4 La Vie de Bohême (Valentin)

20 octobre 2012

La Réunion dans un cabaret nous montre un thème proche de celui de la Diseuse de bonne aventure : un jeune homme détroussé par une gitane, non plus en plein air, mais dans l’obscurité d’un bouge. Ici, on n’amuse pas les gandins par de belles paroles et de flatteuses prédictions :

on les endort avec de la musique, on les engourdit avec une lourde tourte et du vin.

Article précédent : 3 La diseuse, sa mère et ses soeurs (de La Tour)

Réunion dans un cabaret

Valentin de Boulogne, 1625, Louvre, Paris

Valentin_Réunion dans un cabaret

Le rapport de force

Horizontalement, la composition en quatre bandes est plus équilibrée que celle de La Tour : un homme, une femme, un homme, une femme.

Valentin_Réunion dans un cabaret_Composition

C’est verticalement que se lit l’infériorité du jeune homme : il penche la tête, au milieu des trois adultes qui le guettent.

L’entraîneuse

La fille à la poitrine avantageuse pose son bras droit sur l’épaule de l’homme qui sert à boire : geste de familiarité qui trahit, maintenant que le nigaud est engourdi par le vin, la complicité entre l’entraîneuse et son protecteur. Le geste interrompu de sa main gauche, tenant en l’air une tranche de saucisson, peut être compris comme le signe qu’elle donne à sa complice la gitane : « Tu peux y aller, il est mûr ».

L’instant ironique

Le garçon joue du pipeau. C’est l’instant où il est « pipé ».


Le pipeau

Souvent, dans les scènes de genre, la musique est une métaphore du plaisir des sens ; et la flûte, un symbole grivois.

Ici, la position centrale du pipeau, seul instrument de musique de l’étrange solo, exacerbe cette valeur symbolique. D’autant que la diagonale montante réunit l’instrument et les deux verres de vin, celui de l’homme et celui de la gitane, qui ont remplacé, pour le jeune homme, le plaisir plus intense qu’on lui avait fait miroiter : la tourte éventrée, à proximité immédiate, en donne d’ailleurs une image parlante.

Valentin_Réunion dans un cabaret_Pipeau
Remarquons enfin la dague, à la ceinture de l’homme mûr, qui fait contraste avec le pipeau du jeune homme, et renvoie d’autant plus celui-ci à sa valeur de substitut infantile.


La « légende vivante »

Le Joueur de pipeau serait pour l’oeuvre le titre le plus pertinent. En effet, le jeune aventurier, réduit par la malignité des trois adultes à une activité clairement auto-érotique, joue dans le tableau le rôle de ce que nous pourrions appeler une « légende vivante », une sorte de calembour visuel : « jouer du pipeau » signifiant à la fois « produire de l’air » et « se contenter de soi-même ».


Le cube organisateur

La répartition des personnages selon les quatre faces du cube met en évidence l’isolement du jeune homme, face au redoutable trio :

  • le Souteneur, qui tire les ficelles,
  • la Prostituée, qui a servi d’appât,
  • la Voleuse, qui consomme le larcin.

Par contraste avec les deux oeuvres précédentes, ce sont ici les objets qui permettent d’élucider l’histoire :

  • la tourte éventrée suggère l’acte espéré ;
  • la dague montre où se trouve la virilité réelle ;
  • le couteau sur la table  pointe vers la victime désignée ;
  • le pipeau résume son impuissance, dans tous les sens du terme.

Valentin de Boulogne, Concert (c. 1615). Indianapolis Museum of Art

Concert
Valentin de Boulogne, vers 1615, Indianapolis Museum of Art.

La toile du Louvre a eu un prototype, une dizaine d’années plus tôt, dans cette composition nettement moins structurée.

Les cinq personnages sont des types isolés, qui exécutent chacun un geste conventionnel :

  • la gitane montre sa pièce divinatoire de la main droite en dérobant dr l’autre le mouchoir du soldat ;
  • le soldat assis joue du luth :
  • le soldat au béret rouge joue le rôle du naïf ;
  • le soldat debout verse du vin ;
  • le jeune homme joue de la flûte.

Les objets sont les mêmes (la table-sarcophage, la tourte éventrée, le couteau, le saucisson tranché) mais ne s’organisent pas de manière symbolique.

Ainsi la composition ne recèle pas une histoire commune, mais réunit simplement des personnages récurrents des toiles de Valentin.

5.1 La diseuse de Régnier

20 octobre 2012

 

La version de 1625 de Nicolas Régnier nous propose, trente ans après l’introduction du thème à deux voix par Caravage, et en même temps que la version à quatre voix de Valentin, un autre quatuor particulièrement sophistiqué.

La diseuse de bonne aventure

1625, Nicolas Régnier , Louvre, Paris

Regnier_La diseuse de bonne aventure

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Un quatuor

Nous retouvons presque les mêmes personnages que dans le tableau de Valentin : une belle gitane, un homme à plumet, une vielle gitane voleuse qui est sans doute la mère de l’autre. Sauf que le quatrième personnage, le naïf, est ici une belle dame, contrairement à ce voudrait la logique de l’alternance hommes-femmes. Et c’est tout ce qui fait l’intérêt de cette très exceptionnelle version.


Le rapport de force

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Composition
L’analyse du rapport de force confirme le caractère très original du tableau, et renvoie des conclusions contradictoires.

D’un côté, la naïve, par sa position assise, se trouve bien en position d’infériorité par rapport aux trois autres comparses. Mais cette infériorité est contrariée par sa présence massive,  qui occupe exactement la moitié de la surface du tableau, sous la diagonale montante. Fermement appuyée du coude contre la table, elle ne donne guère l’impression d’être menacée : c’est plutôt elle qui compresse les trois autres dans le coin supérieur gauche du tableau.


Intérieur ou extérieur

Le décor est ambigu  : la colonne suggère une scène d’extérieur, le tapis et la table une scène d’intérieur. Disons que nous sommes sous un portique.

Lignes de fuite

Le socle de la colonne et l’arête du tapis permettent de construire une perspective (le point de fuite se trouve sur le bord gauche du tableau, un peu au dessus de la médiane horizontale). Mais il n’en résulte aucune sensation de profondeur : la lecture reste frontale.

Le véritable rôle de ces lignes de fuite est autre : focaliser l’oeil du spectateur sur le sujet officiel – la main de la diseuse – en laissant à l’écart le sujet occulte : la main de sa mère, dans l’ombre, qui soulève délicatement le cordon de la bourse.

La composition déséquilibrée, la posture de la « naïve » qui loin de se trouver en retrait semble au contraire dominer la situation, donne une impression d’incorfort sémantique. Nous sentons que le sujet officiel – une jeune femme riche dépouillée par deux gitanesn’épuise pas les significations du tableau.

Campée dans son bouillonnement de velours et de tulles, la « naïve » est bien plus que le prétexte à une splendide étude de tissus :

c’est une star !

En déplaçant la bonne vieille opposition – fille rusée contre garçon immature, sur le terrain d’un duel de dames, Régnier introduit un élément d’incertitude qui renouvelle puissamment le thème : le combat n’est pas gagné d’avance, la victoire n’est peut être pas du côté que l’on croit.

Un schéma résume ce que nous savons pour l’instant du tableau :

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Schema 1

5.2 Le renard et la poule

20 octobre 2012

Nous avons jusqu’ici laissé dans l’ombre le dernier acteur de la scène : l’homme au plumet, dont  l’oeil seul apparaît en pleine lumière et nous fixe avec intensité, comme pour nous prendre à témoin de ce qu’il nous faut voir maintenant : un premier retournement de situation.


