2 Les disparus de Klampenborg

17 juillet 2011

Il y avait à  Klampenborg, station balnéaire connue, à  quelques kilomètres au nord de la capitale danoise, un belvédère qui offrait une magnifique vue sur la mer. Il a disparu depuis longtemps, et nous n’avons aucun moyen de savoir s’il ressemblait ou pas à celui que Friedrich a dessiné. Cependant, le jeune dessinateur n’avait pas à cette époque la capacité d’imagination qui sera la sienne plus tard, et les autres croquis de cette période danoise montrent tous des lieux bien réels.

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Caspar David Friedrich Belvedere Perspective

Les incertitudes de la perspective

Le portail à l’entrée du pont semble démesuré par rapport à la petite cabane.
D’après les fuyantes de la tour, le point de fuite est très à droite, à peu près deux fois plus haut que la porte de la cabane (qui doit avoir approximativement la hauteur d’un homme). Il y avait donc à droite, en avant de la cabane, une petite colline où se trouvait le dessinateur. Le fait que le terrain descende sur la droite, et monte sur la gauche, peut expliquer pourquoi la portail du chemin apparaît si grand, comparé à la taille de la cabane : le paysage fonctionne un peu comme ces chambres à illusion, ou deux personnages de même taille apparaissent l’un comme un nain et l’autre comme un géant, selon qu’ils se trouvent sur la partie descendante ou montante du sol.

Cité des Sciences, Paris

Cependant, ces incertitudes peuvent tout aussi bien être attribuées au manque d’expérience du jeune peintre, ou bien au fait que, dans cette oeuvre,  ce qui est en jeu est tout autre choseque l’exactitude de la perspective…


Un « pont » qui tourne

Juste derrière le portail, les rambardes sont orientées  vers le point de fuite : le pont part donc vers l’arrière perpendiculairement au tableau. Puis il s’incurve vers la droite, comme le montrent clairement les étais des poteaux (ils ne sont pas parallèles entre eux) : en fait, il décrit pratiquement un quart de cercle.

Par ailleurs ces fameux étais ne sont pas fixés sur un tablier, mais fichés dans le talus. De plus, il n’y pas de tablier : on ne voit sur le sol aucune solution de continuité.

Scoop ! : il ne s’agit donc pas d’un pont, mais d’un tournant dangereux du chemin, balisé par des rambardes qui empêchent les véhicules de basculer.


Les barrières

A droite et à gauche du portail, des barrières rustiques clôturent le terrain. Faites de branches plus ou moins tordues, elles contrastent avec l’oeuvre de charpentier que constituent portail et rambardes. La barrière de droite, qui bouche le trou jusqu’aux rochers, est même incomplète :  il manque une branche horizontale.

Le portail et les barrières ne sont pas des obstacles destinés à l’homme : ils servent à empêcher le bétail de quitter le terrain. D’où l’idée que la cabane pourrait bien être non pas l’habitation permanente d’un pauvre hère, mais l’abri temporaire d’un berger.


La haie

Au fond du pré, une haie dense continue à barrer le passage vers la tour. Certains arbustes commençent à jaunir : nous sommes donc à la fin de l’été.


Vu de l’arrière

D’après les sources d’époque, Friedrich aurait choisi de représenter le belvédère vu de l’arrière (Art in an age of Bonapartism, 1800-1815, Albert Boime, p  519).


L’heure et la date

Ce simple fait va nous permettre de nous livrer aux délices de la déduction, en supposant seulement que le belvédere était disposé de manière à avoir une façade parallèle au rivage.

Puisque à Klampenborg, celui-ci est orienté Nord/Sud et que  la mer se trouve plein Est, ce que nous voyons est la face Ouest de la tour et partiellement la face Sud (plus lumineuse).

Caspar David Friedrich Belvedere OrientationD’après la direction des ombres, le soleil est au Sud-Est. Les ombres sont mi-longues, nous  sommes  largement après le lever du soleil, mais avant midi (elles seraient orientées vers le Nord).  Il s’agit donc du milieu de la matinée, aux environs de l’équinoxe d’automne (où le soleil se lève à l’Est). Ce qui concorde avec le jaunissement des arbres.

Toutes ces indications cohérentes confirment que Friedrich a dessiné sur le motif, un beau matin de fin d’été, un paysage bien réel.


Déjà la Rückenfigur

La Rückenfigur est le procédé qui consiste à rajouter,  dans un paysage, un personnage  vu de dos qui contemple quelque chose que nous ne voyons pas. Il faut croire que,  dès l’âge de 23 ans, Caspar David avait déjà en tête ce qui deviendra , plus tard, sa marque de fabrique. Sauf qu’ici, la Rückenfigur n’est pas un sujet humain, mais un autre sujet de vision  :  un « bel-védère » vu de dos, au dessus d’une mer invisible…


Derrière les barrières

L’art de dissimuler l’essentiel  (la mer, qui justifie le belvédère), touche un autre élément-clé du paysage :  ce qui justifie tout aussi bien la haie que  les barrières et les rambardes de part et d’autre du tournant dangereux,  ne peut être qu’un ravin entre le pré et le belvédère. D’ailleurs, les arbres du parc sont clairement en contrebas  par rapport à l’arbre isolé qui se trouve juste à gauche du belvédère.

Par ailleurs, un baquet renversé traîne au fond du pré : preuve qu’il y a de l’eau pas loin. A fond du ravin masqué coule un ruisseau invisible.


Un habitant modèle

Il y a dans le dessin  un dernier disparu : l’habitant de la cabane, évoqué seulement par des indices discrets.

  • Un vêtement a été mis à sécher sur la porte, le baquet a servi pour la  lessive. Celui qui vit ici est pauvre, mais propre.
  • Le baquet traîne sur le sol, la porte est grande ouverte. Celui qui  vit ici est pauvre, mais il vit en liberté, sans craindre les autres.
  • La cabane est entretenue : les quatre madriers posés de biais empêchent les branches de s’envoler.  Celui qui vit ici est pauvre, mais diligent.
  • Un banc fait de trois billots longe la cabane. Celui qui vit ici est pauvre, mais il aime contempler la nature, particulièrement le coucher du soleil (le banc est plein Ouest)

Robinson plutôt que Dante

Voici qui jette quelques doutes sur l’allégorie chrétienne ! Ce pré-là n’est visiblement pas l’enfer sur Terre : les barrières et la haie ne sont pas une frontière infranchissable pour l’homme, mais une protection évitant de chuter  dans le ravin.  La cabane, certes rustique, a néanmoins un toit qui tient, une porte qui ferme, et  l’eau courante à proximité. Le berger n’est pas si mal loti.

Au vrai, l’ambiance n’est pas celle de la vallée de larmes, plutôt celle de la robinsonnade . La cabane n’est pas l’antithèse de l’élégant belvédère, mais son complément bucolique : une bergerie à la mode du XVIIIème siècle.

Après avoir fait disparaître le pont, le troupeau, la mer, le ravin et le ruisseau, Friedrich pousse à l’extrême le procédé de la subtilisation en évacuant le berger lui-même, qui semble s’être volatilisé juste après avoir fait sa lessive.

