenu par le redoublement du premier serait la « bride de la mariée » ou, mieux encore, la « bride nuptiale ». «   Alain Cueff, op.cit.


Les références possibles

Toutes ces interprétations nous laissant sur notre faim, il est tentant de rechercher ailleurs : mais parmi les mythes, fables ou récits classiques, on n’en trouve aucun qui mette en scène deux cavalières et un cavalier,  deux centauresses et un centaure, deux déesses et un dieu équins.

Les références artistiques sont tout aussi rares : le thème des chevaux pénétrant dans un tunnel n’a été traité que par Géricault :

Gericault 1821 Entrance To The Adelphi Wharf,

Géricault, 1821, Entrance To The Adelphi Wharf

L’explication de Bridle Path, s’il y en a une, ne sera pas trouvée dans une référence externe.

 

Les trois personnages

Hopper 1939 bridle-path_trio

A ce stade, un examen détaillé des personnages s’impose :

  • la cavalière de gauche, blonde, monte un cheval roux (alezan) ;
  • la cavalière du centre, rousse, monte un cheval blond (champagne, ou palomino) ;
  • le cavalier de droite, chapeauté, monte un cheval gris (flancs blancs, marques noires aux pattes).

Remarquons que Hopper a pris soin de varier les robes des chevaux de manière à illustrer les trois types les plus courants (sauf le cheval noir) : on sait par le journal de Jo qu’il a  trimé pour les représenter, et s’est inspiré d’un livre d’anatomie chevaline.


Deux femmes-chevaux

Les deux femmes, la blonde et la rousse, illustrent les deux types hoppériens les plus courants. Et les chevaux qu’elles montent ont des robes de couleur inversée.

Supposons que chaque cavalière représente un type complet de femme, la partie humaine faisant référence à la tête, et la partie équine au corps, ou plus précisément à l’attitude vis-à-vis de la sexualité : alors la cavalière de gauche est une cérébrale montée sur un corps de feu, tandis que celle du centre a la tête chaude, mais le corps froid.

Nous reconnaissons dans cette dernière un portrait à charge de sa femme Jo, tandis que la blonde platinée émarge au registre du fantasme hoppérien (et hitchcockien) bien connu.

 

L’homme-cheval

Hopper tenait beaucoup à son couvre-chef : ainsi peut-on considérer le dessin ci-dessous comme une sorte d’autoportrait en nature morte :

Hopper hat on his etching press

Le chapeau de Hopper sur sa presse à gravure  

A fortiori le cavalier de Bridle Path peut lui-aussi passer pour un autoportait : d’autant que le cheval blanc aux pattes noires représente assez bien la culpabilité du puritain vis à vis de la sexualité.

 

Le trio hoppérien

Si le cavalier était en position centrale, tout le monde reconnaîtrait sans peine le trio hoppérien déjà rencontré dans Two on the Aisle et Hotel Lobby  (voir Avant la division) : un homme soumis aux attractions contraires d’une rousse et d’une blonde. Sauf qu’ici, il ne se trouve pas en position centrale entre les deux soeurs ennemies, mais expulsé latéralement.

 

Les arbres de Central Park

Comme à son habitude, Hopper a multiplié les croquis préparatoires, se rendant plusieurs fois sur le motif.

Hopper 1939 bridle-path Etude

Bridle Path, étude préparatoire

On voit que, dans la réalité, de nombreux arbres se trouvaient sur le côté gauche au-dessus des rochers : fidèle à son procédé de simplification, Hopper les a impitoyablement élagués, sans doute pour rendre  plus lisible la façade du Dakota.

Au fait, combien d’arbres a-t-il conservés ?

Hopper 1939 bridle-path_arbres

 

Au galop dans le tunnel

Armé de son livre sur les chevaux, Hopper a pris soin de les représenter au galop. Or le Riftstone Arch est plutôt bas de plafond. Peut-être un cavalier unique, en se tenant bien au centre, peut-il passer en galopant ; mais certainement pas trois de front.

L’arbre planté au milieu de la voûte illustre ce cavalier téméraire capable de traverser à toute vitesse : autrement-dit l’écuyère blonde.

Les deux arbres plantés sur le bord, aux troncs entremêlés en X, expliquent précisément l’action qui se déroule sur la droite de la piste cavalière  : l’amazone rousse est en train de faire une queue de poisson au centaure en chapeau, pour le séparer de sa rivale blonde et le stopper à l’entrée du tunnel.

 

Dans ce tableau finalement plutôt limpide, Hopper nous livre la raison, irritante mais acceptée, qui l’empêche de s’engouffrer dans le tunnel de ses fantasmes et le protège de tout risque.

Le jeu de mot sur Bridle Path est justifié, mais  ironique :

le «passage de la Mariée», c’est justement celui par où Jo jamais ne le laissera passer !   

Approaching a city

1946, The Phillips Collection, Washington

Hopper 1946 approaching a city

En 1946, Hopper revient une dernière fois sur le thème du tunnel, épuré de tout personnage.

Il faut une grande confiance dans la persévérance des fantasmes pour invoquer encore une fois la bonne vieille interprétation, s’agissant d’un homme de 64 ans qui a peint son premier tunnel quelque quarante ans plus tôt :

“Le tunnel d’ Approaching a city, vers lequel tout, dans le tableau, se dirige, évoque autant un vagin que ceux de Bridle path, Bridge In Paris et The locomotive ». Un théâtre silencieux, l’art d’E.Hopper, Walter Walls, p 48.

Il les évoque autant, c’est-à-dire tout aussi peu

 

Le point de vue d’Edward

Comme souvent, Hopper a jeté en pâture aux exégètes une indication parcimonieuse, qui botte en touche et ne dit rien de l’élément essentiel, le tunnel.

«J’ai toujours été intéressé par l’approche d’une grande ville en train ; je ne parviens pas à en décrire exactement les sensations. […] Il y a une certaine peur et une angoisse, et un puissant intérêt visuel dans les choses que l’on voit en arrivant dans une ville »


Le point de vue de Jo

Comme souvent, Jo s’attache à un point de détail, qui reflète sans doute une suggestion personnelle que son mari a repoussée :

 « Pourquoi ne veut-il pas de fines lueurs sur ses rails qui courent dans le tunnel ? Parce qu’il veut que le ballast des rails se trouve tout en bas du tableau.  Sentiment de creux, d’enfoncement profond sous des falaises abruptes, mur des constructions. Des lueurs sur les rails les auraient soulevés. Ils vont droit dans les tunnels pour au moins 100 miles. »

Des lueurs sur les rails auraient surtout créé une continuité entre l’extérieur et l’intérieur, ce dont Hopper ne veut pas : il faut que cette bouche sombre soit un attracteur dont on ne ressort pas.

 

L’approche de la ville

D’une certaine manière, le tableau confirme le titre : pour cette dernière entrée en piste du tunnel, Hopper nous le présente du point de vue de la locomotive, et rien de prévisible ne s’oppose à ce qu’elle s’y engouffre.

D’une autre manière, le tableau infirme le titre avec une ironie souveraine : plus nous nous approchons du tunnel, plus nous nous éloignons de la ville, puisque nous allons justement perdre  la vue sur ses maisons et ses rues.

Et en rentrant dans le tunnel, nous allons sortir du tableau : puisque les rails qui nous portent convergent en hors champ, à gauche.

Ce tunnel angoissant qui s’enfonce sous la terre, loin de la ville et hors de la peinture – les deux mondes dans lesquels Hopper vit – chacun sait vers quoi il nous mène…

Soir bleu

2 décembre 2012

Soir bleu

1914, Whitney Museum, New York

 

Hopper 1914_Soir_bleu.jpg

Un tableau-manifeste

Réalisé à 32 ans, peu après son retour  d’Europe,  ce tableau très ambitieux représentait, dans l’esprit de Hopper, un manifeste esthétique,  la synthèse des influences reçues  :

  • composition insolite à  la Degas (format panoramique, poteau qui coupe la vue)
  • scène de café à la Manet,
  • simplification des formes à la Vallotton,
  • symbolisme à la Rimbaud (le titre en français, Soir bleu,  est tiré d’un poème de ce dernier),
  • clin d’oeil parisien (le célèbre parfum « L’Heure Bleue » de Guerlain est sorti en 1912).


Un tableau maudit

Les critiques américains restèrent hermétiques à cette esthétique jugée trop datée et européenne,  et se limitèrent à une lecture moraliste : alcool et cocottes, un condensé de la décadence parisienne,  comparé à la  vitalité   et au modernisme américain.

Stoppé net par cette incompréhension, Hopper roula  le tableau  dans un coin de son atelier et n’en dit plus un mot jusqu’à sa mort.


Un panoramique parisien

La scène se situe sur  la terrasse du parc de Saint Cloud, où Hopper allait souvent, et qui surplombe la vallée de la Seine : d’où  la balustrade à l’arrière.

Le  format, exactement deux fois plus large que haut, se prête bien à cette représentation panoramique. Panorama non pas de Paris, dont on ne voit rien, mais des Parisiens : il faudra lire les personnages non pas comme des figurants anonymes, mais comme des types.

Une lecture frontale

La ligne qui divise le tableau en deux bandes horizontales passe par les yeux des deux personnages barbus  et pourrait donc faire office de ligne d’horizon. Mais la scène, avec ses tables rondes, ne contient aucune indication  de profondeur, ni de lignes permettant de situer le point de fuite.  Tout est fait  pour que le spectateur puisse se placer latéralement où il veut, faisant défiler à son gré les personnages.

Les deux barbus

Le poteau attire l’oeil sur celui qui se cache derrière : un barbu vu de profil, en béret et en manteau noir. Son uniforme de rapin et son oeil qui, comme nous l’avons remarqué, indique la ligne d’horizon, permettent de l’identifier comme un Peintre. Mais aussi comme le guide, l’admoniteur qui, de gauche à droite, va nous aider à lire  le panorama.

Hopper 1914_Soir_bleu_Bourgeois-Boheme
A l’extrémité droite de la ligne horizontale, notre regard rebondit sur un personnage symétrique.  Barbe noire contre barbe rousse, smoking et noeud papillon contre béret et mégot, nous reconnaissons l’ennemi héréditaire et le partenaire incontournable  du Peintre-type : le  Bourgeois-type, qui commence par se scandaliser, mais qui un jour finit par acheter.

Remarquons d’ailleurs que Hopper, avec son Peintre à l’Oreille Coupée (par le poteau), nous fait  avec son humour habituel un magnifique  clin-d’oeil :  ce dont il est question  ici, c’est du Peintre de type Van Gogh.
van-gogh L'homme à l'oreille coupée


Le maquereau

De l’autre côté du poteau, étranger à ce conflit bourgeois-bohème qui ne l’intéresse ni ne le concerne aucunement, un moustachu à casquette est attablé face à une chaise vide.

Hopper 1914_Soir_bleu_Etude_Preparatoire_Inversee

Etude préparatoire (retournée de gauche à droite)

Un étude préparatoire montre clairement qu’il s’agit d’un Maquereau. Reste à savoir si la Prostituée est attablée à gauche, en hors champ du tableau, ou s’il faut l’identifier avec la Femme Fatale qui vient de traverser la frontière, matérialisée par le poteau,   entre le Demi-monde et le Monde.

Hopper 1914_Soir_bleu_Monde-Demi-monde

Le Peintre étant – comme chacun sait, à cheval entre les deux.


La femme-lampion

La moitié supérieure du tableau est pratiquement vide. Elle contient le ciel, la colline et la femme outrageusement maquillée qui fait irruption entre les lampions, dont elle capture les couleurs vives  ;   sa coiffure  ronde, d’un noir intense, fait écho à leurs couvercles noirs.

