– Naissances mythiques : Vénus et Attis

11 août 2012

Il est intéressant de comparer deux mythes classiques qui ont trait aux mystères de la génération :  l’un est bien sûr celui de la naissance de Vénus ; l’autre, qui est tombé dans l’oubli après avoir fait l’objet d’un culte intense chez les Romains, est celui de la naissance d’Attis.

La naissance de Vénus

Pendant le sommeil d’Ouranos, Chronos trancha son sexe et le jeta à la mer, d’où l’écume  dont sortit Vénus, chevauchant sa conque.

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La naissance d’Attis

«Pendant son sommeil, Zeus féconda la Terre; il en résulta, au bout de quelque temps, un être divin, androgyne, Agdistis. A la vue de ce monstre, les dieux épouvantés l’enchaînèrent et lui coupèrent les parties viriles, qu’ils jetèrent au loin sur le sol. A l’endroit où elles étaient tombées naquit un amandier. Une nymphe du pays, Nana, la fille du dieu Sangarios, cueillit des amandes sur cet arbre et les mit sur son sein; bientôt elle fut enceinte et mit au monde un enfant d’une merveilleuse beauté, Attis. » (Pausanias, Description de l’Hellade, Livre VII, XVII).

Encore une histoire de Dieu endormi et de castration féconde : ici, c’est le partie masculine tranchée de Cybèle qui, jetée dans la terre, donne naissance à l’amandier.

Par le biais du mythe, l‘amandier apparaît donc une sorte de « cousin » terrestre de Vénus,  avec qui il  partage  un mode de génération quelque peu radical.


Dilution génésique

Botticelli_Venus_Mars_Fruit_Synthese_Attis

Le mythe de la naissance d’Attis, plus complexe que celui de la naissance de Vénus, reproduit trois fois le même schéma :

  1. le sperme de Zeus, dans la terre, engendre un hermaphrodite ;
  2. la partie mâle de l’hermaphrodite, dans la terre, engendre un amandier ;
  3. le fruit de l’amandier, posé sur le ventre d’une vierge, engendre Attis.

La suite du mythe n’est pas moins castratrice, puisque le bel Attis attirera l’amour de sa grand-mère Cybèle : jalouse d’une nymphe, elle le rendra fou jusqu’à le pousser à s’émasculer à son tour.


Cette succession d’unions contre-nature décrit la dilution d’un principe génésique trop violent.


Dans un premier temps, le sperme de Zeus, générateur maximal, est dilué dans la terre et produit un hermaphrodite. Cet être, qui dispose d’une capacité double d’engendrement, inquiète les autres Dieux et les incite à trancher la question : à son tour, la partie mâle  de l’hermaphrodite subit une nouvelle dilution dans la terre. Il en résulte l’amandier, puis l’amande, substance qui, dans un troisième temps, reste suffisamment puissante pour féconder une vierge. Il faudra une dernière castration, à l’étape 4 du mythe, pour abolir définitivement l‘excès génésique initial.


Le sommeil dangereux

Les deux mythes de Vénus et d’Attis enseignent que le sommeil fait perdre le contrôle de l’organe viril, y compris chez les Dieux : Ouranos le paie au prix fort, Zeus s’en tire par une pollution involontaire.

Nous ne sommes pas si éloigné du thème de Vénus et Mars de Botticelli, qui traite du sommeil et de l’impuissance de Mars.


Comment castrer un Dieu ?

Attis se castrant lui meme Minerva and Cybele are lying in bed La cite de Dieu, manuscrit francais, 1475-1480. Fol. 43r of the Hague MMW, 10 A 11, National Library of the Netherlands

Attis se castrant lui-même, Minerve et Cybèle sont au lit
La cite de Dieu, manuscrit français, 1475-1480. Fol. 43r of the Hague MMW, 10 A 11, National Library of the Netherlands

Pour la castration d’Ouranos, le sommeil est une condition suffisante.

La castration d’Agditis/Cybèle nécessite une contrainte plus forte : il faut que les dieux l’enchaînent.

Quant à la castration d’Attis, elle résulte de la perte de contrôle maximale : la folie.

Chez Botticelli, la thématique est plus aimable : le panisque qui a pénétré la cuirasse de Mars se contente de déconstruire son épée.


Cuirasses inviolables

De même que Vénus dans la conque, l’amande est protégée par une coquille inviolable. La naissance d’Attis joue sur ce paradoxe : c’est le fruit le plus virginal qui va miraculeusement pénétrer dans le lieu le mieux protégé, le ventre d’une vierge,  tandis que les phallus tranchés ne réussissent à s’insérer que dans des milieux mous, terre ou mer.

Botticelli, en montrant la cuirasse de Mars renversée à terre et pénétrée par un enfant, souligne lui-aussi la faiblesse de la virilité. 


Un mythe peut-il en cacher un autre ?

Supposons que Botticelli ait été informé des parallélismes entre le mythe de la Naissance de Vénus et celui de Cybèle et Attis. Supposons encore que, tout en peignant Vénus et Mars, il ait eu l’idée de représenter, en même temps, le second mythe.

Comment aurait-il pu procéder ?


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  1. Premièrement, pour évoquer la pollution de Zeus, il lui aurait fallu le sexe au repos d’un garçon, disons Mars.
  2. Deuxièmement, pour représenter Cybèle qui naquit de cette pollution, il lui fallait une fille, disons Vénus. Comme Cybèle est androgyne, il fallait lui donner un phallus (la lance) et un vagin (la conque).
  3. Troisièmement, pour évoquer l’amandier qui naquit du phallus de Cybèle, il l’aurait placé au bout de la lance.
  4. Quatrièmement, pour représenter Attis qui naquit d’une amande puis fut castré, il aurait pu représenter une amande pour, en passant par l’épée, boucler  la boucle sur le sexe du garçon.

Bien sûr Botticelli a peint Vénus et Mars, il n’a pas peint Cybèle et Attis. Si la conque vénusienne et les armes martiales sont  bien là, il n’est pas sûr que le fruit à moitié dissimulé soit une amande. Mais il n’est pas interdit de rêver, dans l’esprit de la Renaissance, sur la force des mythes comparés et superposés.

A force de contempler le tableau, les identifications se brouillent : on perd de vue les attributs des deux dieux, au profit d’une frise de symboles phalliques et vaginaux brandis par des panisques déchaînés. Le couple officiel devient un couple générique, et le thème de l’impuissance virile rejoint les grandes orgues de l’angoisse de castration.

Derrière Mars endormi se profilent les figures de tous ceux qui ont perdu, momentanément ou définitivement, le contrôle de leur organe viril : Ouranos, Zeus, Cybèle ou Attis.

Et  Vénus vigilante cache peut-être ces deux maîtresses-femmes :

  • Cybèle, cette fois débarrassée de sa partie mâle, et amoureuse d’un petit-fils conçu par procréation arboricole ;
  • Nana, fille du fleuve, ancêtre des mères-porteuses, inséminée par une amande.

L'ombre du couple

5 août 2012

Il est dans la nature de l’ombre de dupliquer l’objet en le caricaturant.

Les tableaux qui traitent  ce sujet sont rarissimes,  nous allons en présenter deux. Et comme si le sujet  avait contaminé l’analyse, nous verrons que chacun de ces tableaux se prête à deux  interprétations opposées, l’une claire et l’autre obscure…

L’adieu du marin à sa compagne

C. W. Eckersberg, 1840, Kunstmuseum, Ribe

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L’Adieu du Marin


Les personnages

Un marin, reconnaissable à son canotier, fait ses adieux à sa compagne. Il retient  sa main contre son coeur  et lui jure fidélité.

La jeune femme détourne la tête et regarde le sol, désespérée. Elle porte un petit panier, on comprend qu’elle est décidée à le laisser bien clos jusqu’au retour de  l’être aimé.

Le mur de brique

Physiquement, le mur  interdit toute échappée dans la profondeur, et confine les deux personnages dans  leurs trajectoires binaires : la femme vers la gauche, vers le passé ; le marin vers la droite, vers l’avenir.

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Symboliquement, le mur exprime la disjonction,  la séparation, entre le monde urbanisé où la jeune femme va rester, et le monde de la nature et des arbres, qui évoquent les mâts et les vents.

Le réverbère et son ombre

La direction du soleil a été choisie de manière à ce que l’ombre du bras  horizontal se trouve exactement  dans le prolongement de celui-ci, au point que le réverbère et son ombre semblent constituer un objet unique.

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Tout  comme la femme et l’homme en dessous, encore accolés par  l’avant-bras.

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Situé à gauche, côté femme, le réverbère de métal représente ce qui est accroché dans le dur, ce qui ne saurait s’en aller.

Mais son ombre, côté marin, n’est qu’un double virtuel, déjà déformé, destiné à s’évanouir à la nuit.

Le couple et son ombre

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Déjà physiquement séparés, les deux sont encore conjoints par leur ombre.


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Le Bonjour du Marin

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Les personnages

Un marin éméché, reconnaissable  à sa braguette  à pont et à son teint rubicond, fait des propositions à une jeune femme qu’il a attrapée par la main.

Celle-ci regarde de l’autre côté et fait semblant de ne pas entendre. Elle porte un petit panier, on comprend que le couvercle n’est pas de taille à résister longtemps.


Briques et pavés

Remarquons que les pavés ne sont pas disposés en quinconce comme tous les pavés du monde , mais selon un quadrillage rigoureux.

Dans la rue, les gens sont comme des pavés, rigoureusement séparés, chacun dans sa case. Mais derrière le mur, dans le jardin, ils sont invités à s‘imbriquer.

Voilà pourquoi le marin désigne avec insistance le mur.

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Les deux arbres en fleurs

Derrière celui-ci, deux troncs de marronniers sont accolés. Les fleurs blanches turgescentes confirment que nous sommes au  printemps.

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Le réverbère et son ombre

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Qu’est ce que l’ombre d’une barre, sinon une barre allongée ? Le réverbère explique clairement  l’avant et l’après, ce que cache la braguette à pont et ce que le mur du jardin va nous cacher.


Le couple et son ombre

Encore physiquement séparés, les deux sont déjà conjoints par leur ombre.


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 Scène de rue par temps venteux et pluvieux, 26 Novembre 1846
Eckersberg , National Gallery du Danemark

Quelques années plus tard, Eckersberg a repris la même formule  d’une rencontre énigmatique des sexes, dans une rue entre pavés et briques. Ici, le jeu consiste à comprendre  ce que signifie cette collision chaotique de trois corps.

La femme en bleu remonte contre le vent. Aveuglée par son parapluie, elle sépare sans même s’en rendre compte le couple-type d’Eckersberg, la femme au panier et le marin, qui ici porte son sac sur l’épaule.

L’uniformité du trottoir et du mur, la quasi-absence d’ombre portées,  concourent à  faire de cette composition une abstraction ludique.



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L’heureuse rencontre
Eckersberg , 1849, Collection privée

Réapparition des ombres, abruptement portées sur le pavé par une demi-lune intransigeante. Ici pas d’ambiguïté, les mauvaises intentions du marin, retenu par son camarade,  sont mises en pleine lumière. L’équivoque chère à Eckersberg s’est réfugiée  dans l’ironie du titre : heureux marin, malheureuse passante.


Ombres portées

 Emile Friant, 1891, Musée d’Orsay, Paris

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Ce tableau consacré aux ombres est d’autant plus étonnant que celles-ci sont totalement  fausses  !  La source de lumière est en contrebas, sans doute une ampoule électrique posée devant la chaise de l’homme. Puisque celui-ci est plus éloigné du mur que la femme, son ombre devrait être plus grande en proportion, et l’écart entre les ombres des têtes devrait être plus faible qu’entre les têtes elles-même : or Friant nous montre le contraire…

Ombres_Portees_Friant_CorrectionOmbre de la femme corrigée

Sans doute avait-il une forte raison pour  tricher avec les lois de l’optique…


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Une séparation


La perception d’époque

Certains spectateurs  ont bien traduit la tension animale de cette scène de rupture :

« La figure laide et mal dégrossie de l’amant qu’on abandonne palpite de cette intensité muette d’expression si fréquente chez ceux qui n’ont pas appris à s’exprimer avec des paroles. » Revue politique et littéraire: revue bleue  1891, p 128

Ombres_Portees_Friant_Visage_Homme


Les personnages

La femme, très pâle, se tient debout à côté de l’homme assis, barbu, au teint mat, qui lève vers elle un regard chargé  d’attente et enserre sa main droite de ses deux grosses mains.

Ombres_Portees_Friant_Mains

Tente-t-il de l’attendrir pour l’attirer  sur ses genoux ? Mais elle ne se laisse pas faire, se cambre en arrière et regarde ailleurs. Ses paupières sont rouges, elle a fini de pleurer.


Le discours des ombres

Si Friant a déformé les ombres, c’est pour leur faire exprimer ce que les deux personnages désirent :

  • l’homme veut embrasser la femme sur la joue,
  • la femme ne pense qu’à partir le plus loin possible.

