La page de Jacques Bousquet

28 octobre 2012

Notules d’un vieux caravagesque français


Mes anciens travaux

J’étais à Rome à l’Ecole française au Palais Farnèse en 1948-50, et j’ ai réuni mes travaux dans « Jacques Bousquet : Recherches sur le séjour des peintres français à Rome au XVII° siècle », sujet de ma thèse du Louvre en mai 1951, revu et édité seulement en 1980 à Montpellier, grâce à mes amis Michel et Mireille Lacave et J.P. Rose, que je n’ai pas assez remerciés.

Dans ce livre, j’avais étudié en chapitres successifs les ressources des archives romaines :

  • pour les hommes, Fonds de l’Académie de Saint-Luc et des paroisses,
  • pour les oeuvres, Fonds de Saint-Louis des français et documents des grandes famillles

(avec bien des lacunes que complètent les travaux ultérieurs, mais on a aussi oublié beaucoup d’éléments, que je suis le seul à fournir, malgré mes tables, car je donnais des listes d’artistes, et encore 45 planches d’oeuvres en relation avec mon sujet).

Entre temps, j’ai été archiviste de l’Aveyron, puis professeur d’Histoire de l’art médiéval à Montpellier, avec une thèse sur La sculpture à Conques au XII° siècle (publiée à Lille en 1973) et un travail complémentaire sur Le Rouergue au premier Moyen Age, publié par la Société des Lettres de l’Aveyron. Tout ceci pour dire que l’art du XVII° n’a jamais été mon thème essentiel, et je ne l’ai repris en 1980 que pour mieux l’abandonner ensuite. Que de travaux après 1950,  que je n’ai suivis que de loin.

J’ai pris ma retraite en 1986 et suis entré en 2006 à la Résidence Saint Cyrice de Rodez, mon pays natal. Depuis, mon fils Philippe m’a un peu initié à Internet, et il a ouvert de son côté un site : Artifexinopere, où il a déjà publié nombre de notes curieuses sur des tableaux de tous genres. Pour ma part, je n’ai jamais voulu ouvrir un blog ni envoyer des e-mails, refusant de me trouver en face de questions oiseuses quand il suffit de lire mes livres ou articles, et c’est si facile de les trouver avec Google !

Je repense encore en fouillant dans ma mémoire comment j’avais travaillé il y a si longtemps et fait des découvertes de textes, dont un sur la pose des tableaux de Caravage à Saint-Louis des Français (Revue du Louvre 1953 , n° 2, avec un texte de René Jullian qui publiait au même moment un livre sur lui, mais depuis, quel spécialiste n’a pas écrit son livre sur Caravage ! (Jullian a pu ainsi être du jury de ma thèse sur Conques en 1971, car il était également auteur d’études sur la sculpture romane italienne).

J’avais pu retrouver à la fois des oeuvres et son testament et inventaire après décès pour Charles Mellin, peintre lorrain alors totalement oublié, et trouvé aussi qu’on l’avait préféré à Poussin (en tant que fresquiste) pour un décor à Saint-Louis des Français. D’où ma participation au grand colloque Poussin et l’amitié d’André Chastel qui m’a poussé (mais pas seul) vers le professorat d’Université.

J’ai encore publié un article sur Jean Lhomme, compagnon de Valentin à Rome et « caravagesque » comme lui, dans la Gazette des Beaux-Arts de 1959. On a retrouvé un tableau de lui et j’avais pu le signaler dans ma « mise à jour » de 1980, mais après cette date et la grande exposition des « Caravagesques français » de 1973-74 préparée par Arnaud Brejon de la Vergnée et J. -P. Cuzin, je n’ai plus cherché à « suivre » pour un domaine où les publications et les expositions allaient en se multipliant.

Retour au caravagisme

A 89 ans, j’étais très loin de tout, dans ma chambre de maison de retraite à Rodez, quand mon fils m’a apporté l’énorme catalogue « Corps et ombres » de la double exposition à Montpellier et Toulouse cet été 2012, qui passe en revue une foule de représentants du Caravagisme européen, surtout du Nord (un tableau pour chacun), jusqu’à ceux qui ne sont pas allés à Rome, comme Georges de la Tour (article de Paulette Choné). Par contre, Valentin, le plus grand des caravagesques français, n’est même pas à l’index !

J’y ai trouvé (p. 38) dans l’article de Gianni Papi un résumé de sa  « métamorphose » (terme malrucien !) du « Maître du Jugement de Salomon » en « Ribera jeune », avec la ré-exposition des oeuvres concernées, d’abord au Prado de Madrid, puis à Naples en 2011-2012.

Ce qui suit va donc être centré sur le « Maître du Jugement de Salomon », que je voudrais continuer à distinguer comme un caravagesque sans doute français, à cause de la monumentalité sculpturale de plusieurs figures et une certaine majesté même dans l’horrible.

1 La diseuse de Caravage

20 octobre 2012

A la toute fin du XVIème siècle, Caravage  peint un jeune naïf pris en mains par une belle gitane.  Tous les ingrédients qui, dans les années suivantes, feront le succès du thème, sont déjà là, magistralement mis en scène.

La Diseuse de Bonne  Aventure

1596-1597, Caravage,  Louvre, Paris

Le_Caravage_-_Diseuse_de_bonne_aventure
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Une tranche de vie

Au premier degré, le tableau montre une scène banale des rues romaines. Bellori, en 1672, présente le tableau comme une inspiration subite tirée de la réalité : « il (Caravage) appela une gitane qui passait là par hasard dans la rue, la conduisit à l’auberge, et la peignit en train de prédire l’avenir… »


Une intention moralisatrice

Reste que les contemporains comprenaient fort bien la condamnation implicite du naïf : « L’appel à une figure de magicienne renforçait la condamnation morale d’un jeune fanfaron oisif qui cherche les plaisirs et veut ruser avec Dieu sur la prédiction du temps et son propre destin ». Après Caravage, O. Bonfait, 2012, p 131


La différence de potentiel

Toute l’électricité du thème repose sur des oppositions multiples  : fille/garçon, milieu populaire/milieu aisé, habit simple/riches étoffes. Turban contre chapeau à plume, les deux couvre-chefs surplombent la scène  comme les enseignes des deux camps éternellement opposés : nomades contre sédentaires, étrangers contre autochtones, humbles contre superbes.

Le naïf est ici, essentiellement, un natif : il n’a pas l’imagination de ceux qui voyagent, l’astuce de ceux qui doivent se débrouiller pour vivre dans les marges.