Aux lampions la femme emprunte le clinquant et l’éphémère : elle domine, par sa taille et par sa  beauté  artificieuse, une fête qui ne  durera pas.

Un triptyque

Le poteau se justifie comme support des lampions, mais surtout comme une clé de lecture, invitant à reconnaître une  composition  en  triptyque.  Le panneau droit est d’ailleurs marqué, de manière plus discrète, par  l’unique balustre visible.

Hopper 1914_Soir_bleu_Triptyque


Le panneau  gauche

Hopper 1914_Soir_bleu_Gauche

Le marlou relégué à une table isolée,  regardant en hors champ comme pour protéger ses arrières, est le seul personnage  dont on peut voir les mains : tous les autres sont  amputés de leurs gestes, procédé  de sous-détermination qui  contribue efficacement à rendre le tableau indéchiffrable.

Sur la table devant lui, un pot à allumettes et un siphon, autrement dit un outil pour allumer la flamme et un autre  pour l’éteindre.  Cet homme qui manie le feu et l’eau et qui tire les ficelles de son propre jeu, à l’insu des autres, nous l’appelerons le Manipulateur.


Le panneau  central

Hopper 1914_Soir_bleu_Centre

La femme se dirige vers les trois fumeurs attablés autour d’une carafe vide : le Peintre, le  Militaire et le Clown. Son bras  coupé  net autorise toutes les reconstitutions (en supposant qu’elle soit gauchère). Il se peut qu’elle tende la main pour  :

  • apporter une nouvelle carafe  (c’est une Serveuse) ;
  • demander du feu (c’est une Allumeuse)  ;
  • décharger son pistolet sur le Peintre ou le Militaire (c’est une Jalouse) ;
  • pervertir l’innocent Clown blanc (c’est une Femme Fatale).

Dans l’économie du tableau , nous l’appelerons l’Intruse.

En l’absence de mains, les trois fumeurs sont tout aussi indéchiffrables : peut être discutent-ils (bouche fermées ?), peut-être jouent-ils aux cartes ou aux dés ? Nous les appellerons les Joueurs : et celui des trois qui s’isole du groupe à la fois par sa position et son costume, se rendant ainsi plus vulnérable  – le Clown Blanc – nous l’appellerons le Pigeon.


Les malheurs de Pierrot

Depuis le célèbre tableau de Gérôme, on sait que le costume de Pierrot porte malheur.

Gerome_Suite-dun-bal-masqué-1857.jpg

Suite d’un bal masqué
Gérôme, 1857, Musée Condé, Chantilly

La poésie un peu frelatée qui colle à la collerette du personnage trouve son apothéose, quelques années avant Hopper, dans une aquarelle de cet autre symboliste contrarié qu’est Gustav-Adolf Mossa .

Mossa_Pierrot s'en va 1906

Adolphe Mossa, Pierrot s’en va, 1906

On voit que, lorsqu’il n’est pas perforé par autrui, Pierrot est tout à fait capable de se débrouiller par lui-même.

A remarquer également les lampions et le couple bourgeois-cocotte,  probablement une coïncidence car il est très improbable que Hopper, bien qu’étant de la même génération, ait eu connaissance des oeuvres de l’artiste niçois.

De plus le Pierrot de Hopper, fumeur et baraqué, a peu à voir avec le freluquet chlorotique de Mossa qui retourne contre lui-même ses angoisses de castration.

Reste le rouge du maquillage, qui nous rappelle que le destin des clowns blancs est sanglant.

Et le fait que la  seule chose qu’Hopper ait dite sur ce tableau, c’est que le Pierrot, c’était lui…


Le panneau  droit

Hopper 1914_Soir_bleu_Panneau droit

La femme assise porte un chignon sage, qui peut faire contraste avec la coiffure à la garçonne de l’Intruse. Mais en est-on si sûr ?  Le couple ne fume pas  mais boit du vin rouge. Du moins voit-on deux verres, l’un vide et l’autre plein. Cependant ils sont tous deux posés devant la femme, comme si l’homme venait de glisser le sien à une compagne portée sur la boisson.

Autre détail incongru : elle est emmitouflée dans une sorte de couverture bicolore, marron et or, qui n’a rien d’une robe de soirée. Serait-elle une seconde Allumeuse envoyée par le Manipulateur pour faire boire le Bourgeois ? Une Acrobate qui fait une pause, venue du même cirque que le Clown ? Un Modèle habitué à se dévêtir, qui a accompagné le Peintre  ? Ou bien une Bourgeoise en manteau de fourrure posé à la va-vite, proie ordinaire du Militaire ?

C’est en tout cas une femme blanche, une femme-joker, que l’on peut au choix associer  aux cinq rôles  masculins du tableau.

Les deux personnages du panneau droit observent, sans  participer, la scène qui se déroule au centre : nous les appellerons les Témoins.

Les deux pigeons

Hopper 1920 two pigeons
En 1920, Hopper  a repris le lieu et certains des personnages de Soir bleu dans un gravure intitulée   Les deux pigeons.  La Seine est bien visible et le paysage  occupe la moitié du tableau, repoussant les personnages en tas dans la partie gauche.

Cette fois Hopper a appris la leçon : de manière à ce que le thème soit directement accessible  même à un Américain,  il a mis en position centrale le couple de tourtereaux qui justifie le titre.   Il  a passé à  l’as le clown  énigmatique et supprimé habilement les personnages  scandaleux, en les fusionnant en un seul : le serveur qui apporte une carafe, moustachu comme le Maquereau et debout comme la Prostituée.


1914_Soir_bleu_Deux pigeons
C’est en retournant de gauche à droite la gravure que l’on comprend mieux comment Hopper a simplifié son triptyque en diptyque, et édulcoré son  sujet.


La valse des lampions

Mais ce sujet justement, peut-on se risquer  à le décrypter  ? Certains ont vu dans Soir bleu l’éloge funèbre de la Belle Epoque, le crépuscule d’une société sur le point  de plonger dans la nuit  des  années de guerre, le dernier moment de quiétude sur la passerelle, avant le naufrage.

C’est oublier le caractère profondément autarcique de la peinture de Hopper : si ses tableaux font parfois allusion à l’actualité, c’est de manière oblique, collatérale. Ici le sujet principal ne peut être que le clown blanc, autrement dit un autoportrait symbolique.

Remarquons que, comme souvent chez Hopper, le personnage en qui il se projette se trouve placé en position instable, soumis à des attractions contraires (voir Avant la division). Ici le clown blanc est attablé avec le couple d’aventuriers, le Peintre et le Militaire, mais il se trouve spatialement à mi-distance du couple de la table voisine. Comme s’il aspirait à quitter les bohèmes pour passer définitivement  dans le panneau de droite : celui de l’embourgeoisement.

1914_Soir_bleu_Lampions

Les trois lampions traduisent bien cette valse-hésitation : en se balançant à la frontière entre le panneau central et le panneau de droite, ils semblent  vouloir  détacher  le clown-peintre du  trio à la carafe  vide, et le faire passer  à  la table de ceux qui boivent… et qui achètent.

De même que, dans le panneau de gauche, les deux lampions constituent une sorte de force de rappel qui ramène la prostituée vers son lieu naturel, la table de son souteneur.

Une autre manière d’aborder une oeuvre aussi ambitieuse que Soir Bleu  est de rechercher les modèles que Hopper  a pu voir lors de ses séjours à Paris.

Valentin Diseuse de Bonne Aventure

La diseuse de bonne aventure
Valentin de Boulogne, vers 1628, Musée du Louvre, Paris

Voici une gitane qui fait irruption dans un bouge, pour dire la bonne aventure à un  Pigeon attablé avec un jeune compagnon. A  gauche du tableau, un voleur met la main dans sa poche dorsale  pour subtiliser la poule qu’elle y cache : nous reconnaissons le Manipulateur. Et  à droite, dans  le rôle des Témoins, un couple de  musiciens (sur ce thème, voir La bonne aventure).

Dans Soir Bleu, les lampions n’éclairent pas encore, les personnages et les objets n’ont pas d’ombres :  ambiance lumineuse singulière que justifie l’Heure Bleue, entre chien et loup.

On peut y reconnaître néanmoins une composition caravagesque, transposée en extérieur, dont les contrastes de lumière ont été retirés et dont les personnages ont eu  les mains coupées.

Supprimons les panneaux latéraux du triptyque et concentrons-nous sur la scène centrale.

Hopper 1914_Soir_bleu_Centre

Une femme debout, deux hommes côte à côte attablés en face d’un  personnage singulier, blafard comme une apparition. Cela ne vous rappelle rien ?


Leon-Augustin-Lhermitte-Le Repas d'Emmaus_ inverseLe repas à Emmaüs (inversé de gauche à droite)
Léon Augustin Lhermitte, 1892, Museum of Fine Arts, Boston

Henry-Ossawa-Tanner-Les pelerins d'Emmaus_inversé

Les Pélerins d’Emmaüs (inversé de gauche à droite)
Henry Ossawa Tanner, 1905, Musée d’Orsay, Paris

Hopper a  pu voir ces deux tableaux : le premier en reproduction, le second au Musée du Luxembourg.  Il était en tout cas dans l’air du temps  de moderniser le vieux thème, où le Christ ressuscité se fait reconnaître de ses disciples en rompant le pain avec eux.

L’idée n’était pas absurde de transposer les Pélerins d’Emmaüs sous les espèces de ces deux errants que sont le Peintre  en pèlerine et le Dragon en tenue de campagne.

1914 Dragon

Tandis que le clown blanc constituait un cryptique  auto-portrait christique,   avec sa couronne d’épine métamorphosée  en collerette et ses trois plaies sanguinolentes en forme de croix sur sa face blanche.

1914_Soir_bleu_Clown

Le malentendu de Soir Bleu, l’insatisfaction que sa contemplation nous laisse, viennent du fait que tout nous pousse à l’interpréter comme une scène de genre… alors que c’est – peut être – le seul tableau religieux de Hopper.

Pompe à essence

25 novembre 2012

« Hopper peint la profonde banalité d’un paysage suburbain avec les égards dignes d’une scène sacrée. »   Edward Hopper, Entractes, Alain Cueff, Flammarion,  2012,  p 151

Gas

1940, MOMA, New York

Hopper 1940_Gas

Station service Mobiloil de Truro

Truro's station

Hopper a apporté certaines modifications : il a déplacé vers le fond le poteau qui porte l’enseigne et a rajouté à sa place, entre les deux pompes à essence,  la pompe à air qui se trouvait sur le côté du bâtiment.


Le point de vue surplombant

Le point de fuite se trouve sur la bretelle vide, un peu plus haut que les yeux du pompiste   – disons à la hauteur d’un chauffeur de bus ou de camion. Ce point de vue légèrement surplombant contribue à minimiser la tâche  subalterne du pompiste.


L’homme isolé

Celui-ci se livre à une occupation indéfinie  sur la face arrière des pompes : nettoyage, réglage ?  Quoiqu’il en soit il a passé la ligne des machines et se trouve sur une sorte d’île, un no man’s land  entre deux routes vides, à mi-chemin entre la lumière qui sort de la maison et l’ombre touffue des bois.


Des extensions inexplicables

Hopper 1940_Gas_synthese
Une planche semble barrer la fenêtre latérale : à la réflexion, on comprend qu’elle fait partie de l’édicule situé dans le coin droit : le tout premier plan empiète sur  le plan moyen.

Au centre, la langue lumineuse émise par la porte se prolonge exagérément, jusqu’à passer entre les pompes pour venir mourir derrière l’homme :  alors qu’elle devrait s’arrêter là où s’arrêtent les projections au sol des deux fenêtres – à peu près au milieu de la bretelle d’accès.