Regnier_La diseuse de bonne aventure_Main_Voleur
Le double larcin

Dans sa main droite, en marge du tableau, l’homme brandit une tête de poule.

Nous avons vu que les lignes de fuite découpent, à la manière d’un spot, un triangle qui attire l’oeil vers ce que nous devons voir en premier.

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Triangle_Visible 2

Juste à l’extérieur de ce triangle d’intérêt, comme la main de la voleuse, la main de l’homme accomplit un deuxième geste occulte : nous comprenons que lui-aussi est un voleur.


Marchand-doiseau-1615-20-Pensionante-de-Saraceni-Prado-Madrid.jpg

Marchand d’oiseau,  Pensionante de Saraceni, 1615-20, Prado, Madrid

L’idée du voleur de  poule à la main liminaire avait déjà été exploitée dix ans plus tôt par le Pensionante de Sareceni, dans ce tableau où un marchand, obnubilé par les deux pièces en paiement de deux poules, se fait dérober une troisième. Et donc proprement plumer, comme le souligne le croupion du quatrième volatile.

Le voleur chez Valentin

 

Un autre tableau de Valentin prolongera la même idée dix ans après Régnier, en explicitant ce que celui-ci montrait encore de manière allusive.

 

Valentin_Diseuse de Bonne Aventure_CompositionCe tableau est divisé en six bandes verticale, avec un personnage féminin dans la bande  centrale de chaque moitié. Les deux bandes de droite montrent une scène musicale secondaire (une guitariste, un harpiste).

 

Valentin_Diseuse de Bonne Aventure

La diseuse de bonne aventure

Valentin de Boulogne, 1635, Louvre, Paris

A l’extrême-gauche, un homme enveloppé dans une cape, armé d’une dague, le visage dissimulé sous un chapeau à plume – véritable traître de série B – se penche pour tirer par le cou une poule que la gitane cachait dans une poche dorsale de sa robe.

 


Le voleur chez Manfredi

 Mais le véritable inventeur du thème du double larcin, celui dont Régnier s’est directement inspiré, est Bartolomeo Manfredi.

Manfredi_Diseuse de Bonne Aventure

Diseuse de bonne aventure,

Manfredi,1616-17, Detroit Institute of Arts

Les quatre personnages de Régnier sont  déjà présents, mais de droite à gauche :  l’homme à la plume, la jeune gitane avec son collier de corail, la vieille – sosie exact de celle de  Régnier, et enfin le naïf.

Malheureusement, l’assombrissement du tableau permet à peine de deviner la main de l’homme subtilisant la poule.

La voleuse de poules

Qui vole des poules ? La gitane. Pourquoi les vole-t-elle ? Pour les manger, sans doute, mais aussi pour jeter des sorts. De nombreux rituels magiques font appel à des coqs ou de poules noires, dont la couleur fait accointance avec le diable. En particulier, le rituel appelé le « jeûne noir »,  consiste, en cas de vol, à jeûner strictement pendant 9 vendredis, en compagnie d’une poule noire : ensuite, soit le voleur rend son butin, soit il meurt !  ( Leland, Charles G., Gypsy Sorcery & Fortune Telling, 1891, p 137)

Paradoxe que la poule de notre tableau, volée puis revolée sous nos yeux, puisse également être une parade contre le vol !

L’homme-renard

Qui également vole des poules ? Comme le confirment le regard rusé et le plumet-queue, trophée qui orne son chapeau : l’homme dans l’ombre est un renard. Mais ici c’est un super-prédateur, un voleur de voleuse de poules.

Le collier de corail

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Collier_Corail
Le collier de corail au cou de la gitane apparaît comme singulièrement ironique : le corail, sensé être une protection contre le mauvais oeil, ne protège visiblement pas contre les mauvais coups.

La gitane est ainsi doublement ridiculisée : en tant que voleuse volée, et en tant que propagatrice de superstitions dont elle démontre elle-même la vanité.

Deux coquins

Regnier_La diseuse de bonne aventure

La composition symétrique du tableau de Régnier nous saute maintenant aux yeux : il nous présente non pas un, mais deux larcins simultanés.

Au fond dans l’ombre, les prédateurs, l’homme et la mère, réduits aux visages et aux mains, rapprochent  leurs têtes, dans une sorte de solidarité de coquins ; mais leurs regards divergent, chacun concentré sur sa proie : à gauche la gitane, à droite la naïve.

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Têtes_coquins


Prédateurs et proies

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Main_VoleurRegnier_La diseuse de bonne aventure_Main_GitaneRemarquons une certaine similitude de posture entre voleur et  victime : à gauche la main de l’homme se referme autour du cou de la poule un peu comme celle de la gitane dans la paume de la naïve.



A droite, la delicatesse du geste  de la mère semble mimer celui de sa victime : la main qui soulève la bourse ressemble à celle qui froisse le tulle.
Regnier_La diseuse de bonne aventure_Main_Gitane_Naive
Et la main qui désigne accompagne le mouvement de la main tendue.
Regnier_La diseuse de bonne aventure_Main_Gitane_Naive_2

Au summum d’une empathie maligne, chacun des voleurs synchronise son attitude sur celle de sa victime : pour mieux l’influencer, l’envelopper, se fondre avec elle.

Le tableau nous démontre visuellement que, dans une captation réussie, le prédateur devient sa proie.

Représentons en bleu, dans le schéma, le nouveau thème qui vient de s’introduire : celui de la  Voleuse Volée.

 Regnier_La diseuse de bonne aventure_Schema 2

5.3 Le coq et la poule

20 octobre 2012

A ce stade de l’analyse, il nous faut revenir  au personnage principal que nous n’avons pas cessé d’appeler la « naïve ». Qui est véritablement la belle dame aux riches soieries ?

Un tableau de Vouet va nous donner la clé de son identification, et nous mener à un deuxième retournement de situation : la naïve est, elle-aussi, une voleuse !

La diseuse de bonne aventure

Vouet , 1618 à 1620, Musée des Beaux Arts du Canada, Ottawa

Vouet La diseuse de bonne aventure

 

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Vouet nous montre une gitane volée pendant qu’elle dit la bonne aventure.  Le larcin secondaire (sur la gitane) a complètement remplacé le larcin primaire (commis par la gitane).

Mais ce qui nous intéresse  surtout, c’est que pour la première fois, non seulement le client de la gitane n’est pas un naïf  (il ne se fait pas voler), mais en plus, comme dans le tableau de Régnier, le client est une cliente !


Le rapport de force

Ici encore, un quatuor alterné : femme, homme, gitane, homme.

L’homme de droite plonge sa main dans la poche dorsale de la gitane (on ne voit pas ce qu’il lui vole) tout en levant un index de connivence à l’intention de l’homme au chapeau à plume. Celui-ci, dans un geste très semblable à celui de la mère dans le tableau de Régnier, présente à la gitane une nouvelle cliente. Son côté « renard » est souligné par sa toque en fourrure, sa plume, et sa grimace entendue, qui s’adresse par dessus le visage suspicieux de la gitane, au comparse en train d’agir.


L’instant ironique

L’instant saisi est, comme La Tour le reprendra quinze ans plus tard, celui où la diseuse va poser la pièce dans la paume du sujet : mais ici, l’idée est exploitée à l’envers, c’est parce que la gitane se concentre sur la pièce qu’elle est vulnérable pour le pickpocket.