Le plumet sensuel

Dans l’Iconologie de Ripa (1593), l’emblème représentant les sens est un jeune homme « avec un panache sur la tête, car les sens sont changeants, tout comme le plumet qui bouge au gré du vent ». Le couvre-chef du jeune homme nous désigne donc d’emblée sa faiblesse : il est gouverné par ses sens.

Le rapport de force

La main gauche fièrement campée sur la hanche, à côté du pommeau de l’épée, clame la force virile du jeune homme. Objectivement, c’est lui le puissant, lui qui est destiné par nature à dominer la situation. Mais sa main droite, celle qui devrait tenir l’épée, est dégantée, sans protection, déjà prise dans le piège des mains agiles de la gitane.

Nous sentons que le jeu est joué, le rapport de force a tourné en faveur de la faiblesse apparente. Comme nous le confirme, très subtilement, le cadrage :  le jeune homme est en retrait, acculé à droite contre le bord du tableau, coincé en haut par les ombres descendantes.

La gitane déjà pousse son avantage.


Le double sens

Toute la puissance du thème est résumée dans le double sens du titre. Officiellement : La diseuse de bonne aventure ; en vérité : La faiseuse de mauvais coups. Nouvelle série classique d’opposition entre le discours et les actes, les belles paroles et les coups bas, les espérances fumeuses et la réalité prosaïque.

L’instant ironique

Les deux personnages sont muets. Caravage a saisi l’instant paradoxal où la « diseuse » se tait, où son discours mirobolant a triomphé du naïf, laissant place à  la communication non-verbale.

Les registres parallèles

De façon simple, mais efficace, la composition est divisée en quarts.

Le_Caravage_-_Diseuse_de_bonne_aventure_Composition

Dans la moitié supérieure, un dialogue de regards maintient le garçon sous emprise tandis que dans la moitié inférieure les mains vivent leur vie propre.

Le registre du haut est celui de la conscience, intense pour la fille et atténuée pour le garçon ; en bas celui de l’insu, où les automatismes de la manipulatrice prennent le contrôle, pour un instant, de la main inerte de sa victime.


L’objet subtilisé

Tandis que l’index continue de caresser une des lignes de la paume, le majeur de la gitane se recourbe en crochet pour faire glisser la bague que le jeune homme porte à l’annulaire.

Le_Caravage_-_Diseuse_de_bonne_aventure_Mains
Après la captation d’attention par la parole, puis par le regard, voici une troisième technique de magie rapprochée : le double stimulus, une sensation tactile masquant l’autre.

Remarquons que l’objet est doublement subtilisé : par la gitane, mais aussi par le peintre, autre prestidigitateur. Le jeune homme ne voit pas le truc, nous non plus nous ne voyons pas la bague.

Dès cette irruption fracassante du thème sont déjà présents les traits qui feront sa fortune dans la peinture occidentale : l’ironie du titre ; les oppositions fortes entre les deux personnages ; les deux registres haut et bas ;  l’idée de retournement de situation où, grâce à son habilité, le pauvre triomphe du riche, l’humble du fat.

Chacun sait, même les jeunes gens naïfs du XVIème siècle, que les gitanes sont habiles et que les prédictions sont mensongères. Le thème ne se limite pas au premier degré, pour dénoncer la crédulité de la jeunesse.  Ce qui est visé, c’est sa futilité et son manque d’imagination. Car si le jeune homme veut bien donner une petite pièce contre un moment d’amusement, à aucun moment il ne pense qu’il risque d’y laisser sa bague. L’échange apparent – petite monnaie contre monnaie de singe – dissimule une transaction lourde : il faut qu’un objet de valeur passe de main en main, c’est à ce prix que le tableau fonctionne. L’élégance supérieure de Caravage est de ne pas insister.

Enfin, notons que cette version se prête à des interprétations hasardeuses : en dégantant, puis dé-baguant le très jeune homme, en lui « prenant son anneau », faut-il comprendre que la gitane le soulage de sa composante féminine et le fait advenir à sa virilité – auquel cas nous serions dans la thématique d’un déniaisage déguisé ? Ou faut-il entendre exactement l’inverse, en prenant l’expression dans son sens le plus trivial ? En inversant les rôles, en donnant à la femme le rôle dominant, il est clair que le thème dérange, et ouvre la porte à bien des ambiguïtés.

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2 La diseuse et sa mère (Vouet)

20 octobre 2012

Vingt ans après Caravage, Vouet reprend le sujet en introduisant un troisième larron : une vieille gitane, qui va forcer le thème dans le sens des bohémiennes voleuses, et expliciter les enjeux d’argent et de sexe que Caravage s’était contenté de suggérer.

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La Diseuse de Bonne  Aventure

1617, Vouet,  Galleria Nazionale d’Arte Antica, Rome

vouet 1617 diseuse de bonne aventure

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Le rapport de force

L’homme se trouve acculé au centre du tableau, entre la diseuse qui l’attire et la voleuse qui, dans son dos, le soulage de sa bourse.

La composition joue sur la symétrie entre la jeune et la vieille, la belle et la laide, semblablement voilées de blanc. Cependant les expressions des deux femmes sont à contre-emploi : celle qui devrait charmer par sa jeunesse porte sur  l’homme un regard grave ; et celle qui devrait se concentrer sur son larcin sourit de sa bouche édentée et regarde le spectateur d’un air entendu.


Aparté sur l’admoniteur
On appelle ainsi le personnage d’un tableau qui semble prendre à témoin le spectateur. Le procédé avait déjà été indiqué par Alberti :

« Il est bon que dans une histoire, il y ait quelqu’un qui avertisse les spectateurs ce ce qui s’y passe ; que de la main il invite à regarder ». Alberti, De pictura, 1435


L’instant ironique

Et que fait la main droite de l’admonitrice ? Un geste obscène  par dessus l’épaule de sa victime. (voir – Faire la figue).

vouet 1617 diseuse de bonne aventure_detail
Ainsi non seulement la vieille ne se dissimule pas au spectateur, mais en plus elle le prend à témoin de la bêtise du lourdaud  : sa main gauche agrippe sa bourse tandis que, juste au dessus sa main droite figure un sexe masculin minuscule,  montrant ainsi tout le mépris d’une bohémienne en fin de carrière envers tous ceux qu’elle a dupés.

Un gars de la campagne

Si Vouet peut se permettre de tourner l’homme en ridicule, c’est qu’il ne s’agit plus d’un fils de famille trop naïf,  comme chez Caravage. L’antagonisme entre le natif et le nomade, entre le riche et le pauvre, s’est ici transformé en une opposition au sein de la même classe populaire, entre les futées de la ville et le lourdaud de la campagne.


