3 Rue de Paris, temps de pluie

25 avril 2011

Cette troisième toile de la série est celle qui a été la plus remarquée à l’Exposition de 1877 : pour sa perspective spectaculaire ; pour le réalisme de l’ambiance pluvieuse ; et surtout  pour son format démesuré (2m12 x 2m76, un monstre dans l’esthétique impressionniste !),  par lequel Caillebotte affirmait à la fois son aisance financière et sa maîtrise technique.

Rue de Paris, temps de pluie 1877

Caillebotte, 1877, Chicago, Art Institute

Caillebotte Rue de Paris, temps de pluieCliquer pour agrandir

Temps de pluie

Car c’est bien la pluie sur Paris qui est, comme l’indique son titre, le sujet principal du tableau.

Après le temps gris des Peintres en Bâtiment et le plein été du Pont de l’Europe, Caillebotte clôt la série avec une météorologie hivernale.  S’amusant à soumettre la capitale-fourmilière à des conditions variées, il va maintenant observer comment la pluie modifie les bâtiments, les rues, les gens…

Ce sera  l’occasion de déployer,  sur le trottoir, entre les pavés, sur les toits, sur les toiles des parapluies, toute la palette de nuances (blanc, argent, bleus et gris pâles) qu’exige le rendu des textures mouillées : la pluie unifie tout dans un camaïeu de tons froids.


Représenter la multitude

Il y a dans le tableau un problème latent, celui que se pose tout jeune peintre ou tout jeune réalisateur de cinéma lorsque, conscient d’avoir fait le tour des scènes intimistes, il décide de s’attaquer aux plans larges et aux scènes de groupe.

La première multitude à représenter est cette de la pluie elle-même. Problème que Caillebotte résoud élégamment,  sans recourir aux striures ou aux effets vaporeux : c’est par la multiplication des pavés et des parapluies qu’il nous suggère, indirectement, l’infinie multiplicité des gouttes.

Ainsi, il refuse tout traitement « artiste », indifférencié, qui escamoterait sous le flou de la touche le problème du nombre. Le grand format lui permet de représenter toutes les cheminées, presque toutes les fenêtres. Quant aux autres multitudes du tableau, elles sont  traitées  avec la même probité, le même besoin naïf de tout montrer, de tout s’approprier : chaque passant, chaque parapluie, chaque pavé est dessiné, ciselé, enchâssé dans le tout, sans perdre sa singularité.

 

QED26055Etude G.Caillebotte, Kopfsteinpflaster -  - G. Caillebotte / 'Etude pour Rue de PariEtude

Caillebotte Rue de Paris, temps de pluie Pavés

Ce traitement individualisé des pavés n’a pas échappé à un critique contemporain :« On peut les compter, les mesurer, les étudier en géologue, en chimiste, et géomètre et en paveur » (E.Lepelletier, « Les impressionnistes », Le radical, 8 avril 1877)


Un instantané peu spontané

Sérieux comme à son habitude, Caillebotte a consacré aux personnages, même les plus insignifiants par la taille, de nombreux croquis préparatoires.  Il n’en a conservé finalement que fort peu : tout le contraire donc d’une oeuvre spontanée jetant les détails au hasard.

Et pourtant l’ensemble atteint une qualité  proprement photographique, où les piétons sont saisis dans leurs marches  autonomes, n’obéissant à aucune logique apparente autre que celle de la variété.

Mais derrière laquelle – et c’est tout le charme du tableau – on ressent néanmoins une construction scrupuleuse :
« Si Rue de Paris » peut paraître de prime abord résolument aléatoire dans sa composition, à y regarder de plus près, nous finissons par sentir que l’architecture du tableau, visible et invisible, domine tout ce qu’elle englobe » K.Vanerdoe,P.Galassi « Gustave Caillebotte », Biro, 1987  p 89


Une collection de pépins

Dans ses esquisses et dans ce qu’il en reste dans l’oeuvre achevée, on sent que Caillebotte a pris plaisir à essayer toutes les combinaisons possibles  des piétons et des parapluies. Au point qu’on se sait si ce sont les accessoires qui s’adaptent aux corps, ou les passants qui servent de prétexte à une exhibition de pépins.


Une composition recentrée

Caillebotte Rue de Paris, temps de pluie
Comme dans les deux autres tableaux de la série, la rue se trouve à gauche et le trottoir à droite. Mais ici, le point de fuite principal se situe presque au centre, à l’emplacement marqué par les deux femmes qui s’éloignent. De ce fait, rue et trottoir occupent deux moitiés égales, matérialisées par le réverbère (le centre géométrique du tableau se situe exactement au niveau du renflement du socle).

Quant à la ligne d’horizon, elle se trouve au niveau des yeux des personnages (et proche du milieu de la hauteur du tableau) :  comme d’habitude, le spectateur est un piéton parmi les autres.

Le recentrage du point de fuite supprime le caractère quelque peu provocateur que revêtait la perspective dans les deux autres oeuvres, et lui permet  de déployer ici  toute sa puissance organisatrice.

Ainsi, deux choses dans l’oeuvre tiennent ensemble les multitudes proliférantes,  et en font la profonde unité :  la pluie, qui mouille tout égalitairement, et la perspective centrale.


Points de fuite

Caillebotte Rue de Paris, temps de pluie Perspective
Peter Galassi (La méthode de Caillebotte, p 34, op cit .) a étudié dans le détail la construction perspective, et constaté qu’il y avait en fait deux points de fuite principaux très rapprochés, chacun correspondant à la tête d’une des deux femmes (celle de droite marquant le point de fuite du trottoir, celle de gauche celui de la vitrine). Cet écart à peine perceptible pourrait correspondre – selon Galassi – à un intérêt de Caillebotte pour la vision stéreoscopique.

Poursuivant cette piste, P.Galassi a remarqué que certains points de fuite secondaires sont également signalés par un petit personnage : la femme descendant du trottoir   (derrière le manche du parapluie) correspond au point de fuite de l’immeuble situé le plus à gauche. Symétriquement, le petit personnage sans parapluie qui traverse la rue (derrière la roue du fiacre) correspond au point de fuite de l’immeuble de droite. Les trois autres points de fuite secondaires ne correspondent pas à un personnage.

Il se peut que Caillebotte, dans une sorte de clin d’oeil  à un Traité de perspective, se soit amusé à matérialiser certains des points de fuite par des personnages, mais ce n’est  pas une explication suffisante pour le positionnement de l’ensemble.


Construction harmonique

Les études préliminaires montrent que Caillebotte a d’abord mis au point les personnages de manière isolée, puis les a intégrés dans le décor en les réduisant à la taille adéquate.

Le choix de la ligne d’horizon, à hauteur d’oeil des personnages debout, simplifie le positionnement vertical : tous les piétons sont leur oeil au niveau de cette ligne d’horizon.

Pour régler l’emplacement latéral, Caillebotte a pu obéir à des considérations de surface plutôt que de profondeur, et chercher à répartir les silhouettes selon des espacements harmonieux, voire harmoniques. Les deux cochers de fiacre, surplombant chacun un des piétons qui traversent, pourraient donner l’espacement qui sert de base à la division horizontale. P.Galassi en a déduit une construction (assez arbitraire) selon des rectangles d’or.

Il est fort possible que Caillebotte, futur architecte naval,  se soit donné des contraintes géométriques ou numériques pour répartir ses personnages ; il est fort douteux, en l’absence de toute indication de sa part, que nous puissions un jour les découvrir.


La tige de fer

Caillebotte Rue de Paris, temps de pluie Tige fer

A l’angle du magasin de droite, un mystère plus tangible tombe du ciel, sous forme d’une tige de fer incongrue. Elle  comporte un coude (comme une gouttière, mais plus mince) et se termine en bas par une boucle, à peine au dessus de la tête des passants.



Un dessin préparatoire permet d’identifier cet objet : il s’agit de la manivelle d’un auvent replié.