La dame en rose

C’est le quatrième personnage, la dame à gauche du tableau, qui nous intéresse particulièrement.  Ses pommettes roses, son sourire vulgaire, peut être un peu éméché, ainsi que la patte de son compagnon posée sur son épaule, indiquent clairement que, malgré son riche vêtement, ce n’est pas une dame de qualité  : d’ailleurs, que viendrait-elle faire dans le bouge ?

La dame en rose n’est autre qu’une courtisane, et l’homme à la plume est son souteneur.


L’admonitrice

La dame en rose joue un double rôle : côté scène, à l’intérieur du tableau, elle est la complice dans le piège tendu à la gitane. Côté parterre, vers l’extérieur du tableau, elle est le témoin parlant, l’admonitrice qui en aparté, en off,  explique la scène au spectateur : son sourire, le geste de sa main droite qui montre la plaisanterie, c’est à nous qu’elle les adresse

 

Vouet apporte une évolution au thème de la gitane volée inventé par Manfredi, en faisant  entrer une courtisane dans le rôle de la complice, premier quatuor où s’introduit   le thème de la prostitution.

Il ne restera plus à Régnier, pour boucler la boucle, qu’à attribuer à la courtisane  le rôle de la victime.

Le schéma complet

 

Armés de cette idée que la dame est une courtisane, revenons au tableau de Régnier


La femme vénale

Nous aurions pu y penser plus tôt : une femme qui se promène avec une bourse cachée sous sa robe n’est pas une dame de qualité : c’est bien une femme vénale.


La troisième tromperie

La main gauche de la dame relève le tulle doré qui couvre sa robe de velours. Geste incongru pour une naïve, mais qui trouve maintenant toute sa place dans l’économie du tableau : le geste machinal de séduction trahit la courtisane.

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Jupe_Relevee

Toujours en dehors du triangle d’intérêt, après la main de la mère et celle du voleur, nous venons de découvrir un troisième geste de tromperie : celui de la séductrice professionnelle.

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Triangle_Visible 3


Les deux voleuses volées

La courtisane est le  pendant exact de la gitane : car toutes les deux, à leur manière, sont des voleuses volées. Et les deux sont vulnérables au vol, justement parce que ce sont des voleuses :

  • la gitane a jeté son butin dans une poche dorsale, commode pour dissimuler, mais aussi facile à visiter par celui qui connaît le truc ;
  • quant à la courtisane, en relevant son voile d’un côté, de l’autre elle découvre sa robe, ouvrant ainsi le chemin vers sa bourse.


Bourse et poule

Les butins, poule et bourse, sont également symétriques  : ce que l’on dérobe aux  voleuses, dans les deux cas, c’est justement le fruit de leurs rapines. Les deux sont punies par où elles ont péché  :

  •  la gitane vole des poules,
  •  la courtisane vole des bourses, puisqu’elle remplit la sienne en vidant celles des hommes.


L’admonitrice

Ici, comme chez Vouet, la belle dame est un personnage-off, qui prend le spectateur à témoin :

  • au sens propre, en soulevant son voile, elle déclare le rôle qu’elle joue dans la scène, celui de la courtisane ;
  • au sens figuré, pour le spectateur, elle « lève le voile »  et l’invite à chercher plus loin, dans le double jeu de dupes du tableau.


La  plume du coq


L’homme est lui-aussi un admoniteur en ce sens qu’il délivre un message au spectateur. Mais ici, le message doit se lire au sens figuré, par une sorte de double calembour visuel :

  • par la plume de son couvre-chef, il nous précise son statut dominant : « c’est moi le coq« 
  • par son larcin, il nous explique très exactement en quoi consiste sa  profession de souteneur/renard : « voleur de poules »

 

 

Une fois admise la complicité entre la dame et le souteneur, la composition « tourne rond », et révèle une structure parfaitement symétrique, qui semble bien être l’invention de Régnier :

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Schema 3

5.4 Fusion et juxtaposition

20 octobre 2012

Maintenant que nous avons remis en place tous les éléments de la composition, prenons un peu de recul afin de comprendre le cheminement qui a pu amener Régnier à cette combinaison brillante.

La fusion de deux thèmes


Comment combiner deux thèmes

Régnier aurait pu peindre deux scènes de genre, très proches de tableaux que nous avons rencontrés :

  • tableau 1 : « Le naïf attiré par une diseuse de bonne aventure et plumé par sa mère » (cf La diseuse de Bonne Aventure de Georges de la Tour, sinon que le vol est commis par les filles et non par la mère)
  • tableau 2 : « Le naïf attiré par une courtisane et plumé par le souteneur » (cf Réunion dans un cabaret de Valentin, sinon que le vol est commis par une gitane complice)

La combinaison  des deux thèmes conduit au schéma suivant (tableau 1 en rose, tableau 2 en bleu) :

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Schema 4


Escamotage du naïf

L’idée géniale de Régnier est d’avoir escamoté le Naïf  en tant que personnage séparé, et de l’avoir fusionné avec l’un des personnages de l’autre tableau. Plus précisément, celui qui joue le rôle de la victime dans un tableau sert de complice dans l’autre, et réciproquement :

Ainsi :

  • la victime du tableau 1 est fusionnée avec la complice du tableau 2 (la courtisane)
  • la victime du tableau 2 est fusionné avec la complice du tableau 1 (la gitane)

On obtient le schéma suivant :

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Schema 5


Attirance entre femmes

Conséquence de cette fusion : l’attirance de la victime pour la complice, qui dans les thèmes de base était renforcée par une attraction sexuelle implicite, devient ici par la force des choses une attirance entre femmes. D’où peut être l’impression de malaise que provoque d’emblée la composition.

Bien que pondérée par la présence des autres personnages, nous ressentons intensément l’étrangeté de la relation de séduction entre ces deux éclatantes beautés, égales par la splendeur de leur mise mais rivales par la couleur de leur peau et les armes de leur profession (robe de voleuse contre voiles d’entraîneuse) : deux gladiatrices affrontées.


Un quatuor de coquins

L’escamotage du naïf  a permis de faire  apparaître deux personnages  paradoxaux, à la fois victime et complice. Du coup au larcin primaire  « la courtisane victime, la gitane complice » se superpose un larcin secondaire : « la courtisane complice, la gitane victime ».

Dans ce quatuor de coquins, c’est un peu comme si l’alto et le violon (i.e. la courtisane et la gitane) jouaient alternativement,  l’une le thème (la victime) et l’autre le thème renversé (la complice). Tandis que le violoncelle et la contrebasse (i.e. la mère et le souteneur) entonnaient, successivement, le thème unique du voleur.

 

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Schema 6


La voleuse volée

Elément de complexité supplémentaire : chacune des victimes/complices est elle-même une voleuse notoire, mais dans un vol antérieur (celui de la poule et celui de la bourse) qui nous est suggéré, mais pas montré.

Le thème du « voleur volé », renversement du thème du voleur, est donc également présent dans le tableau, mais de manière allusive.

Pour reprendre la métaphore musicale, c’est comme si le violon et l’alto, de temps à autre, jouaient pianissimo le thème renversé du violoncelle et de la contrebasse.

Un contrepoint pictural

Comme dans toute construction basée sur des symétries rigoureuses, apparaissent  de manière quasi automatique de nouveaux types de relations :

  •  s’il y a complicité entre chaque voleur et la victime de l’autre larcin, il y a duplicité entre le voleur et la victime  de son propre larcin : c’est ce que nous avons appelé l' »empathie maligne », cette manière qu’à le prédateur de synchroniser ses gestes avec ceux de sa victime ;
  • s’il y a attirance entre la victime et le complice du larcin, il y a réciproquement répulsion entre les deux voleurs : en effet, le système ne peut fonctionner que si chacun des voleurs ignore ce que fait l’autre (sinon il préviendrait son complice/victime).

