5.3 Des sales gosses

11 août 2012

Après les adultes, l’obsession sexuelle  de l’interprète s’attaque maintenant aux enfants !

Car les panisques sont aussi les compagnons de Pan, grand maître du désir sexuel. Chacun, selon sa tournure d’esprit, pourra donc les tirer plutôt vers le registre de l’innocence rieuse, ou vers celui de l’enfance vicieuse.

On s’amuse ici à en proposer trois lectures, de moins en moins bien pensantes.

Article précédent : 5.2 Des gestes suggestifs

1 Jeux de gamins

Le panisque au casque

Botticelli_Venus_Mars_Panisque_CasqueIl illustre l’adage bien connu : l‘Amour est aveugle.


Le panisque à la lance

Botticelli_Venus_Mars_Panisque_LanceIncapable de soutenir la lance, il souligne le côté présomptueux de l’amoureux, toujours prêt à soulever des montagnes.


Le panisque à la conque

Botticelli_Venus_Mars_Panisque_ConqueCornant dans l’oreille du dieu endormi, il illustre le caractère tonitruant, impérieux, impatient de la passion : l’Amour n’attend pas.


Le panisque à l’armure

Botticelli_Venus_Mars_Panisque_CuirasseIl voulait se servir de l’armure comme tunnel mais, n’ayant pas le sens de la mesure, il reste bloqué à l’intérieur :  inconséquence de l’Amour.


En synthèse
Prises dans un sens bienveillant, les facéties des panisques peuvent passer comme une charge ironique contre l’Amour, en quatre adjectifs :

aveugle, présomptueux, impatient, inconséquent.

Botticelli_Venus_Mars_Gestes_jeux de gamins



2 Jeux de lapins

Il se peut que les enfants-Pan aient été recrutés au service de la puérilité de l’Amour. Mais peut-être sont-ils également porteurs d’une nuance plus précise, en relation avec le sujet du tableau : l‘éclipse de Mars. Car l’idée d’enfance est indissociable de l’idée d’impuissance.

Le panisque au casque

Le casque trop lourd enserrant la tête fournit la métaphore assez précise d’un sommeil de plomb.


Le panisque à la lance

L’incapacité de soulever la lance renvoie directement à  la panne virile.


Le panisque à la conque

Il s’époumone sans résultat, impuissant à « regonfler » Mars.


Le panisque à l’armure

Trop petit pour remplir le volume de la cuirasse, il pourrait faire allusion à l’état miniature qui est actuellement celui du Dieu de la Guerre.


En synthèse

En dessous d’un discours général sur la puérilité de l’Amour, les panisques pourraient bien être les interprètes d’une attaque ad hominem,  les récriminations de Vénus envers Mars : ainsi, celui-ci serait

aveugle à ses charmes, impuissant à relever la lance, dégonflé, et ratatiné.

Botticelli_Venus_Mars_Gestes_jeux de lapins



3 Jeux de vilains

Si les mains des grandes personnes se permettent des gestes équivoques, que dire des huit petites mains qui palpent impunément des métaphores sexuelles : la lance, la conque, l’épée, le fruit vert ?

Pour cette interprétation mal pensante, nous parcourrons cette fois le tableau en sens inverse, de droite à gauche.


Le panisque à l’armure

La main droite sur manche de l’épée, la gauche sur le fruit, il tire la langue et roule des yeux, grimace exagérée pour une simple gourmandise. En mettant en relation la lame et le fruit, un pôle mâle et un pôle femelle, ses mains créent une sorte de court-circuit érotique, d’étincelle sexuelle.

Son geste pourrait donc faire allusion au premier stade du réveil du désir : celui des caresses manuelles.

Le panisque à la conque

Il pourrait suggérer le stade buccal des préliminaires.


Le panisque à la lance

Maintenant, c’est de guidage manuel qu’il s’agit.


Le panisque au casque

Avec sa tête fourrée dans le casque et sa lance embrochée dans la rondelle, le dernier panisque porte doublement, en fin de série, l’emblème de la pénétration. Stéphane Toussaint n’a pas manqué de relever ce détail, qu’il limite à mon avis à un sens quelque peu réducteur :

« Ce disque, enfilé sur la lance comme une crêpe, fait clignotter un signal terriblement parlant pour l’oeil du Quatrocento… Entre le myrte matrimonial et la cuisse velue du satyreau – unique des trois dont la queue suspecte se relève, – Botticelli intercale géométriquement une large ellipse luisante striée de reflets. Par un détourment visuel si parfait qu’il passe inaperçu au profane, cette armurerie érotique évoque l’innénarrable. En un éclair, la vision de la voie sèche traverse le tableau en ridiculisant la voie humide au passage ». ([1] p 84)


En synthèse

Lue à l’endroit, la séquence des panisques nous fournit quatre épithètes convenues sur la puérilité de l’amour, à l’usage du spectateur sentimental ; ou quatre récriminations féminines concernant le repos du guerrier.

Lue à l’envers, elle prend un sens plus précis, pour l’instruction des jeunes mariées :

attouchements, caresse buccale, manustupration, pénétration.

Si les quatre  petits panisques matérialisent les intentions de Vénus, alors la rêverie de la Déesse de l’Amour se révèle dangereusement technicienne.


Article suivant : 6 Le mystère de la verge de fer

Références :
[1] Stéphane Toussaint, « Le rêve de Botticelli », 2023

6 Le mystère de la verge de fer

11 août 2012

Que vient faire au premier plan, dans le coin en bas à droite, cette barre de fer verticale qui crève les yeux dès qu’on l’a remarquée, mais sur lesquels les commentateurs gardent en général un silence prudent ?


Botticelli_Venus_Mars detail epee

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Quelques rares propositions

Une signature cryptique

Pour Enrico Guidoni [1], la barre serait à lire comme un I majuscule, complétant les formes en L et V des bras aux deux extrémités : l’ensemble formerait la signature LIonardI VIncI


sb-line

Un bâton de commandement

Cette identification astucieuse  a été proposée par David L. Clark [2]. Le bâton joue même un rôle important dans son argumentation, dont voici la conclusion :

« … les panisques dans Vénus et Mars avertissent le dieu de la guerre d’une menace imminente, l’encourageant à saisir de sa main gauche le bâton de commandement, de crainte qu’il ne tombe sur le champ de bataille en signe de défaite. Le tableau illustre le moment de vérité pour Mars, celui où il doit choisir entre reprendre les armes ou laisser les panisques continuer à le ridiculiser par leur jeu à haute charge sexuelle, le combat entre une lance phallique et une conque vaginale ».
David L. Clark, « Botticelli’s Venus and Mars and other apotropaic art for Tuscan bedrooms », Aurora, The Journal of the History of Art, 2006


Quelques bâtons de commandement

Il est vrai que certaines statues antiques de Mars le représentent tenant un bâton d’apparat, assez court, du genre de celui de nos modernes maréchaux. Quant à l’Italie de la Renaissance, elle nous a laissé plusieurs tableaux ou statues de condottieres : mais leur bâton de commandement est assez long, de manière à être facilement maniable et visible dans la bataille.


Salma Colleoni Chapellee funeraire Bergame 1969 Epee et baton de commandement de Bartolomeo Colleoni 1455-75

On a retrouvé en 1969, das sa chapelle funéraire à Bergame, le cercueil du célèbre condottiere de Venise, Bartolomeo  Colleoni, avec son béret, son épée et son bâton de commandement en métal, long d’une cinquantaine de centimètres.


Botticelli 1470 Fortezza Offices

La Force
Botticelli 1470, Offices, Florence

L ‘Allégorie de la Force, par Botticelli lui-même, tient entre ses mains un bâton de commandement ouvragé, en forme de massue.

Concluons que le bâton de fer du tableau est trop court pour être un bâton de commandement de l’époque de Botticelli : or, pour les autres armes de Mars, il a pris le parti de représenter des armes de son temps. De plus, le fait qu’il soit placé à côté de la main gauche semble rédhibitoire  : c’est toujours la main droite qui brandit le bâton.


Premier mystère : un objet sans ombre

C’est encore David L. Clark qui a remarqué ce détail :

« l’absence d’ombre pour le bâton de commandement qui se tient mystérieusement érigé à côté de la main gauche de Mars, confirme que le soleil est au zénith ».

Si l’absence de l’ombre est exacte, l’explication par la position du soleil ne tient pas  : car d’autres éléments ont des ombres portées bien visibles (la main droite de Mars sur sa cuisse, sa main gauche sur la cuirasse).

sb-line

Un emblème homosexuel

Stéphane Toussaint a eu le grand mérite de réfléchir sur cette épée impossible, pour l’enrôler aussitôt dans son interprétation univoque :

« L’axe de l’épée se glisse sous la pomme demi-nue du derrière de manière si intime que Botticelli semble restituer à Mars son arme pour en priver Vénus… Le Mars de Botticelli, lui aussi, a trouvé l’épée qu’il cherche, le stocco, terme alors courant pour désigner le vit…. De manière analogue, pomo, terme italien pour le pommeau de l’épée, est le jumeau de pome, qui signifie la pomme des fesses…. Mars serait un passif, un pathicus disaient les Latins, confronté à une Vénus délirante et frustrée… De tout son corps, l’homme confisque son arme et la refuse à la femme. » ([3] p 68)


Il me semble qu’une autre explication est envisageable. Mais il nous faut auparavant prendre un peu de recul pour considérer le panneau dans son ensemble.

Un équilibre rompu

Botticelli_Venus_Mars_Balance

Si on pouvait peser les différents éléments, on aurait un équilibre presque parfait : Vénus et Mars se font contrepoids, le panisque au casque fait pendant au panisque à la conque, tous deux équidistants du panisque central qui tient la lance par son milieu, comme le fléau d’une balance.

Seule fait exception à cette belle symétrie la zone en bas à droite : au coussin léger, côté Vénus,  elle oppose, côté Mars, une concentration d’objets lourds de sens.


Le coin inférieur droit

Botticelli_Venus_Mars detail epee

Cette étroite zone carrée est comme isolée du reste du panneau, à gauche par la  tige de fer verticale en continuité avec la main de Mars, en haut par son avant-bras.

C’est le domaine du quatrième panisque, le plus intrigant, le plus grimaçant. Il semble y avoir dans ce quartier comme un problème de surpopulation : le panisque s’est retranché dans la cuirasse, l’épée s’est rangée le long de celle-ci, et le fruit mystérieux se cache sous la main gauche.

Cette zone a en général peu intéressé les commentateurs : c’est pourtant, dans le sens de la lecture, l’emplacement privilégié pour une conclusion, une synthèse.

Quant à la barre de fer, elle a fait l’objet d’une occultation quasi générale, alors qu’elle pose un problème majeur d’identification.

Une erreur de perspective ?

Certains auteurs ont ressenti la haute densité de ce coin droit comme traduisant l’embarras du peintre dans le maniement de la perspective : la  barre de fer ne serait rien d’autre que la garde de l’épée, mal dessinée.

Il est difficile de penser que Botticelli se soit contenté, dans cet emplacement-clé,  d’empiler  à la va-vite des objets, à la manière d’un enlumineur coincé par une marge. Et qu’il ait représenté la garde de l’épée cinquante centimètres en avant de sa poignée. Et que cette garde se présente comme une tige uniforme, sans aucune marque d’un dispositif permettant de l’assembler avec la lame.

Second mystère : un objet en apesanteur

A première vue, on pense que le bâton est maintenu en position verticale par le majeur (et non l’index) de Mars. C’est une illusion perspective, exactement comme ces photos où on voit un touriste soutenant du doigt la tour de Pise. En fait, la position du coude, appuyé sur la cuirasse derrière la tête du panisque, prouve que  la barre est largement en avant de la main, tout comme la supposée garde se trouverait largement en avant de la lame de l »épée. La remarque de D.L.Clark « mystérieusement érigé à côté de la main gauche de Mars » serait donc à reformuler plus exactement ainsi :

« tenant debout toute seule cinquante centimètres devant la main de Mars. »


Un pilon (SCOOP !)

Si ce n’est pas un bâton de commandement, on voit bien que c’est un objet destiné à être tenu en main : il comporte deux têtes arrondies, symétriques, autour d’une tige qui s’amincit vers le milieu, de manière à ce que le poids se concentre sur les extrémités. Par comparaison avec le pied de Vénus, qui se trouve dans le même plan, on peut estimer sa longueur à une vingtaine de centimètres.

L’objet qui correspond le mieux à cette description est un pilon.


Scene of pharmacy,1489-1502. Fresco - castello d'Issogne, Val d'Aosta detail man with mortar

Boutique de pharmacien,Maître Colin,1489-1502,
Fresque du chateau d’Issogne, Val d’Aoste

Scene of pharmacy,1489-1502. Fresco - castello d'Issogne, Val d'Aosta


Une arme parlante ?

Le pilon est un objet rarement représenté  : on le rencontre parfois en héraldique,  dans le blason de quelques familles toscanes. Serait-il ici, comme les guêpes faisant allusion aux Vespucci, l’arme parlante d’un second commanditaire ?