 


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Des retrouvailles


La perception d’époque

Friant est un spécialiste des scènes de deuil : en 1888, La Toussaint l’a rendu célèbre. En 1898, il récidivera avec La Douleur. Il ne fait aucun doute que Ombres portées s’inscrit dans cette veine funéraire.


Les personnages

L’homme a noué autour de son cou un foulard de soie noire qui cache son col de chemise ; la femme porte une voilette : les deux sont en grand deuil.

Nous sommes sans doute dans la pièce où se trouve le mort, un pièce au papier peint très sobre. L’homme réconforte la femme en tenant sa petite main entre ses deux grandes pognes. Il ne parle pas, sans doute n’a-t-il pas la parole facile.

Mais à l’intensité des regards, on sent qu’il se joue ici bien plus  que des condoléances. Risquons une hypothèse : la femme est une jeune veuve, l’homme est un ami du couple, peut être un soupirant discret.

Combien d’enterrements ont fini par un remariage ?  

Ombres_Portees_Friant_Visage_Femme

Le discours des ombres

  • « Je suis là… » murmure l’ombre de l’homme à l’oreille de la femme.
  • « Je le sais bien… mais laisse-moi un peu de temps » répond l’ombre de la femme en reculant décemment.


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Friant a délibérément organisé l’ambiguïté de la composition : sans doute s’est-il bien amusé à écouter les opinions divergentes des spectateurs !

Le titre aurait pu leur mettre la puce à l’oreille, car il invite aux doubles, voire aux triples sens. Ombres portées peut en effet s’entendre  :

  • comme un jeu sur les mots : il est vrai que les deux portent des vêtements sombres ;
  • comme une constatation nostalgique : il est vrai que les genoux des hommes portent des compagnes légères et fugitives  ;
  • comme une méditation sur la mort : les ombres portées, ce sont les traces  que nous laissons dans la vie des autres lorsque nous avons disparu.

En ce dernier sens, le vrai titre du tableau devrait être Ombre portée au singulier, puisque la scène ne prend son véritable sens qu’autour du vide laissé par le jeune mort.

Le problème de la Femme au Ruban

4 août 2012

En 1958 est apparu sur le marché américain une oeuvre anonyme, remarquable et éclectique, où se lisent les influences de Vermeer et de Tissot, et qui pose encore de nos jours un redoutable problème d’iconographie.

Deux interprétations contradictoires continuent à se confronter…

La Femme au Ruban

Anonyme, 1958

Femme au ruban

Nous commenons par résumer l’interprétation de Petrus Bombardier, « De soie et de papier, un siècle de représentation des cocottes », Editions La Raie Musquée, Montreal, 2003 , p 528 et ss.

Raffinement, douceur et volupté

 

La robe de satin bleu

La tournure, ou « faux-cul », a trouvé son apogée dans les années 1880. La robe représentée ici s’inspire peut-être de celle peinte par Corot en 1874.

Femme_Bleu_CorotLa Dame en bleu, Jean-Baptiste Camille Corot, 1874, Louvre, Paris

Les deux bombements de part et d’autre de la traîne, qui exagèrent le contraste anatomique entre la largeur du bassin et la finesse de la taille, peuvent être vus comme une ironie destinée à stigmatiser le caractère outrageusement sexuel de cette mode.

Femme au ruban_FauxCul


Jeux de rubans

Les deux rubans roses qui s’échappent du faux-cul bleu font évidemment écho au rouleau de papier que la dame déroule d’un geste délicat. Là encore, l’influence d’une oeuvre du Louvre est patente.

Muse_reading_Louvre_CA2220Muse lisant un volumen. Vers 435-425 av. J.-C. Provenance : Béotie.


La liseuse dilatée

L’idée de placer cet objet antique entre les mains d’une femme moderne a pour effet de dilater le thème vermeerien de la « Liseuse à la Fenêtre », ou le thème victorien du « Billet doux », sur toute l’échelle de temps de l’Art Occidental.

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Ainsi le rouleau de papier interminable peut-il être interprété comme le ruban de l’Histoire, dont la femme déchiffre les derniers centimètres ; ou encore, comme la somme de toutes les lettres d’amour écrites depuis le temps des Muses.


Jeux de rideaux

Le geste délicat de la main soulevant le papier du bout des doigts trouve un écho, tout à côté, dans le ruban qui casse le rideau : il faut comprendre que le texte ici est aussi léger que le tulle.

Notons que ce rideau qui passe en avant-plan , à droite comme à gauche de l’oeuvre, théâtralise l’espace et nous rend spectateurs – et voyeurs – d’une scène pleine de légèreté – et de sensualité.


Jeux de miroir

Le miroir, à première vue anodin, pourrait bien être le révélateur, le point de cristallisation de cette sensualité latente. Car on sait que la forme du coeur est également celle de la croupe.

Coeur
Ainsi, tandis que la robe masque la vérité anatomique sous prétexte de l’exacerber, le miroir fidèle ramène le spectateur à la réalité des choses : sous tout faux-cul, il y a un vrai cul qui se cache.


La femme-guéridon

Remarquons que le guéridon, sans chaise à proximité, n’a d’autre utilité que de supporter le miroir. Remarquons également que les plissés de satin qui dissimulent ses pieds sont assortis à ceux de la robe. Faut-il oser comprendre que le guéridon est similaire à la femme ? Ou plutôt que c’est la femme qui est similaire au guéridon, un objet décoratif dont la seule fonction serait de porter haut un cul hypertrophique ?

Pour Petrus Bombardier, toute l’oeuvre en définitive serait révélatrice d’une évidente fixation anale, que seule la découverte d’éléments biographiques pourrait un jour permettre d’élucider.

En réaction à la lecture de l’oeuvre comme « un des plus beaux culs du XXème siècle », une interprétation tout aussi convaincante, mais diamétralement opposée, a été récemment proposée.

Nous résumons ici l’argumentation de Petula Jeanbon, « Itinéraires de conversion chez les travailleuses du sexe », travail doctoral non publié.

Recueillement, Piété, Virginité


La chaîne

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On remarque, au dessus du miroir , une chaîne d’or qui tombe du ciel. Dépourvu de toute utilité pratique, ce dispositif ne peut être interprété que comme le symbole du lien d’Amour entre Dieu et les Hommes.


Le miroir

Le miroir sans tâches (speculum sine macula) renvoie bien évidemment à la virginité de Marie. Mais en lui donnant  la forme d’un Coeur qui ne reflète que l‘infini du Ciel, l’artiste confère  au vieux symbole une acception originale : celle de l’Amour de Dieu.


La pseudo-table de toilette

Etrange table de toilette, sans chaise ni aucun accessoire discernable. Le seul objet identifiable est un vase de verre translucide, en forme de lys.

Inexplicable en tant qu’accessoire de coquette, cette table trouve sa pleine justification comme accessoire de piété : c’est évidemment, à peine transposé et modernisé, le Prie-Dieu qui porte le lys de Marie.



La robe bleu et les fleurs rose

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Le bleu est la couleur mariale par excellence. Les ornements floraux de la robe sont une allusion discrète à la « Rose sans Epine » des litanies de la Vierge.






Le phylactère blanc

Dans de nombreuses Annonciations, des phylactères matérialisent les paroles entre Marie et l’Ange.

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Annonciation, Lucas de Leyde, Münich, Alte Pinakothek

Ici, nous sommes dans l’Attente, aucune parole n’ a encore été échangée : c’est pourquoi le phylactère est blanc.


L’Ange-lumière

Ainsi, la Femme au Ruban se révèle être une Annonciation particulièrement subtile, où toute la grâce de Marie se déploie dans l’attente de l’Ange.

L’omission de ce dernier est rare, mais pas unique : dans l’Annonciation de Tanner par exemple, seule une barre lumineuse signale la présence du divin messager.The Annunciation by Henry Ossawa Tanner 1896

Annonciation, Henry Ossawa Tanner, 1898, Philadelphia Museum of Art

Passant à travers les tulles des rideaux, puis se réfléchissant dans le miroir en forme de coeur, la lumière diaphane qui embrasse Marie de toute part constitue, pour Petula Jeanbon, une des plus belles représentations de « l’Amour de Dieu pour sa Servante, aussi impérieux qu’impalpable ».

Le mystère du doute de Joseph

2 août 2012

Je dois à  Claire (voir son commentaire) une très intéressante énigme graphique : dans cette mosaïque de la Nativité , sur quoi Joseph est-il assis  ?

 

Nativité

Vers 1215, Chapelle Palatine, Palerme

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La grille de l’Enfer ?

Pourrait-il s’agir d’une représentation précoce de la grille fermant les Enfers des Primitifs Flamands  (voir Le Diable dans  la Crèche) ?
Remarquons que la grotte derrière Marie est très nettement marquée par une ombre noire  déchiquettée. Si le mosaïste avait voulu représenter un orifice derrière la grille, il aurait dû faire de même.
De plus, malgré l’absence de perspective, on voit bien que la grille est verticale, puisque le pied de Joseph repose sur une des barres.

Palatine_Palerme_Nativite_Joseph_Siege

Un siège en deux parties ?

On n’a jamais vu de chaise en forme de grille. Mais le plus bizarre est la barre verticale incurvée, avec  cinq petits ergots qui dépassent. Les deux parties sont disjointes, mais traitées de la même manière, en carreaux  dorés cernés de rouge. Il semble que la barre incurvée se prolonge  par une sorte de plan incliné contre lequel Joseph peut caler ses lombaires.


La Nativité byzantine

Son iconographie est figée depuis le VIème ou VIIème siècle, et comporte obligatoirement, en bas à gauche ou à droite, la scène du doute de Joseph.



Joseph est toujours à l’écart, vu de profil et l’air triste. Dans l’immense majorité des cas, il est assis par terre ou sur un rocher. Très exceptionnellement, on le trouve assis sur un banc (peu logique en pleine nature !)

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Icône de la Nativité
Ecole de Novgorod. Gallerie Tetryakov, Moscou

Autre exemple très ancien, où il  a pris place sur ce qui semble être un trépied :

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Icône de la Nativité, VIIIème siècle
Monastère Sainte Catherine, Mont Sinaï

 

Le doute de Joseph

La mélancolie de Joseph tient à ses doutes sur la Virginité de Marie.

« Joseph parlait ainsi à la Vierge Marie: « Quel est le drame que je vois en Toi ? Je suis frappé par la surprise et mon esprit est dans la stupeur ». (Stichère de Sophrone)

Côté catholique, ce thème a totalement disparu après le concile de Trente, mais était encore connu au Moyen-Age, où Joseph était presque mis  sur un pied d’égalité avec Thomas  comme figure du sceptique  (voir Le toucher de l’incrédule) :

« ainsi que nous sommes mieux assurés de la résurrection du Christ par Thomas touchant les plaies du Christ que par d’autres, nous sommes mieux assurés de la virginité de Marie par Joseph »
NICOLAS DE LYRE, Biblia sacra cum Glossa interlineari, ordinaria, et Nicolai Lyrani Postilla, Venise, 1588, f° 7v° (cité et traduit par Paul PAYAN, Joseph. Une image de la paternité, , p. 99)


Le diable dans la Nativité byzantine

En Orient, cette tradition est resté très populaire, et se complète souvent par la présence d’un berger vêtu de peau de bête et muni d’un bâton qui, selon les Apocryphes,  remue pour ainsi dire le couteau dans la plaie  :

« Comme ce bâton ne peut pas germer, un vieil homme comme toi ne peut pas engendrer et une vierge ne peut pas enfanter ».

Palatine_Palerme_Nativite_Dialogue_Diabolique


Le mystère de Palerme

Si un diable byzantin figure bien  souvent sur les marges des Nativités orientales, ce n’est pas le cas à Palerme. Et nous ne savons toujours pas sur quoi Joseph est assis !

Palatine_Palerme_Nativite_Joseph_Siege

Remarquons que les ergots de la barre verticale ne sont pas identiques : de bas en haut, ils sont de plus en plus gros et de plus en plus espacés.



Sous le séant de Joseph, les barres horizontales sont équidistantes. Mais, ô surprise, les barres verticales sont elles-aussi, de gauche à droite, de plus en plus espacées.





En retournant la « grille » de 90° et en la présentant face aux ergots, on constate qu’ils s’engrennent plutôt bien.

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L’âne et son bât

Dans les Nativités occidentales, on voit souvent Joseph adossé contre le bât de son âne. Se pourrait-il que cette idée soit venue au mosaïste de Palerme, et qu’il ait voulu représenter Joseph assis sur une sorte de cage ou de ballot retourné ? La barre verticale serait alors le bât vu de côté, avec ses ergots d’accrochage.

Il existe quelques rarissimes icônes montrant Joseph assis sur un bât. En voici un, tiré d’une icône  du Mont Atos :
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Mais voici l’exemple le plus intéressant, car il est contemporain de la Chapelle Palatine  :

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Hexaptyque des Douze grandes fêtes, XIIIème siècle
Monastère Sainte Catherine, Mont Sinaï

Tout se passe comme si le mosaïste de Palerme avait recopié ce modèle sans le comprendre, en détachant la partie droite (avec ses ergots), et en rajoutant des barres verticales dans la partie gauche !