Dans la composition définitive, l’auvent a été coupé alors qu’il devrait, selon le dessin préliminaire, être encore dans le champ. Si Caillebotte a supprimé l’auvent  tout en conservant la manivelle, ce n’est donc pas par souci d’exactitude  photographique, mais pour poser au spectateur  un petite devinette ironique.

Cette tige qui ressemble à la fois à une gouttière et un manche de parapluie évoque, en plein hiver pluvieux, les étés parisiens et les terrasses bondées des bistrots.


Cafe de Moscou

Extrait de « Manet, Monet, and the Gare Saint-Lazare », Juliet Wilson Bareau, Yale University Press, 1998

Sur cette carte postale de 1908, la vieillle dame montre l’emplacement où se tenait Caillebotte, à côté du Café de Moscou et derrière le réverbère.


Le réverbère

Caillebotte Rue de Paris, temps de pluie Reverbere
Planté au milieu du tableau, statique comme un phare au milieu des piétons et des véhicules qui traversent la place en tous sens, le réverbère jouit d’une présence singulière. Peut être parce que sa cage fait écho à l’objet prédominant : n’est-elle pas, elle aussi, une sorte de parapluie pour la flamme ?

Très précisément, il s’agit du modèle 1830 qui, depuis 1865, commençait à être remplacé dans les arrondissements centraux, par le modèle Oudry à motifs floraux (celui-ci sera d’ailleurs remplacé l’année suivante, en 1878). La présence de cet objet archaïque dans une place ultramoderne peut s’expliquer simplement par la situation périphérique du quartier  (Voir Kirk Vanerdoe, op.cit., p 231, note 2)

La barre horizontale, soudée à droite sous la lanterne, laisse  perplexe : pourquoi Caillebotte a-t-il mis en évidence un détail qui brise si nettement la symétrie  ? Par fidélité photographique au réverbère réel qui ornait le coin de la rue de Turin ? Impossible de le comparer avec les deux autres réverbères que le tableau nous montre, coupés au mauvais endroit.

Ou bien s’agissait-il de suggérer, au dessus du couple au parapluie, une sorte de menace, de potence virtuelle ?

La présence de la barre avec son crochet terminal a surtout une explication prosaïque : elle servait à appuyer, côté trottoir, une échelle pour monter réparer le réverbère.


Signes distinctifs

Caillebotte Rue de Paris, temps de pluie EchaffaudageCaillebotte Rue de Paris, temps de pluie Peintre

A proximité immédiate de l’échelle virtuelle que suggère la barre du réverbère, on découvre facilement deux échelles bien réelles :  à droite celle qu’un peintre en bâtiment porte sur son épaule comme une croix ; à gauche, l’échafaudage qui s’élève le long d’un immeuble, de l’autre côté de la place, au fond de la rue Clapeyron.

Nous avons désormais plusieurs des signes distinctifs de la série : le réverbère, le peintre en bâtiment, et maintenant les deux échelles. Il ne nous manque plus que deux fiacres allant dans le même sens : ils y sont bien. Et deux hommes prenant une femme « en tenaille ». Ils y sont également.


Le gêneur au parapluie

Caillebotte Rue de Paris, temps de pluie Collision

Le vaste panorama urbain recèle une anecdote, une scène de genre,  entre les trois passants grandeur nature de la partie droite du tableau. Un couple élégant avance vers nous, l’homme donnant le bras à la femme : s’ils ne sont pas mariés (l’index de la main gauche de l’homme ne porte pas de bague), on ressent dans la complémentarité de leur posture une harmonie profonde : il s’agit d’un couple constitué, fusionné sous ce refuge mobile que constitue le parapluie pour deux (exemplaire unique dans le tableau).

D’un même mouvement, ils regardent  vers la gauche,  distraits par un évènement qui nous échappe. Aussi ne remarquent-ils pas l’homme qui leur fait face sur le trottoir et s’arrête pour dévisager la femme, juste avant la collision des parapluies !


Mise en danger d’un couple

Mise en scène malicieuse dans les deux sens du terme, positif et négatif  : le jeu des regards divergents et des parapluies convergents suscite d’abord l’amusement, puis une sorte de malaise. Il y a de la tension dans l’air, entre le manche vertical brandi par l’homme comme un paratonnerre – dont le réverbère redonde le caractère viril,   et le manche incliné du gêneur – dont l’extrémité est sectionnée par le cadre.   Différence de potentiel électrique et évidemment érotique, rivalité potentielle entre deux hauts de forme, on sent que le charmant couple n’est pas si assuré de durer, qu’une collision dans la foule suffirait à l’orienter vers d’autres trajectoires, comme des boules de billard.

D’ailleurs, le parapluie du gêneur n’est-il pas déployé au-dessus de la tête de la femme, comme si, déjà, il en avait pris le contrôle ?


Les quatre autres couples

Caillebotte aurait-il voulu nous livrer une sorte de réflexion sur la cinématique du couple ?  Une fois  notre attention éveillée, quatre autres exemples surgissent.



Caillebotte Rue de Paris, temps de pluie Couple 1
Au premier plan à gauche, un couple d’hommes, l’un légèrement plus grand. Un père et un fils ? Ou plutôt deux frères ? On sait l’importance pour Caillebotte de son frère cadet Martial, tandis que le troisième, René, venait de mourir quelques mois  avant ce tableau.



Caillebotte Rue de Paris, temps de pluie Couple 2
Un peu plus à droite, et un peu plus loin, Caillebotte ruse et nous montre un faux couple : deux piétons qui fusionnent optiquement, mais marchent en fait dans des directions opposées.



Caillebotte Rue de Paris, temps de pluie Couple 3
Juste à droite du réverbère et encore plus loin, un couple de dames, chacune avec son parapluie, finit de traverser la place.



Caillebotte Rue de Paris, temps de pluie Peintre
Enfin, plus à droite et à l’arrière-plan, voici un dernier couple, encore un faux , coupé en deux par le manche du parapluie : le peintre en bâtiment, qui s’apprête à monter sur le trottoir et la femme qui retrousse sa robe pour en descendre, en enjambant le caniveau. Petit couple de hasard qui, à l’évidence, fait écho au grand couple sous le parapluie et en souligne, à nouveau, la fragilité.



Caillebotte Rue de Paris, temps de pluie Couples
Du premier plan à gauche à l’arrière-plan à droite, les quatre couples du tableau s’organisent selon une ligne droite, comme des grenouilles embrochées sur la même tige pour une démonstration de galvanisme.


Gens du pavé

Caillebotte Rue de Paris, temps de pluie Gens du pavé

Contrairement à l’apparence, il règne une certaine rationalité, ou mieux une musicalité, au sein du peuple du pavé, dans la moitié gauche du tableau. Les tâches noires s’organisent selon un motif répété : deux hommes et deux parapluies, un fiacre, un solitaire qui traverse. Puis à nouveau deux hommes et deux parapluies, un fiacre, un solitaire qui traverse.
Enfin le couple de femmes, troisième itération du motif dont la suite se perd dans le lointain.


Gens du trottoir

Caillebotte Rue de Paris, temps de pluie Gens du trottoir

La moitié droite du tableau obéit à une autre logique. Sur le trottoir du premier plan, les trois personnages sont de la Haute, et illustrent le schéme bougeois de la femme de l’un convoitée par l’autre.

Sur le trottoir de l’arrière plan, le décor est identique – un réverbère et des boutiques brunes. Mais les sexes et les conditions sociales sont inversées : un ouvrier sans parapluie et deux ménagères, dont l’une replie son pépin sur le seuil, tous pressés de se mettre au sec au plus vite.

Chez les bourgeois, la pluie est une opportunité d’aventures. Chez les humbles, c’est une incommodité.


La place de Dublin

Dommage que la place de Dublin n’ait pas encore porté ce nom, à l’époque : il aurait pu expliquer que Caillebotte la choisisse comme décor pour une scène de pluie !