 

Complicité /Duplicité

 

Ces relations que la réflexion nous a livrées, nous pouvons les retrouver visuellement, inscrites dans la composition spatiale du tableau. Supposons que :

  • les deux relations de duplicité correspondent au regard de chaque voleur vers sa victime,
  • les deux relations de complicité lient la poitrine du voleur et celle de son complice

 

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Duplicite_Complicite

Alors se révèle la recette simple et géniale que Régnier a utilisée pour fusionner  les deux larcins : tout simplement il les a croisés, c’est-à-dire qu’il a représentés le premier larcin dans le plan du tableau, et l’autre dans la profondeur.


Attirance / Répulsion

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Attirance_Repulsion

La relation d’attirance entre les deux victimes se prête également à une traduction visuelle : la gitane attire la main de la courtisane, tandis que celle-ci attire la gitane par son regard dominateur.

Enfin, la relation de répulsion entre les deux voleurs se traduit également de manière subtile et paradoxale :  la proximité spatiale entre leurs deux visages donne une impression factice de rapprochement,  car le mouvement de chacun obéit en fait à des logiques inverses :

  • la mère se penche en avant pour accéder à la bourse,
  • le voleur se penche en arrière pour extraire la poule de sa cachette.

La composition que Régnier a conçue est à la fois picturale et théorique. Le message moralisateur qui pouvait servir de prétexte dans les thèmes de base (« jeune homme, méfie-toi des maîtresses et des devineresses »), se trouve ici anihilé, au profit d’un exercice de virtuosité pure, choral plutôt que moral.

Le double larcin que nous voyons se commettre sous nos nos yeux n’est en rien une réparation, mais au contraire un accroissement du vol initial : la poule n’est pas retournée à son propriétaire, la bourse n’est pas restituée à l’amoureux dupé : les butins ne sont pas rendus, mais sur-volés. Au final, chacun des voleurs gagne et perd équitablement.

Le tableau de Régnier est donc parfaitement amoral, en ce sens qu’il ne cherche pas à se placer sur le terrain de la dénonciation édifiante,  mais seulement de la démonstration bluffante. A l’apogée du caravagisme, il termine un cycle d’enrichissement permanent  du sujet par la forme, et de la forme par le sujet. Chatoiement des étoffes, jeux d’ombres et de mains, postures théâtrales, vêtements typés, ambiguïtés sexuelles, sont ici exploités comme les ingrédients d’une combinatoire complexe, où les relations spatiales et formelles entre les personnages importent autant que le rendu d’une vérité psychologique.

La juxtaposition de thèmes

Regnier_diseuse de bonne aventure _budapest

Joueurs de carte et diseuse de bonne aventure
Nicolas Régnier  1620-23, Budapest

Un peu avant le tableau du Louvre, Régnier avait déjà testé les quatre personnages, mais sans penser encore au thème du double vol.

La brillante composition à neuf personnages du musée de Budapest constitue plutôt une juxtaposition qu’une fusion : on peut y distinguer deux tableaux quasiment disjoints :

  • le  tableau principal est consacré au thème du Jeu, avec un naïf à droite (le jeune homme au plumet jaune) confronté à quatre tricheurs : une courtisane qui nous montre son jeu, une autre qui essaie de lire dans celui du naïf, et deux soldats dont un tient dans sa main une carte supplémentaire.
  • sur les marges en haut et à droite s’introduit le thème secondaire de la gitane, de la mère et du naïf.

Regnier_diseuse de bonne aventure _budapest_composition

L’homme de l’ombre est déjà là, mais trop éloigné de la gitane pour pouvoir lui voler quoi que ce soit. Sa position, au-dessus des joueurs mais regardant vers la gitane, en fait l’un des pivots qui fait communiquer les deux scènes.
L’autre pivot est le jeune joueur qui se retourne en direction du naïf, ce qui donne à sa voisine la possibilité de regarder son jeu.

Regnier_diseuse de bonne aventure_Florence
Joueurs de dés et diseuse de bonne aventure
Nicolas Régnier , 1627, Florence, Offices

Un peu après le tableau du Louvre, Régnier développe à nouveau une de ces compositions combinant plusieurs thèmes dont il est coutumier  (on en trouvera d’autres exemples dans le livre de Annick Lemoine, Nicolas Régnier, Arthena, 2007).

Dans la moitié gauche du tableau, il reprend à l’identique le quatuor du double vol, maintenant  parfaitement bouclé . Et dans la  moitié droite il lui juxtapose une scène de jeu  à quatre joueurs, un jeune homme et trois vieux renards.

Regnier_diseuse de bonne aventure_Florence_composition

Ici il n’y a plus qu’un seul pivot entre les deux scènes : la courtisane.  Tournée vers la gauche, elle fait presque entièrement partie de la scène du double vol : seule sa main, posée sur la table, prouve qu’elle participe également à la partie de dés.

Depuis le duo simple de Caravage, le thème de la Diseuse de Bonne Aventure, tout en s’étoffant et en se complexifiant, a connu un glissement complet du centre d’intérêt :  la méfiance envers la Bohémienne s’est peu à peu transformée en apologie de la vie de Bohème.

« Ce qui est visualisé dans ces scènes de taverne, ce n’est plus une Bohémienne que l’on conduit à l’auberge et que l’on fait poser de manière fictive, mais la représentation d’un mode de vie, l’autopromotion d’un entre-soi, un reflet mythifiant aussi  des aléas de la vie de tous les jours ». Après Caravage, O. Bonfait, 2012, p 133

5.5 Vol simple, vol en réunion

20 octobre 2012

Chez Régnier, le vol est ternaire, impliquant les rôles du voleur, de la victime, et du complice qui fait diversion : c’est ce qui permet, en combinant deux larcins et en fusionnant deux rôles, d’obtenir le quatuor de voleurs que nous venons d’analyser.

Mais que se passe-t-il  on simplifie le thème en supprimant le complice ?

L’effet Ripolin

 

Lorsqu’il s’agit de représenter deux larcins dans un seul tableau, la fusion des rôles ne peut plus s’opérer qu’entre voleur et victime. Au lieu d’un carré, on obtient  un enchaînement linéaire à la Ripolin : le voleur qui vole le voleur qui vole le voleur. Ou encore : la victime qui est la victime qui est la victime…

Combinaison purement théorique ? Elle a été réalisée au moins une fois par Valentin, peintre plus direct  et plus binaire que Régnier, sans doute peu de temps après le double larcin de Manfredi.

Valentin_Diseuse de Bonne Aventure Toledo

La Diseuse de Bonne Aventure
Valentin de Boulogne, vers 1620, Toledo Museum of Art

 

Le voleur au béret rouge

Valentin_Diseuse de Bonne Aventure Toledo BonnetOn trouve dans plusieurs tableaux de Valentin ce type de béret, particulièrement indiqué dans notre cas pour évoquer la crête du coq !






La fille de la gitane

tin_Diseuse de Bonne Aventure Toledo détail panierAfin de renouveler le thème des gitanes en famille, Valentin a remplacé la vieille mère de Manfredi par une invention de son cru : une petite fille, qui porte dans un panier trop grand pour elle une grille et un trépied métalliques.


Les gitanes, peut-être  voleuses, sont aussi de redoutables ferrailleuses.



 

 L’effet Ripolin

Valentin_Diseuse de Bonne Aventure Toledo double vol
Tandis que le voleur déleste la gitane de sa poule, la fille de celle-ci déleste le voleur de sa bourse. Les deux larcins simultanés se produisent sur la même horizontale, mais restent pourtant complètement déconnectés dans la logique de l’histoire :  la petite fille ne cherche pas à venger sa mère puisqu’elle ne voit pas que celle-ci est en train de se faire voler.