Le tabouret de traite

bottaculCe dernier est probablement un vacher, puisqu’il porte sur l’épaule un tabouret de traite à pied unique (qu’on appelle dans les Alpes Françaises un bottacul) : fixé par une corde sur le fessier du berger, il lui permettait d’avoir les mains libres pour passer d’une bête à l’autre (ci contre un modèle moderne, trouvé sur http://thinlay11.canalblog.com/tag/bergers)

Le choix de cet accessoire rare est ici parfaitement pertinent :

l’homme, après avoir trait ses vaches, se fait à son tour soulager par de plus redoutables femelles.




Les registres parallèles

vouet  1617  diseuse de bonne aventure_Synthese

Dans le registre du haut :

  • à gauche, la main  de l’homme brandit  un symbole phallique ambitieux – qui serait, de par son usage de « bottacul », plutôt menaçant pour son propre  fessier ;
  • à droite, la main  de la vieille raille cette vantardise,  en mimant un sexe masculin miniature et une pénétration ridicule.

Dans le registre du bas :

  • à gauche, les mains caressantes de la diseuse enveloppent la pogne de l’homme ;
  • à droite, la main castratrice de la voleuse le soulage de sa bourse.

Ainsi, cerné par ces deux monstres de puissance féminine que sont la Jeune Fille aguichante et la Vieille Femme rouée,  le pauvre naïf nous est montré pris en sandwich entre ce qu’il voit ou espère, et ce qui est.

Le tableau porte  deux sous-titres. L’un à l’usage des moralistes :

la diseuse et la voleuse

L’autre  à l’intention des connaisseurs du langage des gestes :

le baiseur baisé.

Article suivant : 3 La diseuse, sa mère et ses soeurs (de La Tour)

3 La diseuse, sa mère et ses soeurs (de La Tour)

20 octobre 2012

A l’extrême fin de la période caravagesque, Georges de la Tour nous donne du thème une interprétation des plus carrées.

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La Diseuse de Bonne  Aventure

Georges de La Tour, 1635, Metropolitan Museum of Arts, New York

La-Tour_Diseuse_de_bonne_aventure

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Le rapport de force

La Tour a conservé la composition de Caravage, mais avec quatre bandes verticales (le tableau a été raccourci sur sa gauche et légèrement élargi sur le haut).

La-Tour_Diseuse_de_bonne_aventure_Composition

Cette fois, il a ôté toute chance au jeune homme, en l’entourant de quatre redoutables femelles.


Les registres parallèles

Le jeune homme renvoie à la vielle femme un regard suspicieux, mais n’a pas conscience des trois autres regards qui le clouent au centre du piège. Les personnages sont statufiés dans leurs méfiances croisées ; ce qui vit, ce sont les regards en haut, et les mains en bas,  jouant leurs jeux de dupes dans leurs registres parallèles.


L’instant ironique

La Tour a saisi un instant bien particulier, où le jeune homme présente sa paume tandis que la diseuse brandit une pièce entre le pouce et l’index. Est-ce l’instant du paiement, essaie-t-elle d’amadouer le jeune homme pour avoir une autre pièce ?

La-Tour_Diseuse_de_bonne_aventure_Piece

En fait, il s’agit d’une technique de prédiction qui se pratiquait à l’époque : la diseuse ne lisait pas les lignes de la main, mais se concentrait sur une pièce marquée d’une croix, que le sujet devait tenir dans sa paume ( voir G. de La Tour, catalogue de l’exposition du 3-10-1997 – 26-01-1998, p 153, Ed. Réunion des Musées Nationaux, Paris 1997 )

Sans doute la marque de la croix avait-il pour but de blanchir le côté diabolique de la divination.  Peut-être aussi la pièce servait-elle à la fois pour la prédiction et le paiement – bonne manière pour la praticienne de s’assurer que son client avait de quoi.

Ici, la pièce sert bien sûr à focaliser l’attention du nigaud sur la vieille et sur son boniment,  tandis que ses filles lui font les poches.


Des pickpockets professionnelles

Comme chez Caravage, tout se passe dans la lumière du jour. Mais La Tour ne suggère pas, il démontre  : nous voyons la main de le première gitane qui se glisse dans la poche droite en soulevant délicatement la tunique ; nous voyons la main de la seconde qui, avec une petite pince, sectionne délicatement la chaînette de la médaille.  Enfin, la main de la troisième se tend déjà, dans l’ombre, pour récupérer le butin et s’esbigner en douce.

Ce qui était suggéré chez Caravage est ici appuyé, surchargé, comme si l’épuisement du thème obligeait à forcer le trait. La fille de gauche porte des soleils sur son corsage, pour bien signifier qu’elle est une orientale  et une voyante.
La-Tour_Diseuse_de_bonne_aventure_Soleil
Et la vieille femme montre clairement, par le motif brodé de sa chasuble (des lapins guettés par des aigles), quel sort est réservé au naïf.

La-Tour_Diseuse_de_bonne_aventure_Lapins

En quarante ans, le goût a évolué. Les ambiguïtés de Caravage ne sont plus de mise : une vieille femme face à un jeune homme nullement efféminé, voilà tout.

Article suivant : 4 La Vie de Bohême (Valentin)

4 La Vie de Bohême (Valentin)

20 octobre 2012

La Réunion dans un cabaret nous montre un thème proche de celui de la Diseuse de bonne aventure : un jeune homme détroussé par une gitane, non plus en plein air, mais dans l’obscurité d’un bouge. Ici, on n’amuse pas les gandins par de belles paroles et de flatteuses prédictions :

on les endort avec de la musique, on les engourdit avec une lourde tourte et du vin.

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Réunion dans un cabaret

Valentin de Boulogne, 1625, Louvre, Paris

Valentin_Réunion dans un cabaret

Le rapport de force

Horizontalement, la composition en quatre bandes est plus équilibrée que celle de La Tour : un homme, une femme, un homme, une femme.

Valentin_Réunion dans un cabaret_Composition

C’est verticalement que se lit l’infériorité du jeune homme : il penche la tête, au milieu des trois adultes qui le guettent.

L’entraîneuse

La fille à la poitrine avantageuse pose son bras droit sur l’épaule de l’homme qui sert à boire : geste de familiarité qui trahit, maintenant que le nigaud est engourdi par le vin, la complicité entre l’entraîneuse et son protecteur. Le geste interrompu de sa main gauche, tenant en l’air une tranche de saucisson, peut être compris comme le signe qu’elle donne à sa complice la gitane : « Tu peux y aller, il est mûr ».