Alors,  pourquoi avoir choisi ce point de vue, depuis l’angle entre la rue de Turin et la rue de Moscou ? Peut être parce qu’ainsi, la pharmacie crève les yeux (elle existe encore de nos jours) et que, quand il pleut, on s’enrhume !

Mais dans le choix de cette place et de ce point de vue, il y a plus, plus gros, plus énorme, tellement que la chose est passée pratiquement inaperçue.


Un carrefour remarquable

Sur la place de Dublin convergent huit rues : à partir de la rue de Turin, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, ce sont les rues de Bucarest  (non visible dans le tableau), de Moscou (le trottoir de la femme qui rentre chez elle), de Saint Petersbourg (la femme du caniveau), de Turin  (derrière le peintre en bâtiment),  Clapeyron  (à droite de la pharmacie), de Moscou (à gauche) et de Saint Petersbourg.

Le fait que leur croisement ne soit pas exactement symétrique conduit à cette perpective désorganisée, qui est certainement ce qui a séduit Caillebotte, au point qu’il a reproduit les magasins et les immeubles, jusqu’à la moindre fenêtre, avec une exactitude scrupuleuse.

Topographie particulière qui servait l’effet recherché : celui d’un désordre apparent sous-tendu par une idée rigoureuse. C’est d’ailleurs ce pressentiment d’un ordre caché qui a fait, obscurément, le succès du tableau jusqu’à nos jours.


Un humour poétique

Combien de rayons aux roues d’un fiacre ?  Caillebotte les a dessinées avec précision, bien parallèles d’une roue à l’autre : il y en a seize.

Combien de rues autour du carrefour ? Il y en a huit.

Combien de baleines autour d’un manche de parapluie ? Il y en a huit.

Caillebotte Rue de Paris, temps de pluie Parapluie

Et nous comprenons soudain que le réverbère au beau milieu des huit rues, avec son socle en guise de poignée, sa potence en guise de cliquet, transforme la place de Dublin en un parapluie gigantesque.

Idée loufoque et ambitieuse, bien à l’image d’un rapin millionnaire, d’un impressionniste académique, d’un original méthodique, d’un amateur professionnel, d’un marin jardinier tout autant passionné de régates que de tomates.

4 Une sonate en peinture

25 avril 2011

Chacun des trois tableaux peut s’apprécier de manière autonome, comme une oeuvre complète. Mais au terme de l’analyse détaillée, il reste à comprendre la raison d’être de la série : d’où vient l’unité de l’ensemble, et comment les trois oeuvres se répondent et s’enchaînent, montant en taille et en complexité.

Les pathologies de la perspective

Nous résumons ici l’argumentation très convaincante de  K.Vanerdoe, op.cit chap 4 : les espaces de Caillebotte)

Les trois oeuvres ont un premier point commun : elles enfreignent joyeusement les règles de bonne conduite quant à l’utilisation  de la perspective : point de fuite décentré (dans Peintres en Bâtiments et Le pont de l’Europe), distance de l’oeil trop courte par rapport au plan du tableau, ce qui induit un effet de grand angle (dans Le pont de l’Europe et Rue de Paris, Temps de pluie).

Les distorsions qui en résultent étaient connues et contre-indiquées dans les manuels  : au point que les photographes eux-même tendaient, dans leur clichés, à éviter ce type de situation optique « extrême ».

Que Caillebotte ait utilisé des photographies pour préparer ces trois oeuvres n’est pas prouvé (même si certains indices dans les calques préparatoires le suggèrent). Il est clair néanmoins qu’il a pour ambition d’explorer ces pathologies, de les maîtriser et ainsi  d’acclimater dans la peinture les effets que les appareils photos à focale courte (apparus vers 1860) ont commencé à populariser.

Cette revendication d’une « hyperperspective » moderniste et technologique est aussi, paradoxalement, un retour à l’audace de certaines oeuvres des débuts de la perspective, avant que celle-ci ne se fige dans ses règles conventionnelles.

Des rues qui montent

Les trois tableaux montrent trois lieux du quartier de l’hôtel Caillebotte, si proches les uns des autres qu’on pourrait presque les joindre par le regard.

Caillebotte Pont Europe Rues

Chaque fois, Caillebotte a posé son chevalet dans une rue qui monte. Mais c’est surtout dans Le pont de l’Europe que le décalage vertical des points de fuite joue à plein, pour accentuer la perspective.

Des carrefours qui se compliquent

D’abord une seule rue, puis six rues, puis huit rues.

Une contrainte formelle exigeante

La composition  obéit à une contrainte formelle très ambitieuse, qui semble anticiper la notion moderne de fractale : dans chaque tableau, un des objets se constitue en modèle organisateur, qui régit la cohérence de l’ensemble.

Caillebotte Peintres en bâtiment Echelles

Dans Peintres en bâtiments, c’est l‘échelle-double, qui renvoie à l’échelonnement des façades, de part et d’autre de la rue.

Dans Le Pont de L’Europe, c’est le motif en X des croisillons, qui se retrouve, en plan, dans le carrefour rectifié par  Caillebotte : quatre rues se croisant en oblique.

Caillebotte Rue de Paris, temps de pluie Parapluie

Enfin, dans Rue de Paris, temps de Pluie, les parapluies brandis par la foule sont autant de maquettes octuples de la topographie du carrefour.

Ce principe de composition a été remarqué par K.Vanerdoe, qui le mentionne incidemment.   Dans Norma Broude, « Gustave Caillebotte and the fashioning of identity in impressionist Paris »,  2002, note 10, p 19)

Une sonate en trois mouvements

Les trois tableaux-choc de 1877 constituent clairement non pas un tryptique, mais une sonate  picturale en trois mouvements : un mouvement gris, un mouvement chaud et sec,  un mouvement froid et humide.

Le premier mouvement expose, à côté du thème principal des peintres en bâtiment, tous les thèmes  qui seront repris dans la série :  le contraste rue/trottoir, les deux fiacres, les échelles, le réverbère, la femme attirante. Il se situe dans un climat et à un moment indéfinis, et  nous pourrions le baptiser tout aussi bien : « Prélude à la Peinture », que « Après la Peinture ».

Dans le deuxième mouvement, que nous pourrions baptiser l’« Eté, ou la naissance du couple », le thème des peintres est minoré, tandis que celui de la femme attractive prend la première place.

Dans le troisième mouvement, le motif du peintre n’est plus qu’un lointain rappel, le thème du couple prend sa dimension  maximale et prolifère dans tous l’espace : nous pourrions  baptiser ce mouvement « L’hiver, ou Danger pour le couple ».

Un testament artistique

Une telle complexité, à la fois dans la conception de chacun des tableaux et dans la constuction de la série, ne peut s’expliquer que par des circonstances très particulières.En ce moment précis de sa vie,  l’état d’esprit de Caillebotte était celui d’être en sursis : son frère René venait de mourir subitement, et Gustave avait rédigé son testament trois jours plus tard, persuadé de sa propre mort imminente.

D’ou l’hypothèse que ces trois oeuvres majeures constituent un testament artistique, où Caillebotte a  voulu condenser à la fois ses conceptions théoriques, et présenter en accéléré les étapes de sa courte vie.

Peintres en bâtiment
Par son climat, c’est un tableau blanc, statique, potentiel, où se projettent les espoirs d’un artiste qui se sent à la fois à son début et à sa fin, et aime la  peinture comme labeur, en compagnie de camarades vêtus de probité candide.

Le Pont de l’Europe

Le deuxième tableau de la série est un hymne à l’acier et à la Modernité, vue comme l’Eté de l’humanité. Les deux avatars de Gustave, le flâneur et le laborieux, se retouvent sur le même trottoir, chacun à contre-emploi : le grand-bourgeois sort de sa réserve et drague (la grisette ou l’ouvrier), le peintre désoeuvré rêve (ou attend d’être dragué). Double statut social, sensualité ambigüe, toute la complexité de Gustave se crucifie sur les X du Pont de l’Europe, qui proclame une seule chose claire : l’espérance du couple.