 

Autres hypothèses bienvenues !

L'Amour à la source

22 juillet 2012

 

Un peintre rare, un sujet controversé, un tableau connu seulement par quelques spécialistes, car  invisible aujourd’hui.

Et  pourtant, un des sommets du caravagisme dans toutes ses dimensions : picturales, sexuelles et  spirituelles…

L’Amour à la fontaine sur un tableau

Cecco del Caravaggio (Francesco Boneri), 1610-1615.  Milan, collection privée.

Cecco_del Carravaggio Amour a la fontaine

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Lumière et ombres

Le spot tombe du haut à gauche, projetant sur la chair nue et sur le sol des ombres fortes,  mettant en valeur des objets durs  – carquois, flèches, bambou taillé en pointe  –  et  faisant chatoyer des objets doux : plumes de l’Amour et des colombes, velours  vert  émeraude et rubis.  Nous sommes bien en présence d’un tableau ô combien caravagesque.


Un tableau  dans le tableau

Et pourtant, le velours vert et le velours rouge n’appartiennent pas au même monde. Le rideau rouge nous prouve que ce que nous contemplons n’est pas un tableau, mais le  trompe-l’oeil d’un tableau pas encore encadré,  posé par terre contre le mur de l’atelier.

On voit d’ailleurs sur la tranche supérieure le noeud qui permettra de l’accrocher.

Un tableau dans le tableau dans le tableau

Cecco_Amour a la fontaine_Tableau dans Tableau

Plus complexe encore : au dessus de la source, un panneau de bois porte un papier banc, sur lequel rien n’est écrit. Pour être convaincante, toute interprétation du tableau devra prendre en compte ce panneau blanc et cette mise en abyme, complications intellectuelles bien étrangères à l’esprit naturaliste et sensuel du caravagisme.

Deux fois trois couches

L’ambition théorique de l’artiste se voit particulièrement  dans le détail du crépi tombé, qui révèle un mur de brique.

Cecco_Amour a la fontaine_Briques
En ce point  stratégique du tableau, deux logiques de superposition se rencontrent : dans le monde du « tableau dans le tableau », la brique est sous le crépi qui est sous l’aile. Dans le monde du tableau, l’atelier est sous le tableau qui est sous le drap.  Les niveaux 2 de chaque hiérarchie fusionnent, établissant la métaphore suivante :

un tableau, c’est un crépi caressé par une plume.


La flèche traversière


Contrairement à la flèche qui est fichée dans la paroi du carquois, l’autre flèche en bas à droite, tout comme le rideau, ne fait pas partie du tableau dans le tableau. Son empennage dépasse du châssis et projette une petite ombre sur le  mur de l’atelier.

C’est donc une flèche en apesanteur, tenue par une main invisible, fichée dans un objet en hors champ, ou bien en plein vol, pourquoi pas ? Là encore, il faudra trouver une explication à ce prodige.

Commençons par l’explication biographique. Nous suivons ici l’argumentation de Gianni Papi, « Cecco del Caravaggio », Edizioni dei Soncino, 2001, p 136 et suivantes.

Un Amour Humain


L’Amour Vainqueur

En 1602, Caravage peint un tableau provocant, L’Amour Vainqueur (« Amor omnia vincit ») .

Amor_Vincit_Omnia-Caravaggio_(c.1602)Cliquer pour agrandir

Les attributs de la science, de la musique et de la gloire militaire  jonchent le sol et justifient la moitié du titre, le côté « vainqueur ».

Par ailleurs le double empennage, à gauche celui des flèches, à droite celui de l’aile qui vient caresser la cuisse du bel enfant , dirige le regard vers l’attribut qui justifie l’autre moitié du titre :  l’Amour.

Un archer ambigu

Cecco__Amour a la fontaine_Caravage amour detail

Cliquer pour agrandir

Les deux flèches méritent un examen minutieux.  Celle de gauche est bien une flèche : au bout de son empennage rouge , on voit bien l’encoche pour la corde. Mais celle de droite possède un empennage noir et un bout rouge sans encoche, qui la rend rend visuellement identique à un porte-fusain : car très astucieusement, les plumes latérales blanches peuvent s’interpréter comme  les mâchoires métalliques de l’instrument. Par cette ambiguïté visuelle, Caravage insinue que la victoire ici célébrée n’est pas tant celle de l’Amour, que celle de l’Artiste.

Remarquons d’ailleurs que la main droite tient non seulement les deux flèches, mais aussi l’arc, à peine visible sur le fond noir. Et que de cet arc la corde est brisée : étrange vainqueur dont l’arme est inutilisable…  sauf si désormais le chasseur de coeurs se transforme en dessinateur.

Une citation indiscutable

Cecco__Amour a la fontaine_Caravage amour corde brisée

Cecco_Amour a la fontaine_GourdeImpossible de ne pas voir la parenté entre la corde brisée de l’arc sous le carquois, et celle de l’Amour victorieux : Cecco cire directement Caravage, la parenté entre les deux ouvres est prouvée.









Le témoignage de Symonds

Entre 1649 et 1651, un amateur d’art anglais, Richard Symonds, a visité le palais Giustiniani pour étudier ses tableaux. Concernant l’Amour Vainqueur, il précise que le modèle était un certain «Checco», «his owne boy or servant thait laid with him» : tout dépend évidemment de l’interpération de « coucher avec lui », la cohabitation entre un peintre, ses apprentis et ses modèles étant courante à l’époque.

Reste que ce « Checco » était bien un certain Francesco Boneri, dit encore « Cecco del Caravaggio » car il était à la fois l’élève   et un des modèles favoris du maître : on le reconnaît d’ailleurs dans plusieurs de ses tableaux.

Pour une analyse détaillée des modèles de Caravage, voir http://www.cultorweb.com/Caravaggio/Ce.html.

En mémoire d’une oeuvre commune

Une quinzaine d’années plus tard, Caravage est mort et le petit Cecco est devenu le peintre énigmatique auquel nous nous intéressons.

Pour lui-même ou pour un collectionneur averti, il a l’idée d’un tableau en hommage à L’Amour vainqueur. Ce sera l’Amour à la Source, le modèle est devenu peintre et le tableau lui-aussi est monté d’un cran,  se transformant en tableau dans le tableau.

Un rideau protecteur

D’après Symonds, l’Amour vainqueur, au fond de la galerie  Giustiniani, était protégé par un rideau de velours vert qu’on n’ouvrait que pour les spectateurs avertis. Pour Gianni  Papi, le rideau rouge de Cecco pourrait  signaler, là encore, un tableau aux fortes connotations homosexuelles.

Blessure  d’un amour passé

Dans cette logique, le détail de la flèche suspendue serait à interpréter dans  un sens autobiographique  :

« La flèche qui, depuis le monde pour ainsi dire réel de l’atelier, pénètre dans le tableau, est devenue un objet représenté pour lui-même, une sorte de pont entre le présent et le passé, la matérialisation de la nostalgie d’un amour non encore endormi. » Gianni Papi, op.cit. p 137


Les deux flèches

Poussons plus loin le raisonnement : si la flèche du bord représente l’amour impossible  que Cecco éprouve encore pour son maître disparu, que représente la flèche fichée dans le carquois ?  Son  amour à l’époque ? Et que faut-il comprendre :  une flèche fichée dans un carquois représente-t-elle un coup réussi, ou un coup qui n’a pas été tiré ?


Les objets accouplés

Pour compliquer le problème, ajoutons aux deux flèches les  deux pointes de flèche  (une d’argent et une d’or) qui se font face sur le sol, entre la flèche et le carquois.  Plus les deux colombes (une blanche et une noire) qui se frôlent  du bec sur la gauche. Plus les deux escargots, animaux hermaphrodites restant cachés par temps hostile, mais célèbres pour leurs  accouplements voluptueux. Et pourquoi pas, pour faire bonne mesure, les deux gros glands dorés du rideau…

Beaucoup de grain à moudre pour les tenants  de l’interprétation homosexuelle !  Mais à part de recenser tous les couples d’objets plus ou moins connotés,  y a t-il la possibilité de parvenir à une compréhension globale du tableau ? Avant d’en proposer une,   il nous faut passer par la case Sceptique…

En réaction aux interprétations du tableau comme étant « peut-être l’image la plus éhontée que le temps et le milieu artistique [de Caravage] ont produit », Julian Kliemann  a proposé  une lecture moins scandaleuse mais tout aussi passionnante de l’oeuvre.

Nous suivons ici son argumentation (« Amor an der Quelle von Cecco del Caravaggio oder die Grenzen der Malerei », Bibliotheca Hertziana – Max-Planck-Institut für Kunstgeschichte, Rom,2006).

Un Amour Divin

 

Une flèche  pas si exceptionnelle

L’idée d’un objet qui passe de l’extérieur à l’intérieur d’un tableau n’est pas une invention de Cecco.  Par exemple, une fresque du Palais Farnèse montre une lance qui joue le même rôle que la flèche, mais dans un esprit purement  décoratif : une  astuce visuelle, un effet de virtuosité sans sens particulier.

Cecco_Amour a la fontaine_Fresque_SalviatiFrancesco Salviati, L’ancêtre mythique des Farnèse et la tapisserie avec la Forge de Vulcain

Autour de 1558,  Rome, Palazzo Farnese

L’étonnant est que cet argument peut facilement se retourner : car ce que la fresque nous montre, c’est l’ancêtre des Farnese pointant sa lance vers un espace plus ancien et plus sacré que le sien, celui des Dieux.  Soit exactement le même rapport que chez Cecco, dont la flèche pointe vers son propre passé mythifié.

Une signature pas si originale

A l’appui de sa volonté de minimiser et désexualiser la flèche, Julian Kliemann  fait remarquer que,  dans tous les tableaux, il existe un élément qui fait lui-aussi communiquer  l’extérieur avec l’intérieur : tout simplement la signature du peintre, un corps étranger, un hors-champ rentrant dans le champ. Souvent d’ailleurs la signature est doublée par un objet du métier  : pot de peinture, palette, pinceau, appuie-main…

Cecco_Amour a la fontaine_Signature Sang

Le maître de Cecco lui même a d’ailleurs pratiqué ce procédé de collapse entre un objet du tableau et un objet en dehors du tableau : dans la Décollation de Saint Jean Baptiste de Malte, il assimile le sang du martyr à la peinture rouge de sa propre signature.

Ici, la flèche obéit au même procédé consistant à extraire un objet du tableau pour en faire un objet du peintre :  assimilée à un appui-main ou à un pinceau, il ne faut voir dans la flèche  rien d’autre que la signature de Cecco.

Mais là encore, l’argument de Kliemann est réversible.  Car justement le pinceau n’est pas un objet anodin : presque autant que la flèche, il peut  être un symbole viril, la métaphore de l’artiste qui déflore la virginité de la toile. Sortez le sexe par la porte et il revient par la fenêtre.

Un thème banal

Il n’existe dans toute la littérature classique et toute l’iconographie aucun autre exemple de l’« Amour buvant à une source ». En revanche, il existe  de nombreux « Saint Jean Baptiste à la Fontaine ».

Cecco_Amour a la fontaine_St_Jean_BonelloDans la version par  Caravage de la collection Bonello à Malte, Saint Jean tient à la main une petite croix en bambou, qui aurait pu donner à Cecco l’idée de son robinet.

Cecco lui même a peint plusieurs fois Saint Jean Baptiste à la source  : un tableau où figure  exactement  le même nu masculin, avec un agneau à ses pieds, se trouve à la cathédrale de Plaisance. Un autre, où le saint est identifié seulement par son auréole, se trouve  à Venise, dans la Collection Pizzi.

Cecco_Amour a la fontaine_JeanBaptiste


Une allégorie de l’Amour Divin

La thèse de Kliemann est que, si Cecco a choisi le même modèle masculin pour l’Amour que pour ses différents Saint Jean Baptiste, c’est que, en profondeur, pour lui,  le sujet était le même : à savoir la Soif de Dieu.

Une métaphore à triple bande

Un texte du poète baroque Giovanni Battista Marino, intitulé « La Pittura », explique que le Saint Suaire de Turin fut  la plus parfaite des  peintures, puisque faite par Jésus lui-même : en ce sens, les clous de la Passion peuvent être assimilés à des pinceaux. Par ailleurs, Marino nomme Amour le Premier Peintre, d’après une légende antique selon laquelle l’Invention de la Peinture résulterait du souhait de garder le souvenir d’un amour passé.

Ainsi le tableau pourrait être basé sur une triple métaphore : clous = flèches de l’Amour = pinceau, qui expliquerait le détail des deux pointes de flèche semblables à des clous.

Cecco_Amour a la fontaine_Pointes_fleche

Ceci n’explique  nénamoins pas pourquoi il n’y en a que deux, une d’or et une d’argent.

Le titulus blanc

Dans la même  logique explicative, le panneau de bois avec son papier blanc, accroché à un clou au dessus de  la source, ne peut manquer de faire penser au Titulus  accroché en haut de la Croix. Position d’autant plus logique que les derniers mots de Jésus furent « J’ai soif ».