L’instant ironique

Le garçon joue du pipeau. C’est l’instant où il est « pipé ».


Le pipeau

Souvent, dans les scènes de genre, la musique est une métaphore du plaisir des sens ; et la flûte, un symbole grivois.

Ici, la position centrale du pipeau, seul instrument de musique de l’étrange solo, exacerbe cette valeur symbolique. D’autant que la diagonale montante réunit l’instrument et les deux verres de vin, celui de l’homme et celui de la gitane, qui ont remplacé, pour le jeune homme, le plaisir plus intense qu’on lui avait fait miroiter : la tourte éventrée, à proximité immédiate, en donne d’ailleurs une image parlante.

Valentin_Réunion dans un cabaret_Pipeau
Remarquons enfin la dague, à la ceinture de l’homme mûr, qui fait contraste avec le pipeau du jeune homme, et renvoie d’autant plus celui-ci à sa valeur de substitut infantile.


La « légende vivante »

Le Joueur de pipeau serait pour l’oeuvre le titre le plus pertinent. En effet, le jeune aventurier, réduit par la malignité des trois adultes à une activité clairement auto-érotique, joue dans le tableau le rôle de ce que nous pourrions appeler une « légende vivante », une sorte de calembour visuel : « jouer du pipeau » signifiant à la fois « produire de l’air » et « se contenter de soi-même ».


Le cube organisateur

La répartition des personnages selon les quatre faces du cube met en évidence l’isolement du jeune homme, face au redoutable trio :

  • le Souteneur, qui tire les ficelles,
  • la Prostituée, qui a servi d’appât,
  • la Voleuse, qui consomme le larcin.

Par contraste avec les deux oeuvres précédentes, ce sont ici les objets qui permettent d’élucider l’histoire :

  • la tourte éventrée suggère l’acte espéré ;
  • la dague montre où se trouve la virilité réelle ;
  • le couteau sur la table  pointe vers la victime désignée ;
  • le pipeau résume son impuissance, dans tous les sens du terme.

Valentin de Boulogne, Concert (c. 1615). Indianapolis Museum of Art

Concert
Valentin de Boulogne, vers 1615, Indianapolis Museum of Art.

La toile du Louvre a eu un prototype, une dizaine d’années plus tôt, dans cette composition nettement moins structurée.

Les cinq personnages sont des types isolés, qui exécutent chacun un geste conventionnel :

  • la gitane montre sa pièce divinatoire de la main droite en dérobant dr l’autre le mouchoir du soldat ;
  • le soldat assis joue du luth :
  • le soldat au béret rouge joue le rôle du naïf ;
  • le soldat debout verse du vin ;
  • le jeune homme joue de la flûte.

Les objets sont les mêmes (la table-sarcophage, la tourte éventrée, le couteau, le saucisson tranché) mais ne s’organisent pas de manière symbolique.

Ainsi la composition ne recèle pas une histoire commune, mais réunit simplement des personnages récurrents des toiles de Valentin.

5.1 La diseuse de Régnier

20 octobre 2012

 

La version de 1625 de Nicolas Régnier nous propose, trente ans après l’introduction du thème à deux voix par Caravage, et en même temps que la version à quatre voix de Valentin, un autre quatuor particulièrement sophistiqué.

La diseuse de bonne aventure

1625, Nicolas Régnier , Louvre, Paris

Regnier_La diseuse de bonne aventure

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Un quatuor

Nous retouvons presque les mêmes personnages que dans le tableau de Valentin : une belle gitane, un homme à plumet, une vielle gitane voleuse qui est sans doute la mère de l’autre. Sauf que le quatrième personnage, le naïf, est ici une belle dame, contrairement à ce voudrait la logique de l’alternance hommes-femmes. Et c’est tout ce qui fait l’intérêt de cette très exceptionnelle version.


Le rapport de force

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Composition
L’analyse du rapport de force confirme le caractère très original du tableau, et renvoie des conclusions contradictoires.

D’un côté, la naïve, par sa position assise, se trouve bien en position d’infériorité par rapport aux trois autres comparses. Mais cette infériorité est contrariée par sa présence massive,  qui occupe exactement la moitié de la surface du tableau, sous la diagonale montante. Fermement appuyée du coude contre la table, elle ne donne guère l’impression d’être menacée : c’est plutôt elle qui compresse les trois autres dans le coin supérieur gauche du tableau.


Intérieur ou extérieur

Le décor est ambigu  : la colonne suggère une scène d’extérieur, le tapis et la table une scène d’intérieur. Disons que nous sommes sous un portique.

Lignes de fuite

Le socle de la colonne et l’arête du tapis permettent de construire une perspective (le point de fuite se trouve sur le bord gauche du tableau, un peu au dessus de la médiane horizontale). Mais il n’en résulte aucune sensation de profondeur : la lecture reste frontale.

Le véritable rôle de ces lignes de fuite est autre : focaliser l’oeil du spectateur sur le sujet officiel – la main de la diseuse – en laissant à l’écart le sujet occulte : la main de sa mère, dans l’ombre, qui soulève délicatement le cordon de la bourse.

La composition déséquilibrée, la posture de la « naïve » qui loin de se trouver en retrait semble au contraire dominer la situation, donne une impression d’incorfort sémantique. Nous sentons que le sujet officiel – une jeune femme riche dépouillée par deux gitanesn’épuise pas les significations du tableau.

Campée dans son bouillonnement de velours et de tulles, la « naïve » est bien plus que le prétexte à une splendide étude de tissus :

c’est une star !

En déplaçant la bonne vieille opposition – fille rusée contre garçon immature, sur le terrain d’un duel de dames, Régnier introduit un élément d’incertitude qui renouvelle puissamment le thème : le combat n’est pas gagné d’avance, la victoire n’est peut être pas du côté que l’on croit.

Un schéma résume ce que nous savons pour l’instant du tableau :

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Schema 1

5.2 Le renard et la poule

20 octobre 2012

Nous avons jusqu’ici laissé dans l’ombre le dernier acteur de la scène : l’homme au plumet, dont  l’oeil seul apparaît en pleine lumière et nous fixe avec intensité, comme pour nous prendre à témoin de ce qu’il nous faut voir maintenant : un premier retournement de situation.


Regnier_La diseuse de bonne aventure_Main_Voleur
Le double larcin

Dans sa main droite, en marge du tableau, l’homme brandit une tête de poule.

Nous avons vu que les lignes de fuite découpent, à la manière d’un spot, un triangle qui attire l’oeil vers ce que nous devons voir en premier.

