3.1 Le diptyque de Marteen

23 juin 2012

Pour les Tibétains, faire tourner un moulin à prières équivaut à réciter les mantras qu’il contient. Sous une autre forme, la mécanisation de la prière a  existé aussi en Occident :« La fin du Moyen Age et le début de la Renaissance était un temps de piété quantitative… Sachant cela, nous pouvons comprendre que les diptyques de dévotion fonctionnaient comme une sorte de prière permanente. » (Robert Baldwin, 2009)

Ainsi, le diptyque que Maarten van Nieuwenhove commanda à Memling alors qu’il n’avait que vingt-trois ans, poursuit-il depuis 1487, à l’hôpital Saint Jean de Bruges, sa prière automatique.

Diptyque de Maarten van Nieuwenhove

Memling, 1487,  Memlingmuseum, Bruges

Memling_Marteen_Van_Nieuwenhove_PanneauGauche Memling_Marteen_Van_Nieuwenhove_PanneauDroit

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Le donateur et son patron

Memling_Maarten Van_Nieuwenhove_Saint Martin
Comme Etienne Chevalier à Melun (voir Le diptyque d’Etienne), Marteen est accompagné de son Saint Patron,  mais pas en chair et en os : en verre, dans le grand vitrail de la fenêtre de droite.

On voit le pauvre avec sa béquille, et le saint avec son épée coupant en deux son manteau rouge : un Saint Soldat très prisé dans les élites de l’époque, puisqu’il permettait de pratiquer la charité sans descendre de son cheval.

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Les fenêtres du panneau Marteen

Memling_Maarten _Van_Nieuwenhove_PaysageDroitePuisqu’il n’y a que Marteen dans ce panneau, l’autre fenêtre ne présente pas de vitrail historié : la logique symbolique prévaut sur la symétrie de l’architecture.

Ces fenêtres sont équipées de volets intérieurs en trois parties : une au dessus de la traverse, et deux en dessous, permettant de moduler finement l’entrée de la lumière et de l’air.

Si le pont et la tour fortifiée sont bien ceux du Minnewater, ces deux fenêtres donnent vers l’Ouest, d’où viennent le vent et la pluie.

Bruge_map_Civitates Orbis Terrarum 1572.

La fenêtre droite du panneau Marie

Memling_Maarten _Van_Nieuwenhove_Saint GeorgesMemling_Maarten _Van_Nieuwenhove_Saint ChristopheAu dessus de la traverse, la fenêtre est équipée de deux vitraux ornés d’un médaillon circulaire, avec à gauche St Georges et le dragon, et à droite St Christophe traversant le torrent en portant l’Enfant Jésus sur son dos.

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Memling_Maarten _van Nieuwenhove_PaysageGaucheIci, pas de demi-vitrail en dessous de la traverse, et les volets du bas sont d’un seul tenant : les fenêtres du Sud s’ouvrent en grand.

Dans le paysage, on voit un cavalier sur un cheval blanc qui s’en va vers un village voisin, tandis qu’une paysanne arrive en ville avec un panier sur la tête.

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La fenêtre gauche du panneau Marie

Cette fenêtre est complètement différente de celle de droite. En 2006, on a découvert par une analyse rayons X et infrarouge qu’elle était initialement  identique à celle-ci, ouverte sur le même paysage continu.

Memling a donc profondément remanié le diptyque à une date inconnue, supprimant le croisillon et transformant le haut en une arcade semi-circulaire qui permet de caser le vitrail aux armoiries de Van Nieuwenhove (on devine à droite un volet vu par la tranche, permettant d’obturer ce vitrail).

Par la même occasion, le miroir circulaire a été rajouté, fixé de manière peu naturelle sur le volet fermé du bas.

La raison de ce remaniement est inconnue : probablement une question de politique brugeoise. Marteen aura en effet une carrière courte, mais brillante (conseiller en 1492 et 1494, capitaine de la garde en 1495 et bourgmestre en 1498), qui peut expliquer pourquoi il s’est senti digne de faire figurer ses armoiries non pas au revers du diptyque, comme d’usage, mais à l’emplacement le plus sacré, juste derrière la Vierge.


Les armoiries

Memling_Maarten _van Nieuwenhove_BlasonCliquer pour agrandir

Le vitrail reproduit fidèlement les armoiries des van Nieuwenhove : « un écu d’azur à trois besants d’or en chef, et une escassotte ou cocquille d’argent en pointe, timbré d’un heaume treillé, et d’un léopard d’argent lampassé de gueules (i.e : à la langue rouge) »

Memling_Maarten _Livre_FermoirL’écu d’azur figure une première fois, en miniature, sur le fermoir du livre, encadré par deux lions.

Et une deuxième fois, en gloire, sur le vitrail de la fenêtre de gauche.

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Le jeu de mots

Autour de l’écu, les quatre médaillons circulaires montrent une main qui émerge d’un nuage pour semer des grains d’or dans la terre, de laquelle sortent des fleurs. Ce qui pourrait être la parfaite illustration de la main invisible du marché n’est en fait qu’un jeu de mots, Nieuwenhove signifiant  nouveau jardin.


La devise

La devise en français de la famille complète le vitrail : « Il y a cause ». Le quinzième siècle adorait ces devises lapidaires et ambigües : en peu de mots, beaucoup de gloses. A la lumière des médaillons on peut se risquer à traduire : « il y a une cause à tout ».

Et cette cause universelle de tous les phénomènes, c’est la main de Dieu sortant du nuage.


L’unité du diptyque

ling_Marteen_van Nieuwenhove_LivreLa disparité entre les fenêtres, le fait que le panneau gauche soit vu de face et le panneau droit en perspective, risquaient de faire perdre l’idée que les deux vues représentent la même pièce.

Memling a donc souligné cette continuité par deux objets du premier plan  : le tapis et le manteau rouge de Marie, sur lequel est posé le livre de prières du donateur.

Ce détail a été rapproché de l’iconographie de la Vierge de Miséricorde, où Marie étend son manteau au dessus de tous ceux qui réclament sa protection. Nous verrons plus loin que, dans le contexte particulier de ce diptyque, le manteau sous le livre a une explication bien plus maligne.

Le miroir

Ce miroir, comme tous les miroirs sphériques de la peinture flamande, a fait l’objet récemment de reconstitutions informatiques, afin de déterminer s’il reproduit ou pas une pièce réelle dans laquelle Memling aurait placé ses modèles. Dans ce cas précis, le fait que le miroir ait été rajouté après coup permet de répondre sans ordinateur : non, l’image reflétée n’a pas été vue, mais bien imaginée par Memling.

Memling_Maarten van Nieuwenhove_MiroirCliquer pour agrandir

Le miroir a été rajouté en même temps que les armoiries, peut être pour la même raison de prestige (il s’agissait d’un objet coûteux et à la mode). On peut aussi supposer que, puisque la continuité du paysage à l’arrière-plan avait disparu, le miroir constituait un puissant moyen de restaurer et renforcer l’unité spatiale du diptyque :  il prouve que Marie (vue de dos) et Marteen (vu de profil) sont physiquement très proches.

Les deux fenêtres

Derrière les deux silhouettes, le miroir reflète deux fenêtres supplémentaires. Nous reviendrons plus loin sur ces deux fenêtres, qui en disent beaucoup sur l’architecture de la pièce et sur la mise en scène conçue par Memling.

Le livre caché

Par ailleurs, le miroir révèle une autre présence significative, celle d’un objet que nous ne pouvons pas voir de face : un livre est posé sur un coussin bleu, sur un tabouret situé juste à droite de Marie à l’intérieur de la pièce.  Voilà qui renforce la symétrie entre le donateur et la Vierge : chacun son livre.

Ceci méritera également une étude détaillée : la présence des deux livres ne donne-t-elle pas une indication de lecture,  faut-il déchiffrer le diptyque en passant de l’un à l’autre ?


Une composition complexe

Nous en savons assez sur la composition pour comprendre qu’elle échappe à la binarité profane/sacré à laquelle obéissent  la plupart des diptyques de dévotion.

De gauche à droite, Marie s’étend jusque dans le panneau de Marteen par le truchement de tissus : le tapis et le manteau.

De droite à gauche, des présences masculines s’immiscent dans le panneau de Marie par différents dispositifs optiques : le vitrail (Saint Christophe, Saint Georges, les armoiries avec la main et le casque) et le miroir (la silhouette de Marteen).

Memling_Maarten _van Nieuwenhove_Triangles

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A ce stade, risquons une première hypothèse sur la composition, à base de triangles :

  • Marteen et tous les saints des vitraux se retrouvent dans une zone ;
  • Marie et tout ce qui relève de la symbolique mariale – l’enfant, le coussin, le tapis, les livres, le miroir  – se retrouvent dans l’autre zone : un grand triangle qui semble une extension géométrique de son manteau.


Dans un diptyque de conception très semblable, Memling a également utilisé le truc du miroir derrière la Vierge pour révéler ce que le spectateur ne peut voir.

Diptyque avec Vierge et Donateur,

Memling, 1485-90, Chicago Art Institute

Memling Chicago Art Institute schema
Le miroir montre que la fenêtre qui sépare Marie et le donateur possède un meneau central, qui est caché par le montant central du cadre : ainsi, en un certains sens, le diptyque imite la fenêtre, la peinture se superpose à l’architecture. Notons cette idée que nous retrouverons plus loin.


Memling Vierge Chicago Art Institute


Memling Vierge Chicago Art Institute_detail_enfants
Autre révélation amusante : deux galopins – sans doute les enfants du donateur – se dissimulent derrière le manteau de Marie et, regardent dans le miroir pour essayer d’apercevoir l’Enfant Jésus.

3.2 Trucs et suprises

23 juin 2012

Il ne suffit pas d’ouvrir le diptyque : encore faut-il le manipuler avec attention, comme une boîte à secrets, pour déclencher son petit mécanisme

Diptyque de Maarten van Nieuwenhove

Memling, 1487, Memlingmuseum, Bruges

Memling_Marteen_Van_Nieuwenhove_PanneauGauche Memling_Marteen_Van_Nieuwenhove_PanneauDroit

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L’encadrement d’origine

Nous sommes devant l’un des rares cas où un diptyque de dévotion a conservé son encadrement d’origine. Les inscriptions peintes indiquent  le nom et l’âge du donateur, ainsi que la date du tableau.

Mais l’arrière de l’encadrement fournit d’autres indications précieuses : un biseau en bas du cadre montre qu’il n’était pas fixé au mur, mais posé sur un meuble. Et le revers était peint d’un simple décor de marbrure.


Le manteau qui déborde

Memling_Maarten _van Nieuwenhove_Detail ManteauCliquer pour agrandir

Le manteau rouge de Marie déborde légèrement sur le cadre de gauche, juste à côté de la date (et d’un minuscule dragon gravé dont on ignore la signification). Ce type de  procédé  est rarissime pour l’époque, et semble réservé aux diptyques privés, pour lesquels  l’artiste jouit d’une plus grande liberté d’innovation que dans les tableaux d’église. Un exemple tout aussi discret est celui de l’Annonciation de van Eyck (vers 1433/1435) du  Musée Thyssen-Bornemisza, un diptyque dont on n’a conservé que le verso peint en grisaille.

Van_Eyck_Annonciation_DiptyqueCliquer pour agrandir

L’exceptionnel effet de relief est accentué par les bases octogonales des deux statues, qui débordent très légèrement sur le cadre.

Van_Eyck_Annonciation_Diptyque_Detail SocleCliquer pour agrandir


Le coussin qui déborde

Memling_Maarten _van Nieuwenhove_Detail OmbreCliquer pour agrandir

Des hachures faites directement dans la dorure font une ombre sous le coussin, renforçant l’effet de relief.


Les lignes du tapis

Les fuyantes du tapis ne convergent pas sur la ligne d’horizon qu’on voit par la fenêtre, mais bien au-dessus.

Memling_Maarten_van Nieuwenhove_Perspective_MarieCliquer pour agrandir

Un erreur est peu probable : on sait par des tracés sous-jacents que Memling a beaucoup travaillé la perspective du diptyque. La seule possibilité est que le parapet, sur lequel est posé le tapis, soit en pente. Nous comprenons alors que le biseau du cadre prolonge à l’extérieur de la scène ce parapet incliné : le objets qui dépassent, manteau et coussin, sont là pour nous suggérer cette continuité.


Le parapet en pente (Scoop !)

Première conséquence :  le coussin sous le séant de Jésus sert à compenser la pente.

Deuxième conséquence : le parapet côté Marteen est lui aussi en pente, et le manteau de Marie, replié sous le livre, a la même utilité pratique que le coussin.


Glisser vers le monde

Jésus d’un coté, le livre de l’autre, sont donc en suspens, prêts à glisser du tableau vers le cadre, de la pièce peinte vers la pièce physique où est exposé le diptyque. Ainsi les deux panneaux communiquent non seulement par l’intérieur, mais également vers l’extérieur.

Comme nous l’avons déjà remarqué, le diptyque vu en largeur imbrique le domaine sacré avec le domaine profane ; vu en profondeur, il tend à brouiller la limite entre la représentation et le réel, au point que l’une semble sur le point de se déverser dans  l’autre  :  en cela, il fonctionne comme un dispositif exceptionnel d’unification des espaces, qui implique Marie, Marteen et le spectateur dans une même mise en scène.


Un parapet sans bords

Les bords du parapet sont impossibles à déterminer :

  • le bord gauche est hors champ ;
  • le bord droit est masqué par les franges du tapis  au niveau du raccordement avec le pilastre de droite, ce qui empêche de se rendre compte de la pente ;
  • le bord avant est coupé par le cadre ;
  • le bord arrière se perd sous les vêtements.

Si l’on se base néanmoins sur la petite partie de tapis visible côté Marteen, il semble bien que ce bord arrière soit légèrement brisé à la limite entre les deux panneaux.


Memling_Maarten_PerspectiveCliquer pour agrandir

Le point de fuite du panneau Marie

Les lignes du tapis convergent sur la verticale située à gauche du meneau  (ce meneau possède deux minuscules fuyantes, une erreur de Memling  car elles sont incohérentes avec celles du tapis).

Le point de fuite, peu marqué, se situe donc au croisement de la ligne d’horizon et du bord gauche du meneau.


Le point de fuite du panneau Marteen

Pour ce panneau en revanche, les  nombreuses fuyantes permettent de déterminer le point de fuite avec précision. Il se situe dans l’autre panneau, à  hauteur de la ligne d’horizon , juste à droite de la joue de Marie.


Le bon angle du diptyque

Nous retrouvons la situation des points de fuite mobiles que nous connaissons bien (voir Le diptyque d’Etienne).  Ici, l’angle d’ouverture du diptyque pour lequel  les deux points fusionnent est beaucoup plus faible que chez Fouquet : le panneau Marteen doit être refermé d’environ 20° par rapport au plan frontal du panneau Marie.


Maintenant, on se rend compte que Marteen ne regarde pas dans le vide :  à genoux sur le côté, comme le montre le reflet dans le miroir, il fixe réellement Marie.

De plus, le bord arrière du parapet n’est plus brisé, mais droit.  Ce détail est significatif : Memling  ou son commanditaire voulaient que la perspective soit exacte lorsque le diptyque est ouvert au bon angle, sans pour autant que la brisure du parapet ne choque le regard lorsque le diptyque est grand ouvert  : d’où la nécessité de dissimuler les bords du parapet.


La charnière et le coin

En prolongeant  les horizontales du mur du fond et du mur de droite (par exemple la moulure du lambris et la traverse des fenêtres), on constate que le coin de la pièce, caché par le cadre, se situe à proximité de la charnière du diptyque.

Non seulement Memling a retrouvé l’idée de Fouquet d’utiliser l’angle entre les panneaux pour accentuer l’effet de perspective, mais il l’a poussée à son terme : en superposant la charnière et le coin de la pièce, il identifie les deux panneaux aux deux cloisons : le diptyque devient véritablement un modèle réduit de la scène qu’il représente. La peinture mime l’architecture.