Le pilon florentin

La symbolique sexuelle du pilon était-elle parlante pour le spectateur florentin ? En 1482, juste avant ce tableau, Botticelli avait illustré dans une série de quatre fresques l’histoire de Nastagio degli Onesti, d’après le Décaméron de Boccace (journée 5, nouvelle 8). S’il a profité de la commande pour poursuivre un peu plus loin sa lecture, il a pu s’amuser  de la manière dont le curé de Varlungo s’y prend pour coucher avec Monna Belcolore, en lui proposant un manteau . Voici la fin de l’histoire, où le curé rusé récupère son manteau contre un mortier, qu’il avait emprunté à la Belcolore sous prétexte de faire une sauce :

 « La Belcolore se leva en grommelant, alla à son coffre, en tira le manteau et le donna au clerc en disant : « – Tu diras à messer le curé ceci de ma part : la Belcolore a dit qu’elle fait voeu à Dieu que vous ne ferez jamais plus de sauce dans son  mortier ; car vous ne lui avez pas fait si bel honneur pour  cette fois.  Le clerc s’en alla avec le manteau et fit la commission au curé ; à quoi celui-ci dit en riant : « – Tu lui diras, quand tu la verras, que si elle ne me prête plus son mortier, je ne lui prêterai plus mon pilon ; l’un vaut l’autre. » Décaméron, journée 8, nouvelle 2.


Un jeu de mot ?

Traduisons pilon en latin : il s’agit du mot « pilum » qui signifie à la fois le pilon du cuisinier ou du pharmacien, et le javelot du légionnaire.


Le pilon : une arme suggérée ?

Botticelli_Venus_Mars_Lance_Pilon

Voici qui fait revenir le pilon/pilum dans le domaine de Mars  : remarquons que si la lance  vise la conque, la barre de fer verticale est placée exactement sous celle-ci : ainsi le symbole sexuel féminin le plus évident du tableau se trouve-t-il doublement mis en joue, sous les trajectoires croisées de la lance réelle et du javelot-calembour.


Une épée déconstruite

Fabrication epee brevesmedievales.files.wordpressSchéma brevesmedievales.files.wordpress

Dans la fabrication d’une épée, on emmanche la garde autour de la partie terminale de la lame ‘la « soie », puis on emmanche la fusée, puis on fixe au bout le pommeau (petit contrepoids pour équilibrer la lame).

La garde sans orifice que nous présente Botticelli n’est donc pas une pièce détachée, mais une garde reforgée.



Botticelli_Venus_Mars detail epee schema
Un autre anomalie est que le pommeau n’est pas dans le plan horizontal de la lame.

Ce que le panisque masque de sa petite main, c’est une épée déboîtée, déconstruite : une arme noble subvertie en pilon mécanique.


Le pilon de Vulcain

Vulcain fin XVIeme Venise METVulcain, fin XVIème, Venise, MET

Les représentations de Vulcain unijambiste sont très rares : sans doute pour éviter la contradiction avec l’image du robuste forgeron, et la confusion avec un autre dieu boiteux, Saturne, plus volontiers représenté estropié.


Le Mois de Septembre - Le Triomphe de Vulcain (detail), Ercole de Roberti, 1470, fresque du Palais Schifanoia, FerrareLe Mois de Septembre – Le Triomphe de Vulcain (détail), Ercole de Roberti, 1470, fresque du Palais Schifanoia, Ferrare Bonsignori, Giovanni Ovidio methamorphoseos vulgare, Venedig, 1497.BSB-Ink O-141 - GW M28952Giovanni Bonsignori, Ovidio methamorphoseos vulgare, 1497, Venise, .BSB-Ink O-141 – GW M28952 fol 32

A l’époque de Botticelli, c’est l’image de Vulcain forgeron qui domine. Et les artistes ne sont pas encore sortis de la représentation médiévale et pudique de Vénus et Mars côte à côte dans un grand lit matrimonial, éclairés par Apollon sous le grand rire des divinités de l’Olympe.


Attributed_to_Johann_Rottenhammer_the_Elder_(1565-1625)_-_Venus,_Mars_and_Vulcan_-_RCIN_402726_-_Royal_CollectionVénus, Mars et Vulcain
Attribué à Johann Rottenhammer the Elder (1565-1625), RCIN 402726, Royal Collection

Il faudra du temps pour maîtriser le mélange de comique et d’érotique qui caractérise le thème. On remarquera ici, à l’opposé du pilon de Vulcain, un Cupidon qui met la main sur le manche de l’épée de Mars, dans une vaine tentative de cacher le corps du délit sous le lit.


Le retour de Vulcain

Voilà qui éclaire rétrospectivement la composition botticellienne : puisque Vulcain avait forgé les armes de Mars, n’était-il pas fondé à envoyer un émissaire détruire cette fâcheuse épée et lui substituer son propre pilon/pilum ?


Botticelli_Venus_Mars_Lance_Pilon

La conque de Vénus, ratée par la lance de Mars, est désormais mise en joue par le pilon vulcanien.

Un dernier élément significatif est le prolongement quelque peu artificiel du pagne vers la droite, en plis raides, quasi amidonnés. Ces plis horizontaux ont pour finalités :

  • de bien faire ressortir la barre, dont le noir se confondrait sinon avec le vert profond de la pelouse, et de souligner sa verticalité ;
  • de créer une continuité visuelle entre le phallus flapi de l’amant incapable, et la verge d’acier du mari vengeur.


Un objet extraterritorial

Par son métal, par la double signification de son nom en latin, le pilon fait bien partie des armes martiales, et donc du champ sémantique du tableau. Mais d’un point de vue narratif,  sa présence est hors texte.

En nous le montrant en lévitation, sans ombre portée, sans contact avec la main du dieu, Botticelli nous fait comprendre que ce n’est pas un objet matériel : c’est un pilon théorique, emblématique :  un organe viril statufié, magnifié, fantasmé.


En synthèse

Le pilon est un élément-clé  du tableau qui a été délibérément camouflé par Botticelli, et passé sous silence par les commentateurs candides :

  • au spectateur qui se satisfait de la première explication venue, Botticelli laisse croire qu’il s’agit de la garde de l’épée ;
  • pour le spectateur plus perspicace, il le pose en ostension sur le linge blanc du pagne :  ainsi surgit l’idée d’une verge de fer, érigée devant la main gauche de Mars en pendant à la verge de chair, cachée derrière sa main droite ;
  • le spectateur latiniste connaît l’homonymie pilum/pilon/javelot. Si de plus il a lu le Décaméron, il n’a pas de peine à imaginer le va-et-vient vertical du pilon sous la conque, tandis que les panisques font de même, horizontalement, avec la lance.

Objet « hors texte », sans ombre, sans réalité physique, de qui le pilon est-il le fantasme ? D’un Mars plongé dans un sommeil homophile, ou d’une Vénus nymphomane ?

Botticelli_Venus_Mars_Superposition

De cette dernière bien sûr, car, si nous replions le tableau en deux, nous verrons la verge du forgeron revenir dans la main de son épouse légitime, qui n’aurait pas dû la lâcher. Et le sourire entendu du quatrième panisque remplace le rire homérique qui secouerait l’Assemblée des Dieux, si l’adultère avait réussi.


A la fois calembour verbal, visuel et mythologique, , l’invention de Botticelli a  un statut quasi-unique dans l’histoire de l’art occidental, raison pour laquelle elle n’a pas été repérée.

Holbein Ambassadeurs Anamorphose

L’objet qui s’en rapprocherait le plus serait la fameuse anamorphose du crâne, au premier plan des Ambassadeurs de Holbein :

à la fois dans le tableau et en dehors du tableau, évident et masqué, trivial et sophistiqué.



Article suivant : 7 Le mystère du fruit vert

Références :
[0]. Marco Paoli « Botticelli : Venere e Marte : parodia di un adulterio nella Firenze di Lorenzo il Magnifico »
[1] Enrico Guidoni (2003) cité par Paoli [0], p 53
[2] David L Clark. « Botticelli’s Venus and Mars and other apotropaic art for Tuscan bedrooms » , Aurora, The Journal of the History of Art, 2006
[3] Stéphane Toussaint, « Le rêve de Botticelli », 2023

7 Le mystère du fruit vert

11 août 2012

Le fruit vert tombé dans l’herbe, à l’extrême droite du tableau, a retenu l’attention de quelques commentateurs, qui en ont donné des interprétations diverses.

Botticelli_Venus_Mars_Plan_Concerté_fruit_vert

Il est vrai que le geste ambigu du quatrième panisque n’aide pas  : essaie-t-il de s’emparer du fruit, de le dissimuler, ou s’apprête-t-il à le trancher avec l’épée de Mars ?

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1 Le fruit vert est-il tombé de l’arbre ?

Le fruit vert est peut être tombé de l’arbre sous les chocs de la lance . Nous cherchons donc un arbre portant des fruits verts, ovoïdes, dont le tronc peut être assez large, et poussant en Toscane.

 Une figue ?

Botticelli_Venus_Mars_Fruit_figue_verteComme nous l’avons vu, pour conforter sa lecture négative des panisques, Dempsey suppose que  le fruit est une figue, signature des « faunes des figuiers » (faunus ficarii). L’inconvénient est qu’il n’en a vraiment pas la forme.


Une noix verte ?

Botticelli_Venus_Mars_Fruit_noix_verte

La noix n’appellerait pas de signification particulière dans le contexte du tableau (avec ses hémisphères et sa coquille, elle est en général comparée au cerveau dans la boîte crânienne).

Tout au plus  pourrait-elle servir à désigner l’arbre comme un noyer. Déjà Hippocrate conseille au voyageur de ne pas s’endormir à l’ombre de cet arbre. Selon les traditions, cet ombre, très dense, est plus ou moins néfaste, létale pour les uns, susceptible de causer des cauchemars pour les autres. L’identification à un noyer de l’arbre sous lequel Mars se repose, pourrait donc renforcer l’interprétation Dempsey : celle du sommeil hanté  par des mauvais rêves. Mais c’est, comme nous l’avons vu, une interprétation bien fragile.


Une  pomme verte ou un coing ?

Botticelli_Venus_Mars_Fruit_Cossa_Pomme1

Triomphe de Venus (détail),
Francesco del Cossa, 1470, fresque du palazzo Schifanoia, Ferrare

La pomme est le fruit de Vénus. Dans le Triomphe de Vénus de Cossa, la déesse élève dans sa main droite un gros fruit vert qu’elle présente à Mars, et tient dans sa main gauche, plus bas, un fruit rouge posé sur un lit d’oeillet. On identifie ces deux  fruits à des pommes, bien que le fruit vert, bosselé, ressemble pour le coup plutôt à un coing ;  et leur dissymétrie évidente, qui confère à la scène l’allure d’un choix proposé à Mars, n’a pas été expliquée.


En aparté : le choix du guerrier
Triomphe de Venus (detail ceinture), Francesco del Cossa, 1470, fresque du palazzo Schifanoia, Ferrare

Sur la ceinture de Vénus, une petite scène montre un Cupidon en armure tirant une flèche sur un couple d’amoureux. Comme le Cupidon se trouve du côté droit (côté fruit vert) et le couple d’amoureux du côté gauche (coté fruit rouge), il est possible que le choix entre les deux fruits soit celui entre la vie guerrière et la vie amoureuse, entre celui qui tire la flèche et celui qui la reçoit. Dans ce cas, le fruit vert pourrait fort bien être une image de l’amertume et le fruit rouge celle du plaisir.

Ce thème de l’oscillation de Mars entre le vie amère du héros et la vie douce de l’amoureux est au centre d’un poème de Lorenzo de Medicis, « Furtum Veneris et Martis » (traduction libre) :

« Autre chose est de s’étendre et de chanter dans le lit d’or de ma douce amie,
Autre chose de se fatiguer le corps par l’écu et le casque.
Goûter ce fruit qui peut me rendre heureux,
Fin ultime d’un plaisir tremblant !
Il y a un temps pour l’amour, un temps pour l’épée et les armes

(Tempo è d’amar, tempo è da spada et armi). »



Un cédrat ?

440px-Cedrat

Parmi les fruits, ce serait le candidat le plus sérieux par sa forme et par sa taille : proche du citron, il peut atteindre jusqu’à 25 cm, et on le trouve couramment en Italie.

Il n’a pas de propriétés aphrodisiaques, mais les Anciens le recommandaient pour éloigner les vers et les insectes [1].  Ce qui pourrait fournir un lien avec le nid de guêpes juste au-dessus.


Une amande ?

Botticelli_Venus_Mars_Fruit_amande-fermée Botticelli_Venus_Mars_Fruit_amande-vulve

L’amande est un fruit typique de la Toscane : très nutritive, elle entre dans de nombreuses recettes de mets reconstituants (macarons, dragées, liqueurs amères de type amaretto).  Dès le Moyen-Age elle était connue aussi bien en cuisine que pour la composition de philtres d’amours ou d’aphrodisiaques.

De part sa ressemblance avec une vulve féminine, on l’associait facilement à l’idée de fécondité.

Fragilité de la symbolique : à cause de la blancheur de l’amande et de sa coquille inexpugnable, la mystique chrétienne a vu dans ce fruit un symbole radicalement contraire : celui de la virginité de Marie !



Le fruit vert est-il celui d’une plante ?

Un Datura officinal ?

Botticelli_Venus_Mars_Fruit Datura Officinal

Dans les années 2010, on a pensé qu’il pourrait s’agir d’un Datura officinal,  fruit connu pour provoquer des hallucinations, de la somnolence, un sommeil agité et une perte de tonus musculaire : ce qui cadre bien avec l’interprétation de Demsey.

Pour David Bellingham ([2], p 369), une lecture en profondeur, sous Vénus et Mars, révèlerait Eve et Adam. Puisqu’il est à plat-ventre et qu’il tire la langue, le quatrième panisque représenterait le serpent, qui vient d’intoxiquer Adam avec la fruit de l’Arbre de la Connaissance.