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Triangle_Visible 2

Juste à l’extérieur de ce triangle d’intérêt, comme la main de la voleuse, la main de l’homme accomplit un deuxième geste occulte : nous comprenons que lui-aussi est un voleur.


Marchand-doiseau-1615-20-Pensionante-de-Saraceni-Prado-Madrid.jpg

Marchand d’oiseau,  Pensionante de Saraceni, 1615-20, Prado, Madrid

L’idée du voleur de  poule à la main liminaire avait déjà été exploitée dix ans plus tôt par le Pensionante de Sareceni, dans ce tableau où un marchand, obnubilé par les deux pièces en paiement de deux poules, se fait dérober une troisième. Et donc proprement plumer, comme le souligne le croupion du quatrième volatile.

Le voleur chez Valentin

 

Un autre tableau de Valentin prolongera la même idée dix ans après Régnier, en explicitant ce que celui-ci montrait encore de manière allusive.

 

Valentin_Diseuse de Bonne Aventure_CompositionCe tableau est divisé en six bandes verticale, avec un personnage féminin dans la bande  centrale de chaque moitié. Les deux bandes de droite montrent une scène musicale secondaire (une guitariste, un harpiste).

 

Valentin_Diseuse de Bonne Aventure

La diseuse de bonne aventure

Valentin de Boulogne, 1635, Louvre, Paris

A l’extrême-gauche, un homme enveloppé dans une cape, armé d’une dague, le visage dissimulé sous un chapeau à plume – véritable traître de série B – se penche pour tirer par le cou une poule que la gitane cachait dans une poche dorsale de sa robe.

 


Le voleur chez Manfredi

 Mais le véritable inventeur du thème du double larcin, celui dont Régnier s’est directement inspiré, est Bartolomeo Manfredi.

Manfredi_Diseuse de Bonne Aventure

Diseuse de bonne aventure,

Manfredi,1616-17, Detroit Institute of Arts

Les quatre personnages de Régnier sont  déjà présents, mais de droite à gauche :  l’homme à la plume, la jeune gitane avec son collier de corail, la vieille – sosie exact de celle de  Régnier, et enfin le naïf.

Malheureusement, l’assombrissement du tableau permet à peine de deviner la main de l’homme subtilisant la poule.

La voleuse de poules

Qui vole des poules ? La gitane. Pourquoi les vole-t-elle ? Pour les manger, sans doute, mais aussi pour jeter des sorts. De nombreux rituels magiques font appel à des coqs ou de poules noires, dont la couleur fait accointance avec le diable. En particulier, le rituel appelé le « jeûne noir »,  consiste, en cas de vol, à jeûner strictement pendant 9 vendredis, en compagnie d’une poule noire : ensuite, soit le voleur rend son butin, soit il meurt !  ( Leland, Charles G., Gypsy Sorcery & Fortune Telling, 1891, p 137)

Paradoxe que la poule de notre tableau, volée puis revolée sous nos yeux, puisse également être une parade contre le vol !

L’homme-renard

Qui également vole des poules ? Comme le confirment le regard rusé et le plumet-queue, trophée qui orne son chapeau : l’homme dans l’ombre est un renard. Mais ici c’est un super-prédateur, un voleur de voleuse de poules.

Le collier de corail

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Collier_Corail
Le collier de corail au cou de la gitane apparaît comme singulièrement ironique : le corail, sensé être une protection contre le mauvais oeil, ne protège visiblement pas contre les mauvais coups.

La gitane est ainsi doublement ridiculisée : en tant que voleuse volée, et en tant que propagatrice de superstitions dont elle démontre elle-même la vanité.

Deux coquins

Regnier_La diseuse de bonne aventure

La composition symétrique du tableau de Régnier nous saute maintenant aux yeux : il nous présente non pas un, mais deux larcins simultanés.

Au fond dans l’ombre, les prédateurs, l’homme et la mère, réduits aux visages et aux mains, rapprochent  leurs têtes, dans une sorte de solidarité de coquins ; mais leurs regards divergent, chacun concentré sur sa proie : à gauche la gitane, à droite la naïve.

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Têtes_coquins


Prédateurs et proies

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Main_VoleurRegnier_La diseuse de bonne aventure_Main_GitaneRemarquons une certaine similitude de posture entre voleur et  victime : à gauche la main de l’homme se referme autour du cou de la poule un peu comme celle de la gitane dans la paume de la naïve.



A droite, la delicatesse du geste  de la mère semble mimer celui de sa victime : la main qui soulève la bourse ressemble à celle qui froisse le tulle.
Regnier_La diseuse de bonne aventure_Main_Gitane_Naive
Et la main qui désigne accompagne le mouvement de la main tendue.
Regnier_La diseuse de bonne aventure_Main_Gitane_Naive_2

Au summum d’une empathie maligne, chacun des voleurs synchronise son attitude sur celle de sa victime : pour mieux l’influencer, l’envelopper, se fondre avec elle.

Le tableau nous démontre visuellement que, dans une captation réussie, le prédateur devient sa proie.

Représentons en bleu, dans le schéma, le nouveau thème qui vient de s’introduire : celui de la  Voleuse Volée.

 Regnier_La diseuse de bonne aventure_Schema 2

5.3 Le coq et la poule

20 octobre 2012

A ce stade de l’analyse, il nous faut revenir  au personnage principal que nous n’avons pas cessé d’appeler la « naïve ». Qui est véritablement la belle dame aux riches soieries ?

Un tableau de Vouet va nous donner la clé de son identification, et nous mener à un deuxième retournement de situation : la naïve est, elle-aussi, une voleuse !

La diseuse de bonne aventure

Vouet , 1618 à 1620, Musée des Beaux Arts du Canada, Ottawa

Vouet La diseuse de bonne aventure

 

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Vouet nous montre une gitane volée pendant qu’elle dit la bonne aventure.  Le larcin secondaire (sur la gitane) a complètement remplacé le larcin primaire (commis par la gitane).

Mais ce qui nous intéresse  surtout, c’est que pour la première fois, non seulement le client de la gitane n’est pas un naïf  (il ne se fait pas voler), mais en plus, comme dans le tableau de Régnier, le client est une cliente !


Le rapport de force

Ici encore, un quatuor alterné : femme, homme, gitane, homme.

L’homme de droite plonge sa main dans la poche dorsale de la gitane (on ne voit pas ce qu’il lui vole) tout en levant un index de connivence à l’intention de l’homme au chapeau à plume. Celui-ci, dans un geste très semblable à celui de la mère dans le tableau de Régnier, présente à la gitane une nouvelle cliente. Son côté « renard » est souligné par sa toque en fourrure, sa plume, et sa grimace entendue, qui s’adresse par dessus le visage suspicieux de la gitane, au comparse en train d’agir.