Les deux fenêtres

Memling_Maarten van Nieuwenhove_MiroirCliquer pour agrandir

Le miroir montre deux ouvertures rectangulaires derrière les silhouettes vue de dos, ouvertures qui sont donc nécessairement face à eux :  il ne faut pas longtemps pour comprendre  que ces deux fenêtres ne peuvent être que celles par lesquelles nous regardons la pièce. En même temps qu’il nous révèle les deux livres, le miroir nous fait comprendre qu’il y a en fait deux parapets, donc deux tapis identiques : l’impression de continuité est une illusion savamment entretenue…

Sans l’image dans le miroir, il est difficile d’avoir l’idée que nous regardons la scène au travers d’une fenêtre, et rien n’indique qu’il y en a deux ! Peut-être l’idée de ce truc est-elle venue plus tard, au moment des remaniements du tableau : car  en même temps qu’il ajoutait le miroir, on sait que Memling a retravaillé la colonne, transformant sa base circulaire en une base octogonale qui attire l’oeil sur le parapet.


Le plan de la pièce

Memling_Maarten_van Nieuwenhove_Plan
Nous pouvons  maintenant reconstituer le plan approximatif de la pièce : avec ses six ouvertures donnant dans trois directions, c’est une sorte de belvédère haut perché.  Les deux fenêtres vers le Nord, dont nous venons de prendre conscience, sont en fait une fenêtre géminée ornée de colonnes  de  part et d’autre, avec sans doute une double colonne entre Marteen et Marie (d’après la  largeur entre les ouvertures qu’indique le reflet dans le miroir). Cette fenêtre ne peut pas avoir de volets intérieurs à charnière : il est probable qu’un autre système d’obturation par l’extérieur existe.

Et le peintre n’étant pas sensé voleter en haut d’une tour, on peut imaginer qu’il se trouve sur un balcon.

Marie et Marteen s’exposent donc aux regards des Brugeois, depuis un balcon d’honneur qui  donne sur la ville.


Les deux cadres

Le cadre de gauche, le panneau fixe du diptyque, permet de regarder de face la Vierge et le mur du fond. Physiquement, il est plaqué à l’extérieur de la pièce tout contre la fenêtre de la Vierge,  au point que le manteau et le coussin débordent légèrement sur le cadre.

Le cadre de droite, le panneau  mobile du diptyque, montre de biais Marteen et le mur latéral. En pivotant, il s’écarte du mur, raison pour laquelle sur lui rien ne déborde.

L’espace entre les deux cadres permet de subtiliser la colonne entre Marie et Marteen, donnant l’illusion d’un parapet continu.


Effet parapet, effet charnière

Dans ce diptyque quelque peu expérimental, Memling  explore deux effets liés au cadre : d’une part, il semble vouloir le faire disparaître dans un continuum entre l’espace du tableau et l’espace du spectateur, aussi franchissable qu’un muret en pente sur lequel est posé un livre  :  c’est ce que nous pourrions appeler l’effet « parapet » : un dispositif passif qui pose une frontière conventionnelle, une distance de respect.

D’autre part, les deux cadres articulés forment une sorte de lunette 3D avant la lettre,  qui montre l’espace du tableau  à la fois de face et de côté. Le spectateur, en manipulant le volet droit pour trouver le bon angle de vue, se trouve du même coup impliqué, immergé dans le lieu mystique du volet gauche, à un doigt du manteau de Marie. Les deux cadres donnent deux points de vue sur le réel, tout en cachant derrière leur jointure un élément essentiel de la pièce. C’est ce que nous pourrions appeler l’effet « charnière » : un dispositif actif et même interactif, par lequel le spectateur est invité à faire surgir, derrière l’apparence scindée, une réalité unifiée.


Le manteau de Marteen

La double-colonne invisible qui interrompt le parapet implique qu’il y a nécessairement, devant Marie et devant Marteen, deux tapis aux dessins identiques. Mais la conséquence la plus bluffante est que le bout de manteau plié sous le livre de Marteen ne peut être contigu avec le manteau de Marie.

Nous comprenons alors le dernier truc, le but caché et pourtant évident du diptyque : couper un bout du manteau rouge de Marie pour l’offrir à Marteen, tout comme dans le vitrail l’épée tranche la part du pauvre dans le manteau rouge de Saint Martin.

Memling_Maarten Van_Nieuwenhove_Saint Martin

3.3 D'un livre à l'autre

23 juin 2012

Saint Martin, Saint Christophe et Saint Georges : trois saints prestigieux au service d’un jeune noble plein d’ambition.
Mais la manière dont ils sont mis en scène suggère qu’ils sont peut-être plus que des figurants muets…

Trois hommes valeureux

Memling_Maarten Van_Nieuwenhove_Saint MartinMemling_Maarten _Van_Nieuwenhove_Saint ChristopheMemling_Maarten _Van_Nieuwenhove_Saint Georges

Les trois sont des soldats ou des hommes de devoir, ce qui ne pouvait que servir la carrière du futur capitaine de la garde et bourgmestre :

  • Saint Martin était tribun militaire de l’Empire romain, et son nom signifie « voué à Mars »
  • Saint Christophe était un géant d’allure terrible, qui voulait se mettre au service du plus grand prince du monde
  • Saint George était officier dans l’armée romaine


Trois schémas similaires

En schématisant, on peut relever d’autres points communs entre les saynettes des vitraux :  l’idée de monture et la présence d’un instrument tranchant ou pénétrant. Ainsi :

  • un cheval porte Saint Martin, qui coupe avec son épée son manteau ;
  • Jésus est porté par Saint Christophe, qui plante son bâton dans le torrent (bâton qui va  miraculeusement fleurir une fois planté dans la terre)  ;
  • un cheval porte Saint Georges, qui plante sa lance dans le dragon.


La quatrième histoire

Il y a un quatrième vitrail dans la tableau : celui des armoiries de Marteen. La thématique de la puissance y est également présente, dans l’écu, le heaume et le léopard. Mais c’est dans les médaillons que nous retrouvons, répété quatre fois, le schéma qui nous intéresse :

  • un nuage porte une main, qui plante des pièces d’or dans la terre.


La direction des personnages

Dans les  deux vitraux de droite, Saint Martin et Saint Christophe avancent vers la gauche. Dans les deux vitraux de gauche, c’est l’inverse : le heaume, le léopard et Saint Georges sont tournés vers la droite.

Cette symétrie invite le regard du spectateur, lorsqu’il déchiffre les vitraux, à une oscillation permanente entre les scènes, de part et d’autre du point de fuite.


Rectangles et cercles

L’unique vitrail du panneau Marteen est de forme rectangulaire. Tout comme le livre, les volets, les traverses et les meneaux, qui saturent ce panneau de lignes et d’angles droits.

En revanche, côté Marie, les trois vitraux historiés sont en forme de médaillons, impression de rondeur que renforcent encore le demi-cercle de la fenêtre et du blason, le miroir et la pomme.

Ce dimorphisme entre les deux panneaux n’est sûrement pas le fait du hasard, puisque c’est lors du remaniement du Diptyque que Memling a rajouté à gauche le miroir et les médaillons circulaires, tout en éliminant à droite la seule forme ronde qui y figurait (la base de la colonne).

Memling_Maarten _Synthese


Trancher et planter

Puisque le vitrail de Martin est le seul qui montre l’action de « trancher », il serait facile d’associer épée et virilité, renforçant le caractère masculin du panneau droit. Réciproquement, l’action de « planter », commune aux trois vitraux du panneau gauche, peut être associé dans deux cas à la féminité, via l’idée de fécondité (les pièces qui germent dans la terre, le bâton de Saint Christophe qui fleurit). Mais rattacher à ce thème la spécialité  de Saint Georges  – planter sa lance dans un ventre  – serait pour le moins inconvenant, surtout dans le dos de l’Immaculée Conception.

Pour expliquer le dimorphisme bien réel des deux panneaux, il nous faut donc renoncer la grille de lecture de la différence sexuelle, et en trouver une autre plus adaptée à l’époque…


Une bonne famille

Dans le Diptyque Carondelet (voir Le diptyque de Jean et Véronique ), Mabuse associera, par un fondu-enchaîné audacieux,  le blason familial du revers avec l’image de la Sainte Famille. Nous avons sous les yeux la même association, mais en un seul panneau : les armoiries des Van Niewenhove trônent à l’emplacement le plus élevé et le plus sacré du diptyque, en haut et à la droite de Marie.

D’où l’idée que le panneau de gauche, sous les auspices de Marie, pourrait être dédié à la famille des Van Niewenhove. Car l’allusion au « nouveau jardin » ne concerne pas uniquement les quatre médaillons qui montrent une main qui sème  : l’histoire de Saint Christophe est celle d’un bâton qui se régénère en une tige feuillue, une fois le fleuve traversé ; et l’histoire de Saint Georges celle d’une contrée qui  retrouve sa prospérité, une fois le dragon tué.

Comme dans le Diptyque Carondelet, le panneau de la Vierge revêt un côté public, officiel et intemporel : il souhaite l’immortalité ou du moins la longue durée à la lignée  des Van Niewenhove, dont le nom est inscrit en bas du cadre, avec le millésime.

C’est pourquoi tout dans ce panneau est circulaire :  la forme du ciel et de l’éternité.


Un bon prénom, un bel âge

Le panneau de droite, avec Marteen en chair et Martin en verre, est dédié à un moment et à un membre bien précis de la lignée, dont le cadre indique le bel âge,  23 ans. Comme dans le Diptyque Carondelet, le panneau avec le donateur fonctionne comme un portait-souvenir.

C’est pourquoi tout dans le panneau est quadrangulaire, la forme de la terre et des images fragiles.


Le grand et le petit

Le panneau droit nous montre un grand Martin et son grand livre, avec un minuscule blason sur le fermoir :  le nom importe ici moins que l’individu singulier.

Réciproquement, que nous montre le panneau gauche ? Un énorme blason, un Martin miniature et, en pendant de l’autre côté de Marie, un livre encore plus miniature.


D’un livre à l’autre

Risquons maintenant une lecture d’ensemble, du panneau droit au panneau gauche, d’un livre à  l’autre, au travers des divers avatars idéalisés du donateur.

Memling_Maarten _Parcours

Martin (1) se projette d’abord dans le vitrail de son saint patron (2), dont il partage la bonté. De là il se transforme en Saint Christophe (3) dont il admire la force, pour franchir simultanément deux frontières : le fleuve de la légende et l’interstice entre les cadres. Ensuite il remonte  à cheval sous les traits de Saint Georges (4), dont il adopte le courage. Armé de ces trois vertus chevaleresques, la bonté, la force et le courage que sanctionnent ses armoiries (5), il peut enfin se jeter aux pieds de sa Dame dans le miroir (6).


Dans le miroir

Memling_Maarten van Nieuwenhove_MiroirCliquer pour agrandir

Le « miroir sans tâche » (speculum sine macula) est un symbole marial par excellence. Ici, sa rondeur fait évidement pendant avec celle du fruit que Marie, nouvelle Eve,  tend à l’Enfant Jésus, nouvel Adam, en un geste destiné à défaire le péché originel.

Memling_Marteen_PanneauGauche_CerclesCliquer pour agrandir

A l’arrière de cette scène sacrée, la silhouette anonymisée du fils de bonne famille et le reflet de la Mère de Dieu se sont rejoints, vitrifiés ad aeternam dans cet extraordinaire dispositif d’unification spatiale et spirituelle que constitue le miroir.

Tandis que le nom de sa lignée, monté au ciel du panneau, est à jamais glorifié dans tous les cercles des vitraux.

 

Dans cette oeuvre complexe, Memling combine deux dispositifs optiques qui fonctionnent en sens inverse. Le Diptyque avec ses deux cadres rectangulaires divise le monde en deux, comme la vision binoculaire : la continuité du parapet et du manteau de Marie n’est qu’une illusion, tranchée net par la colonne qui se cache sous la charnière. Le miroir en revanche, cet oeil de cyclope qui regarde la scène par derrière, dénonce l’illusion picturale et  nous révèle la réalité physique : Marteen et la Vierge sont physiquement côte à côte.

Comme le dit Bruno Eble dans sa langue très théorique : « Le miroir peint est bien plus qu’une mise en abyme : il est une re-mise en unité des deux cadres rectangulaires en un unique cadre circulaire…. La figure du miroir dans le tableau de Memling assume en effet « la fonction qui serait celle d’un cadre. » Bruno Eble, Le miroir et l’empreinte : spéculations sur la spécularité, L’Harmattan, p 198

Concluons que l’oeuvre est  bien construite sur une mise en balance du rectangle et du cercle, du Diptyque et du miroir.  Mais la dialectique sous-jacente n’est pas celle que nous avions cru lire au départ, entre les verbes couper et planter.

Plutôt qu’une morale de jardinier, Memling nous propose une morale d’encadreur :

le rectangle divise, le cercle fusionne.

Diptyque de Marie au buisson de roses

Memling, vers 1480, Munich, Alte Pinakothek

Memling_Diptyque_Marie_Buisson_Saint Georges

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Pour comparaison, voici un Diptyque moins original, réalisé par Memling quelques années plus tôt. Le panneau droit illustre l’histoire de Saint Georges : il domine la scène, la lance à la main, le dragon à ses pieds, tandis qu’à l’arrière plan  son cheval est en train de boire après le combat et qu’une jeune bergère peut désormais se promener en dehors des remparts de la ville, dans la campagne pacifiée.

Mais ce qui nous intéresse particulièrement dans cette oeuvre, c’est qu’on y trouve en germe certaines des idées qui ressurgiront dans le Diptyque de Marteen :

  • le donateur à genoux sur le panneau droit ;
  • le saint patron en haut à droite ;
  • l’enfant Jésus qui tend la main vers le fruit ;
  • un symbole marial manifeste : la rose sans épines (rosa sine spina)

Ici, l’unité spatiale entre les deux panneaux est assurée à l’arrière-plan par le paysage continu, et au milieu par un objet qui, tel le manteau rouge de Marie,  déborde du panneau gauche dans le panneau droit : le mur de brique rouge, prolongement du rempart de la ville, et le buisson de roses qui s’y abrite.

 

Memling_Diptyque_Marie_Buisson_Saint Georges_Reflet

Le donateur ayant probablement souhaité  une preuve irréfutable de sa présence physique auprès de la Vierge, Memling a utilisé comme dispositif d’unification non pas un miroir, mais presque : un reflet miniature sur la cuirasse de Saint Georges.

Sur ce procédé chez Memling et plus généralement dans la peinture flamande, voir  3 Reflets dans des armures : Pays du Nord

4 Le triptyque de Benedetto

22 juin 2012

Le très célèbre  Triptyque Donne, de taille conséquente (1,40 x 0,70 m), fut commandé à Memling  par Sir John Donne de Kidwelly, qui se fit représenter avec sa femme et sa filles, parmi des saints et saintes  de bonne compagnie.

Nous laisserons de côté les personnages de cette oeuvre très étudiée, et nous intéresserons seulement au décor, à titre de mise en bouche avant de nous intéresser à un autre triptyque de Memling, beaucoup moins connu : celui de Benedetto Portinari.

Le Triptyque Donne

Memling, vers 1478, National Gallery, Londres

Memling Triptyque DonneCliquer pour agrandir

La colonnade

Le fond des trois panneaux est ponctué par une série de sept colonnes, légèrement décalées vers la droite par rapport au cadre de manière à éviter une symétrie trop pesante.

Le dais

Memling Triptyque Donne Dais_ouvertLe paysage qui se déploie dans le fond est coupé, derrière Marie, par un dais richement décoré. Complété en haut par un ciel en tissu rouge et en bas par le tapis, le dais forme autour de la Vierge une sorte d‘écrin en tissu, une cabine immatérielle qui l’isole des autres participants.