Enfin, une branche d’arbre oblitère le poteau du panonceau publicitaire  : l’arrière-plan vient lécher  le plan moyen.

Toutes ces « maladresses » volontaires contribuent à saper, de manière subliminale, le réalisme de la scène : et donnent l’impression que l’édicule, la maison et l’arbre concourent à projeter vers la gauche des tentacules inquiétantes.


Le véhicule subtilisé

C’est bien sûr l’absence de voiture qui fait la force de la composition, en lui ôtant toute signification rationnelle. Puisque le pompiste est sorti,  on pourrait imaginer qu’un  véhicule s’était effectivement  engagé dans la bretelle il y a quelques instants…  et qu’il vient magiquement de se métamorphoser en cet autre véhicule rouge, Pégase le cheval ailé qui vole sur  le panonceau.

Hopper 1956 Four Lane Road_Pegase

La station-service, avec ses lumières attirantes,  apparaît alors comme un piège  du bord de la route, un monde à l’envers où ce ne sont plus les  voitures qui se nourrissent auprès des pompes, mais les pompes  qui se nourrissent de voitures.


Sous le signe de Pégase

En se tripliquant sur les  disques lumineux des pompes, ce n’est plus la marque Mobiloil, mais la griffe du divin Pégase qui s’appose sur cette scène familière et la propulse d’un coup dans un passé archaïque.

Hopper 1940_Gas_Idoles

Dans  les trois pompes nous reconnaissons alors trois idoles anthropomorphes auprès desquelles s’affaire un prêtre en veston,  juste sorti de son temple en bardeaux.

Idoles archaiques

Et le rouge vif qui  baigne les idoles et le bas du poteau ensemence la scène de sa tonalité sacrificielle.

Seize ans plus tard, Hopper va reprendre le thème de la station-service Mobiloil, avec une pompe en moins, une femme et une route en plus.

Four lane road

1956, Collection privée

Hopper 1956 Four Lane Road

Le pompiste

Le pompiste est habillé comme celui de Gas : chemise blanche ouverte, gilet et pantalon sombre. Il est assis à l’extérieur, prenant de face un soleil bas qui projette une ombre tranchée derrière lui.  Ses bras sont bronzés : il a l’habitude de s’exposer ainsi.

Mais par sa position assise, il rappelle surtout le jeune architecte méditatif  peint trois ans plus tôt (voir Vigies).

Hopper 1956 Four Lane Road_Vigie(retourné de gauche à droite)


Un moment de liberté

A l’opposé du pompiste  nocturne de Gas, effacé derrière les machines, celui-ci cumule trois attributs positifs  des mâles hoppériens  :

  • la vigie (celui qui voit loin) ;
  • le contemplatif (face au soleil couchant) ;
  • l’esprit libre (il tient dans sa main droite un petit cigare pour  fumer  à côté de ses pompes).


La brailleuse

Sa femme est sortie à la fenêtre et l’interpelle dans son dos : comme le dit Jo, « elle trouve que sa sérénité est un test. » Ce tableau est sans doute celui qui affiche le plus ouvertement le conflit homérique entre l’énergie envahissante de l’une et le besoin de liberté de l’autre.
Hopper 1956 Four Lane Road_Femme

Le store dangereusement baissé  traduit d’ailleurs, avec  humour, une tentation de décapitation

Mais derrière cette interprétation facile se cache un message plus subtil…


Les deux routes

Le titre Route à quatre voies attire l’attention sur le fait que la station ne dessert pas une petite route de campagne,  comme celle de Gas ; mais une autoroute, autrement dit deux  voies  séparées par un terre-plein central.

L’autoroute renforce donc l’image du couple dissocié, poursuivant à toute vitesse deux chemins parallèles dans des directions opposées.


Les deux pompes

La lecture évidente conduirait à associer la pompe de gauche, que l’on voit en totalité, avec l’homme assis à l’extérieur.  Et la pompe de droite, encadrée dans une fenêtre, avec la femme  encadrée dans l’autre.


Les deux fenêtres

Celle de droite est entièrement occupée par la femme. Celle de gauche montre des bouteilles, un objet multicolore qui semble être un abat-jour style Tiffany et, au travers de la fenêtre arrière,  la seconde pompe  et les bois.

Hopper 1956 Four Lane Road_Pompes
D’une certaine manière, elle fonctionne presque comme un miroir qui  refléterait la première pompe.


L’homme-pompe

L’avant-bras  de l’homme, posé à angle droit,  épouse la forme du terre-plein qui supporte la pompe anthropomorphe, dont le disque  est homologue à  sa tête.

Dès lors le disque identique de la seconde pompe devrait correspondre à une seconde tête. Or celle-ci existe bien : c’est  l’ombre qui se projette sur le mur, au dessous de la seconde pompe.


Le rôle du peintre

Qu’est ce que le rôle du peintre selon Hopper, sinon reproduire le réel dans un cadre et  sur une toile blanche ? L’homme tranquille de Four Lane Road  affiche dans son dos – certes sa femme qui braille – mais surtout  une théorie du réalisme.

Hopper 1956 Four Lane Road_Synthese

La composition de « Four Lane Road » superpose en définitive deux métaphores de la fidélité :

  • la fidélité dans le  couple, à savoir habiter deux fenêtres voisines et rouler en sens inverse dans deux voies jumelées ;
  • la fidélité en art, à savoir dessiner comme l’ombre et peindre comme le miroir.

Dans ces deux tableaux si différents, Hopper invente le concept malicieux de l’artiste non pas pompier, mais pompiste  :   manipulant son pinceau comme l’autre son pistolet, il fournit aux spectateurs qui s’arrêtent devant le tableau – comme les voitures devant la pompe – l’« essence » la plus pure possible, et qui les fera voyager le plus loin :

  • dans Gas, le pomp-artiste apparaît comme une sorte de prêtre au  service de forces archaïques mal définies ;
  • dans Four Lane Road, la force archaïque prend forme humaine sous les espèces d’une harpie hurlante parfaitement identifiable, et le pomp-artiste se dépeint comme un homme tranquille capable, malgré les hurlements, de savourer son soleil et son cigare en méditant sur ses prochaines oeuvres.

Après la fusion

24 novembre 2012

 

Entre eux, Jo et Edward appelaient  ce tableau Triste Après l’Amour, mais pour des raisons commerciales, son nom officiel est devenu  L’Eté dans la Cité. Depuis Summertime (voir Le voile qui vole) , nous connaissons bien le sens du mot été  en langage hoppérien  :  Summer in the city est à  traduire par Sex in the city.

Summer in the City

 1949, Collection privée

Hopper 1949 summer in the city

Après la fusion

Inutile de mégoter sur l’interprétation. Pour Gail Levin :

« Il n’y a aucun doute sur le thème – la mélancolie post-coïtale. La femme se montre excessivement maussade, et son compagnon semble tendu et malheureux, fourrant sa tête dans l’oreiller. » Gail Levin, Edward Hopper : An Intimate Biography, p 420

Les gestes des bras corroborent cette insatisfaction mutuelle : la femme étreint du vide et l’homme le polochon.

L’alibi de la chaleur

Reste que, pour les bien-pensants,  Hopper a quand même traité au premier degré le thème de la chaleur estivale.  La literie est réduite au drap du dessous, les  bords du matelas et de l’oreiller évoquent des matières en voie de ramollissement.

L’homme s’est mis nu  pour tenter de dormir,  la femme par pudeur a gardé sa chemise et a renoncé au sommeil.

Et les deux fenêtres, à gauche et à droite, appellent un impossible courant d’air.

Un lieu vide

Aucun signe d’intimité,  meuble ou  objet décoratif. Les vêtements de l’homme sont  ailleurs.

Les fenêtres ont des  rideaux et des  stores, mais le couple n’a pas cherché à se protéger des regards : l’appartement est sans doute en hauteur et les immeubles voisins sont loin.

Le jour-nuit

D’après le ciel bleu et le rectangle lumineux de la fenêtre sur le sol, nous sommes dans la journée et le soleil est encore haut. Mais sur le mur derrière le lit , un second rectangle, moins lumineux, signale la présence d’une autre fenêtre située en hors champ sur la droite, et d’une autre source de lumière extérieure. Or si un réverbère ou une voiture qui passe est capable de projeter cette  lumière secondaire, c’est que nous sommes la nuit, et que la lumière principale est celle de la lune. Dans ce cas, le ciel ne peut pas être bleu :

Hopper 1949 summer in the city_Nuit
En rendant indécidable le moment représenté, Hopper nous interdit de choisir entre la lecture nocturne  – un couple que la chaleur  empêche de dormir  – et la lecture  diurne  :  un couple qui s’est donné rendez-vous dans un appartement de fortune  pour faire l’amour l’après-midi.


Le conflit après la fusion

Le rapport conflictuel entre l’homme couché et la femme assise se traduit  par  la discordance  des attitudes. On dirait que les deux se disputent le lit, qui d’ailleurs est à une seule personne :   l’homme cherchant à l’occuper dans sa longueur et la femme dans  sa largeur.

De même les mollets de la femme, raides comme les pieds de la face avant du lit, font écho aux plantes verticales de l’homme, parallèles aux pieds de la face latérale : chacun essaie de s’approprier  une face du lit orthogonale à celle de l’autre.

De plus, chacun occupe son propre rectangle de lumière  : les pieds de la femme ont pris possession  du rectangle du sol ; ceux de l’homme baignent dans le rectangle du mur.

Les rapports du couple hoppérien, après l’amour, se résument à deux questions  de possession :

qui va garder le lit, et qui va prendre la lumière ?   

Excursion into philosophy

1959, Collection privée

Hopper 1959 Excursion Into Philosophy
Lorsqu’il l’acheva en 11 jours, à 77 ans, Hopper  prétendit qu’Incursion en  philosophie était son meilleur tableau. Peut-être simplement par esprit de contradiction, parce que Jo trouvait le thème trop osé et la jeune femme  trop vulgaire.


L’opinion de Jo

Dans son journal, elle note que l’homme est assis « avec un livre de Platon sur le lit, auquel il a recours le matin après un épisode avec une jeune femme que ne porte pas des sandales Duncan (sandales plates que Jo affectionnait) – pas ce genre. C’est une accro  des talons 4 pouces, d’après E.H. »

Dans le carnet, elle ajoute un commentaire énigmatique  sur le livre de Platon, « relu trop tard ».


L’opinion de  Gail Levin

Concernant la fille aux talons 4 pouces :

« C’est une figure de licence sexuelle, qu’il place dans un contexte ascétique, sur un lit qui pourrait difficilement être moins sensuel, à côté d’un homme au cou légèrement déboutonné, plutôt abject, assis près d’un livre jeté là, sur le bord, ouvert, et qui  formellement  fait écho à la fente du postérieur juste derrière. » Gail Levin; op.cit. p  525

Concernant le commentaire additionnel, il ferait allusion à l’amour « platonique » :

« Dans le style laconique de Hopper, « relu trop tard » pourrait signifier un retour à l’idéalisme de Platon, mais seulement après avoir expérimenté l’attraction sexuelle et constaté  qu’elle est moindre qu’attendu ou espéré. Que l’abstinence soit préférable à une relation physique offrirait un parallèle sardonique avec le propre rejet, par Edward, des demandes sexuelles de Jo, si tardives et limitées soient elles. »  


L’opinion de  Alain Cueff

Pour A. Cueff, le livre sur le lit serait plutôt Le Banquet, et le tableau illustrerait  le mythe de l’androgyne primitif : coupé en deux par ordre des Dieux, ses deux moitiés ne peuvent se retrouver que dans ce  palliatif insatisfaisant  que constitue l’amour physique :

« L’âme de chacun d’eux veut quelque chose d’autre qu’elle n’est pas capable d’exprimer ; de ce qu’elle veut elle a plutôt une vision divinatoire et parle par énigmes. » Platon, le Banquet, 12 cd, cité par A. Cueff , Edward Hopper, Entractes, Flammarion,  2012, p 222

A. Cueff fait par ailleurs judicieusement remarquer que l’assimulation ironique – par le biais de la fissure centrale –  entre le postérieur et le livre, pourrait être chez Hopper le francophile  une allusion malicieuse au vers  de Mallarmé : « La chair est triste hélas et j’ai lu tous les livres ».