Tout le charme  du dessin tient à ces disparitions en chaîne : en nous montrant le décor par derrière, en nous cachant les éléments explicatifs et en nous forçant à les deviner, Friedrich transforme ce qui aurait pu être une scène pastorale un peu fade en  une oeuvre magnifiquement elliptique.

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3 Un Temple à l'Ordre du Monde

17 juillet 2011

Le belvédère, dans l’esprit XVIIIème imprégné d’influences maçonniques,  pourrait bien recéler quelques intentions symboliques. Il possède en effet douze fenêtres, chacune de douze carreaux. Et ces fenêtres à trois carreaux de large, qui ne peuvent s’ouvrir par le milieu, semblent bien artificielles…

Comme la Tour des Vents à Athènes, dont les côtés correspondent aux huit vents, le belvédère de Friedrich aurait-t-il quelque chose à nous dire sur l’Ordre du Monde ?

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Caspar David Friedrich Belvedere Temple

Les quatre faces

Puisque le belvédère est orienté selon les points cardinaux, il est tentant d’associer les quatre faces aux quatre saisons. La façade Ouest, celle que nous voyons de face, correspond traditionnellement à l’Automne, le Sud correspondant à l’Eté. L’angle Sud Ouest de la tour, qui pointe vers l’endroit où se trouvait le dessinateur, correspond donc à l’équinoxe d’automne : justement le moment que  Friedrich a choisi pour son dessin.


Les douze fenêtres

Si les faces correspondent aux saisons, les fenêtres pourraient correspondre aux mois. Le quadrillage quatre sur trois est bien connu, puisqu’il permet de tracer le premier triangle de Pythagore  (côtés 3, 4, et 5). Mais la curiosité arithématique qui nous intéresse ici est qu’un tel quadrillage est constitué exactement de 31 segments. Associer les fenêtres aux mois n’est donc pas totalement arbitraire.


Les douze carreaux

Les douze carreaux, quant à eux, pourraient correspondre aux heures.  Les fenêtres du premier étage seraient les heures du jour, les fenêtres du rez de chaussée (presque totalement dissimulées par la haie) celles de la nuit.

Coïncidence : c’est justement à l’équinoxe que le jour ou la nuit font exactement douze heures : les fenêtres nous ramènent donc, d’une autre manière, à la période choisie par Friedrich pour représenter le belvédère.


L’arithmétique par dessus tout

Bienveillant, le jeune artiste nous a tout de même laissé une clé. La balustrade du haut comporte trois segments constitués, de droite à gauche, d’un nombre croissant de piliers : 4, 5 et 6. Et ici, pas question de prétexter une symbolique voulue par l’architecte : l’anomalie est bien l’oeuvre du dessinateur.

Elle nous confirme l’ordre de lecture  : dans le sens des aiguilles de la montre (et des saisons selon les points cardinaux), les fenêtres situées au dessous portent bien les numéros 4, 5 et 6 parmi les fenêtres visibles.


Le belvédère de Klampenborg

Finalement,  le belvédère de Klampenborg était probablement  tel que Friedrich l’a dessiné (sauf la balustrade). Les fenêtres à trois carreaux de large ne sont pas rares dans l’architecture anglo-saxonne : ce sont simplement des fenêtres à guillotine. Et il est très possible que la symbolique temporelle du bâtiment ait été voulue par l’architecte, et connue par les visiteur.

Friedrich exploite doublement les particularités du pavillon de Klampenborg : en tant que belvédère vu de derrière,  il s’en sert pour inaugurer son procédé le plus personnel, la Rückenfigure. En tant qu’architecture symbolique (la Tour des Saisons),  il l’utilise comme une table d’orientation qui signale sa présence réelle sur le terrain, en un point  bien précis et  à un moment bien choisi de l’année.

L’aquarelle fonctionne en somme comme un memento, un calendrier intime, qui met en adéquation l’objectivité du lieu et la subjectivité de l’observateur.

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4 Quatre pressentiments picturaux

17 juillet 2011

Une manière peu conventionnelle pour avancer  dans la compréhension de l’aquarelle serait d’essayer d’éclairer le passé à la lumière de l’avenir, en une sorte d’analyse rétroactive. De faire comme si le jeune Friedrich avait, dès 1797,  un pressentiment de ses futurs thèmes de prédilection.

Pour cela, nous allons partir de la structure mise en évidence par  Koerner, qui  découpe la composition en quatre bandes verticales : autant d’esquisses de futurs tableaux que nous allons balayer rapidement, de droite à gauche.

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Caspar David Friedrich Belvedere Quatre Tableaux

Caspar David Friedrich Porte Cimetiere Priesnitzcaspar david friedrich Première neigeCaspar David Friedrich Promeneur mer nuagesCaspar David Friedrich Cabane neige

Cabane sous la neige,

Caspar David Friedrich,  1823,     Alte Nationalgalerie, Berlin

Caspar David Friedrich Cabane neige

Thème 1 : La  cabane sous l’arbre

Pour Börsch-Supan, toujours féru de symbolique chrétienne, il s’agirait d’une remise à foin, avec toute la symbolique de mort et de résurrection attachée au fauchage. Symbolique que renforceraient les saules, qui reprennent d’autant plus vigoureusement au printemps qu’ils auront été duement ététés à l’automne.

Seuls problèmes à cette interprétation positive : quel troupeau pourrait tenir tout un hiver avec cette quantité minuscule ? Et les saules, qui plus est, n’ont pas été ététés !

Plus récemment, Catherine Clinger a reconnu dans la cabane  un puits de mine, ce qui rattacherait le tableau aux oeuvres souterraines, « chtoniennes » de Friedrich.

Quoiqu’il en soit,  la cabane ruinée (symbole de chute s’il s’agit bien d’une mine, en tout cas d’obscurité et de fragilité) renforce l’idée d’abandon, de négligence, que donnent les saules non taillés, aux branches implorant inutilement le ciel.

La morale du tableau pourrait bien être une morale de combat. Pour affronter l’hiver, pour retaper la vielle cabane (au choix : l’humanité chrétienne ou l’Allemagne ancestrale), il ne faut pas rechigner à couper des branches.

Il est clair que, pour Friedrich,  le thème de la cabane sous l’arbre s’est complètement inversé, entre l’asile pastoral de 1797, symbole d’harmonie avec la nature, et cette cabane sombre de 1823, reflet d’un regard pessimiste sur l’humanité.

Même l’arbre, qui dans l’aquarelle semblait un symbole de mort, prend rétrospectivement, comparé à ces bouleaux  tragiques, une valeur positive : celle d’un belvédère de substitution, un arbre qui ne fait pas obstacle à la lumière et permettrait même, à celui qui monterait sur ses banches, d »observer la mer et le soleil levant.