Hasan Niyazi [3] a renforcé l’hypothèse, en montrant que le Datura Officinal (la Trompette du Diable en italien)  était connu du temps des Médicis, tout en s’élevant contre un article du Times qui faisait de Mars une sorte de junky.  Il cite un poème inachevé d’Angelo Poliziano célébrant les joutes de Julien de Médicis en 1475, qui  pourrait expliquer l’attitude du panisque au fruit et sa langue bien en évidence :

« Alors Cupidon, les yeux rieurs, irascible et impudique, embrassa Mars et lui perça à nouveau la poitrine avec les flèches brûlantes de son carquois, et l’embrassa de ses lèvres empoisonnées, plantant son feu dans sa poitrine. »
Angelo Poliziano,  Stanze Cominciate per la Giostra del Magnifico Giuliano de’ Medici

Un lecteur du post fait judicieusement  remarquer que le Datura Officinal n’est arrivé en Europe qu’après 1492, et qu’il est bien plus petit et épineux que le fruit du tableau.

Un concombre explosif ?

Botticelli_Venus_Mars_Fruit_Concombre-Explosif

Un candidat plus amusant est Ecballium elaterium, courant en Italie à l’époque : ce légume est célèbre pour émettre, soit spontanément, soit quand on le titille, un jet de  liquide visqueux. On peut voir une vidéo éloquente sur un autre article de Niyazi [4]. Voilà qui collerait bien – si l’on peut dire – avec les allusions sexuelles.

Seul problème : le concombre explosif est plus petit, plus allongé et plus velu que le fruit rond peint par Botticelli.


 Une courge ?

Botticelli_Venus_Mars_Fruit_courgeDavid L.Clark [5] a suggèré, par comparaison avec des miroirs florentins et des sarcophages antiques, que plusieurs détails du tableau pourraient avoir une signification apotropaïque, autrement dit de protection contre le danger.

Il identifie le fruit vert avec une courge qui, avec son abondance de graines, est parfois une métaphore sexuelle, celle des bourses :

« le satyre dans le coin inférieur droit tient une courge, tout en roulant des yeux et en tirant la langue pour effrayer les esprits mauvais, ou éloigner le mauvais oeil. » David L.Clark (o.c.)

Ainsi la saynète serait à lire, dans la contexte d’un tableau destiné à un lit nuptial, comme une sorte de talisman pour protéger la virilité de l’homme, ou pour favoriser la venue d’un enfant mâle.


Un objet à part

Après tous ces efforts laborieux, une identification incontestable du fruit vert est probablement hors de portée, sauf découverte miraculeuse d’une source indiscutable.

L’amande aphrodisiaque

J’ai longtemps penché pour l’amande, à cause de son caractère commun en Toscane et de sa proximité avec le pilon, puisqu’elle s’emploie broyée : l’idée serait de préparer un breuvage aphrodisiaque pour le Dieu fatigué.

Tout comme le pilon est « hors texte », on pourrait penser que le fruit lui-aussi sort de la narration. De même que le coussin de Vénus est un objet-limite entre la clairière et le lit nuptial (voir 1 Vénus et Mars), de même le pilon et le fruit seraient une sorte de cadeau du couple divin au couple humain, sortant du tableau par la magie du quatrième panisque.

Pour ceux qui souhaitent prolonger la piste de l’amande au delà des hypothèses raisonnables, et goûter les délices de la mythologie comparée, voir  Naissances mythiques : Vénus et Attis 


La courge du cocu (SCOOP !)

M’étant désormais convaincu que le pilon est celui de Vulcain, j’ai cherché dans la mythologie si ce Dieu avait un rapport avec un quelconque fruit… mais rien. En revanche, il y bien un rapport, mais comique : Paoli ([0], p 72), qui identifie le légume à un cucurbitacé, probablement une courge (zucca), note qu’en latin médiéval, cucurbitare signifie commettre l’adultère, le cucurbitatus étant le cocu.

La main du panisque sur la courge pourrait donc signifier qu’il empêche l’adultère, en remplaçant l’épée de Mars par le pilon de Vulcain.


La courge-gourde (SCOOP !)

En remarquant que le fruit-mystère se trouve exactement à l’aplomb du nid de guêpes, l’emblème possible des Vespucci, je me suis demandé s’il ne pourrait pas s’agir d’un second emblème parlant.


Lagenaria_siceraria_baby_fruitZucca botiglia (ou botticella)
Lagenaria siceraria
1658_Michele Pace_del_Campidoglio_Stillleben_anagoria Ekaterinburg Museum of Fine ArtsNature morte aux calebasses, Michele Pace del Campidoglio, 1658, Musée des Beaux-Arts, Ekaterinburg

On connaît bien les calebasses séchées des pèlerins, en général à deux étages. Mais parmi la grande variété des courges ou calebasses, il en existe de petites, ayant à peu près la forme de notre fruit. L’emblème du cocuage  est donc, aussi, une petite gourde.

Juste à côté du tour de force souriant de l’épée déconstruite, Botticelli en aurait commis un second : signer avec son surnom, « petit tonneau ».


Article suivant : 8 Vénus et Mars : pour conclure

Références :
[0] Marco Paoli « Botticelli : Venere e Marte : parodia di un adulterio nella Firenze di Lorenzo il Magnifico »
[1] Victor Loret, « Le Cédratier dans l’Antiquité », https://www.persee.fr/doc/linly_1160-6436_1891_num_17_1_4867
[2] David Bellingham, Aphrodite Deconstructed: Botticelli’s Venus And Mars In The National Gallery, London dans Brill’s companion to Aphrodite, 2010, https://books.google.fr/books?id=mrq9CwAAQBAJ&pg=PA369
[3] H NIYAZI « Misrepresenting Botticelli for the modern era » May 28, 2010 http://www.3pp.website/2010/05/misrepresenting-botticelli-for-modern.html
[4] H NIYAZI « An update on Botticelli’s Venus and Mars » June 10, 2010 http://www.3pp.website/2010/06/misinterpreting-exploding-cucumber-for.html
[5] David L Clark. « Botticelli’s Venus and Mars and other apotropaic art for Tuscan bedrooms » , Aurora, The Journal of the History of Art, 2006

– Naissances mythiques : Vénus et Attis

11 août 2012

Il est intéressant de comparer deux mythes classiques qui ont trait aux mystères de la génération :  l’un est bien sûr celui de la naissance de Vénus ; l’autre, qui est tombé dans l’oubli après avoir fait l’objet d’un culte intense chez les Romains, est celui de la naissance d’Attis.

La naissance de Vénus

Pendant le sommeil d’Ouranos, Chronos trancha son sexe et le jeta à la mer, d’où l’écume  dont sortit Vénus, chevauchant sa conque.

_Venus_Mars_Fruit_Synthese_Venus


La naissance d’Attis

«Pendant son sommeil, Zeus féconda la Terre; il en résulta, au bout de quelque temps, un être divin, androgyne, Agdistis. A la vue de ce monstre, les dieux épouvantés l’enchaînèrent et lui coupèrent les parties viriles, qu’ils jetèrent au loin sur le sol. A l’endroit où elles étaient tombées naquit un amandier. Une nymphe du pays, Nana, la fille du dieu Sangarios, cueillit des amandes sur cet arbre et les mit sur son sein; bientôt elle fut enceinte et mit au monde un enfant d’une merveilleuse beauté, Attis. » (Pausanias, Description de l’Hellade, Livre VII, XVII).

Encore une histoire de Dieu endormi et de castration féconde : ici, c’est le partie masculine tranchée de Cybèle qui, jetée dans la terre, donne naissance à l’amandier.

Par le biais du mythe, l‘amandier apparaît donc une sorte de « cousin » terrestre de Vénus,  avec qui il  partage  un mode de génération quelque peu radical.


Dilution génésique

Botticelli_Venus_Mars_Fruit_Synthese_Attis

Le mythe de la naissance d’Attis, plus complexe que celui de la naissance de Vénus, reproduit trois fois le même schéma :

  1. le sperme de Zeus, dans la terre, engendre un hermaphrodite ;
  2. la partie mâle de l’hermaphrodite, dans la terre, engendre un amandier ;
  3. le fruit de l’amandier, posé sur le ventre d’une vierge, engendre Attis.

La suite du mythe n’est pas moins castratrice, puisque le bel Attis attirera l’amour de sa grand-mère Cybèle : jalouse d’une nymphe, elle le rendra fou jusqu’à le pousser à s’émasculer à son tour.


Cette succession d’unions contre-nature décrit la dilution d’un principe génésique trop violent.


Dans un premier temps, le sperme de Zeus, générateur maximal, est dilué dans la terre et produit un hermaphrodite. Cet être, qui dispose d’une capacité double d’engendrement, inquiète les autres Dieux et les incite à trancher la question : à son tour, la partie mâle  de l’hermaphrodite subit une nouvelle dilution dans la terre. Il en résulte l’amandier, puis l’amande, substance qui, dans un troisième temps, reste suffisamment puissante pour féconder une vierge. Il faudra une dernière castration, à l’étape 4 du mythe, pour abolir définitivement l‘excès génésique initial.


Le sommeil dangereux

Les deux mythes de Vénus et d’Attis enseignent que le sommeil fait perdre le contrôle de l’organe viril, y compris chez les Dieux : Ouranos le paie au prix fort, Zeus s’en tire par une pollution involontaire.

Nous ne sommes pas si éloigné du thème de Vénus et Mars de Botticelli, qui traite du sommeil et de l’impuissance de Mars.


Comment castrer un Dieu ?

Attis se castrant lui meme Minerva and Cybele are lying in bed La cite de Dieu, manuscrit francais, 1475-1480. Fol. 43r of the Hague MMW, 10 A 11, National Library of the Netherlands

Attis se castrant lui-même, Minerve et Cybèle sont au lit
La cite de Dieu, manuscrit français, 1475-1480. Fol. 43r of the Hague MMW, 10 A 11, National Library of the Netherlands

Pour la castration d’Ouranos, le sommeil est une condition suffisante.

La castration d’Agditis/Cybèle nécessite une contrainte plus forte : il faut que les dieux l’enchaînent.

Quant à la castration d’Attis, elle résulte de la perte de contrôle maximale : la folie.

Chez Botticelli, la thématique est plus aimable : le panisque qui a pénétré la cuirasse de Mars se contente de déconstruire son épée.


Cuirasses inviolables

De même que Vénus dans la conque, l’amande est protégée par une coquille inviolable. La naissance d’Attis joue sur ce paradoxe : c’est le fruit le plus virginal qui va miraculeusement pénétrer dans le lieu le mieux protégé, le ventre d’une vierge,  tandis que les phallus tranchés ne réussissent à s’insérer que dans des milieux mous, terre ou mer.

Botticelli, en montrant la cuirasse de Mars renversée à terre et pénétrée par un enfant, souligne lui-aussi la faiblesse de la virilité. 


Un mythe peut-il en cacher un autre ?

Supposons que Botticelli ait été informé des parallélismes entre le mythe de la Naissance de Vénus et celui de Cybèle et Attis. Supposons encore que, tout en peignant Vénus et Mars, il ait eu l’idée de représenter, en même temps, le second mythe.

Comment aurait-il pu procéder ?


Botticelli_Venus_Mars_Fruit_Mythe_Caché

  1. Premièrement, pour évoquer la pollution de Zeus, il lui aurait fallu le sexe au repos d’un garçon, disons Mars.
  2. Deuxièmement, pour représenter Cybèle qui naquit de cette pollution, il lui fallait une fille, disons Vénus. Comme Cybèle est androgyne, il fallait lui donner un phallus (la lance) et un vagin (la conque).
  3. Troisièmement, pour évoquer l’amandier qui naquit du phallus de Cybèle, il l’aurait placé au bout de la lance.
  4. Quatrièmement, pour représenter Attis qui naquit d’une amande puis fut castré, il aurait pu représenter une amande pour, en passant par l’épée, boucler  la boucle sur le sexe du garçon.

Bien sûr Botticelli a peint Vénus et Mars, il n’a pas peint Cybèle et Attis. Si la conque vénusienne et les armes martiales sont  bien là, il n’est pas sûr que le fruit à moitié dissimulé soit une amande. Mais il n’est pas interdit de rêver, dans l’esprit de la Renaissance, sur la force des mythes comparés et superposés.

A force de contempler le tableau, les identifications se brouillent : on perd de vue les attributs des deux dieux, au profit d’une frise de symboles phalliques et vaginaux brandis par des panisques déchaînés. Le couple officiel devient un couple générique, et le thème de l’impuissance virile rejoint les grandes orgues de l’angoisse de castration.

Derrière Mars endormi se profilent les figures de tous ceux qui ont perdu, momentanément ou définitivement, le contrôle de leur organe viril : Ouranos, Zeus, Cybèle ou Attis.

Et  Vénus vigilante cache peut-être ces deux maîtresses-femmes :

  • Cybèle, cette fois débarrassée de sa partie mâle, et amoureuse d’un petit-fils conçu par procréation arboricole ;
  • Nana, fille du fleuve, ancêtre des mères-porteuses, inséminée par une amande.

L’ombre du couple

5 août 2012

Il est dans la nature de l’ombre de dupliquer l’objet en le caricaturant.

Les tableaux qui traitent  ce sujet sont rarissimes,  nous allons en présenter deux. Et comme si le sujet  avait contaminé l’analyse, nous verrons que chacun de ces tableaux se prête à deux  interprétations opposées, l’une claire et l’autre obscure…

L’adieu du marin à sa compagne

C. W. Eckersberg, 1840, Kunstmuseum, Ribe

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L’Adieu du Marin


Les personnages

Un marin, reconnaissable à son canotier, fait ses adieux à sa compagne. Il retient  sa main contre son coeur  et lui jure fidélité.

