1 L'Absinthe : où est Edgar ?

6 janvier 2014

L’Absinthe a fait sensation en son temps, autant pour le caractère sulfureux du sujet que pour sa composition résolument avant-gardiste.

L’Absinthe

Degas, 1876, Musée d’Orsay,Paris.

Degas_Absinthe

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L’absinthe

Le verre de liqueur posé devant la femme a donné son nom au tableau. L’absinthe, alcool populaire dans tous les milieux sociaux finira par être interdit en 1915, à cause des crises d’épilepsie qu’il pouvait provoquer.

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Tout un cérémonial s’était mis en place progressivement : on versait l’eau glacée, très doucement, sur un sucre placé sur une cuillère percée, au dessus du verre d’absinthe. On voit bien la carafe vide et le verre d’absinthe laiteuse, mais pas la cuillère. Celle-ci n’est devenue courante que dans les années 1880, son absence n’est donc pas anormale.

Le miroir

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La pièce maîtresse de tout bistro, le miroir, est ici à  la place d’honneur : c’est l’accessoire le plus apprécié de la clientèle, celui qui légitime la curiosité envers autrui, tout en permettant de se mettre en scène soi-même en société.


Les journaux

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Véritable bureau nomade , le café offrait de multiples services qui se sont perdus de nos jours : de quoi fumer, de  quoi écrire, et surtout la presse du jour… On voit deux journaux sur la première table, maintenus par une baguette à poignée qui facilite la lecture et évite de les froisser.


La signature

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Un des journaux porte la signature, parallèlle à la baguette.  Elle se distingue donc clairement du texte imprimé (sinon elle serait perpendiculaire à la baguette) ; mais elle fait bien partie du journal, inscrite dans la marge, et les lettres sont inclinées selon la perspective. La signature n’est donc pas apposée sur le tableau, elle est peinte sur le journal, et atteste la présence physique du peintre à l’intérieur du bistro.


Le pyrogène

Le petit objet conique à côté de la signature n’est pas un cendrier, mais un pyrogène, accessoire  courant dont voici un exemple :

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C’est l’ancêtre de la boîte d’allumettes : il contenait des allumettes au soufre (on voit le bout qui dépasse)  et possédait un flanc plus ou moins rugueux permettant de les frotter.

Une perspective à deux points de fuiteDegas_Absinthe_pespective

Le mur du fond étant incliné par rapport au plan du tableau, il existe deux points de fuite latéraux que l’on trouve en prolongeant les arêtes des tables. Les reflets des deux têtes sont positionnés correctement, dans le prolongement des rayons partant du point de fuite de gauche.

Les points de fuite donnent la ligne de fuite, qui correspond à la hauteur de l’oeil du peintre par rapport au sol. Elle se situe au niveau du haut du front des personnages assis, et indique donc que le peintre est assis lui aussi, en légère surélévation.


La reconstruction de la pièceDegas_Absinthe_pespective_reconstruction

La perspective permet de reconstituer précisément  la pièce. On remarque que, si la femme est bien assise à côté de l’homme, derrière la table, ses jambes sont tournées et  se situent dans l’espace entre les deux tables, comme si elle venait de s’asseoir ou se préparait à se lever.

Le point de fuite principal se situe un peu à gauche du tableau. Degas était donc assis sur un tabouret juste derrière la première table et, du bout du pinceau, il pouvait effectivement signer sur la marge du journal du jour.

Sur le Café, haut-lieu de la vision brouillée, du dédoublement, du flou alcoolique, Degas porte un regard strictement technicien :  la perspective est respectée,  la signature marque scrupuleusement l’endroit où il s’est placé.  En l’apposant sur un journal, il se désigne d’ailleurs lui-même comme une sorte de reporter distant : sur sa table, pas de verre, il observe mais ne consomme pas.

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Le cadrage décalé, photographique, savamment étudié pour donner une illusion d’instantané, a pour effet collatéral de mettre au centre du tableau l’espace entre les tables. Ce que l’artiste nous montre ainsi, physiquement,  c’est la distance de non-interaction nécessaire à cette nouvelle esthétique qui vise à produire, non plus une composition retravaillée en atelier, mais une réalité scientifiquement reproduite.

Son point de vue est orthogonal à celui des deux personnages, résolument non empathique : il ne s’intéresse en rien à ce qui eux les intéresse. Comme si le véritable sujet du tableau n’était pas les deux buveurs, mais les conditions modernes de l’observation.

2 L'Absinthe : quatre points de vue sur un couple

6 janvier 2014

On voit tout de suite que quelque chose ne colle pas entre les deux. Ils sont ensemble, et pourtant ils ne sont pas ensemble.  Ils sont assis l’un à côté de l’autre, et pourtant il suffirait d’un rien pour qu’elle se trouve repoussée vers l’autre table, à la manière d’un aimant contrarié.

Pour analyser ces forces contradictoires qui travaillent l’oeuvre de l’intérieur, nous allons demander leur opinion à  quatre spécialistes : un témoin de l’époque, un prof, un psy et un philosophe.

– 1 –

 Témoignage d’un Montmartois hypothétique,

qui se souvient bien d’Edgar et des habitués du café.


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La Nouvelle Athènes

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1876 ? C’est l’année où les impressionnistes venaient de lâcher le café Gerbois, trop bruyant, et s’étaient rabattu sur « La Nouvelle Athènes« , place Pigalle, qui venait juste d’ouvrir. C’est bien cet endroit à la mode qu’Edgar a représenté.


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Ellen Andrée

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Marcellin Desboutin

Ellen Andrée

La fille ? Tout le monde la connaissait, Ellen, elle a même son pressbook sur Wikipedia http://commons.wikimedia.org/wiki/Category:Ellen_Andr%C3%A9e?uselang=fr
Une bonne comédienne, mais aussi une modèle recherchée : Degas, Manet,  Renoir, ils l’ont tous casée dans leurs tableaux,spécialement dans  les scènes de bar ou de restaurant.

Par exemple, deux ans plus tard, en 1878, Manet l’a peinte en train de siroter un petit verre de prune. Toujours en 1878, elle a même posé complètement à poils dans le Rolla de Gervex, lequel a quand même eu le chic de modifier son visage, même si tout Paris savait bien qui c’était.


Marcellin Desboutin

Un grand copain d’Edgar, un foutraque superbe, qui a tout connu, de la fortune à la mouise : dramaturge, peintre, richissime propriétaire terrien en Toscane. Là, il a 53 ans. Complètement fauché, il vient de se mettre à la gravure, art dans lequel il va revenir au premier plan. C’est bien lui, tout craché, avec son signe distinctif, son éternelle bouffarde, comme dans son autoportrait gravé.

Conclusion du copain de la Butte :  Ca l’aurait bien fait rigoler, Edgar, tout ce qu’on a pu écrire sur son tableau, le scandale, le modernisme, les grandes intentions !  Il a juste été au plus simple : faire poser deux amis dans un lieu où il allait tous les jours,  autant d’économisé sur les modèles !

– 2 –

Notes d’un professeur de littérature,

qui explique L‘Absinthe dans son cours sur  l’esthétique fin de siècle.

 


Conformisme des sexes

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La fille regarde vaguement vers la gauche et vers le bas,  tandis que l’homme jette un oeil noir vers la droite et vers le haut. Etanchéité, séparation entre les sexes. Rappeler Saint Ex : amour  = regarder ensemble dans la même direction.

Insister sur le dimorphisme sexuel : lourde veste et chapeau sombre pour l’homme, corsage léger et bibi clair pour la femme. Même au bistro,  même chez les bohèmes, toujours la convention de l’homme strict  et de la femme froufrou.

Inversion des boissons

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Le verre brun : grande bataille chez les commentateurs ! La plupart pensent qu’il s’agit  du verre de l’homme, juste à côté de sa main droite. Mais ceux qui ne jurent que par l’absinthe soutiennent qu’il faisait partie du rituel, et contenait la cuillère (dommage qu’on la voie pas) : auquel cas le soit-disant buveur ne serait finalement qu’un fumeur !

Pour une fois, on a un témoignage autorisé, celui d’Ellen Andrée dans ses Mémoires :

« Je suis devant une absinthe, Desboutin devant un breuvage innocent, le monde renversé quoi ! Et nous avons l’air de deux andouilles. »

OK, mais pourquoi Degas a-t-il voulu ce « monde renversé » ?

Sans doute pour que les  « robes » des deux breuvages soient en harmonie avec les couleurs des deux sexes :  liquide brun pour l’homme ; absinthe jaune pâle pour la femme. Du coup, l’harmonie chromatique se paye par une dissonance symbolique : le poison et l’excès sont du côté de la femme, la tisane et la modération du côté de l’homme. En rangeant  le verre d’absinthe parmi les attributs féminins, Degas provoque, transgresse un tabou, bouleverse les usages, bla bla bla.

 

Conclusion pédago (envolée lyrique) :  Lait sacré que têtent les poètes au sein de leur Muse, fée verte, doux venin, l’absinthe finira par s’esthétiser, s’édulcorer, devenant un des poncifs de la thématique symboliste : une liqueur-femme.

Pour l’instant, dans une de ses premières apparitions sur la scène de l’Art Occidental, nous sommes encore en plein naturalisme, et Degas nous la montre exactement  pour ce qu’elle est :

non pas une Liqueur pour la Femme Fatale,

mais une liqueur fatale pour la femme.

– 3 –

Une homme et une femme se côtoient sans se toucher, se rapprochent sans se désirer, dans un lieu public sans public :

de quoi réveiller en nous le psy qui dort,

pour une analyse express de niveau café du Commerce.


Un lieu paradoxal

Le café, lieu des plaisirs, de la vie sociale, de l’ouverture aux autres, est ici subverti en un lieu d’ennui où une société minimale, réduite au couple, se mure dans l’incommunicabilité. Lieu clos, sans échappée :  même le miroir, qui souvent dans les tableaux sert à ouvrir un au-delà, ne fait que renvoyer le couple à son image floue.


L’inconscience

Les deux ne sont pas en tête à tête, mais côte à côte : ils ne veulent pas se regarder l’un l’autre, se voir dans l’oeil de l’autre : ils refusent le point de vue objectif.

Mais de plus, ils tournent le dos au miroir, cet instrument privilégié de la réflexion, de la réflexivité : ils ne veulent pas non plus se regarder eux-mêmes, ils se soustraient aussi au regard subjectif.

Refusant de se reconnaître l’un l’autre  et de se connaître soi-même, la buveuse et le buveur offrent deux magnifiques figures de l’inconscience, élevée à l’art du Non-vivre.


L’impotence et la fuite

Les mains de la femme sont cachés par la table, celles de l’homme sont hors champ, coupées au cadrage. Degas nous montre des personnages littéralement impotents, incapables de « prendre en main » quoique ce soit.

En revanche, nous voyons bien leurs pieds : posés bien à plat pour l’homme,  l’un par terre et l’autre en l’air pour la femme. Deux êtres réduits à leur réalité de bipèdes, juste capables de se déplacer, de fuir, de se fuir.


Des attitudes contradictoires

Degas_Absinthe_psy1De manière frappante, les attitudes des deux personnages s’opposent.

  • L’homme pose son coude sur la table, bras replié, tandis qu’il écarte les jambes : posture de fermeture en haut et d’ouverture en bas.
  • Pour la femme, c’est exactement l’inverse : en haut bras ballants, torse offert : en bas elle ferme les cuisses,  jambe droite par dessus la gauche.

Contradictoires l’un par rapport à l’autre, chacun l’est aussi par rapport à lui-même, comme sectionné par la table de marbre en deux moitiés  qui se nient.

Double annulation donc, mutuelle et individuelle, horizontale et verticale,  d’où l’impression de vide, de néant, de mouvement bloqué.



Le dessous et le dessus de la table

Si le dessous de la table représente, comme souvent, le lieu des choses cachées et des attentes sexuelles, on pourrait dire que l’homme s’y révèle ouvert, disponible, tandis que la femme s’y montre fermée, sur la défensive : attitude conventionnelle des deux sexes.

Au dessus de la table,  l’homme apparaît comme concentré, replié sur lui-même, jetant sur le monde un regard critique, entre méfiance et agressivité. La femme, quand à elle, s’abandonne aux regards,  ouverte, sans défense, réceptive. Si le dessus de la table représente  le théâtre des rapports sociaux, les attitudes sont bien cohérentes avec le statut des deux  personnages : Marcellin le dramaturge et le peintre, côté rue, faisant profession d’observateur ;  Ellen la comédienne et la modèle, côté salle, faisant commerce de son apparence.

La discordance des gestes nous intrigue et nous trouble parce qu’elle renvoie simultanément à deux contrariétés, à deux complémentarités fondatrices.

  • D’une part, sous la table, aux attitudes sexuelles du couple générique, mâle et femelle : exhiber/cacher, proposer/refuser.
  • D’autre part, au-dessus du marbre, aux postures sociales de ce couple particulier que constituent l’auteur et l’interprète : observer/se montrer, s’imprimer/s’exprimer.


Le miroir

De même que le plan des tables  découpe horizontalement les personnages en deux moitiés – le sexuel et  le social,  de même la surface de la glace délimite deux espaces :   le réel,  lieu des êtres complets ; le  virtuel , lieu des reflets coupés.

Alors que le miroir sert habituellement d’exercice de virtuosité pour les peintres, Degas s’est ici contenté du strict minimum.   Le positionnement des deux têtes est rigoureux du point de vue de la  perspective,  mais le traitement est tout sauf photographique : les reflets semblent délibérément floutés, indistincts, sans détails.


Les brumes de l’alcool

Le miroir, instrument censé  révéler les faces cachées, montrer les êtres par derrière, est ici utilisé à contre-emploi, non pas pour éclaircir mais pour opacifier. Il ne montre pas un double de la réalité,  n’ouvre pas une succursale de la salle, un possible  espace d’expansion.

Tableau abstrait à l’intérieur du tableau, il impose la revendication d’une réalité diminuée.

Une première interprétation serait qu’il nous donne à voir, non pas le décor du café, mais le café tel qu’il est vu  par les deux buveurs : un monde indistinct, amoindri, embrumé par l’alcool.


Un triptyque latent

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Le miroir ferme l’espace derrière les personnages, à la manière d’un paravent peint. Impression renforcée par les trois verticales qui le coupent, censées être les reflets de trois montants de la devanture.

Scandant l’espace du miroir d’une manière faussement anodine, ces barres ont pour effet de le transformer en une sorte de triptyque latent. Si nous le lisons de droite à gauche :

  • le premier panneau isole la tête réelle de l’homme ;
  • le panneau central fusionne la tête virtuelle de l’homme et la tête réelle de la femme ;
  • le troisième panneau isole la tête virtuelle de la femme.

Conclusion psycho : Faisons l’hypothèse que les reflets brumeux dans le miroir, les « têtes virtuelles »,  symbolisent tout simplement les désirs de chacun :  l’homme rêve d’embrasser la femme ; d’autant plus que la femme, elle, rêve de s’échapper.