Promeneur au dessus d’une mer de nuages,

Caspar David Friedrich , 1818, Hamburg, Kunsthalle
Caspar David Friedrich Promeneur mer nuages

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Thème 2 : Le point de vue surplombant

La seconde bande constitue l’antithèse de la première : on pourrait l’appeler « L’arbre sous la tour », si un tel tableau existait dans l’oeuvre de Friedrich. Ce n’est pas le cas, mais en revanche, les « belvédères » y abondent : à savoir les oeuvres qui font l’apologie du point de vue surplombant.  Ainsi, la plus célèbre Ruckenfigure de Friedrich nous montre un homme vu de dos, rivalisant avec les montagnes lointaines, et contemplant au-dessous de lui une mer presque aussi évanescente que la Baltique à Klampenburg.

« Première neige »

Caspar David Friedrich, 1828, Kunsthalle, Hamburg

caspar david friedrich  Première neige

Pour une analyse plus approfondie de ce tableau, voir  A Mi-chemin : la lisière

Thème 3 : Le chemin balisé devant le bois

Ce qui nous intéresse ici, c’est la thématique du chemin bien balisé qui tourne à droite avant d’entrer dans la forêt – lieu de perte de tous les repères. L’idée est déjà en germe dans le tournant de 1797, protégé par ses rambardes et ses étais. Et la même ambiguité les réunit : le chemin pénètre-t-il vraiment dans la forêt, ou au dernier moment l’évite-t-il ?

La porte du cimetière

(Le cimetière de Priesnitz, près de Dresde)

Caspar David Friedrich, 1828,  Kunsthalle, Brême

Caspar David Friedrich Porte Cimetiere  Priesnitz

Pour une analyse plus approfondie de ce tableau, voir La fin du chemin

Thème 4 : Le chemin barré

Derrière ce portail au bout du chemin, il y a un enclos paisible, un cimetière dans la paix du Christ. Voilà qui amène de l’eau au moulin de H.Börsch-Supan : le portail comme symbole de la barrière de la mort, qui clôt le chemin tout en donnant un aperçu sur un Au-delà paradisiaque.

Sauf que, dans l’aquarelle de 1797, la barrière n’est destinée qu’au bétail, et que l’arrière-plan (ravin, parc, belvédère) révèle une topographie singulièrement plus complexe qu’un cimetière paroissial.

Cet exercice déloyal d’analyse rétroactive ne prouve bien sûr pas grand chose : les cabanes, les points de vue panoramiques, les tournants, les lisières et les barrières foisonnent, non seulement chez Friedrich, mais chez tous les romantiques allemands. Elle prouve même, a contrario, que la décomposition en quatre bandes verticales, si tentante soit-elle, n’est pas pertinente pour analyser l’aquarelle de 1797 : car aucun sens général ne se dégage de la lecture de droite à gauche.

Et pourtant, nous ne sommes plus très loin de la bonne méthode d’approche…

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5 Portes dans un jardin danois

17 juillet 2011

La clé était sur la porte… seule la porte manquait !

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Caspar David Friedrich Belvedere Porte Cachée

Les piques du poteau central

Les piques fichées sur le poteau central ne peuvent être qu’un dispositif de protection qui dissuade de le contourner sur la gauche. En outre leur inclinaison vers le bas empêche de s’en servir comme échelle.  Il s’agit donc bien d’une protection, non pas contre les bêtes mais contre les humains.


L’hypothèse de la palissade de protection

La haute palissade pourrait être une protection en haut d’une falaise ou d’un éboulement, empêchant les visiteurs du parc de tomber dans le ravin. Le fait qu’elle s’interrompe net  au niveau du poteau central pourrait signifier que, plus à gauche, la pente est moins dangereuse ; et les piques empêcheraient les audacieux de se risquer (on ne sait trop pourquoi) de l’autre côté de la palissade.


L’hypothèse de la porte du parc

Caspar David Friedrich Belvedere Porte ParcLe fait que le haut de la « palissade » soit en pente suggère qu’il pourrait plutôt s’agir d’une porte à deux battants dont nous ne verrions que le gauche, découpé en haut en arc de cercle. Pour que les piques empêchent de contourner la porte, il faut que celle-ci se situe au bout d’un passage balisé par des rambardes : un pont ou un escalier.

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L’illusion du « pont » coupé

Si nous ne regardons que la partie gauche du tableau sans nous intéresser au point de fuite, la porte du parc semble de situer dans le prolongement du « pont ». Friedrich veut donc nous faire croire que celui-ci est cassé ou inachevé, et que l’accès au parc est définitivement impossible.


L’hypothèse du pont caché

Très probablement, après le tournant,  le chemin descend jusqu’en bas du ravin, et passe le ruisseau sur un pont. Sur l’autre rive, un escalier ou un sentier balisé permet de monter jusqu’à la porte du parc.


La preuve de la porte du parc

Caspar David Friedrich Belvedere Cinq Portes

Il suffit se souvenir de l’astuce de composition relevée par Koerner  : de part et d’autre du poteau central, les deux portes visibles dans l’aquarelle – le portail du tournant (2) , et la porte de la cabane (1)  – sont exactement symétriques. Il est donc logique que l’axe central désigne lui-même une porte (4)  : et même, très précisément, sa charnière !


La preuve du pont caché

Poursuivons la raisonnement  : en divisant en deux la bande à gauche du poteau central, tomberons-nous sur une nouvelle porte ? Pas exactement une porte, mais en tout cas un accès : le pont caché (3), au fond du ravin dont nous avons postulé la présence.


La dernière porte

Ne nous arrêtons pas en si bon chemin, et divisons en deux la bande à droite du poteau central : cette fois, nous tombons au milieu de la façade du belvédère. Parmi les ouvertures presque entièrement cachées par le feuillage, nous savons maintenant que celle du milieu est une porte, la porte d’entrée du belvédère (5).


Friedrich géomètre

Pour résoudre l’énigme, il suffisait d’appliquer la bonne vieille méthode de la dichotomie : prendre l’intervalle entre les charnières des portes visibles, et diviser par deux : on trouve une porte parfaitement visible, mais difficile à identifier comme telle : celle du parc.

Puis diviser encore par deux pour trouver les deux accès cachés : le pont et la porte du belvédère.


La possibilité d’un chemin

Contrairement à ce que conclut une lecture superficielle, Friedrich ne se satisfait pas de l’opposition facile entre  le terrestre et le céleste, l’humain et le divin, le limité et l’illimité,  l’ici-bas et l’au-delà. Son programme est bien plus ambitieux : rien moins que nous proposer un chemin pour passer de l’un à l’autre : à savoir de l’intérieur de la cabane à la plateforme du belvédère.

Et mieux : il ne nous donne pas ce chemin : il nous incite à le construire, par l’observation attentive et l’intelligence des détails, en échappant aux petits pièges qu’il tend aux regard hâtifs.


La quête ascentionnelle

Le cheminement en question fait alterner des zones balisées où il suffit de suivre la voie tracée, des obstacles, et des accès à trouver ou ouvrir. Peut-être les cinq segments du parcours avaient-ils chacun un sens bien précis pour la sensibilité de Friedrich, mais nous ne nous permettrons pas à les interpréter : chacun porte en lui sa cabane et son ciel.