Valentin_Ripolin

C’est le principe même de la chaîne Ripolin (et du poisson d’Avril) : aucun peintre ne voit plus loin que le dos du suivant, et aucun ne voit son propre dos.


Le comique souligné

A l’extrême droite, à l’opposé de la scène du double vol, un des soldats se retourne vers nous, dans le rôle désormais bien connu du commentateur, et porte un toast à la malignité des choses. A moins qu’il ne se prépare à faire boire un peu plus son jeune collègue naïf, entrepris par la gitane.

Toutes ces scènes de taverne où se côtoient soldats, voleurs, et voleurs de voleurs, devaient avoir pour les contemporains un effet comique qui ne nous est plus perceptible :

sous le nez des flics éméchés, leurs clients habituels, gitanes et voleurs, s’entrevolent en toute impunité.

Vol simple et vol en réunion

A l’issue de cette analyse, récapitulons les étapes qui ont, en quelques années, abouti à des compositions aussi sophistiquées.


Manfredi

C’est Manfredi qui semble-t-il a conçu l’idée de montrer simultanément deux vols en réunion, impliquant donc chacun un voleur, un complice et une victime.

Manfredi_Diseuse de Bonne Aventure
Synthese_Manfredi

En fusionnant  la victime de chaque vol avec  la complice de l’autre (cases encadrées en rouge), Manfredi invente ce quatuor si particulier que nous nommerons désormais « les victimes complices ». Comme par ailleurs l’une des deux victimes est elle-même une voleuse notoire, s’introduit par la bande le thème du « voleur volé » (case bleu sombre).


Vouet

Vouet, peu après, reprend uniquement  le second vol en réunion, en lui rajoutant pour fermer le quatuor un nouveau personnage, le souteneur, qui introduit  le  thème de la prostitution.

Vouet La diseuse de bonne aventure


Valentin

Valentin est le seul à avoir fusionné deux vols simples, vers 1620, juste après les deux vols en réunion de Manfredi. Ce tableau est également le seul à illustrer directement et doublement, le thème renversé : le voleur volé et la voleuse volée.

Valentin_Diseuse de Bonne Aventure Toledo
Par la suite, il ne traitera plus que des vols en réunion :  fusionné avec le thème de la prostitution en 1625, juxtaposé avec des musiciens en 1635.

 Synthese_Valentin


Régnier

Terminons par Régnier, le virtuose. Dans son premier tableau, celui de Budapest, il reprend la structure de Vouet  : un vol en réunion, plus l’idée de prostitution, en lui juxtaposant un jeu de cartes.

Regnier_diseuse de bonne aventure _budapest
Dans celui du Louvre,  il reprend le double vol en réunion de Manfredi, les « victimes complices »,  tout en conservant le thème de la prostitution, ce qui parachève la symétrie du motif manfrédien en rajoutant à la gitane une seconde « voleuse volée », la courtisane.

Regnier_La diseuse de bonne aventure
Enfin dans le tableau de Florence, il juxtapose un jeu de dés à cette réussite absolue.

Regnier_diseuse de bonne aventure_Florence

Synthese_Regnier

Ce parcours parmi quelques Diseuses de Bonne Aventure montre comment, durant une trentaine d’années à partir du motif du inventé par Caravage, ses successeurs se sont livrés à une exploration systématique de tous les développements possibles  : la voleuse volée, le vol en réunion, le double vol  simple, le double vol en réunion,  puis  la juxtaposition d’une seconde scène, jusqu’à l’épuisement de la combinatoire et la saturation du public.

 

1 Le Bouc dans la Crèche

14 septembre 2012

 

Le Diable ferait-il des incursions dans les Nativités sous la forme d’un bouc noir? Une fresque de Giotto semble le suggérer…


Nativité

 Giotto , 1303-1306,  Chapelle Scrovegni, église de l’Arena, Padoue Giotto_Scrovegni_Nativite

 

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Un bouc noir au profil agressif dépasse derrière les moutons blancs allongés  : trois béliers, deux brebis et un agneau.  Campé sur ses pattes, tournant ostensiblement  le dos  à  l’Enfant Jésus, il semble effectivement un bon candidat  pour figurer, peut-être pas le Diable, mais du moins l’incroyant qui pollue le troupeau des fidèles :  car cet animal puant, aux appétits sexuels incontrôlables, est bien connu pour n’en faire qu’à sa tête.

Cependant la situation n’est peut être pas aussi tranchée : une brebis et un agneau regardent également vers la droite. Et le caprin assis sur son arrière-train ne semble guère moins pacifique que les ovins allongés.

Toute odeur de soufre exige une enquête sérieuse : nous allons donc l’étendre à d’autres oeuvres de Giotto.

Nativité

Giotto, 1310, transept Nord, église inférieure, Assise

14 Giotto Nativity 1310s Fresco North transept, Lower Church, San Francesco, Assisi....Web Gallery Of Art

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Dans cette autre Nativité, Giotto nous montre un troupeau en marche. Tous les animaux, sauf le bélier blanc à l’extrême-droite, regardent en direction de Jésus. Ici, la couleur noire n’est pas un critère négatif : le chien, un bélier et une brebis sont noirs.

En regardant bien, on distingue au milieu du troupeau une chèvre blanche (la troisième en partant de la gauche), et derrière-elle un bouc blanc et un chevreau.

Dans cette Nativité du moins, aucune discrimination ne frappe les caprins.

Le cycle de Sainte Anne et saint  Joachim

 

Revenons à Padoue, à la chapelle Scrovegni. Elle expose en six fresques la vie des parents de la Vierge Marie,  Joachim et Anne. Sur les six scènes, quatre montrent des ovins ou des caprins : bon échantillonnage pour tirer au clair la question du bouc noir de la Nativité.

Dans ce cycle, Giotto illustre fidèlement  le récit apocryphe du Proto-Evangile de Jacques, dont il vaut la peine de citer les fragments.


1 : Joachim chassé du Temple

« La grande fête du Seigneur survint et les fils d’Israël apportaient leurs offrandes  et Ruben s’éleva contre Joachim, disant : « Il ne t’appartient pas de présenter ton offrande, car tu n’as point eu de progéniture en Israël.»

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On voit bien, dans les bras du pauvre Joachim, le mouton blanc qu’il amenait en sacrifice, justement pour être guéri de cette maladie honteuse qu’était à l’époque la stérilité.


2 : Joachim parmi les bergers

« Joachim affligé ne voulut pas reparaître devant sa femme; il alla dans le désert et il y fixa sa tente et il jeûna quarante jours et quarante nuits… »

Giotto_Scrovegni__Joachim_2_parmi_bergers

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Giotto a acclimaté à la Toscane  le désert et la tente, remplacés par un paysage rocailleux et une étable de bois. Le chien blanc fait la fête à son pauvre maître. Le troupeau se compose d’une vingtaine d’animaux, uniquement des moutons blancs, brebis et béliers mélangés.

4 Le sacrifice de Joachim

Giotto_Scrovegni__Joachim_4 Sacrifice

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Cette scène ne figure pas dans le Proto-Evangile, qui ne parle que des prières  de Joachim dans le désert. Giotto nous le montre en train d’offrir un sacrifice sauvage ; un ange confirme que l’Autorité Supérieure, dont la main apparaît au-dessus du brasier,  accepte  cet écart à la voie hiérarchique.