Par ailleurs la mise en abyme du panneau à l’intérieur du tableau suggère que le tableau dans son ensemble est lui-aussi « vide »  d’une certaine manière, lui-aussi frappé d’impuissance à signifier. Cecco nous ferait ainsi toucher les limites de la peinture, qui ne peut figurer que des objets du monde réel. Ici, le panneau laissé vide serait la marque, l’appel de sens de quelque chose de transcendant et qui ne peut pas être montré directement :  à savoir l’Amour Divin.

Cecco_Amour a la fontaine_Titulus

L’interprétation des blancs est toujours périlleuse : à ce stade, un forcené de l’interprétation homosexuelle pourrait tout aussi bien prétendre que ce panneau censuré représente ce qui ne peut être dit explicitement : à savoir l’Amour des Garçons.

L’interprétation religieuse est brillante, mais elle fait l’impasse sur le lien avec l’Amour Vainqueur qui, quant à lui, n’avait rien de très catholique. Et elle n’explique pas les deux colombes, les deux escargots et de manière générale la prolifération des couples d’objets. De plus rien ne prouve que Cecco avait des tendances mystiques et qu’il avait lu Marino.


L‘interprétation biographique se trouve renforcée par un fait remarquable   : la flèche/pinceau de L’Amour a la Fontaine reprend le même procédé de collapse visuel que la flèche/porte-fusain de l’Amour vainqueur, comme si Cecco se souvenait du message subliminal de Caravage. Si l’on ajoute le détail de l’arc à la corde brisée, on pourrait se risquer à traduire comme suit ce message strictement personnel : « pour être mon élève, fini les amourettes ! ». Cependant l’interprétation homosexuelle se heurte au silence définitif de l’Histoire : on n’en saura sans doute jamais plus sur les aventures de jeunesse de Cecco.


Des interprétations aussi radicalement opposées sont impossibles à réconcilier. Mais on peut en imaginer une troisième, qui conserverait de l’une  les éléments biographiques  (sans impliquer nécessairement la composante homosexuelle) et de l’autre la soif  de transcendance  (sans impliquer qu’elle soit religieuse).

Un autoportrait rétrospectif

L’âge du modèle

Supposons, selon l’interprétation homosexuelle, que le nu soit bien Cecco lui-même, et que l’idée du tableau soit bien de se replacer au temps où il était le modèle de Caravage. Le point crucial est qu’il n’a pas cherché à se représenter tel qu’il était à l’époque de l’ Amour Vainqueur, mais bien dans la vérité de son corps de maintenant, dix ou quinze ans plus tard.

On ne peut donc pas dire, comme Gianni Papi,  que le rideau et la flèche représentent le présent, tandis que le tableau dans le tableau représenterait le passé : les deux partagent  la même temporalité.


Un rapport d’introspection

Si le rapport entre ces deux mondes n’est pas un rapport temporel, de quoi peut-il s’agir ? Reprenons l’idée de Kliemann selon laquelle la flèche est un objet égotiste, la signature du peintre. Et si tout, dans le tableau, était égotiste ?

Les objets du dehors, le rideau et la flèche, représentent Cecco physiquement, tel qu’il est devant son chevalet, avec ses vêtements et son pinceau  (ou avec ses bourses et son sexe, pour ceux qui préfèrent).

Mais les autres objets, ceux du tableau dans le tableau, représentent eux-aussi Cecco, tel qu’il se représente à lui-même.

Ainsi  le titre le plus adéquat pour cette oeuvre déconcertante  ne serait ni Mon aventure avec Caravage, ni La soif de Dieu mais  Autoportrait à la source.


Les couples d’objets

Avec cette nouvelle grille, les couples d’objets ne sont plus forcés d’être les avatars balourds d’un couple homosexuel disparu. Mais simplement la mise en balance, le bilan de ce que Cecco était alors avec ce qu’il est devenu aujourd’hui.

Voyons point par point ce que cela donne.

Cecco_Amour a la fontaine_AvantApres


Les arcs coupés

La corde de l’arc est coupée, comme elle l’était déjà du temps de l’Amour vainqueur (il y a longtemps que Cecco a renoncé aux amourettes).  De même la source est coupée : mais peut-être l’arc du filet d’eau va-t-il jaillir à nouveau ? Il n’est ici question ni de soif de sexe, ni de soif de Dieu :  mais simplement d’un retour à la source qui jaillissait autrefois, celle de l’inspiration artistique.


La colombe noire et la colombe blanche

Ah, revenir aussi à l’innocence et à la candeur de la jeunesse !


L’escargot par terre et l’escargot sur le rocher

Socialement j’ai grimpé, mais lentement, et pas tant que çà.


La flèche d’argent et la flèche d’or

Je promettais, j’ai tenu.


Le panneau blanc et le tableau dans le tableau

A l’époque, je ne savais pas peindre. Maintenant, je sais, et même des sujets compliqués


Le noeud vert et le rideau rouge

J’étais simple et léger, maintenant je suis complexe et lourd.


La flèche dans le carquois et la flèche devant le tableau

J’avais une flèche à tirer. Je l’ai tirée.

Cecco_Amour a la fontaine_Synthese

1 Le diptyque d’Etienne

23 juin 2012

Sans doute parce que  ces deux très célèbres panneaux sont séparés depuis deux siècles, quelques aspects  concernant le fonctionnement d’ensemble du  diptyque n’ont  pas été suffisamment remarqués…

Diptyque de Melun

Jean Fouquet, vers 1458

 

Jean_Fouquet_Diptyque Melun_Gauche

St Etienne et le Donateur

Gemäldegalerie, Berlin

Jean_Fouquet_Diptyque Melun_Droite

Vierge à l’Enfant

Musée royal des Beaux-Arts, Anvers


Un diptyque votif

L’histoire de ce diptyque est assez bien connue : les visiteurs de la collégiale Notre Dame de Melun ont pu l’admirer pendant trois siècles  à son emplacement original, accroché au dessus de la tombe du donateur Etienne Chevalier. Les deux panneaux étaient  donc destinés à perpétuer par delà la mort l’image du très fortuné chancelier de France.

Le diptyque a été vendu par les chanoines en 1773 pour faire face aux dépenses de réparations de la collégiale, et se trouve à présent démembré entre Berlin et Anvers.

Le panneau de droite, le plus connu, a été surabondamment étudiée : certains y décèlent une géométrie savante à base de pentagones, d’autres s’écharpent sur le fait que  la Vierge soit ou pas un portait d’Agnès Sorel dépoitraillée (pour une bonne synthèse de ces questions, voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Diptyque_de_Melun)


Deux ambiances contrastées

Les deux panneaux s’opposent de manière évidente, au point que sans les sources historiques, il serait  difficile de croire qu’ils aient pu constituer un diptyque : influence italienne  et  perspective rigoureuse dans le panneau gauche, caractère gothique et absence de notations spatiales dans le panneau droit.

Ce contraste de style est intentionnel   : le panneau de gauche est une représentation de type réaliste, une « photographie officielle », tandis le panneau de droite est une apparition : celle de la Vierge entourée d’anges rouges et bleus, le tout dans un halo bleuté.

Mais des continuités discrètes  unissent néanmoins les deux panneaux.


Une hiérarchie qui déborde

Le panneau de droite est conforme à la Hiérarchie Angélique : après l’Enfant Jésus, puis sa Mère, viennent six séraphins en rouge qui soutiennent le trône de Marie ; enfin trois chérubins en bleu, anges de la catégorie immédiatement subalterne,  se tiennent un peu en retrait, les mains jointes.

Après la Hiérarchie angélique vient la Hiérarchie Ecclésiastique, qui se termine par les Prêtres (représentés par Saint Etienne qui porte ici son habit de diacre) puis par les Baptisés (représentés par Etienne Chevalier en prières).

Ainsi, l’intervalle entre les deux panneaux joue le rôle de points de suspension  entre le sommet – à droite –  et la base – à gauche – de la hiérarchie chrétienne.


Une apparition très concrète

En regardant attentivement, on constate que Marie est assise sur un trône curule (on voit le bord circulaire sous la main du séraphin en bas à gauche). Les six séraphins ne se contentent pas de toucher respectueusement le trône : en fait ils le soutiennent en voletant, Marie est en train d’atterrir.

Les plaques d’onyx du dossier sont identiques à celles qui  décorent le mur derrière les deux Etienne : en se matérialisant, l’apparition s’harmonise à la décoration de la pièce.

Jean_Fouquet_Diptyque Melun_Droite_BouleLe trône est orné de quatre boules d’onyx décorées de perles : sur les deux boules de gauche, on voit le reflet d’une fenêtre géminée.



Tous ces détails prouvent que Fouquet n’a pas voulu représenter une pure vision de l’esprit, mais une apparition bien concrète, dans la pièce même où se tiennent les deux humains.


Des attitudes symétriques

D’un côté, Saint Etienne debout pose sa main droite sur l’épaule d’Etienne Chevalier agenouillé ;  de l’autre, la Vierge soutient de sa main gauche le dos de Jésus assis sur ses genoux :  dans chaque panneau, un grand personnage  assiste un petit.

Jean_Fouquet_Diptyque Melun_Gauche_InscriptionAinsi, la composition induit une analogie entre la protection que la mère offre à son fils, et  celle que le saint patron accorde à celui qui porte son prénom, lequel est d’ailleurs gravé  juste derrière les deux personnages, sur la base du pilastre de gauche (on devine sur l’autre face du pilastre les deux dernières lettres de Chevalier).


C’est donc un rapport quasiment filial qui unit le donateur réduit à son prénom et le martyr.


La pierre et le livre

Jean_Fouquet_Diptyque Melun_Gauche_Silex_LivreJean_Fouquet_Diptyque Melun_Gauche_SangL’imposant pain de silex hérissé d’arêtes coupantes est bien sûr l’instrument du martyre d’Etienne, comme le rappelle la goutte de sang qui, depuis son crâne tonsuré, a coulé jusqu’au  blanc immaculé de l’encolure.


Le livre fermé sur lequel le silex est posé est plus énigmatique : les donateurs à genoux  sont en général représentés  avec un livre de prières ouvert à côté d’eux.



Une double offrande

Présentés ensemble par le Saint, les deux objets  constituent une double offrande à Jésus : si Etienne le Saint offre l’instrument de son martyre et de sa gloire,  quel est l’objet le plus précieux pour Etienne le Riche ?  Selon Claude Schaefer, il pourrait s’agir d’une autre commande de Chevalier à Fouquet, le très coûteux manuscrit enluminé connu sous le nom de « Heures d’Etienne Chevalier ». Le signet blanc qu’on devine sur la tranche, aux deux tiers du livre, correspond à peu près à l’emplacement de la miniature consacrée à la lapidation d’Etienne.

Un donateur supplémentaire

Le cadre du diptyque de Melun était orné de médaillons émaillés qui ont tous disparu, sauf un :   rien moins que le plus ancien autoportrait  signé de l’histoire de la peinture !

Jean_Fouquet_Diptyque Melun_Autoportrait

Le fait que cette extraordinaire signature ait été autorisée renforce l’hypothèse que le livre fermé est bien le chef d’oeuvre de Fouquet, les « Heures d’Etienne Chevalier ». Ainsi l’artiste est reconnu doublement,  non seulement comme un artisan digne de figurer sur la marge de l’oeuvre, mais aussi comme un donateur invisible présent à l’intérieur de la scène sacrée :

artifex in opere.


Un don réciproque

Jean_Fouquet_Diptyque Melun_Plis

En présentant les deux offrandes, le bras gauche du Saint a pris appui sur sa poitrine, créant un large pli qui rompt la symétrie de la chasuble.  Ce détail ne prend sens   que si nous le comparons, dans l’autre panneau, avec le geste de Marie tendant vers sa droite le drap blanc sur lequel Jésus est posé.

On comprend alors que la logique profonde  de la scène est  celle d’un don réciproque . Les hommes offrent à Dieu ce qu’ils ont de plus cher : l’artiste son chef d’oeuvre ; le riche  son bien le plus coûteux ; le saint sa vie. Contrepartie bien faible au don maximal que Marie fait à l’Humanité : celle de son propre Fils.


En aparté : Apparition ou téléportation (SCOOP !)

Dans son diptyque, Fouquet obéit, en les camouflant, aux conventions de l’apparition miraculeuse, ou en pensée, dans laquelle le visionnaire se situe presque toujours sur la gauche.

1475 ca Fouquet Heures dites de Baudricourt BNF Lat 3187 f 8

Heures dites de Baudricourt
Fouquet, vers 1475  BNF Lat 3187 f 8 (Gallica)

Dans ce Livre d’Heures réalisé pour une donatrice non identifiée, Fouquet exalte sa piété en montrant la Vierge apparaissant à elle toute seule, tandis que ses dames de compagnie ne voient rien. La double nuée de nuages gris et d’angelots bleus indique explicitement qu’il s’agit d’une vision intérieure, par la force de l’oraison,


Fouquet Charles-VII
Livre d’Heures d’Etienne Chevalier, Adoration des Mages

Pour comparaison, cette enluminure obéit à une convention complètement différente, celle de la « téléportation » du donateur au sein d’une scène sacrée :  ici  Charles VII, agenouillé sur son coussin, se trouve au même niveau que Marie.