Il suffira de montrer, par un schéma, le caractère systématique de la construction intellectuelle, de l’escalier mental qu’il nous propose de bâtir avec  lui.



Une composition limpide

Après tous ces efforts et détours, nous pouvons enfin saisir la force et la simplicité de la composition de Friedrich : le haut du tableau se découpe en deux carrés ;  le bas se découpe en deux rectangles. La ligne horizontale qui en résulte est la ligne de fuite. Et c’est tout.


Une interprétation tout aussi limpide

Ici, pas besoin de pénétrer les méandres de la subjectivité de Friedrich pour comprendre ce que le diagramme veut dire.

Les deux rectangles du bas représentent…  l’ici-bas ! A gauche la Nature (le chemin, le ravin, la forêt, les rochers…) que Dieu donne à l’homme pour qu’il la transforme , à droite les Choses (le pré, la cabane, le banc,le baquet, le vêtement), autrement dit tout ce que l’homme tire de la Nature.

Les deux carrés, formes parfaites, représentent ce qui est  au-dessus de l’homme : à gauche le Ciel (le royaume inaccessible de Dieu),  à droite le monde des Idées : géométrie, arithmétique, astronomie – symbolisées par le Belvédère, cet observatoire que l’Homme édifie pour pouvoir contempler plus largement  la magnificence divine.


La place du peintre

Depuis son banc, le berger regarde le monde vers le Couchant :  là où le jour et les choses finissent.

Juché sur sa petite éminence, à l’exacte limite entre le concret et l’abstrait, le jeune dessinateur regarde vers l’Orient : là où naissent le jour et les idées.

Sans doute songe-t-il que celui qui réussit à monter en haut du belvédère (le Sage, le Philosophe, le Savant.. ou l’Artiste) peut enfin regarder dans toutes les directions : ainsi verra-t-il ce que le dessinateur nous  a caché, à nous spectateur, non pas par malice ou goût de l’énigme, mais simplement parce que, de là où il était placé, il ne le voyait pas lui-même : le troupeau, le berger, le ruisseau, le ravin… et surtout la mer, cette image de l’infini sur la terre.

L’aquarelle de 1797 contient, non pas en germe, mais déjà pleinement déployé, tout ce qui fait la particularité du symbolisme de Friedrich.

On pourrait le qualifier de « light »,  sans éléments ajoutés… et même avec éléments retranchés ! C ‘est à dire que l’artiste renonce à tout adjuvant de synthèse, extérieur à la scène qui se présente effectivement sous ses yeux. C’est par le point de vue, la composition, le cadrage – autrement dit sa propre prise de position face au réel – qu’il se fait fort d’insinuer en nous la suspicion d’un sens.

Ainsi que par les ellipses qui sont, comme des portes ouvertes, autant d’appels d’air  pour l’esprit.

1 Le début du chemin

17 juillet 2011

Ce petit tableau est l’archétype de la peinture réversible, oscillant au gré des commentaires entre la version matinale et la version  vespérale.
Au point que le seul  titre satisfaisant devrait être : « La Femme au  Cacher de soleil » !

Femme devant le lever de soleil

(Femme devant le coucher de soleil)

1818-1820, Museum Folkwang, Essen

caspar david friedrich femme soleil levant couchantCliquer pour agrandir

La fin du chemin

Symbole évident de la Mort, le chemin coupé militerait en faveur de la version « soleil couchant » : la Femme en grande prêtresse des fins dernières. Cinquante ans plus tard, en plein période symboliste, l’interprétation serait recevable. Mais en 1818, nous baignons dans le romantisme, et la femme n’est pas n’importe quelle Femme.

Astres cachés

Non seulement le soleil est caché, mais aussi le visage de l’être aimé. En 1818, à l’âge de 44 ans, Caspar, célibataire prolongé, s’est enfin décidé à convoler. Nul  doute que la femme du tableau ne soit son épouse Caroline, dans la première année de leur mariage.

Apothéose de la Rückenfigure

caspar david friedrich femme fenêtre

Ce dos adoré, Friedrich le peindra à nouveau en 1822 en version intimiste, dans son propre atelier : la robe à ceinture haute est la même.  Dans Femme à la fenêtre (voir  Le coin du peintre), les plis souples de la robe verte seront utilisés pour faire contraste avec les orthogonales sombres de l’atelier et les verticales des peupliers : la féminité sera posée comme exception, comme étrangeté, sur  fond de réel ordinaire.

Ici au contraire, dans la version « en extérieur sur fond de gloire », les plis semblent prolonger les rayons du soleil, de même que les bras en position d’extase, et les mèches en étoile de la chevelure. En 1818, la silhouette de Caroline s’intègre au décor de l’arrière plan, au point de fusionner avec lui : « Elle devient le soleil que nous ne pouvons pas voir » J.L.Koerner, Caspar David Friedrich and the subject of landscape, Reaktion books Ltd, 2009, p 271

Rayons X

Les rayons du soleil convergent, non pas bien sûr vers le sexe, mais vers le ventre de Caroline, révélant une réalité secrète : en 1819 naîtra Emma, la première fille du couple. Le tableau est donc un ex-voto pour une maternité espérée ou confirmée.

Un tableau des origines cachées

Comme le remarque Koerner, ce tableau « est la vision par Friedrich des origines :  l’homme en situation d’expérience subjective, comme source de l’art ; le soleil, comme donateur de lumière et de vie ; et la femme, en tant que mère d’ un autre lui-même pour l’artiste. Mais ces origines ont été cachées ou retournées, mises hors du regard de l’artiste et de nous-même. »

Le chemin comme paradoxe

Dans le contexte d’une maternité, la version « soleil levant » est donc certaine. Mais alors, pourquoi avoir planté Caroline au bout d’un chemin  qui s’interrompt  ?

Pour l’expliquer, Koerner développe une interprétation subtile du caractère réversible du tableau  : « Friedrich met en place un mouvement vers l’absence :  le lever de soleil imite son coucher, l’enfant attendu apparaît à la fois comme une aube et un roi-soleil renversé, la naissance est une impasse sur un sentier qui ne mène nulle part. Cependant, notre position, face à cette convergence du passé et du futur, n’est pas du tout celle de la mélancolie. Si le soleil était réel, sa lumière nous aveuglerait. S’il était peint, ses couleurs nous décevraient. La lumière du soleil, comme l’origine de la peinture, est un moment qui est nécessairement passé, et qui ne peut être imaginé que rétrospectivement. »

Le chemin comme morale

Il y a peut-être une explication plus simple… Remarquons tout d’abord qu’il s’agit d’un chemin moraliste, limité par des rochers bruts qui empêchent de batifoler dans la campagne : Caroline a su jusqu’ici  rester dans le droit chemin, entre les bornes que l’homme a posées  pierre à pierre, comme Dieu lui-même a posé les montagnes lointaines.