L’instant ironique

L’instant saisi est, comme La Tour le reprendra quinze ans plus tard, celui où la diseuse va poser la pièce dans la paume du sujet : mais ici, l’idée est exploitée à l’envers, c’est parce que la gitane se concentre sur la pièce qu’elle est vulnérable pour le pickpocket.


La dame en rose

C’est le quatrième personnage, la dame à gauche du tableau, qui nous intéresse particulièrement.  Ses pommettes roses, son sourire vulgaire, peut être un peu éméché, ainsi que la patte de son compagnon posée sur son épaule, indiquent clairement que, malgré son riche vêtement, ce n’est pas une dame de qualité  : d’ailleurs, que viendrait-elle faire dans le bouge ?

La dame en rose n’est autre qu’une courtisane, et l’homme à la plume est son souteneur.


L’admonitrice

La dame en rose joue un double rôle : côté scène, à l’intérieur du tableau, elle est la complice dans le piège tendu à la gitane. Côté parterre, vers l’extérieur du tableau, elle est le témoin parlant, l’admonitrice qui en aparté, en off,  explique la scène au spectateur : son sourire, le geste de sa main droite qui montre la plaisanterie, c’est à nous qu’elle les adresse

 

Vouet apporte une évolution au thème de la gitane volée inventé par Manfredi, en faisant  entrer une courtisane dans le rôle de la complice, premier quatuor où s’introduit   le thème de la prostitution.

Il ne restera plus à Régnier, pour boucler la boucle, qu’à attribuer à la courtisane  le rôle de la victime.

Le schéma complet

 

Armés de cette idée que la dame est une courtisane, revenons au tableau de Régnier


La femme vénale

Nous aurions pu y penser plus tôt : une femme qui se promène avec une bourse cachée sous sa robe n’est pas une dame de qualité : c’est bien une femme vénale.


La troisième tromperie

La main gauche de la dame relève le tulle doré qui couvre sa robe de velours. Geste incongru pour une naïve, mais qui trouve maintenant toute sa place dans l’économie du tableau : le geste machinal de séduction trahit la courtisane.

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Jupe_Relevee

Toujours en dehors du triangle d’intérêt, après la main de la mère et celle du voleur, nous venons de découvrir un troisième geste de tromperie : celui de la séductrice professionnelle.

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Triangle_Visible 3


Les deux voleuses volées

La courtisane est le  pendant exact de la gitane : car toutes les deux, à leur manière, sont des voleuses volées. Et les deux sont vulnérables au vol, justement parce que ce sont des voleuses :

  • la gitane a jeté son butin dans une poche dorsale, commode pour dissimuler, mais aussi facile à visiter par celui qui connaît le truc ;
  • quant à la courtisane, en relevant son voile d’un côté, de l’autre elle découvre sa robe, ouvrant ainsi le chemin vers sa bourse.


Bourse et poule

Les butins, poule et bourse, sont également symétriques  : ce que l’on dérobe aux  voleuses, dans les deux cas, c’est justement le fruit de leurs rapines. Les deux sont punies par où elles ont péché  :

  •  la gitane vole des poules,
  •  la courtisane vole des bourses, puisqu’elle remplit la sienne en vidant celles des hommes.


L’admonitrice

Ici, comme chez Vouet, la belle dame est un personnage-off, qui prend le spectateur à témoin :

  • au sens propre, en soulevant son voile, elle déclare le rôle qu’elle joue dans la scène, celui de la courtisane ;
  • au sens figuré, pour le spectateur, elle « lève le voile »  et l’invite à chercher plus loin, dans le double jeu de dupes du tableau.


La  plume du coq


L’homme est lui-aussi un admoniteur en ce sens qu’il délivre un message au spectateur. Mais ici, le message doit se lire au sens figuré, par une sorte de double calembour visuel :

  • par la plume de son couvre-chef, il nous précise son statut dominant : « c’est moi le coq« 
  • par son larcin, il nous explique très exactement en quoi consiste sa  profession de souteneur/renard : « voleur de poules »

 

 

Une fois admise la complicité entre la dame et le souteneur, la composition « tourne rond », et révèle une structure parfaitement symétrique, qui semble bien être l’invention de Régnier :

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Schema 3

5.4 Fusion et juxtaposition

20 octobre 2012

Maintenant que nous avons remis en place tous les éléments de la composition, prenons un peu de recul afin de comprendre le cheminement qui a pu amener Régnier à cette combinaison brillante.

La fusion de deux thèmes


Comment combiner deux thèmes

Régnier aurait pu peindre deux scènes de genre, très proches de tableaux que nous avons rencontrés :

  • tableau 1 : « Le naïf attiré par une diseuse de bonne aventure et plumé par sa mère » (cf La diseuse de Bonne Aventure de Georges de la Tour, sinon que le vol est commis par les filles et non par la mère)
  • tableau 2 : « Le naïf attiré par une courtisane et plumé par le souteneur » (cf Réunion dans un cabaret de Valentin, sinon que le vol est commis par une gitane complice)

La combinaison  des deux thèmes conduit au schéma suivant (tableau 1 en rose, tableau 2 en bleu) :

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Schema 4


Escamotage du naïf

L’idée géniale de Régnier est d’avoir escamoté le Naïf  en tant que personnage séparé, et de l’avoir fusionné avec l’un des personnages de l’autre tableau. Plus précisément, celui qui joue le rôle de la victime dans un tableau sert de complice dans l’autre, et réciproquement :

Ainsi :

  • la victime du tableau 1 est fusionnée avec la complice du tableau 2 (la courtisane)
  • la victime du tableau 2 est fusionné avec la complice du tableau 1 (la gitane)

On obtient le schéma suivant :

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Schema 5


Attirance entre femmes

Conséquence de cette fusion : l’attirance de la victime pour la complice, qui dans les thèmes de base était renforcée par une attraction sexuelle implicite, devient ici par la force des choses une attirance entre femmes. D’où peut être l’impression de malaise que provoque d’emblée la composition.

Bien que pondérée par la présence des autres personnages, nous ressentons intensément l’étrangeté de la relation de séduction entre ces deux éclatantes beautés, égales par la splendeur de leur mise mais rivales par la couleur de leur peau et les armes de leur profession (robe de voleuse contre voiles d’entraîneuse) : deux gladiatrices affrontées.