La jeune femme détourne la tête et regarde le sol, désespérée. Elle porte un petit panier, on comprend qu’elle est décidée à le laisser bien clos jusqu’au retour de  l’être aimé.

Le mur de brique

Physiquement, le mur  interdit toute échappée dans la profondeur, et confine les deux personnages dans  leurs trajectoires binaires : la femme vers la gauche, vers le passé ; le marin vers la droite, vers l’avenir.

Ombres_Portees_Eckersberg_Mur
Symboliquement, le mur exprime la disjonction,  la séparation, entre le monde urbanisé où la jeune femme va rester, et le monde de la nature et des arbres, qui évoquent les mâts et les vents.

Le réverbère et son ombre

La direction du soleil a été choisie de manière à ce que l’ombre du bras  horizontal se trouve exactement  dans le prolongement de celui-ci, au point que le réverbère et son ombre semblent constituer un objet unique.

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Tout  comme la femme et l’homme en dessous, encore accolés par  l’avant-bras.

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Situé à gauche, côté femme, le réverbère de métal représente ce qui est accroché dans le dur, ce qui ne saurait s’en aller.

Mais son ombre, côté marin, n’est qu’un double virtuel, déjà déformé, destiné à s’évanouir à la nuit.

Le couple et son ombre

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Déjà physiquement séparés, les deux sont encore conjoints par leur ombre.


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Le Bonjour du Marin

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Les personnages

Un marin éméché, reconnaissable  à sa braguette  à pont et à son teint rubicond, fait des propositions à une jeune femme qu’il a attrapée par la main.

Celle-ci regarde de l’autre côté et fait semblant de ne pas entendre. Elle porte un petit panier, on comprend que le couvercle n’est pas de taille à résister longtemps.


Briques et pavés

Remarquons que les pavés ne sont pas disposés en quinconce comme tous les pavés du monde , mais selon un quadrillage rigoureux.

Dans la rue, les gens sont comme des pavés, rigoureusement séparés, chacun dans sa case. Mais derrière le mur, dans le jardin, ils sont invités à s‘imbriquer.

Voilà pourquoi le marin désigne avec insistance le mur.

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Les deux arbres en fleurs

Derrière celui-ci, deux troncs de marronniers sont accolés. Les fleurs blanches turgescentes confirment que nous sommes au  printemps.

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Le réverbère et son ombre

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Qu’est ce que l’ombre d’une barre, sinon une barre allongée ? Le réverbère explique clairement  l’avant et l’après, ce que cache la braguette à pont et ce que le mur du jardin va nous cacher.


Le couple et son ombre

Encore physiquement séparés, les deux sont déjà conjoints par leur ombre.


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 Scène de rue par temps venteux et pluvieux, 26 Novembre 1846
Eckersberg , National Gallery du Danemark

Quelques années plus tard, Eckersberg a repris la même formule  d’une rencontre énigmatique des sexes, dans une rue entre pavés et briques. Ici, le jeu consiste à comprendre  ce que signifie cette collision chaotique de trois corps.

La femme en bleu remonte contre le vent. Aveuglée par son parapluie, elle sépare sans même s’en rendre compte le couple-type d’Eckersberg, la femme au panier et le marin, qui ici porte son sac sur l’épaule.

L’uniformité du trottoir et du mur, la quasi-absence d’ombre portées,  concourent à  faire de cette composition une abstraction ludique.



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L’heureuse rencontre
Eckersberg , 1849, Collection privée

Réapparition des ombres, abruptement portées sur le pavé par une demi-lune intransigeante. Ici pas d’ambiguïté, les mauvaises intentions du marin, retenu par son camarade,  sont mises en pleine lumière. L’équivoque chère à Eckersberg s’est réfugiée  dans l’ironie du titre : heureux marin, malheureuse passante.


La Honte (Shande), Eine Liebe, Opus X, 9

Max Klinger, 1887

 

klinger 1887 La Honte

Cette gravure est l’avant-dernière du portfolio « Un amour, X », qui décrit la vie d’une femme flétrie, entre la grossesse et l’avortement qui la tue.

Le dispositif est le même  que pour L’adieu du marin : deux personnages près d’un mur, une seule ombre. Mais il ne s’agit pas ici d’une superposition des deux ombres : la Honte, qui accompagne sa victime en la montrant du doigt, n’en projette aucune sur le pavé.


Ombres portées

 Emile Friant, 1891, Musée d’Orsay, Paris

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Ce tableau consacré aux ombres est d’autant plus étonnant que celles-ci sont totalement  fausses  !  La source de lumière est en contrebas, sans doute une ampoule électrique posée devant la chaise de l’homme. Puisque celui-ci est plus éloigné du mur que la femme, son ombre devrait être plus grande en proportion, et l’écart entre les ombres des têtes devrait être plus faible qu’entre les têtes elles-même : or Friant nous montre le contraire…

Ombres_Portees_Friant_CorrectionOmbre de la femme corrigée

Sans doute avait-il une forte raison pour  tricher avec les lois de l’optique…


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Une séparation


La perception d’époque

Certains spectateurs  ont bien traduit la tension animale de cette scène de rupture :

« La figure laide et mal dégrossie de l’amant qu’on abandonne palpite de cette intensité muette d’expression si fréquente chez ceux qui n’ont pas appris à s’exprimer avec des paroles. » Revue politique et littéraire: revue bleue  1891, p 128

Ombres_Portees_Friant_Visage_Homme


Les personnages

La femme, très pâle, se tient debout à côté de l’homme assis, barbu, au teint mat, qui lève vers elle un regard chargé  d’attente et enserre sa main droite de ses deux grosses mains.

Ombres_Portees_Friant_Mains

Tente-t-il de l’attendrir pour l’attirer  sur ses genoux ? Mais elle ne se laisse pas faire, se cambre en arrière et regarde ailleurs. Ses paupières sont rouges, elle a fini de pleurer.


Le discours des ombres

Si Friant a déformé les ombres, c’est pour leur faire exprimer ce que les deux personnages désirent :

  • l’homme veut embrasser la femme sur la joue,
  • la femme ne pense qu’à partir le plus loin possible.

 


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Des retrouvailles


La perception d’époque

Friant est un spécialiste des scènes de deuil : en 1888, La Toussaint l’a rendu célèbre. En 1898, il récidivera avec La Douleur. Il ne fait aucun doute que Ombres portées s’inscrit dans cette veine funéraire.


Les personnages

L’homme a noué autour de son cou un foulard de soie noire qui cache son col de chemise ; la femme porte une voilette : les deux sont en grand deuil.

Nous sommes sans doute dans la pièce où se trouve le mort, un pièce au papier peint très sobre. L’homme réconforte la femme en tenant sa petite main entre ses deux grandes pognes. Il ne parle pas, sans doute n’a-t-il pas la parole facile.

Mais à l’intensité des regards, on sent qu’il se joue ici bien plus  que des condoléances. Risquons une hypothèse : la femme est une jeune veuve, l’homme est un ami du couple, peut être un soupirant discret.

Combien d’enterrements ont fini par un remariage ?  

Ombres_Portees_Friant_Visage_Femme

Le discours des ombres

  • « Je suis là… » murmure l’ombre de l’homme à l’oreille de la femme.
  • « Je le sais bien… mais laisse-moi un peu de temps » répond l’ombre de la femme en reculant décemment.


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Friant a délibérément organisé l’ambiguïté de la composition : sans doute s’est-il bien amusé à écouter les opinions divergentes des spectateurs !

Le titre aurait pu leur mettre la puce à l’oreille, car il invite aux doubles, voire aux triples sens. Ombres portées peut en effet s’entendre  :

  • comme un jeu sur les mots : il est vrai que les deux portent des vêtements sombres ;
  • comme une constatation nostalgique : il est vrai que les genoux des hommes portent des compagnes légères et fugitives  ;
  • comme une méditation sur la mort : les ombres portées, ce sont les traces  que nous laissons dans la vie des autres lorsque nous avons disparu.

En ce dernier sens, le vrai titre du tableau devrait être Ombre portée au singulier, puisque la scène ne prend son véritable sens qu’autour du vide laissé par le jeune mort.

Le problème de la Femme au Ruban

4 août 2012

En 1958 est apparu sur le marché américain une oeuvre anonyme, remarquable et éclectique, où se lisent les influences de Vermeer et de Tissot, et qui pose encore de nos jours un redoutable problème d’iconographie.

Deux interprétations contradictoires continuent à se confronter…

La Femme au Ruban

Anonyme, 1958

Femme au ruban

Nous commenons par résumer l’interprétation de Petrus Bombardier, « De soie et de papier, un siècle de représentation des cocottes », Editions La Raie Musquée, Montreal, 2003 , p 528 et ss.

Raffinement, douceur et volupté

 

La robe de satin bleu

La tournure, ou « faux-cul », a trouvé son apogée dans les années 1880. La robe représentée ici s’inspire peut-être de celle peinte par Corot en 1874.

Femme_Bleu_CorotLa Dame en bleu, Jean-Baptiste Camille Corot, 1874, Louvre, Paris

Les deux bombements de part et d’autre de la traîne, qui exagèrent le contraste anatomique entre la largeur du bassin et la finesse de la taille, peuvent être vus comme une ironie destinée à stigmatiser le caractère outrageusement sexuel de cette mode.

Femme au ruban_FauxCul


Jeux de rubans

Les deux rubans roses qui s’échappent du faux-cul bleu font évidemment écho au rouleau de papier que la dame déroule d’un geste délicat. Là encore, l’influence d’une oeuvre du Louvre est patente.

Muse_reading_Louvre_CA2220Muse lisant un volumen. Vers 435-425 av. J.-C. Provenance : Béotie.


La liseuse dilatée

L’idée de placer cet objet antique entre les mains d’une femme moderne a pour effet de dilater le thème vermeerien de la « Liseuse à la Fenêtre », ou le thème victorien du « Billet doux », sur toute l’échelle de temps de l’Art Occidental.

Femme au ruban_ruban
Ainsi le rouleau de papier interminable peut-il être interprété comme le ruban de l’Histoire, dont la femme déchiffre les derniers centimètres ; ou encore, comme la somme de toutes les lettres d’amour écrites depuis le temps des Muses.


Jeux de rideaux

Le geste délicat de la main soulevant le papier du bout des doigts trouve un écho, tout à côté, dans le ruban qui casse le rideau : il faut comprendre que le texte ici est aussi léger que le tulle.

Notons que ce rideau qui passe en avant-plan , à droite comme à gauche de l’oeuvre, théâtralise l’espace et nous rend spectateurs – et voyeurs – d’une scène pleine de légèreté – et de sensualité.


Jeux de miroir

Le miroir, à première vue anodin, pourrait bien être le révélateur, le point de cristallisation de cette sensualité latente. Car on sait que la forme du coeur est également celle de la croupe.

Coeur
Ainsi, tandis que la robe masque la vérité anatomique sous prétexte de l’exacerber, le miroir fidèle ramène le spectateur à la réalité des choses : sous tout faux-cul, il y a un vrai cul qui se cache.


La femme-guéridon

Remarquons que le guéridon, sans chaise à proximité, n’a d’autre utilité que de supporter le miroir. Remarquons également que les plissés de satin qui dissimulent ses pieds sont assortis à ceux de la robe. Faut-il oser comprendre que le guéridon est similaire à la femme ? Ou plutôt que c’est la femme qui est similaire au guéridon, un objet décoratif dont la seule fonction serait de porter haut un cul hypertrophique ?

Pour Petrus Bombardier, toute l’oeuvre en définitive serait révélatrice d’une évidente fixation anale, que seule la découverte d’éléments biographiques pourrait un jour permettre d’élucider.

En réaction à la lecture de l’oeuvre comme « un des plus beaux culs du XXème siècle », une interprétation tout aussi convaincante, mais diamétralement opposée, a été récemment proposée.

Nous résumons ici l’argumentation de Petula Jeanbon, « Itinéraires de conversion chez les travailleuses du sexe », travail doctoral non publié.

Recueillement, Piété, Virginité


La chaîne

Femme au ruban_Chaine

On remarque, au dessus du miroir , une chaîne d’or qui tombe du ciel. Dépourvu de toute utilité pratique, ce dispositif ne peut être interprété que comme le symbole du lien d’Amour entre Dieu et les Hommes.


Le miroir

Le miroir sans tâches (speculum sine macula) renvoie bien évidemment à la virginité de Marie. Mais en lui donnant  la forme d’un Coeur qui ne reflète que l‘infini du Ciel, l’artiste confère  au vieux symbole une acception originale : celle de l’Amour de Dieu.


La pseudo-table de toilette

Etrange table de toilette, sans chaise ni aucun accessoire discernable. Le seul objet identifiable est un vase de verre translucide, en forme de lys.

Inexplicable en tant qu’accessoire de coquette, cette table trouve sa pleine justification comme accessoire de piété : c’est évidemment, à peine transposé et modernisé, le Prie-Dieu qui porte le lys de Marie.



La robe bleu et les fleurs rose

Femme au ruban_FauxCul

Le bleu est la couleur mariale par excellence. Les ornements floraux de la robe sont une allusion discrète à la « Rose sans Epine » des litanies de la Vierge.






Le phylactère blanc

Dans de nombreuses Annonciations, des phylactères matérialisent les paroles entre Marie et l’Ange.