Une dimension humoristique

Il se peut que Hopper n’ait pas été chercher si loin  : le premier titre du tableau était Incursion  dans la réalité,  le mot incursion étant rendu visuellement par le bout de soulier que l’homme avance dans le rectangle lumineux du sol. Il y a là évidemment une   dimension humoristique, si l’on veut bien se souvenir que la femme de Summer in The City mettait, quant à elle, les deux pieds dans le plat !

La « réalité » est donc, dans les deux cas, le rectangle lumineux du plancher  qui, en imitant le rectangle du lit, démontre la surperficialité et la vanité des  rapports qui viennent de s’y dérouler.


Deux pendants

La parenté entre les deux tableaux a bien sûr été remarquée, puisque de l’un à l’autre les personnages échangent leur posture  : l’homme nu couché s’asseoit tout habillé , la femme assise en robe rouge se couche et se dénude à moitié.

Hopper 1949 summer in the city_Excursion
C’est en retournant de gauche à droite le second tableau qu’on se rend compte à quel point il constitue une paraphrase de son prédécesseur  : en plus d’interchanger les sexes, Hopper s’est livré à deux autres de ses variations habituelles (voir Vigies)  : inverser le sens de lecture, remplacer la ville par la nature.


Une nouvelle  piste d’analyse

En comparant plus finement ce qui rassemble et ce qui différencie les deux oeuvres, peut être parviendrons-nous à une compréhension plus précise de ce que Hopper sous-entendait par Incursion en philosophie.


Voir ou se voiler la face

Dans les deux tableaux, l’un des personnages regarde la réalité en face et l’autre cherche à s’en protéger, par le sommeil  ou en se tournant vers le mur. Choix existentiels opposés,  : premier orteil qui s’immisce dans la philosophie.


Les deux tâches lumineuses

Le second  tableau reprend l’idée des deux tâches lumineuses : mais en les transformant en rectangles de même taille et strictement orthogonaux, donc  produits par l’unique fenêtre, il nous conduit à la conclusion radicale que l’une des deux sources lumineuses  se trouve haut dans le ciel, l’autre étant plus proche de la terre. Une source de lumière céleste et une terrestre : deuxième orteil en philosophie.


Le jour-nuit

La présence de ces deux sources – disons la lune et un réverbère – rend impossible le ciel bleu, que Jo nous décrit naïvement  en ces termes : « par la fenêtre, un véritable paysage à la  Hopper :   soleil du matin, ciel bleu touchant le haut d’une dune verte ».

Le « real Hopper landscape » est justement tout sauf réaliste et la lumière est, comme dans « Summer in the city« ,  celle d’un jour-nuit indécidable et d’une contradiction logique : voici notre troisième  orteil.


La géométrie des rectangles

En resserrant le cadrage sur le couple, le lit et l’unique fenêtre, Hopper  élimine les éléments subsidiaires au profit d’une démonstration  fondée sur les propriétés des rectangles. Le lit mou aux pieds apparents et l’oreiller aux formes organiques sont transformés en un parallélépipède  impeccablement cartésien. Les rideaux laissent place à des volets à persiennes, blancs et noirs comme les pages du livre rectangulaire qui s’est rajouté sur le lit. Autre rajout d’un rectangle, le cadre sur le mur, dont on peut voir seulement qu’il représente un arbre.

En nous suggérant que le livre est de Platon et en mettant en balance la dune verte –  dans le cadre de la fenêtre, et l’arbre peint – dans le cadre du mur, Hopper nous intime de réfléchir à la théorie de la représentation : un tableau d’arbre est-il un arbre, ou une Idée  de l’Arbre ? Quatrième orteil en philosophie.

Les figures en carton

Ramenons les personnages à l’essentiel : l’homme assis est composé comme une bande de carton pliée :  rectangle vertical du torse,  rectangle horizontal des cuisses, rectangle vertical des mollets, rectangle horizontal des pieds.

De manière moins évidente la femme, couchée en chien de fusil est bâtie selon le même principe, en quatre  rectangles pliés :  on peut dire qu’elle est couchée-assise, ou assise-couchée dans le plan du lit.
Hopper 1959 Excursion Into Philosophy_Synthese
Risquons une interprétation à la manière de  Platon dans le Timée.  Le monde est composé  de trois sortes de rectangles : les jaunes sont sous l’influence  de la lumière terrestre, les blancs de la lumière céleste, et les bleus sous celle de l’ombre. On voit que la pièce et   le lit  sont construits selon ce principe.

Mais aussi les vivants : tels qu’ils sont représentés là, l’homme est composé de deux parts terrestres et de deux parts célestes ; la femme de  deux parts célestes et de deux parts d’ombre. On comprend qu’après l’amour, ces deux-là soient irréconciliables.

Un peu plus tôt, en revanche, ils étaient dépliés en deux rectangles superposés, parallèles au plan du lit et au rectangle de la lumière céleste :  septième ciel,  cinquième orteil…

Vigies

18 novembre 2012

Cette oeuvre ultra-célèbre est devenue illisible, comme une  scène du crime piétinée par  la foule. A supposer que crime il y ait.

Restent quelques petits mystères qui n’ont pas été trop remarqués, et l’introduction d’un thème essentiel dans le répertoire hoppérien.

Nighthawks

1942, Art Institute, Chicago.

Hopper 1942 Nighthawks


Le mystère du bar triangulaire

Le bar n’a pas d’étage : il s’est installé de manière provisoire au bout de ce triangle étroit. Un demi-siècle de recherches n’a pas permis de confirmer si ce « dinner » a réellement existé, ou s’il a été construit de toute pièces par l’imagination du peintre.

Le mystère de la porte absente

La porte orange est celle de la cuisine. Le tableau ne nous montre pas celle par laquelle   les clients sont entrés : comme s’ils étaient destinés de toute éternité à demeurer dans  cet aquarium pour humains.

Le mystère de l’inscription publicitaire

Elle vante les cigares PHILLIES, seulement 5 cents.  La suite  à droite est  “America’s N°1 cigar », le mot cigar étant hors champ.

Pearl Harbour 7 décembre 1941

Le tableau a été réalisé entre décembre 1941 et janvier 1942, juste après Pearl Harbour, à une période traumatique  où des alertes aériennes vidaient en un instant les rues de New York.

Au grand dam de Jo, Hopper ne prêtait aucune attention aux black-outs. En représentant quatre citoyens américains continuant à vaquer à leurs occupations dans ce triangle de verre  brillamment illuminé et couronné par l’inscription  “America’s N°1″, il confère au tableau une valeur patriotique qui n’a pas été assez soulignée.

Trois vertus nationales

La réclame publicitaire lie le tabac à  l’argent « PHILLIES, seulement 5 cents ». A l’intérieur du bar, le couple illustre la même association : l’homme tient une cigarette dans sa main droite et la femme ce qui semble bien  être un billet vert. Et dans le magasin vide de l’autre côté de la rue, le seul objet visible est le tiroir-caisse.

L’homme isolé à gauche a bu un café : une tasse est posée à sa droite. Mais il tient en main un verre qu’il semble vouloir déposer sur le comptoir de l’autre côté du triangle : est-il  à ce point saoul ? Tient-il encore par miracle sur son tabouret ?

Dans la scène indécidable qui se noue entre les deux hommes chapeautés et la femme, peut-être ne faut-il voir rien d’autre que la confiance de Hopper envers ces trois ciments de la  nation américaine que sont le tabac, le dollar  et l’alcool.

Le quart occupé

Le côté percutant du tableau résulte de son format très allongé – deux fois plus large que haut), où les quatre personnages se trouvent relégués dans le quart inférieur droit.

Le saillant

Avec ce tableau, Hopper inaugure une composition innovante qu’il recyclera plusieurs fois  par la suite : celle d’un ou plusieurs personnages enfermés dans un coin saillant. En langage militaire, un « saillant » est un espace en triangle qui pénètre au coeur des lignes adverses, et se trouve donc particulièrement exposé aux contre-attaques.

Hopper 1942 Nighthawks_saillant
Ici le bar illuminé est un saillant qui pénètre dans l’obscurité de la ville. Remarquons que les fuyantes de la vitrine rencontrent exactement, de l’autre côté de la rue, les fuyantes des magasins éteints : lesquels pénètrent en retour l’espace lumineux, formant un trapèze sombre derrière les trois personnages.

La vigie

Mais l’innovation la plus intéressante est celle du barman vêtu de blanc : le seul personnage  à échapper à la pénétration du trapèze sombre,  le seul  à regarder vers la gauche, dans l’axe du saillant. Avec son bonnet de police, il pourrait tout aussi bien être un matelot de l’US Navy coiffé de son side cap.

Hopper 1942 Nighthawks_vigie
On n’a peut être pas assez peut être relevé , dans le titre Nighthawks – littéralement « faucons de nuit » – l’importance de la vision. Cette figure du guetteur qui scrute un monde hostile ou différent,  Hopper l’utilisera au total quatre fois : nous l’appelerons la vigie.

August in the city

1945, Norton Museum of Art, USA

Hopper 1945 August in the city

Le titre Août dans la cité est  un jeu de mot sur « august » puisque jamais Hopper ne serait resté à New York en été.    D’après lui, le tableau s’inspire d’un de ces  immeubles « augustes » qui donnent sur Riverside Drive. Les arbres situés à l’arrière sont ceux de Riverside Park.


La tour du château

L’immeuble  à angle arrondi, cadré au ras des corniches, avec sa porte médiévale en contrebas, a tout pour évoquer un château-fort incongru, planté au bord de l’Hudson.


La pièce aux trois fenêtres

Hopper 1928 Night Windows
La pièce d’angle arrondie avec ses trois fenêtres constitue une transposition de  celle de Night Windows (voir Le voile qui vole) :

  • la porte du rez-de-chaussée s’est décalé en contrebas ;
  • la chambre à coucher s’est transformée en bureau;
  • la fenêtre de gauche, d’où s’échappait le voile, arbore ici des rideaux impeccablement  tirés ;
  • la fenêtre centrale – qui dévoilait le postérieur rose –  montre toujours une femme,   mais noblement drapée et transformée en statue  ; et la  porte du fond s’est  transformé en une échappée vers l’arrière ;
  • la fenêtre de droite, qui suggérait un coin intime capitonné de rouge,  laisse voir une cheminée éteinte avec ses chenets,  surplombée par une pendule  – l’équivalent « auguste » du radiateur de fonte.

La première idée de Hopper, dans la conception du tableau, semble bien être celle d’une auto-citation humoristique : un Day Windows dix sept ans après Night Windows.


Mort de Roosevelt  13 avril 1945

Aux dires de Hopper – qui n’était pas un grand partisan du Président  – sa mort aurait eu une influence sur le tableau qu’il était juste en train de peindre. Laquelle ? Bien sûr, il ne l’a pas expliqué.


La statue

Posée sur une table au milieu de la pièce, elle en est la seule occupante. On a suggéré  qu’elle  évoquait le viol, car elle porte ses mains à sa bouche dans un geste de désespoir. Remarquons que le drapé mouillé et la posture tendue vers l’avant rappellent une oeuvre que Hopper connaissait bien depuis ses séjours parisiens :   et si la statue new-yorkaise était une Victoire de Samothrace ayant recouvré ses deux bras, avec la tristesse en plus ?