Regardons de plus près : le bord gauche du chemin s’interrompt net au niveau du pré, mais le bord droit n’est pas visible jusqu’au bout. Il ne s’agit donc pas d’un chemin coupé, mais simplement d’un chemin qui, derrière le rocher et le talus, tourne à droite !

Caroline est à un tournant, un moment douloureux de sa vie (les rocs tranchants), mais son époux ne doute pas qu’elle ne poursuive sa route vertueuse.

Au delà du tournant, la route encore cachée va longer un vaste champ qui descend en pente douce jusqu’à un clocher lointain, à peine esquissé entre les deux arbres. Caroline a terminé sa vie de femme, ici commence sa vie de mère laquelle -nous dit Friedrich – sera féconde et pieuse.

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2 A Mi-chemin : la lisière

17 juillet 2011

Encore un tableau réversible !

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« Première neige »

Caspar David Friedrich, 1828, Kunsthalle, Hamburg

caspar david friedrich  Première neige

L’interprétation chrétienne

Le chemin rocailleux représente la vie humaine, les sapins toujours verts la vie éternelle (ou, au choix, la foi inaltérable).

Automne et printemps

Lors de sa première exposition en 1828, le tableau s’intitulait sobrement Forêt d’epiceas sous la neige. C’est ensuite qu’il a acquis son titre actuel, Première Neige, qui en fait le symbole d’un monde renouvelé, virginal, sur lequel ni le pas, ni même le regard de l’homme, ne se sont encore apesantis.

Des commentateurs ont fait remarquer que, les epiceas étant justement toujours verts, rien n’empêchait de nommer le tableau Dernière Neige .

Pour Koerner, l’oeuvre est intentionnellement réversible : « Comme tant de paysages de Friedrich, le tableau fusionne des contraires temporels. L’arrivée de l’hiver peut être le début du printemps, et le gel qui tue peut tout aussi bien être le dégel qui régénère. » J.L.Koerner, Caspar David Friedrich and the subject of landscape, Reaktion books Ltd, 2009, p190

Jeunesse et vieillesse

Du premier plan à l’arrière plan, les arbres s’échelonnent en taille et en âge : jeunes sapins  à coté du chemin, sapins centenaires dans la forêt.

En avant et en arrière

Tout spectateur sent bien que la composition l’invite, quasi-mécaniquement,  à pénétrer dans la forêt :  « Mon regard va de l’avant, vers l’entrée que représente le tableau, comme une pierre tombe vers la terre ». Koerner, p 189

Remarquons qu’il existe néanmoins un  mouvement rétrograde dans le tableau : celui des jeunes sapins colonisant progressivement les bords de la route. Nous avançons d’un bon pas  vers la forêt, mais celle-ci, à son rythme, avance vers nous.

Rapide et lent, voici un nouvelle déclinaison, dans le tableau, de la coexistence pacifique des contraires.

Terre et ciel

Le chemin terrestre est taillé dans le roc. Symétriquement,  au dessus de la barrière d’arbres, s’ouvre un chemin céleste, un sillon bleu entre les nuages blancs.

Taillé dans le roc ou esquissé dans les nuages, durable ou éphémère, dur ou mou : encore une cuillerée de succulents contraires saupoudrés par l’ami Friedrich !

Un chemin, des chemins

Dans les rochers, un chemin unique est tracé, de manière permanente, se creusant un peu plus à chaque essieu qui passe. Dans la forêt, tous les chemins sont possibles, les sentiers se modifient, les arbres se ressemblent,  les directions s’équivalent.

Unidirectionnel ou foisonnant, unique ou multiple, balisé ou libre, simple ou complexe, lumineux ou obscur ; tout oppose le parcours en plein air et le parcours dans la forêt.

Le tournant vers la droite

Fidèle à son procédé de subtilisation,  Friedrich s’est bien gardé de nous montrer la suite du chemin :
« Le chemin tourne vers la droite et je le suis, mais c’est un chemin fantôme, au delà de ce que la surface peinte peut offrir. Le suivre, c’est faire confiance à un chemin aveugle, et c’est précisément à ce tournant vers la cécité que Friedrich nous dépose ».  Koerner, p 189

Un aveuglement collectif

Dans cette composition de grand style, Friedrich manipule la peur et le désir de la cécité qui est au coeur de chaque amateur d’art, l’attirance pour l’aveuglement qui hante chaque être raisonnable. Il nous met face à la lisière, mais en aucun cas il ne nous enjoint de pénétrer dans la forêt primitive: ce qu’il nous montre, très objectivement, c’est seulement un chemin qui tourne vers la droite AVANT la forêt : pourtant, nous croyons tous, nous voyons tous qu’il y pénètre !

Ce que Friedrich dresse devant nous, ce n’est pas une forêt grandiose et effrayante, comparée au petit chemin des hommes. C’est plutôt notre propre nature, tout aussi effrayante, qu’il nous offre en spectacle : cette soif d’obscurité, cette pulsion de pénétrer toute lisière qui s’offre, de souiller toute jeune neige.  Et aussi, cette aberration collective qui nous fait nier les tournants… surtout  lorsque tout le monde les voit !

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3 La fin du chemin (ou presque)

17 juillet 2011

Enfin un tableau non réversible, et une interprétation chrétienne irréfutable !

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Paysage d’hiver avec une église

Caspar David Friedrich, 1811, National Gallery,  Londres

Caspar David Friedrich paysage neige égliseCliquer pour agrandir

La dernière station

Même avec la plus mauvaise foi du monde, impossible de soutenir que l’infirme a quitté l’église du fond, qu’il s’est retouvé guéri par le Crucifix miraculeux au point de balancer ses béquilles, et qu’il va dans un instant se relever pour redescendre tout guilleret dans la vallée !  Jouée à l’envers, la séquence ne tient pas la route.

Les béquilles jetées

Elles balisent le chemin qu’a pris le voyageur pour monter, et sont les traces  « d’un épisode précédent, théatral,  dans lequel, d’extase ou de souffrance, le voyageur a jeté ces soutiens l’un après l’autre, tandis qu’il approchait de la Croix. » J.L.Koerner, Caspar David Friedrich and the subject of landscape, Reaktion books Ltd, 2009, p 24

Ces pauvres bouts de bois charrient un riche échantillon d’interprétations sentimentales. Au choix : que la foi sauve, qu’il est temps d’abandonner la marche claudiquante que constitue la vie terrestre, que l’infirme maintenant  a fini de souffrir.  Couché contre un rocher qui sera son lit de mort, il n’a effectivement plus besoin de marcher.

Le Christ et le voyageur

Après sa montée au Calvaire, voici le voyageur en  symétrie avec le Christ : chair martyrisée face au bois taillé, spectateur face à l’oeuvre d’art, tête levée face à la tête baissée, mains jointes face aux bras cloués.

Le sapin-pivot

Koerner, toujours pertinent, fait remarquer que la composition met en balance – de part et d’autre du sapin de taille moyenne qui marque le centre du tableau – d’un côté la cathédrale néogothique, de l’autre le grand sapin qui abrite le crucifix. Ainsi les deux demeures du Christ, celle faite de pinacles et celle d’aiguilles, sont mises en équivalence : d’ailleurs, elles ont exactement la même hauteur.