Le fantasme que nous raconte le triptyque du miroir est bien différent de la réalité des personnages, cloués dans leur immobilité.

C’est le double fait-divers qui mène le monde depuis  Zeus et les nymphes :

tentative de viol doublée d’un délit de fuite.

– 4 –

Pour terminer le défilé des experts, il nous reste à interroger un membre d’une profession surabondamment représentée dans les tripots, je veux dire un Philosophe.

Bachelardien, de préférence.

Deux vices évidents

Ce tableau ouvertement moralisateur nous montre deux vicieux : un homme qui fume et une femme qui boit. Rien de bien passionnant sinon que les Eléments des deux vices, le Feu et l’Eau, recoupent exactement la symbolique des deux sexes : l’homme-igné et la femme-liquide.


Un vice caché

Il y a dans le tableau un vice caché pourtant parfaitement évident. Bien peu l’ont remarqué, encore moins l’ont fait remarquer (prestige d’Edgar oblige…).
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Les pieds, il a tout bêtement oublié les pieds des tables, laissant les plateaux en lévitation !

Pour sauver la situation, on pourrait dire qu’ils ont été remplacés par autre chose : les jambes des personnages. Et que le tableau proposerait une sorte de calembour visuel : à la place des deux pieds de table, les deux piliers de bar !

A un degré supérieur de philosophie, on pourrait suggérer que les deux addicts se sont en quelque sorte chosifiés, marmorifiés, tablifiés : le sujet et l’objet du vice se confondent dans une étreinte incestueuse, qui mêle chair et marbre, qui confond le matériau du vivant avec celui de la statue.

Mais bon. Reste  que le père Degas a quand même oublié les pieds des tables.



Trois tables pour un trio

Le spectacle d’un couple réveille immédiatement l’imaginaire du Trio, et suscite  l’irruption d’un troisième larron : amant ou amante, ou bien le voyeur, comme on voudra, en tout cas un intrus, un Tiers-exclu : dans ce rôle, Degas bien sûr, sous les espèces du journal qui trône sur la  table du premier plan.
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Si les deux tables du fond appartiennent aux deux personnages visibles du tableau, alors la troisième table correspond à celui qui se planque en hors-champ : l’être-papier,  l’élément neutre : l’artiste.

L’énergie du tableau, c’est sa dissymétrie :  en quittant sa table pour celle de l’Homme, la Femme a  déclenché l’intérêt du Voyeur et permis l’intrusion de la troisième Table.


Trois présentoirs pour une théorie du mélange

Mais les relations entre les deux ou les trois personnages ne suffisent pas à épuiser le sujet. On sent bien qu’une autre lecture est possible, qui ferait la part belle à la Matière : une Physique plutôt qu’une Psychologie.

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Sur la première table deux objets sont juxtaposés, le journal et le pyrogène : un combustible et un dispositif d’allumage.  Baptisons-la  la table de l’Origine du Feu.


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La deuxième table expose une carafe vide : c’est la table de l’Origine de l’Eau.

La troisième table, enfin, montre le résultat du mélange entre les deux éléments, combinés dans le verre d’absinthe :  la table de l’Eau de Feu.



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Cependant les ingrédients originels n’ont pas totalement disparu : l’Eau qui a quitté la carafe s’est figée dans le miroir (ne dit on pas aussi une glace) ? Quant au Feu, il s’est réfugié dans la pipe.

Et ces deux Eléments antagonistes, perchés en haut du tableau comme chien et chat, continuent discrètement leur lutte dialectique : froid contre chaud, transparence contre incandescence, limpidité contre fumée.

Conclusion philo : Degas place les personnages et les objets en situation quasi-expérimentale, sur trois tables de marbre, dans un bistrot-laboratoire.

Deux réactions potentiellement explosives sont  mises simultanément en oeuvre, et font surgir un combiné inattendu.

  • De la réaction Homme plus Femme, catalysée par le velours rouge de la banquette, naît un troisième terme, un Tiers-exclu, rejeté en dehors du tableau : l’artiste comme observateur, comme voyeur.
  • De la réaction Eau plus Feu naît un breuvage qui brûle, l’Absinthe. Mélanger deux éléments contraires ne peut engendrer qu’un poison.

Ainsi se crée, sous nos yeux, une équivalence subtile : si l’Absinthe est le poison des buveurs, l’Artiste ne serait-il pas le poison de son oeuvre ?
A méditer. De préférence à jeun.

Nos quatre amis, chacun dans sa spécialité, ont démonté et remonté le tableau dans tous les sens, sans réussir à l’épuiser.

L’ Absinthe avait tout pour rester une oeuvre facile, parisienne, un peu complaisante. Le décor ? Le dernier café à la mode. Les modèles ? Deux people que tous les amis montmartrois connaissaient. Le thème ? Un sujet-choc, atténué par l’alibi de la prophylaxie antialcoolique.

Et pourtant, il a échappé à son destin et est devenu exactement l’inverse  : une oeuvre atypique, intemporelle, intrigante, ouverte vers l’indécidable.

C’est bien sûr l’effet du cadrage, qui déstructure la composition, pousse les sujets vers la marge et déplace le centre d’intérêt sur des objets froids et vides.

Mais aussi le résultat d’une vigoureuse remise en question de la représentation conventionnelle du masculin et du féminin : ces deux-là ne sont pas un duo de parisiens en vue, ils deviennent l’archétype de l’isolement, de la distance, de la discordance dans le couple.

3 L'Absinthe : quatre histoires de la Butte

6 janvier 2014

Scoop : Le copain de Montmartre nous signale qu’il a encore quelques petites idées. Donnons lui à nouveau  la parole, pour une conclusion évidemment non concluante :

J’ai bien compris qu’Edgar avait voulu faire parler du tableau, mais pas seulement à cause des modèles. Aussi à cause du sujet : avec ses deux personnages ambigus, il s’est débrouillé pour raconter en même temps

quatre histoires du folklore de la Butte.

Folklore N°1 :

l’actrice et l’artiste en goguette

D’abord je me suis dit, tiens, encore la vie de bohème ! Une comédienne et un artiste connus, on s’imagine ce qu’ils font de leurs nuits.
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Là, nous sommes au petit matin,  comme le montrent les journaux encore bien roulés. Ils sont rentrés dans le troquet se jeter un petit dernier, Elle, les yeux plus gros que le ventre, ne craint pas d’attaquer la journée par une absinthe. Mais tous les deux sont tellement écoeurés qu’ils restent plantés là, chacun devant son verre, sans avoir le goût d’y toucher.

Elle dort debout et lui, qui tient le coup en tirant à fond sur sa bouffarde,  trouve encore le courage de jeter un coup d’oeil dans la rue pour zieuter le trottin qui passe.

Folklore N°2 :

 l’alcoolique facile

Il aurait mis le fameux verre du côté de l’homme, çà serait passé comme une lettre à la poste, un tableau de plus sur la vie parisienne.

Mais l’absinthe du côté la femme, en 1876, c’était le scandale garanti !

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Faut dire que, question charge contre  l’alcoolisme, il n’y a pas été de main morte, l’ami Edgar. La carafe vide montre que la fille n’en est pas à sa première absinthe.

  • Elle n’a même plus la force de s’écarter du gêneur qui poursuit ses travaux d’approche, à peine si elle s’en rend compte.
  • Il la serre de plus en plus près, tout en jetant un coup d’oeil en coin pour s’assurer que personne ne bouge.
  • Elle, elle a vaguement commencé à tourner ses genoux vers la table à côté et à y poser sa carafe.

Tellement abrutie qu’on voit bien qu’elle ne réussira pas à s’échapper, ni à l’alcool ni à l’homme.

Folklore N°3 :

la pute entreprenante

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Quand j’ai entendu parler du foin que qu’il avait  fait chez les Anglais,  à Londres en 1893, je me suis dit que je n’avais peut être pas assez bien regardé le tableau. On sait bien qu’ils ont autant le gosier en pente que l’esprit mal tourné et eux, ce n’était pas tellement l’alcool qui les gênait, c’est la scène de prostitution qu’ils y voyaient.

Pour cela, il suffit de lire le tableau exactement dans l’autre sens.

  • Au début, la fille était assise à la table de gauche, là où il y a la carafe.
  • Elle vient juste de déplacer son verre sur la table de sa proie et de bouger ses fesses sur la banquette.
  • L’autre, qui l’a vue venir, regarde de l’autre côté d’un air furibard.
  • Alors, pour l’instant, elle attend en balançant la jambe, toute prête à lui faire du pied pour le décider.

Folklore N°4 :

 le couple de filous

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Un bon nombre d’années plus tard, quand j’ai revu le tableau, j’avais dans l’oeil tous les bistros de Jean Béraud, vous connaissez ?

Et je me suis demandé si ce lourdaud, finalement, ne s’était pas contenté d’exploiter dans tous les sens le thème qu’Edgar s’était contenté de suggérer.

Car il y en a, des trucs bizarres, dans son tableau. Si  ce sont des ivrognes, alors pourquoi leurs verres sont-ils pleins ? Si l’homme est intéressé par la femme, pourquoi le fourneau allumé de sa pipe  est-il coupé par le bord du tableau, comme si son désir sexuel était hors sujet  ?


Résumons :

  • deux buveurs qui ne boivent pas ;
  • une femme qui s’ennuie, en évitant de toucher à son verre  ;
  • un homme sans désir sexuel, mais qui se projette intensément vers l’extérieur ?

Pourquoi pas un mac qui jauge les nouveaux arrivants,

tandis que sa protégée poireaute ?

4 Les bistrots de Jean Béraud

6 janvier 2014

Jean Béraud a commis durant une vingtaine d’années une série de tableaux montrant une buveuse au café, que l’on peut considérer comme des variations autour du thème inauguré par Degas.

Ces oeuvres,  souvent rapides et alimentaires, montrent l’évolution de la perception du thème par les contemporains.  Et certaines illustrent l’épineux problème du peintre face au miroir.

Au Café : la femme seule

Jean BERAUD L'absinthe 1882

L’absinthe, Jean Béraud, 1882

Ce pourrait être une réclame pour l’absinthe : la boisson qui rend les filles légères. La pin-up de Béraud est juchée sur la table – genre amazone de bistrot. Le noeud gigantesque qui prétend masquer sa poitrine en suggère les imposantes proportions. Elle met crânement le poing sur la hanche – soulignant combien sa taille est fine. Et pose le pied sur la chaise en forme de coeur, preuve qu’elle ne craint pas d’en piétiner quelques-uns.

On n’épiloguera pas sur le geste  de sa main droite, habile à diriger le col de la carafe : une image qui plus tard fera pschitt.


01 jean-beraud Femme au cafeAu Café (la Lettre)

A l’opposé de cette veine grivoise, voici une jeune femme qui n’a pas touché à son verre (derrière elle, l’homme prostré sous la vitrine suffit à indiquer les méfaits de l’alcool). Elle est venue au café pour écrire une lettre, qu’elle relit attentivement.

On devine qu’il s’agit d’un affaire de coeur(s),  à voir la forme des cinq chaises qui regrettent de n’avoir pas été choisies et honorées de sa présence.

Au Café : le couple

10_Jean Beraud_ServeuseAu Café (la pause-cigarette)

Voici sans doute la première apparition, chez Béraud, du thème du couple attablé. Ici un client en chapeau-melon boit une absinthe et fume une cigarette avec la serveuse, reconnaissable à son porte-monnaie et au fait qu’elle ne porte pas de chapeau. Elle profite de la cigarette offerte pour reposer un peu ses pieds : moment d’égalité républicaine et de bonne camaraderie.

Il y a une proposition dans l’air,  qui mérite réflexion : mais rien dans le tableau ne suggère une intention malhonnête.


11a_Jean Beraud-Scene de cafe

Au Café

Changement complet de contexte dans cette oeuvre plus tardive. La conversation entre le Porte-Monnaie et le Chapeau-Melon  n’a plus rien d’égalitaire : l’absinthe et la cigarette sont du côté de l’Homme, les plumes et les fourrures du côté de la Poule.

Celle-ci, une main au menton  et l’autre sur le porte-monnaie, hésite entre Mélancolie et Réalisme. Son compagnon lui signifie clairement qu’il s’agit d’aller travailler.

Dans le miroir, la cloison en verre dépoli montre que,   pour cette séance de remotivation, le couple s’est isolé dans un box. Et le poteau de séparation entre les deux reflets souligne que  la gagneuse et le protecteur, réunis par la table, sont séparés par la pensée.

Trente ans après l‘Absinthe de Degas, le thème de la prostitution est maintenant parfaitement explicite :

de scandaleux, il est devenu pittoresque.

11a_Jean Beraud-Scene de cafe_pespective
Dans ses tableaux alimentaires, Béraud néglige souvent la perspective : les fuyantes de la table convergent un point de fuite plus haut que celui du reflet, alors qu’ils devraient être identiques. Sans doute une facilité permettant de caser plus facilement les objets sur la table, et aussi  de brouiller la logique du miroir. Car le peintre devrait y être visible, soit à l’intérieur du box selon le point de fuite de la salle, soit suspendu près du lustre selon le point de fuite de la table.

Dernière erreur  : le mot BAR est écrit à l’endroit pour faciliter la lecture. Dans ses oeuvres plus abouties, Béraud respecte l’inversion :
Jean Beraus Patisserie Gloppe 1886 Detail


12_Jean Beraud-Scene de cafeAu Café

Variante très proche du précédent, avec suppression du miroir pour éviter toute complication.


13_Jean Beraud-Scene de cafeAu Café

Intéressante évolution du thème vers la complicité du Trottoir : le porte-monnaie a disparu, les vêtements  sont moins ostentatoires : pas de plumes ni de collier chez Madame, pas de cravate ni de col de fourrure chez Monsieur.

Ces deux-là n’ont pas encore réussi, l’heure n’est pas à la Mélancolie, mais à l’excitation et à l’évaluation : est-ce un bon pigeon qui arrive ?


13a_Jean Beraud-Scene de cafeAu Café

Résultat mérité du travail  : Monsieur siège désormais entouré de deux protégées, une brune et une blonde, une qui rit et l’autre qui fait la gueule. Les deux arrière-plans symétriques indiquent combien il importe, dans ce métier, de savoir maintenir l’égalité.

A noter que les deux points de fuite divergent comme jamais.


14_Jean_Beraud_Les buveurs_1908

 Les buveurs , 1908

Le titre n’est plus qu’un alibi, puisque  les deux personnages sont parfaitement lucides. La cigarette au bec, le marlou prépare sa boisson d’une main qui ne tremble pas : l’adresse à verser le filet d’eau faisait partie du rituel de l’absinthe.