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Annonciation, Lucas de Leyde, Münich, Alte Pinakothek

Ici, nous sommes dans l’Attente, aucune parole n’ a encore été échangée : c’est pourquoi le phylactère est blanc.


L’Ange-lumière

Ainsi, la Femme au Ruban se révèle être une Annonciation particulièrement subtile, où toute la grâce de Marie se déploie dans l’attente de l’Ange.

L’omission de ce dernier est rare, mais pas unique : dans l’Annonciation de Tanner par exemple, seule une barre lumineuse signale la présence du divin messager.The Annunciation by Henry Ossawa Tanner 1896

Annonciation, Henry Ossawa Tanner, 1898, Philadelphia Museum of Art

Passant à travers les tulles des rideaux, puis se réfléchissant dans le miroir en forme de coeur, la lumière diaphane qui embrasse Marie de toute part constitue, pour Petula Jeanbon, une des plus belles représentations de « l’Amour de Dieu pour sa Servante, aussi impérieux qu’impalpable ».

Le mystère du doute de Joseph

2 août 2012

Je dois à  Claire (voir son commentaire) une très intéressante énigme graphique : dans cette mosaïque de la Nativité , sur quoi Joseph est-il assis  ?

 

Nativité

Vers 1215, Chapelle Palatine, Palerme

Palatine_Palerme_Nativite

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La grille de l’Enfer ?

Pourrait-il s’agir d’une représentation précoce de la grille fermant les Enfers des Primitifs Flamands  (voir Le Diable dans  la Crèche) ?
Remarquons que la grotte derrière Marie est très nettement marquée par une ombre noire  déchiquettée. Si le mosaïste avait voulu représenter un orifice derrière la grille, il aurait dû faire de même.
De plus, malgré l’absence de perspective, on voit bien que la grille est verticale, puisque le pied de Joseph repose sur une des barres.

Palatine_Palerme_Nativite_Joseph_Siege

Un siège en deux parties ?

On n’a jamais vu de chaise en forme de grille. Mais le plus bizarre est la barre verticale incurvée, avec  cinq petits ergots qui dépassent. Les deux parties sont disjointes, mais traitées de la même manière, en carreaux  dorés cernés de rouge. Il semble que la barre incurvée se prolonge  par une sorte de plan incliné contre lequel Joseph peut caler ses lombaires.


La Nativité byzantine

Son iconographie est figée depuis le VIème ou VIIème siècle, et comporte obligatoirement, en bas à gauche ou à droite, la scène du doute de Joseph.



Joseph est toujours à l’écart, vu de profil et l’air triste. Dans l’immense majorité des cas, il est assis par terre ou sur un rocher. Très exceptionnellement, on le trouve assis sur un banc (peu logique en pleine nature !)

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Icône de la Nativité
Ecole de Novgorod. Gallerie Tetryakov, Moscou

Autre exemple très ancien, où il  a pris place sur ce qui semble être un trépied :

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Icône de la Nativité, VIIIème siècle
Monastère Sainte Catherine, Mont Sinaï

 

Le doute de Joseph

La mélancolie de Joseph tient à ses doutes sur la Virginité de Marie.

« Joseph parlait ainsi à la Vierge Marie: « Quel est le drame que je vois en Toi ? Je suis frappé par la surprise et mon esprit est dans la stupeur ». (Stichère de Sophrone)

Côté catholique, ce thème a totalement disparu après le concile de Trente, mais était encore connu au Moyen-Age, où Joseph était presque mis  sur un pied d’égalité avec Thomas  comme figure du sceptique  (voir Le toucher de l’incrédule) :

« ainsi que nous sommes mieux assurés de la résurrection du Christ par Thomas touchant les plaies du Christ que par d’autres, nous sommes mieux assurés de la virginité de Marie par Joseph »
NICOLAS DE LYRE, Biblia sacra cum Glossa interlineari, ordinaria, et Nicolai Lyrani Postilla, Venise, 1588, f° 7v° (cité et traduit par Paul PAYAN, Joseph. Une image de la paternité, , p. 99)


Le diable dans la Nativité byzantine

En Orient, cette tradition est resté très populaire, et se complète souvent par la présence d’un berger vêtu de peau de bête et muni d’un bâton qui, selon les Apocryphes,  remue pour ainsi dire le couteau dans la plaie  :

« Comme ce bâton ne peut pas germer, un vieil homme comme toi ne peut pas engendrer et une vierge ne peut pas enfanter ».

Palatine_Palerme_Nativite_Dialogue_Diabolique


Le mystère de Palerme

Si un diable byzantin figure bien  souvent sur les marges des Nativités orientales, ce n’est pas le cas à Palerme. Et nous ne savons toujours pas sur quoi Joseph est assis !

Palatine_Palerme_Nativite_Joseph_Siege

Remarquons que les ergots de la barre verticale ne sont pas identiques : de bas en haut, ils sont de plus en plus gros et de plus en plus espacés.



Sous le séant de Joseph, les barres horizontales sont équidistantes. Mais, ô surprise, les barres verticales sont elles-aussi, de gauche à droite, de plus en plus espacées.





En retournant la « grille » de 90° et en la présentant face aux ergots, on constate qu’ils s’engrennent plutôt bien.

Palatine_Palerme_Nativite_Joseph_Bat

L’âne et son bât

Dans les Nativités occidentales, on voit souvent Joseph adossé contre le bât de son âne. Se pourrait-il que cette idée soit venue au mosaïste de Palerme, et qu’il ait voulu représenter Joseph assis sur une sorte de cage ou de ballot retourné ? La barre verticale serait alors le bât vu de côté, avec ses ergots d’accrochage.

Il existe quelques rarissimes icônes montrant Joseph assis sur un bât. En voici un, tiré d’une icône  du Mont Atos :
Nativite_Athos

Mais voici l’exemple le plus intéressant, car il est contemporain de la Chapelle Palatine  :

Natvite_Hexaptyque_Douze_Fetes
Hexaptyque des Douze grandes fêtes, XIIIème siècle
Monastère Sainte Catherine, Mont Sinaï

Tout se passe comme si le mosaïste de Palerme avait recopié ce modèle sans le comprendre, en détachant la partie droite (avec ses ergots), et en rajoutant des barres verticales dans la partie gauche !

 

Autres hypothèses bienvenues !

L'Amour à la source

22 juillet 2012

 

Un peintre rare, un sujet controversé, un tableau connu seulement par quelques spécialistes, car  invisible aujourd’hui.

Et  pourtant, un des sommets du caravagisme dans toutes ses dimensions : picturales, sexuelles et  spirituelles…

L’Amour à la fontaine sur un tableau

Cecco del Caravaggio (Francesco Boneri), 1610-1615.  Milan, collection privée.

Cecco_del Carravaggio Amour a la fontaine

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Lumière et ombres

Le spot tombe du haut à gauche, projetant sur la chair nue et sur le sol des ombres fortes,  mettant en valeur des objets durs  – carquois, flèches, bambou taillé en pointe  –  et  faisant chatoyer des objets doux : plumes de l’Amour et des colombes, velours  vert  émeraude et rubis.  Nous sommes bien en présence d’un tableau ô combien caravagesque.


Un tableau  dans le tableau

Et pourtant, le velours vert et le velours rouge n’appartiennent pas au même monde. Le rideau rouge nous prouve que ce que nous contemplons n’est pas un tableau, mais le  trompe-l’oeil d’un tableau pas encore encadré,  posé par terre contre le mur de l’atelier.

On voit d’ailleurs sur la tranche supérieure le noeud qui permettra de l’accrocher.

Un tableau dans le tableau dans le tableau

Cecco_Amour a la fontaine_Tableau dans Tableau

Plus complexe encore : au dessus de la source, un panneau de bois porte un papier banc, sur lequel rien n’est écrit. Pour être convaincante, toute interprétation du tableau devra prendre en compte ce panneau blanc et cette mise en abyme, complications intellectuelles bien étrangères à l’esprit naturaliste et sensuel du caravagisme.

Deux fois trois couches

L’ambition théorique de l’artiste se voit particulièrement  dans le détail du crépi tombé, qui révèle un mur de brique.

Cecco_Amour a la fontaine_Briques
En ce point  stratégique du tableau, deux logiques de superposition se rencontrent : dans le monde du « tableau dans le tableau », la brique est sous le crépi qui est sous l’aile. Dans le monde du tableau, l’atelier est sous le tableau qui est sous le drap.  Les niveaux 2 de chaque hiérarchie fusionnent, établissant la métaphore suivante :

un tableau, c’est un crépi caressé par une plume.


La flèche traversière


Contrairement à la flèche qui est fichée dans la paroi du carquois, l’autre flèche en bas à droite, tout comme le rideau, ne fait pas partie du tableau dans le tableau. Son empennage dépasse du châssis et projette une petite ombre sur le  mur de l’atelier.

C’est donc une flèche en apesanteur, tenue par une main invisible, fichée dans un objet en hors champ, ou bien en plein vol, pourquoi pas ? Là encore, il faudra trouver une explication à ce prodige.

Commençons par l’explication biographique. Nous suivons ici l’argumentation de Gianni Papi, « Cecco del Caravaggio », Edizioni dei Soncino, 2001, p 136 et suivantes.

Un Amour Humain


L’Amour Vainqueur

En 1602, Caravage peint un tableau provocant, L’Amour Vainqueur (« Amor omnia vincit ») .

Amor_Vincit_Omnia-Caravaggio_(c.1602)Cliquer pour agrandir

Les attributs de la science, de la musique et de la gloire militaire  jonchent le sol et justifient la moitié du titre, le côté « vainqueur ».

Par ailleurs le double empennage, à gauche celui des flèches, à droite celui de l’aile qui vient caresser la cuisse du bel enfant , dirige le regard vers l’attribut qui justifie l’autre moitié du titre :  l’Amour.

Un archer ambigu

Cecco__Amour a la fontaine_Caravage amour detail

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Les deux flèches méritent un examen minutieux.  Celle de gauche est bien une flèche : au bout de son empennage rouge , on voit bien l’encoche pour la corde. Mais celle de droite possède un empennage noir et un bout rouge sans encoche, qui la rend rend visuellement identique à un porte-fusain : car très astucieusement, les plumes latérales blanches peuvent s’interpréter comme  les mâchoires métalliques de l’instrument. Par cette ambiguïté visuelle, Caravage insinue que la victoire ici célébrée n’est pas tant celle de l’Amour, que celle de l’Artiste.

Remarquons d’ailleurs que la main droite tient non seulement les deux flèches, mais aussi l’arc, à peine visible sur le fond noir. Et que de cet arc la corde est brisée : étrange vainqueur dont l’arme est inutilisable…  sauf si désormais le chasseur de coeurs se transforme en dessinateur.

Une citation indiscutable

Cecco__Amour a la fontaine_Caravage amour corde brisée

Cecco_Amour a la fontaine_GourdeImpossible de ne pas voir la parenté entre la corde brisée de l’arc sous le carquois, et celle de l’Amour victorieux : Cecco cire directement Caravage, la parenté entre les deux ouvres est prouvée.









Le témoignage de Symonds

Entre 1649 et 1651, un amateur d’art anglais, Richard Symonds, a visité le palais Giustiniani pour étudier ses tableaux. Concernant l’Amour Vainqueur, il précise que le modèle était un certain «Checco», «his owne boy or servant thait laid with him» : tout dépend évidemment de l’interpération de « coucher avec lui », la cohabitation entre un peintre, ses apprentis et ses modèles étant courante à l’époque.

Reste que ce « Checco » était bien un certain Francesco Boneri, dit encore « Cecco del Caravaggio » car il était à la fois l’élève   et un des modèles favoris du maître : on le reconnaît d’ailleurs dans plusieurs de ses tableaux.

Pour une analyse détaillée des modèles de Caravage, voir http://www.cultorweb.com/Caravaggio/Ce.html.

En mémoire d’une oeuvre commune

Une quinzaine d’années plus tard, Caravage est mort et le petit Cecco est devenu le peintre énigmatique auquel nous nous intéressons.

Pour lui-même ou pour un collectionneur averti, il a l’idée d’un tableau en hommage à L’Amour vainqueur. Ce sera l’Amour à la Source, le modèle est devenu peintre et le tableau lui-aussi est monté d’un cran,  se transformant en tableau dans le tableau.

Un rideau protecteur

D’après Symonds, l’Amour vainqueur, au fond de la galerie  Giustiniani, était protégé par un rideau de velours vert qu’on n’ouvrait que pour les spectateurs avertis. Pour Gianni  Papi, le rideau rouge de Cecco pourrait  signaler, là encore, un tableau aux fortes connotations homosexuelles.

Blessure  d’un amour passé

Dans cette logique, le détail de la flèche suspendue serait à interpréter dans  un sens autobiographique  :

« La flèche qui, depuis le monde pour ainsi dire réel de l’atelier, pénètre dans le tableau, est devenue un objet représenté pour lui-même, une sorte de pont entre le présent et le passé, la matérialisation de la nostalgie d’un amour non encore endormi. » Gianni Papi, op.cit. p 137


Les deux flèches

Poussons plus loin le raisonnement : si la flèche du bord représente l’amour impossible  que Cecco éprouve encore pour son maître disparu, que représente la flèche fichée dans le carquois ?  Son  amour à l’époque ? Et que faut-il comprendre :  une flèche fichée dans un carquois représente-t-elle un coup réussi, ou un coup qui n’a pas été tiré ?