L’intrusion du profane au sein du sacré reste une question sensible, puisque l’image évite le contact entre la coupe offerte par le roi, et la main de l’Enfant, qui le bénit à distance. Le contact qui prouve cette coprésence se fait entre deux matières douces et du même bleu, le tapis royal sous la robe mariale.


1434-36 Van Eyck La_Madone_au_Chanoine_Van_der_Paele Groeningemuseum, Bruges detail chaussure
La Vierge au Chanoine Van der Paele (détail), Van Eyck, 1434-36, Groeningemuseum, Bruges

Ces conventions graphiques calquent exactement celles introduites par Van Eyck dans l’oeuvre emblématique de la « téléportation », le chanoire Van der Paele aux pieds de la Madone (voir 1-2-2 La Vierge au Chanoine Van der Paele (1434-36)), Tandis le surplis du chanoine n’est pas touché (comme le montre l’ombre) par le doigt nu de son saint patron Saint Georges, il est recouvert, en bas, par son pied cuirassé.


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Triptyque Portinari (détail), Hugo van der Goes, 1475, Offices, Florence

A la même époque que Fouquet, la robe de Tomaso Portinari passe, de la même manière, sous le pied de son patron saint Thomas (voir 1-4-2 Triptyques avec donateurs : Pays du Nord).



Un cadrage opportun

Ces enjeux  théologiques ne font pas pour autant oublier la technique  :  Fouquet a construit le diptyque de Melun selon une perspective bien plus élaborée qu’il ne paraît à première vue.

Les fuyantes fortement  marquées du panneau « Etienne » convergent, en tenant compte de la largeur du cadre, vers un  point du panneau « Marie » situé au niveau du cou de celle-ci. La ligne de fuite se situe ainsi au niveau du cou du Saint debout,  ce qui prouve que le trône de Marie lévite à une quarantaine  de centimètres  au dessus du sol.

En coupant la scène au dessus des genoux d’Etienne Chevalier, le cadrage produit un effet de proximité très innovant.  Mais surtout, en subtilisant le miracle,  il incite  le spectateur avisé à le découvrir par lui-même.


Une perspective incohérente

A première vue, la scène du panneau Marie semble représentée frontalement, sans profondeur. En fait, la boule de l’accoudoir de droite est largement décalée (on la voit  partiellement derrière l’épaule de Jésus), tandis que la boule de l’accoudoir de gauche est sur la même verticale que  la boule du dossier : le trône est donc vu en perspective, et le point de fuite se situe sur la  verticale de gauche.

Ce point de fuite est donc  décalé par rapport au point de fuite du panneau Etienne, situé comme nous l’avons vu au niveau du cou de la Vierge.

Cette incohérence peut être justifiée de plusieurs façons :

  • Fouquet a voulu montrer que l’apparition  se situe dans un espace qui n’est pas le monde physique ;
  • en décalant sur la droite le point de fuite du panneau « Etienne »,  Fouquet a voulu éviter  l’effet disgracieux de fuyantes trop inclinées ;
  • en décalant sur la gauche  le point de fuite du panneau « Marie », Fouquet a voulu éviter une perspective centrale trop stricte.


Un effet spécial (Scoop !)

L’explication véritable est probablement plus simple et plus maligne :  la grande taille des panneaux (93 x 83 cm) exclut que le diptyque ait été posé sur un autel. Un des panneaux était donc fixé au mur, l’autre formant couvercle.

Supposons que le panneau « Etienne » soit le panneau  mobile : en refermant le diptyque, on constate que son point de fuite se décale progressivement sur la gauche : pour un angle d’environ 65°,  les deux points de fuite coïncident.

Jean_Fouquet_Diptyque Melun_Perpective_Corrigee

Fouquet aurait-il l’idée d’utiliser le principe du diptyque pour délimiter une sorte d’espace théâtral à deux pans, immergeant le spectateur dans une réalité  augmentée ? Un autre exemple dans son oeuvre va nous en donner la certitude.

Les miniatures du « Livre d’Heures » ont été peintes par Fouquet  durant la même période que le diptyque de Melun. Une des miniatures reprend exactement le même thème des deux Etienne devant Marie.

Étienne Chevalier en prière devant la vierge

(extrait du « Livre d’Heures »)
Fouquet, entre 1452 et 1460, Musée Condé, Chantilly

 

Jean_Fouquet_Heures_Etienne_Chevalier_Vierge_gauche Jean_Fouquet_Heures_Etienne_Chevalier_Vierge_droite

Un diptyque en parchemin

La scène se déploie sur deux pages jointives. Fouquet ne se contente donc pas de reproduire la scène de Melun : il reproduit aussi le dispositif du diptyque, comme pour en faire une réplique privée à l’intention exclusive d’Etienne Chevalier.


De plain-pied

Dans la version publique de la scène, le donateur était modestement resté sur terre, convoquant seulement son saint Patron à son côté pour assister à la divine apparition. Côté ciel, les anges soutenait le trône en légère suspension, et Marie découvrait son sein sans le donner.

Dans la version privée, les anges se sont déployés  des  deux côtés, abolissant la frontière entre profane et sacré. Toute idée de hiérarchie  théologique a disparu au profit d’une disposition équilibrée :  six musiciens et deux thuriféraires à gauche, onze chanteurs à droite.  Plus rien n’interrompt le face à face entre Chevalier et sa Dame : le Saint Patron s’est effacé derrière le donateur qu’il touche de la main gauche, tout en présentant son  caillou de la main droite.

Et le livre a disparu, ce qui est logique puisque nous sommes maintenant  à l’intérieur de ce livre :  le présent que  Chevalier  offre ici, c’est lui-même en chair  et en os.

Et c’est de plain-pied qu’il assiste à la scène la plus intime : la tétée de Notre Seigneur.


Le parvis du ciel

Les pilastres dorées et les panneaux de marbre bleu soulignent que nous ne sommes plus sur Terre.

Le parvis style Renaissance, avec sa moulure envahie par l’inscription en capitales « MAISTRE ESTIENNE CHEVALIER », et surmontée par des anges d’or brandissant le blason d’icelui, symbolise à n’en pas douter la vie terrestre, luxueuse et néanmoins pieuse, que le donateur  a menée .

Tandis que la cathédrale gothique, dont la porte en forme de coquille est encore fermée, représente probablement la vie éternelle  qui lui est promise.

Dans un livre, c’est la page gauche qui est fixe et la page droite qui bouge. Fouquet a donc repris et amplifié la même construction perspective que dans le diptyque de Melun, mais en intervertissant le panneau fixe et le panneau mobile   : c’est lorsque la page de droite est à moitié tournée que le point de fuite mobile vient coïncider avec le point de fuite  fixe.

Jean_Fouquet_Heures_Etienne_Chevalier_Marie_Perpective_Corrigee

Et le tapis de Marie se recolle au petit coin  qui dépasse dans la feuille de gauche, recomposant une perspective parfaite.

Une autre Vision sacrée en diptyque

van des goes 1478 triptyque trinite ferme Scottish National Gallery Edimbourg tronque
Edward Bonkil à genoux devant la Trinité, Retable de la Trinité (fermé)
Van des Goes, 1478, Scottish National Gallery, Edimbourg

Avec le même cadrage serré, les deux volets extérieurs de ce triptyque nous paraîtraient mystérieusement déconnectés.



van des goes 1478 triptyque trinite ferme Scottish National Gallery Edimbourg tronque
C’est la nuée bleue, en haut et en bas, qui confère à la scène de gauche son statut d’apparition. Tandis que la continuité spatiale, à l’intérieur de la cathédrale, est assûré, comme chez Fouquet, par le reflet d’une fenêtre sur la boule de cristal.

2 Le diptyque de Jean et Véronique

23 juin 2012

Le diptyque de Melun s’ouvrait comme un décor de théâtre  : en voici deux qui, en s’ouvrant, nous amènent au cinéma...

Diptyque de Saint Jean et Sainte Véronique

Memling, vers 1483

Alte Pinakothek, Munich
Memling_Diptyque_Saint_Jean
National Gallery Of Art, Washington
Memling_Diptyque_Sainte_Veronique

Cliquer pour agrandir

Le sujet

Saint Jean Baptiste et Sainte Véronique sont rarement associés dans l’iconographie,  puisque l’un apparaît au tout début de la vie de Jésus  et l’autre à la toute fin.

Memling avait déjà tenté cette mise en parallèle en 1479 : à gauche Jean Baptiste désigne du doigt l’agneau qui va venir,  à droite Sainte Véronique montre le voile miraculeux de la Passion, qui a gardé l’empreinte du visage sanglant de Jésus. Mais il s’agissait d’une position subalterne, au revers d’un tryptique.


Memling_Triptyque_Jan_Floreins_revers

Triptyque de Jan Floreins (fermé)
Memling,1479, Musée Memling, Bruges

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Quatre ans plus tard, Memling revient sur le même thème, mais pour en faire le sujet central d’un diptyque. Bien que l’encadrement original ait été perdu et que les deux panneaux soient aujourd’hui séparés, la continuité du paysage à l’arrière-plan prouve qu’il s’agissait bien d’un petit diptyque portatif.


Le sens de l’histoire

Memling a conservé  la même disposition, cohérente avec le sens de la lecture : celui qui prévoit la venue de Jésus est à gauche,  celle qui  en conserve la relique est à droite.

Au point que le massif rocheux  qui sépare les  deux scènes peut être vu comme un résumé  symbolique de la Vie de Jésus : la montée sur la montagne à gauche, la descente du Golgotha à droite.

Le revers des panneaux

Les faces externes des diptyques portatifs, vulnérables lors du transport, sont en général peintes à l’économie : simple motif décoratif, blason,  motifs en grisaille..

Ici, le revers du diptyque est particulièrement intéressant,  car les symboles représentés au verso sont en rapport avec les deux personnages du recto.


Le calice  (revers du panneau droit)

Memling_Diptyque_Saint_Jean_CaliceCliquer pour agrandir

Derrière le panneau de Sainte Véronique est peint un calice doré, dans une niche en arc de cercle. Il contient un serpent aux yeux rouges, allusion à une légende selon laquelle Saint Jean, pour prouver la puissance  de sa foi, aurait bu une coupe de poison sans ressentir aucun effet.


Le crâne (revers du panneau gauche)

Memling_Diptyque_Sainte_Veronique_crâneCliquer pour agrandir

Derrière le panneau de Saint Jean est peint un crâne, dans une niche carré. En trompe-l’oeil dans la pierre, une inscription laconique est gravée : « Morieris (tu mourras) ».


Le diptyque retourné

Memling_Diptyque_Saint_Jean_Sainte_Veronique_verso

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Les deux niches sont éclairées de la même manière, par une lumière située en haut à gauche. Mais l’absence de symétrie (la forme et la hauteur des niches  sont différentes, il n’y a pas d’inscription côté calice) semble indiquer que le diptyque n’a pas été conçu pour être contemplé sur son revers.

De plus, lus de gauche à droite, les deux symboles expriment un message contradictoire – le calice proclamant : « la foi sauve de la mort » et le crâne concluant : « tu mourras quand même ».


Une disposition énigmatique

Il aurait été bien plus logique que le calice, qui rappelle un miracle de Saint Jean, se trouve au revers du panneau de celui-ci. Et que le  crâne, allusion au Golgotha, se trouve derrière la panneau de Sainte Véronique. On aurait alors eu pour le verso, de gauche à droite,  une interprétation plus consolante  :

« tu mourras (sur terre), mais la foi te donne la vie (éternelle) ».

Il doit donc y avoir une bonne raison expliquant pourquoi Memling a renoncé à ce message simple, et adopté pour le verso cette disposition peu naturelle.


Ouvrir le diptyque (côté calice)

D’abord, sortir le diptyque fermé du sac de tissu qui le protège.

Si c’est la face « Calice » qui se trouve sur le dessus,  ouvrir lentement par  la gauche. Vous voyez d’abord un paysage aquatique : en haut un cerf boit paisiblement  dans un ruisseau, en bas une source pure jaillit d’un rocher. L’eau pure et le cerf sont le symbole de la soif de Dieu, en référence au Psaume 42 :

Comme le cerf soupire après les sources d’eau, ainsi mon âme soupire après toi, ô Dieu. Mon âme a soif de Dieu, du Dieu vivant: quand irai-je et paraîtrai-je devant la face de Dieu ?

Memling_Diptyque_Saint_Jean_Calice_1
Continuez à ouvrir : lorsque Saint Jean apparaît, vous comprenez que cette eau pure est l’antithèse du poison que contenait le  calice.

Memling_Diptyque_Saint_Jean_Calice_2
Enfin, en ouvrant complètement le volet, voici l’Agneau immaculé, dont le sacrifice va racheter le péché d’Eve : le virginal quadrupède est l’antithèse exacte du Serpent.


Ouvrir le diptyque (côté crâne)

Si c’est au contraire  la face « Crâne » qui se trouve sur le dessus, ouvrez lentement par la droite.  Vous voyez d’abord un paysage avec une route.