La colonne centrale

Si l’on supprime par la pensée la bande centrale dorée du dais, il reste les deux larges bandes latérales noires, parallèles aux colonnes : au point que le dais  peut être vu comme une sorte d’expansion, en largeur et vers l’avant, de la colonne centrale et de son chapiteau. Le cylindre s’est développé en plan, le marbre et l’or se sont transformés en soierie.

Memling Triptyque Donne Dais

La colonne centrale, invisible pour les yeux mais visible pour l’esprit, se métamorphose autour de la Vierge en une enveloppe glorieuse.

La perspective centrale

Memling Triptyque Donne_PerspectiveCliquer pour agrandir

Le Triptyque est destiné à être contemplé grand ouvert. Même ainsi, les points de fuite des deux panneaux latéraux restent décalés de quelque centimètres de part et d’autre du point de fuite du panneau central.  Ce décalage est probablement dû à un cadre légèrement  plus épais que prévu dans le dessin initial : en effet les colonnes externes sont elles-aussi un peu trop écartés.

Mis à part cette légère erreur, le Triptyque déployé obéit à la perspective centrale.

Le Triptyque de Benedetto, réalisé la même année 1487 que le Diptyque de Marteen, lui est étroitement apparenté.

Mais tandis que l’un a conservé son cadre jusqu’à ce jour, l’autre a été démembré entre deux musées, et mérite d’être reconstitué.

Triptyque de Benedetto Portinari  1487

Memling_Portinari_Saint Benoit panneau gaucheOffices, Florence
Memling_Portinari-Panneau Centre MarieStaatliche Museen , Berlin Memling_Portinari-Panneau Droit Benedetto Offices, Florence

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Le panneau gauche : Saint Benoît

L’austérité du Saint est contrebalancée par la minutie des détails : l’estampe de la crucifixion fixée sur le mur à droite, la crosse ouvragée avec Saint Jean portant le Calice empoisonné, et en haut Samson luttant avec le Lion.

Le panneau central  : Marie

 Memling_Portinari-Panneau Centre MarieStaatliche Museen , Berlin Memling_Marteen_Van_Nieuwenhove_PanneauGauche Hôpital Saint Jean,      Bruges

La parenté des deux panneaux saute aux yeux :  le visage de Marie, sa main droite, sa manche gauche et le bas du corps de l’enfant sont identiques. Le coussin et le tapis sont similaires. Les auréoles sont présentes dans les deux panneaux, mais plus visible sur fond sombre.

Pour ce qui concerne Jésus, dans l’un il se prépare à toucher le fruit, alors que dans l’autre, il le tient déjà en main.

Pour Marie, la seule différence notable est l’inversion des couleurs bleu et rouge entre son manteau et sa robe.

Le panneau de droite (le donateur)

Memling_Portinari-Panneau Droit BenedettoOffices, Florence Memling_Marteen_Van_Nieuwenhove_PanneauDroitHôpital Saint Jean, Bruges

Ici, pas d’inscription sur le cadre comme pour Marteen . Il a fallu attendre 1902 pour que Warburg identifie le donateur  : la présence de Saint Benoît donnait le prénom, et la provenance des panneaux (l’Hôpital de Santa Maria Nuova où se trouvait également le célèbre Triptyque  Portinari de Hugo Van der Goes) suggérait le nom de famille.

Or il a bien existé un Benedetto Portinari, âgé de vingt ans en 1487.

Détail difficile à interpréter : le jeune homme porte à son collier un petit objet qui pourrait être soit une loupe, soit un cure-dents en or.

Le revers du panneau du donateur

Memling_Portinari_revers
Des trois panneaux, le panneau de droite est le seul qui est décoré sur son revers, avec un chêne dont s’échappent des pousses nouvelles, et une banderole portant la devise « De bono in melius » (« Du bon au meilleur »).

On pense qu’il s’agit d’une affirmation de continuité de la lignée, après la mort précoce du père de Benedetto,  directeur de la branche milanaise de la banque Medicis.


Le parapet

Au premier plan, un parapet de pierre assure la continuité spatiale. Il porte des colonnes cylindriques qui encadrent chaque panneau, et dont on voit  les bases rondes plus ou moins coupées par le cadre (celle à droite du panneau central est à peine visible, au bout du pied de Jésus).

Le paysage continu  et les bases rondes donnent une bonne idée de ce à quoi devait ressembler le Diptyque de Marteen dans son premier état, avant la modification des fenêtres du fond et de la forme de la colonne.

L’architecture

Nous sommes ici non pas dans une pièce fermée, mais dans une sorte de loggia donnant largement sur la campagne.

Au second plan, un autre parapet porte une seconde série de colonnes avec des chapiteaux : on n’en voit que quatre au total, une se trouvant cachée juste derrière la Vierge (la corniche du chapiteau dépasse sur la droite).


La Vierge-colonne

Voilà qui nous rappelle le Triptyque Donne, peint une dizaine d’années auparavant : lorsque Memling place une colonnade derrière la Vierge, il a soin de positionner la colonne centrale juste derrière elle.

Et par un artifice graphique – le dais dans un cas, la cadrage serré dans l’autre – il nous suggère une métaphore possible entre la Vierge et la Colonne.

Apparté sur la Vierge-Colonne
Une hymne médiévale de  Adam de Saint Victor compare le cou de la Vierge à une colonne  « collum tuum ut columna », mais  l’iconographie de la Vierge-colonne reste très rare: latente chez Memling, elle sera récupérée par le maniérisme, toujours à l’affut de trouvailles théologiques, et donnera naissance quelques décennies plus tard au chef d’oeuvre du Parmesan.

La Madonne au Long Cou
1535, Le Parmesan, Musée des Offices, Florence

parmesan_vierge_long_cou_1535


La perspective centrale

Les parapets avant et arrière sont parfaitement visibles dans les trois panneaux, et parfaitement horizontaux : à la différence du Diptyque de Marteen, les panneaux latéraux ne sont donc pas conçus pour être partiellement repliés.

Par ailleurs, ils présentent des fuyantes bien marquées (sur le parapet avant notamment). On peut donc supposer que ce Triptyque est du type « Donne » : fait pour être déployé complètement, et respectant la perspective centrale.


Le Triptyque reconstitué : première tentative

Les trois panneaux mesurent chacun environ 45×34 cm. Or le panneau central d’un Triptyque est deux fois plus large que les panneaux latéraux : il faut donc supposer que le panneau de la Vierge a été découpé pour le mettre à la même taille que les autres.

En tenant compte de la perspective centrale et des deux colonnades, on peut péniblement reconstituer quelque chose qui ressemblerait à ceci :

Memling_Portinari_Reconstitution1
La colonnade arrière est constituée de deux larges arcades de part et d’autre de Marie, et de deux plus petites vers l’extérieur.

La colonnade avant est elle aussi irrégulière, mais d’une autre manière  : trois larges arcades, séparés par deux plus petites.

Tout cela est singulièrement complexe, et laisse entière la question de savoir ce qui figurait sur les parties retranchées du panneau central, dans les deux petites arcades : des anges, des saints ?

Le Triptyque reconstitué : seconde tentative

Et si ce Triptyque n’était pas comme les autres, tous les autres qui peuplent nos musées ? Les trois panneaux sont de taille égale ? Et bien supposons qu’ils l’ont toujours été. Et voyons si nous arrivons ainsi à une reconstitution plus convaincante.

Memling_Portinari_Reconstitution2

La colonnade arrière est constituée de quatre arcades identiques, et la colonnade avant de trois :  disposition astucieuse qui permet d’avoir une colonne centrale derrière la Vierge, sans en avoir une autre qui la masque par devant.

Pour respecter la perspective centrale, il  faut que les colonnes de l’avant soient  jumelles (ce qui explique que les décors qui ornent les bases ne sont pas toujours identiques). De toute manière on ne les voit pas, puisqu’elles sont cachées par le cadre, exactement comme dans le Diptyque de Marteen.


Un Triptyque portatif

Le Triptyque de Benedetto est conçu comme le Triptyque Donne, mais en version portative, grâce à sa petite taille : les trois panneaux étaient encadrés de manière à pouvoir être repliés l’un sur l’autre.

Il est impossible que les trois panneaux se soient repliés en accordéon : dans ce cas, on aurait toujours eu un panneau fragile à l’extérieur (soit Saint Bernard, soit Benedetto)  lorsque le triptyque était refermé.

Les trois panneaux se repliaient donc en portefeuille.

Memling_Portinari_Reconstitution Ouvert

La perspective nous permet même de préciser dans quel ordre : en effet le cadre de Saint  Benoît n’est pas jointif avec celui de Marie, pour tenit compte de l’épaisseur du panneau replié. De plus, l’Enfant Jésus pointe le doigt vers le donateur, créant un lien étroit entre ces deux panneaux [1], p 181

Memling_Portinari_Fermé_2

Pour fermer le triptyque, on repliait donc en premier lieu le panneau de Benedetto sur le panneau de Marie, faisant apparaître le chêne et la devise peintes sur le verso.

Ensuite, on repliait le panneau de Benoît sur le panneau du chêne. Une fois le Triptyque refermé,  les deux parois externes sont justement celles qui ne portent aucune décoration

« Dans l’état fermé, la hiérarchie restait physiquement encore plus marquée. Benedetto était placé face à Marie, couvert et protégé par son saint patron ». [1], p 181

Memling s’est souvenu, pour le Triptyque de Benedetto, de deux principes autrefois utilisés dans le Triptyque Donne : perspective centrale lorsque les trois panneaux sont complètement déployés, et métaphore de la Vierge-colonne.

Mais le Triptyque de Benedetto dérive surtout du Diptyque de Marteen, élaboré la même année 1487 : on peut se le représenter comme un Diptyque Marie/Donateur, auquel on aurait adjoint sur la gauche, pour caser le Saint Patron, un troisième panneau formant couvercle.

Il en résulte une formule de triptyque portatif à panneaux égaux,  dont les rarissimes exemples se comptent sur les doigts d’une main.


Le triptyque de Tommaso

Tommaso et Maria Portinari (MET, New York) ) et Vierge à L'Enfant

Reconstitution : Tommaso et Maria Portinari (MET, New York) ) et  Vierge à L’Enfant (National Gallery, Londres)
Hans Memling, vers 1470
 

L’oncle de Benedetto, Tommaso, commanda également à Memling un triptyque à trois volets, dont voici une reconstitution probable [2].


Fermeture par gonds démontables

Palerme tryptique

Triptyque en émail de Limoges
Galleria Regionale della Siciliana, Palerme


Fermeture par sur-épaisseur

Man of Sorrow opened Man of Sorrow from top

Triptyque avec l’Homme de Douleur
XIIIème siècle, Simon van Gijn Museum, Dordrecht

Voir The discovery of an early man of sorrows on a dominican tryptich, H.W. van Os, Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 41, 1978

Man of Sorrow fermeture

Mode de fermeture [1], p 181


Un autre triptyque en portefeuille

Triptyque_de_Jean_Witte_(1473)

Triptyque de Jean de Witte
Maître brugeois de 1473,  Musée des beaux-arts de Bruxelles

Ce triptyque était équipé de charnières proéminentes, qui ont désormais disparu.

Triptyque_de_Jean_Witte_(1473) fermeture

« Le donateur regarde la Vierge et l’Enfant; il est placé à sa droite, dans la position héraldique, et c’est son panneau qui est refermé en premier. Le regard baissé de la donatrice, à gauche de la Vierge, correspond à la modestie de sa position secondaire. Ses mains en prière sont baissées, bien que e peintre les ait originellement représentées vers le haut.Son panneau est fermé en second.
Dans ces deux triptyques [avec celui de Benedetto], les yeux tournés vers le bas caractérisent la personne qui échappe au dialogue principal et est placée sur le panneau secondaire. »  [1], p 182

Références :
[1] Frames and supports on 15th and 16th century southern netherlandish painting, Hélène Verougstraete http://org.kikirpa.be/frames/#181/z

5 Le Polyptyque de Strasbourg

22 juin 2012

Le musée de Strasbourg conserve six petits panneaux de taille identique (20 cm x 13 cm), dont l’encadrement original a été perdu. En l’absence d’une reconstitution complètement convaincante, on l’appelle prudemment « polyptyque« . On a pensé qu’il s’agissait d’un triptyque à panneaux égaux du type de celui de Benedetto (voir 4 Le triptyque de Benedetto), dont chaque panneau biface a été scindé en deux. Mais l’hypothèse la plus vraisemblable désormais est qu’il s’agissait d’un quadriptyque à huit faces en accordéon, dont l’un des panneaux a été perdu.

Cet article met à jour celui publié précédemment, dans lequel je proposais une reconstitution erronée

Polyptyque de la Vanité et de la Rédemption

Hans Memling , vers 1494, Musée des Beaux-arts, Strasbourg


Panneau 1 : Le blason

Le blason se compose d’un griffon noir sur un écu d’argent, surmonté de trois lis d’or sur un fond bleu : c’est celui de la famille Loiani de Bologne (on sait qu’un Giovanni-Antonio a épousé une flamande, occasion pour laquelle le retable a pu être commandé à Memling). En haut, la devise familiale : « Nul bien sans paine ».












Panneau 2 : Le Crâne

Polyptique de Strasbourg, vers 1494
Memling_Diptyque_Sainte_Veronique_crâne Revers du Panneau de Sainte Véronique,
vers 1483
 

Voici un crâne que nous connaissons bien : Memling  a repris celui qu’il avait déjà utilisé au revers du Diptyque de Jean et Véronique. Seuls changent la forme de la niche (en arc de cercle au lieu d’un rectangle) et l’inscription gravée dans la pierre, qui est considérablement plus bavarde et a du être coupée en deux parties de part et d’autre de la niche. Elle est tirée du chapitre XIX du livre de Job :

« Je sais en effet que mon rédempteur vit… que demain je ressusciterai et que revêtu de ma chair et de ma peau, je verrai Dieu mon sauveur. » (Scio enim quod redemptor meus vivit. Et in novissimo die de terra surrecturus sum et rursum circumdabor, pelle mea et in carne mea videbo deum savlavtoreme meum »)


Panneau 3 : Le squelette

Le phylactère flottant que le squelette tient de sa main gauche porte la phrase suivante :

« Voici la fin de l’homme : j’ai été préparé avec de la boue, puis rendu semblable à la poussière et à la cendre. » « Ecce finis hominis. Comparatus sum luto et assimulatus sum faville et cineri ».

Cette sentence, qui semble avoir été composée spécialement pour l’occasion, paraphrase le verset 3:19 de la Genèse : « tu es poussière et tu retourneras à la poussière », mais en atténuant l’intensité dramatique de la malédiction. Les trois mots du début « Ecce finis hominis » sont tracés en rouge, comme le titre d’une explication : c’est pourquoi il vaudrait mieux le traduire par « Voici la finalité de l’homme ». Le reste développe, sous forme d’un phrase proférée par le squelette, une constatation générale sur le début de l’humanité (la boue) et sa fin (la poussière et la cendre).

Le cadavre est encore recouvert de peau (sauf le crâne) ; son abdomen est ouvert et dévoré de vers, un crapaud s’abouche à ses parties génitales. Il vient visiblement de sortir du tombeau dont on voit la dalle déplacée derrière lui. D’où un message ambigu : tandis que le phylactère constate la pulvérulence de l’homme, l’image montre bel et bien un mort en train de ressusciter.


Panneau 4 :La femme nue

Memling_Polyptyque_Strasbourg_Femme

On interprète habituellement ce panneau comme une « Vanité » : à la fois en référence au défaut qui consiste à se regarder dans le miroir, et au caractère fugitif de la beauté et des plaisirs terrestres. Notons que l’image, d’un érotisme exceptionnel pour l’époque, ne comporte aucun symbole funèbre ou négatif : une campagne verdoyante, un caniche et deux lévriers tête-bêche, et derrière un marchand et son âne, qui quitte le moulin avec un sac de farine.