Les objets accouplés

Pour compliquer le problème, ajoutons aux deux flèches les  deux pointes de flèche  (une d’argent et une d’or) qui se font face sur le sol, entre la flèche et le carquois.  Plus les deux colombes (une blanche et une noire) qui se frôlent  du bec sur la gauche. Plus les deux escargots, animaux hermaphrodites restant cachés par temps hostile, mais célèbres pour leurs  accouplements voluptueux. Et pourquoi pas, pour faire bonne mesure, les deux gros glands dorés du rideau…

Beaucoup de grain à moudre pour les tenants  de l’interprétation homosexuelle !  Mais à part de recenser tous les couples d’objets plus ou moins connotés,  y a t-il la possibilité de parvenir à une compréhension globale du tableau ? Avant d’en proposer une,   il nous faut passer par la case Sceptique…

En réaction aux interprétations du tableau comme étant « peut-être l’image la plus éhontée que le temps et le milieu artistique [de Caravage] ont produit », Julian Kliemann  a proposé  une lecture moins scandaleuse mais tout aussi passionnante de l’oeuvre.

Nous suivons ici son argumentation (« Amor an der Quelle von Cecco del Caravaggio oder die Grenzen der Malerei », Bibliotheca Hertziana – Max-Planck-Institut für Kunstgeschichte, Rom,2006).

Un Amour Divin

 

Une flèche  pas si exceptionnelle

L’idée d’un objet qui passe de l’extérieur à l’intérieur d’un tableau n’est pas une invention de Cecco.  Par exemple, une fresque du Palais Farnèse montre une lance qui joue le même rôle que la flèche, mais dans un esprit purement  décoratif : une  astuce visuelle, un effet de virtuosité sans sens particulier.

Cecco_Amour a la fontaine_Fresque_SalviatiFrancesco Salviati, L’ancêtre mythique des Farnèse et la tapisserie avec la Forge de Vulcain

Autour de 1558,  Rome, Palazzo Farnese

L’étonnant est que cet argument peut facilement se retourner : car ce que la fresque nous montre, c’est l’ancêtre des Farnese pointant sa lance vers un espace plus ancien et plus sacré que le sien, celui des Dieux.  Soit exactement le même rapport que chez Cecco, dont la flèche pointe vers son propre passé mythifié.

Une signature pas si originale

A l’appui de sa volonté de minimiser et désexualiser la flèche, Julian Kliemann  fait remarquer que,  dans tous les tableaux, il existe un élément qui fait lui-aussi communiquer  l’extérieur avec l’intérieur : tout simplement la signature du peintre, un corps étranger, un hors-champ rentrant dans le champ. Souvent d’ailleurs la signature est doublée par un objet du métier  : pot de peinture, palette, pinceau, appuie-main…

Cecco_Amour a la fontaine_Signature Sang

Le maître de Cecco lui même a d’ailleurs pratiqué ce procédé de collapse entre un objet du tableau et un objet en dehors du tableau : dans la Décollation de Saint Jean Baptiste de Malte, il assimile le sang du martyr à la peinture rouge de sa propre signature.

Ici, la flèche obéit au même procédé consistant à extraire un objet du tableau pour en faire un objet du peintre :  assimilée à un appui-main ou à un pinceau, il ne faut voir dans la flèche  rien d’autre que la signature de Cecco.

Mais là encore, l’argument de Kliemann est réversible.  Car justement le pinceau n’est pas un objet anodin : presque autant que la flèche, il peut  être un symbole viril, la métaphore de l’artiste qui déflore la virginité de la toile. Sortez le sexe par la porte et il revient par la fenêtre.

Un thème banal

Il n’existe dans toute la littérature classique et toute l’iconographie aucun autre exemple de l’« Amour buvant à une source ». En revanche, il existe  de nombreux « Saint Jean Baptiste à la Fontaine ».

Cecco_Amour a la fontaine_St_Jean_BonelloDans la version par  Caravage de la collection Bonello à Malte, Saint Jean tient à la main une petite croix en bambou, qui aurait pu donner à Cecco l’idée de son robinet.

Cecco lui même a peint plusieurs fois Saint Jean Baptiste à la source  : un tableau où figure  exactement  le même nu masculin, avec un agneau à ses pieds, se trouve à la cathédrale de Plaisance. Un autre, où le saint est identifié seulement par son auréole, se trouve  à Venise, dans la Collection Pizzi.

Cecco_Amour a la fontaine_JeanBaptiste


Une allégorie de l’Amour Divin

La thèse de Kliemann est que, si Cecco a choisi le même modèle masculin pour l’Amour que pour ses différents Saint Jean Baptiste, c’est que, en profondeur, pour lui,  le sujet était le même : à savoir la Soif de Dieu.

Une métaphore à triple bande

Un texte du poète baroque Giovanni Battista Marino, intitulé « La Pittura », explique que le Saint Suaire de Turin fut  la plus parfaite des  peintures, puisque faite par Jésus lui-même : en ce sens, les clous de la Passion peuvent être assimilés à des pinceaux. Par ailleurs, Marino nomme Amour le Premier Peintre, d’après une légende antique selon laquelle l’Invention de la Peinture résulterait du souhait de garder le souvenir d’un amour passé.

Ainsi le tableau pourrait être basé sur une triple métaphore : clous = flèches de l’Amour = pinceau, qui expliquerait le détail des deux pointes de flèche semblables à des clous.

Cecco_Amour a la fontaine_Pointes_fleche

Ceci n’explique  nénamoins pas pourquoi il n’y en a que deux, une d’or et une d’argent.

Le titulus blanc

Dans la même  logique explicative, le panneau de bois avec son papier blanc, accroché à un clou au dessus de  la source, ne peut manquer de faire penser au Titulus  accroché en haut de la Croix. Position d’autant plus logique que les derniers mots de Jésus furent « J’ai soif ».

Par ailleurs la mise en abyme du panneau à l’intérieur du tableau suggère que le tableau dans son ensemble est lui-aussi « vide »  d’une certaine manière, lui-aussi frappé d’impuissance à signifier. Cecco nous ferait ainsi toucher les limites de la peinture, qui ne peut figurer que des objets du monde réel. Ici, le panneau laissé vide serait la marque, l’appel de sens de quelque chose de transcendant et qui ne peut pas être montré directement :  à savoir l’Amour Divin.

Cecco_Amour a la fontaine_Titulus

L’interprétation des blancs est toujours périlleuse : à ce stade, un forcené de l’interprétation homosexuelle pourrait tout aussi bien prétendre que ce panneau censuré représente ce qui ne peut être dit explicitement : à savoir l’Amour des Garçons.

L’interprétation religieuse est brillante, mais elle fait l’impasse sur le lien avec l’Amour Vainqueur qui, quant à lui, n’avait rien de très catholique. Et elle n’explique pas les deux colombes, les deux escargots et de manière générale la prolifération des couples d’objets. De plus rien ne prouve que Cecco avait des tendances mystiques et qu’il avait lu Marino.


L‘interprétation biographique se trouve renforcée par un fait remarquable   : la flèche/pinceau de L’Amour a la Fontaine reprend le même procédé de collapse visuel que la flèche/porte-fusain de l’Amour vainqueur, comme si Cecco se souvenait du message subliminal de Caravage. Si l’on ajoute le détail de l’arc à la corde brisée, on pourrait se risquer à traduire comme suit ce message strictement personnel : « pour être mon élève, fini les amourettes ! ». Cependant l’interprétation homosexuelle se heurte au silence définitif de l’Histoire : on n’en saura sans doute jamais plus sur les aventures de jeunesse de Cecco.


Des interprétations aussi radicalement opposées sont impossibles à réconcilier. Mais on peut en imaginer une troisième, qui conserverait de l’une  les éléments biographiques  (sans impliquer nécessairement la composante homosexuelle) et de l’autre la soif  de transcendance  (sans impliquer qu’elle soit religieuse).

Un autoportrait rétrospectif

L’âge du modèle

Supposons, selon l’interprétation homosexuelle, que le nu soit bien Cecco lui-même, et que l’idée du tableau soit bien de se replacer au temps où il était le modèle de Caravage. Le point crucial est qu’il n’a pas cherché à se représenter tel qu’il était à l’époque de l’ Amour Vainqueur, mais bien dans la vérité de son corps de maintenant, dix ou quinze ans plus tard.

On ne peut donc pas dire, comme Gianni Papi,  que le rideau et la flèche représentent le présent, tandis que le tableau dans le tableau représenterait le passé : les deux partagent  la même temporalité.


Un rapport d’introspection

Si le rapport entre ces deux mondes n’est pas un rapport temporel, de quoi peut-il s’agir ? Reprenons l’idée de Kliemann selon laquelle la flèche est un objet égotiste, la signature du peintre. Et si tout, dans le tableau, était égotiste ?

Les objets du dehors, le rideau et la flèche, représentent Cecco physiquement, tel qu’il est devant son chevalet, avec ses vêtements et son pinceau  (ou avec ses bourses et son sexe, pour ceux qui préfèrent).

Mais les autres objets, ceux du tableau dans le tableau, représentent eux-aussi Cecco, tel qu’il se représente à lui-même.

Ainsi  le titre le plus adéquat pour cette oeuvre déconcertante  ne serait ni Mon aventure avec Caravage, ni La soif de Dieu mais  Autoportrait à la source.


Les couples d’objets

Avec cette nouvelle grille, les couples d’objets ne sont plus forcés d’être les avatars balourds d’un couple homosexuel disparu. Mais simplement la mise en balance, le bilan de ce que Cecco était alors avec ce qu’il est devenu aujourd’hui.

Voyons point par point ce que cela donne.

Cecco_Amour a la fontaine_AvantApres


Les arcs coupés

La corde de l’arc est coupée, comme elle l’était déjà du temps de l’Amour vainqueur (il y a longtemps que Cecco a renoncé aux amourettes).  De même la source est coupée : mais peut-être l’arc du filet d’eau va-t-il jaillir à nouveau ? Il n’est ici question ni de soif de sexe, ni de soif de Dieu :  mais simplement d’un retour à la source qui jaillissait autrefois, celle de l’inspiration artistique.


La colombe noire et la colombe blanche

Ah, revenir aussi à l’innocence et à la candeur de la jeunesse !


L’escargot par terre et l’escargot sur le rocher

Socialement j’ai grimpé, mais lentement, et pas tant que çà.


La flèche d’argent et la flèche d’or

Je promettais, j’ai tenu.


Le panneau blanc et le tableau dans le tableau

A l’époque, je ne savais pas peindre. Maintenant, je sais, et même des sujets compliqués


Le noeud vert et le rideau rouge

J’étais simple et léger, maintenant je suis complexe et lourd.


La flèche dans le carquois et la flèche devant le tableau

J’avais une flèche à tirer. Je l’ai tirée.

Cecco_Amour a la fontaine_Synthese

1 Le diptyque d’Etienne

23 juin 2012

Sans doute parce que  ces deux très célèbres panneaux sont séparés depuis deux siècles, quelques aspects  concernant le fonctionnement d’ensemble du  diptyque n’ont  pas été suffisamment remarqués…

Diptyque de Melun

Jean Fouquet, vers 1458

 

Jean_Fouquet_Diptyque Melun_Gauche

St Etienne et le Donateur

Gemäldegalerie, Berlin

Jean_Fouquet_Diptyque Melun_Droite

Vierge à l’Enfant

Musée royal des Beaux-Arts, Anvers


Un diptyque votif

L’histoire de ce diptyque est assez bien connue : les visiteurs de la collégiale Notre Dame de Melun ont pu l’admirer pendant trois siècles  à son emplacement original, accroché au dessus de la tombe du donateur Etienne Chevalier. Les deux panneaux étaient  donc destinés à perpétuer par delà la mort l’image du très fortuné chancelier de France.

Le diptyque a été vendu par les chanoines en 1773 pour faire face aux dépenses de réparations de la collégiale, et se trouve à présent démembré entre Berlin et Anvers.

Le panneau de droite, le plus connu, a été surabondamment étudiée : certains y décèlent une géométrie savante à base de pentagones, d’autres s’écharpent sur le fait que  la Vierge soit ou pas un portait d’Agnès Sorel dépoitraillée (pour une bonne synthèse de ces questions, voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Diptyque_de_Melun)


Deux ambiances contrastées

Les deux panneaux s’opposent de manière évidente, au point que sans les sources historiques, il serait  difficile de croire qu’ils aient pu constituer un diptyque : influence italienne  et  perspective rigoureuse dans le panneau gauche, caractère gothique et absence de notations spatiales dans le panneau droit.

Ce contraste de style est intentionnel   : le panneau de gauche est une représentation de type réaliste, une « photographie officielle », tandis le panneau de droite est une apparition : celle de la Vierge entourée d’anges rouges et bleus, le tout dans un halo bleuté.

Mais des continuités discrètes  unissent néanmoins les deux panneaux.


Une hiérarchie qui déborde

Le panneau de droite est conforme à la Hiérarchie Angélique : après l’Enfant Jésus, puis sa Mère, viennent six séraphins en rouge qui soutiennent le trône de Marie ; enfin trois chérubins en bleu, anges de la catégorie immédiatement subalterne,  se tiennent un peu en retrait, les mains jointes.

Après la Hiérarchie angélique vient la Hiérarchie Ecclésiastique, qui se termine par les Prêtres (représentés par Saint Etienne qui porte ici son habit de diacre) puis par les Baptisés (représentés par Etienne Chevalier en prières).

Ainsi, l’intervalle entre les deux panneaux joue le rôle de points de suspension  entre le sommet – à droite –  et la base – à gauche – de la hiérarchie chrétienne.