Rue de Paris, Temps de Pluie
Enfin, le troisième tableau nous plonge dans un climat à la fois crépusculaire et lumineux : des couples et des solitaires errent sur le pavé, comme pour un enterrement ou pour une exécution. Un réverbère-potence et une tige tombée de nulle part surplombent un couple insouciant, qui regarde ailleurs et ne voit pas celui qui les menace. Quant à la modernité, elle est réduite à la pharmacie.

Si la série est autobiographique, alors en qui se projette Gustave ?

Dans le chef de chantier de Peintres en Bâtiments, lui qui se veut le chef de file de ces peintres de plein air qu’on nomme les Impressionnistes ?

Dans le bourgeois-dragueur ou dans l’ouvrier contemplatif du Pont de l’Europe ?

Et Place de Dublin, dans le jeune homme qui donne le bras à son frère ? Dans celui qui marche tout seul devant ? Dans l’homme du couple, ou dans l’homme qui va briser le couple ? S’agit-il de dire la fragilité, ou l’impossibilité de l’union hétérosexuelle ?

Comme les rues autour des croisements, les possibilités d’interprétation se croisent, se multiplient et se brouillent.

1 Les objets d'un scandale

11 avril 2011

En 1878, le salon refuse Rolla, le chef d’oeuvre de Gervex, pour immoralisme trop flagrant. La toile scandaleuse est exposée dans une galerie privée où la foule se presse.

Rolla

Gervex, 1878, Musée d’Orsay

Gervex RollaCliquer pour agrandir

Un modèle prudent

Ellen Andrée est une jeune comédienne de 21 ans, qui commence à être connue. Elle a déjà posé pour Manet ( la Parisienne, 1874) et Degas (L’Absinthe,1876) et mènera par la suite une double carrière, de comédienne et de modèle très apprécié par les Impressionnistes. Aussi, comme elle le racontera plus tard, a-t-elle pris une précaution :

« Henri Gervex répandit mon anatomie sur le lit de son « Rolla ». Je ne tenais pas à être reconnue en cette Manon d’une tenue si abandonnée. Je recommandai à Gervex : – Surtout ne lui donnez pas ma figure ! Bref, pour le visage, c’est une brune qui posa. » Henri Fosca, Degas, Messein, Paris, 1921.


Un désordre révélateur

Puisque ce n’est pas la curiosité pour l’intimité d’une parisienne connue qui est en cause, pourquoi une telle affluence autour du tableau scandaleux ? L’anatomie est d’une facture classique et n’aurait rien de choquant pour une nymphe ou une naïade.

Ce qui fait scandale, c’est le lit défait, les habits jetés en désordre suite à un déshabillage hâtif, les bijoux abandonnés  : tout ce petit bordélisme domestique proclame que la femme nue est une prostituée.


Les bijoux

Jetés en tas, avec nonchalance, sur la table de nuit, ils suggèrent la facilité d’en gagner d’autres. La femme n’a gardé qu‘une unique perle au doigt : en écho, le collier de perles souligne l’absolu de sa nudité.


Le haut de forme noir

Gervex Rolla ChapeauIl a fait couler beaucoup d’encre chez les moralistes : jeté par dessus les vêtements féminins, il est la preuve que la dame s’est livrée à un striptease condamnable.

Par ailleurs, le diadème en or et le collier placés juste au-dessus suggèrent que, pour la prostituée, le client est une sorte de prestidigitateur dont il s’agit d’épuiser les richesses.

Voici comment un grand défenseur du tableau de Gervex, J.-K. Huysmans, nous décrit cet accessoire éminemment masculin :

« Un chapeau noir, près d’une canne au pommeau de lapis, se dresse glorieusement sur le gai fouillis d’un corset écarlate et d’une robe de soie rose. » J.-K. Huysmans, L’Artiste 4 mai 1878.


Le corset

Gervex Rolla CorsetLe corset écarlate à doublure blanche a été rajouté sur les conseils de Degas, justement pour choquer le bourgeois. J.-K. Huysmans nous en parle avec une élégance rare :

« …à droite, un fauteuil tacheté de feuille morte, de vert pâle et d’ocre, contient le harnais de grâce jeté à la vanvole dans la bourrasque savante d’un déshabillage. » J.-K. Huysmans, op. cit.


La mule

Gervex Rolla MuleDepuis toujours, un soulier féminin abandonné par terre est un symbole de relâchement, de luxure. Pour qu’il n’échappe pas à l’attention, Gervex l’a mis en évidence entre deux « pieds », celui de la femme et celui du lit.

J.-K. Huysmans, dans une description haletante, se fend d’un nouveau mot rare pour nous le faire déguster :

« l’oeil s’arrête ensuite au rose et au rouge vibrant de la jupe et du corset et suit de là la ligne plus sombre du tapis jusqu’au pied de la couche qui amortit dans son ombre le satin cerise d’une mule, jetée là, à la boulevue. »


La canne

La canne, qui n’inspire guère Huysmans, a fait l’objet, depuis, d’une relecture vigoureuse :

« La taille et l’aspect de cette canne ainsi disposée, pénétrant le vêtement blanc, sous le corset, semble jouer l’acte sexuel par procuration. » Art et Crime, conférence de Catherine Schaller, colloque ART et CRIME de l’Université de Fribourg le 25 septembre 2004.

En montant de la mule au jupon amidonné contre le bord du lit, puis au corset sur le fauteuil et aux bijoux sur la table de nuit, l’oeil reconstitue la logique d’un corps féminin.

Quant aux accessoires masculins, réduits aux deux seuls attributs qui comptent (la canne et le chapeau, autrement dit la virilité et le fric), ils complètent judicieusement ce fouillis très organisé.

La trouvaille de Gervex et le scandale du tableau, c’est cette copulation virtuelle au pied du lit.

2 Gervex trahit Musset

11 avril 2011

Le sujet est  tiré du long poème de Musset, Rolla, daté de 1833.
Pour concevoir sa composition, Gervex s’est inspiré de plusieurs passages du texte.


Pour l’ambiance chromatique

Rolla Gervex Marion buste

Voici d’où viennent peut-être  la lampe de chevet à la lumière dorée, le rideau bleu et la peau marmoréenne de Marion :

« Est-ce sur de la neige, ou sur une statue,
Que cette lampe d’or, dans l’ombre suspendue,
Fait onduler l’azur de ce rideau tremblant?
Non, la neige est plus pâle, et le marbre est moins blanc.
C’est un enfant qui dort. »


Pour le regard de Rolla

Gervex Rolla Buste

 

« Rolla considérait d’un oeil mélancolique
La belle Marion dormant dans son grand lit;
Je ne sais quoi d’horrible et presque diabolique
Le faisait jusqu’aux os frissonner malgré lui
Marion coûtait cher -Pour lui payer sa nuit,
Il avait dépensé sa dernière pistole.
Ses amis le savaient. Lui-même, en arrivant,
Il s’était pris la main et donné sa parole
Que personne, au grand jour, ne le verrait vivant. »


Pour le lieu et l’instant

« Quand Rolla sur les toits vit le soleil paraître
Il alla s’appuyer au bord de la fenêtre,
De pesants chariots commençaient à rouler.
Il courba son front pâle, et resta sans parler. »


Un contresens savamment entretenu

Le composition du tableau nous amène à deux conclusions : primo, Rolla est ruiné à  cause des bijoux qu’il a donné à Marion. Secondo : il n’a plus qu’à passer par la fenêtre.