La rivière en contrebas, les mules et le miroir pourraient évoquer une baignade en plein air : mais pique-t-on une tête avec un diadème de perles ? L’accumulation de détails en apparence incohérents montre que le sujet n’est pas une scène de genre, mais bien une allégorie : certains proposent qu’il s’agit de la Vie, par opposition à la Mort représentée par le squelette et le crâne.


Panneau 5 : L’enfer

Memling_Polyptyque_Strasbourg_Enfer

Une démone aux seins flétris piétine trois damnés dans une énorme gueule enflammée, qui figure l’entrée des Enfers. Le phylactère qui flotte au dessus d’elle, soulevé par la chaleur du brasier, porte une constatation ironique :

« En Enfer pas de rédemption (In inferno nulla est redemptio) ».













Car le geste des bras, le droit levé et le gauche baissé,, caricature le geste habituel du Sauveur dans les Jugements Derniers : à ma droite le ciel pour les Elus, à ma gauche l’Enfer pour les Damnés, comme on le voit ci-dessous dans un autre triptyque de Memling.

Memling-Jugement Dernier Gdansk

Triptyque du Jugement Dernier
Memling, 1466-1473, Muzeum Pomorskie, Gdánsk

Panneau 6 : Le Christ en Gloire

Memling_Polyptyque_Strasbourg_DieuLe Christ bénissant porte les attributs du Seigneur : couronne, sceptre en forme de croix fiché sur la boule en cristal qui représente le monde débarrassé du péché, rendu à la transparence et à l’incorruptibilité.


Les quatre anges instrumentistes tiennent une mandore, un psaltérion, une harpe et une vielle à archet.









 

Hypothèses pour une reconstitution

Ce qui rend problématique la reconstitution du polyptyque de Strasbourg, c’est qu’aucun trio de panneaux ne se fait jour de manière évidente, alors qu’il est très facile de constituer des paires :

« Le squelette et la Vanité se répondaient sans doute, ainsi que le Christ en Gloire et l’Enfer. » Jean Wirth, La jeune fille et la mort, Droz 1979, p 42

  • Prenons donc pour première hypothèse que le Triptyque doit pouvoir montrer une Vanité (le squelette et la femme nue), et d’autre part opposer le Christ en Gloire et l’Enfer.
  • Deuxième hypothèse raisonnable : pour des raisons de pudeur, on ne doit pas voir simultanément le Christ en gloire et la femme nue.
  • Troisième hypothèse : par analogie avec d’autres diptyques bien connus, les deux panneaux en grisaille constituent les faces externes du triptyque refermé :

« Les armes et le crâne renfermaient peut-être le polyptyque , ainsi que dans le Triptyque Braque par exemple… » Jean Wirth, op.cit.

van_der_weyden triptyque braque fermé

Triptyque Braque (revers)
Van de Weyden, vers 1452, Louvre, Paris

  • Enfin, dernier point qui réduit singulièrement le champ des possibles : on savait depuis longtemps que que la face Squelette et la face Blason provenaient du même panneau, à cause d’une fissure verticale qui les traverse tous les deux. L’étude technique réalisée à l’occasion de l’exposition Memling de 1995 a montré, par l’examen des traces de sciage, que les deux autres panneaux étaient Christ en Gloire /Vanité et Blason / Mort.


La reconstruction de 1995 [1]


Le triptyque de la Vanité terrestre

En ouvrant du côté Blason, on voit apparaître en pendant la Vanité et la Mort, auquel s’ajoute à gauche le Crâne, si l’on déplie complètement l’accordéon.


Le triptyque de la Rédemption céleste

En ouvrant du côté Crâne, on voit apparaître en pendant le Ciel et l’Enfer, auquel s’ajoute à gauche le blason.

L’Enfer se trouve à la gauche de Dieu, comme dans tout Jugement dernier,  et le Blason familial du côté honorable, à sa droite.

« …la nouveauté du petit polyptique de Memling résulte plutôt dans le dépassement du cadre traditionnel de la simple dévotion à une image sacrée – le Salvator Mundi fait ici figure d’image de dévotion, sur l’un des deux « diptyques » emboîtés – par l’adjonction d’une mise en garde de caractère moral (La jeune Femme et la Mort) ». [2] p 56.

La fonction de l’œuvre ( [2], p 57 ) est liée au culte domestique de particuliers fortunés autorisés grâce à des privilèges pontificaux à célébrer l’Eucharistie à domicile . Ces particuliers possédaient de petits autels portatifs sur lesquels étaient placés des triptyques ou des polyptyques comparables à celui de Strasbourg.


Difficultés de cette reconstruction

Une première difficulté est que le casque « tourne le dos » à Dieu, ce qui est héraldiquement une anomalie : on peut l’éviter en supposant qu’on ne dépliait pas le panneau blason.

Une difficulté plus sérieuse est que les moulures des panneaux sont en fait de deux types : en talus – facette oblique plane (en gris) et en cavet – facette oblique concave (en noir). Le diptyque Dieu/Enfer n’est donc pas homogène. Or une analyse technique effectuée en 1996 a montré que ces moulures n’étaient pas des collages postérieurs, comme on l’avait supposé, mais qu’elles étaient taillées dans la masse du panneau : la reconstruction de 1995 devait donc être abandonnée.



La reconstruction de 2009 [3]

 

Un quadriptyque en accordéon

La seule solution possible est de postuler l’existence d’un quatrième panneau perdu [3]. On connaît de rares exemples de tels quadriptyques :

  • s’ouvrant en accordéon : quadriptyque Orsini de Simone Martini (1336-40) ;
    se dépliant en deux temps : d’abord diptyque, puis quadriptyque : quadriptyque d’Anvers /Baltimore (voir ZZZ).

Le quadriptyque du Bien


En regroupant les quatre faces aux moulures en talus, on forme au centre des deux couvercles un diptyque composé de Dien en majesté, dont le pendant obligé ne pouvait être qu’une Vierge trônant.
La devise familiale, « Nul bien sans paine », qui joue sur l’ambiguïté du mot « peine », peut se comprendre en deux sens :

  • soit une banale morale de l’effort : « rien de valable sans se donner de la peine (no pains, no gains) » ;
  • soit l’affirmation ontologique que le Bien (céleste) est indissociable de la Peine (terrestre).

Dans ce quadriptyque dédié au Bien, le casque du blason, qui représente la pérennité de la lignée, regarde en direction du diptyque divin : ainsi se réalise, en quelque sorte, le souhait inscrit sous le crâne : « revêtu de ma chair et de ma peau, je verrai Dieu mon sauveur. »


Le quadriptyque de la Peine

Les quatre faces aux moulures en cavette proposent un message moins optimiste, dans lequel le mot « Peine » pourrait s’entendre dans un troisième sens, celui de Punition.

Entre les deux figures terrifiantes et leur phylactères menaçants, il serait assez logique que vienne s’insérer un couple générique : un homme en tant que fils d’Adam, et la femme luxurieuse en tant que fille d’Eve.

Les deux panneaux latéraux apparaissent ainsi comme les conséquences du Péché originel : la mortalité et la punition infernale (suite à la connaissance du Bien et du Mal,).


L’Homme et son squelette

Dans le diptyque de gauche, le squelette debout sur un cimetière constitue comme le double sinistre du nouvel Adam, voué à bêcher la tetrre aride et à y retourner. Cette comparaison « côte à côte » d’un homme avec son squelette est rare : la configuration la plus courante est celle où il faut retourner le portrait pour faire apparaître l’image macabre, dans un effet de surprise (voir La mort recto-verso).


La Coquette et le Diable (SCOOP !)

Memling_Polyptyque_Strasbourg_Femme Memling_Polyptyque_Strasbourg_Enfer

Dans le diptyque de droite, la Démone derrière la femme au miroir incarne la Punition qui la menace. Les oppositions sont flagrantes :

  • à gauche le jour, la campagne verdoyante, l’eau en abondance, les chiens de compagnie ou de chasse, la femme dans la plénitude de sa beauté, la roue éternelle du moulin ;
  • à droite l’obscurité, les rochers secs, le feu déchaîné, la gueule carnassière de l’Enfer en guise d’animal de compagnie, la Démone dans sa hideuse nudité, le châtiment éternel dans la Géhenne.

Il s’agit là de la toute première apparition d’un motif qui fera florès dans l’art germanique (voir 4 Fatalités dans le rétro)


1493 Durer Die eidle Frau Illustration pour Ritter von Thurn
Illustration pour « Der Ritter von Turn von den Exemplen der Gotzforcht vnd Erberkeit »,
Marquart von Stein, imprimé à Bâle par Michael Furter, 1493 (bois attribué à Dürer)


Le thème du reflet (SCOOP !)

Memling_Polyptyque_Strasbourg_Squelette Memling_Polyptyque_Strasbourg_Enfer

Le panneau de la Vanité n’est pas le seul à jouer sur le thème du reflet :

  • le squelette se reflète dans l‘image gravée sur la dalle ;
  • le maître de la Démone, un Lucifer barbu, se reflète sur son ventre et sur son bas-ventre.


Narcisse, Ombrie, XVIème siècle (c) Bristol City Museum and Art Gallery
Memling_Polyptyque_Strasbourg_Femme

La logique voudrait donc que le panneau manquant ait montré, en guise de nouvel Adam, un Narcisse debout regardant son reflet dans un point d’eau alimenté, pourquoi pas, par le ruisseau de la Vanité,


Synthèse

Si cette reconstruction est correcte, le polyptique de Strasbourg, déjà considéré comme un « unicum » iconographique, devient une oeuvre très élaborée, où deux quadriptyques s’opposent :

  • au recto le quadriptyque du Bien, à caractère officiel, montrant le couple divin entre ces deux métaphores de l’esprit humain que sont la Boîte crânienne et le Casque ;

  • au verso, le quadriptyque de la Peine, à vocation privée, encadrant un couple humain entre ces deux destinées du Corps que sont la Mort et la Damnation.

 

Sans doute l’ostention des deux faces du quadriptyque donnait-elle lieu à un rituel bien précis : le quadriptyque de Strasbourg n’était pas un retable à accrocher, mais un théâtre de poche à manipuler.



Références :
[1] Hélène Verougstraete et Roger van Schoute, « Cadres et supports chez Memling », Memling studies, p 269
[2] Philip Lorenz « Hans Memling au Louvre », 1995, p 52 et ss.
[3] Dominique Jacquot, Michèle Lavallée « Peinture flamandes et hollandaise, XVe-XVIIIe siècle: collection du musée des Beaux-Arts », Strabourg, 2009, p 53

1 Une femme dans le vent

16 juin 2012

 

Alfred Stevens est le peintre des élégantes de la haute société, qui promènent leurs robes bouillonnantes et leur ennui dans les parcs, les plages ou les salons pleins de miroirs et de curiosités japonaises.

Lorsqu’il leur arrive de lire, c’est un mot doux, ou  un livre sagement posé sur leurs genoux. Lorsqu’elles tiennent un bouquet, il est somptueux.

Une seule fois Stevens a  dérogé à ses propres codes : il s’est glissé dans une pièce intime, pour oser l’unique nu (très relatif)  de sa carrière : une femme dans sa baignoire, qui ne lit pas et qui tient une tige de roses.

Le Bain

Alfred Stevens, 1874, Paris, Musée d’Orsay

Stevens_Bain

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Un  sujet ultra-moderne

C’est seulement sous Haussmann que l’eau commença à monter toute seule dans les étages, autorisant la création  dans les appartements luxueux d’une pièce dédiée aux bains. Le sujet, qui nous semble d’une grande banalité, était donc en 1873 résolument moderniste.


La baignoire

D’après les reflets rouges du flanc, ce n’est pas une vulgaire baignoire en zinc, mais en cuivre étamé. De plus il s’agit d’une baignoire fixe avec robinet, alors que la plupart des baignoires à usage domestique étaient mobiles et se louaient en cas de besoin, essentiellement thérapeutique :  effet de rareté qui devait frapper et intéresser le spectateur au moins autant que son occupante.

Le robinet

Le robinet en forme de cygne est d’un modèle courant sous le Second Empire.

Stevens_Bain_RobinetCygne

Le filet d’eau, qui retient à peine notre attention, devait captiver le spectateur de l’époque : nous sommes peut-être en été (comme l’indique la rose), mais pour un bain froid, on ne prend  pas un livre. Il s’agit donc bel et bien d’eau chaude, ce qui implique un dispositif de chauffage fixe qu’on ne trouvait guère à l’époque que dans les bains publics ou les établissement thermaux (le tout premier chauffe-eau continu, à gaz date de 1868).

Soit la dame est suffisamment riche pour se payer une installation de bains chauds à domicile, soit elle se trouve dans un bain public – ce qui pourrait expliquer  pourquoi elle a gardé sa chemise.


Le reflet

Seul le filet d’eau trouble très légèrement la surface. La dame est parfaitement immobile, au point  que le bord de la baignoire se reflète comme  dans un miroir.

Stevens_Bain_Reflet


Le porte-savon

Le porte-savon blanc, en métal émaillé ou porcelaine, est d’un modèle banal, en forme de coquille Saint Jacques. Mais il est étrange de l’utiliser pour y poser sa montre. Où est-donc passé le savon ?


Stevens_Bain_PorteSavon

La montre

La montre argent et noir est d’un modèle inédit, avec un anneau disproportionné pour une montre de gousset. En outre elle n’a pas de remontoir. En regardant bien, on constate que la chaînette ne traverse pas l’anneau : il ne s’agit pas donc pas malgré les apparences de la chaîne de la montre, mais d’un collier. Celui-ci porte une simple pierre (elle pend à droite du porte-savon), assortie avec l’anneau de l’annulaire de la main gauche.

Les chiffres sont flous, de sorte qu’on hésite entre 7h1/2 et 8h1/2. Puisqu’il ne s’agit pas d’une montre à chaînette, ne serait-ce pas plutôt un réveil de poche ?  Sa présence dans un bain public pourrait s’expliquer : la dame a loué la baignoire pour une heure.


Le livre

Le livre est ouvert au milieu, posé à plat  sur un coussin pour faciliter la lecture : mais dans cette position, difficile de tourner les pages, même si la dame est gauchère. Le plus probable est qu’elle lisait en le tenant à deux mains, et qu’elle l’a posé à côté pour saisir la rose.

Stevens_Bain_Livre


Le coussin

Le coussin blanc ressemble à première vue à un oreiller, qui n’aurait rien à faire dans un bain public et nous ramènerait à l’intimité domestique. Mais la fente verticale qui le divise en deux,  sous le livre, suggère qu’il pourrait d’agir de deux linges  : peignoir, robe, serviettes ? La touche est trop floue pour décider.


La rose

Stevens_Bain_Roses

Tandis que d’une main la dame se tient la tête,  de l’autre elle laisse pendre négligemment la tige à l’extérieur de la baignoire, comme si elle  allait la lâcher.

Stevens_Bain_HiverStevens, L’Hiver, 1878, Sterling and Francine Clark Art Institute, Williamstown, Massachusetts

Dans un autre tableau de Stevens, une élégante,  au bras orné de bracelets dorés, plante une rose blanche dans sa chevelure. C’est d’ailleurs le leitmotiv du tableau : un bouquet est jeté sur le fauteuil à côté du gant, une fleur isolée est posée sur la table, une autre est tombée par terre, tandis que des roses dorées répliquent le thème sur la nappe. On comprend bien que la « Rose en hiver« , luxe inouï, désigne par métaphore la splendide créature qui s’admire dans le miroir, toute gainée de satin blanc.

Ainsi, la rose blanche,  chez Stevens,  peut avoir une relation avec la toilette :  mais il s’agit de la toute dernière touche de séduction, avant de remettre son gant et de sortir.


La question reste donc entière : pourquoi prendre son bain avec une rose à la main ?