Memling_Diptyque_Sainte_Veronique_crâne_1

Continuez à ouvrir : une sainte femme apparaît. Marie, Marguerite, Madeleine ? Soudain, lorsque vous voyez  le voile avec la Sainte Face, vous reconnaissez Véronique. Et  le visage paisible de Jésus (charnu, chevelu, barbu) dément, par delà la mort, le message menaçant du crâne  (décharné, chauve, glabre).

Memling_Diptyque_Sainte_Veronique_crâne_2Enfin, en ouvrant complètement le volet, voici une colline rocheuse qui ne peut être que le Golgotha, le « Mont du Crâne » (car selon la légende, le crâne d’Adam y avait été enterré).

Cinq siècles avant les frères Lumière, Memling invente ici le premier fondu-enchaîné de l’histoire. Il utilise les faces externes du diptyque, non pas pour composer un second diptyque à contempler statiquement, mais pour mettre en scène deux métamorphoses  :

  • en ouvrant le diptyque par la gauche, le spectateur voit positivement le poison se transformer en eau pure, et le serpent du péché en agneau de la rédemption  ;
  • en l’ouvrant par la droite, le crâne  retrouve barbe et cheveux et le vestige grimaçant du vieil Adam  est supplanté par la plus sacrée des reliques, la Sainte Face  de Jésus.

Memling n’est pas le seul à avoir utilisé la dynamique du diptyque pour superposer deux images : trente cinq ans plus tard, Jan Gossaert reprend ou réinvente le même procédé, dans un diptyque de dévotion privée qui va mettre en présence, comme dans  le diptyque de Fouquet, la Vierge à l’enfant et un donateur en prière.

Diptyque Carondelet

Jan Gossaert dit Mabuse, 1517, Louvre, Paris

mabuse_diptyque_carondelet ouvert

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Le sujet

Par rapport au Diptyque d’Etienne , qui baignait encore dans le merveilleux médiéval,  l’austérité est ici de mise : aucun objet ne disperse l’attention, le cadrage serré et le fond noir suppriment toute perspective. Le problème n’est  pas ici de savoir  si le donateur et l’objet de sa vision occupent ou pas le même espace :  la question, bien plus abstraite, touche  à une théorie de la double représentation.


Le panneau Carondelet

Le cadre de gauche  porte une inscription en français : « Representacion de messire Iehan Carondelet hault doyen de Besançon en son age de 48 a ».

Cette inscription en langue vulgaire est un message public, qui s’adresse aux spectateurs présents et futurs. Le panneau fige l’image de Carondelet à l’âge de 48 ans. La représentation dont il s’agit est ici de de type souvenir,   comme une photographie fixée sur une tombe. Littré rappelle d’ailleurs ce sens oublié, mais très précis du mot « représentation » : « au Moyen-Age, figure moulée ou peinte qui, dans les obsèques, représentait le défunt ».


Le panneau de la Vierge

Le cadre de droite porte une inscription en latin : « Mediatrix nostra que es post Deum spes sola tuo filio me representa » : »Notre Mediatrice, qui es après Dieu le seul espoir, représente-moi auprès de ton fils. »

Il s’agit ici, en langue sacrée, d’une apostrophe intime qui n’a de sens qu’au moment de la mort, lorsque Marie intercèdera auprès de Dieu pour le défunt Carondelet.  La représentation  se comprend ici au sens diplomatique du terme, comme on présente favorablement un solliciteur à l’autorité supérieure.


Trois niveaux de représentation

Mabuse retrouve ici la  dialectique que Fouquet avait expérimentée dans le diptyque de Melun : le panneau de gauche, celui du  donateur en prières, se situe dans un niveau de réalité moins abstrait que la panneau de droite, celui de l’objet adoré. L’intérêt de cette construction est bien sûr qu’elle peut se propager d’un cran en arrière  :  le spectateur, face au diptyque, se trouve ainsi placé  dans le même rapport d’émerveillement que Iean ou Etienne face à Marie ; l’objet  de dévotion y gagne un peu du prestige divin, sacralisant l’artisan en artiste.


Fermer le diptyque

mabuse_diptyque_carondelet recto ferme

Chaque fois qu’on ferme le diptyque, la bouche de Carondelet se pose respectueusement à l’emplacement de la bouche de la Vierge  : nul sacrilège, puisque l’image de gauche est une photographie,  qui appartient à un espace profane et daté,  tandis l’image de droite habite un espace sacré et intemporel : simplement la dévotion intense d’un homme baisant une icône.

De même, en fermant le diptyque,  l’extrémité des mains  jointes de Carondelet vient toucher la main de Marie à l’endroit où celle-ci touche le flanc de Jésus : magnifique traduction graphique de ce qu’est que l’intercession.

Puisque celle-ci ne se produit qu’au moment de la mort, on pourrait dire que fermer le diptyque, c’est faire mourir Carondelet.

Le crâne

Mabuse_diptyque_Carondelet_CraneAu revers du  panneau de Marie, donc  sur le panneau  gauche du diptyque retourné,  se trouve un crâne regardant vers le haut à gauche (en direction de la lumière) et  une mâchoire posée en trompe-l’oeil sur le rebord de la niche.

Une banderole, collée à la pierre par de la cire rouge,   porte une citation de Saint Jérôme, avec la date du tableau :   « Facile contemnit omnia qui se semper cogitat moriturum Hieronymus 1517 » « Quiconque pense souvent qu’il doit mourir, n’a pas beaucoup de peine à mépriser  toutes choses »


Le blason

Mabuse_diptyque_Carondelet_BlasonAu revers du  panneau de Carondelet , un écusson est pendu à un clou  par une  courroie en cuir. Il arbore les armoiries de la famille : « D’azur à la bande d’or accompagnée de six besants du même mis en orle ». En héraldique, la bande  représente l’écharpe du chevalier, posée sur l’épaule droite ; et les besants, monnaies byzantines, font allusion à des voyages  en Orient, au temps des Croisades.



Ouvrir le Diptyque (côté blason)

Comme chez Memling, il existe deux façons d’ouvrir le diptyque.

mabuse_diptyque_carondelet ouvert droite

En regardant la face « blason »,  ouvrez sur la droite : les besants du pèlerinage en Orient s’effacent devant les personnages réels  de l’Histoire Sainte,  l’écharpe du chevalier laisse place au mouvement diagonal de l’Enfant porté par sa Mère : affinité formelle probablement longuement méditée, entre l’emblème de la Respectable Famille Carondelet et l’icône de la Sainte Famille.

mabuse_diptyque_carondelet ouvert gauche


Ouvrir le Diptyque (côté crâne)

En regardant la face « crâne », ouvrez sur la gauche : sous la tête de mort apparaît un quadragénaire bien portant.

Ouvrir le Diptyque, c’est en quelque sorte ressusciter messire Jehan.

Nous comprenons alors que le Diptyque, à chaque ouverture et à chaque  fermeture, n’a d’autre fonction que d’exercer son possesseur à la maxime de Saint Jérôme : « penser souvent qu’on doit mourir ».

Pour Régis Debray,  cette présence du crâne sous le portrait n’est pas seulement religieuse, mais constitutive du statut même de l’image :  « Le meilleur arrive à l’homme d’Occident par sa mise en image, car son image est sa meilleure part : son moi immunisé, mis en lieu sûr… Les démons et la corruption des chairs au fond des caveaux… trouvent là plus fort qu’eux. La « vraie vie » est dans l’image fictive, non dans le corps réel ». Régis Debray, Vie et Mort de l’Image, p 30.


Le diptyque « verso »

mabuse_diptyque_carondelet verso

Les deux  revers sont visiblement conçus pour être contemplés ensemble, formant ainsi un second diptyque.

Chacun présente, composées d’une savante arabesque de lacets, les initiales remarquables de Iean Carondelet, IC  (les mêmes que celles de Jésus Christ).

Les niches de forme identique portent la même inscription : « (mors) Matura, Que la mort  vienne à son heure ». Terme qui s’oppose à  la mort « immature », celle qui frappe ceux qui n’ont pas reçus les sacrements de l’Eglise (prématurés, suicidés).


Une  fermeture impossible

Tandis que la fermeture du diptyque « recto »  donne à Carondelet le privilège de baiser et de toucher l’icône de Marie , le diptyque « verso » est impossible à fermer : jamais le crâne ne pourra rentrer en  contact avec le blason ; jamais la face hideuse de la Mort, démantibulée pour plus de sécurité, ne pourra mordre l’emblème.

Jehan Carondelet se sait mortel, et proclame qu’il s’entraîne à mépriser toutes choses.

Toutes choses sauf une : l’immortalité de son lignage.

3.1 Le diptyque de Marteen

23 juin 2012

Pour les Tibétains, faire tourner un moulin à prières équivaut à réciter les mantras qu’il contient. Sous une autre forme, la mécanisation de la prière a  existé aussi en Occident :« La fin du Moyen Age et le début de la Renaissance était un temps de piété quantitative… Sachant cela, nous pouvons comprendre que les diptyques de dévotion fonctionnaient comme une sorte de prière permanente. » (Robert Baldwin, 2009)

Ainsi, le diptyque que Maarten van Nieuwenhove commanda à Memling alors qu’il n’avait que vingt-trois ans, poursuit-il depuis 1487, à l’hôpital Saint Jean de Bruges, sa prière automatique.

Diptyque de Maarten van Nieuwenhove

Memling, 1487,  Memlingmuseum, Bruges

Memling_Marteen_Van_Nieuwenhove_PanneauGauche Memling_Marteen_Van_Nieuwenhove_PanneauDroit

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Le donateur et son patron

Memling_Maarten Van_Nieuwenhove_Saint Martin
Comme Etienne Chevalier à Melun (voir Le diptyque d’Etienne), Marteen est accompagné de son Saint Patron,  mais pas en chair et en os : en verre, dans le grand vitrail de la fenêtre de droite.

On voit le pauvre avec sa béquille, et le saint avec son épée coupant en deux son manteau rouge : un Saint Soldat très prisé dans les élites de l’époque, puisqu’il permettait de pratiquer la charité sans descendre de son cheval.

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Les fenêtres du panneau Marteen

Memling_Maarten _Van_Nieuwenhove_PaysageDroitePuisqu’il n’y a que Marteen dans ce panneau, l’autre fenêtre ne présente pas de vitrail historié : la logique symbolique prévaut sur la symétrie de l’architecture.

Ces fenêtres sont équipées de volets intérieurs en trois parties : une au dessus de la traverse, et deux en dessous, permettant de moduler finement l’entrée de la lumière et de l’air.

Si le pont et la tour fortifiée sont bien ceux du Minnewater, ces deux fenêtres donnent vers l’Ouest, d’où viennent le vent et la pluie.

Bruge_map_Civitates Orbis Terrarum 1572.

La fenêtre droite du panneau Marie

Memling_Maarten _Van_Nieuwenhove_Saint GeorgesMemling_Maarten _Van_Nieuwenhove_Saint ChristopheAu dessus de la traverse, la fenêtre est équipée de deux vitraux ornés d’un médaillon circulaire, avec à gauche St Georges et le dragon, et à droite St Christophe traversant le torrent en portant l’Enfant Jésus sur son dos.

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Memling_Maarten _van Nieuwenhove_PaysageGaucheIci, pas de demi-vitrail en dessous de la traverse, et les volets du bas sont d’un seul tenant : les fenêtres du Sud s’ouvrent en grand.

Dans le paysage, on voit un cavalier sur un cheval blanc qui s’en va vers un village voisin, tandis qu’une paysanne arrive en ville avec un panier sur la tête.

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La fenêtre gauche du panneau Marie

Cette fenêtre est complètement différente de celle de droite. En 2006, on a découvert par une analyse rayons X et infrarouge qu’elle était initialement  identique à celle-ci, ouverte sur le même paysage continu.

Memling a donc profondément remanié le diptyque à une date inconnue, supprimant le croisillon et transformant le haut en une arcade semi-circulaire qui permet de caser le vitrail aux armoiries de Van Nieuwenhove (on devine à droite un volet vu par la tranche, permettant d’obturer ce vitrail).

Par la même occasion, le miroir circulaire a été rajouté, fixé de manière peu naturelle sur le volet fermé du bas.

La raison de ce remaniement est inconnue : probablement une question de politique brugeoise. Marteen aura en effet une carrière courte, mais brillante (conseiller en 1492 et 1494, capitaine de la garde en 1495 et bourgmestre en 1498), qui peut expliquer pourquoi il s’est senti digne de faire figurer ses armoiries non pas au revers du diptyque, comme d’usage, mais à l’emplacement le plus sacré, juste derrière la Vierge.


Les armoiries

Memling_Maarten _van Nieuwenhove_BlasonCliquer pour agrandir

Le vitrail reproduit fidèlement les armoiries des van Nieuwenhove : « un écu d’azur à trois besants d’or en chef, et une escassotte ou cocquille d’argent en pointe, timbré d’un heaume treillé, et d’un léopard d’argent lampassé de gueules (i.e : à la langue rouge) »

Memling_Maarten _Livre_FermoirL’écu d’azur figure une première fois, en miniature, sur le fermoir du livre, encadré par deux lions.