La cathédrale cachée

Comment expliquer que, si près du refuge, dont on distingue la porte ouverte même dans le brouillard, le pélerin abandonne ses béquilles et renonce à avancer ? N’y-a -t-il pas là une sorte d’euthanasie douce dans la neige, à l’opposé du message chrétien ?

Koerner propose une solution ingénieuse : que le cathédrale soit  imaginaire ou pas, peu importe ; car depuis le chemin qu’a pris le voyageur, il lui était impossible de la voir,  masquée qu’elle était par le sapin central. Pour lui, elle n’est de toute manière visible que par la foi, comme une promesse cachée.

Caspar David Friedrich Chemins_Eglise Neige Cliquer pour agrandir

La cathédrale explicitée

La cathédrale est destinée au spectateur du tableau, qui se trouve exactement dans son axe  : à son intention, elle joue le rôle d’une clé qui complète et explicite les autres éléments du paysage.

« Les sapins, le crucifix sculpté et l’église  occupent tout le spectre de la présence divine au sein du  paysage :  depuis la simple suggestion du sacré dans la géométrie gothique des sapins et leur symbolisme potentiel (toujours vert = foi inaltérable), en passant par la représentation traditionnelle de Dieu fait homme (le crucifix en tant qu’oeuvre d’art), jusqu’à l’irruption massive du sacré (l’église-apparition, qui transcende le naturalisme voulu du paysage). Tout comme les représentations traditionnelles de la Jérusalem Céleste, l’église de Friedrich aspire à être la fin au travers de laquelle tous les moyens – la nature, l’histoire, la peinture, l’expérience – découvrent leur vrai sens. » J.L.Koerner, op.cit. p 24

Pour le voyageur dans le tableau, le chemin se termine au pied de la croix. Pour le spectateur du tableau, le chemin se poursuit un peu plus loin.  Comme un film, la tableau est irréversible, mais comme la porte de la cathédrale, la fin de ce film est ouverte :  mirage dans l’esprit d’un mourant, vrai miracle ou sapin de pierre…

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4 La fin du chemin

17 juillet 2011

Enfin un tableau que tout le monde comprend !

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La porte du cimetière

(Le cimetière de Priesnitz, près de Dresde)

Caspar David Friedrich, 1828,  Kunsthalle, BrêmeCaspar David Friedrich Porte Cimetiere Priesnitz

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L’interprétation chrétienne

Au delà du chemin sombre, passée la barrière de la mort, s’ouvre pour les croyants un champ paisible et lumineux.

La mort du chemin

Friedrich ne peint pas le chemin de la mort, mais la mort du chemin : envahi d’herbes, il n’arrive plus à arriver jusqu’à la porte. Sa terre apparaît par plaques résiduelles qui font penser à des tombes, à croire qu’il cherche à s’enterrer lui même. Le chemin de terre s’abolit dans la terre comme une rivière qui s’assèche avant d’atteindre la mer.

La mort de la porte

Elle commence à perdre des planches. Elle prend du gîte, comme les croix qui derrière épousent les moutonnements de l’herbe, tels des voiliers blancs et noirs.  Elle commence d’ailleurs à leur ressembler :  ses traverses en diagonale épousent leur forme en bâtière. Elle commence aussi, par le triangle aigu qui s’est formé entre ses battants disjoints, à ressembler à la flèche du clocher. La porte est en train de se laisser contaminer par les objets environnants : ce n’est pas son bois qui pourrit, mais sa forme.

Caspar David Friedrich Chemins Porte Cimetiere  Priesnitz

La mort du cimetière

Plus de chemin, une porte qui ne s’ouvre plus, une enceinte couronnée d’herbes folles… Comme la garde impériale, le cimetière meurt autour de l’église. Mais l’église reste vivante.

Ici se termine, également, notre cheminement arbitraire parmi les chemins de Friedrich. D’autres de ses paysages en contiennent, les quatre que nous avons  rassemblés ont ceci en commun que le chemin y joue un rôle principal, pas un rôle de figurant.

Il serait présomptueux de définir l' »esthétique du chemin » chez Friedrich, à supposer que le concept ait un sens :  le thème est revenu à différentes reprises au cours de sa carrière, toujours comme métaphore de la vie, mais pas toujours – en tout cas bien moins qu’on ne le croit,  comme celle de la vie chrétienne.

Un exemple  frappant se trouve dans une aquarelle précoce, « Paysage avec Belvédère« , où le chemin prend, plutôt qu’une valeur religieuse, une valeur initiatique…

1 EVA avant AVE

9 mai 2011

Les Annonciations contiennent souvent une référence, plus ou moins discrète à l’histoire d’Adam et Eve : en effet Marie, au moment où elle accepte d’accueillir en elle l’enfant Jésus, brise la chaîne des mères impures depuis le Péché Originel  : le AVE de Marie est donc graphiquement et théologiquement, le contraire d’EVA.

Burne-Jones, dans son Annonciation de 1879, renoue avec cette iconographie ancienne et fait de l’opposition EVA-AVE la base même de sa composition.

Annonciation

Burne Jones Annonciation

Burne-Jones,1876-79, Birmingham


Marie de Birmingham

Le modèle est Mrs Lesley Stephen.  Elle était enceinte dans la période où Burne-Jones achevait sa toile, et accoucha d’une petite Vanessa le 13 mai 1879, le mois où le tableau fut exposé. Prédestinée in utero, cette fille plus tard devait devenir peintre sous le nom de Vanessa Bell. Une petite soeur nacquit ensuite, qui deviendra Virginia Woolf.  Bien que l’anecdote soit intéressante, elle n’apporte rien à la compréhension de l’oeuvre, car bien sûr Burne-Jones s’est bien gardé de représenter Marie enceinte.

Sa Vierge est une alliance parfaitement maîtrisée des deux érotismes victoriens : les plis mouillés de la statuaire grecque, les cheveux roux et les yeux bleus du sex-appeal anglo-saxon.

Athena Gustiniani


Le bel Ange

S’il s’agissait d’un concours d’élégances, l’Ange gagnerait haut la main : par sa position en surplomb, par sa haute stature que renforce encore l’élongation des pieds, mais surtout par le mélange de styles que lui aussi réussit : d’une part le visage androgyne et idéalisé, cent pour cent préraphaélite, d’autre part la robe aux plis verticaux, byzantins ou romans, qui mêle des tombés précis et des entrecroisements savants où l’oeil se perd. Seule l’auréole derrière sa tête signale qu’il s’agit d’une apparition mystique et non d’une fashion victim.

Une statue-colonne du Portail Royal,
Cathédrale de Chartres
 


L’Ange-laurier

Burne Jones Annonciation Ange Laurier

Visuellement, l’Ange se situe dans la continuité de l’arbre : le mouvement de ses plumes mime si bien celui des feuilles qu’on pourrait imaginer qu’il n’émane pas du ciel,  mais du laurier lui-même, dans une métamorphose inverse de celle de la païenne Daphné.