Une apparition très concrète

En regardant attentivement, on constate que Marie est assise sur un trône curule (on voit le bord circulaire sous la main du séraphin en bas à gauche). Les six séraphins ne se contentent pas de toucher respectueusement le trône : en fait ils le soutiennent en voletant, Marie est en train d’atterrir.

Les plaques d’onyx du dossier sont identiques à celles qui  décorent le mur derrière les deux Etienne : en se matérialisant, l’apparition s’harmonise à la décoration de la pièce.

Jean_Fouquet_Diptyque Melun_Droite_BouleLe trône est orné de quatre boules d’onyx décorées de perles : sur les deux boules de gauche, on voit le reflet d’une fenêtre géminée.



Tous ces détails prouvent que Fouquet n’a pas voulu représenter une pure vision de l’esprit, mais une apparition bien concrète, dans la pièce même où se tiennent les deux humains.


Des attitudes symétriques

D’un côté, Saint Etienne debout pose sa main droite sur l’épaule d’Etienne Chevalier agenouillé ;  de l’autre, la Vierge soutient de sa main gauche le dos de Jésus assis sur ses genoux :  dans chaque panneau, un grand personnage  assiste un petit.

Jean_Fouquet_Diptyque Melun_Gauche_InscriptionAinsi, la composition induit une analogie entre la protection que la mère offre à son fils, et  celle que le saint patron accorde à celui qui porte son prénom, lequel est d’ailleurs gravé  juste derrière les deux personnages, sur la base du pilastre de gauche (on devine sur l’autre face du pilastre les deux dernières lettres de Chevalier).


C’est donc un rapport quasiment filial qui unit le donateur réduit à son prénom et le martyr.


La pierre et le livre

Jean_Fouquet_Diptyque Melun_Gauche_Silex_LivreJean_Fouquet_Diptyque Melun_Gauche_SangL’imposant pain de silex hérissé d’arêtes coupantes est bien sûr l’instrument du martyre d’Etienne, comme le rappelle la goutte de sang qui, depuis son crâne tonsuré, a coulé jusqu’au  blanc immaculé de l’encolure.


Le livre fermé sur lequel le silex est posé est plus énigmatique : les donateurs à genoux  sont en général représentés  avec un livre de prières ouvert à côté d’eux.



Une double offrande

Présentés ensemble par le Saint, les deux objets  constituent une double offrande à Jésus : si Etienne le Saint offre l’instrument de son martyre et de sa gloire,  quel est l’objet le plus précieux pour Etienne le Riche ?  Selon Claude Schaefer, il pourrait s’agir d’une autre commande de Chevalier à Fouquet, le très coûteux manuscrit enluminé connu sous le nom de « Heures d’Etienne Chevalier ». Le signet blanc qu’on devine sur la tranche, aux deux tiers du livre, correspond à peu près à l’emplacement de la miniature consacrée à la lapidation d’Etienne.

Un donateur supplémentaire

Le cadre du diptyque de Melun était orné de médaillons émaillés qui ont tous disparu, sauf un :   rien moins que le plus ancien autoportrait  signé de l’histoire de la peinture !

Jean_Fouquet_Diptyque Melun_Autoportrait

Le fait que cette extraordinaire signature ait été autorisée renforce l’hypothèse que le livre fermé est bien le chef d’oeuvre de Fouquet, les « Heures d’Etienne Chevalier ». Ainsi l’artiste est reconnu doublement,  non seulement comme un artisan digne de figurer sur la marge de l’oeuvre, mais aussi comme un donateur invisible présent à l’intérieur de la scène sacrée :

artifex in opere.


Un don réciproque

Jean_Fouquet_Diptyque Melun_Plis

En présentant les deux offrandes, le bras gauche du Saint a pris appui sur sa poitrine, créant un large pli qui rompt la symétrie de la chasuble.  Ce détail ne prend sens   que si nous le comparons, dans l’autre panneau, avec le geste de Marie tendant vers sa droite le drap blanc sur lequel Jésus est posé.

On comprend alors que la logique profonde  de la scène est  celle d’un don réciproque . Les hommes offrent à Dieu ce qu’ils ont de plus cher : l’artiste son chef d’oeuvre ; le riche  son bien le plus coûteux ; le saint sa vie. Contrepartie bien faible au don maximal que Marie fait à l’Humanité : celle de son propre Fils.


En aparté : Apparition ou téléportation (SCOOP !)

Dans son diptyque, Fouquet obéit, en les camouflant, aux conventions de l’apparition miraculeuse, ou en pensée, dans laquelle le visionnaire se situe presque toujours sur la gauche.

1475 ca Fouquet Heures dites de Baudricourt BNF Lat 3187 f 8

Heures dites de Baudricourt
Fouquet, vers 1475  BNF Lat 3187 f 8 (Gallica)

Dans ce Livre d’Heures réalisé pour une donatrice non identifiée, Fouquet exalte sa piété en montrant la Vierge apparaissant à elle toute seule, tandis que ses dames de compagnie ne voient rien. La double nuée de nuages gris et d’angelots bleus indique explicitement qu’il s’agit d’une vision intérieure, par la force de l’oraison,


Fouquet Charles-VII
Livre d’Heures d’Etienne Chevalier, Adoration des Mages

Pour comparaison, cette enluminure obéit à une convention complètement différente, celle de la « téléportation » du donateur au sein d’une scène sacrée :  ici  Charles VII, agenouillé sur son coussin, se trouve au même niveau que Marie.

L’intrusion du profane au sein du sacré reste une question sensible, puisque l’image évite le contact entre la coupe offerte par le roi, et la main de l’Enfant, qui le bénit à distance. Le contact qui prouve cette coprésence se fait entre deux matières douces et du même bleu, le tapis royal sous la robe mariale.


1434-36 Van Eyck La_Madone_au_Chanoine_Van_der_Paele Groeningemuseum, Bruges detail chaussure
La Vierge au Chanoine Van der Paele (détail), Van Eyck, 1434-36, Groeningemuseum, Bruges

Ces conventions graphiques calquent exactement celles introduites par Van Eyck dans l’oeuvre emblématique de la « téléportation », le chanoire Van der Paele aux pieds de la Madone (voir 1-2-2 La Vierge au Chanoine Van der Paele (1434-36)), Tandis le surplis du chanoine n’est pas touché (comme le montre l’ombre) par le doigt nu de son saint patron Saint Georges, il est recouvert, en bas, par son pied cuirassé.


1475 Hugo_van_der_Goes Triptyque Portinari Offices Florence panneau gauche detail
Triptyque Portinari (détail), Hugo van der Goes, 1475, Offices, Florence

A la même époque que Fouquet, la robe de Tomaso Portinari passe, de la même manière, sous le pied de son patron saint Thomas (voir 1-4-2 Triptyques avec donateurs : Pays du Nord).



Un cadrage opportun

Ces enjeux  théologiques ne font pas pour autant oublier la technique  :  Fouquet a construit le diptyque de Melun selon une perspective bien plus élaborée qu’il ne paraît à première vue.

Les fuyantes fortement  marquées du panneau « Etienne » convergent, en tenant compte de la largeur du cadre, vers un  point du panneau « Marie » situé au niveau du cou de celle-ci. La ligne de fuite se situe ainsi au niveau du cou du Saint debout,  ce qui prouve que le trône de Marie lévite à une quarantaine  de centimètres  au dessus du sol.

En coupant la scène au dessus des genoux d’Etienne Chevalier, le cadrage produit un effet de proximité très innovant.  Mais surtout, en subtilisant le miracle,  il incite  le spectateur avisé à le découvrir par lui-même.


Une perspective incohérente

A première vue, la scène du panneau Marie semble représentée frontalement, sans profondeur. En fait, la boule de l’accoudoir de droite est largement décalée (on la voit  partiellement derrière l’épaule de Jésus), tandis que la boule de l’accoudoir de gauche est sur la même verticale que  la boule du dossier : le trône est donc vu en perspective, et le point de fuite se situe sur la  verticale de gauche.

Ce point de fuite est donc  décalé par rapport au point de fuite du panneau Etienne, situé comme nous l’avons vu au niveau du cou de la Vierge.

Cette incohérence peut être justifiée de plusieurs façons :

  • Fouquet a voulu montrer que l’apparition  se situe dans un espace qui n’est pas le monde physique ;
  • en décalant sur la droite le point de fuite du panneau « Etienne »,  Fouquet a voulu éviter  l’effet disgracieux de fuyantes trop inclinées ;
  • en décalant sur la gauche  le point de fuite du panneau « Marie », Fouquet a voulu éviter une perspective centrale trop stricte.


Un effet spécial (Scoop !)

L’explication véritable est probablement plus simple et plus maligne :  la grande taille des panneaux (93 x 83 cm) exclut que le diptyque ait été posé sur un autel. Un des panneaux était donc fixé au mur, l’autre formant couvercle.

Supposons que le panneau « Etienne » soit le panneau  mobile : en refermant le diptyque, on constate que son point de fuite se décale progressivement sur la gauche : pour un angle d’environ 65°,  les deux points de fuite coïncident.

Jean_Fouquet_Diptyque Melun_Perpective_Corrigee

Fouquet aurait-il l’idée d’utiliser le principe du diptyque pour délimiter une sorte d’espace théâtral à deux pans, immergeant le spectateur dans une réalité  augmentée ? Un autre exemple dans son oeuvre va nous en donner la certitude.

Les miniatures du « Livre d’Heures » ont été peintes par Fouquet  durant la même période que le diptyque de Melun. Une des miniatures reprend exactement le même thème des deux Etienne devant Marie.

Étienne Chevalier en prière devant la vierge

(extrait du « Livre d’Heures »)
Fouquet, entre 1452 et 1460, Musée Condé, Chantilly

 

Jean_Fouquet_Heures_Etienne_Chevalier_Vierge_gauche Jean_Fouquet_Heures_Etienne_Chevalier_Vierge_droite

Un diptyque en parchemin

La scène se déploie sur deux pages jointives. Fouquet ne se contente donc pas de reproduire la scène de Melun : il reproduit aussi le dispositif du diptyque, comme pour en faire une réplique privée à l’intention exclusive d’Etienne Chevalier.


De plain-pied

Dans la version publique de la scène, le donateur était modestement resté sur terre, convoquant seulement son saint Patron à son côté pour assister à la divine apparition. Côté ciel, les anges soutenait le trône en légère suspension, et Marie découvrait son sein sans le donner.

Dans la version privée, les anges se sont déployés  des  deux côtés, abolissant la frontière entre profane et sacré. Toute idée de hiérarchie  théologique a disparu au profit d’une disposition équilibrée :  six musiciens et deux thuriféraires à gauche, onze chanteurs à droite.  Plus rien n’interrompt le face à face entre Chevalier et sa Dame : le Saint Patron s’est effacé derrière le donateur qu’il touche de la main gauche, tout en présentant son  caillou de la main droite.

Et le livre a disparu, ce qui est logique puisque nous sommes maintenant  à l’intérieur de ce livre :  le présent que  Chevalier  offre ici, c’est lui-même en chair  et en os.

Et c’est de plain-pied qu’il assiste à la scène la plus intime : la tétée de Notre Seigneur.


Le parvis du ciel

Les pilastres dorées et les panneaux de marbre bleu soulignent que nous ne sommes plus sur Terre.

Le parvis style Renaissance, avec sa moulure envahie par l’inscription en capitales « MAISTRE ESTIENNE CHEVALIER », et surmontée par des anges d’or brandissant le blason d’icelui, symbolise à n’en pas douter la vie terrestre, luxueuse et néanmoins pieuse, que le donateur  a menée .

Tandis que la cathédrale gothique, dont la porte en forme de coquille est encore fermée, représente probablement la vie éternelle  qui lui est promise.

Dans un livre, c’est la page gauche qui est fixe et la page droite qui bouge. Fouquet a donc repris et amplifié la même construction perspective que dans le diptyque de Melun, mais en intervertissant le panneau fixe et le panneau mobile   : c’est lorsque la page de droite est à moitié tournée que le point de fuite mobile vient coïncider avec le point de fuite  fixe.

Jean_Fouquet_Heures_Etienne_Chevalier_Marie_Perpective_Corrigee

Et le tapis de Marie se recolle au petit coin  qui dépasse dans la feuille de gauche, recomposant une perspective parfaite.

Une autre Vision sacrée en diptyque

van des goes 1478 triptyque trinite ferme Scottish National Gallery Edimbourg tronque
Edward Bonkil à genoux devant la Trinité, Retable de la Trinité (fermé)
Van des Goes, 1478, Scottish National Gallery, Edimbourg

Avec le même cadrage serré, les deux volets extérieurs de ce triptyque nous paraîtraient mystérieusement déconnectés.



van des goes 1478 triptyque trinite ferme Scottish National Gallery Edimbourg tronque
C’est la nuée bleue, en haut et en bas, qui confère à la scène de gauche son statut d’apparition. Tandis que la continuité spatiale, à l’intérieur de la cathédrale, est assûré, comme chez Fouquet, par le reflet d’une fenêtre sur la boule de cristal.

2 Le diptyque de Jean et Véronique

23 juin 2012

Le diptyque de Melun s’ouvrait comme un décor de théâtre  : en voici deux qui, en s’ouvrant, nous amènent au cinéma...