Et une deuxième fois, en gloire, sur le vitrail de la fenêtre de gauche.

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Le jeu de mots

Autour de l’écu, les quatre médaillons circulaires montrent une main qui émerge d’un nuage pour semer des grains d’or dans la terre, de laquelle sortent des fleurs. Ce qui pourrait être la parfaite illustration de la main invisible du marché n’est en fait qu’un jeu de mots, Nieuwenhove signifiant  nouveau jardin.


La devise

La devise en français de la famille complète le vitrail : « Il y a cause ». Le quinzième siècle adorait ces devises lapidaires et ambigües : en peu de mots, beaucoup de gloses. A la lumière des médaillons on peut se risquer à traduire : « il y a une cause à tout ».

Et cette cause universelle de tous les phénomènes, c’est la main de Dieu sortant du nuage.


L’unité du diptyque

ling_Marteen_van Nieuwenhove_LivreLa disparité entre les fenêtres, le fait que le panneau gauche soit vu de face et le panneau droit en perspective, risquaient de faire perdre l’idée que les deux vues représentent la même pièce.

Memling a donc souligné cette continuité par deux objets du premier plan  : le tapis et le manteau rouge de Marie, sur lequel est posé le livre de prières du donateur.

Ce détail a été rapproché de l’iconographie de la Vierge de Miséricorde, où Marie étend son manteau au dessus de tous ceux qui réclament sa protection. Nous verrons plus loin que, dans le contexte particulier de ce diptyque, le manteau sous le livre a une explication bien plus maligne.

Le miroir

Ce miroir, comme tous les miroirs sphériques de la peinture flamande, a fait l’objet récemment de reconstitutions informatiques, afin de déterminer s’il reproduit ou pas une pièce réelle dans laquelle Memling aurait placé ses modèles. Dans ce cas précis, le fait que le miroir ait été rajouté après coup permet de répondre sans ordinateur : non, l’image reflétée n’a pas été vue, mais bien imaginée par Memling.

Memling_Maarten van Nieuwenhove_MiroirCliquer pour agrandir

Le miroir a été rajouté en même temps que les armoiries, peut être pour la même raison de prestige (il s’agissait d’un objet coûteux et à la mode). On peut aussi supposer que, puisque la continuité du paysage à l’arrière-plan avait disparu, le miroir constituait un puissant moyen de restaurer et renforcer l’unité spatiale du diptyque :  il prouve que Marie (vue de dos) et Marteen (vu de profil) sont physiquement très proches.

Les deux fenêtres

Derrière les deux silhouettes, le miroir reflète deux fenêtres supplémentaires. Nous reviendrons plus loin sur ces deux fenêtres, qui en disent beaucoup sur l’architecture de la pièce et sur la mise en scène conçue par Memling.

Le livre caché

Par ailleurs, le miroir révèle une autre présence significative, celle d’un objet que nous ne pouvons pas voir de face : un livre est posé sur un coussin bleu, sur un tabouret situé juste à droite de Marie à l’intérieur de la pièce.  Voilà qui renforce la symétrie entre le donateur et la Vierge : chacun son livre.

Ceci méritera également une étude détaillée : la présence des deux livres ne donne-t-elle pas une indication de lecture,  faut-il déchiffrer le diptyque en passant de l’un à l’autre ?


Une composition complexe

Nous en savons assez sur la composition pour comprendre qu’elle échappe à la binarité profane/sacré à laquelle obéissent  la plupart des diptyques de dévotion.

De gauche à droite, Marie s’étend jusque dans le panneau de Marteen par le truchement de tissus : le tapis et le manteau.

De droite à gauche, des présences masculines s’immiscent dans le panneau de Marie par différents dispositifs optiques : le vitrail (Saint Christophe, Saint Georges, les armoiries avec la main et le casque) et le miroir (la silhouette de Marteen).

Memling_Maarten _van Nieuwenhove_Triangles

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A ce stade, risquons une première hypothèse sur la composition, à base de triangles :

  • Marteen et tous les saints des vitraux se retrouvent dans une zone ;
  • Marie et tout ce qui relève de la symbolique mariale – l’enfant, le coussin, le tapis, les livres, le miroir  – se retrouvent dans l’autre zone : un grand triangle qui semble une extension géométrique de son manteau.


Dans un diptyque de conception très semblable, Memling a également utilisé le truc du miroir derrière la Vierge pour révéler ce que le spectateur ne peut voir.

Diptyque avec Vierge et Donateur,

Memling, 1485-90, Chicago Art Institute

Memling Chicago Art Institute
Le miroir montre que la fenêtre qui sépare Marie et le donateur possède un meneau central, qui est caché par le montant central du cadre : ainsi, en un certains sens, le diptyque imite la fenêtre, la peinture se superpose à l’architecture. Notons cette idée que nous retrouverons plus loin.


Memling Vierge Chicago Art Institute


Memling Vierge Chicago Art Institute_detail_enfants
Autre révélation amusante : deux galopins – sans doute les enfants du donateur – se dissimulent derrière le manteau de Marie et, regardent dans le miroir pour essayer d’apercevoir l’Enfant Jésus.

3.2 Trucs et suprises

23 juin 2012

Il ne suffit pas d’ouvrir le diptyque : encore faut-il le manipuler avec attention, comme une boîte à secrets, pour déclencher son petit mécanisme

Diptyque de Maarten van Nieuwenhove

Memling, 1487, Memlingmuseum, Bruges

Memling_Marteen_Van_Nieuwenhove_PanneauGauche Memling_Marteen_Van_Nieuwenhove_PanneauDroit

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L’encadrement d’origine

Nous sommes devant l’un des rares cas où un diptyque de dévotion a conservé son encadrement d’origine. Les inscriptions peintes indiquent  le nom et l’âge du donateur, ainsi que la date du tableau.

Mais l’arrière de l’encadrement fournit d’autres indications précieuses : un biseau en bas du cadre montre qu’il n’était pas fixé au mur, mais posé sur un meuble. Et le revers était peint d’un simple décor de marbrure.


Le manteau qui déborde

Memling_Maarten _van Nieuwenhove_Detail ManteauCliquer pour agrandir

Le manteau rouge de Marie déborde légèrement sur le cadre de gauche, juste à côté de la date (et d’un minuscule dragon gravé dont on ignore la signification). Ce type de  procédé  est rarissime pour l’époque, et semble réservé aux diptyques privés, pour lesquels  l’artiste jouit d’une plus grande liberté d’innovation que dans les tableaux d’église. Un exemple tout aussi discret est celui de l’Annonciation de van Eyck (vers 1433/1435) du  Musée Thyssen-Bornemisza, un diptyque dont on n’a conservé que le verso peint en grisaille.

Van_Eyck_Annonciation_DiptyqueCliquer pour agrandir

L’exceptionnel effet de relief est accentué par les bases octogonales des deux statues, qui débordent très légèrement sur le cadre.

Van_Eyck_Annonciation_Diptyque_Detail SocleCliquer pour agrandir


Le coussin qui déborde

Memling_Maarten _van Nieuwenhove_Detail OmbreCliquer pour agrandir

Des hachures faites directement dans la dorure font une ombre sous le coussin, renforçant l’effet de relief.


Les lignes du tapis

Les fuyantes du tapis ne convergent pas sur la ligne d’horizon qu’on voit par la fenêtre, mais bien au-dessus.

Memling_Maarten_van Nieuwenhove_Perspective_MarieCliquer pour agrandir

Un erreur est peu probable : on sait par des tracés sous-jacents que Memling a beaucoup travaillé la perspective du diptyque. La seule possibilité est que le parapet, sur lequel est posé le tapis, soit en pente. Nous comprenons alors que le biseau du cadre prolonge à l’extérieur de la scène ce parapet incliné : le objets qui dépassent, manteau et coussin, sont là pour nous suggérer cette continuité.


Le parapet en pente (Scoop !)

Première conséquence :  le coussin sous le séant de Jésus sert à compenser la pente.

Deuxième conséquence : le parapet côté Marteen est lui aussi en pente, et le manteau de Marie, replié sous le livre, a la même utilité pratique que le coussin.


Glisser vers le monde

Jésus d’un coté, le livre de l’autre, sont donc en suspens, prêts à glisser du tableau vers le cadre, de la pièce peinte vers la pièce physique où est exposé le diptyque. Ainsi les deux panneaux communiquent non seulement par l’intérieur, mais également vers l’extérieur.

Comme nous l’avons déjà remarqué, le diptyque vu en largeur imbrique le domaine sacré avec le domaine profane ; vu en profondeur, il tend à brouiller la limite entre la représentation et le réel, au point que l’une semble sur le point de se déverser dans  l’autre  :  en cela, il fonctionne comme un dispositif exceptionnel d’unification des espaces, qui implique Marie, Marteen et le spectateur dans une même mise en scène.


Un parapet sans bords

Les bords du parapet sont impossibles à déterminer :

  • le bord gauche est hors champ ;
  • le bord droit est masqué par les franges du tapis  au niveau du raccordement avec le pilastre de droite, ce qui empêche de se rendre compte de la pente ;
  • le bord avant est coupé par le cadre ;
  • le bord arrière se perd sous les vêtements.

Si l’on se base néanmoins sur la petite partie de tapis visible côté Marteen, il semble bien que ce bord arrière soit légèrement brisé à la limite entre les deux panneaux.


Memling_Maarten_PerspectiveCliquer pour agrandir

Le point de fuite du panneau Marie

Les lignes du tapis convergent sur la verticale située à gauche du meneau  (ce meneau possède deux minuscules fuyantes, une erreur de Memling  car elles sont incohérentes avec celles du tapis).

Le point de fuite, peu marqué, se situe donc au croisement de la ligne d’horizon et du bord gauche du meneau.


Le point de fuite du panneau Marteen

Pour ce panneau en revanche, les  nombreuses fuyantes permettent de déterminer le point de fuite avec précision. Il se situe dans l’autre panneau, à  hauteur de la ligne d’horizon , juste à droite de la joue de Marie.


Le bon angle du diptyque

Nous retrouvons la situation des points de fuite mobiles que nous connaissons bien (voir Le diptyque d’Etienne).  Ici, l’angle d’ouverture du diptyque pour lequel  les deux points fusionnent est beaucoup plus faible que chez Fouquet : le panneau Marteen doit être refermé d’environ 20° par rapport au plan frontal du panneau Marie.


Maintenant, on se rend compte que Marteen ne regarde pas dans le vide :  à genoux sur le côté, comme le montre le reflet dans le miroir, il fixe réellement Marie.

De plus, le bord arrière du parapet n’est plus brisé, mais droit.  Ce détail est significatif : Memling  ou son commanditaire voulaient que la perspective soit exacte lorsque le diptyque est ouvert au bon angle, sans pour autant que la brisure du parapet ne choque le regard lorsque le diptyque est grand ouvert  : d’où la nécessité de dissimuler les bords du parapet.


La charnière et le coin

En prolongeant  les horizontales du mur du fond et du mur de droite (par exemple la moulure du lambris et la traverse des fenêtres), on constate que le coin de la pièce, caché par le cadre, se situe à proximité de la charnière du diptyque.

Non seulement Memling a retrouvé l’idée de Fouquet d’utiliser l’angle entre les panneaux pour accentuer l’effet de perspective, mais il l’a poussée à son terme : en superposant la charnière et le coin de la pièce, il identifie les deux panneaux aux deux cloisons : le diptyque devient véritablement un modèle réduit de la scène qu’il représente. La peinture mime l’architecture.


Les deux fenêtres

Memling_Maarten van Nieuwenhove_MiroirCliquer pour agrandir

Le miroir montre deux ouvertures rectangulaires derrière les silhouettes vue de dos, ouvertures qui sont donc nécessairement face à eux :  il ne faut pas longtemps pour comprendre  que ces deux fenêtres ne peuvent être que celles par lesquelles nous regardons la pièce. En même temps qu’il nous révèle les deux livres, le miroir nous fait comprendre qu’il y a en fait deux parapets, donc deux tapis identiques : l’impression de continuité est une illusion savamment entretenue…

Sans l’image dans le miroir, il est difficile d’avoir l’idée que nous regardons la scène au travers d’une fenêtre, et rien n’indique qu’il y en a deux ! Peut-être l’idée de ce truc est-elle venue plus tard, au moment des remaniements du tableau : car  en même temps qu’il ajoutait le miroir, on sait que Memling a retravaillé la colonne, transformant sa base circulaire en une base octogonale qui attire l’oeil sur le parapet.


Le plan de la pièce

Memling_Maarten_van Nieuwenhove_Plan
Nous pouvons  maintenant reconstituer le plan approximatif de la pièce : avec ses six ouvertures donnant dans trois directions, c’est une sorte de belvédère haut perché.  Les deux fenêtres vers le Nord, dont nous venons de prendre conscience, sont en fait une fenêtre géminée ornée de colonnes  de  part et d’autre, avec sans doute une double colonne entre Marteen et Marie (d’après la  largeur entre les ouvertures qu’indique le reflet dans le miroir). Cette fenêtre ne peut pas avoir de volets intérieurs à charnière : il est probable qu’un autre système d’obturation par l’extérieur existe.