Mais  le poème de Musset dit tout autre chose. Loin d’opposer Marion et Rolla, il les met à égalité. La prostituée et le débauché partagent la même destinée romantique,  victimes symétriques  du tragique de l’existence :

« Rolla se détourna pour regarder Marie.
Elle se trouvait lasse, et s’était rendormie,
Ainsi tous deux fuyaient les cruautés du sort,
L’enfant dans le sommeil, et l’homme dans la mort ! »

Rolla n’est pas ruiné à cause de Marion, mais à cause de la décision qu’il a prise, dès le début, de claquer tout son patrimoine en trois ans :

« -Ce que j’ai ? dit Rolla, tu ne sais pas, ma belle,
Que je suis ruiné depuis hier au soir?
C’est pour te dire adieu que je venais te voir.
Tout le monde le sait, il faut que je me tue. »

Loin d’être une femme fatale, Marion est une brave fille : elle propose à Rolla, pour le sauver, de lui rendre tout ce qu’elle possède, à savoir le fameux collier  :

« Je voudrais pourtant bien te faire une demande,
Murmura-t-elle enfin: moi je n’ai pas d’argent,
Et, sitôt que j’en ai, ma mère me le prend.
Mais j’ai mon collier d’or, veux-tu que je le vende?
Tu prendras ce qu’il vaut, et tu l’iras jouer. »

Enfin, dans le poème, Rolla ne saute pas par la fenêtre du quatrième : il s’empoisonne, geste autrement plus romantique.

Pour représenter une prostituée nue dans un lit encore chaud, mieux valait un solide alibi littéraire.

Un demi-siècle après le poème ambitieux de Musset, Gervex a simplifié les choses, pour un remake à la mode du temps. Marion s’est modernisée : elle n’habite plus un bouge,  mais un appartement de cocotte meublé en faux Louis XVI. Elle n’a pas de mère cupide, mais gère son business toute seule. Quant à  Rolla, il ne hante plus les tavernes de ruelles médiévales, mais fréquente les cafés et les dames des boulevards.

Les deux héros de Musset, enfants d’un siècle à son début, sont devenus les clichés d’un fait divers égrillard à visée moralisatrice, ou l’inverse.

De « Rolla » romantique à « Rolla » naturaliste, Gervex trahit Musset et traduit l’embourgeoisement des idées.

3 Un couple et son double

11 avril 2011

Un homme, une femme et un lit. Le thème traverse les siècles.

Mais lorsqu’on lui ajoute une mule rouge abandonnée, un miroir rond, des bougies, des rideaux, un fauteuil, une fenêtre avec grillage, un collier de perles et un chapeau haut de forme noir, comment ne pas penser à un antécédent célèbre ?

Les Époux Arnolfini

Jan Van Eyck, 1434, Londres, National Gallery

Van Eyck Arnolfini Comparaison Gervex

Rolla Gervex Comparaison Arnolfini

 

Jour et nuit

A Paris comme dans les Flandres, l’homme est du côté du Jour, et la femme du côté de la Nuit. Ville et maison, extérieur et intérieur, public et privé, lumière naturelle et lumière artificielle, sont d’autres modalités de ce couple symbolique.

 

Vêtu et nu

Quelques siècles d’évolution de l’esthétique autorisent Gervex à rajouter dans son ragoût un autre composant dialectique : Rolla – quoique débraillé – est vêtu, tandis que Marion a définitivement renoncé aux fourrures d’hermine de madame Arnolfini : et la dentelle blanche a chu,  des oreilles aux oreillers.

 

Vertical et horizontal

Les époux Arnolfini se tiennent debout côte à côte, dans la majesté et la symétrie du mariage. En revanche, Rolla et Marion sont orthogonaux l’un à l’autre : manière de rappeler que l’amour  tarifé est inégalitaire, et qu’il ne dure pas.

Pourtant, assez subtilement, les gestes des bras des deux amants se répondent : Rolla est crucifié debout, mains droite sur la grille et main gauche tenant la fenêtre. Tandis que Marion est crucifiée allongée, sa main droite en élongation vers la main gauche de Rolla comme pour le rattraper, en un lointain écho de la poignée de main arnolfinienne.

 

Le centre des choses

C’est justement ce geste nuptial qui, chez Van Eyck, occupe le centre géométrique du tableau, dont les diagonales sous-tendent les bras des deux époux.

Alors que chez Gervex, devinez ce que les diagonales sous-tendent (ou sous-entendent) ?

 

Miroir et bougies

Chez Van Eyck, le miroir se trouve au centre de la pièce et réunit mari et femme, dans une image renversée. La bougie, unique, est fichée sur le lustre, au dessus de la tête de l’homme.

Chez Gervex, les bougies se sont répliquées et se sont posées devant le miroir, qui lui-aussi se trouve à un emplacement doublement stratégique : au centre du tableau et au-dessus du sexe de Marion. De crainte d’un attentat à la pudeur, il se garde bien de refléter quoi que ce soit.

 

Lit et rideaux

Chez les Arnolfini, le lit est placé du côté le plus obscur de la pièce, gardé par des rideaux opaques.

Chez Marion, on voit bien que les rideaux ne servent pas à masquer, mais bien à mettre en évidence cet outil de travail en plein chantier.

Il est peu probable que Gervex ait consciemment « pompé » Van Eyck. Simplement, à cinq siècles de distance, il s’est heurté au même problème de cohabitation, dans un espace clos, entre un homme, une femme et un lit.

Chez Van Eyck, le sujet est le mariage chrétien. Pas question d’escamoter le lit, qui en est la condition juridique et l’accomplissement : il est le meuble par excellence du couple, leur maison à l’intérieur de la maison. Simplement, le jour, rideaux ouverts, il convient qu’il soit impeccablement fait, afin d’éliminer toute pensée impure.

Chez Gervex, le sujet est la prostitution, cet attentat à l’ordre établi : aussi le mobilier est-il en révolution. Le fauteuil déborde de fanfreluches. Le lit, vu de côté, occupe les trois quarts de l’espace, et son tissu bleu menace d’envahir ce qui reste : vers le haut avec les rideaux, vers la gauche avec le couvre-lit. Par son emplacement central et transversal, il rend impossible toute symétrie dans le couple, mais aussi empêche toute circulation dans le tableau : Rolla est cloué contre la vitre et Marion sur le coton de sa couche, papillon de jour, papillon de nuit.

Chez Van Eyck, le lit est la solution. Chez Gervex, il  est le problème.

4 Rolla trahit Gervex

11 avril 2011


Rolla Gervex Perspective

 

Un lit bien mal fichu

Visuellement, le lit donne une impression bizarre : sur la gauche, il semble assez étroit, plutôt un lit à une place ; sur la droite, les deux coussins prouvent qu’il est bien à deux places.

En regardant mieux le panneau qui constitue le pied du lit, le pilier du fond devrait monter nettement plus haut, jusqu’à la main de Rolla. Pour rendre cette anomalie moins visible, Gervex a camouflé la pomme de pin terminale sous le couvre-lit bleu.

 

Le point de fuite principal

Toute la partie droite du tableau, la table de nuit, les coussins, les bougies devant le miroir, est organisée selon un point de fuite principal, situé sur l’oeil de l’homme.

 

Le dernier regard de Rolla

Grâce aux fuyantes de la table de nuit, les bijoux sont donc directement connectés à Rolla, créant une ambiguité ironique : son dernier regard de regret est-il pour Marion endormie, ou pour les richesses dilapidées ?

L’interprétation non-cynique, conforme à l’esprit de Musset, est que ce dernier regard  joint le visage de Marion et ses bijoux. Réunissant les perles et le cou, le diadème et le front, symboliquement il la rhabille : Rolla, en définitive, ne regrette rien.

 

Le point de fuite parasite

La raison pour laquelle le lit apparaît mal dessiné est que le pied de lit obéit à un point de fuite différent, difficile à déterminer, mais en tout cas situé très à gauche en dehors du tableau.

 

Un trucage délibéré

Une entorse aussi énorme aux règles de la perspective est forcément délibérée. Quels effets Gervex en attendait-il ?

Si le pied de lit obéissait au point de fuite principal, le panneau ne se verrait absolument pas et la grille du balcon serait complètement dégagée, créant un espace libre sur la gauche. Le  point de fuite parasite a donc pour premier effet de faire apparaître un obstacle, qui « coince » Rolla contre la fenêtre.