Le globe

Posé sur une table de travail  derrière la statue, il pourrait compléter l’allégorie : le bureau vide d’un homme puissant, une victoire triste, une guerre mondiale…  


La composition

Mais le déchiffrement – toujours périlleux –  des intentions hoppériennes n’est pas   l’intérêt principal du tableau :    l’important est qu’il s’agit d’une pièce en « saillant » qui reprend exactement le même principe de composition que Nighthawks.
Hopper 1945 August in the city_Nigthhawks(le tableau a été étiré latéralement pour faciliter la comparaison)

La pièce avance vers les frondaisons vertes, qui en retour la pénètrent – par le vert cru de la tenture et par la fenêtre du fond.


La vigie

Nous reconnaissons alors, dans la statue isolée et désolée regardant vers la gauche,  la deuxième occurrence du motif de la Vigie, après le barman de Nighthawks.
Hopper 1945 August in the city_Vigie

Cape Cod Morning

1950 , Smithsonian American Art Museum, WashingtonHopper 1950 Cape Cod Morning

Troisième apparition de la vigie, cinq ans plus tard, dans cette toile fortement charpentée : la maison occupe exactement la moitié gauche du tableau, et la médiane horizontale correspond au meneau central de la fenêtre.

Hopper 1950 Cape Cod Morning_saillant


La maison-bateau

Cette composition  centrée produit une impression d’équilibre, entre l’avancée tranquille de la maison vers la nature, et la contre-poussée de la forêt vers l’intérieur.

Le bow-window est une passerelle de commandement dans cette navigation sur les herbes.


Le bureau

Une fiole de verre est posée sur la table de travail, peut être un encrier. Derrière, le dos arrondi d’un fauteuil de cuir sombre.  L’abat-jour est encore allumé :  on vient juste de relever les stores. La femme est-elle une écrivaine qui souhaite profiter de l’inspiration du matin ?


La vigie

Hopper 1950 Cape Cod Morning_Vigie
Prenant appui sur ses deux bras tendus,  empoignant fermement sa table de travail, elle donne une impression de solidité, de positivité. Bien qu’il s’agisse stricto-sensu d’une femme à la poitrine opulente qui se montre à sa fenêtre,  l’abondance de la lumière gomme toute connotation voyeuriste. Et qui oserait se poster là pour la regarder, dans  la virginité matinale de la nature ?

 


Une réminiscence parisienne

Sa posture reprend celle des repasseuses de Degas ou, plus précisément, celle d’une blanchisseuse de Toulouse-Lautrec, que nous nous sommes permis de retourner de gauche à droite.

1888 La blanchisseuse  (inversee) Toulouse LautrecLa blanchisseuse,

Toulouse-Lautrec, 1886-1889, Collection privée

Nous ne savons pas si Hopper connaissait cette jeune travailleuse,  à la beauté cachée par son chemisier et par sa coiffure à la chien,  observant un jour chichiteux par la fenêtre d’une mansarde.

Mais sa robuste cape-codienne qui s’offre à la lumière du matinpoitrine tendue en avant et  cheveux tirés en arrière, en est le pendant résolu, optimiste et  américain.

Office in a Small City

1953, Metropolitan Museum of Art

Hopper 1953 Office in a Small City
Retour à la ville et au masculin pour cette quatrième et dernière apparition de la vigie.


L’homme de béton

Le jeune homme, architecte ou employé d’un bureau d’étude, ne fait rien pour l’instant. Un bras pendant et l’autre posé sur sa table de travail, l’homme de béton – comme l’appelait Jo – contemple le vieux bâtiment à ses pieds, en rêvant  de le rebâtir.

Hopper 1953 Office in a Small City_vigie


Béton contre brique

Tel un brise-glace , le bureau en angle aigu avance vers les formes arrondies du bâtiment adverse, ses fenêtres en demi-cercle et son réservoir cylindrique sur le toit.  Une autre lame de béton blanc prend en ciseau  le bâtiment sur son arrière, ne lui laissant aucune chance : on comprend que, même dans une petite ville, l’ère des grands changements est arrivée.


Le saillant

Hopper 1953 Office in a Small City_saillant
Toujours la même composition que dans Nighthawks : tandis que  le saillant avance vers le monde adverse, celui-ci en retour pénètre dans la pièce : tout se passe comme qui si le toit encombré de cheminées du vieux bâtiment tentait de balayer les  accessoires indistincts posés sur la table de travail.


Le thème de la vigie montre avec quel systématisme Hopper,  sur  une longue durée  (ici une dizaine d’années),  nourrit son inspiration par des variations méthodiques. Les trois variables du thème –  ville/nature, homme/femme, regard vers la droite/vers la gauche,  fournissaient  huit possibilités théoriques.Hopper_Quatre_vigies

Hopper en a traité quatre :  comme si, pour lui, les vigies féminines ne pouvaient scruter   que la nature,  et les vigies masculines la cité.

De la caverne à la plage

17 novembre 2012

 

Pour ce tableau longuement travaillé, Hopper a eu besoin de pas moins de  cinquante trois  esquisses préparatoires. Il n’a pas représenté un lieu précis, mais la synthèse de plusieurs salles de cinéma de Manhattan.

New york movie

1939, MOMA New York

1939 New York Movie

La salle

 La salle est peu remplie : on distingue les silhouettes de deux spectateurs seulement. Le peu que l’on voit du fim est un paysage de montagnes enneigées.


Le palier

Une ouvreuse en uniforme bleu est adossée au mur, attendant que de nouveaux spectateurs  descendent par l’escalier. Elle tient dans sa main gauche un objet rond à peine discernable : selon le carnet de Hopper, il s’agit d’une petite lampe-torche.

1939 New York Movie_lampe-poche


La zone centrale

Un large mur orné d’une colonne occupe presque le tiers du tableau, séparant par sa masse sombre les deux zones éclairées. Les pampres de la colonne, ainsi que les deux fausses-portes moulurées qui décorent  le mur de la salle, introduisent une touche de classicisme dans ce temple de la Modernité.


Les correspondances

Le carnet de Hopper précise qu’il y quatre sources de lumière : l’écran, les lustres de la salle, la lumière de l’escalier et celle des appliques.

Ce qu’il omet de mentionner, c’est que, de part et d’autre de la zone sombre, les zones éclairées se répondent  :

  • les trois lustres lourds ornés d’un globe rouge  font écho à l’applique avec ses trois abats-jours rouge ;
  • l’écran avec  son rideau rouge (à peine visible dans la pénombre ) fait écho à l’escalier avec son rideau rouge.


1939 New York Movie_abyme1

La mise en abyme

Ainsi le palier avec son escalier, est analogue, en plus petit, à la salle avec son écran.

Du coup les deux clients, assis dans l’ombre  et vus de dos,  se trouvent mis en balance avec l’ouvreuse, debout en  pleine lumière et vue de profil.

Dans cette composition en abyme, la zone de séjour (la salle avec le public)

reproduit,  en plus grand, la zone de passage (le palier avec l’ouvreuse).


Un parcours à sens unique

Image d’un lieu de spectacle, le tableau fonctionne lui-même comme un décor de théâtre qui impose aux spectateurs du film – devenus personnages  de la pièce mise en scène par Hopper – un parcours réglé et à sens unique : venir de l’extérieur, descendre l’escalier, passer le rideau, se laisser guider par l’ouvreuse pour  s’asseoir dans la salle.

La nature dénaturée

Le film est en noir et blanc, la salle est confortable, les montagnes sont en contrebas : en rentrant dans le monde artificiel de la salle de cinéma, comme un bateau dans une bouteille, la nature a perdu ses couleurs, les glaces leur froid, les cimes leur altitude.

C’est au prix d’une insensibilisation – comme on le dit d’une dent morte –

que  les spectateurs sont admis à contempler un succédané de réel.


L’immobilité de l’ouvreuse

On a dit souvent que le sujet du tableau était le contraste entre l’ennui de l’ouvreuse, figée dans son travail répétitif, et le divertissement du public.

Mais si l’on considère le soin qu’Hopper a apporté à la mise en place de son décor en abyme, il devient clair que le principal sujet d’intérêt est plutôt la manière dont les gens circulent dans cet espace emboîté. De ce point de vue, la lampe de poche joue un rôle  fondamental  malgré  sa taille minuscule  : en rappelant que le rôle de l’ouvreuse est de faciliter la descente vers la zone obscure, elle fige la lecture du tableau et la rend irréversible, de l’extérieur vers l’intérieur.

L’ouvreuse est immobile non pas comme une employée qui s’ennuie,

mais comme la gardienne de la salle obscure,

postée là pour faire oublier jusqu’à la possibilité d’une remontée.


1939 New York Movie_abyme2

L’ouvreuse et la colonne

On peut aller un peu plus loin, en remarquant que le mur droit de la salle, avec ses deux fausses portes, est analogue au mur droit du palier, avec les deux rectangles de son lambris.

Du coup, la colonne richement pamprée devient analogue à la décorative jeune femme. Véritable statue-colonne, cariatide d’un portail invisible, celle-ci ne doit pas être comptée, comme nous l’avions  fait jusqu’ici, parmi les personnages de la pièce, mais parmi les éléments de l’architecture  : son uniforme dit bien qu’elle a partie liée avec la salle, en non avec les clients.

De même que la colonne les empêche de voir depuis la salle la lumière du palier,

de même l’ouvreuse les dissuade de remonter par l’escalier.


Le caractère frappant du tableau tient au fait que Hopper l’a construit selon une rigoureuse composition en abyme. Non  pas pour un simple jeu formel mais, avec tout son talent d’illustrateur, au service d’une idée bien précise.

On a compris où nous mène l’analyse  : plutôt que New York Movie, c’est Plato’s cave qu’il faut lire. Une fois dissipé le charme trompeur de la belle ouvreuse, l’allégorie de la caverne de Platon devient évidente : les spectateurs sont en prison sous la terre, condamnés à contempler un théâtre d’ombres, alors qu’il leur suffirait de regarder en arrière pour trouver l’issue qui remonte vers le réel.

L’habileté du metteur en scène est d’avoir rajouté un rôle qui ne figure pas dans le mythe. Non pas la fée des salles obscures, mais la gardienne de la grotte, tenu par l’habituelle femme fatale hopérienne : la blonde platinée en vêtement  bleu électrique.   Et vénale de surcroît – les ouvreuses fonctionnent au pourboire.

1939 New York Movie_Saenredam
Antrum Platonicum. Représentation du mythe de la Caverne de Platon.
Gravure (1604) de Pieter Jansz. Saenredam. (Bibliothèque nationale de France, Paris.)



Sans prétendre que Hopper s’en soit directement inspiré, il est frappant de comparer New York Movie  avec une gravure de Saenredam illustrant la caverne de Platon (en la retournant de gauche à droite). Les similitudes sont évidentes.

Mais tandis que le Hollandais montre les deux parties  du mythe – le théâtre des apparences et le tunnel qui débouche sur le réel –  l’Américain se cantonne au versant  pessimiste, dissimulant la lumière du jour derrière le rideau rouge de l’escalier.

En  peuplant sa caverne de doctes barbus en toges, le Hollandais signale clairement l’allégorie philosophique. Tout au contraire, Hopper réduit l’humanité à son strict  minimum – un homme et une femme en chapeau-cloche,  et pollue la lisibilité du thème avec sa vamp en pantalons.