Diptyque de Saint Jean et Sainte Véronique

Memling, vers 1483

Alte Pinakothek, Munich
Memling_Diptyque_Saint_Jean
National Gallery Of Art, Washington
Memling_Diptyque_Sainte_Veronique

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Le sujet

Saint Jean Baptiste et Sainte Véronique sont rarement associés dans l’iconographie,  puisque l’un apparaît au tout début de la vie de Jésus  et l’autre à la toute fin.

Memling avait déjà tenté cette mise en parallèle en 1479 : à gauche Jean Baptiste désigne du doigt l’agneau qui va venir,  à droite Sainte Véronique montre le voile miraculeux de la Passion, qui a gardé l’empreinte du visage sanglant de Jésus. Mais il s’agissait d’une position subalterne, au revers d’un tryptique.


Memling_Triptyque_Jan_Floreins_revers

Triptyque de Jan Floreins (fermé)
Memling,1479, Musée Memling, Bruges

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Quatre ans plus tard, Memling revient sur le même thème, mais pour en faire le sujet central d’un diptyque. Bien que l’encadrement original ait été perdu et que les deux panneaux soient aujourd’hui séparés, la continuité du paysage à l’arrière-plan prouve qu’il s’agissait bien d’un petit diptyque portatif.


Le sens de l’histoire

Memling a conservé  la même disposition, cohérente avec le sens de la lecture : celui qui prévoit la venue de Jésus est à gauche,  celle qui  en conserve la relique est à droite.

Au point que le massif rocheux  qui sépare les  deux scènes peut être vu comme un résumé  symbolique de la Vie de Jésus : la montée sur la montagne à gauche, la descente du Golgotha à droite.

Le revers des panneaux

Les faces externes des diptyques portatifs, vulnérables lors du transport, sont en général peintes à l’économie : simple motif décoratif, blason,  motifs en grisaille..

Ici, le revers du diptyque est particulièrement intéressant,  car les symboles représentés au verso sont en rapport avec les deux personnages du recto.


Le calice  (revers du panneau droit)

Memling_Diptyque_Saint_Jean_CaliceCliquer pour agrandir

Derrière le panneau de Sainte Véronique est peint un calice doré, dans une niche en arc de cercle. Il contient un serpent aux yeux rouges, allusion à une légende selon laquelle Saint Jean, pour prouver la puissance  de sa foi, aurait bu une coupe de poison sans ressentir aucun effet.


Le crâne (revers du panneau gauche)

Memling_Diptyque_Sainte_Veronique_crâneCliquer pour agrandir

Derrière le panneau de Saint Jean est peint un crâne, dans une niche carré. En trompe-l’oeil dans la pierre, une inscription laconique est gravée : « Morieris (tu mourras) ».


Le diptyque retourné

Memling_Diptyque_Saint_Jean_Sainte_Veronique_verso

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Les deux niches sont éclairées de la même manière, par une lumière située en haut à gauche. Mais l’absence de symétrie (la forme et la hauteur des niches  sont différentes, il n’y a pas d’inscription côté calice) semble indiquer que le diptyque n’a pas été conçu pour être contemplé sur son revers.

De plus, lus de gauche à droite, les deux symboles expriment un message contradictoire – le calice proclamant : « la foi sauve de la mort » et le crâne concluant : « tu mourras quand même ».


Une disposition énigmatique

Il aurait été bien plus logique que le calice, qui rappelle un miracle de Saint Jean, se trouve au revers du panneau de celui-ci. Et que le  crâne, allusion au Golgotha, se trouve derrière la panneau de Sainte Véronique. On aurait alors eu pour le verso, de gauche à droite,  une interprétation plus consolante  :

« tu mourras (sur terre), mais la foi te donne la vie (éternelle) ».

Il doit donc y avoir une bonne raison expliquant pourquoi Memling a renoncé à ce message simple, et adopté pour le verso cette disposition peu naturelle.


Ouvrir le diptyque (côté calice)

D’abord, sortir le diptyque fermé du sac de tissu qui le protège.

Si c’est la face « Calice » qui se trouve sur le dessus,  ouvrir lentement par  la gauche. Vous voyez d’abord un paysage aquatique : en haut un cerf boit paisiblement  dans un ruisseau, en bas une source pure jaillit d’un rocher. L’eau pure et le cerf sont le symbole de la soif de Dieu, en référence au Psaume 42 :

Comme le cerf soupire après les sources d’eau, ainsi mon âme soupire après toi, ô Dieu. Mon âme a soif de Dieu, du Dieu vivant: quand irai-je et paraîtrai-je devant la face de Dieu ?

Memling_Diptyque_Saint_Jean_Calice_1
Continuez à ouvrir : lorsque Saint Jean apparaît, vous comprenez que cette eau pure est l’antithèse du poison que contenait le  calice.

Memling_Diptyque_Saint_Jean_Calice_2
Enfin, en ouvrant complètement le volet, voici l’Agneau immaculé, dont le sacrifice va racheter le péché d’Eve : le virginal quadrupède est l’antithèse exacte du Serpent.


Ouvrir le diptyque (côté crâne)

Si c’est au contraire  la face « Crâne » qui se trouve sur le dessus, ouvrez lentement par la droite.  Vous voyez d’abord un paysage avec une route.

Memling_Diptyque_Sainte_Veronique_crâne_1

Continuez à ouvrir : une sainte femme apparaît. Marie, Marguerite, Madeleine ? Soudain, lorsque vous voyez  le voile avec la Sainte Face, vous reconnaissez Véronique. Et  le visage paisible de Jésus (charnu, chevelu, barbu) dément, par delà la mort, le message menaçant du crâne  (décharné, chauve, glabre).

Memling_Diptyque_Sainte_Veronique_crâne_2Enfin, en ouvrant complètement le volet, voici une colline rocheuse qui ne peut être que le Golgotha, le « Mont du Crâne » (car selon la légende, le crâne d’Adam y avait été enterré).

Cinq siècles avant les frères Lumière, Memling invente ici le premier fondu-enchaîné de l’histoire. Il utilise les faces externes du diptyque, non pas pour composer un second diptyque à contempler statiquement, mais pour mettre en scène deux métamorphoses  :

  • en ouvrant le diptyque par la gauche, le spectateur voit positivement le poison se transformer en eau pure, et le serpent du péché en agneau de la rédemption  ;
  • en l’ouvrant par la droite, le crâne  retrouve barbe et cheveux et le vestige grimaçant du vieil Adam  est supplanté par la plus sacrée des reliques, la Sainte Face  de Jésus.

Memling n’est pas le seul à avoir utilisé la dynamique du diptyque pour superposer deux images : trente cinq ans plus tard, Jan Gossaert reprend ou réinvente le même procédé, dans un diptyque de dévotion privée qui va mettre en présence, comme dans  le diptyque de Fouquet, la Vierge à l’enfant et un donateur en prière.

Diptyque Carondelet

Jan Gossaert dit Mabuse, 1517, Louvre, Paris

mabuse_diptyque_carondelet ouvert

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Le sujet

Par rapport au Diptyque d’Etienne , qui baignait encore dans le merveilleux médiéval,  l’austérité est ici de mise : aucun objet ne disperse l’attention, le cadrage serré et le fond noir suppriment toute perspective. Le problème n’est  pas ici de savoir  si le donateur et l’objet de sa vision occupent ou pas le même espace :  la question, bien plus abstraite, touche  à une théorie de la double représentation.


Le panneau Carondelet

Le cadre de gauche  porte une inscription en français : « Representacion de messire Iehan Carondelet hault doyen de Besançon en son age de 48 a ».

Cette inscription en langue vulgaire est un message public, qui s’adresse aux spectateurs présents et futurs. Le panneau fige l’image de Carondelet à l’âge de 48 ans. La représentation dont il s’agit est ici de de type souvenir,   comme une photographie fixée sur une tombe. Littré rappelle d’ailleurs ce sens oublié, mais très précis du mot « représentation » : « au Moyen-Age, figure moulée ou peinte qui, dans les obsèques, représentait le défunt ».


Le panneau de la Vierge

Le cadre de droite porte une inscription en latin : « Mediatrix nostra que es post Deum spes sola tuo filio me representa » : »Notre Mediatrice, qui es après Dieu le seul espoir, représente-moi auprès de ton fils. »

Il s’agit ici, en langue sacrée, d’une apostrophe intime qui n’a de sens qu’au moment de la mort, lorsque Marie intercèdera auprès de Dieu pour le défunt Carondelet.  La représentation  se comprend ici au sens diplomatique du terme, comme on présente favorablement un solliciteur à l’autorité supérieure.


Trois niveaux de représentation

Mabuse retrouve ici la  dialectique que Fouquet avait expérimentée dans le diptyque de Melun : le panneau de gauche, celui du  donateur en prières, se situe dans un niveau de réalité moins abstrait que la panneau de droite, celui de l’objet adoré. L’intérêt de cette construction est bien sûr qu’elle peut se propager d’un cran en arrière  :  le spectateur, face au diptyque, se trouve ainsi placé  dans le même rapport d’émerveillement que Iean ou Etienne face à Marie ; l’objet  de dévotion y gagne un peu du prestige divin, sacralisant l’artisan en artiste.


Fermer le diptyque

mabuse_diptyque_carondelet recto ferme

Chaque fois qu’on ferme le diptyque, la bouche de Carondelet se pose respectueusement à l’emplacement de la bouche de la Vierge  : nul sacrilège, puisque l’image de gauche est une photographie,  qui appartient à un espace profane et daté,  tandis l’image de droite habite un espace sacré et intemporel : simplement la dévotion intense d’un homme baisant une icône.

De même, en fermant le diptyque,  l’extrémité des mains  jointes de Carondelet vient toucher la main de Marie à l’endroit où celle-ci touche le flanc de Jésus : magnifique traduction graphique de ce qu’est que l’intercession.

Puisque celle-ci ne se produit qu’au moment de la mort, on pourrait dire que fermer le diptyque, c’est faire mourir Carondelet.

Le crâne

Mabuse_diptyque_Carondelet_CraneAu revers du  panneau de Marie, donc  sur le panneau  gauche du diptyque retourné,  se trouve un crâne regardant vers le haut à gauche (en direction de la lumière) et  une mâchoire posée en trompe-l’oeil sur le rebord de la niche.

Une banderole, collée à la pierre par de la cire rouge,   porte une citation de Saint Jérôme, avec la date du tableau :   « Facile contemnit omnia qui se semper cogitat moriturum Hieronymus 1517 » « Quiconque pense souvent qu’il doit mourir, n’a pas beaucoup de peine à mépriser  toutes choses »


Le blason

Mabuse_diptyque_Carondelet_BlasonAu revers du  panneau de Carondelet , un écusson est pendu à un clou  par une  courroie en cuir. Il arbore les armoiries de la famille : « D’azur à la bande d’or accompagnée de six besants du même mis en orle ». En héraldique, la bande  représente l’écharpe du chevalier, posée sur l’épaule droite ; et les besants, monnaies byzantines, font allusion à des voyages  en Orient, au temps des Croisades.



Ouvrir le Diptyque (côté blason)

Comme chez Memling, il existe deux façons d’ouvrir le diptyque.

mabuse_diptyque_carondelet ouvert droite

En regardant la face « blason »,  ouvrez sur la droite : les besants du pèlerinage en Orient s’effacent devant les personnages réels  de l’Histoire Sainte,  l’écharpe du chevalier laisse place au mouvement diagonal de l’Enfant porté par sa Mère : affinité formelle probablement longuement méditée, entre l’emblème de la Respectable Famille Carondelet et l’icône de la Sainte Famille.

mabuse_diptyque_carondelet ouvert gauche


Ouvrir le Diptyque (côté crâne)

En regardant la face « crâne », ouvrez sur la gauche : sous la tête de mort apparaît un quadragénaire bien portant.

Ouvrir le Diptyque, c’est en quelque sorte ressusciter messire Jehan.

Nous comprenons alors que le Diptyque, à chaque ouverture et à chaque  fermeture, n’a d’autre fonction que d’exercer son possesseur à la maxime de Saint Jérôme : « penser souvent qu’on doit mourir ».

Pour Régis Debray,  cette présence du crâne sous le portrait n’est pas seulement religieuse, mais constitutive du statut même de l’image :  « Le meilleur arrive à l’homme d’Occident par sa mise en image, car son image est sa meilleure part : son moi immunisé, mis en lieu sûr… Les démons et la corruption des chairs au fond des caveaux… trouvent là plus fort qu’eux. La « vraie vie » est dans l’image fictive, non dans le corps réel ». Régis Debray, Vie et Mort de l’Image, p 30.


Le diptyque « verso »

mabuse_diptyque_carondelet verso

Les deux  revers sont visiblement conçus pour être contemplés ensemble, formant ainsi un second diptyque.

Chacun présente, composées d’une savante arabesque de lacets, les initiales remarquables de Iean Carondelet, IC  (les mêmes que celles de Jésus Christ).

Les niches de forme identique portent la même inscription : « (mors) Matura, Que la mort  vienne à son heure ». Terme qui s’oppose à  la mort « immature », celle qui frappe ceux qui n’ont pas reçus les sacrements de l’Eglise (prématurés, suicidés).


Une  fermeture impossible

Tandis que la fermeture du diptyque « recto »  donne à Carondelet le privilège de baiser et de toucher l’icône de Marie , le diptyque « verso » est impossible à fermer : jamais le crâne ne pourra rentrer en  contact avec le blason ; jamais la face hideuse de la Mort, démantibulée pour plus de sécurité, ne pourra mordre l’emblème.

Jehan Carondelet se sait mortel, et proclame qu’il s’entraîne à mépriser toutes choses.

Toutes choses sauf une : l’immortalité de son lignage.