Il est décidément difficile de reconstituer une histoire qui tienne : certains éléments militent en faveur d’un établissement public (le luxe du robinet d’eau chaude, le réveil) ; d’autres en faveur de l‘intimité domestique (l’oreiller, la rose). En peignant un réveil qui ressemble à une montre à gousset, des linges qui ressemblent à un oreiller, Stevens semble avoir voulu délibérément rendre la scène ambigüe, indécidable.

Malgré son réalisme apparent, la logique du tableau n’est probablement pas de représenter un moment précis d’une histoire à reconstituer : mais plutôt de juxtaposer, autour de la dame en chemise, différents attributs de sa féminité.

Fille des mythes

 

Puisque la loupe du réalisme ne marche pas bien, pourquoi ne pas chausser les lorgnons de la mythologie ?

Le prototype disparu

Stevens a exposé en 1873 à l’Exposition Universelle de Vienne une première version du Bain, qui a malheureusement disparu dans un incendie au début du XX° siècle. Plus simple et plus pudique, cette version a permis au peintre de tester auprès de son public ce sujet quelque peu osé : car si les femmes au bain n’étaient pas rares sur les cimaises, c’était toujours sous l’alibi de l’Orientalisme ou de l’Antiquité.

Le Bain de 1873 montrait donc une femme à mi-corps, assise dans une baignoire de marbre et tournée vers la droite, les deux mains posées sur le rebord.  Sa longue chevelure noire dénouée, en hommage à l’orientalisme, masquait opportunément toute chair ;  le tribut à l’Antiquité étant constitué par le marbre et par un lourd bracelet au bras gauche. Autre bijou : une bague d’or posée sur le rebord de la baignoire. Le robinet de cuivre en forme de tête de cygne était déjà présent à la même place, mais avec un support circulaire plus ornementé et sans filet d’eau.


Une ambiguïté voulue

L’élimination prudente de tout élément permettant au spectateur de situer la scène dans le temps ou dans l’espace a permis au prototype de 1873 de s’adapter aux évolutions du goût et des moeurs.  Exposé à Vienne sous le titre neutre « Das Bad (Le Bain)« , il fut montré en 1885 à Anvers avec un titre plus symboliste « Une Syrène« , pour réapparaître une dernière fois à Paris en 1900 sous le titre « Femme au bain », qui mettait bien l’accent désormais sur le sujet principal d’intérêt.

L’improbable association d’idée entre une femme dans son bain et une sirène, donc entre la baignoire et la mer, n’a donc été possible qu’à un moment bien particulier de la fin du siècle : juste avant que la  baignoire, en se banalisant,  ne bascule définitivement du royaume des fantasmes dans la république de l’hygiène.


La version de 1874

Dans la version de 1874, les chairs ne sont plus cachées que par la chemise : l’antique érotisme de la chevelure dénouée a cédé la place à celui, plus bourgeois,  des froufrous et des linges mouillés.  Le bracelet, moins barbare, est passé du bras droit au bras gauche et le  bijou abandonné se retrouve, sous forme de collier, dans le porte-savon.

Rassuré par l’accueil du tableau précédent, Stevens désormais ne se réfugie plus dans un passé ou un ailleurs indéfinis : le porte-savon, la montre et le livre situent clairement  la scène dans la modernité. Néanmoins, les références antiques continuent de peupler le sous-texte du tableau.

Le robinet

Le spectateur de l’époque, voyant une femme à côté d’un cygne, ne pouvait que penser à l’histoire de Léda : d’autant que  la composition met face à face l’animal  et la dame. De plus, dans cette harmonie en blanc, gris et argent, le robinet et le bracelet, seuls objets dorés, se répondent.


Hérouard explicitera le thème quarante ans plus tard, dans un pastiche amusé.

la vie parisienne 1919 _ levieux

Leda c’est moi
Couverture de La Vie Parisienne, Herouard, 1919


La rose

La rose est l’attribut bien connu d‘Aphrodite : c’est son sang qui, après une piqûre d’épine, colora en rouge les roses blanches.

Le porte-savon

Le porte-savon en forme de coquille fait référence à l’autre attribut bien connu d’Aphrodite, née de la vague en chevauchant une conque.  Par une métaphore implicite entre coquille et baignoire, le spectateur cultivé est invité à savourer, par la pensée, la scène qui immanquablement va suivre : la jeune femme surgissant en chemise mouillée hors du bain, telle Vénus sortant des eaux…

Le bracelet

Stevens_Bain_Bracelet

Chez Stevens, les femmes en portent parfois, au bras gauche ou au bras droit. Ici, le modèle est on ne peut plus simple : un épais anneau d’or sans ornements. Mis en valeur par le raccourci du bras qu’il ceint étroitement, à deux doigts des yeux de la dame, il captive le regard et catalyse l’érotisme  du tableau : à l’effet de nudité augmentée (nue sauf ses bijoux) s’ajoute la thématique du bracelet d’esclave (enchaînée à son maître, à ses richesses).

Un sphynx

Certains des contemporains n’ont pas manqué le côté barbare et mythologique de la scène, et  se sont même quelque peu enflammés  :

« Au lieu de la mondaine parée, c’était la chair dans sa nudité. Les moires tremblantes de l’eau, dans le Bain, laissaient deviner la fuite d’un beau corps. Ceux qui ont vu cette femme extraordinaire savent bien qu’il n’y eut là  rien de la virtuosité des peintres peignant la chair pour la chair : la tête, en effet, dominait le corps de sa volonté inflexible. C’était le sphynx impénétrable et muet, auquel les hommes servent de pâture ; c’était la « dévoreuse de cervelle » et il avait raison , l’homme d’esprit qui s’écriait en la voyant : « Pourvu qu’elle reste dans son cadre ! ». Camille Lemonnier, Gazette des Beaux Arts, 1878 01 à 06, p 160

Femme fatale

 

Si « dévoreuse de cervelle » est excessif, il reste que certains des attributs de la baigneuse renvoient à la femme fatale et à la croqueuse de bourses.


Le livre

Chacun sait, depuis madame Bovary, que les romans donnent aux femmes des idées déplorables. Le livre, à plat dos sur un pelochon, pages grandes ouvertes, pourrait en être la métaphore assez précise.


Les roses tête en bas

On avait encore quelques notions, à la fin du XIXème siècle, de ce Langage des fleurs qui avait vu son apogée au siècle précédent, et permettait aux initiés des deux sexes de se transmettre des messages précis.

« La première règle consiste à savoir qu’une fleur présentée droite exprime une pensée, et qu’il suffit de la renverser pour lui faire dire la chose contraire : ainsi, par exemple, un bouton de rose avec ses épines et ses feuilles veut dire : Je crains, mais j’espère ; si l’on rend ce même bouton en le renversant, cela signifie : Il ne faut ni craindre ni espérer. » Louis-Aimé Martin, Le langage des fleurs, 1830

Les traités sont en général  assez d’accord sur la signification des roses blanches : virginité, candeur, amour platonique, coeur qui ignore l’amour.  Présentées tête en bas, elles émargent donc à la thématique contraire : celle de la femme légère.


Le porte-savon

Le filet d’eau qui coule, le porte-savon qui sert de vide-poche : n’est-ce pas signe de paresse, de négligence, celle de la femme entretenue qui sait que montres et colliers se remplacent facilement ? Et qu’il y aura toujours assez d’eau pour venir remplir sa baignoire.


Un bain professionnel

La montre dit : sept heures ou huit heures et demi. Du soir, évidemment : la belle se prépare avant une soirée galante. Il n’est pas impossible que Stevens ait représenté une de ces prostituées de luxe qui, ayant saisi les possibilités érotiques de l’hygiène moderne, faisaient payer les amateurs pour assister à leurs ablutions.

Dans cette interprétation, le bain, purification purement corporelle, ferait ressortir par antithèse l’âme sale et corrompue de la baigneuse. C’est apparemment ce que pensait du tableau Alexandre Dumas Fils, qui venait justement de consacrer une pièce à ce type de femme capable de tout vendre :

« Dumas venait de faire la Femme de Claude. Et il en envoya au peintre un exemplaire, avec cette inscription : « Cher Stevens, nous étions deux à peindre le monstre. » Camille Lemonnier, Gazette des Beaux Arts, 1878 01 à 06, p 160


Un cygne révélateur

Depuis la Renaissance, des centaines de « Suzanne et les Vieillards » ont satisfait des générations de voyeurs. L’érotisme de la baigneuse s’y trouvait contrebalancé par l’ironie, la moquerie ou l’indignation morale à l’encontre des vieillards libidineux, exonérant le spectateur de son propre voyeurisme.

Stevens_Bain_Signature
Ici, dans le huis-clos de la salle de bains, dans le cadrage resserré autour de la baignoire, il n’y a plus qu’un seul voyeur possible à l’intérieur du tableau : le cygne, bien placé pour ne pas en perdre une miette. Plaqué contre le mur, sa forme en S fait écho à la signature de Stevens apposé juste en dessous sur la baignoire. Comme si, discrètement, le peintre se désignait lui-même comme le premier des voyeurs.

Quoiqu’il en soit, ses contemporains avait bien remarqué, sous l’alibi de la peinture mondaine, la prédilection de Stevens pour les coquines :

« Les femmes qu’il affuble de ces robes et de ces châles incomparables sont quelquefois d’aimables mondaines dont la tête est parfaitement vide, charmantes poupées qui ne s’occupent que de chiffons ; mais le plus souvent ce sont des créatures interlopes, profondément versées dans l’art des dangereuses séductions…. Nous entendions une honnête femme se plaindre que M. Stevens employât son pinceau et son talent à la glorification des coquines. Pour la consoler, nous lui fîmes remarquer qu’il peint rarement des coquines heureuses ou triomphantes ; il aime au contraire à les représenter inquiètes, agitées, rêveuses, mordues au cœur par une émotion pénible, recevant un billet fatal qui ruine leurs espérances. » Camille Lemonnier, Revue des Deux Mondes – 1878 – tome 28, p 867

Une Vanité

 

En contrepoint de la lecture érotique, une lecture érudite est possible. Car Stevens a pris soin d’utiliser des objets qui sont aussi, chez les bons maîtres, les attributs bien connus des Vanités.

Bain_Vanite_Valdes_LealVanitas, Juan de Valdés Leal,  1660, Wadsworth Atheneum Museum of Art

La rose

Le thème de la Vanité justifie la présence de la rose , qui « est, par son existence éphémère, l’emblème de la fragilité de la beauté et des plaisirs. »  Alphabet des fleurs pour l’instruction de la jeunesse, 1843
Dans la Vanité de Valdès Leal, on les voit au tout premier plan.


Le livre

Les livres eux aussi hantent les Vanités  (ils s’entassent au beau milieu de celle de Valdès Leal). Car comme les pétales des roses, les pages des livres finissent par s’effeuiller, démontrant le caractère illusoire de toute connaissance.


Le robinet qui fuit

De la commodité de peindre une Vanité dans une salle de bain : le filet d’eau fournit à Stevens un ingrédient qui a échappé à Valdès Leal  :  la métaphore naturelle du temps qui fuit.


La coquille

Le thème de l »Homo bulla » est un classique des Vanités : dans sa forme complète, comme chez Valdès Leal, il s’agit d’un enfant  qui souffle avec une paille l’eau savonneuse contenue dans une coquille Saint Jacques. Ainsi  les emblèmes négatifs de la fragilité et de la fugacité de l’existence (la bulle de savon, la paille) font système avec un symbole positif de fécondité, de renaissance, de vie éternelle (la coquille). Quant à l’enfant, il souligne  l’ignorance et l’insouciance  de l’homme face à sa destinée.

Ce n’est certes pas Stevens qui a eu l’idée du porte-savon en forme de coquille Saint Jacques. Reste que  ce réceptacle, dans lequel la montre ronde s’est substituée au savon, sonne comme une allusion ironique à la coquille de l’Homo Bulla.

La montre

Car la montre ronde, comme la bulle, est le symbole du temps qui passe trop rapidement, du temps limité, puisque tout ressort s’épuise. En somme elle modernise l’antique sablier des Vanités (elle se trouve en bas à gauche dans celle de Valdès Leal).

 

Stevens_Bain_Mignard Anne de Bourbon

Portrait d’Anne de Bourbon, Mignard, 1674, Musée National du Château de Versailles

Ce tableau ne peut être compris qu’en sachant qu’il s’agit d’un portrait posthume. D’où les symboles, inhabituels dans un portrait d’enfant,   du temps qui s’enfuit et de la fragilité de la vie : la bulle, la paille, la coquille (complétée par la perle sur l’épaule), la montre ronde sur la table.

Au fond, le soleil se couche sur le parc automnal, entre deux hautes colonnes qui déplorent cette disparition précoce. Et les deux coussins superposés disent combien la disparue était petite.

(voir également Le perroquet, le chien, l’enfant)

 

2 Une femme dans le temps

16 juin 2012

Comme nous l’avons vu, Le Bain est bien plus que la scène de genre moderne qu’il prétend être. C’est une oeuvre complexe, délibérément truffée d’objets à sens multiples qui permettent  plusieurs niveaux de lecture : la nouveauté luxueuse, les références mythologiques, l’érotisme bourgeois, la Vanité dans la salle de bains… De là tous les paradoxes de la baigneuse de Stevens : moderne et antique, libertine et mélancolique.

A l’issue de cette analyse détaillée, une dernière approche va nous révéler, de manière inattendue, toute l’ambition du tableau… et sans doute ce qui est son véritable sujet.

Une femme dans le Temps


Reflets

La composition est divisée en deux moitiés haute et basse, exactement délimitées par le niveau de l’eau : le milieu du tableau se situe à proximité des deux gouttes qui se reflètent dans cette surface tranquille.

Physiquement, la baignoire est un miroir. Mais Stevens a très peu exploité cet effet  : on distingue à peine  le reflet  du porte-savon, juste derrière la main posée sur le rebord. En revanche, on ressent une analogie formelle très forte entre la coquille blanche, à cinq « doigts », et la main située exactement au-dessous : comme si le véritable reflet de la coquille portant la montre, était la main tenant les fleurs.

Du coup, une autre analogie se révèle dans la partie droite : le livre posé  sur les coussins n’est-il pas le « reflet » de la tête posée sur la main ?

Stevens_Bain_SymétriesCliquer pour agrandir


Du simple au double

Il se trouve que tous les objets situés dans la moitié haute  sont uniques : un robinet, un porte-savon, une montre, un serre-tête, une bague, un bracelet. Alors que tous les objets situés dans la moitié basse sont doubles : deux roses, deux pages, deux coussins.

En somme, dans l’espace  symbolique de la composition, la baignoire fonctionne non pas comme un miroir, mais comme une surface de séparation entre les objets célibataires et  les objets appariés.

Remarquons que les premiers sont faits de matériaux durs : cuivre, porcelaine, or, bois, pierre. Alors que les seconds sont fragiles : pétales, papier, tissu…

Ici, tout ce qui est célibataire est durable, tout ce qui est double est périssable.

Le message subliminal du tableau, qui est peut-être aussi le sujet de méditation de la belle baigneuse, serait-il celui de la fragilité des couples ?


De la minute à l’éternité

Nous avons noté, sans l’expliquer, que dans les symétries de la composition, les roses sont le « reflet » de la montre, et le livre  est le « reflet » de la tête. Et si ces  éléments fonctionnaient non pas deux à deux, mais en quatuor ?

  • Partons donc de la montre, qui marque les heures.
  • Nous rencontrons ensuite les roses, qui vivent quelques jours.
  • Puis voici les pages du livre, dont la durée de vie se compte en années.
  • Enfin voici le bracelet en or : que représente l’or, sinon l’éternité ?