Didactisme au XVIIème siècle,  dissimulation au XXème : car aborder ouvertement  des sujets à prétention métaphysique, c’est risquer de se faire traiter de naïf, de peintre pour classe terminale.  C’est sans doute dans ce tableau que se manifeste le plus spectaculairement la ruse de Hopper   « …qui, si elle était condamnée à n’avoir pas d’effet sur son public, constituait un motif de satisfaction intime quant aux pouvoirs fondamentaux de la peinture. A l’immédiateté des apparences, il greffait un chiffre dont les effets seraient, quoi qu’il arrive, différés ». Edward Hopper, Entractes, Alain Cueff, Flammarion,  2012, Cueff p 216

Rooms by the sea

1951, Yale University Art Gallery, New Haven

1951 Rooms-by-the-sea

Quel rapport entre la caverne obscure et ce tableau vide de toute présence, hormis la lumière ? L’ambition métaphysique, en premier lieu  : le premier nom du tableau était Jumping-off place, qui signifie à la fois  le « lieu du plongeon » et « le lieu du départ ». Connotations suicidaires qui lui ont fait rapidement préférer un titre plus commercial : Pièces près  de la mer.

La porte du couchant

Le tableau représente la porte ouest de la maison de Hopper à Truro, qui donnait effectivement du  côté de l’océan. D’après les  études préliminaires, le peintre s’est  d’abord intéressé au trapèze de lumière, puis il a supprimé la terrasse pour donner l’impression que la porte surplombe directement   la mer.

Ce tableau ensoleillé a pour véritable sujet la lumière du couchant,

et une porte ouverte sur le néant.


De la caverne à la plage

Souvent les tableaux  de Hopper vont par paires,  reflétant  les deux lieux entre lesquels il  partageait sa vie, Cape Cod et New York.  C’est le cas de cette oeuvre lumineuse, surplombante  et maritime : douze ans après, elle vient faire pendant à cette apothéose du sombre, du souterrain et de l’artificiel citadin que constituait New York Movie.

La mise en abîme

Le pluriel du titre Pièces près de la mer attire l’attention sur le fait  que la  pièce du premier plan, avec sa grande tâche de lumière,  ne constitue pas la totalité du tableau :  la même tâche se reproduit à l’identique sur le mur de la pièce du fond.

En réfléchissant, on remarque que le tableau du fond, coupé par la cloison ,

est analogue à la porte sur la mer, coupée par le bord du cadre.


1951 Rooms-by-the-sea_abime
Il s’établit donc un système de correspondance plutôt  rusé entre les deux espaces emboîtés :

  • la porte intérieure délimite la pièce du fond , tout comme le cadre de la toile de Hopper délimite la pièce de devant : il faut comprendre que la petite pièce est un tableau dans le tableau, et que donc le bout de cadre qu’elle montre est d’un niveau d’abstraction encore supérieur  : un tableau dans le tableau dans le tableau ;
  • ce bout de cadre, fausse ouverture sur une nature factice et miniaturisée, fait pendant à la porte extérieure qui s’ouvre quant à elle sur une vrai réalité : celle de la mer envahissante.

1939 New York Movie_Rooms by the sea

La  composition est, tout comme New York Movie, basée sur une mise en abîme, mais plus épurée et intellectualisée :  la zone centrale a disparu, laissant jouer à plein  le mécanisme d’emboîtement.

Débarrassé de l’ouvreuse qui interdisait la remontée, Rooms by the sea montre la seconde moitié du mythe platonicien : le parcours qui permet de passer de l’intérieur à l’extérieur, de l’arrière-plan à l’avant-plan, du paysage peint au paysage réel, de la fiction à la réalité brute.

Il est à craindre que ce parcours libérateur ne coïncide,  dans l’esprit de Hopper, avec un saut définitif.

Avant la division

10 novembre 2012

Quatre  tableaux où Hopper s’amuse à tirer sur l’élastique du couple…

Two on the aisle

1927, Toledo Museum of Art, Toledo, USA

hopper 1927 two on the aisle
Deux sur le bas-côté

Titre énigmatique puisqu’un seul  personnage se trouve sur le bas-côté :  la jeune femme est absorbée dans la lecture du programme, et la chaise à sa droite est vide.  Que faut-il  donc entendre par « deux » ? Les deux loges ?


Les deux du parterre

Un couple  s’installe au parterre : la femme en train de s’asseoir regarde vers le bas en posant son manteau sur le dossier, l’homme encore debout regarde vers le haut en enlevant son pardessus. Dans cette  salle presque vide, personne ne regarde personne.


La composition

Divisons la toile verticalement : le couple du parterre est à gauche ; la femme des loges est à droite.

Divisons la toile horizontalement : la femme du parterre est en bas, mais la tête de l’homme dépasse encore dans la moitié haute, de même que celle de la lectrice. On comprend que ces deux là font semblant de ne pas se regarder.
Hopper 1927 two on the aisle-synthese
L’homme d’un certain âge apparaît suspendu entre deux attractions : par le corps, il est retenu à côté de sa compagne  légitime ; par la pensée il se voit en train de s’asseoir  à côté de la lectrice solitaire : « Two on the aisle ».

Dix sept ans plus tard, Hopper va transposer dans un hall d’hôtel la figure de l‘homme au pardessus

Hotel Lobby

1943, Indianapolis Museum of Art

1943 Hotel Lobby_gauche

Le fauteuil vide

Dans le hall de l’hôtel, un homme aux cheveux blancs est debout à côté de sa femme assise. Tous deux sont habillés pour sortir. Sans doute vient-il de se lever de son fauteuil pour guetter, dans la rue, l’arrivée d’un taxi ou d’un nouvel arrivant. Sa femme lui dit de ne pas s’impatienter.



La lumière crue

Une lumière blanche, assez violente, tombe d’un plafonnier encastré entre les poutres.


Le tableau au mur

Elle met en valeur le tableau suspendu au dessus des deux fauteuils : s’agit-il d’un couple d’amateurs d’art, ou pourquoi pas d’un peintre et de sa femme ? Des gens distingués en tout cas, l’un avec son pardessus poil de chameau, l’autre avec sa fourrure et son chapeau à plumes.


L’arrière-plan

A l’entrée de la salle à manger, les rideaux verts symbolisent la vie commune : deux moitiés d’un même tissu qui partagent la même tringle. Juste à côté les deux colonnes ioniques au charme suranné redisent, d’un autre manière, la solidité du vieux couple.


Les jambes d’une autre

Seule étrangeté du tableau : les jambes nues d’une autre femme apparaissent en bas à droite, exactement sous les colonnes. Nouvelle apparition de la métaphore des jambes-colonnes qui semble-t-il hantait Hopper en cette année 1943 (voir l’analyse de Summertime, dans Le voile qui vole)

1943 Hotel Lobby_droite

Le fauteuil vide

Une jeune femme blonde, dans une robe courte bleu électrique, semble plongée dans la lecture d’un magazine. De l’autre côté du hall, un homme aux cheveux blancs, portant beau, fait semblant de ne pas la regarder. A côté de la jeune femme, un fauteuil vide attend : on comprend qu’il suffirait d’un rien pour que l’homme se décide et, en trois enjambées, franchisse la ligne verte de la moquette pour s’asseoir près de la blonde.


La lumière tamisée

Une lumière jaune, un peu louche, monte de l’abat-jour vers le visage penché du réceptionniste, dont on ne voit que l’oeil gauche.


Le tableau au mur

Elle laisse deviner le tableau de clés, riche de toutes ces aventures, réelles ou supposées, qu’autorise la promiscuité des hôtels.


L’arrière plan

La porte grillagée de l’ascenseur invite à la montée vers la chambre et vers la concrétisation des fantasmes. Les deux colonnes jumelles, plantées entre l’homme et la femme, confirment que, malgré la différence d’âge, un rapprochement est envisageable.


Les jambes d’une autre

Seule étrangeté du tableau : les jambes nues d’une autre femme apparaissent à gauche, barrant la route de l’homme. Celui-ci serait-il déjà accompagné ?


Le peintre et son oeil

Les deux tableaux bien sûr n’en font qu’un. Le réceptionniste debout, au dessus de la fille assise, est censé équilibrer l’homme âgé au dessus de sa femme assise : les vieux à gauche, les jeunes à droite.

Mais cet alibi ne tient pas : réduit à un oeil, masqué par la lampe, l’employé ne fait pas le poids par rapport au client distingué.

1943 Hotel Lobby_perspective

De plus, cet oeil unique ne lui appartient pas en propre : exactement positionné sur le point de fuite, il n’est autre que l’oeil du peintre lui-même.

Hopper s’est donc représenté deux fois dans le tableau : en tant que personnage soumis à des tensions contraires, et en tant que regard organisateur, qui garde tout sous contrôle.

Tiraillé par sa propre composition mais bien campé sur ses deux jambes, le Peintre en majesté tient en équilibre l’Epouse Rouge, qui partage sa salle à manger et la Muse Bleue, qui le fait grimper dans les étages.

Sea watchers

1952, Collection privée

1952 sea watchers

Sur une terrasse, assis sur un banc, un couple contemple la mer d’un regard neutre.

L’impression d’immobilité, d’équilibre statique est superficielle : des forces travaillent le tableau en profondeur et le chargent de mouvements potentiels.


Les forces latérales

De la mer viennent la lumière presque horizontale du soleil et le vent qui soulève les serviettes : deux forces élémentaires qui tendent à plaquer le couple contre la façade de la petite maison.

La femme s’y soumet tandis que l’homme, le torse rejeté en avant, semble vouloir les contrarier.


Le mouvement vers le fond

Perpendiculairement à ces forces, le regard du spectateur correspond à celui d’un passant qui marcherait en contrebas sur la plage, en avançant vers la terrasse.

1952 sea watchers_forces


Les couples de poteaux

Une même fuyante joint les deux poteaux du premier plan, indissolublement unis par une chaîne, et les deux poteaux de l’arrière-plan qui, bien séparés, se profilent sur la mer.

Au dessus des poteaux enchaînés, les quatre serviettes attachées au même fil rappellent les deux rideaux de Hotel Lobby : métaphore de la vie commune.

De l’avant à l’arrière, dans le sens de la marche, l’histoire que les poteaux nous racontent serait-elle celle du dénouement d’un couple ?


Vu à plat

Regardons maintenant à plat, en faisant abstraction de la perspective : ce second regard fait surgir un second tableau, dont la composition implacable élimine toute ambiguïté.

1952 sea watchers_composition
L’homme et la femme qui, vus en perspective, partageaient le même banc sur le même terrasse , se retrouvent séparés par la porte de la maisonnette, chacun devant sa fenêtre, enfermés dans des méditations parallèles.

La zone à gauche de la maison illustre la méditation de la femme : une chaîne, une corde, le mythe du couple indissoluble. La zone à droite illustre celle de l’homme : deux poteaux qui se côtoient sans se coller : le mythe du couple libéré.

La femme se laisse aller en arrière, dans le camp des serviettes qui sèchent sous l’action du soleil et du vent. L’homme penché en avant, mais assujetti par sa chaîne invisible, se rêve dans le camp de la mer qui dissout.

L’humour et la désillusion de Hopper ridiculisent la phrase de Saint Exupéry : « Aimer, ce n’est pas se regarder l’un l’autre », mais ce n’est pas non plus « regarder ensemble dans la même direction. »

 

Second story sunlight

1960, Whitney Museum in New York

1960 Second Story Sunlight

Sur une terrasse, une femme aux cheveux blancs est assise sur un fauteuil, une jeune femme blonde est perchée sur la rambarde. Le titre, Soleil au premier étage, suggère que la jeune blonde pourrait bien être le soleil en question.