Et le peintre n’étant pas sensé voleter en haut d’une tour, on peut imaginer qu’il se trouve sur un balcon.

Marie et Marteen s’exposent donc aux regards des Brugeois, depuis un balcon d’honneur qui  donne sur la ville.


Les deux cadres

Le cadre de gauche, le panneau fixe du diptyque, permet de regarder de face la Vierge et le mur du fond. Physiquement, il est plaqué à l’extérieur de la pièce tout contre la fenêtre de la Vierge,  au point que le manteau et le coussin débordent légèrement sur le cadre.

Le cadre de droite, le panneau  mobile du diptyque, montre de biais Marteen et le mur latéral. En pivotant, il s’écarte du mur, raison pour laquelle sur lui rien ne déborde.

L’espace entre les deux cadres permet de subtiliser la colonne entre Marie et Marteen, donnant l’illusion d’un parapet continu.


Effet parapet, effet charnière

Dans ce diptyque quelque peu expérimental, Memling  explore deux effets liés au cadre : d’une part, il semble vouloir le faire disparaître dans un continuum entre l’espace du tableau et l’espace du spectateur, aussi franchissable qu’un muret en pente sur lequel est posé un livre  :  c’est ce que nous pourrions appeler l’effet « parapet » : un dispositif passif qui pose une frontière conventionnelle, une distance de respect.

D’autre part, les deux cadres articulés forment une sorte de lunette 3D avant la lettre,  qui montre l’espace du tableau  à la fois de face et de côté. Le spectateur, en manipulant le volet droit pour trouver le bon angle de vue, se trouve du même coup impliqué, immergé dans le lieu mystique du volet gauche, à un doigt du manteau de Marie. Les deux cadres donnent deux points de vue sur le réel, tout en cachant derrière leur jointure un élément essentiel de la pièce. C’est ce que nous pourrions appeler l’effet « charnière » : un dispositif actif et même interactif, par lequel le spectateur est invité à faire surgir, derrière l’apparence scindée, une réalité unifiée.


Le manteau de Marteen

La double-colonne invisible qui interrompt le parapet implique qu’il y a nécessairement, devant Marie et devant Marteen, deux tapis aux dessins identiques. Mais la conséquence la plus bluffante est que le bout de manteau plié sous le livre de Marteen ne peut être contigu avec le manteau de Marie.

Nous comprenons alors le dernier truc, le but caché et pourtant évident du diptyque : couper un bout du manteau rouge de Marie pour l’offrir à Marteen, tout comme dans le vitrail l’épée tranche la part du pauvre dans le manteau rouge de Saint Martin.

Memling_Maarten Van_Nieuwenhove_Saint Martin

3.3 D'un livre à l'autre

23 juin 2012

Saint Martin, Saint Christophe et Saint Georges : trois saints prestigieux au service d’un jeune noble plein d’ambition.
Mais la manière dont ils sont mis en scène suggère qu’ils sont peut-être plus que des figurants muets…

Trois hommes valeureux

Memling_Maarten Van_Nieuwenhove_Saint MartinMemling_Maarten _Van_Nieuwenhove_Saint ChristopheMemling_Maarten _Van_Nieuwenhove_Saint Georges

Les trois sont des soldats ou des hommes de devoir, ce qui ne pouvait que servir la carrière du futur capitaine de la garde et bourgmestre :

  • Saint Martin était tribun militaire de l’Empire romain, et son nom signifie « voué à Mars »
  • Saint Christophe était un géant d’allure terrible, qui voulait se mettre au service du plus grand prince du monde
  • Saint George était officier dans l’armée romaine


Trois schémas similaires

En schématisant, on peut relever d’autres points communs entre les saynettes des vitraux :  l’idée de monture et la présence d’un instrument tranchant ou pénétrant. Ainsi :

  • un cheval porte Saint Martin, qui coupe avec son épée son manteau ;
  • Jésus est porté par Saint Christophe, qui plante son bâton dans le torrent (bâton qui va  miraculeusement fleurir une fois planté dans la terre)  ;
  • un cheval porte Saint Georges, qui plante sa lance dans le dragon.


La quatrième histoire

Il y a un quatrième vitrail dans la tableau : celui des armoiries de Marteen. La thématique de la puissance y est également présente, dans l’écu, le heaume et le léopard. Mais c’est dans les médaillons que nous retrouvons, répété quatre fois, le schéma qui nous intéresse :

  • un nuage porte une main, qui plante des pièces d’or dans la terre.


La direction des personnages

Dans les  deux vitraux de droite, Saint Martin et Saint Christophe avancent vers la gauche. Dans les deux vitraux de gauche, c’est l’inverse : le heaume, le léopard et Saint Georges sont tournés vers la droite.

Cette symétrie invite le regard du spectateur, lorsqu’il déchiffre les vitraux, à une oscillation permanente entre les scènes, de part et d’autre du point de fuite.


Rectangles et cercles

L’unique vitrail du panneau Marteen est de forme rectangulaire. Tout comme le livre, les volets, les traverses et les meneaux, qui saturent ce panneau de lignes et d’angles droits.

En revanche, côté Marie, les trois vitraux historiés sont en forme de médaillons, impression de rondeur que renforcent encore le demi-cercle de la fenêtre et du blason, le miroir et la pomme.

Ce dimorphisme entre les deux panneaux n’est sûrement pas le fait du hasard, puisque c’est lors du remaniement du Diptyque que Memling a rajouté à gauche le miroir et les médaillons circulaires, tout en éliminant à droite la seule forme ronde qui y figurait (la base de la colonne).

Memling_Maarten _Synthese


Trancher et planter

Puisque le vitrail de Martin est le seul qui montre l’action de « trancher », il serait facile d’associer épée et virilité, renforçant le caractère masculin du panneau droit. Réciproquement, l’action de « planter », commune aux trois vitraux du panneau gauche, peut être associé dans deux cas à la féminité, via l’idée de fécondité (les pièces qui germent dans la terre, le bâton de Saint Christophe qui fleurit). Mais rattacher à ce thème la spécialité  de Saint Georges  – planter sa lance dans un ventre  – serait pour le moins inconvenant, surtout dans le dos de l’Immaculée Conception.

Pour expliquer le dimorphisme bien réel des deux panneaux, il nous faut donc renoncer la grille de lecture de la différence sexuelle, et en trouver une autre plus adaptée à l’époque…


Une bonne famille

Dans le Diptyque Carondelet (voir Le diptyque de Jean et Véronique ), Mabuse associera, par un fondu-enchaîné audacieux,  le blason familial du revers avec l’image de la Sainte Famille. Nous avons sous les yeux la même association, mais en un seul panneau : les armoiries des Van Niewenhove trônent à l’emplacement le plus élevé et le plus sacré du diptyque, en haut et à la droite de Marie.

D’où l’idée que le panneau de gauche, sous les auspices de Marie, pourrait être dédié à la famille des Van Niewenhove. Car l’allusion au « nouveau jardin » ne concerne pas uniquement les quatre médaillons qui montrent une main qui sème  : l’histoire de Saint Christophe est celle d’un bâton qui se régénère en une tige feuillue, une fois le fleuve traversé ; et l’histoire de Saint Georges celle d’une contrée qui  retrouve sa prospérité, une fois le dragon tué.

Comme dans le Diptyque Carondelet, le panneau de la Vierge revêt un côté public, officiel et intemporel : il souhaite l’immortalité ou du moins la longue durée à la lignée  des Van Niewenhove, dont le nom est inscrit en bas du cadre, avec le millésime.

C’est pourquoi tout dans ce panneau est circulaire :  la forme du ciel et de l’éternité.


Un bon prénom, un bel âge

Le panneau de droite, avec Marteen en chair et Martin en verre, est dédié à un moment et à un membre bien précis de la lignée, dont le cadre indique le bel âge,  23 ans. Comme dans le Diptyque Carondelet, le panneau avec le donateur fonctionne comme un portait-souvenir.

C’est pourquoi tout dans le panneau est quadrangulaire, la forme de la terre et des images fragiles.


Le grand et le petit

Le panneau droit nous montre un grand Martin et son grand livre, avec un minuscule blason sur le fermoir :  le nom importe ici moins que l’individu singulier.

Réciproquement, que nous montre le panneau gauche ? Un énorme blason, un Martin miniature et, en pendant de l’autre côté de Marie, un livre encore plus miniature.


D’un livre à l’autre

Risquons maintenant une lecture d’ensemble, du panneau droit au panneau gauche, d’un livre à  l’autre, au travers des divers avatars idéalisés du donateur.

Memling_Maarten _Parcours

Martin (1) se projette d’abord dans le vitrail de son saint patron (2), dont il partage la bonté. De là il se transforme en Saint Christophe (3) dont il admire la force, pour franchir simultanément deux frontières : le fleuve de la légende et l’interstice entre les cadres. Ensuite il remonte  à cheval sous les traits de Saint Georges (4), dont il adopte le courage. Armé de ces trois vertus chevaleresques, la bonté, la force et le courage que sanctionnent ses armoiries (5), il peut enfin se jeter aux pieds de sa Dame dans le miroir (6).


Dans le miroir

Memling_Maarten van Nieuwenhove_MiroirCliquer pour agrandir

Le « miroir sans tâche » (speculum sine macula) est un symbole marial par excellence. Ici, sa rondeur fait évidement pendant avec celle du fruit que Marie, nouvelle Eve,  tend à l’Enfant Jésus, nouvel Adam, en un geste destiné à défaire le péché originel.

Memling_Marteen_PanneauGauche_CerclesCliquer pour agrandir

A l’arrière de cette scène sacrée, la silhouette anonymisée du fils de bonne famille et le reflet de la Mère de Dieu se sont rejoints, vitrifiés ad aeternam dans cet extraordinaire dispositif d’unification spatiale et spirituelle que constitue le miroir.

Tandis que le nom de sa lignée, monté au ciel du panneau, est à jamais glorifié dans tous les cercles des vitraux.

 

Dans cette oeuvre complexe, Memling combine deux dispositifs optiques qui fonctionnent en sens inverse. Le Diptyque avec ses deux cadres rectangulaires divise le monde en deux, comme la vision binoculaire : la continuité du parapet et du manteau de Marie n’est qu’une illusion, tranchée net par la colonne qui se cache sous la charnière. Le miroir en revanche, cet oeil de cyclope qui regarde la scène par derrière, dénonce l’illusion picturale et  nous révèle la réalité physique : Marteen et la Vierge sont physiquement côte à côte.

Comme le dit Bruno Eble dans sa langue très théorique : « Le miroir peint est bien plus qu’une mise en abyme : il est une re-mise en unité des deux cadres rectangulaires en un unique cadre circulaire…. La figure du miroir dans le tableau de Memling assume en effet « la fonction qui serait celle d’un cadre. » Bruno Eble, Le miroir et l’empreinte : spéculations sur la spécularité, L’Harmattan, p 198

Concluons que l’oeuvre est  bien construite sur une mise en balance du rectangle et du cercle, du Diptyque et du miroir.  Mais la dialectique sous-jacente n’est pas celle que nous avions cru lire au départ, entre les verbes couper et planter.

Plutôt qu’une morale de jardinier, Memling nous propose une morale d’encadreur :

le rectangle divise, le cercle fusionne.

Diptyque de Marie au buisson de roses

Memling, vers 1480, Munich, Alte Pinakothek

Memling_Diptyque_Marie_Buisson_Saint Georges

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Pour comparaison, voici un Diptyque moins original, réalisé par Memling quelques années plus tôt. Le panneau droit illustre l’histoire de Saint Georges : il domine la scène, la lance à la main, le dragon à ses pieds, tandis qu’à l’arrière plan  son cheval est en train de boire après le combat et qu’une jeune bergère peut désormais se promener en dehors des remparts de la ville, dans la campagne pacifiée.

Mais ce qui nous intéresse particulièrement dans cette oeuvre, c’est qu’on y trouve en germe certaines des idées qui ressurgiront dans le Diptyque de Marteen :

  • le donateur à genoux sur le panneau droit ;
  • le saint patron en haut à droite ;
  • l’enfant Jésus qui tend la main vers le fruit ;
  • un symbole marial manifeste : la rose sans épines (rosa sine spina)

Ici, l’unité spatiale entre les deux panneaux est assurée à l’arrière-plan par le paysage continu, et au milieu par un objet qui, tel le manteau rouge de Marie,  déborde du panneau gauche dans le panneau droit : le mur de brique rouge, prolongement du rempart de la ville, et le buisson de roses qui s’y abrite.

 

Memling_Diptyque_Marie_Buisson_Saint Georges_Reflet

Le donateur ayant probablement souhaité  une preuve irréfutable de sa présence physique auprès de la Vierge, Memling a utilisé comme dispositif d’unification non pas un miroir, mais presque : un reflet miniature sur la cuirasse de Saint Georges.

Sur ce procédé chez Memling et plus généralement dans la peinture flamande, voir  3 Reflets dans des armures : Pays du Nord