Tandis que l’homme se concentre sur sa tâche virile, la fille regarde vers l’avant, dans la direction opposée aux cloisons de verre et aux bouteilles, avec le  strabisme divergeant de celles qui sont capables de courir deux lièvres à la fois. A son regard clair, à ses longs gants qui la protègent des choses triviales, à sa manière de pencher le buste pour s’écarter de son compagnon, on comprend qu’elle n’est pas de celles qui se laisseront longtemps emprisonner par l’alcool et les amours tarifées.

A première vue, sous la table, à l’emplacement où devraient se trouver les jambes de la dame,  on voit les les lattes du plancher. Serait-elle une femme-tronc ? En fait, cette amputation n’est qu’une maladresse dans un tableau alimentaire brossé à la va-vite : c’est bien une robe et non un plancher que Béraud a représenté, mais la tonalité marron et la direction des plis, identiques à celle des fuyantes, induisent la mauvaise lecture.


15_Jean_Beraud_Les buveursLes buveurs

Version humoristique du thème,  comme le souligne la revue « Le RIRE » posée en évidence sur la table.   Si nous ne savions pas reconnaître, chez Béraud, les Porte-Monnaies et les Chapeaux-Melon, nous pourrions croire à un  dialogue à la Dubout,  entre une belle femme et un mari chiche-face.

Fidèle à son erreur habituelle, Béraud écrit TELEPHONE à l’endroit dans le miroir.


17_ Jean_Beraud_1908_La_Lettre

La lettre, 1908

Rencognés  sur leur banquette, les complices sont protégés des regards de trois côtés, puisque le miroir nous montre qu’ils se trouvent dans un box. Les cloisons en verre dépoli renforcent l’idée de lumière voilée, de secret.  Il ne s’agit plus ici d’une jeune femme faisant son courrier au  café, mais d’une rouée écrivant sous la dictée une lettre-piège, en vue d’une arnaque fumante.

La table du premier plan, prête pour un consommateur qui ne boira que de l’eau, symbolise peut-être  la victime.



17_ Jean_Beraud_1908_La_Lettre_pespective
Le système du double point de fuite montre ici tout son intérêt : celui du haut offre  un vue plongeante sur les objets des deux tables, en particulier la lettre ; celui du bas escamote les reflets des personnages : autant de travail en moins pour le peintre.


18_Jean_Beraud_Au_Cafe

Au Bistro

Même composition autour d’un coin de table, même thème des filous retranchés au fond de leur tanière. Le jeu de backgammon posé sur la table de droite renforce l’idée qu’une partie va s’engager. La chaise au premier plan est déjà tournée pour accueillir le pigeon. La proximité sur la table du pyrogène et du seau  illustre peut-être le traitement chaud et froid qui l’attend, entre la séduction et la menace, entre l’allumeuse et l’apache.

Et le décentrage  laisse toute sa place au miroir, instrument de piégeage dans un monde de faux-semblants.



18_Jean_Beraud_Au_Cafe_pespective
C’est le seul tableau où Béraud tente un effet d’abyme. Pour une fois,  les fuyantes de la table et celles du premier reflet convergent (en rouge les tracés fautifs). Le point de fuite se situe  vers le haut du rectangle lumineux qui est censé reflèter une porte ou une fenêtre Le peintre est donc debout devant la table, et il compte sur le halo pour escamoter son reflet.


Au Café : le trio

20 Jean_Beraud__Au_Bistro

« Au bistro »

La perspective

Revenons au début de la carrière de Béraud, pour ce tableau d’une tout autre ampleur, qui inaugure le thème de la femme accompagnée de deux hommes. C’est le seul Au Bistro de Béraud qui déroge à la perspective centrale pour risquer une perspective en oblique, comme Degas, sans aller jusqu’au décentrage.

De ce fait, il s’ingénie à peupler les coins avec une chaise, un bout de guéridon, une lampe. La perspective, plutôt approximative (plusieurs points de fuite à droite et à gauche), ne permet pas de situer précisément l’emplacement du spectateur. Pas de jeu de miroir non plus, donc pas de problème avec le reflet du peintre.


Le pigeon dur à cuire

Nous retrouvons le vocabulaire habituel de Béraud : le marlou  en chapeau melon, cigarette au bec, buvant de l’absinthe, et la gagneuse en bibi et  boa. Mais ce qui fait l’intérêt de la composition  est l’irruption entre les deux du troisième personnage,  le pigeon en chair et en os . Son haut-de-forme, son cigare, le journal qui dépasse de la poche de sa jaquette, disent sa situation sociale supérieure.

Le marlou patiente en levant les yeux au ciel. L’allumeuse s’est endormie d’ennui, son boa-serpent traîne sur le sol, échouant à se rapprocher du pigeon. Pour le moment, c’est lui qui mène le jeu en discourant interminablement. Circonstance aggravante : il a à peine entamé son bock de bière quand le marlou a sans doute déjà descendu plusieurs absinthes, comme le suggèrent les soucoupes empilées sur le guéridon.

Du pigeon  ou du souteneur, lequel aura l’autre à l’usure ?
L’amusant  est bien sûr le thème de l’arroseur arrosé, des filous filoutés.


Le carton à dessin et la canne

La carton à dessin posé sur la table de gauche précise la situation du pigeon  : c’est un peintre, un de ces chimériques qui peuplent Montmartre en bassinant les passants de théories universelles. La canne posée dessus, en direction du marlou, précise les armes : le jonc de la pensée contre le nerf de boeuf.

Comme si, à force de représenter des arnaqueurs, Béraud était descendu dans l’arène se colleter avec ses créatures, s’imposant à la table du bar pour affirmer la suprématie de l’artiste, prince des illusions, empereur des baratineurs.


21_Jean_Beraud_Joueurs de BackgammonJoueurs de backgammon

Tardivement, Béraud reprendra ce trio dans une série de tableaux bien plus faibles, en ne gardant qu’une partie du thème : la gagneuse qui s’ennuie  tandis que les hommes s’occupent.  Le joueur vu de dos est  un copain du souteneur.  La chaise vide, à droite, est un rappel de l’hypothétique pigeon.

Ici,  le véritable  tiers exclu est la fille.

A noter l’erreur habituelle des points de fuite, et de l’inscription à l’endroit dans le miroir.

22_Jean_Beraud_Joueurs de BackgammonJoueurs de backgammon

Dans cette copie simplifiée  (sans le miroir), le chapeau-melon sur la tête de l’homme vu de dos le désigne clairement comme un confrère.


24_Jean_Beraud_Joueurs de Backgammon
Joueurs de backgammon

Ici, le troisième homme est un joueur de billard. Le thème de la prostitution et de l’ennui  s’efface complètement derrière celui du jeu :  la fille se penche pour voir le résultat du coup de dés.


25_Jean Beraud_Buveurs absinthe 1909Au Bistro

Retour au thème des filous dans ce trio, où le troisième homme est un informateur.


29 Jean_Beraud Au Cafe musee carnavalet 1910
Pour conclure la série des trios au café, voici la transposition  du thème un cran plus haut dans l’échelle sociale.

Les hommes ne sont pas des apaches, mais deux bourgeois cossus : un jeune moustachu séduisant à gauche, un vieux ventripotent à droite, qui doit être le compagnon de la jeune femme :  le vaudeville n’est pas loin.

Car celle-ci n’est plus une gagneuse qui s’ennuie, mais une coquette bien entretenue : voir, à la place  du porte-monnaie,  le manchon de fourrure sur la table.

Du coup, les deux chaises vides dans son dos n’évoquent plus le pigeon de la prostituée, mais les admirateurs potentiels qui ne manqueront pas de se manifester,  si elle se lasse de ces deux-là. D’ailleurs, en faisant semblant de se remettre du rouge, n’est-elle pas déjà en train de les guetter dans le miroir ?

Dans les trios bourgeois, c’est la femme qui mène le jeu, et exclut les hommes à sa guise.

Elle boit… automatiquement…

31 décembre 2013

En préambule :  une Mère au Tribunal

 

Klinger 1883 Eine Mutter III British museumEine Mutter III
Klinger, 1883, British museum

Dans ce portfolio de dix gravures intitulé « Drames », trois sont consacrées à un fait divers de 1881, un mère infanticide finalement acquittée par la cour d’assises de Berlin. On voit la mère accusée à gauche, sous un globe unique, et les six juges à droite, sous une enfilade de six abat-jours. La première impression est qu’il y en a seulement trois, reflétées dans le miroir du fond.



Klinger 1883 Eine Mutter III British museum detail
En rajoutant trois grosses boules intermédiaires, qui tombent au centre des paire d’abat-jours, Klinger nous confirme qu’il n’y a pas de miroir au fond, mais un grand panneau opaque dans lequel on devine en haut le mot GOTT.

L’idée de la gravure est d’opposer la petite lampe féminine aux six grands abat-jours masculins.

L’effet d’abyme, et donc de transcendance, s’avère ici n’être qu’une illusion. Tandis que la loi divine aurait condamné l’infanticide, celle purement humaine l’absout.


La lettre et l’absinthe

Forain, vers 1885, pastel, Collection privée

Forain La lettre et l'absinthe vers 1885

Il est probable que Forain ne connaissait par la gravure de Klinger lorsqu’il a conçu l’effet inverse, celui d’une femme dans le dos de laquelle s’ouvre une échappée de globes.


La lettre

La femme a demandé un encrier et un porte-plume. Le rectangle noir posé sur la table est un sous-main contenant des feuilles de papier à lettre, comme on peut le voir chez cette autre buveuse.

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La buveuse d’absinthe, Edgard de St-Pierre de Montzaigle


L’absinthe

La femme de Forain  a commencé à boire : son verre est à moitié plein. Mais elle a gardé ses gants  et laissé loin d’elle le paquet de feuilles : besoin d’un petit verre avant de se mettre à écrire, angoisse du protège-feuille noir ?

La multiplication des cercles

Dans une composition plus simple, Forain a utilisé la même idée des globes qui se reflètent.

Forain La buveuse d'absinthe
La buveuse d’absinthe
Forain, Lithographie, 1885, Musée d’art de Providence

La buveuse apparaît ici accablée sous le poids de son chapeau démesuré,  prostrée sous les  lampes implacables. On ne voit pas de verres  sur la table, sans doute faut-il comprendre  l’enfilade des globes comme leur substitut symbolique : éblouissants d’abord,  puis de plus en plus faibles avec la répétition, comme les effets de l’absinthe.

St-Pierre-De-Montzaigle-La-buveuse d absintheTout oppose la buveuse honteuse de Forain à la buveuse glorieuse de St-Pierre de Montzaigle, droite et souriante devant son vitrail.

Mais les deux artistes ont eu la même idée remarquable d’associer  l’absinthe à  une multiplication de cercles : ici les auréoles  jaunes constituent l’apothéose du verre posé sur la table –  tout en dessinant discrètement, dans le dos de la buveuse, une croix de mauvais augure





Le miroir

Autant l’enfilade des globes dénonce clairement, dans la version noire, l’enfermement répétitif dans l’alcool, autant il est difficile, dans la version rose et bleu du pastel, de se limiter à une lecture univoque : la jeune femme se tient droite, le chapeau coquettement fiché, et  son regard dans le vague évoque tout autant la rêverie que la boisson.
Forain La lettre et l'absinthe vers 1885 perspective
Elle est assise dans un box où deux miroirs se font face. Le point de fuite se situe juste en bas à gauche du cadre, raison pour laquelle on ne voit pas le reflet du dessinateur  (à noter une erreur de perspective sur le bord droit de la table, qui n’est pas assez incliné).


Présence masculine

La tâche noire à droite est un pardessus et un haut de forme, accrochés à un porte-manteau en face de la femme : Forain a pris soin de les dessiner une fois sur deux dans l’image en abyme.

Le  miroir révèle donc, en plus du dessinateur invisible, une présence masculine à proximité. Or les objets de la table montrent bien que la femme s’est isolée pour écrire : un seul verre et l’encrier à portée de sa main droite.

L’explication  est simple : l’homme au manteau est bien assis en face d’elle, mais pas  à la même table : à celle juste à sa gauche, dont on devine l’angle juste sur le bord droit de l’image.

Et la femme évite soigneusement de regarder ce compagnon de box : le « man next table » est rarement le bon.


Métaphores féminines

Dans ce pastel dont le titre est La lettre et l’absinthe, cette femme  objectivement n’écrit pas,  ne boit pas. En revanche, deux autres objets  prennent  la parole à sa place :

– Que fait la femme ? Comme moi, elle attend son propriétaire, dit le Manteau.

– Que fait la femme ? Comme moi, elle réfléchit, dit le Miroir.

Le manteau et le miroir n’est pas un croquis parisien ou un manifeste anti-alcoolisme,

mais une double métaphore de la condition féminine.


La répétition

Que signifie alors l’enfilade des globes, si ce n’est pas celle des verres  d’absinthe ? Sans doute leur nombre n’a-il pas été choisi au hasard : sept évoque la semaine, dont la répétition fastidieuse est le destin de cette femme qui passe sa vie à attendre entre deux verres, entre deux lettres, entre deux hommes…

Ou bien encore, cet autre cycle de quatre fois  sept jours , qui scande la vie de toutes les femmes…

Spéculations hasardeuses  ? Voyons le pendant puritain

de la  parisienne addictive : la new-yorkaise pressée

Automat (Cafétéria)

Edward Hopper, 1927, Des Moines Art Center

edward-hopper-automat-1927

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Les sept lampes

Nous repérons tout de suite les deux séries de sept lampes – forcément une coïncidence, car il parait très peu probable  que Hopper ait pu voir le pastel de Forain, réalisé vingt ans avant ses propres séjours à Paris.

Ces lampes ont fait couler beaucoup d’encre : si ce sont des réverbères situés à l’extérieur, comment expliquer l’obscurité de la rue ?

Et si ce sont les reflets dans la vitrine des lampes qui éclairent la cafétéria, comment expliquer qu’on ne voie pas sur la vitre, même affaibli, le reflet des autres objets, le pot à fruits posé sur l’embrasure, ou la paroi latérale du sas d’entrée ?



edward-hopper-automat-1927 perspective

De plus, on devrait voir deux autres rangées de reflets : une symétrique de l’autre côté de la porte, et peut être une à droite, comme le montre la reconstruction ci-dessus.

Remarquons que, comme la vitrine est un peu inclinée par rapport au plan du tableau, les couples de lampes ne sont pas sur des horizontales : mais il y en a bien sept sur chaque alignement.

Notons enfin que le premier globe de la salle, à côté de la porte, se trouverait juste à la limite du hors champ : Hopper a soigné  son cadrage de manière à laisser le spectateur réfléchir un peu sur les reflets…

Le gant qui manque

La main droite qui tient la tasse est dégantée, mais on ne voit où est passé le gant  : peut être est-il caché sous la manche, ou rangé dans un sac à mains posé par terre, en hors champ ? Quoiqu’il en soit, puisqu’il y a un radiateur juste à côté, ce n’est pas par frilosité que la femme a gardé son gant à la main gauche : sans doute n’a-t-elle pas beaucoup de temps pour sa pause-café.