Stevens_Bain_Ovale

Cliquer pour agrandir

 L’ovale parfait que nous venons de découvrir vient tangenter le filet d’eau. Coulant de haut en bas, c’est lui qui imprime son mouvement à l’ovale. En définitive, le message profond du tableau ne serait qu’une tautologie :

le temps qui fuit, c’est le moteur qui pousse les choses de la minute à l’éternité.


L’objet-mystère

Comme dans la Lettre volée, l’élément crucial est sous notre nez, mais personne ne le remarque. Que peut bien être cette sorte de lame métallique incurvée, qui semble prise dans le mur juste à droite du porte-savon ?
Stevens_Bain_PorteSavon

Une râpe sur laquelle on passe le savon, de bas en haut, pour en détacher des  copeaux : Stevens a trouvé le moyen d’évoquer le savon manquant, et de nous faire comprendre qu’il s’est dissous dans la baignoire !


De la minute à l’instant

Stevens_Bain_OvaleCompletCliquer pour agrandir

Ainsi le trajet du savon, entre la coquille et l’eau, rajoute la dernière étape à notre ovale :  de la minute à l’instant.

Car qu’est ce que l’instant, sinon un savon insaisissable qui se dissout en permanence dans l’eau du temps ?

Sur quoi médite la baigneuse ? Probablement sur la fragilité du couple.

Sur quoi médite Stevens ? Probablement sur la fragilité de la baigneuse.

En l’enserrant dans cet ovale implacable qui conduit de l’air à l’eau, de la pensée à l’absence, de l’éternité au néant, sans doute  veut-il nous dire qu’elle aussi n’est que savon, un beau savon promis à la dissolution.

Le vrai titre du tableau : Femina bulla !

La chasse imaginée

7 avril 2012

Walter Crane est surtout connu comme illustrateur de livres pour enfants.  Mais en tant que membre du mouvement des Arts & Crafts, il toucha à de nombreux domaines artistiques : peinture, céramique, papier peint, tapisserie…

Le portrait qu’il fit en 1872 de sa jeune femme Mary reflète parfaitement l’éclectisme de l’artiste, et de l’époque…

At Home: A Portrait

Walter Crane, 1872, Leeds Museums and Galleries

 

At home

Le chat statique près de l’âtre qui rougeoie, les tapis et la tenture historiée, la cheminée avec ses carreaux de porcelaine, la jeune femme qui lit avec son châle et ses pantoufles, tout respire le charme cosy, légèrement teinté d’ennui, d’une demeure britannique.

Et pourtant, c’est à Rome que ce portrait a été peint, lors du très long voyage de noces qu’y firent Mary et Walter. « At home » devrait donc plutôt s’intituler « A casa nostra ».

Le coin italien

Walter_Crane_At_Home_coin italien

Sur le pot en faïence bleue et blanche, on lit une inscription qu’aucune substance médicinale ne justifie : « MARIA » est bien sûr la forme latinisée de Mary. Le pot  contient une branche de laurier. A gauche, une lampe à huile florentine. Les objets de la cheminée sont, pour ceux qui savent, un clin d’oeil au lieu de la scène.

La tapisserie

Walter_Crane_At_Home_reve

Derrière la jeune Miss Crane, une tapisserie de style médiéval, pleine de fantaisie, occupe la moitié du tableau. On y voit, de bas en haut :

  • un page tenant en laisse des lévriers blanc et noirs ;
  • une écuyère portant sur sa main un faucon et sur son front le croissant de lune de Diane ; 
  • un cerf sautant par dessus un ruisseau, pourchassé par un chasseur à cheval tenant la bannière « Saint Hubert » ;
  • un ange tirant à l’arc sur un oiseau.

Toutes ces présences tissées s’organisent autour du livre que tient la jeune femme, comme des apparitions autour d’une lampe.


Une décoration de fantaisie

Dans ses mémoires, Walter Crane explique les circonstances de cette composition.  Lors de leur séjour à Rome, les Crane s’étaient lié avec un autre couple, les Sotheby :

« Mme Sotheby se passionnait pour tous les arts italiens, et  fut une des premières, après Mme Morris et Lady Burne-Jones, à faire revivre les travaux d’aiguille dans l’art décoratif. Elle travaillait avec des fils de coton romain colorés, sur une toile de lin. Mon épouse et les demoiselles Barclay, les soeurs du peintre, travaillaient à cette époque sur différents ouvrages, dont je fournissais les cartons. Mr Sotheby recherchait de courtes inscriptions latines pour  mettre sur des banderoles dans ces peintures à l’aiguille : un peu dans l’esprit des tapisseries médiévales qu’ils appréciaient beaucoup, et qu’ils avaient achetées pour décorer leur appartement.

Je peignis ma femme dans notre salon avec, en arrière-plan, des décorations de fantaisie dans ce style. [1] 

La tapisserie représentée ici n’a donc jamais existé, mais elle s’inspire des ouvrages de style médiéval que réalisait à cette époque le jeune couple : dessin Walter, broderie  Mary, texte Mr Sotheby.


Crane-portrait_Mrs-ingram_bywater-Sotheby-Roma-1872

Portrait de Mrs Ingram Bywater (Sotheby)
Walter Crane, 1872, collection privée

Et les Sotheby furent si intéressés par cette manière de traiter un portrait qu’ils m’en commandèrent un de Mme Sotheby, dans le même esprit : je la dessinai de profil en robe blanche de mousseline indienne, avec dans ses mains un vase de verre vénitien portant des jonquilles, et en arrière-plan une vieille soirie italienne sous une banderole portant le vers <de Dante>   » Nel tempo dolci che fiorisce i colli. » (en ce doux temps où les collines fleurissent). »

Hans Sotheby devait mourir deux ans plus tard, en 1874. Charlotte Sotheby se remariera en 1885 avec Ingram Bywater, professeur de grec à Oxford [2].


Crane-portrait_Mrs-ingram_bywater-Sotheby-Roma-1872

On voit bien comment les deux compositions se répondent :

  • un élément animal : le chat, les deux colombes (référence flatteuse à Vénus) ;
  • un élément végétal : la branche d’olivier, les jonquilles ;
  • un élément décoratif lourd de sens : la tapisserie, avec sa citation approprié de Virgile ou de Dante.

Contrastant avec le foyer brûlant, la branche de laurier matérialise la persistance du printemps au coeur de l’hiver ; de même, contrastant avec les fleurs mortes de la tapisserie, les jonquilles marquent l’arrivée du printemps dans le logis.

Les deux oeuvres reposent sur la même tension, le même décalage entre l’intérieur que nous voyons et l’extérieur que les jeunes femmes rêvent : et l’objet jaune qu’elles portent , livre ou bouquet odoriférant, est le déclencheur de leur rêverie.


Le cartouche

 

Il est temps de nous intéresser au texte du cartouche en bas de la tapisserie, tenu par la tête d’un renard. Il est tiré du Livre 3 des Géorgiques de Virgile :

VOCAT INGEN
TI CLAMORE
CITHAERON TAY
GETIQUE CANEM

« Cependant suivons les Dryades dans leurs forêts, et cherchons des sentiers inconnus aux Muses latines. C’est par ton ordre, ô Mécène, que j’entreprends cette oeuvre difficile. Sans toi, mon esprit ne forme aucun projet élevé. Eh bien ! triomphe de ma longue paresse, allons ! Le Cithéron nous appelle à grands cris ; j’entends aboyer les chiens du Taygète, hennir les chevaux d’Épidaure, et l’écho des bois nous renvoie, en les redoublant, ces bruyantes clameurs. »

Nous comprenons alors que la branche de laurier dans le vase évoque la couronne du Poète et place le salon des Crane sous l’égide des Muses Latines.

La chasse imaginée

Le livre que lit Mary est donc les Géorgiques, et  Walter joue à l’imagier médiéval pour en transfigurer le texte  : 

  • la chasse de Saint Hubert fusionne avec celle de Diane ;
  • les lévriers sont les chiens du Taygète,
  • le cerf s’enfuit vers le Cythéron,
  • les chevaux sont ceux d’Epidaure.

La tapisserie n’est pas seulement un souvenir du voyage à Rome : c’est surtout un objet fusionnel, le symbole de la collaboration du couple à cette époque, où se mêlent intimement le savoir-faire de l’illustrateur et la rêverie de la lectrice. Ce vers de Virgile a été choisi parce qu’il est un appel à l’imagination : une exhortation  pour l’un à dessiner, pour l’autre à entendre la clameur du torrent et les aboiements des chiens. La tenture nous donne à voir l’imaginaire conjugal.

Walter_Crane_At_Home_Portrait Mary Tapisserie
Et la puissance combinée de la peinture et de la poésie conspirent à projeter la scène peinte dans la scène rêvée, le salon dans la tapisserie :  la branche d’olivier s’y retrouve sous forme d’arbre, la lectrice se transforme en Diane chasseresse et le livre en faucon sur son poing. Quant au chat  assis à ses pieds, c’est en chien  courant qu’il se métamorphose.



Walter_Crane_At_Home_Chat

Mrs Crane n’est pas la seule rêveuse de la pièce : avec un humour certain, Walter campe un autre chasseur sur son tapis, entouré de proies imaginaires : oiseaux ou poissons faits non pas de fils colorés, mais de porcelaines bleus et blanches…


La source de Crane (SCOOP !)

Symphony in White, No. 2: The Little White Girl 1864 by James Abbott McNeill Whistler 1834-1903

Symphony in white no 2, The little white girl,
Whistler, 1864, Tate Gallery

Crane, qui était étudiant en art à Londres en 1865, a forcément vu lors de son exposition à la Royal Academy ce tableau de Whistler, célèbre pour avoir inspiré à Swinburne un poème , exposé à côté du tableau :

Heureuse, mais pas rouge de joie,
Puisque les joies passent ;
Triste, mais pas courbée par la tristesse,
Puisque les chagrins meurent ;
Au fond du verre étincelant
Elle voit passer toutes les choses du passé,
Et toute la douce vie qui y est couchée et qui ment.

Swimburne, Devant le miroir (Poèmes et ballades)

Glad, but not flushed with gladness,
Since joys go by;
Sad, but not bent with sadness,
Since sorrows die;
Deep in the gleaming glass
She sees all past things pass,
And all sweet life that was lie down and lie.


Whistler_James_Symphony_in_White_no_1_(The_White_Girl)_1862
Symphony in White, No. 1: The White Girl
Whistler, (1862), National Gallery of Art, Washington

Le portrait fait suite à un tableau en pied réalisé deux ans plus tôt : « petite » doit être compris comme faisant référence non à la jeunesse de la fille, mais au format du tableau.


Whistler Symphony in white no 2 The little white girl, 1864 Tate Gallery main gauche

La jeune femme des deux toiles est Jo Hiffernan, une modèle avec qui Whistler vivait maritalement, mais que les conventions sociales lui interdisaient d’épouser [3]. L’anneau nuptial de la main gauche, posée bien en évidence sur le manteau, ainsi que le profil souriant de la jeune fille font donc partie d’un monde espéré : c’est le visage mélancolique du reflet qui exprime la triste réalité.


Whistler Symphony in white no 2 The little white girl, 1864 Tate Gallery main droite Walter_Crane_At_Home_main gauche

Il ne fait pas de doute que l’éventail dans la main droite de Mrs Crane est un clin d’oeil au japonisme de Whistler , et que le vase de majolique signé MARIA renvoie au vase blanc et bleu de la pauvre Jo…

Whistler Symphony in white no 2 The little white girl, 1864 Tate Gallery main gauche anneau Walter_Crane_At_Home_coin livre

…comme si le mariage impossible de l’une était vengé par le mariage réussi de l’autre.

Tandis que Whistler se sert du miroir pour inverser le réel et l’espéré, c’est à la tapisserie que Crane donne le pouvoir d’échapper au réel pour donner à voir l’imaginaire.


Une troisième fille à la cheminée

Trente ans après Crane, un autre peintre victorien retrouvera le même procédé : projeter dans l’ameublement l’imaginaire d’une miss.. et de son fidèle compagnon.

At Home: A Portrait,
Walter Crane, 1872, Leeds Museums and Galleries
Arthur Hughes - A Passing Cloud ca 1908Un nuage passe (A passing cloud)
Arthur Hughes, 1900, Collection privée

Les deux oeuvres semblent jumelles :

  • miroir sur la cheminée;
  • carreaux de Delft ;
  • animal familier : chat ou épagneul ;
  • longue robe brune ;
  • livre ou lettre tenue à la main ;
  • échappée paysagère sur la droite.

Le portrait de Crane s’était vendu dès 1872, lors de son exposition à la Royal Academy, mais Mrs Crane l’avait racheté plus tard. Il existe une reproduction en noir et blanc par « Art reproduction CO », dont je n’ai pas pu déterminer la date. On ne peut donc pas exclure que Hughes ait connu l’oeuvre de Crane, mais le plus probable est qu’il a simplement puisé à la même source que ce dernier : le tableau bien plus célèbre de Whistler.


Symphony in White, No. 2: The Little White Girl 1864 by James Abbott McNeill Whistler 1834-1903Symphony in white no 2, The little white girl,
Whistler, 1864, Tate Gallery
Arthur Hughes - A Passing Cloud ca 1908Un nuage passe (A passing cloud)
Arthur Hughes, 1900, Collection privée

Ainsi s’expliquent les deux miroirs, l’un circulaire et l’autre plat, qui renvoient, comme chez Whistler, deux images du même tableau. Hughes a inversé sa composition en conservant son format, et l’a saupoudrée de détails symboliques typiques du préraphaélisme finissant.


Arthur Hughes - A Passing Cloud ca 1908

Un nuage passe (A passing cloud)
Arthur Hughes, 1900, Collection privée

Le livre fermé est posé sur la cheminée. Et la lettre qu’elle n’aurait pas voulu lire pend inerte au bout du  bras.

La tête appuyée sur l’autre main, la jeune fille fixe le foyer vide.


Arthur Hughes - A Passing Cloud ca 1908 detail miroir

 

Au dessus du livre fermé, d’autres objets relaient cette impression de vanité, de vacuité : les pensées cueillies pour rien, le miroir, soleil artificiel, et le double reflet d’un paysage indéchiffrable.


L’imaginaire en point de croix

Arthur Hughes - A Passing Cloud ca 1908 detail cadre
A quoi rêvent les jeunes filles tristes ? A leur « home », telle la maison naïvement brodée dans le cadre au dessus de sa tête. Maison familiale, celle qu’elle aime mais va devoir quitter pour fonder sa propre maison.

Rêves animaux

Walter_Crane_At_Home_Chat carreaux Arthur Hughes - A Passing Cloud ca 1908 detail chien

L’épagneul, inquiet de ce chagrin incompréhensible, lève les yeux vers sa maîtresse. Mais aussi vers les carreaux de Delft, bois, collines et lacs où il ferait bon chasser.

De même que chez Crane les carreaux de la cheminée donnaient à voir le désir du chat,, ceux de la cheminée donnent à voir l‘espoir du chien : sortir.


Le bas-relief mythologique

Arthur Hughes - A Passing Cloud ca 1908 detail cheminee
La jeune fille contemple, avec une ironie amère, le bas-relief en porcelaine de Wedgwood. On y devine une femme tenant un arc, face à un Cupidon adossé à un arbre. Sans doute s’agit-il du thème  de Diane désarmant Cupidon (car il avait fait des avances à ses nymphes).


Diana and Cupid Pompeo Batoni 1761 MET

Diane désarmant Cupidon, Pompeo Batoni, 1761;

Metropolitan Museum, New York.

Du coup, l’épagneul prend une nouvelle valeur : celui du compagnon de Diane chasseresse, délégué aux pieds de la jeune humaine pour la consoler des méfaits de l’Amour.