En bas, inconscient du sort funeste d’un des leurs, les bêtes vaquent à leurs occupations ordinaires : un bélier blanc affronte un bélier noir,  un autre bélier noir reste couché à côté d’une brebis blanche et d’un agneau. Un chèvre blanche et noire broute sous les regards d’un bouc noir.

Après le sacrifice d’un des leurs, l’ordre règne à nouveau au sein des familles animales.

5 Le songe de Joachim

« L’ange du Seigneur descendit vers lui, disant : « Joachim, Joachim, Dieu a entendu ta prière, ta femme Anne concevra. »Giotto_Scrovegni__Joachim_5_REve

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Nous retrouvons le chien blanc de Joachim, surveillant deux béliers blancs, une brebis blanche et  deux chèvres noires.

Un souci de variété

Il est clair qu’aucune logique particulière ne règle, d’une fresque à l’autre,  la composition du troupeau. En modifiant à chaque fois les couleurs et les postures des bêtes, Giotto veut nous faire comprendre l’importance du cheptel de Joachim, tout en mettant en valeur sa propre habileté de dessinateur animalier.


Ovins  et caprins

L’ensemble des fresques ne montre donc aucune supériorité des ovins sur les caprins  :  tous au contraire sont représentés comme membres de la même économie pastorale. La suite du texte (non illustrée) est à ce titre  très intéressante :

« Et Joachim descendit et il appela ses pasteurs, disant : « Apportez-moi dix brebis pures et sans taches, et elles seront au Seigneur mon Dieu. Et conduisez moi douze veaux sans taches, et ils seront aux prêtres et aux vieillards de la maison d’Israël, et amenez-moi cent boucs et ces cent boucs seront à tout le peuple. »

Ainsi, s’il existe bien entre les animaux une échelle de valeur décroissante des brebis aux vaches, puis aux boucs,  Giotto aurait commis un contre-sens par rapport au texte s’il avait donné aux caprins une connotation négative, a fortiori diabolique.

Le bouc conducteur

La présence d’un bouc  ou d’une chèvre noire au milieu d’un troupeau de moutons n’a en fait rien de symbolique. Il s’agit d’une pratique pastorale habituelle, comme en témoignent de nombreuses images de troupeaux  hors de tout contexte religieux.

Giotto_Scrovegni_Da Costa_Heures_Avril

Le mois d’Avril (détail), Heures Da costa,
Enluminure de Simon Bening,  vers 1515Pierpont Morgan Library


Emile Loubon 1853 Les menons en tete d'un troupeau en Camargue Musee Granet Aix en Provence

Les menons en tête d’un  troupeau en Camargue
Emile Loubon, 1853,  Musée Granet, Aix en Provence

Dans ce tableau saisissant, les boucs précèdent la masse sale des moutons et le nuage de poussière dans lequel  chiens, chevaux, et bergers s’engloutissent. Hiérarchie inversée où le noir prend le pas sur le blanc, où le cornu masque le chapeauté, où le plus bestial montre la voie tandis que l’homme ferme la  marche à coups de fouet.

Les caprins, animaux plus intelligents que les ovins, comprenaient plus facilement les ordres du berger… et les moutons suivaient la chèvre ou le bouc conducteur...

– La parabole de la séparation

14 septembre 2012

Il existe une tradition religieuse opposant les brebis aux chèvres : mais celle-ci est extrêmement rare dans l’iconographie.

Béliers et boucs chez Ezechiel

Dans une imprécation essentiellement dirigée contre les mauvais bergers,  Ezechiel explique comment Yahvé va reprendre en  main ses brebis :

« Je chercherai celle qui était perdue, je ramènerai celle qui était égarée, je panserai celle qui est blessée, et je fortifierai celle qui est malade; mais celle qui est grasse et celle qui est forte, je les détruirai; je les paîtrai avec justice. Quant à vous, mes brebis, ainsi parle le Seigneur Yahvé. Voici que je vais juger entre brebis et brebis, entre béliers et boucs. » Ezechiel 34, 16-17

Dans ce passage,  Yahvé semble préférer les béliers aux boucs, mais aussi, dans la suite du texte, les brebis les plus faibles  :

« C’est pourquoi ainsi parle le Seigneur Yahweh: Me voici; je vais juger entre la brebis grasse et la brebis maigre.«  Ezechiel 34, 18

Malgré les obscurités du texte, il semble qu’il s’agisse surtout de distinguer, non pas une espèce par rapport à une autre, mais les individus méritants par rapport aux profiteurs

Brebis et boucs chez  Mathieu

Dans l’Evangile de Mathieu, la parabole des brebis et des boucs reprend et développe les images d’Ezechiel. Ce texte est fondamental, puisqu’il servira de base à toute l’idéologie du Jugement Dernier :

« Or quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, et tous les anges avec lui, il s’assiéra alors sur son trône de gloire, et toutes les nations seront rassemblées devant lui, et il séparera les uns d’avec les autres, comme le pasteur sépare les brebis d’avec les boucs,  et il mettra les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche.  Alors le Roi dira à ceux qui seront à sa droite:  » Venez, les bénis de mon Père: prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès la création du monde. » Mathieu 25  31-34


Une iconographie rarissime

La séparation des brebis et des boucs au moment du Jugement Dernier n’a été représentée que dans les très hautes époques, et les exemples se comptent sur les doigts d’une main.

Brebis boucs Sarcophage New York

Le jugement dernier ?
Couvercle de sarcophage, atelier romain, vers 300, Metropolitan Museum, New York

Un homme barbu avec les attributs du philosophe (les rouleaux à ses pieds) sépare  huit béliers tête levée et  cinq boucs tête baissée. De la main droite, il caresse le premier bélier ; de la main gauche, il repousse le premier bouc.

Le fait que ce sarcophage représente la parabole de Mathieu reste discuté (voir  La figure du « Bon Pasteur » dans l’art funéraire de Rome et la pensée chrétienne des IIIe-IVe siècles, Aurélien CAILLAUD ; 2007-2008, p 111 et 130

Voici pratiquement le seul exemple indiscutable de représentation de la parabole de Mathieu (encore s’agit-il plutôt, vu l’absence de cornes, de brebis et de chèvres) :

Brebis boucs Appolinaire le Neuf Ravenne

La parabole des brebis et des boucs
Mosaïque du VIème siècle, Saint Apollinaire-le-Neuf , Ravenne

Occultée par l’immense succès au Moyen-Age des représentations du Jugement Dernier, la séparation entre ovins et caprins ne sera plus illustrée durant un bon millénaire…

…jusqu’à un dernier tour de piste fugitif, dans un tableau qui semble à première vue un simple paysage bucolique (nous résumons ci-après les explications de A.Pomme De Mirimonde, Le langage secret de certains tableaux du Musée du Louvre, RMN 1984, p 81).

Paysage avec les Pèlerins d’Emmaüs

Paul Bril, 1617, Louvre, Parispaul-bril-emmaus-ou-les-2-troupeaux

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Les pèlerins d’Emmaüs

Premier indice d’un signification religieuse : l‘épisode des Pélerins d’Emmaüs se cache,  représenté en tout petit, sur la pergola surplombant une fontaine, et surplombée par un palmier.

Paul-BRIL Emmaus-ou-les-2-troupeaux détail

Sous le palmier

Le palmier est un très ancien symbole de la Justice : à cause du psaume XCII,13 : « le juste fleurit comme un palmier » et aussi du fait que ses palmes se redressent si on les incline.

 

Ainsi le thème du retour du Christ (apparition aux Pèlerins) est très discrètement lié à celui du jugement, induisant l’idée que le tableau pourrait représenter le Jugement Dernier.