En revanche, ce n’est pas par manque de temps qu’elle a gardé son chapeau-cloche, mais par savoir-vivre : une femme bien ne se montre pas en cheveux.

La soucoupe en trop

edward-hopper-automat-1927 _detail
Les commentateurs ont également remarqué la soucoupe vide posée sur la table : sans doute contenait-elle un sandwich ou un cookie, en tout cas quelque chose qui se mange sans couverts, et qui  justifie la main dégantée.

Une mauvaise place

edward-hopper-automat-1927 _escalierLes deux tiges dorées à droite sont les mains-courantes d’un escalier qui descend au sous-sol (le trait gris sur le sol représente la première marche). La jeune femme est donc particulièrement mal placée, entre les courants d’air de la porte et les effluves des toilettes. Peu importe, puisqu’elle ne reste que quelques minutes.

En revanche cette mauvaise place révèle une évidence contraire à l’impression de solitude que tous les spectateurs ressentent :

si la fille s’est placée là, c’est que la cafétéria est bondée.


La corbeille de fruits

Elle sert à appâter  la clientèle : dans un autre tableau, Hopper nous montre une serveuse plantureuse qui ajuste précisément sa position  en vitrine.

Hopper tables-for-ladies-1930

Tables for Ladies,
Hopper, 1930, Metropolitan Museum of Arts

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Le titre de ce tableau fait allusion à la récente innovation des « tables pour dames », permettant aux femmes de dîner seules sans se trouver automatiquement suspectées d’être des prostituées à l’affût.

Du coup, nous comprenons pourquoi, dans Automat, la femme a choisi la chaise qui tourne le dos à la rue :  à la nuit, dans cette salle brillamment éclairée, pas question de passer pour ce qu’on n’est pas. Et la chaise en face d’elle est prudemment rangée sous la table, pour décourager toute approche.

En revanche, la comparaison soulève une nouvelle énigme : autant la corbeille de fruits se justifie dans un restaurant, autant elle est inexplicable dans une cafétéria, où toutes les denrées sont sous verre. A moins qu’il ne s’agisse de fruits factices…

Aux limites du réalisme

Après avoir durement poussé aux limites le fameux réalisme de Hopper, il ne reste finalement  dans Automat que deux choses inexplicables : les deux rangées de reflets et la corbeille de fruits.

edward-hopper-automat-1927 deux rangees

Rapprocher les deux mystères, c’est les résoudre : les deux rangées  s’arrêtent l’une à l’aplomb de la corbeille, l’autre à l’aplomb du chapeau-cloche – les désignant du coup comme des équivalents symboliques. D’autant que le chapeau est orné d’une coquette petite grappe de cerises


edward-hopper-automat-1927 _cerises

Ainsi la corbeille est la métaphore de la femme,

toutes les deux sont en montre,

exposées comme appâts  au regard des consommateurs.

Et le double pointillé des lampes matérialise comme un couloir de verre,  un présentoir de féminité dans lequel  tous les objets, vus d’en haut, révèlent leur identité  circulaire..

Miller sous Hopper

D’un coup se libère une floppée de métaphores plus millériennes que hoppériennes  : la femme est factice, pulpeuse, comestible comme les fruits. Elle est chaude comme le radiateur, peut s’ouvrir comme la porte et vous mener dans les bas-fonds, comme l’escalier

Hopper comme Forain

L’absinthe et son enchaînement pour l’un, la pause-café vite expédiée pour l’autre, ne sont finalement que des prétextes pour traiter le véritable sujet : cette fatalité de la répétition qui tient les deux femmes sous sa coupe.

Dans des époques différentes, à des milliers de kilomètres de distance, les deux artistes ont trouvé la même solution – le reflet de sept lampes – pour évoquer le quotidien mécanique des deux femmes : attendre des hommes pour Forain, leur servir d’appât pour Hopper.

Automat, comme on l’a compris , ne désigne pas tant le lieu

que tous les automatismes qui s’y  déclenchent

Jeanne Mammen, allemande née en France en 1890, fait partie de ces artistes que la vie a fracturé en styles complètement différents : une période symboliste en France, et une période lesbianno-weimarienne en Allemagne, où elle et sa famille avaient dû se réfugier en 1914.
Moulin-Rouge, peint après le douloureux exil en Allemagne, est un florilège de la nostalgie montmartroise.

Moulin-Rouge

Jeanne Mammen, vers 1916

Jeanne Mammen Moulin Rouge 1916

Un théâtre sans mur

Cinq registres se succèdent de bas en haut, dans une sorte de théâtre sans mur, ouvert directement sur la ville.

En bas, sur la paroi décorée du balcon, Mercure et Vénus – le Commerce et le Sexe – encadrent le blason de Lutèce.

Sur une banquette cramoisie, une femme fatale s’évente de la main gauche et exhibe sur sa main droite un verre d’absinthe avec son sucre.

Derrière elle, une frise de cavaliers et d’arbres évoque le Bois et les courses.

Plus haut, une grue, des échafaudages, le métro, des cheminées d’usine, résument la ville industrielle (le père de Jeanne possédait une usine de soufflage de verre).

En haut, des lampions tricolores rappellent la fête et les jours heureux,  disparus dans les nuages noirs qui planent au dessus du Sacré Coeur.


Une rousse vitale

La femme rousse, qui nous provoque du regard, porte sur sa tête un bizarre édifice formé d’un crâne, d’une auréole, de quatre ailes  et d’un bonnet phrygien : rouge et révolutionnaire, il est à lui seul un condensé de Montmartre, de son Moulin et de sa Liberté.

Avec son éventail qui fait du vent pour les ailes, et son absinthe qui pose des auréoles sur le crâne des poètes morts, la rousse n’est pas Fatale, mais Vitale : c’est d’elle que procède toute la dynamique du tableau.

Cette oeuvre singulière prend l’exact contrepieds de l’idée de Forain et de Hopper : ici,  les motifs répétitifs – les quatre ailes, les quatre cavaliers, les cinq lampions – ne traduisent pas le quotidien addictif de la buveuse – mais au contraire l’énergie de Paris qui fait courir les chevaux, tourner les ailes et briller les lampions.


La femme qui boit

A la lumière du second style de Mammen, nous comprenons que la figure de la femme qui boit n’est plus exactement celle d’une femme qui se noie :

en s’assumant et s’assommant comme un homme,

la buveuse d’absinthe est la mère de la garçonne.

Mélancolie de la buveuse

30 décembre 2013

Albert Emmanuel Bertrand est connu pour des dessins satiriques, et pour avoir été un des graveurs attitrés de Rops. Dans cette gravure originale, il combine deux thèmes  parisiens à la mode : celui de la buveuse d’absinthe, et celui d’un haut-lieu de la vie artistique.

Buveuse d’absinthe

au café de la Nouvelle Athènes

Albert Bertrand, gravure en couleur, 1896

buveuse-d'absinthe-albert-emmanuel-bertrand-vers 1890


La brasserie de la Nouvelle Athènes

Le nom se lit clairement sur l’auvent en toile de la terrasse. C’est ce café qui, entre la guerre de 1870 et la fin du siècle servit de quartier général à l’avant-garde picturale. En 1895, Manet et Van Gogh sont morts, mais peut-être peut-on y croiser  Degas, Matisse ou Forain…

Nouvelle Athenes Photo 1


Le lieu précis

La gravure est prise depuis l’intérieur, sur le pan coupé qui donne vers la fontaine de la place Pigalle.

Le pan de bois à gauche, orné d’un miroir, doit être le côté du sas : la buveuse est donc installée à la première table à gauche de la porte, en entrant.

Nouvelle Athenes Photo 2


Une difficulté logique

Une difficulté apparaît vite : le nom sur l’auvent, vu en transparence depuis l’intérieur, devrait apparaître inversé : Albert Bertrand aurait-il été assez subtil pour représenter la femme, non pas vue de face, mais telle qu’elle se voit elle-même dans un miroir ? Si c’est le cas, les façades à l’arrière-plan, de l’autre côté de la Place Pigalle, devraient elles-aussi être inversées.

Voici une carte postale de la Place Pigalle vue à peu près depuis le café de la Nouvelle Athènes et,  pour l’amusement, le tableau d’Utrillo recopiant cette carte postale.

Place Pigalle

Carte Postale

Place Pigalle

Place Pigalle
Utrillo 1910

Place Pigalle. Utrillo1910p

On constate que les façades sont bien les mêmes  : la femme d’Albert Bertrand ne se regarde pas dans un miroir.

Simplement, en écrivant « Nouvelle Athènes » à l’endroit, le graveur a sacrifié le réalisme au profit de  la lisibilité publicitaire.


Le monde extérieur

buveuse-d'absinthe-albert-emmanuel-bertrand-vers 1890 detail place

Donc la buveuse jette un regard vague vers l’intérieur du café, tournant le dos au spectacle du monde : la femme qui fait ses course et relève sa robe pour traverser la rue, le père qui promène sa fille.  Ces choses de la vie courante ne sont pas pour elle.

Dehors, il fait  grand soleil, comme le montre le rectangle de lumière qui inonde  la table. D’ailleurs, elle a pris pour sortir une ombrelle orange, assortie à la couleur de sa robe. Mais le beau temps ne l’intéresse pas.

buveuse-d'absinthe-albert-emmanuel-bertrand-vers 1890 detail chapeaux

Pas plus que les trois hommes en terrasse, échantillon représentatif  des trois types de virilité disponibles à l’époque : un « huit-reflets », un canotier et un chapeau melon.


La version « absente »

Un journal est posé sur sa table, elle ne l’a pas déroulé.  A peine a-t-elle touché à son verre. D’ailleurs, c’est le premier, comme le montre le niveau de l’eau dans la carafe.

Une chaise vide lui fait face. A la main droite elle tient son ombrelle inutile, tandis que de sa main gauche elle soutient sa joue : geste universel, depuis Dürer, de la Mélancolie.

buveuse-d'absinthe-albert-emmanuel-bertrand-Melancolie

Et les moignons  atrophiés qui ornent ridiculement son bibi ne sont-ils pas une référence ironique aux grandes ailes de l’Ange ?

Au final, la Buveuse d’Absinthe de Bertrand est moins alcoolique que dépressive.


La version « absinthe »

Dans doute est-ce la raison de l’existence d’une autre version de la gravure, colorisée différemment, et avec  deux  modifications de détail qui  tirent la signification vers l’alcoolisme : une cuillère à absinthe a été rajoutée, attirant l’attention sur le verre ; et le geste de la mélancolie a été supprimé…

Buveuse-d'absinthe albert-emmanuel-bertrand-1896 Bertrand varianteA.Bertrand, gravure parue dans le Courrier français en 1896

Inversion complète des lumières : le soir tombe, les réverbères sont allumés.  La femme est bien un oiseau de nuit réfugié dans le café inondé de lumière, les yeux dans l’ombre de son chapeau : elle attaque son premier verre, l’avant-bras crânement posé sur la table, prête à lever le coude aussi longtemps qu’il le faudra.


Illustration pour La petite Jeanne pâle, de Jean de Tinan

Edouard Chimot, 1922

Edouard Chimot, illustration pour Jean de Tinan. La petite Jeanne pale 1922

La petite Jeanne Pâle est un des chapitres de « Penses-tu réussir ! ou les diverses amours de mon ami Raoul de Vallonges« , publié par de Tinan en 1897 [1]. Jeanne est une fille entretenue, tuberculeuse, que Raoul de Vallonges a « levée » dans un restaurant de la place Blanche :

« Petite Jeanne pâle et blonde grand chapeau en jardin d’iris, parmi les dentelles affolées de ton collet de jais et de velours – ton mince visage parmi l’ébouriffement des cheveux de soie frisée – ton doux visage taché de carmin aux lèvres, taché, au haut des joues, de ces deux taches roses qui me désolent ton pur visage de putain, petite malade pâle, éclairé du regard frais et bleu de tes yeux trop cernés ton cher visage, si j’y pense. m’émeut encore d’une angoisse calme et profonde. »

Chimot a modernisé le petite Jeanne en la coiffant d’un chapeau cloche, dont les ailes noires évoquent la mort prochaine. Il a inventé aussi le miroir, qui nous montre ce qui captive Jeanne, et qui est à la fois sa fatalité et sa raison d’être :

« Et puis, que veux-tu, les soupers, les lumières, les tziganes, tout ça… nous avons besoin de cela, nous autres… une fois qu’on a commencé… »

Les objets de la table, le portefeuille et le verre de champagne, résument ce qui la motive : l’argent et le plaisir. Au delà de celui qui l’entretient aujourd’hui (la bouteille), son regard cherche déjà le suivant. Mais le geste de la Mélancolie, souligné par les gants noirs, montre qu’elle n’est pas dupe de son destin :

« Eh puis après ! Je claquerai jeune ! Je serai encore jolie ! »


L’intérêt de ces deux compositions peu connues est qu’elles anticipent un tableau très célèbre, qu’on surnomme parfois « La Joconde de Foujita ».

Et que la solution mise au point par Bertrand et Chimot pour montrer leur buveuse tournant le dos au monde, va être réinventée et développée par le maître japonais, dans une intention totalement différente…

Au café

Foujita, 1949, La Piscine, Roubaix

Foujita Au cafe

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Outre le geste de la Mélancolie, c’est surtout la composition qui permet de rapprocher les deux oeuvres.


Latéralement

Dans la gravure de Bertrand, la vitrine était utilisée pour diviser la composition en deux zones, produisant un fort décentrage et un effet d’opposition entre la buveuse à gauche  et le monde extérieur à droite.



Foujita se sert également des vitres pour structurer latéralement  la composition :

  • à gauche le patron,
  • à droite le client en chapeau,
  • au centre une femme, qui boit et qui se prépare à écrire.

Mais l’effet produit est inverse : recentrage, symétrie, continuité entre l’extérieur et l’intérieur.


Buveuse-d'absinthe Bertrand Fujita Comparaison

Dans la profondeur

Dans la gravure de Bertrand, cinq plans s’échelonnent de l’arrière-plan au premier plan : les façades, la place Pigalle, la terrasse avec les buveurs,  la table avec la buveuse pour finir à  la chaise vide.

Chez Foujita, la composition est resserrée sur trois plans seulement : le café d’en face, les deux hommes derrière la banquette, et enfin la table avec la femme.


Le café d’en face

De l’autre côté de la rue, on lit distinctement les mots CAFE, LA PETITE MADELEINE, et le numéro 816. La maison voisine porte le numéro 817 :  étourderie de Foujita qui, venant de passer presque dix ans au Japon, avait sans doute oublié les principes de la numérotation parisienne (à Tokyo, les maisons sont numérotées dans l’ordre de leur construction).

Foujita Au cafe detail invalide
Sur le trottoir, un minuscule unijambiste clopinant  sur sa béquille se prépare à sortir du tableau par la droite.