Second effet : transformer le lit à deux places, côté Marion, en un lit à une place, côté Rolla : le lit d’illusionniste imaginé par Gervex matérialise la nature illusoire de la prostitution : attirer l’homme, puis l’éjecter.

 

L’homme piégé

Rolla nous apparaît, littéralement, comme un homme coupé en deux, privé de ses jambes.  Ejecté du lit, coincé dans la ruelle, il est incapable de retourner à son seul élément naturel qui est – comme nous le rappellent canne et chapeau – la rue.

Sauf à sauter par la fenêtre, seule issue que lui laisse la construction implacable de Gervex.

 

Un double point de vue

Le double point de fuite induit le possibilité de regarder le tableau de deux manières : soit en s’identifiant à Rolla, l’homme coincé. Soit en se plaçant très à gauche, en dehors du piège.

 

Un piège à quatre temps

Nous pouvons maintenant rassembler les éléments de l’analyse et, en lisant le tableau de droite à gauche, en quatre tranches verticales, expliquer comment la machinerie fonctionne.

Gervex Rolla Structure 

Premier temps : séduction

En bas à droite, les habits sur le fauteuil rappellent l’effeuillage initial, à savoir comment la femme séduit l’homme. Les bijoux « sortis » du chapeau rappellent la réciproque : comment l’homme séduit la femme.

Au dessus, le couple formé par la lampe de chevet et le rideau peut être vu comme une métaphore des amants à ce stade,  l’homme-voyeur et la femme qui relève ses voiles.

 

Deuxième temps : union

En bas, la canne copule avec les froufrous.

Au centre, le sexe de la femme organise l’espace.
Rolla Gervex Miroir
En haut, les bougies, leurs reflets et le miroir, fournissent de riches métaphores de la pénétration : tantôt devant, tantôt dedans.

 

Troisième temps : disjonction

En bas, la mule, virée du pied, a été jetée contre le sol.

En haut, l’homme a été jeté contre la vitre. La femme-miroir de l’acte II est devenue, à l’acte III, une vitre voilée qui ne se laisse plus traverser : l’homme est rendu à sa solitude, acculé contre son reflet.

Ainsi Rolla est un homme non seulement coupé en deux, mais dupliqué : une sorte de Janus sans jambes dont une face regarde son futur qui l’abandonne (Marion endormie) et l’autre son passé révolu (le miroir vide).

 

Quatrième  temps : élimination

En haut à gauche, la place est libre : on comprend que Rolla a sauté.

Au dessous, la courtepointe balancée hors du lit fournit un magnifique raccourci de la vie de débauche : couvrir, puis être rejeté.

Ou bien, sans craindre l’anachronisme, on peut s’amuser à y voir un gigantesque sexe mou, pré-freudien et pré-dalinien : tout ce qui reste après l’amour.

 

La grille de lecture

Le motif de la grille en fer forgé est assez remarquable :

en haut, il prend une forme de pique, à l’image du destin tragique de Rolla ;

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en bas, il prend la forme d’un coeur, à l’enseigne du métier de Marion.

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D’où l’idée de relire le tableau, cette fois, selon des couches horizontales.

 

La femme-sandwich

Sous le signe du pique, la couche supérieure retrace de droite à gauche, comme nous l’avons vu, les quatre temps de la dernière nuit  de Rolla : d’abord il a regardé (lampe) Marion qui se déshabillait (rideau) ; puis il l’a aimée (bougie, miroir) ; maintenant il la regarde dormir ; enfin, dans un instant, il sautera par la fenêtre.

La couche centrale, à l’enseigne du coeur, héberge le corps désirable de Marion.

La couche inférieure n’est marqué par aucun motif de ferronnerie révélateur : à la place, la signature Gervex. Cette couche héberge les amours virtuelles d’un homme et d’une femme, résumés à leurs vêtements. Marion et Rolla, pour sûr.  Sinon,  qui ?

Si Gervex avait pu signer en dehors du tableau, assurément  il l’aurait fait. En plaçant son nom le plus à gauche possible, il nous indique l’issue de secours et se pose, très clairement, comme celui qui ne se laisse pas prendre à son propre piège.

Mais en est-on si sûr ? En est-il, lui-même, si sûr ? A l’extrême droite de la souricière se trouvent les appâts qui déclenchent la mécanique. Emblèmes du débauché et de la prostituée, la canne et le corset évoquent insidieusement une autre situation tout aussi marginale, qui elle aussi  tire  ses revenus de l’art de séduire et de la force de provoquer : pourquoi ne pas y reconnaître un énième avatar des attributs du peintre, le pinceau qui embroche la palette ?

La tranche signée Gervex  prendrait alors une signification plus profonde. Plutôt qu’une copulation virtuelle entre Rolla et Marion , elle montrerait, dans sa crudité,  l’acte même de peindre : effeuiller la réalité, la prendre, et puis la perdre.

Et qui dit que Gervex ne portait pas de chapeau-claque ?

Gervex Rolla Synthèse
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1 Le coeur révélateur

6 avril 2011

En 1883, Redon illustre quatre nouvelles de Poe, tirées des « Nouvelles histoires extraordinaires ». Ces fusains ont en commun de proposer, chacun, une sorte de « clin d’oeil » du dessinateur au spectateur. Ils vont être présenté dans l’ordre où les nouvelles apparaissent dans le recueil. A vous de deviner les clins d’oeil.

Le coeur révélateur

Odilon Redon,  1883, Santa Barbara, Museum of Art

Odilon Redon Coeur Revelateur

Résumé de la nouvelle

Le narrateur – un fou – est obsédé par l’oeil d’un vieillard, au point qu’il n’a d’autre possibilité que de le tuer. Après l’avoir guetté plusieurs nuits par l’entrebâillement de la porte,  il l’assassine, puis cache le corps sous le parquet. Mais le coeur du mort, inexplicablement, se remet à battre et désigne l’assassin aux policiers.

Les passages-clé

Redon ne nous propose pas une illustration littérale, mais une sorte de condensation graphique de plusieurs passages-clé de la nouvelle.

L’oeil noir dessiné par Redon est-il celui du vieillard ? Non, car celui-ci est bleu et blanc, et c’est justement cette caractéristique qui le rend insupportable pour le fou :
« Un de ses yeux ressemblait à celui d’un vautour, — un œil bleu pâle, avec une taie dessus. Chaque fois que cet œil tombait sur moi, mon sang se glaçait ; et ainsi, lentement, — par degrés, — je me mis en tête d’arracher la vie du vieillard, et par ce moyen de me délivrer de l’œil à tout jamais. »

A l’inverse, l’oeil de Redon est-il celui du fou, qui vient chaque nuit épier le viellard  ?
« Chaque nuit, vers minuit, je tournais le loquet de sa porte, et je l’ouvrais, — oh ! si doucement ! Et alors, quand je l’avais suffisamment entrebâillée pour ma tête, j’introduisais une lanterne sourde, bien fermée, bien fermée, ne laissant filtrer aucune lumière ; puis je passais la tête.
…Quand ma tête était bien dans la chambre, j’ouvrais la lanterne avec précaution, — oh ! avec quelle précaution, avec quelle précaution ! — car la charnière criait. — Je l’ouvrais juste assez pour qu’un filet imperceptible de lumière tombât sur l’œil de vautour. »

Donc, puisque les planches sont éclairées, la fente que nous montre Redon ne peut pas représenter l’entrebâillement de la porte ni l’oeil du fou, vus de l’intérieur de la chambre.

Dernière possibilité : la fente est celle du parquet, comme semble l’indiquer la ligne séparant les deux planches de gauche.
« Je coupai la tête, puis les bras, puis les jambes. Puis j’arrachai trois planches du parquet de la chambre, et je déposai le tout entre les voliges. Puis je replaçai les feuilles si habilement, si adroitement, qu’aucun œil humain — pas même le sien ! — n’aurait pu y découvrir quelque chose de louche. »

La encore, l’oeil ne peut pas être celui du vieillard mort juste avant de refermer le plancher – il serait soit bleu, soit clos. Ni celui de l’assassin vu par dessous, car les planches ne seraient pas éclairées.