Ce couple énigmatique qui contemple la mer fait partie des tableaux de Hopper où l’on peut souponner une allégorie :

« …soigneusement cryptées, leur caractère reste incertain : mais l’absence manifeste d’anecdote réaliste, le refus marqué d’une composante psychologique, l’apparente gratuité et l’incongruité de telle ou telle scène, engagent à examiner de plus près des tableaux dont la dimension symbolique est plus que probable. » Edward Hopper, Entractes, Alain Cueff, Flammarion, 2012, p 202


Une Lolita

Le Lolita de Nabokov a paru en 1958. Hopper a-t-il voulu s’incrire dans cette mode ? La femme âgée surveillerait la jeune fille provocante, pour l’empêcher de sauter vers les bois aux multiples virilités .

C’est en tout cas ce que suggère Jo, qui note dans son carnet que la jeune fille est une « agnelle dans des atours de louve ».


La femme et son double

Jo a comme d’habitude servi de modèle pour les deux femmes, qui partagent la même terrasse et ont des vêtements inversés : robe noire qui couvre le corps et bikini noir qui le déshabille.

Hopper aurait-il enfermé, sur cette terrasse sans porte, deux instances opposées de la même femme ?


Aparté sur l’échantillon fallacieux
Un échantillon est un détail du tableau dont la forme est analogue à l’ensemble : le journal que tient la femme a la même forme en W inversé que les deux toits.

Ici, il s’agit d’un échantillon fallacieux, puisque je n’ai rien pu en conclure.


Aparté sur la sous-détermination
Procédé qui consiste à introduire des éléments de sens en nombre insuffisant pour conclure.

S’apparente à une équation à deux variables.

A un film à la fin ouverte.

A la vie.


Une composition bien connue

Selon sa méthode de recyclage, Hopper sans trop se casser la tête a décalqué la composition de Sea Watcher, en remplaçant le couple femme/homme par le couple vieille femme/jeune femme.

1960 Second Story Sunlight_composition
Reprenons notre regard à plat : les deux femmes apparaissent maintenant séparées, chacune devant sa maison. Même la terrasse commune se révèle une illusion perspective : ce que le tableau montre réellement, ce sont deux rambardes disjointes.


La lecture symétrique

Simple et robuste, la composition autorise deux lectures. La première, par symétrie autour de la ligne de séparation :

  • la jeune femme rêve de sauter dans les bois,
  • la vielle femme de rentrer lire dans son salon.


La lecture de droite à gauche

Une interprétation plus stimulante est possible, en lisant de droite à gauche les cinq tranches du tableau.

Partons de la remarque simple que les deux femmes sur la terrasse s’exposent au regard : un sous-titre intéressant du tableau pourrait être : Women watcher.

Partons donc de l’idée que les tranches centrales représentent les âges où la femme est soumise au regard de l’homme, et les tranches latérales celles où ce regard ne compte pas :

  • la tranche 1, les bois, correspond à l’enfance cachée ;
  • les tranches 2 et 3 , la terrasse, aux âges où la femme se trouve en représentation – la jeunesse et la maturité ;
  • la tranche 4, où la femme rentre chez elle, à la vieillesse.
  • la tranche 5 , la maison invisible au delà du tableau, à la mort.

Ainsi Hopper retrouverait-il, avec son habituel sens de la dissimulation, le thème rebattu des Ages de la Femme.

Le voile qui vole

7 novembre 2012

Hopper a reçu une formation d’illustrateur et en a longtemps vécu : bien qu’il ait détesté cette période de sa carrière, elle lui a donné la pratique des compositions simples et vigoureuses.

 

Boy and Moon

1906-1907,   Whitney Museum of American Art, New York

 Hopper 1906 Boy and Moon

La composition

Dans cette aquarelle, une diagonale descendante sépare le monde de la chambre et le monde du rêve, dans laquelle seule la tête de l’enfant est immergée.

Avec cet enfant vu de dos, Hopper importe  dans un intérieur new-yorkais la redoutable efficacité de la Rückenfigur, mise au point un siècle plus tôt par Caspar-David Friedrich (voir Le coin du peintre).

Hopper 1906 Boy and Moon_composition


Le drap tendu

Le  torse de l’enfant s’enveloppe dans le drap tendu, qui trace une seconde diagonale. Impossible de savoir s’il s’agit pour lui de se protéger ou au contraire de rejeter le drap, pour sauter hors du lit vers l’aventure qui s’ouvre.

Les damiers bleu et noir de la robe de chambre s’harmonisent avec  les couleurs du ciel, du lac et des montagnes : on comprend qu’il y a une sorte de continuité entre le monde rassurant de la chambre et le monde insolite  du rêve, comme si le quadrillage de la couverture cartographiait le paysage onirique.


L’écho de la lune

La lune se reflète dans le lac. Mais aussi à l’intérieur de la chambre, dans les deux encoches circulaires de la menuiserie du lit. Là encore, on ressent une affinité entre les deux mondes  :  un appel de la chambre à la lune, de l’intérieur à l’extérieur.


Le pouvoir du tableau

Le cadre pendu au mur est coupé en deux par la diagonale, tout comme l’enfant. Peut-être est-ce en contemplant celui-là que celui-ci a tout d’un coup vu le mur se fendre, selon la ligne de  fracture donnée par la diagonale du cadre ? Le paysage onirique serait-il une extension du paysage du tableau, dont on ne sait rien ?


Maxfield Parrish Poems of childhood by Eugene Field, ed Scribner, 1904. I woke up in the dark an saw things standin in a row.s Maxfield Parrish, 1904, Illustration pour  « Poems of childhood » de Eugene Field, éditions Scribner,
« I woke up in the dark an’ saw things standin’ in a row »
 

 

1906 Boy and MoonHopper, 1906-1907

Maxfield Parrish avait déjà eu l’idée du mur révélateur, sorte d’écran de cinéma où la culpabilité enfantine projette ses  monstres. Hopper lui préfère l’image positive de la cloison qui se rompt, laissant libre cours à cet autre carburant de l’enfance qu’est la curiosité.

Dans cette oeuvre de jeunesse sont déjà présents certains des thèmes que Hopper développera inlassablement par la suite :

  • l’affinité entre l’extérieur et l’intérieur,
  • l’irruption de la lumière lunaire,
  • le pouvoir du tableau dans le tableau.

Mais le thème que nous allons suivre particulièrement est celui du tissu ambigu, qui voile et qui dévoile en même temps.

Evening Wind

1920, gravure

Hopper 1920 evening-wind

Cette gravure constitue la version adulte, féminine et rationalisée, de Boy and Moon.

Une transposition réussie

  • Dans le rôle de la brèche dans le mur, une fenêtre.
  • Dans le rôle de l’élément naturel qui fait irruption dans la chambre,  le vent à la place de la lune.
  • Dans le rôle du jeune garçon vu de dos, une jeune femme  qui regarde également vers l’arrière.

L’illustration pour enfant sage s’est transformée en une gravure sensuelle, sans rien perdre  de son charme énigmatique.


Le voile qui vole

Par sa place centrale, le voile qui vole constitue, avec la nudité , le second élément d’intérêt du tableau : la composition suggère une attraction entre la gaze et la chair blanche  : le tissu a-t-il pris vie dans la pièce pour voiler ou pour dévoiler  la jeune fille ?

Il sert en somme le même objectif que le drap qui enveloppait l’enfant de Boy and Moon :  introduire une ambiguïté dans le geste. La jeune femme monte-t-elle dans le lit pour bénéficier de la fraîcheur de la brise, ou descend-elle du lit pour fermer la fenêtre ?

Dans cette gravure rusée, Hopper a réussi à gommer les éléments symbolistes invendables en Amérique, sans renoncer à ses thèmes fétiches : simplement en les dissimulant  sous l’apparence d’un réalisme irréprochable.

Moonlight interior

1923, Regis Collection, Minneapolis

Hopper 1923 moonlight interior

Même exercice, mais en peinture cette fois . En tant qu’élément naturel intrusif, la lune est revenue, remplaçant le vent. Mais le voile qui vole est toujours là, plus discret, prêt à caresser la peau nue.


Un érotisme cru

Le tableau met en balance  deux masses blanches et deux tissus blancs :

  • à gauche  le lit, avec cette fille posée sur les draps  dans une posture inexplicable – sinon par la mise en valeur de sa croupe ;
  • à droite la commode, avec le broc posé sur la serviette, arborant une cambrure suggestive.

Insidieusement, la composition impose une sorte d’équivalence entre le lit et la toilette,  les pulsions  et les ablutions,  la femme et le pot à eau.

Cette crudité relève moins d’une supposée misogynie que de l’influence sur le jeune Hopper du réalisme intransigeant de Degas :

«Jusqu’à présent, le nu avait toujours été représenté dans des poses qui supposent un public. Mais mes femmes sont des gens simples… Je les montre sans coquetterie, à l’état de bêtes qui se nettoient. »


La fille et la lune

D’ailleurs le  thème principal du tableau réhabilite la féminité. Tandis que dans la chambre tout est rondeur et flou, le monde extérieur  qui s’encadre dans la fenêtre n’est fait que d’arêtes dures, de triangles aigus, de cheminées phalliques étendant leur ombre vers la chambrette.

Si louche soit-elle, la croupe  féminine apparaît comme une puissance naturelle capable de rivaliser en attraction avec cette autre sphère blanche que le tableau n’a plus besoin de montrer : puisque ici, littéralement, la fille est la lune.

Quittons définitivement les chambres obscures  pour les extérieurs lumineux.

New York pavements

1924, Chrysler Museum, Norfolk, Virginia

Hopper 1924 new york pavements

Trottoirs de New York est exceptionnel à plus d’un titre :  la  perspective plongeante, le cadrage  et l’originalité du thème,  à la limite du comique : coupée par le bord inférieur , une nurse propulse une poussette minuscule vers l’intérieur du tableau, occupé presqu’entièrement par un  rez-de-chaussée colossal.

Dans toute l’oeuvre de Hopper, ce sera  la seule allusion  au thème de l’enfance – à supposer que le bébé – qui ne nous est pas montré – joue ici un quelconque rôle…


Les deux maisons

A l’évidence, ce qui intéresse Hopper est le contraste entre la maison de pierre, massive, blanche, immobile, verticale, et la maison de tissu, fragile, noire, mobile et se déplaçant dans le plan horizontal.


Une collision théorique

Plus précisément, le perron en avant-corps, avec son toit et ses rambardes  en berceau, apparaît comme l’analogue formel de la poussette avec son capuchon. C’est un peu comme si la façade   « poussait » son perron sur le trottoir, tandis qu’ à angle droit surgit la nurse poussant  son véhicule. L’effet comique du tableau tient à cette  collision théorique.

     

Les deux fenêtres

Les fenêtres sont  à guillotine, équipées d’un store intérieur jaune clair et  de voilages blancs. Celle de gauche est fermée et les voilages  légèrement entre-baillés. En contraste, celle de droite est ouverte, et le vent s’y engouffre en poussant  le store et le voilage. Nous retrouvons, mais cette fois vu depuis l’extérieur, le thème du voile qui vole dans la pièce.


Les deux voiles

Hopper s’amuse, par le biais des seuls éléments mobiles que sont le voilage flottant derrière  la fenêtre   et le voile flottant derrière la bonne d’enfant, à pousser le parallèle entre la façade et la nurse, l’une soumise au vent de la rue, l’autre au vent de sa course.

Trottoirs de New York est la lieu de la collision entre deux habitantes de la ville : une minuscule fourmi-ouvrière, et sa métaphore gigantesque.

Night windows

1928, MOMA, New York

Hopper 1928 Night Windows

Night Windows nous élève maintenant au niveau du premier étage. Il semble que nous pourrions facilement sauter sur la large corniche qui fait le tour des trois fenêtres, en prenant appui sur la pancarte lumineuse à peine visible, en bas à gauche.


Une chambre d’hôtel ?