A gauche, une rue importante s’ouvre, on voit les les câbles électriques d’un tramway et leur poteau de suspension.



Ce café montmartrois a bel et bien existé. Foujita l’a représenté  à deux reprises, sous le même angle.
Foujita La petite Madeleine 1931

Foujita, La Petite Madeleine, 1931

Il était connu pour avoir été, au XIXème siècle, un lieu de rendez-vous des impressionnistes.


Derrière la banquette

Le garçon debout, vu de dos,   presque chauve, moustachu, fait système avec le bourgeois assis, vu de trois quart arrière, coiffé d’un haut-de-forme, avec sa belle barbe poivre et sel.
Nous sommes ici dans le Paris du début du XXème siècle, tel que Foujita a pu le connaître à son arrivée en 1913.


La femme

La jeune femme blonde regarde dans le vague : ses yeux divergent, sans loucher. Elle ne porte aucun bijou, collier ou bague, et est vêtue d’une robe noire simple, avec un galon de dentelle à la manche et un décolleté conséquent. Une tenue plutôt contemporaine de l’année du tableau (1949,  inscrit sur la table en bas à droite, à côté de la signature), en tout cas inconcevable à la Belle Epoque : clairement, la femme ne s’inscrit pas dans la même temporalité que les deux autres personnages du tableau.


La table du premier plan

Foujita Au cafe correspondances
Les objets de la table semblent  disposés selon une logique de correspondance humoristique avec les éléments du second plan :

  • l’encrier trapu et le porte-plume rappellent le serveur en gilet noir, épaules carrées et moustache en pointe : tous les deux ne servent-ils pas à porter des liquides ?
  • le verre est à l’aplomb de la bouteille ;
  • le porte-monnaie est à l’aplomb du bourgeois ;
  • la signature en pattes de mouche est à l’aplomb de l’unijambiste qui claudique.

Les feuilles de papier

Foujita Au cafe feuilles

Reste au centre un ensemble d’objets que l’on ne peut apparier avec rien :  sur le sous-main noir sont superposés, dans l’ordre, une feuille blanche en réserve, une enveloppe fermée vue de verso, un buvard maculé, une demi-feuille, penchée pour faciliter l’écriture. Ordre de superposition bizarre, car on verrait  plutôt le buvard placé sur la demi-feuille, afin de la protéger.

La femme n’a pas commencé à écrire, bien que  l’encrier et le porte-plume soient à portée de sa main droite : la  demi-feuille est  totalement  blanche.

Les variantes de 1963

Voici donc une oeuvre solidement charpentée, avec des symétries qui laissent soupçonner  une conception forte ; et par ailleurs une  multitude de détails qui balladent l’imagination dans tous les sens.



Nous disposons heureusement d’une méthode pour séparer l’essentiel de l’accessoire : comparer l’oeuvre majeure de 1949 avec les trois variantes que Foujita en a tirées, en 1963, et qui sont toutes dans des collections privées (elles sont reproduites dans le catalogue intégral : Foujita, Dominique Buisson, Tsugouharu Foujita, ACR Editions, 2001).

Les détails que Foujita a conservé à l’identique dans les trois variantes

sont ceux qu’il était impossible de supprimer sans dénaturer le sens de l’oeuvre.


Le numéro 816

Déjà affaibli par la présence du 817 juste à côté, le numéro du café d’en face passe dans la catégorie « Accessoire » dès que nous le comparons à celui des autres variantes : N°123, N°963 et N°23.

Inutile de perdre du temps à rechercher sa signification.


LA PETITE MADELEINE

Le nom du café se trouve :

  • reproduit à l’identique dans l’une des variantes,
  • transformé en « LA PETITE CLAIRE » dans une autre,
  • carrément supprimé dans la troisième.

Important donc, mais pas essentiel : comme nous le verrons, le sujet du tableau n’est pas la réminiscence proustienne, ni un hommage posthume à la belle Madeleine Lequeux (une des anciennes maîtresses de Foujita).


Le bourgeois

On  le retrouve à l’identique dans les trois variantes, sinon que dans l’une d’elles,  sa barbe et ses cheveux sont noirs. Il ne s’agit donc pas d’un vieux beau, cible habituelle des prostituées.

Ecartons donc la piste racoleuse.


L’inscription sur le journal

Foujita Au cafe detail journal
Les deux grands caractères sont illisibles dans la version majeure. Dans une des variantes, ils sont remplacés par un E à l’envers, et supprimés dans les deux autres.

Nous les rangerons dans la catégorie « Accessoire ».


Le porte-plume

Dans l’oeuvre majeure, le porte-plume est à plat sur la table ; dans les trois variantes, il est rangé sur l’encoche de l’encrier, comme s’il venait d’être amené par le garçon.

L’important est que, dans aucune des variantes, la femme ne l’a trempé dans l’encre pour commencer  à écrire.


Les deux soucoupes

Foujita Au café detail soucoupe
L’inscription à l’encre, illisible dans la version majeure (on dirait des caractères katakena, mais sans signification), a été supprimée dans les trois variantes. Ne nous épuisons pas dessus.

En revanche, le détail important, qui se retrouve dans toutes les variantes, est qu’il y a en fait deux soucoupes superposées : la femme en est à son second verre.


 

Les objets de la table

Deux variantes contiennent un objet supplémentaire : un mégot, rajouté dans la soucoupe.
De plus, une des variantes propose deux nouveaux objets : un paquet de cigarette à gauche du verre, et un bâton de rouge à lèvres à côté du porte-monnaie.

L’important est que tous les objets de la version majeure  sont présents dans toutes les variantes, exactement à la même position : ce qui conforte l’impression qu’ils n’ont pas été placés au hasard, mais pour des raisons de symétrie.


Les feuilles de papier

Plus étonnant : le système de superposition des feuilles sur l’appuie-main est rigoureusement identique dans les quatre oeuvres, alors qu’on se serait attendu à ce qu’il se prête à des modifications sans conséquence.

Compte-tenu du fait que Foujita a dessiné dans les années 1930 plusieurs natures mortes montrant le même type d’encrier, de  porte-plume et de buvard maculé, il  y a fort à parier que le nécessaire à écrire – qui se trouve être également le nécessaire du dessinateur – joue un rôle essentiel dans la signification du  tableau.


Les aspects biographiques

Dernier élément à prendre en compte avant de risquer une  interprétation : l’année-charnière,  dans la vie du peintre, que constitue 1949.



Foujita avait passé au Japon la période de guerre, soutenant activement le régime par de grands tableaux militaristes. Il connut les bombardements puis, après la défaite, la crainte d’être considéré comme un criminel de guerre. Bien au contraire, les Américains le protégèrent et finirent par lui donner, début 1949, un visa pour les Etats-Unis. C’est donc dans cette période d‘intense créativité de l‘été 1949 que l’artiste, travaillant quinze heures pas jour, produisit  à New York ces deux oeuvres majeures que sont Au Café et La cartomancienne. Avant de revenir définitivement en France au début de 1950.



Foujita cartomancienne

La Cartomancienne ou la Diseuse de bonne Aventure
Foujita, 1949, Collection privée

De même qu’Au Café est empreint de la nostalgie de Paris, ce tableau traduit celle des villages et des coqs de clocher. Nous y retrouvons la même femme blonde, avec la même robe à large décolleté et manches de dentelle. La cartomancienne lui lit les lignes de la main à l’aide d’une loupe, après avoir tiré les cartes. A l’insu des deux femmes,  un corbeau noir perché sur le dossier, tient dans son bec la réponse : un as de coeur.



Peut-être  le corbeau a-t-il été choisi parce qu’il est traditionnellement associé au futur (on dit que son croassement se rapproche de cras, le mot latin pour demain). Quoiqu’il en soit, retenons que, dans l’esprit de Foujita à l’époque,

la femme en noir est étroitement liée à l’interrogation sur le futur.

Nous avons maintenant toutes les cartes en main pour revenir Au Café, et proposer une interprétation d’ensemble.


Avant et après

Foujita Au cafe synthese
Dans le registre du haut, les deux hommes vêtus à la mode du  début du siècle  regardent vers l’arrière, vers le temps des cafés impressionnistes et des mutilés de guerre : peut être la portion minuscule de rue pavée, qu’on entrevoit sous les pieds de l’invalide, évoque-t-elle ce qui sépare la Belle Epoque des Années Folles :

une toute petite guerre pour l’étranger Foujita.

Foujita Au cafe detail invalide
Dans le registre du bas, la femme en robe contemporaine regarde vers l’avant, vers le futur, vers la page blanche.



Foujita Au cafe detail jounaux
Entre les deux se dresse la barrière de la banquette, surélevée par un rempart de journaux. Des journaux indéchiffrables, comme s’ils parlaient d’événements désormais dépourvus de signification. Ils sont tenus serrés entre deux baguettes, trop longues pour être pratiques : à croire qu’elles servent non pas à faciliter la lecture, mais à l‘interdire. Baguettes en bois blanc, liées par des cordelettes, bricolage japonais plutôt que parisien…


Et si ce rempart de papier, qui se superpose visuellement au petit bout de rue pavée, représentait l’autre guerre,  celle qui constitue réellement la grande rupture dans la vie du peintre ? La Grande Guerre de Foujita dont il est en train de sortir en cette année 1949,  meurtri mais vivant, minuscule silhouette à l’aplomb de sa signature…


La buveuse et le buvard

Il nous reste un dernier déchiffrage à tenter : celui de  cet empilement de feuilles  placées en plein centre de l’oeuvre, auquel Foujita tenait jusqu’à les recopier méticuleusement d’une variante à une autre, sans les bouger d’un millimètre…

Souvenons-nous des deux soucoupes : cette femme est une buveuse. Regardons à nouveau cette robe si noire et ce visage si blanc...

Foujita Au cafe buveuse buvard

  • Le protège-feuille est noir comme la robe.
  • La feuille en réserve est blanche comme le décolleté.
  • L’enveloppe sous le buvard est comme la main qui enveloppe la joue.
  • Le buvard est comme  le visage qui boit des lèvres et des yeux.
  • Et la demi-feuille est vide comme la pensée derrière ce  front lisse, blanche comme cette autre demi-vie parisienne qui bientôt va s’ouvrir pour le peintre, après toutes ces années de journaux bavards  et de certitudes bombardées.

La Joconde blanche de Foujita, étrange alliage de chair et de papier, buveuse qui  n’écrit pas, buvard qui s’imprègne de tout, nous dit peut-être tout simplement ceci :

n’essaye pas de tracer  l’avenir,

laisse-toi imbiber par lui.

 

 

L'Expiation

30 novembre 2013

Depuis 1906, le Président Fallières, abolitionniste convaincu, graciait systématiquement tous les condamnés à mort. Y compris, en 1907, un tueur de fillette, ce qui déclencha une campagne de presse violente des partisants de la peine de mort. Mi 1907, le congrès radical désavoua à demi le président, en demandant le maintien de la peine de mort, mais la suppression du caractère public de l’exécution.

Exposé au Salon d’avril 1908, ce tableau prend clairement place au coeur de cette question brûlante  qui culmina entre juillet et décembre 1908 dans les discussions à la Chambre : lesquelles conclurent, finalement, à l’urgence de ne rien faire.

La Peine capitale ou l’Expiation

Emile Friant,  1908, Art Gallery, Hamilton, Ontario

Friant_Expiation

 

Le lieu même

La vue est  prise depuis le porche de la prison Charles III de Nancy, devant laquelle avaient lieu les exécutions de 1890 à 1925.
execut10
L’angle de vue  latéral fait croire que  la rue s’ouvre en  face à la prison : il s’agit en fait de la rue Charles III,  qui part très en biais.
Plan Prison Charles III


L’homme même

L’exécution est probablement celle de Dominique Harsch, le lundi 8 janvier 1897 à 7h27. Ce Luxembourgeois de 28 ans avait assassiné une jeune fille, et on sait que Friant assista à son procès aux Assises. On peut lire dans les journaux le récit détaillé de cette exécution (L’Est Républicain,    Le Petit Parisien). De nombreux points concordent avec le tableau :

  • les spectateurs aux fenêtres et sur les toits  : « les fenêtres des quelques maisons ayant vue sur le lieu de l’exécution avaient été louées à des prix variant entre 20 et 50 francs; sur les toits une foule de jeunes gens attendaient sous la neige, qui tombait très serrée depuis quatre heures du soir ». (Petit Parisien)

  • la neige sur le sol  : « La neige fondue sous les pas traverse les chaussures ». (Est Républicain)

  • les fantassins : « Afin d’empêcher les curieux de stationner rue Charles III, une haie de militaires est placée sur chaque trottoir. les hommes s’adossent contre les maisons. » (Est Républicain)

  • les gendarmes  : « Enfin, à quatre heures, arrivent trois brigades de gendarmes à cheval, commandées par le capitaine Chauffour. Ils prennent place devant l’entrée de la prison. » (Est Républicain)


L’instant même

L’Est Républicain normalise cette scène extraordinaire, en  mettant en valeur le rôle de l’aumônier et en insistant sur la rapidité de la scène :

« Au dehors une immense clameur retentit : « Le voilà ! » Une poussée formidable fait osciller la foule, que les soldats ont peine à contenir. L’aumônier s’adresse au condamné, lui présentant le crucifix : – Ne vous occupez pas, lui dit-il, de ce qui se passe au dehors ; ne regardez que le divin crucifix. Au commandement les gendarmes présentent les armes. M. l’abbé Guyon cherche à masquer l’appareil aux yeux de Harsch, qui s’avance encore. Mais bientôt le condamné disparaît derrière les aides, qui se jettent sur lui et le renversent. La scène est si rapide qu’à peine a-t-on le temps de s’en rendre compte. Harsch est saisi, jeté sous la lunette. Presque en même temps le couperet tombe avec un bruit sourd. Il est 7 heures 30. Justice est faite. Et pendant qu’un jet de sang inonde la base de la guillotine, que la tête hagarde roule dans le panier, une rumeur parcourt la foule, qui s’ébranle avec fracas. ».

Le Petit Parisien, moins clérical et plus républicain, insiste au contraire sur les détails dramatiques, voire répugnants  :

« A sept heures et demie, la porte de la prison s’ouvre, tandis que retentissent les commandements de « Portez arme présentez arme ». Un frémissement s’élève de la foule, toutes les têtes se découvrent ; l’aumônier embrasse le condamné, qui franchit encore de lui-même les quatre mètres qui le séparent de la rue au bord du trottoir, les aides lui enlèvent sa veste, jetée sur les épaules, et le poussent sur la planche, qui bascule. Deux secondes s’écoulent, puis le couteau tombe, au milieu d’un cri d’horreur; le sang jaillit à une hauteur de deux mètres environ, éclaboussant les aides et les gendarmes qui entourent la guillotine.« 


La précision technique

La guillotine, modèle 1872, est représentée dans tous ses détails. Les deux aides-bourreaux sont en place, prêts à plaquer le condamné sur la planche basculante. Le bourreau se tient  à gauche de la guillotine,  sa main n’est pas encore montée vers les  leviers qui déclenchent  la fermeture de la lunette, puis la chute du couperet. A noter que le câble qui monte le long du poteau n’est pas le mécanisme de déclenchement, mais le câble de relevage de la lame, passant sur une poulie située au dessus de la guillotine (en hors champ).