Locomotion angélique

Burne Jones Annonciation Ange Pieds

Seules les plumes bleutées de ses longues ailes signalent son extraction céleste. Mais pour lui éviter l’inconvénient d’avoir à se percher sur une branche comme un volatile ordinaire, Burne-Jones a inventé un mode plus gracieux de sustentation : une auréole pédestre,  sorte d’hélice permettant le vol stationnaire.


Le bas-relief de droite

Burne Jones Annonciation Bas Relief droit

Sur le bas-relief de droite, l’Ange expulse du Paradis Eve et Adam, en direction d’un roncier.

Il ne faut pas longtemps pour comprendre que cet ange sculpté est le même que l’Ange de chair – en tout cas il porte la même robe et la même auréole derrière la tête.  L’arbre devant lequel ou sur lequel  il se tient est également un laurier. Quand à Eve, nue, prostrée et vue de profil, elle contraste avantageusement avec Marie dans sa robe immaculée, bien droite et vue de face.

La malédiction d’Eve

L’inscription du bas-relief de droite est tirée de la Génèse : « …maledicta terra in opere tuo : in laboribus comedes ex ea cunctis diebus vitæ tuæ » : « le sol est maudit à cause de toi. C’est par un travail pénible que tu en tireras ta nourriture, tous les jours de ta vie ». (Genese 3, 17) .

Un style archaïque

L’inscription se trouve dans une sorte de cartouche, coupée en deux par le tronc de l’arbre comme si elle passait par derrière. Mais, par une sorte d’archaïsme respectueux du texte sacré, aucune lettre ne manque :
MA            LEDICTA
TERRA   IN OPERE
……………TUO

Le mot MALEDICTA est bizarement coupé, de sorte qu’à gauche on peut lire MATER, la mère, comme si la malédiction d’Eve était en train de se transformer en bénédiction pour Marie.

Autre subtilité : le mot TUO, qui devrait se trouver à gauche, sur la ligne vide à l’intérieur du cartouche, a été décalé à droite, hors du cartouche : ainsi la typographie-même montre l’expulsion du « TU »  en dehors du jardin d’Eden.


Le bas-relief de gauche

Burne Jones Annonciation Bas Relief Gauche

Dans le bas-relief qui fait pendant, de l’autre côté de l’arc, on distingue un homme à queue de reptile, juché dans un arbre qui est encore un laurier : il  s’agit bien sûr du serpent, dans la même représentation anthropomorphe que celle choisie par Michel-Ange pour la Sixtine.

Le « serpent » montre le fruit défendu à droite, tout en regardant vers la gauche : nous devinons alors qu’une autre Eve et un autre Adam sont masqués par la main de l’Ange de chair.

Une histoire en deux temps

De part et d’autre de l’arche, le bas-relief illustre, en deux moitiés symétriques,  les deux temps du Péché Originel : à gauche la Tentation (le serpent tente Eve qui tente Adam), à  droite l’Expulsion (l’Ange pousse Eve qui pousse Adam).  Mais le côté Tentation est ici dissimulé, censuré par la chair-même de l’Ange.  Pas question de suggérer d’une quelconque manière que l’Ange de l’Annonciation pourrait tenter Marie.


L’ange perché

Le motif de l’Ange « perché » permet d’exprimer visuellement une série d’équivalences théologiques.

L’ange de pierre du bas-relief pousse Eve de sa main gauche et tient une épée de feu dans sa main droite : dehors, et pas question de discuter !

Burne Jones Annonciation Ange Main DroiteBurne Jones Annonciation Bas Relief GaucheA l’inverse, l’Ange de chair lève son index gauche en signe de prise de parole, et ouvre sa main droite en signe d’écoute : son dialogue avec Marie  rétablit la confiance entre Dieu et l’Homme que la faute d’Eve avait brisée.

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Ange et serpent

Remarquons que le mouvement de cet index se prolonge, visuellement  dans le bras gauche du serpent anthropomorphe, de sorte qu’il se crée les deux, l’ange et la bête, une  sorte d’affinité arboricole. Cependant, nous comprenons vite que ce lien  n’est pas de complicité, mais de chasse : l’Ange porte au bras droit un brassard en peau de reptile. Et son index de chair vient ici réparer, par sa parole véridique, le bras mensonger du serpent de pierre.


Avant ou après l’Annonciation

Marie regarde droit devant-elle : pas facile de communiquer avec des pieds, fussent-ils angéliques !

Aussi devons-nous comprendre que l’instant se situe soit juste avant l’Annonciation – auquel cas le regard lointain de Marie suggère un vague pressentiment de l’Ange en phase d’approche ; soit juste après, auquel cas son regard grave souligne l’importance de l’évènement qui vient d’avoir lieu.


Burne Jones Annonciation Marie Main DroiteBurne Jones Annonciation Marie Main GaucheComme dans le cinéma muet, c’est le geste un peu trop appuyé des mains qui commente la scène et lève l’ambiguïté : la main droite repliée vers la gorge signifie « JE suis la servante du Seigneur » et la main gauche qui relève légèrement la longue robe, en une esquisse de révérence, signifie « Qu’il en soit fait selon  SA volonté ».

Nous sommes donc bien juste après l’Annonciation, et l’Ange, qui a conservé dans ses mains les gestes du dialogue, est en phase de remontée vers sa base.


 

1894 Burne-Jones mosaic San Paolo entro le mura Roma

Burne-Jones, 1894 , mosaïque de San Paolo entro le mura, Rome

En 1894, Burne-Jones transposera  sa composition en plein désert  :  l’arcade de pierre est remplacée par celle de la voûte, et le point d’eau se résume à un vase posé aux pieds de Marie.

2 Une architecture sacrée

9 mai 2011

Le bas-relief, avec ses subtilités, n’est pas le seul élément du tableau qui fait référence au  personnage d’Eve  : c’est en fait l’ensemble du décor qui a été conçu  pour mettre en scène, simultanément, les deux histoires saintes.

Maledicta Terra

Nous sommes à l’intérieur d’une demeure hermétiquement close, dont les murs et le sol de marbre font un monde aseptique, à l’écart de toute contamination.

Même le laurier semble planté dans le marbre, comme si la malédiction d’Eve « que la terre soit maudite » s’appliquait littéralement.

Une perspective archaïsante

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Burnes-Jones renoue ici avec un mode de perspective antérieur à la perspective centrale.
Le point de fuite des poutres et de la corniche de l’arc  n’est pas le même que celui du sol. Quant aux fuyantes latérales, matérialisées par les lits de brique de part et d’autre de l’arche, elles pointent vers autant de points de fuite distincts, échelonnés entre le points Haut et le point Bas.
Burne Jones Annonciation Judas
Cette « fente de fuite » se répartit équitablement, de part et d’autre du petit judas lumineux que l’on distingue sur la porte du fond.

Un degré à gravir

Le point de fuite Haut se situe au niveau des yeux  de Marie, tandis que le point de fuite Bas se situe au niveau des yeux d’un personnage qui se tiendrait dans le jardin, à côté du laurier, et en contrebas du socle de marbre.