Le porche central grand ouvert, au rez-de-chaussée, suggère un lieu public plutôt qu’un immeuble privé. La pancarte est peut être celle d’un hôtel. Et les trois fenêtres  qui autorisent un  regard de voyeur sur l’habitante du lieu donnent sur une unique chambre d’angle.


Les  fenêtres latérales

Les fenêtres latérales se répondent : les deux sont   équipées d’un store qui occulte  partiellement la moitié haute. Celle de gauche est ouverte : un voile bleu s’échappe vers l’extérieur. Celle de droite est close sur un coin plus intime, décoré d’une tenture rouge et d’un abat-jour du même rouge.


La  fenêtre centrale

Elle est fermée : la barre centrale n’a pas la double épaisseur que l’on voit à la fenêtre de gauche.  Elle nous montre   quatre choses : un coin de lit rouge, un radiateur orange, une porte, et une femme inclinée dont on ne voit que le postérieur,  moulé dans une courte chemise de nuit rose.

Des objets littéraux

Le tableau n’est pas si éloigné de la crudité de  Moonlight interior, et on peut lui appliquer la même grille d’analyse. Que nous dit au premier degré la fenêtre centrale ? Que la femme, réduite à sa  croupe, est chaude comme un radiateur, prête à s’ouvrir comme la porte et à s’affaler dans le lit.

Le voilage qui vole

Remarquons que, puisque la porte et les autres fenêtres sont fermées, tout courant d’air est exclu : le voilage n’a donc aucune raison physique de s’échapper vers l’extérieur. La raison est métaphorique : le voile qui se soulève est comme la jupe relevée : un appel à la libido, un signal que  la fenêtre agite pour attirer l’oeil du noctambule, et dont le bleu lumineux éclipse, et de loin,  la pancarte  fuligineuse.

Avec ses précautions habituelles de langage, Hopper a d’ailleurs laissé entendre le caractère sexuel de la scène :

« La manière dont quelques objets sont arrangés sur la table, ou dont un rideau ondule dans la brise, peut définir l’humeur et indiquer le type de personne qui habite dans la chambre ». Interview  publié par Malcolm Preston 1951


La table invisible

Soit la table est un lapsus de Hopper, soit elle est une indication sur  ce qu’il avait en tête, et que le tableau nous cache. Il y a peut être à droite, à côté de l’abat-jour, une petite  table, un fauteuil et  un homme assis, vers lequel la femme se penche pour lui servir un verre.

Une vision intérieure

Même si Hopper s’amuse entretenir le mystère en donnant des indices partiels qui excitent le raisonnement, il serait un contre-sens complet de traiter ses tableaux comme des énigmes à résoudre.

Sa motivation est très proche de celui que poursuivait Caspar David Friedrich, autre peintre lent et adepte de la reconstruction mentale :

« Je ne sais pas exactement pourquoi je choisis certains sujets plutôt que d’autres,  si  ce  n’est que je suis persuadé  qu’ils m’offrent les meilleurs moyens pour parvenir à une synthèse de mon expérience intérieure. » Hopper, Lettre du 2 octobre 1939 à Charles H.Sawyer


La lumière cache l’ombre

Quelle est donc l’expérience intérieure que Hopper a voulu synthétiser  dans ce tableau ? Probablement le caractère complexe et profondément excitant de l’ombre qui, la nuit, enveloppe  les fenêtres éclairées.

Alors que nous épuisons notre attention sur les zones lumineuses  –  qui n’occupent qu’une surface restreinte du tableau – nous négligeons les parties sombres, où Hopper fait montre d’une grande subtilité dans le traitement des ombres et des pénombres.

En regardant mieux, nous distinguons les linteaux décoratifs au dessus des trois fenêtres. Nous remarquons  la dominante rouge de la lumière de droite et les ombres portées des barreaux et des stores, sur les embrasures et sur la corniche.

 

Les trois lampes

Ce qui intéresse Hopper au premier chef est que cette chambre possède trois fenêtres, et qu’elle est éclairée par trois lampes  :

  • l’abat-jour rouge,
  • un plafonnier  caché par le linteau de la fenêtre centrale,
  • et une applique murale au-dessus du lit, cachée par le store de la fenêtre de gauche.

hopper 1928 Night Windows_analyse

C’est ce que permet de déduire l’analyse des ombres portées, et ce qui constitue l’expérience esthétique que Hopper souhaite nous faire partager. La question de savoir si la femme est, ou pas, aussi légère que sa chemise ou que le voile qui vole ,  est un sujet anecdotique : juste un appât pour le premier regard.

Summertime

1943, Delaware Art Museum, Wilmington

Hopper 1943 Summertime

Sur la piste du voile qui vole, nouveau changement d’ambiance. Nous voici en plein jour et en plein été, devant un immeuble qui ressemble comme deux gouttes d’eau à celui  de Trottoirs de New York, avec son perron à colonnes. Mais la petite employée qui se dépêchait sur le trottoir, toute de noir vêtue, a laissé place à une superbe résidente plantée sur l’ecalier, dans une éclatante robe blanche.

Une mise en scène élaborée

Hopper 1943 Summertime_etude

Nous possédons  un dessin préparatoire qui nous montre plusieurs choses intéressantes concernant l’élaboration de la composition. Hopper a :

  • resserré le cadrage pour que toute l’attention soit portée sur la jeune femme ;
  • rajouté une marche ;
  • supprimé les soupiraux, pour focaliser l’attention sur les fenêtres ;
  • décalé celle  de droite, de façon à ce que l’ombre portée de la colonne  se projette plus lisiblement sur les bossages ;
  • supprimé l’ombre portée de la colonne de gauche sur le haut de l’ecalier, de manièreà rendre plus lisible l’ombre chapeautée de la jeune femme.


Un savant décentrage

On jurerait que le tableau est décentré : à gauche du porche on voit complètement deux fenêtres, et à droite  seulement le bord d’une fenêtre.

Hopper 1943 Summertime_diagonales

Et pourtant, les diagonales se croisent sur le sujet principal d’intérêt  : le ventre de la jeune personne.

Les deux fenêtres

Hopper reprend l’idée du contraste entre les deux fenêtres : la plus à gauche est fermée, les voiles sont tirés. Celle qui jouxte la jeune femme est ouverte (on voit les deux barres de la fenêtre à guillotine) . Et comme dans Trottoirs de New York,  son voil s’envole vers l’intérieur.


La femme-fenêtre

Ainsi la composition repose sur un jeu d’avancée et de recul, d’action et de réaction : tandis qu’à gauche le vent rentre en soulevant  le voilage, à droite  la jeune femme sort  en soulevant sa robe de la cuisse.

Du point de vue « dévoilement de l’intime », la femme est analogue à la fenêtre.

La femme-porche

La maison, de pierre blanche et opaque, propose au passant son perron à deux colonnes. Sur la dernière marche, la jeune femme,  à la robe blanche et translucide, attend on ne sait quoi ou qui, campée sur les deux colonnes de ses jambes.

Du point de vue « invitation à pénétrer », la femme est analogue au porche.

Summertime constitue une sorte de pierre de Rosette du lexique intime de Hopper, en tout cas à cette époque de sa carrière.

LEté signifie la sexualité. La fenêtre voilée métaphorise le sexe féminin en tant qu’invitation au regard ; le porche en tant qu’invitation à pénétrer. Les paires de colonnes sont des jambes de femme. Mais vue isolément, lorsqu’un bras, comme ici, se pose contre elle pour la flatter, une colonne peut se révéler tout à fait masculine.

 High Noon

1949, Dayton Art Institute.

Hopper 1949 high noon

Hopper reprendra six ans plus tard la métaphore de la femme-porte,  non plus à la ville mais à la campagne.

L’immeuble est devenu maisonnette, les bossages se sont transformés en planches,  le perron s’est replié en un escalier de deux marches et le trottoir s’est escamoté dans le pré : l’attente de la jeune femme est d’autant plus insolite qu’aucun passant ne risque de passer.


L’appel de midi

La femme nue de Moonlight interior se cachait au fond de sa chambre en tournant le  dos à la lune. Vingt cinq ans plus tard, la femme solaire de High Noon entrouvre sa porte et sa robe pour répondre à l’appel de Midi.

Elle est blonde comme les blés. Son kimono, qui tombe verticalement comme la lumière de midi, est du même bleu que le ciel. De sorte que sa silhouette inverse de bas en haut, mais en conservant les mêmes proportions, l’harmonie de couleur qui règne dans la tranche de gauche  : un sixième de blond, cinq sixièmes de bleu.


Un rythme à trois temps

Le tableau, composé de verticales et d’horizontales comme une épure d’architecte, est soumis à une rigoureuse logique de répétition.

Hopper 1949 high noon synthese

Isolons la partie en avancée, avec son toit à deux pans, et réduisons là d’un facteur trois : elle se superpose à la première lucarne. Laquelle se superpose   à la seconde. On passe ainsi d’une fenêtre sans rideaux (celle de la salle à manger) à une fenêtre à demi-close puis à une fenêtre totalement close.

Refaisons la même opération, à partir du rectangle de gauche composé de ciel et de blé : il se projette sur le rectangle de la porte, puis sur le rectangle de la fenêtre du rez-de-chaussée. Même progression en trois temps depuis le ciel et le champ totalement ouverts, à l’entrebaillement de la porte et de la robe, pour finir par la fenêtre close. Progression en trois temps également de l’extérieur à l’intérieur, en passant par le seuil.

La femme-porche de Summertime assumait clairement son rôle sexuel : une invitation à pénétrer.

Celle de High Noon assume plutôt un rôle cosmique, celui de la femme-seuil  : postée à la frontière entre l’extérieur et l’intérieur, entre l’ouvert et le fermé, entre le  lumineux et le sombre, entre la nature et la maison, elle joue le même rôle de passeuse que l’ouvreuse  de New York Movie, avec son uniforme couleur ciel et sa chevelure couleur blés.

er 1939 New York Movie ouvreuse

South Carolina Morning

1955, Whitney Museum of American Art, New York

hopper 1955-south-carolina-morning

Pour cette troisième incarnation de la femme sur le seuil, Hopper a pillé allègrement  ses deux compositions précédentes.

Empruntés à High Noon

  • Les champs immenses, ici inversés côté droit.
  • La robe à la couleur  violente : rouge écarlate au lieu de bleu cyan.

 

Empruntés à Summertime

  • Le chapeau.
  • La poitrine avantageuse.
  • La cuisse qui s’avance (la gauche au lieu de la droite).
  • Le large trottoir.
  • Le cadrage serré
  • La position des fenêtres (deux à gauche de la porte, une à droite).


Les nouveautés

  • La femme est de couleur.
  • Pas de voile qui  vole : les trois persiennes sont closes.


Un vieux  souvenir

Hopper a laissé une explication de ce tableau, qui représenterait un souvenir de Charleston, en 1929 :« Nous avions l’habitude d’aller à Folly beach… Il y avait une cabane derrière, dans les bois, et je m’arrêtai pour la dessiner. Cette fille mulâtre est sortie, et semblait intéressée par ce que je faisais. Alors son mari rentra. Il était ivre et il allait faire quelque chose, je ne sais pas. J’ai déguerpi« . «  Lettre à George L. Stout, 13 septembre 1954

Effectivement, on remarque à l’horizon la ligne bleu sombre de la mer.

La perspective-souvenir

Mais la trace la plus marquante du souvenir est peu être inscrite dans la perspective : les fuyantes de la façade correspondent à la position d’un homme assis, tandis que les fuyantes  du trottoir et du toit convergent vers un point de fuite différent, situé au ras du sol.

1955-south-carolina-morning_perspective

La perpective  semble ainsi avoir enregistré les deux phases du souvenir : celui où l’artiste dessinait et intéressait la belle mulâtre et celui où, en prenant la fuite, il s’est littéralement aplati.