Un quatuor de coquins

L’escamotage du naïf  a permis de faire  apparaître deux personnages  paradoxaux, à la fois victime et complice. Du coup au larcin primaire  « la courtisane victime, la gitane complice » se superpose un larcin secondaire : « la courtisane complice, la gitane victime ».

Dans ce quatuor de coquins, c’est un peu comme si l’alto et le violon (i.e. la courtisane et la gitane) jouaient alternativement,  l’une le thème (la victime) et l’autre le thème renversé (la complice). Tandis que le violoncelle et la contrebasse (i.e. la mère et le souteneur) entonnaient, successivement, le thème unique du voleur.

 

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Schema 6


La voleuse volée

Elément de complexité supplémentaire : chacune des victimes/complices est elle-même une voleuse notoire, mais dans un vol antérieur (celui de la poule et celui de la bourse) qui nous est suggéré, mais pas montré.

Le thème du « voleur volé », renversement du thème du voleur, est donc également présent dans le tableau, mais de manière allusive.

Pour reprendre la métaphore musicale, c’est comme si le violon et l’alto, de temps à autre, jouaient pianissimo le thème renversé du violoncelle et de la contrebasse.

Un contrepoint pictural

Comme dans toute construction basée sur des symétries rigoureuses, apparaissent  de manière quasi automatique de nouveaux types de relations :

  •  s’il y a complicité entre chaque voleur et la victime de l’autre larcin, il y a duplicité entre le voleur et la victime  de son propre larcin : c’est ce que nous avons appelé l' »empathie maligne », cette manière qu’à le prédateur de synchroniser ses gestes avec ceux de sa victime ;
  • s’il y a attirance entre la victime et le complice du larcin, il y a réciproquement répulsion entre les deux voleurs : en effet, le système ne peut fonctionner que si chacun des voleurs ignore ce que fait l’autre (sinon il préviendrait son complice/victime).

 

Complicité /Duplicité

 

Ces relations que la réflexion nous a livrées, nous pouvons les retrouver visuellement, inscrites dans la composition spatiale du tableau. Supposons que :

  • les deux relations de duplicité correspondent au regard de chaque voleur vers sa victime,
  • les deux relations de complicité lient la poitrine du voleur et celle de son complice

 

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Duplicite_Complicite

Alors se révèle la recette simple et géniale que Régnier a utilisée pour fusionner  les deux larcins : tout simplement il les a croisés, c’est-à-dire qu’il a représentés le premier larcin dans le plan du tableau, et l’autre dans la profondeur.


Attirance / Répulsion

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Attirance_Repulsion

La relation d’attirance entre les deux victimes se prête également à une traduction visuelle : la gitane attire la main de la courtisane, tandis que celle-ci attire la gitane par son regard dominateur.

Enfin, la relation de répulsion entre les deux voleurs se traduit également de manière subtile et paradoxale :  la proximité spatiale entre leurs deux visages donne une impression factice de rapprochement,  car le mouvement de chacun obéit en fait à des logiques inverses :

  • la mère se penche en avant pour accéder à la bourse,
  • le voleur se penche en arrière pour extraire la poule de sa cachette.

La composition que Régnier a conçue est à la fois picturale et théorique. Le message moralisateur qui pouvait servir de prétexte dans les thèmes de base (« jeune homme, méfie-toi des maîtresses et des devineresses »), se trouve ici anihilé, au profit d’un exercice de virtuosité pure, choral plutôt que moral.

Le double larcin que nous voyons se commettre sous nos nos yeux n’est en rien une réparation, mais au contraire un accroissement du vol initial : la poule n’est pas retournée à son propriétaire, la bourse n’est pas restituée à l’amoureux dupé : les butins ne sont pas rendus, mais sur-volés. Au final, chacun des voleurs gagne et perd équitablement.

Le tableau de Régnier est donc parfaitement amoral, en ce sens qu’il ne cherche pas à se placer sur le terrain de la dénonciation édifiante,  mais seulement de la démonstration bluffante. A l’apogée du caravagisme, il termine un cycle d’enrichissement permanent  du sujet par la forme, et de la forme par le sujet. Chatoiement des étoffes, jeux d’ombres et de mains, postures théâtrales, vêtements typés, ambiguïtés sexuelles, sont ici exploités comme les ingrédients d’une combinatoire complexe, où les relations spatiales et formelles entre les personnages importent autant que le rendu d’une vérité psychologique.

La juxtaposition de thèmes

Regnier_diseuse de bonne aventure _budapest

Joueurs de carte et diseuse de bonne aventure
Nicolas Régnier  1620-23, Budapest

Un peu avant le tableau du Louvre, Régnier avait déjà testé les quatre personnages, mais sans penser encore au thème du double vol.

La brillante composition à neuf personnages du musée de Budapest constitue plutôt une juxtaposition qu’une fusion : on peut y distinguer deux tableaux quasiment disjoints :

  • le  tableau principal est consacré au thème du Jeu, avec un naïf à droite (le jeune homme au plumet jaune) confronté à quatre tricheurs : une courtisane qui nous montre son jeu, une autre qui essaie de lire dans celui du naïf, et deux soldats dont un tient dans sa main une carte supplémentaire.
  • sur les marges en haut et à droite s’introduit le thème secondaire de la gitane, de la mère et du naïf.

Regnier_diseuse de bonne aventure _budapest_composition

L’homme de l’ombre est déjà là, mais trop éloigné de la gitane pour pouvoir lui voler quoi que ce soit. Sa position, au-dessus des joueurs mais regardant vers la gitane, en fait l’un des pivots qui fait communiquer les deux scènes.
L’autre pivot est le jeune joueur qui se retourne en direction du naïf, ce qui donne à sa voisine la possibilité de regarder son jeu.

Regnier_diseuse de bonne aventure_Florence
Joueurs de dés et diseuse de bonne aventure
Nicolas Régnier , 1627, Florence, Offices

Un peu après le tableau du Louvre, Régnier développe à nouveau une de ces compositions combinant plusieurs thèmes dont il est coutumier  (on en trouvera d’autres exemples dans le livre de Annick Lemoine, Nicolas Régnier, Arthena, 2007).

Dans la moitié gauche du tableau, il reprend à l’identique le quatuor du double vol, maintenant  parfaitement bouclé . Et dans la  moitié droite il lui juxtapose une scène de jeu  à quatre joueurs, un jeune homme et trois vieux renards.

Regnier_diseuse de bonne aventure_Florence_composition

Ici il n’y a plus qu’un seul pivot entre les deux scènes : la courtisane.  Tournée vers la gauche, elle fait presque entièrement partie de la scène du double vol : seule sa main, posée sur la table, prouve qu’elle participe également à la partie de dés.