De l’autre côté, le coffre ouvert sur le sol est déjà prêt à recueillir le corps.
Friant_Expiation_Guillotine
Pour tous les détails techniques, on peut lire  http://boisdejustice.com/Home/Home.html


Les bourreaux sont arrivés la veille en train avec la guillotine : accompagné de trois aides, Louis Deibler « a beaucoup vieilli… Sa barbe est semée de fils d’argent, son visage a pris de nombreuses rides et sa claudication… est aujourd’hui très prononcée. » (Est Républicain).

Le tableau ne représente que deux aidesrajeunit et rend méconnaissable le bourreau, qui prendra sa retraite dans deux ans, traumatisé par cette exécution ratée :

Louis Deibler
Louis Deibler

« Fausse manoeuvre :  le couperet est libéré avant que la lunette ne soit fermée, d’où éclaboussures de sang sur les spectateurs les plus proches. Louis Deibler, épargné cette fois, croit pourtant avoir été sali : première manifestation d’hématophobie qui iront s’aggravant les deux années suivantes ». (http://guillotine.voila.net/Palmares1871_1977.html)


L’instrument de la Terreur

friant reliure pour les executeurs arretes pendant la revolution 1893,
Reliure pour Les exécuteurs arrêtés pendant la Révolution
E.Friant, 1895, Musée de l’Ecole de Nancy, Nancy

Dans cette reliure réalisée quelques années plus tôt, Friant manifeste déjà sa répulsion envers la guillotine, montrée ici de l’autre côté – du point de vue du public. Le parti-pris esthétisant ne cache pas l’horreur du sang frais qui gicle et de la tête qui chute,  à mettre en balance avec l’ancienne hâche d’exécution reléguée au verso du livre, abandonnée aux ronces, aux champignons et les mulots : nouveau régime, nouvelle barbarie.


Une image engagée

Friant_Expiation_public
En nous laissant deviner, dans la brume du petit matin, les dizaines de silhouettes qui hérissent les toits et les dizaines de têtes qui s’empilent dans les fenêtres au milieu des réclames peintes, Friant prend clairement position sur une partie de la question : oui, les exécutions publiques sont une honte.

En revanche, il ne laisse pas percer  son opinion sur la peine de mort :  la véracité  des détails  lui permet de  se retrancher derrière le point de vue  documentaire.

Il faut regarder  la composition plus en détail  pour se faire une idée des opinions de l’artiste.

 

Les couvre-chefs

 Le peintre n’exploite pas le détail rapporté par Le Parisien : « Toutes les têtes se découvrent ».  Au contraire, comme pour conjurer la décapitation, ici tout le monde porte chapeau :

  • les trois bourreaux en hauts-de-forme,
  • les trois soldats en  képis ,
  • les six gendarmes en bicornes,
  • les deux officiels (le juge et l’avocat ?) en chapeau melon.

Friant_Expiation_complice
Séparé  par un soldat de ces deux représentants de la Loi, un troisième homme en chapeau mou est le dernier visage détaillé que nous propose l’artiste.  Le regard fixe, le bas du visage dissimulé par un foulard comme pour protéger du couperet son propre cou : sans doute s’agit-il d’un complice ou d’un ami du condamné, qui s’est glissé au premier rang pour assister à ses derniers instants.

Au centre de ce concert de couvre-chefs, trois personnes sont réunies dans la fraternité des têtes nues : le Condamné, le Prêtre, et le Christ en croix.

A noter  que,  dans ce cérémonial  réservé aux porteurs de chapeaux, aux  prêtres et aux assassins,  aucune femme n’a sa place.

Les deux arcs de cercle

Le porche  rassemble sous son arc-de-cercle tous les protagonistes de la scène : spectateurs, exécutants et condamné.
Friant_Expiation_lunette
Mais  un zoom sur le  minuscule demi-cercle de la lunette nous rappelle que, parmi ces centaines de têtes, une seule va être tranchée.

L’ironie de l’absurde

Friant_Expiation_manteau
A l’endroit que  la lame va couper dans quelques secondes, un pli dans la nuque charnue insiste sur la bonne santé de l’homme dans la force de l’âge.

A ses cheveux drus s’oppose la tête dégarnie du curé, qui pose sa main gauche sur son épaule : vieil homme conduisant  un  homme jeune  à la mort.

 

Geste de compassion ou geste traître, pour le pousser à avancer ? La main posée à l’endroit où la corde transforme le criminel en  gigot prêt à trancher, n’est elle pas une hypocrisie sociale supplémentaire ?

 

Et à quoi sert ce manteau rouge sang ? A le prémunir contre le rhume, pour les quelques secondes qu’il lui reste à passer dans le froid ?

 

Friant_Expiation_croix
Enfin,  placer une croix entre les oreilles pointues d’un équidé et près des cornes d’un gendarme, n’est-ce pas quelque peu sulfureux  ?

 

Un regard ambigu

Friant_Expiation_vue latérale
Et il est vrai que l’alignement  entre les deux instruments de supplice révèle un parallélisme quelque peu iconoclaste : optiquement, la guillotine apparaît comme une sorte de projection monstrueuse de la croix. D’autant que les deux ne sont pas situées dans le plan du tableau, mais légèrement inclinées.

Que regarde le condamné, où son regard s’arrête-t-il ? Sur la croix brandie par le prêtre en dérisoire consolation, ou sur le couperet juste derrière ?

A ce stade, Friant semble laisser au spectateur le choix  de l’interprétation. Chacun y trouvera  ce qu’il veut :  le moraliste verra le châtiment qui rachète la faute, le chrétien  la résurrection qui surmonte la mort, l’anarchiste la religion qui cache la violence de l’Etat.

 

Une empathie forcée

Friant_Expiation_regards

Mais le spectateur ne peut demeurer longtemps dans ce point de vue latéral :  l’absence de perspective centrale, de premier plan et de cadre, l’empêchent  de se situer spatialement. Aussi finit-il par traverser le cadre et glisser dans le tableau, attiré par ce point singulier vers où convergent les regards de tous les personnages : l’oeil de l’homme qui va mourir.

Ici, le point de fuite est remplacé par un point de non-fuite.

Friant_Expiation_projection

Et de ce point de vue, une seule vision est possible :

la croix ne cache pas la guillotine.

 

La souricière

Ainsi la composition force le spectateur à devenir objet de vision,  pris dans le faisceau des regards ;  à se mettre à  la place de ce coupable devenu victime, pris dans la souricière  des baïonnettes au canon, des sabres au clair et des bois de justice.

Friant_Expiation_souric
Au premier plan, le sentier dans la neige matérialise les quelques secondes qui lui restent jusqu’à la seule porte de sortie possible : le panier  ouvert sur le sol. Scandaleuse tombe amovible.

Une victime bien connue

Nous avons vu son regard qui pointe vers le haut du couperet, mais nous n’avons pas noté que cette pièce en acier, qui accroit l’inertie de la lame,  est précisément appelée le « mouton« .
Friant_Expiation_crane
Nous avons compris que la croix se projette sur la guillotine, mais nous n’avons pas compris que la tête chauve du curé joue,  au pied de ce Calvaire virtuel, le rôle du crâne qui  signale la colline du Golgotha.

Enfin nous avons vu le manteau rouge qui couvre, comme dans la réalité,   les épaules du condamné : mais nous n’avons pas reconnu sa couleur rouge…

Eccehomo1

Ecce Homo
Antonio Ciseri, 1871, Gallerie d’Art moderne, Florence

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Toutes ces références  placent clairement le tableau dans la droite ligne de cette tradition iconographique où un homme qui va mourir est exhibé devant des spectateurs.

L’Expiation de Friant, c’est un Ecce homo combiné avec une Montée en Croix.

Ainsi le tableau cherche à déclencher  une série d’identifications :

le spectateur devient  le condamné qui devient la victime qui devient l’agneau qui devient le Christ.

Friant ne se comporte pas ici en bouffeur de curé ou en crypto-anarchiste, mais en  judoka qui se sert de la force des corps constitués  pour  défendre le parti adverse : celui  des corps décapités.

1 Ponts de Narni : vue plongeante (depuis l'Ouest)

23 novembre 2013

Les ponts de Narni, étape obligée du Grand Tour pour les touristes du XVIIIème et du XIXème siècle, ne sont plus guère visités aujourd’hui. Ils ont pourtant été durant deux siècles représentés sous tous les angles, fournissant aux artistes d’intéressants exercices de composition, et de méditation sur les ruines.

De nouvelles sources étant apparues sur Internet depuis 2013 [1], une révision de cette série d’article s’imposait : corrigée sur certains points et considérablement étoffée, elle présente maintenant 75 oeuvres.

Etude du pont d’Auguste sur la Nera

Corot, 1826, musée du Louvre

1826-Corot_Pont de Narni

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Ce petit tableau (48cm X 24) a été réalisée à Narni en septembre 1826 par Corot, lors de l’un de ses voyages en Italie.


Corot pré-impressionniste ?

Considéré pendant longtemps par la critique d’art comme un chef d’oeuvre de l’impressionnisme avant l’heure,  et comme la preuve du génie novateur de Corot, le tableau a repris désormais une place plus modeste : celle d’une étude peinte rapidement sur le motif, et qui n’a jamais été destinée à être exposée  telle quelle.


1926 Filippo de Pisis d apres CorotLes ponts de Narni
Filippo de Pisis, 1926
2019 paolo argeri the_revisited_narni_bridgeLe Pont de Narni revisité
Paolo Argeri, 2019

Deux hommages modernes à l’étude de Corot :

  • vision noire pour Filippo de Pisis, où l’ombre vient compléter le pont dans une sorte de tablier inversé ;
  • couleurs fluo et structure guimauve pour Paolo Argeri.

Le Pont de Narni

1827, Corot, Musée des Beaux Arts du Canada, Ottawa

1827-Corot-Pont de Narni - Salon

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Le  tableau achevé mesure exactement le double de l’étude (93 cm X 68 cm). Il fait partie du lot de deux paysages envoyés par Corot pour sa première participation au Salon, en 1827 : enjeu important, donc,   pour le jeune peintre de trente et un ans.


Un paysage de composition

Eduqué à la spontanéité, notre oeil porte un regard critique sur ce genre de composition, qui nous apparaît académique, trop élaborée,  trop travaillée : ce justement en quoi résidait, à l’époque néoclassique, la noblesse de la peinture de paysage. Evitons ce poncif de l’Histoire de l’Art qui consiste à comparer l’étude à l’oeuvre achevée, avec tous les anachronismes et préjugés nécessaires. Et essayons seulement de voir  ce que Corot a modifié par rapport à l’étude, et ce qu’il aimait tant dans cette oeuvre de jeunesse, au point de la garder jusqu’à la mort accrochée dans sa chambre à coucher.


Ombre et reflet

1826-Corot_Pont de Narni_piles1827-Corot-Pont de Narni_piles
Supprimer le remous blanc  et décaler la rive droite permet de faire apparaître, en plus de l’ombre des piles, leur reflet vertical dans l’eau : reflet qui, en les prolongeant, leur donne plus de grâce et de stabilité.




Route et fleuve

La route se développe jusqu’à occuper autant de place que le fleuve : le moyen de voyager et l’obstacle au voyage épousent la même forme sinueuse.

Dans l’étude, la Nera est boueuse, excepté la géniale tâche bleue qui, comme une turquoise dans sa gangue, capte le regard vers l’arche disparue.
1826-Corot_Pont de Narni_tache bleue
Dans le tableau achevé, la Nera est devenue  azuréenne  :

terre et eau, chemin et fleuve, moyen et obstacle, se ressemblent par la forme et se séparent par la couleur.


Les pins italiens

1827-Corot-Pont de Narni pins

Pour le visiteur du Salon, les pins caractérisent le paysage italien. Autre intérêt du point de vue de la composition :   leur inclinaison ramène le regard vers le pont, et évoque une tension vers l’autre rive,  demi-arche végétale au dessus de l’arche de pierre disparue.


Les paysans italiens

Autre marqueur italianisant : les deux pâtres en guêtres blanches, gilet de peau et chapeau pointu ; et les deux femmes en robes longues et coiffes blanches.

1827-Corot-Pont de Narni personnage droite
A droite du chemin, un des hommes remonte sa guêtre.

1827-Corot-Pont de Narni personnages gauche

A gauche, une femme debout discute avec l’autre pâtre, tandis qu’à coté une femme assise file sa quenouille. Il n’en faudrait pas beaucoup plus pour imaginer une rivalité entre la robe verte et la robe rouge, une dispute à l’italienne entre le couple debout et le couple assis  : mais Corot ne commet pas la maladresse de polluer par une anecdote secondaire le sujet principal : le paysage.
1827-Corot-Pont de Narni chevres
Et les chèvres d’un blanc candide ramènent la scène vers le bucolique et l’absence de mauvaises pensées.


Matin et  Soir

Au Salon du 1827, le tableau  portait comme sous-titre  Le Matin.  Effectivement, l’ombre des piles  correspond à un soleil au Sud Est, donc quelques heures après la levée du jour pour une vue prise en septembre (à l’équinoxe, le soleil se lève exactement à l’Est).

Le second tableau du salon de 1827, La Cervara ou La campagne romaine représentait quant à lui Le Soir.

Le Pont de Narni (le Matin)

Musée des Beaux Arts du Canada

1827-Corot-Pont de Narni

La Cervara (le Soir)

Kunsthaus, Zurich

1827 Corot La campagne romaine-la-cervara

Le matin, le ciel est sans nuages.
Les paysans ont le temps de bavarder au bord du chemin tandis que les chèvres vont paître.
Hommes et bêtes pénètrent vers l’intérieur du tableau, dans une lumière généreuse.
Le soir, le ciel est sombre.
Un paysan court, l’autre espère rentrer son charriot de foins avant que l’orage n’éclate.
Homme et vaches vont sortir du tableau que l’ombre gagne, sauf un dernier spot de lumière violente.

Les marges  du paysage se répondent d’un tableau à l’autre : les deux bords externes montrent un bosquet et un chemin, les deux bords internes une colline creusée d’une anfractuosité.

Les deux tableaux ont bien été conçus comme des pendants : mais leur discrète opposition  est surtout, pour le jeune artiste, prétexte à prouver sa maîtrise des effets de lumière.


Une disparition inattendue

Pour terminer, mettons en parallèle  l’étude et le tableau : une différence majeure n’a jamais été relevée par tous ceux qui ont pratiqué jusqu’à plus soif l’exercice de la comparaison stylistique :

pourquoi l’étude montre-t-elle deux ponts, et la version définitive  un seul ?