La nouvelle : une lecture possible

La nouvelle met en scène l’affrontement, non  pas de  deux personnages, mais de deux sens personnifiés, et de deux organes.

Dans la première partie, le Crime, l’organe dominant est l’Oeil. A l’acuité visuelle du narrateur s’oppose l’ouïe exacerbée du vieillard, qui entend venir son bourreau, mais ne peut le voir. L’assassin veut l’exclusivité de la Vue, et remporte une première victoire, lorsque le parquet se referme sur la paupière close du vieillard, le privant doublement de ce sens.

Dans la seconde partie, le Châtiment, la situation se renverse :  l’organe dominant est le Coeur, doublement invisible à l’intérieur du corps mort et sous le plancher. Et l’Ouïe prend progressivement le pas sur la Vue, jusqu’à la victoire finale :
« Quand j’eus fini tous ces travaux, il était quatre heures, — il faisait toujours aussi noir qu’à minuit. Pendant que le timbre sonnait l’heure, on frappa à la porte de la rue. Je descendis pour ouvrir avec un cœur léger, — car qu’avais-je à craindre maintenant ? Trois hommes entrèrent qui se présentèrent, avec une parfaite suavité, comme officiers de police. Un cri avait été entendu par un voisin pendant la nuit. »

« …mais le bruit dominait toujours, et croissait indéfiniment. Il devenait plus fort, — plus fort ! — toujours plus fort ! Et toujours les hommes causaient, plaisantaient et souriaient. Était-il possible qu’ils n’entendissent pas ?
« Misérables ! — m’écriai-je, — ne dissimulez pas plus longtemps ! J’avoue la chose ! — arrachez ces planches ! c’est là ! c’est là ! — c’est le battement de son affreux cœur ! »

Ainsi, à l’oeil de vautour du début s’est substitué l’affreux cœur : une obsession a chassé l’autre, mais le Crime n’a pas suffi à abolir la Folie.

Le clin d’oeil de l’artiste

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Le fusain : une lecture possible

Le fusain se réfère clairement à la partie « Vue » de la nouvelle, même s’il ne l’illustre pas littéralement : l’oeil n’est ni celui du fou, ni celui de vieillard. Sans doute, dans une époque pétrie de références hugoliennes, était-il compris comme l’oeil de la justice immanente ( le célèbre vers , « l’oeil était dans la tombe et regardait Caïn » date de 1859, mais en 1883 venait justement de paraître le troisième et dernier volume de La légende des Siècles).

On peut aussi l’interpréter comme l’Oeil-organe, limité au réel, et qui a besoin d’un entrebâillement pour voir (porte, plancher, paupières).

En contraste, les deux « yeux » que Redon a rajouté dans le bois du plancher, l’un ouvert et l’autre clos, n’ont pas besoin de fente : ce sont des yeux imaginés, et donc capables d’écouter, au travers de la matière, le coeur battant de l’Imaginaire.

2 Bérénice

6 avril 2011

Les dents de Bérénice

Odilon Redon, 1883, MoMA,  New York

Odilon Redon Bérénice

Résumé de la nouvelle

Egæus et sa cousine Bérénice ont toujours vécu dans le manoir héréditaire. Egæus ne quitte pas sa bibliothèque et ne vit que par l’intellect, tandis que Bérénice court les collines. Progressivement, un mal étrange la frappe, qui l’amaigrit et dévoile ses dents lorsqu’elle sourit. Cette vision obsède Egæus au point que, Bérenice étant morte, il profane sa tombe et la défigure pour dérober ces fatidiques dents. Horreur : Bérénice était seulement tombée en catalepsie.

Les phrases-clé

Egæus est le paradigme de ceux qui ne voient que par l’esprit  :
« Dès longtemps, on appelait notre famille une race de visionnaires« .

Pour lui, la réalité et l’imaginaire sont dans des rapports inversés :
« Les réalités du monde m’affectaient comme des visions, et seulement comme des visions, pendant que les idées folles du pays des songes devenaient en revanche, non la pâture de mon existence de tous les jours, mais positivement mon unique et entière existence elle-même ».

Il est bien conscient du caractère pathologique de son  intellectualisme exacerbé :
« Mes livres, à cette époque, s’ils ne servaient pas positivement à irriter le mal, participaient largement, on doit le comprendre, par leur nature imaginative et irrationnelle, des qualités caractéristiques du mal lui-même ».

Subitement, la vue de la dentition malade de Bérénice déclenche chez lui une obsession dévorante :
« Dans le nombre infini des objets du monde extérieur, je n’avais de pensées que pour les dents. J’éprouvais à leur endroit un désir frénétique. Tous les autres sujets, tous les intérêts divers furent absorbés dans cette unique contemplation. Elles — elles seules — étaient présentes à l’œil de mon esprit, et leur individualité exclusive devint l’essence de ma vie intellectuelle ».

Pourquoi cette obsession ? Parce que  l’appétit boulimique d’abstraction a réussi à transformer les dents, choses particulièrement concrètes, en leur contraire absolu :
« je croyais plus sérieusement que toutes les dents étaient des idées. Des idées ! — ah ! voilà la pensée absurde qui m’a perdu ! Des idées ! — ah ! voilà donc pourquoi je les convoitais si follement ! Je sentais que leur possession pouvait seule me rendre la paix et rétablir ma raison. »

A l’apogée de l’obsession, une hallucination apparaît à Egæus dans sa chambre-bibliothèque  : « le fantôme des dents maintenait son influence terrible au point qu’avec la plus vivante et la plus hideuse netteté il flottait çà et là à travers la lumière et les ombres changeantes de la chambre. »

C’est juste après cette apparition du fantôme des dents  que Bérénice meurt – du moins son cousin le croit-il.

La nouvelle : une lecture possible

Chacun des deux habitants du manoir développe la pathologie qui lui ressemble : Bérénice,  qui vit dans le concret, subit des éclipses de la réalité (catalepsie) tandis qu’Egæus, ce prince de l’abstraction, subit des éclipses de la raison (hallucination). Les deux pathologies s’additionnent pour conduire à l’horreur finale, où Egæus, obnubilé par son obsession, défigure sa cousine vivante.

Simultanément, les emblèmes des deux personnages sont entraînés dans le même processus de déliquescence  : d’une part,  la dentition de Bérénice, symbole de son appétit de vivre, laisse place à  un rictus maladif ; d’autre part les livres d’Egæus,  réceptacles des idées qui étaient sa raison d’être, perdent tout intérêt comparés aux dents.

Ainsi, la nouvelle développe la description clinique d’un processus d’abstraction qui se détraque : au lieu d’aller de la chose à l’idée, la perversion d’Egæus consiste à prendre une chose  – les dents – pour une idée ; suite à quoi la chose « déréalisée » se venge, en se rematérialisant sous forme d’hallucination. La chose vue devient ainsi, à l’issue, une chose-vision. Et la fausse morte, un vrai cadavre.

Le clin d’oeil de l’artiste

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Le fusain : une lecture possible

Redon, pour une fois, a illustré un passage précis de la nouvelle : celui de l’hallucination d’Egæus, où le fantôme des dents flotte devant la bibliothèque.

De plus, en soulignant l’analogie formelle entre les dents et les livres (renforcée par le décor en oves de l’étagère), il trouve le moyen d’illustrer l’obsession d’Egæus : « je croyais que toutes les dents étaient des idées ».

3 La barrique d'amontillado

6 avril 2011

La Folie ou Méphisto

Titre original : La barrique d’Amontillado, bonnet de clochettes

Odilon Redon, 1883, Paris, Musée d’Orsay

Odilon Redon Folie Mephisto Barrique Amontillado

Résumé de la nouvelle

En raison de mille injustices non précisées, le narrateur, Montrésor, décide de se venger de son ami Fortunato, un italien connaisseur en vins. Sous prétexte de lui faire goûter une barrique d’amontillado,  il l’entraîne dans le coin le plus reculé de ses caves et l’emmure vivant.