Brebis et chèvres

C’est le soir, les bêtes rentrent des champs. Les brebis se trouvent dans l’ombre de la vallée. Mais comme elles suivent docilement leur berger, elles vont bientôt retrouver la lumière, l’étable et l’eau de la fontaine.

Les chèvres, en revanche, se trouvent en pleine lumière sur la colline du premier plan.  Mais comme elles précèdent leurs bergers négligents, elles se dirigent droit vers la vallée, l’ombre, et un  squelette de cheval.


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Selon Pomme De Mirimonde, celui-ci représenterait la luxure et les vices, en référence à un texte de Jéremie (V, 8) qui compare les hommes adultères à des chevaux égarés « dont chacun hennit vers la femme de son prochain ».

Dans ce tableau-devinette, celui qui sépare les brebis des boucs n’est ni le berger, ni le chevrier qu’on nous montre  : mais bien la silhouette minuscule du Fils de l’Homme,  revenu s’asseoir non pas sur son trône de gloire comme le dit la parabole, mais sur la simple chaise d’une pergola.

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2 La patte du chevrier

14 septembre 2012

Au terme de ce parcours parmi les brebis et les chèvres, revenons à Giotto, qui avait une raison bien personnelle d’en dessiner  dans tous les coins…


 

L’anecdote de Vasari

Vasari raconte comment Giotto, simple fils d’un berger, devint l’élève de Cimabue, le grand peintre du XIIIème siècle florentin.

« Alors que Cimabue, un beau jour,  se rendait pour affaires de  Florence à Vespignano, il rencontra Giotto qui, pendant que ses moutons paissaient, dessinait sur un rocher plan et propre, avec une pierre un peu appointée, un mouton tout à fait naturel, sans avoir jamais eu d’autre maître que la nature. » (« andando un giorno, per sue bisogna, Cimabue da Firenze a Vespignano, trovò Giotto che, mentre sue pecore pascevano, sopra una lastra piana e pulita con un sasso un poco apuntato ritraeva una pecora di naturale, senza avere imparato da altri che dalla natura”). Vasari, Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, 1568

L’anecdocte a sans doute été inventée par Vasari pour montrer la continuité entre la peinture byzantinisante de Cimabue et les premières oeuvres de la Renaissance incarnées par Giotto.

Mais comme elle combine plusieurs oppositions intéressantes –  l’homme célèbre et l‘inconnu, le citadin et le berger, le vieux savant et le jeune prodige,  elle a connu une certaine popularité vers le milieu du XIXème siècle, les artistes venant y puiser selon leur tempérament.


Cimabue observant le jeune Giotto

dessinant une chèvre sur un rocher

Gaetano Sabatelli,  1847,  Galleria d’Arte Moderna, Florence

Cimabue Giotto Gaetano Sabatelli,

Dans cette version encore imprégnée de néo-classicisme,  Giotto observe un bélier, à genoux comme son modèle, complètement absorbé dans son dessin. Derrière lui, Cimabue debout observe la scène : son vêtement de satin blanc, ses chausses et la bourse à sa ceinture disent sa réussite sociale, en contraste. avec les vêtements simples, les pieds nus et la  gourde du garçon.

Entre les deux,  deux chèvres broutent de l’autre côté de la route, indifférentes à cette tension artistique.

A l’extrême droite,  la ville et son clocher fait pendant aux rochers et au chêne. Vu la position du cheval, Cimabue suivait le chemin de gauche à droite, en s’éloignant de Florence. C’est par chance qu’il a aperçu le jeune berger caché par le  rocher : alors il a mis pied à terre, jeté sa cape rouge sur le cheval et s’est appuyé contre son flanc, pour observer confortablement.

La destinée déjoue le sens normal de la lecture et du voyage.


Giotto et Cimabue

1848, Tommaso De Vivo, Palais Royal de Caserte, Naples

1848 de_vivo_giotto_e_cimabue

Dans cette version plus romantique, le jeune Giotto est représenté entre son père naturel – un berger à la barbe blanche, au tempérament artiste à en croire sa cornemuse – et son futur maître – un Cimabue inquiétant, enveloppé cette fois dans sa cape rouge. On voit que le jeune homme a un tempérament docile : il copie fidèlement les deux moutons qui posent, l’un tête haute, l’autre tête basse. Tout dessinateur serait-il un mouton qui s’ignore, du moins tant que le grand Art ne l’a pas touché à l’épaule ? Il y a en tout cas quelque chose de luciférien dans le bouc de Cimabue,et quelque chose de faustien dans le pacte qui est en train de se nouer : la célébrité contre la paix des champs, le pinceau contre la cornemuse.

Au dessus du jeune génie, un laurier est en train de pousser et de diverger, au pied de l’énorme chêne qui représente, peut-être, tout le poids de la tradition en peinture.


L’Enfance de Giotto

Henry Joseph de FORESTIER, Musée Magnin, Dijon

L'Enfance de Giotto Henry Joseph de FORESTIER

Dans cette étude pour un tableau disparu, de Forestier tourne  l’anecdote en pochade. Un Cimabue rigolard, déguisé en diable de Moyen Age, regarde le jeune Giotto qui  taggue un mur en ruine avec la silhouette d’une chèvre, non visible sur le tableau : sans doute la croque-t-il de mémoire,  puisque les chèvres et les boucs noirs se trouvent derrière lui, nourris par une sorte de Bacchus couronné de pampres, qui tire des feuillages d’un panier d’osier.

L'Enfance de Giotto Henry Joseph de FORESTIER

Dans une autre étude, moins fantaisiste, Cimabue est habillé en peintre, portant son bâton de voyage et son carnet de croquis. Les chèvres sont blanches, un berger dûment chapeauté les nourrit  de lierre cueilli sur la colonne  brisée. Giotto dessine cette fois une chèvre qu’il voit. Sur l’autre face de la pierre taillée figurent ses oeuvres précédentes, d’autres biquettes, avec en majuscule le mot   GIOTTO.  Tout berger qu’il soit, le jeune génie avait déjà compris qu’en art, seule la signature compte.



Cimabue enseignant Giotto

Augustin Théodule RIBOT, collection particulière

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Dans ce tableau austère, Ribot s’intéresse moins à l’anecdote bucolique qu’au thème de la transmission  : Giotto, muni d’un carnet de croquis, est revenu dessiner sur le motif – on voit le troupeau à l’arrière-plan. Du berger, il a gardé l’habit : la gourde à la ceinture, et le chapeau posé par terre. Mais c’est déjà un étudiant aux Beaux Arts qui s’applique, surplombé par la silhouette massive  de son maître.


Giotto dans l’atelier de Cimabue

Jules Ziegler, vers 1847,  Musée des Beaux Arts, Bordeaux

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Ziegler a déplacé le thème en intérieur, et inversé le thème de la collision entre deux mondes : c’est maintenant le berger, avec sa culotte en peau de bête, sa houlette, sa cape de laine et son chapeau, qui détonne dans l’atelier néo-gothique de maître Cimabue : celui-ci est en train de peindre, sur chevalet s’il vous plaît, une grande crucifixion sulpicienne. Le jeune prodige, indifférent à cette machine,  feuillette un parchemin enluminé et concocte ses futures oeuvres tandis que son maître, déjà, s’efface dans l’ombre.



Giotto gardant les chèvres

Leon Bonnat,1850, Musée Bonnat, Bayonne

1850 bonnat léon giotto gardant les chèvres

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Dans ce tableau peu convaincant, Bonnat s’est surtout intéressé aux chèvres et au paysage pyrénéen. S’il suffit pour ennoblir le sujet que le chevrier grave mollement dans un rocher deux profils  paléolithiques , allons-y ! Etrange que, dans un tableau dont le sujet prétendu est le dessin, l’oeil ne joue strictement aucun rôle : à l’ombre de son sombrero,  le supposé Giotto regarde dans le vide, et les chèvres, dans l’autre sens, contemplent le paysage.