1826-Corot_Pont de Narni_detail

Or il y avait bien deux ponts à Narni : un pont médiéval  permettait de traverser le fleuve, à quelque dizaines de mètres derrière la ruine romaine.

Quelle raison impérieuse a pu pousser Corot à cette ablation ?  Pourquoi s’exposer aux critiques, sachant que le motif des deux ponts de Narni était assez connu et que certains visiteurs du Salon avaient forcément fait le voyage ?


Une volonté de simplification

Corot avait d’abord pensé à rajouter un troupeau de vaches traversant le fleuve à gué.
1827-Corot-Pont de Narni croquis vaches

1826-1827, National Gallery of Canada, Ottawa

Puis il y a renoncé, préférant un premier plan neutre, réduit à un talus : seul demeure de cette première  version le pâtre qui remonte sa guêtre, à l’entrée du sentier menant à la Nera. Et peut être la suppression  du pont médiéval, si l’idée était de souligner, par le gué, l’absence de pont.

Mais la raison principale de cette suppression est sans doute formelle : depuis ce point de vue, plus éloigné que dans l’étude, le second pont aurait introduit  à l’arrière-plan  une complication visuelle peu lisible, un barrage sur le fleuve empêchant  le regard de s’échapper vers le lointain.

La suppression des vaches ouvre la Nera vers l’avant, celle du pont médiéval l’ouvre vers l’arrière : ainsi le fleuve apparaît-il comme fluide et illimité, par comparaison au chemin de terre bloqué entre le talus et le bois.

S’il y a une audace chez Corot, ce n’est pas tant dans la touche qu’il faut la chercher, que dans cette capacité à trancher dans la réalité, au profit d’une Beauté qui la dépasse.

Reste à voir si d’autres artistes que Corot

se sont livrés à cette subtilisation du pont médiéval de Narni.


Les ponts de Narni

Jean-Joseph-Xavier Bidauld, 1790, Collection privée

1790 Jean-Joseph-Xavier Bidauld_Pont Narn
Corot était moderne par la main mais neoclassisque de coeur : aussi admirait-il beaucoup le paysagiste Bidault, auteur de cette composition  quelque peu encombrée, exposée au Salon de 1793 (on ne sait pas si Corot la connaissait).

A contrario, elle prouve combien le second pont peut cannibaliser le premier, attirant l’oeil sur la circulation des voyageurs plutôt que sur celle du fleuve.



1790 Jean-Joseph-Xavier Bidauld_Pont Narni noce
En outre, sur le chemin de gauche,  Bidault a rajouté une noce à l’italienne complète, ouverte  par un berger, des brebis, des vaches, un chien, et fermée par un cornemuseux en galante compagnie.

Pour faire bonne mesure, une cascade imaginaire, à droite, finit de dégrader le pont antique au rang de décor secondaire.


Les ponts de Narni

Pierre-Athanase Chauvin, 1813, collection privée

1813 Chauvin-Pierre-Athanase-La-valle-di-Narni-con-le-rovine-del-ponte-di-Augusto- Munich, Daxer und Marschall Kunsthandel. .png

Chauvin choisit presque le même point de vue que Bidauld, mais de plus loin : du coup les deux ponts se confondent et s’ajoutent à la haie d’arbres pour faire barrage à la rivière, dont les méandres réapparaissent un peu plus loin. L’élément animé est un un troupeau de moutons, sur la droite.


1790-1833 Keiserman Francois coll priv

Les ponts de Narni
Francois Kaiserman, 1813-1833, collection privé

Le tableau de Chauvin a été recopiée par Kaiserman à une date inconnue.


1948 Narni Collection Patumi Simone, Cassa di Risparmio di Narni e Terni

Collection Patumi Simone, Cassa di Risparmio di Narni e Terni 

Cette carte postale des années 1930 montre que le site n’avait guère changé, mis à part la réfection en acier d’une partie du pont médiéval, et la ligne de chemin de fer à gauche.


Les ponts de Narni

1832, lithographie de Day, dessin de Linton

1832_Day_Linton_Pont Narni
Même point de vue, encore d’un peu plus loin. La couleur locale  est soulignée, comme chez Corot, par le pin et par le chevrier.


william-linton-the-broken-bridge-at-narni-near-orvieto
Le pont en ruines de Narni près d’Orvieto
William Linton, collection privée

Linton a tiré de son dessin cette toile, qui met encore plus en évidence le rôle du pin parasol, pendant démesuré de l’unique pile du pont.


Les ponts de Narni

BBillmark, dessin, 1838, Nationalmuseum, Stockholm

1838, Billmark, dessin, Nationalmuseum, Stockholm

 

Dans leur quête de renouvellement, les artistes sont amenés à se rapprocher des deux ponts, à la recherche de points de vue de moins en moins conventionnels.

Ainsi Billmark va jusqu’à surplomber le pont romain : preuve que le site était désormais suffisamment connu des amateurs pour oser un angle sous lequel la principale attraction, l’arche unique, n’est visible qu’allusivement.

Le système des ombres n’est  pas cohérent : celles du pont médiéval ne sont pas parallèles à celle de la pile de l’arche, sur le chemin.

 

1852_Billmark_Pont Narni
Billmark, lithographie, 1858

Le dessin sera repris vint ans après en lithographie.

Les ponts de Narni

Isidore Deroy, 1850, lithographie

1850_Deroy Isidore_Pont Narni

Ombres et reflets

Deroy exploite lui-aussi  l’idée du contrejour au soleil levant, et travaille les noirs et les blancs intenses. Comme chez Corot, les   piles du pont romain ont à la fois  une ombre et un reflet. Cependant le système des ombres n’est toujours pas totalement maîtrisé : la courbe remarquable de l’ombre de l’arche sur la colline n’est pas cohérente avec celle de l’autre pile, ni avec celles des passants et des arbres.


Les personnages

Les marqueurs italiens sont toujours là : le pin en haut à gauche, et en dessous un voyageur, identifiable par son bâton de marche et son manteau, discutant avec deux paysans assis. Sur la route en contrebas, de l’autre côté du fleuve, on distingue également des voyageurs, ainsi que sur le pont médiéval : la chute du pont d’Auguste n’empêche pas la circulation des piétons.


Les ponts de Narni

1859, gravure de Jeavons, dessin de Brockedon

11859_Jeavons_Brockedon_Pont Narni
Après l’Allemagne et la France, l’Angleterre entre dans la compétition en recopiant sans vergogne la lithographie de Billmark. Seule originalité : le format est étendu vers le bas, afin d’accentuer la hauteur du pont romain. Et, pour enfoncer le clou, un architecte muni d’un carnet et un arpenteur muni d’un fil à plomb sont assis au plus près de l’abîme.


Conclusion provisoire : en vue plongeante, tous les artistes sauf Corot ont représenté les deux ponts de Narni.

Reste à  interroger ceux qui ont choisi de descendre vers  le fleuve…

Références :
[1] Recension des artistes ayant peint les ponts de Narni, par Giuseppe Fortunati :
https://it-it.facebook.com/notes/associazione-vivinarni/artisti-che-hanno-ritratto-il-ponte-di-augusto-a-narni/10154703012636436/
Base de données de la Cassa di Risparmio di Narni e Terni :
http://plenaristi.beniculturali.it/index.php?it/29/ricerca
Notices d’oeuvres sur
http://www.narnipaideia.it/
Cartes postales anciennes :
http://mediagallery.fondazionecarit.it/search-result?key=narni

2 Ponts de Narni : vue de l'Ouest

23 novembre 2013

Ce point de vue donne lieu à de nombreuses variantes, selon la manière dont on cadre le pont médiéval par rapport au pont antique. Le plus souvent, celui-ci est vu à contrejour, afin d’accentuer son gigantisme : ce qui correspond, comme nous l’avons vu chez Corot, à la lumière du matin (voir  1 Ponts de Narni : vue plongeante (de l’Ouest) ).

Les ponts de Narni

Reynolds, 1752, British Museum, Londres

1752 Reynolds, Joshua Londres, British Museum

Le plus ancien exemple de ce point de vue est ce croquis rapide par Reynolds.


Les ponts de Narni

1760, eau-forte de Forrester, dessin de Stephens

1760-Forester-Stephens Pont de Narni

Effet de contrejour pour cette première gravure « touristique » montrant les deux ponts de Narni.

La composition est divisée en trois bandes verticales bien délimitées :

  • les piles et l’église de la rive gauche,
  • le vacher, ses deux vaches et la montagne au loin,
  • l’arche sous laquelle s’inscrit tout ce que l’on voit du pont médiéval.


La bande centrale  vide fait ressentir visuellement la cassure du pont antique, et son absence de symétrie.


En contraste, le pont médiéval possède  deux arches de part et d’autre de la tour centrale. Comme nous le verrons sur les gravures suivantes, il n’avait en fait qu’une seul arche à gauche de la tour, et cinq à sa droite.

Forrester a donc inventé délibérément une opposition

entre le pont antique, rompu et dissymétrique,

et le pont médiéval, intact et faussement symétrique.


1768 Drake Pont de Narni
Les ponts de Narni
Drake, 1768

Copie maladroite de la gravure de Forrester, avec un contre-jour raté.


Les ponts de Narni

Weirotter, 1770, eau-forte (retournée de gauche à droite)

 1770 Weirotter Pont de Narni retourné

La composition est divisée en deux bandes verticales :

  • à gauche le pont médiéval et le fleuve, surplombés par l’arc effondré ;
  • à droite l’arche subsistante et le chemin,  sur lequel s’éloigne un homme avec un bâton sur l’épaule.


Tandis que Forrester inscrivait le pont médiéval à l’intérieur de l’arche, Weirotter adopte le parti-pris inverse, en l’extrayant en totalité.

La subordination devient substitution, le pont médiéval permet de traverser le fleuve tandis que l’ancienne arche, vide, ne sert objectivement plus à rien.


Première vue des ruines du pont d’Auguste sur la Nera à Narni

Hackert, 1779, gravure

1779-Hackert_Pont de Narni

Cliquer pour agrandir

Cette gravure est la première d’une paire, chacune montrant une face  du pont de Narni (voir  5 Narni : Le pont antique en vue de derrière  pour la seconde vue).


Le premier plan

La rive gauche sert de repoussoir et occupe presque toute la largeur de la gravure, ne laissant au fleuve qu’un mince filet à droite.

L’oeil est attiré par la vache noire du centre, la seule  à avoir remarqué la présence de l’artiste et à le regarder frontalement. A côté, une vache blanche regarde quant à elle le pont.

Le couple assis inverse les couleurs et les attitudes : le vacher en vêtements sombres regarde le pont, la paysanne en robe et foulard blancs tourne sa tête de trois quarts.


Le second plan

A gauche, trois vaches, sur une seconde avancée de la rive.

Les deux groupes de bovidés indiquent au spectateur comment lire la gravure :

« regarde d’abord devant et au centre, puis derrière et à gauche : et tu auras vu les deux ponts de Narni. »


Un réalisme approximatif

La perspective est quelque peu fantaisiste, les piles ayant chacune un point de fuite différent.
1779-Hackert_Pont de Narni_perspective

Mais pour une fois le nombre d’arches du pont médiéval est exact, ainsi que le fait que les deux ponts ne sont pas exactement parallèles.


XYIII Castellari eau forte exposition 2015
 
Eau forte de Castellari,  XVIIème,  catalogue de l’exposition de 2015 [3]
 

1799 ca Birmann, Peter - coll privAquarelle de Peter Birmann, 1799, collection privée

1800-33 Keiserman, Francois coll privAquarelle de Francois Kaiserman, 1800-33, collection privée

La célèbre gravure de Hackert donnera lieu à plusieurs imitations.


1787 Jacobn More Aqurelle Coll priv exposition 2015

Jacob More, 1787 ,Aquarelle, Collection privée,  exposition de 2015 [3]

Cette image étrange a bien été faite sur le motif (elle montre avec précision les cannelures de l’arche de gauche, invisibles sur les oeuvres antérieures) ; pourtant le clou du spectacle,  la grande arche, est trop petite et vue sous un autre angle, le grand arbres servant visiblement à camoufler ces maladresses.


Les ponts de Narni

Jean-Thomas Thibault, 1790,  lavis, Harvard Art Museums/Fogg Museum

1790-Jean-Thomas Thibault dessin Pont de Narni

Dans ce lavis  rapide, fait sans doute sur le motif, seule l’arche antique intéresse le dessinateur : le pont médiéval est réduit à quelques arches dans le lointain.


Les ponts de Narni

Jean-Thomas Thibault, 1790,  aquarelle, Indiana University Bloomington

1790-Jean-Thomas Thibault aquarelle Pont de Narni


La composition

Dans l’aquarelle, beaucoup plus travaillée, Thibault  a rajouté dans le champ la deuxième pile du pont antique, fermant la composition sur la gauche.

Astucieusement, il tire maintenant parti de la superposition des  deux édifices pour servir son propos :  la démesure du pont d’Auguste.

A droite, une arche du pont médiéval  s’inscrit à l’intérieur de l’arche romaine, laquelle a de plus été étirée vers le haut : l’arche naine rend l’autre colossale.

A gauche, la pile avec son départ d’arcature permet à l’oeil d’imaginer l’arche manquante, passant très haut au dessus de la montagne. Tandis qu’en contrebas, une arche minuscule du pont médiéval, qui plus est cachée par les branchages, prouve  bien que toute comparaison est impossible.


Les personnages

Par ailleurs, l’aquarelle est animée par quelques personnages  : sur la route, un couple de paysans chemine avec deux ânes, sous les yeux d’un autre paysan assis à l’ombre d’un arbre. Un autre est couché plus loin, deux femmes en fichu rouge passent sous le pont, confirmant son échelle gigantesque.

Détail amusant : deux casse-cous ont grimpé sur l’arche, l’un semblant encourager l’autre à avancer : encore une manière de souligner la hauteur prodigieuse de l’édifice.


Les ponts de Narni

Turner, 1794-95, aquarelle, collection privée.

1794-95 Turner_Pont Narni

Quatre ans à peine après l’aquarelle  de Thibault, le jeune Turner dessine le même motif avec un parti pris tout aussi mensonger, mais en sens inverse : la ruine héroïque n’est plus qu’un vieux pont.

Turner ne voit pas la maçonnerie intacte  ni les bossage : seulement de vieux murs à l’appareil rustique. Aucun intérêt de monter sur l’arche : elle n’est pas haute, s’effondre sur sa gauche et porte quelques maigres buissons : rien à avoir avec le monde d’en-haut imaginé par Thibault.

Enfin, le pont médiéval est inversé : les cinq arches  sont dessinées à gauche de la tour, alors que sous ce point de vue elles devraient être à droite.

En 1794, Turner a 19 ans, il étudie à l’académie Munro à Londres, n’a encore jamais mis les pieds en Italie, et réalise ce travail d’étudiant en recopiant fidèlement le dessin de Cozens ci-dessous.