Shakespeare à la rescousse

Souvent, lorsqu’un artiste victorien se trouve aux prises avec un thème quelque peu ambitieux, il ne manque pas de faire appel à Shakespeare. Voici donc les quelques vers écrits au dos du tableau :

 

Oh ! que le printemps de l’amour ressemble bien
à l’éclat incertain d’un jour d’avril,
qui tantôt montre toute la beauté du soleil,
et qu’à chaque instant un nuage vient obscurcir ! « 

Shakespeare, The Two Gentlemen of Verona  I, 3

O how this spring of love resembleth
The uncertain glory of an April day
Which now shows all the beauty of the sun
And by and by a cloud takes all away »

http://artifexinopere.com/wp-content/uploads/2012/04/Arthur-Hughes-A-Passing-Cloud-ca-1908-detail-fenetre.jpg

Ainsi la fenêtre montre au spectateur ce que la jeune fille, perdue dans ses nuages  intérieurs, ne voit pas :

le jardin fleuri et son ciel bleu, le Printemps de sa propre vie

Le tableau optimiste de Hughes est moins un hommage au tableau de Whistler qu’un développement du poème de Swimburne qui lui était associé : « Puisque les chagrins meurent ».


sb-line

A l’issue de la longue carrière de Hughes, « Un nuage passe » constitue une sorte d’auto-référence, la reprise d’un thème qui l’avait rendu célèbre quarante ans plus tôt : celui du chagrin d’amour.

sb-line

April Love 1855-6 by Arthur Hughes 1832-1915Amour d’Avril (April Love)
Arthur Hughes, 1855-6, Tate Gallery, Londres
Arthur Hughes - A Passing Cloud ca 1908Un nuage passe (A passing cloud)
Arthur Hughes, 1900, Collection privée

Lors de son exposition, le tableau était accompagné d’un passage du poème de Tennyson, La Fille du Meunier ( ‘The Miller’s Daughter’) :

L’amour devient un regret vague
Les yeux pleurent des larmes vaines
De vaines habitudes nous lient encore
Qu’est ce que l’Amour ? Car nous oublions.
Ah non non.

Love is hurt with jar and fret,
Love is made a vague regret,
Eyes with idle tears are set,
Idle habit links us yet;
What is Love? For we forget.
Ah no, no.


Bleu de l’Esperance, noir du Désespoir

Arthur Hughes April Love 1855 56 Tate detail

Tout tend vers le bleu : les yeux, la robe somptueuse, le lilas par la fenêtre, les pétales sur le sol.

Et pourtant tout est noir : la tonnelle et l’homme qui pleure dans la pénombre, se cachant les yeux pour ne plus voir.

Le lierre, associé à la fidélité et à la vie éternelle, prend ici  valeur d’antiphrase : car bien sûr le thème est la fugacité des amours printanières.

Ruskin, qui voulait absolument que son père achète la toile, décrivait ainsi le visage de la jeune fille :

entre joie et peine, comme un ciel d’Avril dont on ne sait si la partie sombre est le bleu, ou le nuage

between joy and pain… like an April sky when you do not know whether the dark part of it is blue – or raincloud


Références :
[1] Walter Crane, An artist’s reminiscences, The Macmillan Company, New York 1907, p 132
https://archive.org/details/anartistsremini00crangoog
[2] Ingram Bywater: The Memoir of an Oxford Scholar, 1840 – 1914
https://fr.calameo.com/books/000107044e9431480ca9a

1 Les archers sous l'arche

7 avril 2012

La signature d’Albrecht Altdorfer, imitée sur  celle d’Albrecht Dürer, se compose des initiales du nom et du prénom : un A à l’intérieur d’un autre A.

Altdorfer Monogramme
Nous ne saurons jamais si l’artiste avait remarqué que ce monogramme évoque un pont à l’intérieur d’un pont : c’est en tout cas le schéma selon lequel il a  construit le Martyre de Saint Sébastien.

Autel de Saint Sébastien : le martyre

Atdorfer,1509-1516, Monastère de St. Florian près Linz, Autriche

 

Altdorfer-Sebastien-Martyre

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L’histoire de Sébastien

En 288, l’Empereur Dioclétien a condamné le chef de ses archers, un chrétien nommé Sébastien, à mourir sous les flèches de ses propres camarades.

Altdorfer a limité ses efforts de reconstitution historique au strict minimum : la colonne romaine à laquelle est attaché le supplicié, les fissures du pavement qui disent l’ancienneté du lieu, et le costume vaguement oriental des soldats. Peut être le monument rond à l’arrière-plan est-il censé évoquer le Colisée.

Pour le reste, la scène se passe dans le paysage alpestre des pays du Danube, qu’Altdorfer n’a jamais quitté.


Le pont impérial

L’Empereur Dioclétien, reconnaissable au tapis d’honneur posé sur le parapet, est venu observer la mise à mort de son ancien favori. Le pont, une arche ogivale, est orné au centre d’une niche typiquement Renaissance, avec deux amours tenant un blason.

Sans doute cette arche, si prégnante au milieu du panneau, est-elle une idée d’humaniste : en latin, arcus signifie aussi bien l’élément d’architecture que l’arme de l’archer. De plus, trois des arcs ou arbalètes figurés sur le panneau se trouvent sur le tracé de l’arche, soulignant visuellement la relation entre le lieu de la décision et le moyen de l’exécution.


Le pont populaire

Altdorfer-Sebastien-Martyre_Pont_Public

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Un second petit pont en brique est construit sous le premier, par dessus l’étroit torrent. Des badauds s’y pressent pour observer la mise à mort. Ce pont doit être submergé par forte crue, puisqu’il manque à la balustrade deux de ses panneaux ajourés. Bizarrement, il ne sert pas à franchir le torrent, puisqu’il n’y a pas d’escalier sur la droite et que la balustrade le ferme.

En remarquant à l’arrière-plan les deux soldats portant une pique qui arrivent de la ville, on comprend qu’un chemin doit longer le torrent sur sa gauche : le petit pont sert simplement de passage sous le grand pont.


Deux ponts orthogonaux

Dans le plan du tableau, le pont ogival relie deux parties privées du jardin impérial et est réservé à la cour (sans doute l’escalier de gauche,  qui descend depuis les jardins, est-il fermé par une grille).

Dans la profondeur,  le pont en brique, lui, se trouve sur le chemin public que prennent  le soldats et le petit peuple venu de la ville.

Ainsi Altdorfer met en scène une architecture paradoxale : visuellement, les deux ponts sont parallèles, mais fonctionnellement, ils sont orthogonaux et appartiennent à  deux domaines qui ne communiquent pas entre eux.

Altdorfer-Sebastien-Martyre_Deux_Ponts

Le chef du peloton

Un seul soldat se trouve sur la rive gauche, du côté du supplicié, et sous l’Empereur afin de pouvoir entendre ses ordres. Il porte sur son côté  gauche une épée, sur son côté droit un long carquois, et s’appuie de la main droite sur un arc dont il ne se sert pas. Il s’est posté en bas de l’escalier, bloquant la circulation sur le chemin, le temps de l’exécution.

Altdorfer-Sebastien-Martyre_Chef-Peloton

Droit, vu de face, entièrement vêtu de blanc et barbu, le chef des archers  fait contraste avec le précédent tenant du poste : le saint  ligoté, vu de profil, dénudé et imberbe.


Les soldats

Les deux soldats du fond sont équipés d’arbalètes, les deux de devant ont des arcs.

Le premier arbalétrier remonte son arme avec la manivelle, un carquois portant les carreaux est posé à ses pieds ; le second arbalétrier, assis sur une chaise, prend tout son temps pour viser.

Deux badauds séparent le couple des albalétriers et celui des archers. La encore, un des deux archers s’apprête à tirer tandis que l’autre est l’arrêt.

Carreaux et flèches

Altdorfer-Sebastien-Martyre-JambeOn reconnaît les carreaux tirés par l’arbalète au fait qu’il sont  plus courts que les flèches, et que leur pointe de fer est plus importante.

Ainsi la jambe droite de Sébastien est transpercée au niveau de la cuisse par une flèche, au niveau de la cheville par un carreau : ce qui montre que d’autres arbalétriers se situent en hors champ, en avant du tableau.

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Le pont sagittal

En réunissant les deux rives du torrent – les soldats et leur cible – les trajectoires des projectiles constituent une sorte de pont virtuel, un pont sagittal visible seulement par la pensée.

Un dialogue muet

Le premier archer ne tire pas, et  son arc est le seul qui ne se trouve pas sur le contour de l’arche, comme s’il s’émancipait visuellement de la décision impériale. Ce soldat partage le premier plan avec le saint, à taille égale, en face à face :  symétrie encore accentuée par le chêne élancé qui se dresse derrière lui, comme pour s’incliner à la rencontre du chêne qui s’élève derrière le saint.

L’expression de tristesse du premier soldat contraste avec le rictus de son camarade situé juste derrière : on comprend alors que c’est sur lui que se porte le regard interrogateur de Sébastien, son ancien chef : vas-tu me perforer, toi-aussi ?

Sébastien a été condamné à mort non seulement parce qu’il était chrétien, mais surtout parce qu’il convertissait ses soldats. Et c’est exactement ce que Altdorfer nous montre :   à l’insu des autres soldats, des badauds, et de l’empereur lui-même,  le dernier regard du Saint fait son dernier converti.

Le regard-archer

L’analogie entre un regard et une flèche était courante à la Renaissance, du moins en ce qui concerne l’amour profane :
« Qu’ y a-t-il d’étonnant qu’un oeil ouvert et fixé sur quelqu’un lance les traits de ses rayons dans les yeux de la personne qui est proche de lui et qu’avec ces traits, qui sont les véhicules des esprits, il dirige vers elle la vapeur sanguine que nous appelons esprit ? De là le trait empoisonné traverse les yeux et comme il vient du coeur de celui qui frappe, il recherche la poitrine de celui qu’il atteint, comme sa propre demeure. »
Marsile Ficin, De amore, Septième discours, Chapitre 4, « L’Amour vulgaire est une sorte d’ensorcellement ».


Le pont spirituel

Il semble qu’Altdorfer transpose cette métaphore dans le domaine de l’amour divin : au moment même où il est transpercé par les flèches, Sébastien décoche sur le premier soldat un trait de compassion/conversion.

Il n’est peut être pas fortuit que la ligne qui joint les yeux du saint et les yeux du soldat coupe exactement  la niche du pont, dans laquelle deux amours tiennent ensemble le même écu.

Ainsi se construit à la barbe de l’empereur, entre les deux personnages du premier plan, un nouveau pont invisible : un pont purement spirituel.

Altdorfer_Sebastien_Pont-Spirituel

Le dernier pont : la dalle

Pour les spectateurs sourcilleux qui se demanderaient comment les soldats ont fait pour passer sur l’autre rive,
Altdorfer fournit une explication simple : au tout premier plan, le torrent est couvert par une dalle.

Mais ce dispositif a bien sûr une valeur symbolique : tandis que les Mauvais Soldats sont séparés du Saint par le torrent, la dalle établit une continuité physique entre le Saint et le Bon Soldat :  celui-ci n’aurait qu’à avancer le pied pour traverser et s’agenouiller sur la marche devant le piédestal de la colonne, en réponse au regard décoché par le Saint.

Face à son dernier converti, Sébastien sur son socle est en train de se transformer en objet d’adoration, son corps en effigie et sa chair en statue.

Altdorfer-Sebastien-Martyre_Schéma

Une iconographie unique

Dans les représentations habituelles du martyre, Saint Sébastien est attaché à une colonne ou à un arbre au milieu des archers, peut-être parce que le texte de Jacques de Voragine indique que « Dioclétien le fit lier au milieu d’une plaine ».

Il est beaucoup plus rare que le Saint et les archers se répartissent dans les deux moitiés du tableau. Et il n’y a qu’Altdorfer pour avoir séparé  ces deux moitiés par un torrent.

Pourquoi le torrent ?

Le torrent est un élément capital puisque, comme nous venons de le voir, il organise l’ensemble de la composition en une enfilade de ponts , réels et virtuels.

Altdorfer-Sebastien-Point_De_Fuite
De plus, le point de fuite, bien repéré par les arêtes de l’escalier, se situe à l’extrémité de l’empennage du carreau qui traverse la cheville du saint : il correspond  au point de vue d’un spectateur qui se situerait nettement en contrebas, donc dans le lit du torrent.

Altdorfer-Sebastien-Martyre_Torrent
Comment justifier la présence de cette faille béante entre les bourreaux et la victime ? Faut-il voir, dans les rondins qui retiennent ses rives, une allusion aux flèches qui hérissent le Saint ?

Une autre explication est plus plausible, mais il faut pour cela avancer dans l’histoire, et dans la BD d’Altdorfer…


Le second martyre

Sébastien a comme particularité d’être le seul Saint à avoir subi deux martyres : soigné par sainte Irène,  il guérit des blessures causées par les flèches et revint voir Dioclétien pour lui reprocher sa cruauté (deuxième panneau de la série d’Altdorfer).  Aussi entêté que le saint, Dioclétien commanda que cette fois il soit flagellé et assommé dans le cirque (troisième panneau), et que son corps soit  jeté dans le grand égout de Rome, afin de rendre impossible tout rite funéraire.

Mais sainte Lucine, avertie en rêve, retrouva le corps dans la Cloaca Maxima et le fit ensevelir dans les catacombes de la Via Appia, auprès des apôtres.

C’est à cette scène qu’Altdorfer a consacré le quatrième et dernier panneau de la série.

Autel de Saint Sébastien : la découverte du corps

Atdorfer,1509-1516, Monastère de St. Florian près Linz, Autriche

Altdorfer-Sebastien-Decouverte_Corps

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Nous sommes le soir : à droite, deux femmes masquent sous leur main la flamme d’une bougie, tandis que deux autres, dont Sainte Lucine au premier plan, utilisent des lanternes sourdes.

Entre ces deux lanternes, on voit l‘ouverture dans le rempart par où l’égout sort de la ville, et la grille qui a arrêté le corps du saint : les eaux souillées viennent donc du premier plan, à gauche du drap immaculé.  Quatre servantes y pataugent,  pour poser le corps du saint sur le drap.  Juste au dessus, un édicule en bois porté par trois piliers ne laisse pas place au doute  : à voir les barbes végétales qui pendent sous l’évacuation, il s’agit tout bonnement de latrines publiques.

Altdorfer-Sebastien-Decouverte_Corps_Latrines
D’où l’espèce de soupière métallique avec laquelle la servante qui se trouve juste dessous tente de se protéger.

Le point de fuite

Le point de fuite se situe en hors champ à gauche du tableau, un peu en dessous de la tête de Saint Sébastien : autrement dit le spectateur est sensé être là d’où vient l’égout, couché comme le saint dans l’eau souillée.

Altdorfer-Sebastien-Martyre

Altdorfer-Sebastien-Decouverte_Corps


Du torrent à l’égout

La récupération du corps de Saint Sébastien dans l’égout : très peu d’artistes se sont frottés à cette scène scabreuse…

En rapprochant les deux raretés iconographiques imaginées par Altdorfer, le torrent du premier panneau et l’égout du dernier, on comprend qu’il utilise le cours d’eau pour mettre en pendant les deux scènes : dans une ellipse graphique qui élimine les deux scènes intermédiaires, il fait « comme si »  le  torrent qui sort du premier panneau par la droite était le même que l’égout qui rentre dans le dernier par la gauche.

Mieux, en positionnant délibérément  le point de fuite  dans le lit du cours d’eau, il implique le spectateur non seulement dans une contiguïté spatiale, mais surtout  dans  une continuité temporelle  : à gauche il est déjà dans l’eau avant que le Saint n’y soit jeté, à droite il est encore dans l’eau tandis que le Saint en est retiré.

Le cours d’eau d’Altdorfer n’est autre que le flux de l’histoire ; et sa technique narrative consiste, littéralement, à y plonger le spectateur.