Giotto dessinant d’après nature

John William Godward, vers 1885, collection privée

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Cette peinture de jeunesse démarque  la composition de Bonnat, en rajoutant la silhouette de Cimabue à l’arrière-plan, et le thème attendrissant de l’agneau qui tête (métaphore de l’artiste en devenir). Le caractère très scolaire  du traitement suggère que Godward aurait pu suivre  à ses débuts les cours d’une école d’art, non identifiée à ce jour.

Voir  https://mydailyartdisplay.wordpress.com/page/3/


Giotto et Cimabue

Raffaello Sorbi, 1919, collection particulière

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Dernière apparition tardive du thème, en plein midi, dans un printemps éclatant où la blancheur des habits de Cimabue éclipse celle des toisons, comme pour faire oublier la noirceur des années de guerre. Après la grande boucherie, les moutons paissent à nouveau en paix  dans les prés verdoyants, et le peintre de 75 ans, qui n’a jamais quitté Florence, se projette sans doute dans l’un et l’autre de ces lumineux devanciers.

3 La Chute de l’Homme

14 septembre 2012

La Chute de l’Homme est l’une des gravures les plus célèbres de Dürer.

Nous allons résumer l’interprétation classique de Panofsky  (Panofsky, la Vie et l’Art d’Albrecht Dürer, Hazan, 1987, p 134 et ss) et la prolonger pour ce qui concerne le bouc.

La Chute de l’Homme

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L’élan, le lapin, le chat et le boeuf

Le grand succès de Panofsky  est d’avoir mis en évidence le lien entre le thème de la Chute de l’Homme et la Théorie des Quatre Tempéraments.

« Avant d’avoir croqué la pomme, Adam possédait une constitution en parfait équilibre… et il était donc immortel et sans péché… »  La Chute de l’Homme, qui le rend mortel, se traduit donc physiologiquement par un déséquilibre des quatre humeurs, illustrées par quatre des animaux de la gravure : « l’élan symbolisant la morosité mélancolique ; le lapin, la sensualité sanguine ; le chat, la cruauté bilieuse et le boeuf, l’apathie flegmatique. » 


Le chat et la souris

Pour expliquer la présence du chat et de la souris, Panofsky suggère qu’ils illustrent le rapport psychologique entre Eve et Adam :

« Ils (les contemporains de Dürer) durent se délecter de la tension parallèle qui existe entre Adam et Eve d’une part, et entre la souris et le chat prêt à bondir, d’autre part. »

Le mot « tension » euphémise la signification sexuelle de ce couple d’animaux fourrés, bien attestée dans les drôleries médiévales  : le chat évoque la voracité du sexe féminin et la souris le caractère insidieux et intrusif du sexe masculin (voir le Psautier d’Ormesby, dans  Un pendant de Caravage, et autres histoires de gants) .


Le perroquet et le serpent

« Le sorbier des oiseleurs, auquel s’accroche encore Adam, est l’Arbre de Vie… et entre cet arbre et le figuier défendu existe la même opposition qu’entre le sage et bienveillant perroquet et le diabolique serpent« .

Panosfky note, sans insister, cette opposition entre le serpent et le perroquet : or il s’agit bien d’un second rapport d’antagonisme, comme entre le chat et la souris, mais cette fois entre animaux arboricoles :

  • le perroquet, l’oiseau qui obéit, mange des fruits autorisés et dit AVE à Marie ou à l’Empereur (voir – Le symbolisme du perroquet)  ;
  • le serpent, parangon de la désobéissance, qui déguste le fruit défendu après avoir trompé EVA.

 

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Pieusement, Dürer a accroché son panonceau du côté du perroquet.

Dans les Annonciations, il est fréquent de voir figurer en petit la scène du péché originel, pour rappeler que AVE rachète EVA, et que la conception immaculée compense le péché d’Eve (voir EVA avant AVE).   Dürer ici  invente  la réciproque : glisser dans la scène de la Chute un symbole de l’Immaculée Conception.


La ligne de la pomme

Le contraste  entre les deux arbres s’étend jusqu’aux cache-sexes : celui d’Adam est constitué  par un rameau à une seule feuille surgi du tronc de l’arbre de vie, celui d’Eve par une feuille de l’arbre de la connaissance, restée attachée à la pomme qu’elle s’apprête à donner à Adam.1504_Adam_Eve__Durer_Synthese_LigneMains

Le mécanisme de la Chute est ici démontré par une double construction graphique.

Premièrement, la pomme va passer de la main d’Eve à la main tendue d’Adam, selon un cercle centré sur le cache-sexe de celle-ci : manière de souligner que la cause de la chute est bien le sexe faible.

Simultanément apparaît un second cercle, centré sur l’extrémité de la queue du serpent, qui joint les entre-jambes des deux protagonistes : la Chute coïncide avec l’irruption du désir sexuel et de la honte.


Le bouc sur le rocher

Passons au dernier animal de la gravure, un bouc ou une chèvre minuscule mais qui a fait couler beaucoup d’encre
1504_Adam_Eve__Durer_bouc
Voyons rapidement les interprétations qu’il a suscitées, du négatif au positif :

  • le bouc est le symbole traditionnel  des incroyants : ici, il fait allusion à Adam et Eve, premiers humains à enfreindre un commandement divin ;
  • le bouc représente la folie de l’humanité, qui cherche à voir ce qu’il y a au delà du bord de la falaise ;
  • la chèvre minuscule sur le rebord en arrière-plan symbolise l‘imminence de la Chute  d’Adam et Eve (seul inconvénient à cette hypothèse astucieuse : les chèvres ou les boucs ont plutôt le sabot montagnarde, et se suicident rarement)
  • pendant l’office de Yom Kippur (« Jour du pardon »), le grand prêtre du temple de Jérusalem tirait au sort entre deux boucs, l’un qui devait être sacrifié, et l’autre envoyé à Azazel, dans le désert. Azazel semble avoir été un grand rocher d’où le bouc-émissaire était  précipité, en expiation des péchés ;
  • l’ibex (ou bouquetin) est un animal sacré capable de s’approcher de Dieu en grimpant sur les plus hautes cimes (seul problème : Dürer n’a pas représenté un bouquetin, ni un chamois, ni un isard, mais un caprin tout ce qu’il y a de vulgaire)
  • le bouc représente l‘oeil de Dieu, qui voit tout d’en haut.


Une dernière hypothèse

Comme souvent, c’est dans la composition d’ensemble qu’il faut chercher l’explication des détails récalcitrants.

Remarquons que toute la scène de la Chute se passe dans le sous-bois dense du jardin d’Eden : la seule sortie de ce bois, le seul coin de la gravure où le ciel apparaît est le rocher surplombant. Serait-ce le Paradis Céleste, opposé au Paradis Perdu ? Difficile d’admettre que le bouc soit le premier animal à être admis dans le royaume divin.

D’autant que ce bouc minuscule, coincé sur sa cime rocheuse, semble jeter un regard mélancolique sur des oiseaux encore plus minuscules qui voletent au delà de la falaise, vers le hors-champ.

Le bouc de Dürer pourrait bien être une sorte de Sisyphe caricaturant ce qui va être la condition de l’Homme après la chute :

grimper sur des rochers stériles, en proie à des ardeurs sexuelles inextinguibles.