Cozens_The_Bridge_of_Augustus_near_Narni

Cozens, dessin, 1776-1783, Yale Center for British Art 

L’anomalie sur la structure des murs s’explique par l’imprécision du croquis : les pierres de taille ne se voient que si l’on sait qu’elles sont là.  En revanche, l’erreur sur le pont médiéval est inexplicable si Cozens a réalisé son croquis sur le motif : sans doute a-t-il rajouté le second pont de mémoire, ce qui expliquerait également sa position beaucoup plus  oblique que dans la réalité.


Old welsh bridge at Shrewsbury

Turner, 1795, The Whitworth Art Gallery

welsh-bridge-at-shrewsbury

Cliquer pour agrandir

Une aquarelle de Turner, exactement de la même époque, montre la différence entre un travail de copie et une oeuvre déjà magistrale,  travaillée directement sur le réel.

La composition transpose dans le pays de Galles  le même rapport chronologique que celui des ponts de Narni : au premier plan le pont le plus ancien et le plus décrépit ;  au second plan le pont le plus récent, tellement récent d’ailleurs qu’il est ici encore en construction (ce qui était bien le cas en 1795).


La contre-plongée rend gigantesque le  pont médiéval et accentue son caractère tridimensionnel : les becs des piles et les encorbellements de la maison le projettent vers l’avant ; les nervures sous les arches le creusent vers l’arrière. En comparaison, le pont néoclassique apparaît plat, bidimensionnel et minuscule :

il s’inscrit entièrement sous une seule arche de l’ancêtre,

telle une jeune pousse entre les racines d’un géant.


Le reflet de l’arche médiévale ajoute à cette signification : elle forme un cercle complet qui enserre dans son anneau protecteur à la fois le petit pont et la barque à l’amarre. Tandis qu’à l’arrière-plan,  la nouvelle arche est bien incapable de refermer son emprise.

Le pont neuf apparaît comme en gestation sous cette arche utérine :

il a encore ses échafaudages , et il n’a pas encore son reflet.


Les ponts de Narni

1798, aquatinte  de Edward, dessin de Merigot

1798_edward_merigot_Pont Narni

Nous voici en plein roman gothique : deux barques vides sur la rive, une autre qui part pour une mystérieuse navigation nocturne, des rochers dangereux qui affleurent entre les piles…

En fait, la composition recopie exactement celle de Hackert : sinon que le contrejour a laissé place à  la nuit et le ciel vide  à des nuages inquiétants. Mais les copistes ont ajouté, peut être involontairement, une  trouvaille digne du surréalisme : l’élément focal du premier plan – le regard bovin, a été promu en un regard céleste : celui de la lune, pupille brillante au centre de son oeil de nuages.

1798_edward_merigot_Pont Narni detail

L’arche centrale absente se trouve ainsi doublement soulignée  :

  • barrée par le reflet rectiligne de la lune,
  • et évoquée par la rondeur de l’astre.


Les ponts de Narni

Ernst Fries, 1826, dessin, Kurpfälzisches Museum der Stadt, Heidelberg

1826_Fries_Ernst_Pont Narni

Enfin un dessin réaliste, la même année que l’esquisse de Corot.

Le réalisme n’exclut pas la composition : il suffit de bien choisir son point de vue. Fries s’est placé de manière à ce que le pont médiéval soit centré verticalement au milieu du pont romain. Et de manière à ce qu’horizontalement, les piles du premier encadrent exactement deux arches du second. Ainsi les irrégularités d’écartement du pont romain compensent la dissymétrie du pont médiéval.

L’impression de solidité, d’harmonie ne résulte pas du hasard…


1826 Fries Heidelberg, Kurpfaelzisches Museum der Stadt

Aquarelle de Fries, 1826, Kurpfaelzisches Museum der Stadt, Heidelberg

Cette étude de la même année s’intéresse uniquement au pont d’Auguste.


1833 Fries Ernst, Oberursel im Taunus, Galerie Joseph Fach

Ernst Fries, 1833 , Galerie Joseph Fach, Oberursel im Taunus

Fries reprendra le même point de vue pour cette toile déconcertante, où non seulement le pont médiéval, mais aussi l’arche la plus reconnaissable du pont d’Auguste, ont été escamotés.


1850 Michallon dessin Jean Jacottet et Victor Adam litho exposition 2015

 Dessin de Michallon, lithographie de Jean Jacottet et  Victor Adam, 1850, exposition de 2015 [3]

Pris d’un peu plus loin, ce dessin multiplie au contraire les détails et les indications contradictoires : la maison à l’avant, la tour médiévale à l’arrière, les effets de lumière différents sur chaque pile du pont d’Auguste, les baigneurs à gauche, les grands arbres et la barrière en contre jour à droite, attirent l’oeil dans toute les directions de ce paysage fragmenté.


à

Les ponts de Narni

Thomas Hiram Hotchkiss, 1860-62, New-York Historical Society Museum

1860-62 Thomas Hiram Hotchkiss New-York Historical Society Museum

Du pont médiéval, Hotchkiss n’a représenté que l’arche de pierre terminale (les autres avaient déjà été remplacées par un tablier de bois), en l’agrandissant considérablement pour permette la comparaison : il rampe au dessous des collines, tandis que l’ancêtre embrasse le ciel.


1853 Bellermann Ferdinand coll priv1865_Gast_John_Pont Narni
 
Aquarelle de Ferdinand Bellermann, 1853 , collection privée
Aquarelle de John Gast, 1865, collection privée
 

Bellermann a visité l’Italie en 1853-54 et en a ramené cette composition solide, arrimée autour des rocs de bonne taille qui, au premier plan, semblent tombés des ruines de l’arrière-plan. Le point de vue légèrement latéral a pour avantage d’éliminer le pont médiéval, camouflé dans les arbres.

Son élève John (Hans) Gast a fidèlement recopié l’aquarelle.


 

1864_Centenari_Rumi_Pont Narni1864, gravure de Centenari, dessin de Rumi

 

1876 Roesler aquarelle coll priv

1876, Aquarelle de Franz Ettore Roesler, collection privée

Point de vue quasiment identique pour ces deux compositions.


 

Pompeo Molins pont narniPhotographie de Gioacchino Altobelli et Pompeo Molins, 1865, Museum of Fine Arts, Boston

1875 ca Augustus John Cuthbert Hare coll privAquarelle de Augustus John Cuthbert Hare, vers 1875, collection privée

La photographie a été réalisée vers 1865 (à l’occasion de la construction du chemin de fer) et l’aquarelle dix ans plus tard : la troisième pile est encore intacte.

 

Pompeo Molins pont narni1865

1914 Narni Collection Patumi Simone, Cassa di Risparmio di Narni e Terni Carte postale vers 1914, Collection Patumi Simone, Cassa di Risparmio di Narni e Terni

Dans la plupart des sources on prétend qu’elle se serait effondrée en 1855. En fait, la date réelle est 1885, lors d’une crue [2].


1927 Bartolucci-Alfieri eau forte B exposition 2015

 Bartolucci-Alfieri,  1927, eau forte, exposition de 2015 [3]

Cette magnifique eau-forte cadre la tour médiévale à l’aplomb de la pile cassée en deux, et fait ressortir l’étroitesse du cours de la Nera en basses eaux.


Références :
[2] « Augustus Bridge in Narni (Italy): Seismic Vulnerability Assessment of the Still Standing Part, Possible Causes of Collapse, and Importance of the Roman Concrete Infill in the Seismic-Resistant Behavior », Gabriele Milani, Gabriele MilaniMaurizio Acito, 2017
https://www.semanticscholar.org/paper/Augustus-Bridge-in-Narni-(Italy)%3A-Seismic-of-the-of-Milani-Milani/17774f1466c910d6617f6597da3eae62ebfd425e
[3] « Il Ponte di Augusto a Narni », Sandro di Mattia, Giovanna Eroli e Fabrizio Ronca, exposition 2015

3 Narni : le pont médiéval

23 novembre 2013

Le pont médiéval est assez rarement représenté tout seul : quoique moins célèbre que le pont d’Auguste, c’est néanmoins un édifice pittoresque et bien reconnaissable, bas sur pattes et haut du col.

1899 ca Narni Collection Patumi Simone, Cassa di Risparmio di Narni e Terni

Carte postale de 1899, Collection Patumi Simone, Cassa di Risparmio di Narni e Terni

Point de passage obligé sur la Nera, il fut incendié le 9 juillet 1849 sur ordre de Garibaldi lors de sa fuite de Rome, pour retarder les armées allemande et française qui le poursuivaient [1] . Il fut définitivement détruit par l’armée allemande le 13 juin 1944, pour retarder l’armée anglaise et la brigade garibaldienne de partisans [2]. Il ne reste aujourd’hui qu’une passerelle à usage essentiellement piétonnier [3].

 

1676 MARTINELLI, AGOSTINO. DESCRITTIONE DI DIVERSI PONTI ESISTENTI SOPRA LI FIUMI

 
Le pont médiéval de Narni
Agostino Martinelli, 1676 [4].

Composé d’une rampe d’accès, d’une tour de péage et de cinq arches, le successeur du Pont d’Auguste était passablement endommagé en 1676, à en croire l’avertissement inscrit sur le parchemin :

« Duquel, étant érodé, on peut craindre l’effondrement ».


Le pont médiéval de Narni

1760, gravure de Forrester, dessin de Stephens

1760_Forrester_Stephens_Pont Narni
Pour cette première apparition en solo, le pont a été généreusement servi par le dessinateur, qui a  rajouté une arche à gauche et une arche à droite de la tour : d’où un effet de « rateau », encore augmenté par les ombres longues des piles.

Le pont rectiligne et dentelé, fiché dans toute la largeur de cette paisible vallée, apparait comme une singularité bien humaine, un artefact des temps primitifs : telle est du moins l’idée que le XVIIIème se fait du Moyen-Age.

En regardant mieux, on constate que les deux promeneurs du premier plan se trouvent sur une sorte de plateforme surélevée.



1760-Forester-Stephens Pont de Narni
Bien sûr, ils ont grimpé sur l’arche du pont d’Auguste, que Forrester a illustré dans  sa première gravure et qui sert, astucieusement, de transition avec la seconde.

Le pont médiéval de Narni

Francis Towne, 1780 environ, Yale Center for British Art

1780 cc Towne_Francis_Pont Narni
Vingt ans plus tard, Francis Towne réalise une aquarelle un peu plus réaliste : s’il manque une arche à gauche de la tour, les arches de droite ont le bon nombre (cinq) et la bonne forme : leur arrondi, complété par le reflet dans l’eau, supprime le caractère artificiel et agressif de la gravure de Forrester.



Mais c’est surtout l’effet d’ensemble que  Towne a particulièrement soigné. La tour de garde du pont trouve un premier écho dans la tour de l’édifice du col, écho qui se démultiplie ensuite dans les tours des remparts de Narni.



1780 cc Towne_Francis_Pont Narni_schema
De même, la forme triangulaire de la toiture est rappelée dans le profil des trois collines.

La tour de garde donne le La à la composition, et  organise l’harmonie de l’ensemble.


Le pont médiéval de Narni

1826, gravure de Villeneuve, dessin de Michallon

1826_Villeneuve_Michallon_Pont Narni
Ici, Michallon (un des maîtres de Corot) n’a retenu du pont que sa tour, ramenant les cinq arches à trois.  La  charrette de foin va-t-elle ou pas réussir à franchir l’arche étroite, telle est la question que l’artiste  se pose, et pose au spectateur.

Question effectivement d’actualité,  en ce début du XIXème siècle où, un peu partout se pose la question de la démolition des remparts médiévaux, pour cause de modernité.


 

1827 Barbot Prosper Louvre1827, dessin de Prosper Barbot, Louvre

1930 Narni Collection Patumi Simone, Cassa di Risparmio di Narni e TerniCarte postale, vers 1930, Collection Patumi Simone, Cassa di Risparmio di Narni e Terni

Barbot retient toujours le même point de vue, avec Narni à l ‘arrière-plan.


Childe Harold's Pilgrimage - Italy exhibited 1832 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851

Le pèlerinage de Childe Harold
Turner, 1832, Tate Gallery

Lors de son exposition, le tableau était accompagné de ces vers de Byron :

… Et maintenant, belle Italie !
Tu es le jardin du monde…
Même désertée, qu’y a-t-il de comparable à toi ?
Tes mauvaises herbes sont belles, tes déchets
Plus riche que la fertilité des autres climats:
Ton épave est glorieuse, et tes ruines se parent
D’un charme immaculé qu’on ne peut altérer.

… and now, fair Italy!
Thou are the garden of the world…
Even in thy desert what is like to thee?
Thy very weeds are beautiful, thy waste
More rich than other climes’ fertility:
Thy wreck a glory, and thy ruin graced
With an immaculate charm which cannot be defaced.

Le romantisme des ruines et la gloire du couchant magnifient ces symboles de persistance et de fertilité que sont le pin et les jeunes gens qui dansent.


Le pont médiéval de Narni

1832, gravure de Allen, dessin de Harding

1832_Allen_Harding_Pont Narni
La même année, cette gravure anglaise nous montre le contraire : une Italie archaïque et moyennageuse, où les paysans  se pressent par la porte étroite, puis par le pont étroit, pour monter jusqu’à la ville crénelée.

En 1832, cela fait déjà sept ans que le premier train de voyageurs a roulé en Angleterre.


The Magazine of art 1878 London, New York, Cassell, Petter and Gallpin p 236 P S Kelton
Approach to Narni

Gravure de P S Kelton, The Magazine of Art, 1878, Cassell, Petter & Gallpin p 236

Même impression de lenteur médiévale sous ce point de vue légèrement différent.


 

 

The Magazine of art 1878 London, New York, Cassell, Petter and Gallpin p 238 PatersonGravure de Paterson, The Magazine of art, 1878, Cassell, Petter & Gallpin, p 238

1915 Narni Collection Patumi Simone, Cassa di Risparmio di Narni e TerniCarte postale de 1915, Collection Patumi Simone, Cassa di Risparmio di Narni e Terni

La gravure, tirée du même ouvrage, nous montre le pont médiéval après la réparation des dommages de 1849. Le tablier sera ensuite modernisé par une structure en fer, pour faciliter le passage des gros véhicules.


1895 Enciclopedia Illustrata edition Sonzogno

1895, Enciclopedia Illustrata, edition Sonzogno

Dans cette gravure d’après photographie, le pont est une porte fortifiée parmi les autres, sur le chemin qui serpente vers la ville haute.


Références :
[3] Histoire du pont par Giuseppe Fortunati http://www.narnia.it/articoli1.htm
[4] Illustration extraite de Agostino Martinelli, 1676, « Descrittione di diversi ponti esistenti sopra li fiumi Nera, e Tevere » https://books.google.fr/books?redir_esc=y&hl=fr&id=RAeB6RuEgRoC