Les phrases-clé

Le plan du meurtrier ne peut réussir que parce que Fortunato est ivre :
« Un soir, à la brune, au fort de la folie du carnaval, je rencontrai mon ami. Il m’accosta avec une très chaude cordialité, car il avait beaucoup bu. Mon homme était déguisé. Il portait un vêtement collant et mi-parti, et sa tête était surmontée d’un bonnet conique avec des sonnettes. »

Avec beaucoup d’habileté, jouant à la fois sur le désir et la vanité, le narrateur accompagne Fortunato dans sa dernière descente de cave :
« La démarche de mon ami était chancelante, et les clochettes de son bonnet cliquetaient à chacune de ses enjambées.
— La pipe d’amontillado ? — dit-il.
— C’est plus loin, — dis-je — …
Il se retourna vers moi et me regarda dans les yeux avec deux globes vitreux qui distillaient les larmes de l’ivresse. »

Une fois enchaîné et emmuré, Fortunado rit encore  :
« Une très bonne plaisanterie, en vérité ! — une excellente farce ! Nous en rirons de bon cœur au palais, — hé ! hé ! — de notre bon vin ! — hé ! hé ! hé ! »

Son dernier signe de vie est dérisoire :
« J’introduisis une torche à travers l’ouverture qui restait et la laissai tomber en dedans. Je ne reçus en manière de réplique qu’un cliquetis de sonnettes. »

La nouvelle : une lecture possible

Le triomphe du paranoïaque sur l’alcoolique : la nouvelle illustre la prise de possession progressive d’un esprit calculateur – qui se dit rationnel tout en étant obsédé par un besoin de vengeance totalement irrationnel, sur un esprit faible : vaniteux, jouisseur, amical et crédule.

Plusieurs thèmes paradoxaux s’entrelacent  : l’infortuné Fortunado ; la victime qui rit ; l’ivresse froide de la vengeance opposée à l’ivresse joyeuse ; le vrai fou, qui n’est  pas celui que son costume désigne.

Le clin d’oeil de l’artiste

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Le fusain : une lecture possible

Le fusain  illustre le moment de suspens où Fortunado se retourne et regarde son assassin  « dans les yeux, avec deux globes vitreux qui distillaient les larmes de l’ivresse ».

Ce regard en arrière pourrait amorcer un retournement de situation, la remontée vers le réel, depuis les bas-fonds du mensonge et de l’ivresse. Mais bien au contraire, il signe pour Fortunado la perte définitive de toute lucidité : Redon nous montre l’instant précis où les yeux fous et les clochettes du fou s’assimilent.

A l’arrière-plan,  on devine une porte condamnée par des clous : l’arcade de la porte fait écho à la courbe du bonnet. Ainsi préfigure-t-elle le destin imminent de Fortunado : bientôt ferré et condamné.

4 Le masque de la Mort Rouge

6 avril 2011

Le masque de la mort rouge

Odikon Redon, 1883, New York, MoMA

Odilon Redon Masque Mort Rouge

Résumé de la nouvelle

Pour échapper à la peste, le prince Prospero s’est enfermé depuis plusieurs mois, avec un millier d’amis, dans une abbaye fortifiée. Un soir, il donne un bal masqué. Quelques minutes avant chaque heure, une horloge d’ébène joue un son puissant et musical, qui fait taire les convives et suspend momentanément l’orgie. Puis l’heure sonne et la fête reprend.

Mais juste après le dernier coup de minuit, un nouveau convive traverse la fête, vêtu d’un suaire et caché derrière un masque de cadavre. Exaspéré par cette inconvenance, le prince se lance à sa poursuite avec un poignard mais tombe, raide mort. Les convives s’emparent de l’intrus, lui ôtent son linceul et son masque, sous lesquels « ne logeait aucune forme humaine », sinon la Mort Rouge elle-même. Tous tombent à leur tour, et meurent.

Les phrases-clé

Poe explique longuement l’effet habituel de l’horloge sur les convives :
« … quand l’aiguille des minutes avait fait le circuit du cadran et que l’heure allait sonner, il s’élevait des poumons d’airain de la machine un son clair, éclatant, profond et excessivement musical, mais d’une note si particulière et d’une énergie telle, que d’heure en heure, les musiciens de l’orchestre étaient contraints d’interrompre un instant leurs accords pour écouter la musique de l’heure; les valseurs alors cessaient forcément leurs évolutions; un trouble momentané courait dans toute la joyeuse compagnie; et, tant que vibrait le carillon, on remarquait que les plus fous devenaient pâles, et que les plus âgés et les plus rassis passaient leurs mains sur leurs fronts, comme dans une méditation ou une rêverie délirante. Mais quand l’écho s’était tout à fait évanoui, une légère hilarité circulait, par toute l’assemblée; les musiciens s’entre-regardaient et souriaient de leurs nerfs et de leur folie, et se juraient tout bas, les uns aux autres, que la prochaine sonnerie ne produirait pas en eux la même émotion. »


Le lecteur est donc préparé à comprendre comment, à minuit, ce fonctionnement va diverger :
« Et la tête tourbillonnait toujours, lorsque s’éleva enfin le son de minuit de l’horloge. Alors, comme je l’ai dit, la musique s’arrêta; le tournoiement des valseurs fut suspendu; il se fit partout, comme naguère, une anxieuse immobilité. Mais le timbre de l’horloge avait cette fois douze coups à sonner; aussi il se peut bien que plus de pensée se soit glissée dans les méditations de ceux qui pensaient parmi cette foule festoyante. Et ce fut peut-être aussi pour cela que plusieurs personnes parmi cette foule, avant que les derniers échos du dernier coup fussent noyés dans le silence, avaient eu le temps de s’apercevoir de la présence d’un masque qui jusque-là n’avait aucunement attiré l’attention. Et, la nouvelle de cette intrusion s’étant répandue en un chuchotement à la ronde, il s’éleva de toute l’assemblée un bourdonnement, puis, finalement de terreur, d’horreur et de dégoût. »

La nouvelle : une lecture possible

Poe s’attache ici à traduire un nouvelle pathologie mentale : la psychose collective. Prospero, phobique de la peste, s’enferme en compagnie de ceux qui partagent la même anxiété. La fête forcée, les masques, illustrent ce déni partagé. Seule l’horloge, quelques minutes avant chaque heure, rappelle chacun au principe de réalité.

L‘ « ironie blasphématoire » de la chute consiste en ce que le seul masque réaliste dissimule la mort réelle. Tandis que les masques factices ne cachent que des faux-vivants, qui s’écroulent instantanément, tués moins par la peste que par le retour du réel.

Le clin d’oeil de l’artiste

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Le fusain : une lecture possible

On pourrait reconnaître dans l’homme à l’épée le prince Prospero s’apprêtant à poursuivre le suaire, que suggèrerait la forme noire, à sa droite. Mais le fait que l’horloge marque minuit moins cinq oblige à une autre lecture : nous sommes juste au début de la dernière période de suspens, l’horloge vient de commencer sa musique et tous, masques et soldats, se figent dans une « anxieuse immobilité ».

Redon a transformé en plume l’aiguille des minutes. Peut être cette invention graphique trouve-t-elle sa source dans une métaphore lue dans Bérénice, « la fuite silencieuse des heures au noir plumage ». Mais elle a surtout pour objet de synthétiser, avec une économie radicale de moyens, le fonctionnement même de la nouvelle : presque toutes les minutes sont dédiées à la fête, au déguisement, au plumage. Mais mécaniquement, il faut bien que l’aiguille de plume, à chaque heure, passe sous l’aiguille d’acier.

L’écart entre les deux aiguilles, c’est le temps qui reste à la fiction avant que le réalité ne la poignarde…