Depuis le duo simple de Caravage, le thème de la Diseuse de Bonne Aventure, tout en s’étoffant et en se complexifiant, a connu un glissement complet du centre d’intérêt :  la méfiance envers la Bohémienne s’est peu à peu transformée en apologie de la vie de Bohème.

« Ce qui est visualisé dans ces scènes de taverne, ce n’est plus une Bohémienne que l’on conduit à l’auberge et que l’on fait poser de manière fictive, mais la représentation d’un mode de vie, l’autopromotion d’un entre-soi, un reflet mythifiant aussi  des aléas de la vie de tous les jours ». Après Caravage, O. Bonfait, 2012, p 133

5.5 Vol simple, vol en réunion

20 octobre 2012

Chez Régnier, le vol est ternaire, impliquant les rôles du voleur, de la victime, et du complice qui fait diversion : c’est ce qui permet, en combinant deux larcins et en fusionnant deux rôles, d’obtenir le quatuor de voleurs que nous venons d’analyser.

Mais que se passe-t-il  on simplifie le thème en supprimant le complice ?

L’effet Ripolin

 

Lorsqu’il s’agit de représenter deux larcins dans un seul tableau, la fusion des rôles ne peut plus s’opérer qu’entre voleur et victime. Au lieu d’un carré, on obtient  un enchaînement linéaire à la Ripolin : le voleur qui vole le voleur qui vole le voleur. Ou encore : la victime qui est la victime qui est la victime…

Combinaison purement théorique ? Elle a été réalisée au moins une fois par Valentin, peintre plus direct  et plus binaire que Régnier, sans doute peu de temps après le double larcin de Manfredi.

Valentin_Diseuse de Bonne Aventure Toledo

La Diseuse de Bonne Aventure
Valentin de Boulogne, vers 1620, Toledo Museum of Art

 

Le voleur au béret rouge

Valentin_Diseuse de Bonne Aventure Toledo BonnetOn trouve dans plusieurs tableaux de Valentin ce type de béret, particulièrement indiqué dans notre cas pour évoquer la crête du coq !






La fille de la gitane

tin_Diseuse de Bonne Aventure Toledo détail panierAfin de renouveler le thème des gitanes en famille, Valentin a remplacé la vieille mère de Manfredi par une invention de son cru : une petite fille, qui porte dans un panier trop grand pour elle une grille et un trépied métalliques.


Les gitanes, peut-être  voleuses, sont aussi de redoutables ferrailleuses.



 

 L’effet Ripolin

Valentin_Diseuse de Bonne Aventure Toledo double vol
Tandis que le voleur déleste la gitane de sa poule, la fille de celle-ci déleste le voleur de sa bourse. Les deux larcins simultanés se produisent sur la même horizontale, mais restent pourtant complètement déconnectés dans la logique de l’histoire :  la petite fille ne cherche pas à venger sa mère puisqu’elle ne voit pas que celle-ci est en train de se faire voler.

Valentin_Ripolin

C’est le principe même de la chaîne Ripolin (et du poisson d’Avril) : aucun peintre ne voit plus loin que le dos du suivant, et aucun ne voit son propre dos.


Le comique souligné

A l’extrême droite, à l’opposé de la scène du double vol, un des soldats se retourne vers nous, dans le rôle désormais bien connu du commentateur, et porte un toast à la malignité des choses. A moins qu’il ne se prépare à faire boire un peu plus son jeune collègue naïf, entrepris par la gitane.

Toutes ces scènes de taverne où se côtoient soldats, voleurs, et voleurs de voleurs, devaient avoir pour les contemporains un effet comique qui ne nous est plus perceptible :

sous le nez des flics éméchés, leurs clients habituels, gitanes et voleurs, s’entrevolent en toute impunité.

Vol simple et vol en réunion

A l’issue de cette analyse, récapitulons les étapes qui ont, en quelques années, abouti à des compositions aussi sophistiquées.


Manfredi

C’est Manfredi qui semble-t-il a conçu l’idée de montrer simultanément deux vols en réunion, impliquant donc chacun un voleur, un complice et une victime.

Manfredi_Diseuse de Bonne Aventure
Synthese_Manfredi

En fusionnant  la victime de chaque vol avec  la complice de l’autre (cases encadrées en rouge), Manfredi invente ce quatuor si particulier que nous nommerons désormais « les victimes complices ». Comme par ailleurs l’une des deux victimes est elle-même une voleuse notoire, s’introduit par la bande le thème du « voleur volé » (case bleu sombre).


Vouet

Vouet, peu après, reprend uniquement  le second vol en réunion, en lui rajoutant pour fermer le quatuor un nouveau personnage, le souteneur, qui introduit  le  thème de la prostitution.

Vouet La diseuse de bonne aventure


Valentin

Valentin est le seul à avoir fusionné deux vols simples, vers 1620, juste après les deux vols en réunion de Manfredi. Ce tableau est également le seul à illustrer directement et doublement, le thème renversé : le voleur volé et la voleuse volée.

Valentin_Diseuse de Bonne Aventure Toledo
Par la suite, il ne traitera plus que des vols en réunion :  fusionné avec le thème de la prostitution en 1625, juxtaposé avec des musiciens en 1635.

 Synthese_Valentin


Régnier

Terminons par Régnier, le virtuose. Dans son premier tableau, celui de Budapest, il reprend la structure de Vouet  : un vol en réunion, plus l’idée de prostitution, en lui juxtaposant un jeu de cartes.

Regnier_diseuse de bonne aventure _budapest
Dans celui du Louvre,  il reprend le double vol en réunion de Manfredi, les « victimes complices »,  tout en conservant le thème de la prostitution, ce qui parachève la symétrie du motif manfrédien en rajoutant à la gitane une seconde « voleuse volée », la courtisane.

Regnier_La diseuse de bonne aventure
Enfin dans le tableau de Florence, il juxtapose un jeu de dés à cette réussite absolue.

Regnier_diseuse de bonne aventure_Florence

Synthese_Regnier

Ce parcours parmi quelques Diseuses de Bonne Aventure montre comment, durant une trentaine d’années à partir du motif du inventé par Caravage, ses successeurs se sont livrés à une exploration systématique de tous les développements possibles  : la voleuse volée, le vol en réunion, le double vol  simple, le double vol en réunion,  puis  la juxtaposition d’une seconde scène, jusqu’à l’épuisement de la combinatoire et la saturation du public.