2 Couler sur un pont

7 avril 2012

Il se peut que, dans le martyre de Saint Sébastien (voir Les archers sous l’arche) le motif du pont sous le pont ait été inspiré à Altdorfer par son monogramme si parlant.
Altdorfer Monogramme
A la même époque, pour le même monastère, Altdorfer consacre une autre série de panneaux  à un autre saint martyr et militaire, Florian,  dont l’histoire recoupe en bien des points celle de Saint Sébastien.

Dans cette seconde série, tout ce passe comme si Altdorfer avait décidé exploiter l’autre potentialité de son monogramme : celle du pont vu de dessous, à la manière de celui d’Argenteuil que Sisley représentera bien plus tard….
Alfred Sisley, Under the Bridge at Hampton Court, 1874. Kunstmuseum Winterthur.

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Le départ de Florian

Atdorfer, 1516-1518, Gallerie des Offices, Florence

Altdorfer_Florian_depart

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Le texte

L’histoire de Florian se déroule en mai 304, durant les persécutions de Dioclétien, et nous est racontée en détail par un texte du VIIIème siècle  (Passio Sancti Floriani).

« Florian, ancien légionnaire et haut fonctionnaire romain, s’était retiré à Aetium Cetium. Lorsque Florian apprit l’arrestation, sur ordre du préfet Aquilinus, et l’emprisonnement de 40 soldats chrétiens, qui étaient d’anciens collègues, il se décida de sortir de sa réserve et de se rendre à Lauriacum, où ils étaient détenus, pour les réconforter. »


Le lieu

Altdorfer représente le moment où Florian sort du rempart de Aetium Cetium, actuellement Sankt Pölten en Autriche. Pour se rendre à Lauriacum, aujourd’hui Enns, il faut marcher une centaine de kilomètres vers l’Ouest, ce qui est cohérent avec la position du soleil dans l’après-midi, au mois de mai.


Les personnages

Florian est accompagné par des chrétiens portant des objets de culte. Il est équipé d’un chapeau de paille marqué d’une croix, et tient à main gauche un grand bâton de marche.  Deux compagnons l’attendent un peu plus loin, eux aussi portant un grand bâton de marche. Plus loin à droite, un autre voyageur avance déjà en éclaireur sur le chemin, avec un chapeau et un bâton court.

L’arrestation de Saint Florian

Altdorfer, 1516-1518, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg

Altdorfer_Florian-arrestation

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Le texte

L’épisode de l’arrestation tient peu de place dans l’histoire :

« En chemin, il rencontra une patrouille de légionnaires et il reconnut en eux d’anciens compagnons d’armes.« Si vous cherchez des chrétiens, leur dit-il, arrêtez-moi et conduisez-moi au gouverneur, car je suis chrétien et je le reconnais publiquement. » »


Le lieu et l’heure

Altdorfer a situé l’arrestation  sur le pont en contrebas de la ville d’Enns. Cette cité est située sur la rive gauche de la rivière du même nom, qui coule du Sud au Nord.  En venant de Sankt Pölten, Florian devait donc bien passer sur ce pont.

L’écume sur le rocher montre que la rivière coule de gauche à droite, du Sud au Nord : le soleil, à l’Ouest, est donc un soleil couchant.

Les personnages

Florian vient d’être séparé de ses compagnons de voyage : l’un à gauche, portant bâton, besace et chapeau noir marqué d’une croix, et qui joint ses mains en signe de supplication, est écarté sans ménagement. C’est sans doute le même personnage qui se trouvait sur la route,  dans la scène du départ : sortant d’une image par la droite et entrant dans la suivante par la gauche,  il est chargé d’assurer la continuité narrative.

Un autre compagnon, à droite, est embarqué entre deux soldats vers la ville. Plus haut, sur le chemin en S, un soldat les précède, peut être pour annoncer au préfet Aquilinus la nouvelle de l’arrestation.

Florian est encadré par deux soldats en armes, tandis que par derrière un troisième l’immobilise en posant ses mains sur ses épaules. L’un des soldats attrape son bâton de marche, tandis que l’autre agrippe  par la manche sa main droite, qui tient le chapeau de voyage et le chapelet.

Altdorfer_Florian_depart

Altdorfer_Florian-arrestation

Des symétries étudiées

Mises côte à côté, la scène du départ et celle de l’arrestation se répondent sur plusieurs points :

  • soleil en haut à droite contre soleil en bas à gauche,
  • porte du rempart contre édicule du pont,
  • ciboire contre casse-tête,
  • main droite serrée contre main droite immobilisée.

Et dans les deux images, un petit personnage en arrière-plan sur la droite est chargé d’indiquer la suite de l’histoire.

Sautons les deux tableaux intermédiaires de la suite de Saint Florian (la comparution devant Aquilinus et la bastonnade) pour passer directement à la scène du martyre.

Le martyre de Saint Florian

Altdorfer, 1516-1518, Galerie des Offices, Florence

Altdorfer_Florian-Martyre

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Le texte

« L’escorte conduisit alors le condamné à mort jusqu‘au pont sur la rivière. Pendant tout le trajet, Florian rayonnait d’une grande joie intérieure suscitée par l’espérance de la vie éternelle promise par Dieu à ceux qui l’aiment Il était comme quelqu’un qu’on conduit tranquillement au bain. On lui attacha une lourde pierre au cou, mais personne n’avait le courage de le pousser dans l’eau, du haut du pont. Florian se tenait, tourné vers l’est, les bras étendus, et priait : «  Seigneur Jésus, je remets mon esprit entre tes mains.» Un jeune homme de passage sur le pont, exaspéré par l’hésitation des soldats et rempli de colère, s’écria : « Qu’avez-vous à attendre ainsi et pourquoi n’exécutez-vous pas les ordres du gouverneur ? » Il prit alors l’initiative de pousser Florian dans la rivière. Pendant qu’il suivait des yeux Florian qui disparaissait dans le courant, ses yeux se rompirent et il devint aveugle.« 


Le lieu

Nous reconnaissons le pont sur lequel  l’arrestation a eu lieu, mais vu sous un autre angle : depuis la droite et par en dessous. En haut à droite, on retrouve le clocher en haut de la route, vu de côté.  L’édicule en bois sur le pont, qui était vu de face, se trouve lui aussi vu de biais. La partie du tablier que nous voyons de face est probablement le tournant du pont, là où dans l’autre scène  était posté le soldat en armure noire.


Paysage de rivière avec un pont sinueux Augustin Hirschvogel

Paysage de rivière avec un pont sinueux,
Augustin Hirschvogel, 1546

Voici qui prouve que ce type de pont-passerelle, avec un octroi ou un poste de garde au milieu, n’est pas entièrement sorti de l’imagination d’Altdorfer.

Le bas du panneau a été coupé, de sorte que nous ne voyons plus la chute d’eau qui, à gauche, devait rendre la scène encore plus impressionnante. Remarquons une petite erreur : puisque la rivière coule de gauche à droite, les remous en forme de V, à la base des poteaux, devraient être dans l’autre sens.

Altdorfer_Florian-Martyre_Remous


Les personnages

Florian est à genoux, les poignets liés, la meule autour du cou. Le lourd disque de pierre est posé en biais le long d’un billot, il ne reste plus qu’à le faire rouler pour précipiter le Saint dans la rivière. Les deux personnages armés de bâton sont les bourreaux qui ont bastonné Florian,  mais on voit bien qu’ils hésitent à conclure. Le jeune homme qui finalement va se décider à exécuter l’ordre est sans doute le personnage en manteau bleu et chapeau vert, qui pose une main sur l’épaule du saint et l’autre sur la meule.
Altdorfer_Florian-Martyre_Foule
Altdorfer a placé juste derrière le saint un personnage tenant entre ses mains un bandeau : mais ceux qui connaissent l’histoire comprennent que celui-ci n’est pas destiné au saint, mais symbolise l’aveuglement qui va frapper dans un instant le meurtrier.


Une autre interprétation

Ce petit tableau d’un peintre anonyme de l’école du Danube, daté de 1518, montre la scène un instant plus tard, dans un style naïf et résolument tourné vers le pittoresque : perspective fantaisiste, saint en vue sous-marine, et personnage sur le pont dont les yeux tombent des orbites.

Ecole du danube Martyre Saint Florian
L’intéressant est que le peintre connaissait probablement le panneau d’Altdorfer et qu’il s’est efforcé, avec ses faibles moyens,  d’en reproduire l’élément le plus frappant : le spectaculaire point de vue par en dessous.

Contre-plongées

Dans la scène de l’Arrestation et dans la scène du Martyre, qui en est le pendant, Altdorfer utilise un effet proprement cinématographiques : celui de la contre-plongée.

Altdorfer_Florian-arrestation

Altdorfer_Florian-Martyre

L’Arrestation est vue  d’un point qui se situe un peu au dessus du pont, à peu près au niveau des genoux des personnages : ce qui met en valeur l’édicule sous lequel le saint va passer, la route sinueuse, et tout en haut la cité dans laquelle il va comparaître : le point de vue choisi prépare donc le suite de l’histoire.

Pour la scène du Martyre, le peintre se place largement en dessous du pont, au niveau de sa signature  gravée sur un des piliers. Ce point de vue minimise la ville et la route, qui représentent les scènes du passé ; et là encore prépare la scène qui va suivre

De l’art d’anticiper une plongée avec une contre-plongée !


La meule

Le fait d’identifier la « lourde pierre au cou » dont parle le texte à une meule de moulin n’est pas une facilité des illustrateurs : l’abbaye des Augustins de Sankt Florian expose effectivement la meule du Saint dans sa crypte.
Altdorfer_Florian-Martyre_Moulin
Toujours rationnel, Altdorfer a rajouté une bâtisse au ras de l’eau, derrière les piles du pont, qui pourrait bien être le moulin.

La meule rend l’histoire bien plus frappante, pour la vue comme pour l’esprit : car cette roue, normalement mobile et mûe par le courant, est ici transformé en son contraire exact : une masse immobile et qui s’oppose au mouvement du courant.


Contre-nature

Mais ce qui rend l’interprétation d’Altdorfer  particulièrement remarquable, c’est qu’elle  développe d’autres éléments paradoxaux ou « contre-nature’ :

  • le point de vue  est celui d’un homme-rivière, qui passerait non pas sur mais sous le pont
  • la foule qui déferle de la rue jusqu’au tablier est une sorte de rivière humaine qui coule non pas sous mais sur  le  pont
  • sous le pont, la rivière comme nous l’avons vu coule à moitié dans un sens et à moitié dans l’autre ; de même la foule, au-dessus, coule dans les deux sens vers le saint

Altdorfer_Florian-Martyre_flux

Il semblerait que, vu par Altdorfer, le martyre sur le pont de l’Enns nous propose une métaphore visuelle : la rivière la plus dangereuse, c’est la foule !


Une coïncidence littéraire

 Le 23 octobre 1805, les armées russes, reculant d’Ouest en Est devant Napoléon, passaient l’Enns sur le même pont, et dans la même sens, que la foule peinte par Altdorfer. Cet épisode a été raconté par Tolstoï dans Guerre et Paix, (Tome I, Partie I, chapitre VII) :

« Parfois, tel un jaillissement d’écume au-dessus des eaux de l’Enns, un officier vêtu de son manteau se frayait un passage parmi les flots toujours pareils de soldats… parfois, tel un copeau entraîné par la rivière, un hussard à pied, une ordonnance ou un civil était porté par le torrent de l’infanterie ; ou encore, comme un tronc d’arbre flottant au fil de l’eau, un chariot de compagnie ou d’officier chargé jusqu’en haut et bâché défilait sur le pont, cerné de toutes parts. »

Ainsi, pour décrire le même lieu, la plume de Tolstoï retrouve-t-elle le même paradoxe que  le pinceau d’Altdorfer trois siècles plus tôt : celui du fleuve qui coule sur le pont.

Le retable de Saint Florian a été dispersée, mais le panneau suivant devait être celui de la découverte du corps, la même histoire  que pour  Sébastien :  un rêve indique à une digne veuve où repêcher le cadavre, afin de l’enterrer chrétiennement.

La découverte du corps de Saint Florian

Atdorfer, 1516-1518, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg

Altdorfer_Florian-Decouverte corps

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Le texte

« Peu de temps après,  le cadavre de Florian refit surface et vint s’échouer sur des rochers qui dépassaient de l’eau, au bord de la rivière… Pendant la nuit suivante, Florian apparut en songe à une pieuse veuve du nom de Valérie et lui demanda de l’enterrer décemment sur sa propriété. Les boeufs utilisés pour le transport du cadavre eurent à souffrir de la forte chaleur et n’eurent plus la force d’avancer, car ils étaient épuisés par la soif. Valérie se désolait. Alors elle implora le Ciel de venir à son aide et aussitôt une source miraculeuse jaillit à proximité… La veuve cacha d’abord le cadavre sous une couche de branchages et de feuilles avant de pouvoir l’enterrer en secret. »


Le lieu

L’Enns coule du Sud au Nord, puis se jette dans le Danube qui coule d’Ouest en Est. La rivière montrée ici ne peut donc être que le Danube, et le soleil est un soleil levant.

Altdorfer_Florian-Topographie

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Le corps du saint a donc parcouru plusieurs centaines de mètres, attaché à la meule qu’on voit à gauche, dressée contre le rocher qui l’a arrêté.


Les personnages

Dans la version urbaine du repêchage de Saint Sébastien, les servantes retroussaient leur robe pour patauger dans l’égout tandis que Lucine attendait sur la berge. Ici, en version rurale, Valérie et une compagne n’ont pas hésité à mouiller leur robe pour rentrer dans le lit du fleuve. Aidées par un homme dont on ne voit que le genou, elles soulèvent le cadavre et le passent à un autre homme resté dans la carriole. Un linceul blanc voile pudiquement le fessier du martyr, et empêche tout  contact entre les épidermes.


La hâche

Altdorfer_Florian-Decouverte corps hache

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Une hache est fichée, lame en l’air, devant une des roues ferrées : elle  a servi à couper les branchages qui débordent de la carriole, afin de cacher le corps du saint dans la journée, durant son transport. Altdorfer suit donc très scrupuleusement le texte dans tous ses détails.


Le chariot

Altdorfer_Florian-Decouverte corps roue

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Au bout de l’essieu qui dépasse à l’extérieur de la roue, une tige de bois incurvée est fixée sur une clavette métallique. En haut, elle passe par dessus la roue et est liée à une barre de bois oblique, visible à travers les rayons.

ll s’agit d’un type assez particulier de chariot, qu’on rencontre encore en Europe Centrale : la tige incurvée est une sorte d’arc-boutant qui permet de maintenir latéralement le chargement.Voici par exemple un chariot du XVIème siècle, qui servait à transporter des tonneaux.

Altdorfer_Florian-Decouverte corps charriot
Musée du Bois, Campulung Moldovenesc, Roumanie


Le miracle de la meule

Altdorfer_Florian-Decouverte corps meule
Revenons à la meule, qui nous est montrée dressée contre un rocher, encore équipée de sa chaîne. Sa présence constitue donc un miracle implicite, qui ne figure pas dans le texte  : au lieu de couler, la meule a transporté le cadavre loin des soldats, jusqu’à l’endroit où il pouvait être récupéré sans danger.

Ainsi le meule avec sa chaîne, bloquée par le rocher, constitue un dispositif de roulement et de tractage analogue à la roue équipée de son attelage et bloquée par la hache.


Pain et vin

Peut-être faut-il associer ces objets circulaires : d’une part la meule,  d’autre part les roues si particulières qui indiquaient peut-être, aux yeux des contemporains que le chariot transportait des tonneaux. Une référence eucharistique discrète, à gauche le pain, à droite le vin, pourrait présider à  l’émersion de Florian.

Altdorfer_Florian-Decouverte corps synthese

Le thème de la roue irradie dans tout le panneau  : à gauche la meule, à droite les roues, au centre l’auréole  du Saint et  en haut le halo du soleil qui se lève au dessus du fleuve. Et même les saules rayonnent, formant au dessus de la scène une sorte de chariot céleste.