Exhiber les deux points de fuite, c’est comme inviter le spectateur à monter une marche vers le sacré.

Une porte vraiment petite

Burne Jones Annonciation Couloir CourtCliquer pour agrandir

Si on projette la porte du fond vers l’avant, à l’emplacement où se trouve Marie, et qu’on la ramène au niveau du sol, on constate qu’elle est bien plus étroite et plus basse que ce qui serait nécessaire pour un personnage de taille normale : ainsi le judas se situerait à peu près au niveau de l’ombilic de Marie.

Un couloir vraiment  étroit

Burne Jones Annonciation Couloir EtroitCliquer pour agrandir

De même, si on « recule » Marie pour la placer à la sortie du couloir, on constate que celui-ci est excessivement bas et étroit, ne permettant le passage que d’une seule personne.

Des trucs de théatre

Le procédé de la « fente de fuite » produit une élongation artificielle dans le sens de la hauteur, et donne l’impression que le couloir est plus haut qu’il n’est en réalité.

De même, la miniaturisation de la porte du fond donne une illusion de profondeur. Le couloir, fente basse, étroite et peu profonde , devient par ces artifices un élément central et essentiel de la mise en scène, séparant le côté Ange et le côté Marie.

L’arche

L’arche en demi-cercle, au-dessus de la césure du couloir, joint l’Ange et Marie, mais aussi les deux moitiés distinctes du bas-relief (la Tentation et la Chute) : elle prend donc une  forte valeur symbolique, celle d’un arc-en-ciel de pierre qui matérialise l’alliance restaurée entre Dieu et les hommes.

Les arcs

Burne Jones Annonciation Arcs

De l’avant vers l’arrière du couloir, Burnes-Jones alterne avec élégance deux arcs de cercle et deux arcs surbaissés : ainsi la maçonnerie elle-même manifeste la conjugaison de forces entre la figure parfaite et divine – le cercle, et son équivalent terrestre – l’arc surbaissé.

La loggia

Du coup, la loggia supportée par les arcs et quatre solides poutres, surplombant la faille du couloir, apparaît comme un lieu sacré, protégé :  de son intérieur, on ne voit rien, sinon quatre autres puissantes poutres.

Un décor symbolique

Sans doute faut-il comprendre que le couloir représente le monde de l’Ancien Testament : un lieu de passage obscur, solitaire, transitoire, fermé au fond par la petite porte du péché originel.

Marie est la première femme a en être sortie pour prendre pied sur le sol de marbre exempt de toute terre maudite : la courette représente donc le lieu à ciel ouvert,  clos et immaculé, où l’atterrissage de l’ange est possible : le lieu  de l’Annonciation.

Enfin la loggia du premier étage, encore vide comme le ventre de Marie, offre à l’Homme sa future pièce à vivre, lumineuse et aérée : le monde du Nouveau Testament

La barre de fenêtre

Burne Jones Annonciation Barre fenêtre

De part et d’autre de la fenêtre de la loggia se trouvent deux structures métalliques : il faut observer attentivement leur ombre portée pour comprendre qu’il s’agit de deux potences en triangle, supportant une barre transversale. Cet aménagement amovible était fréquent dans les maisons de ville du quinzième siècle italien, et permettait entre autre de mettre en place une « tenda« , toile protégeant du soleil.

Référence érudite à l’époque fétiche des préraphaélites, la barre de fenêtre est, de la part de Burnes-Jones, un clin d’oeil  d’appartenance à ce mouvement artistique.

Mais elle a sans doute également une portée symbolique : placée à la limite du tableau, reliant les deux  crochets situés à l’aplomb de l’ange et de Marie, elle réitère, au dessus de l’arche de pierre, la métaphore de l’Alliance : cette barre qu’on devine à peine, c’est  peut être l’Enfant Jésus déjà présent, réunissant les deux Testaments.

Les quatre lauriers

Nous avons vu que le laurier du « serpent », sculpté dans le bas-relief de gauche, se projette dans le laurier de l’Ange.

De même, le laurier de la Chute, dans le bas-relief de droite, se projette dans un autre laurier bien réel, dont nous n’avons pas parlé jusqu’ici : celui qui se trouve dans le vase posé sur la corniche.

Burne Jones Annonciation  Vase

Au laurier du bas, planté dans la terre impure, s’oppose donc le laurier du haut, planté dans l’eau pure.

Un puits sans corde

Puisqu’aucune corde n’est visible, c’est que le puits est plutôt un bassin, rempli à ras-bord d’eau limpide.

Le pot posé sur la margelle du puits indique ce que Marie est venue faire dans la courette : chercher de l’eau.

Burne Jones Annonciation Pot

Pour quoi faire ? Pour arroser le laurier du vase. D’ailleurs, quelques feuilles à peine visibles sur le bord de la corniche disent bien le risque de sécheresse.

Les éléments disparus

Le tableau est construit sur une double disparition : tout comme la terre maudite, l’eau pure est  invisible. C’est seulement la déduction logique, entre les trois récipients que sont le puits, le pot de la margelle et le vase de la corniche, qui nous rend sensible à sa circulation.

La double circulation de l’eau


La moitié droite du tableau, côté marbre, illustre une première séquence : l’eau du ciel tombe dans le puits, Marie la recueille dans son pot pour la monter jusqu’au vase de la corniche.

Du coup, une autre séquence parallèle se fait jour dans la moitié gauche : l’eau du ciel tombe dans la terre, le laurier la recueille dans son tronc pour la monter jusqu’à ses feuilles.

La moitié gauche montre le circuit naturel de l’eau, où la terre maudite intervient comme intermédiaire incontournable.

La moitié droite illustre la possibilité d’un nouveau cycle : les matériaux contaminés,  la terre et le bois, sont remplacés par le marbre du puits et la chair de Marie :  un cycle artificiel, ré-humanisé, se constitue à côté du cycle naturel  indissociable de la souillure originelle.

La circulation de la Parole

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Les cycles de l’eau mettent en jeu deux mouvements successifs : une descente, depuis une origine commune (le ciel) vers un réceptacle (la terre, le puits). Ensuite une remontée, grâce à  un moyen de transport (le tronc, le pot), vers une destination commune (les feuilles).

La phase « après l’Annonciation » que Burnes-Jones a illustrée, fonctionne elle-aussi selon un cycle similaire de descente et de remontée : la Parole de Dieu est tombée dans  Marie et s’est incorporée à elle. Sa réponse, véhiculée par l’Ange,  est en train de remonter vers Dieu.

Laurier, vase et puits

Ces équivalences symboliques éclairent les choix graphiques de Burne-Jones : si l’Ange semble se confondre avec le laurier, c’est  parce qu’il joue, pour la Parole, le même rôle de véhicule que le tronc pour l’eau. Perché sur l’arbre, il ressemble également à l’autre véhicule de l’eau, le pot posé sur le margelle.

Et Marie, réceptacle de la Parole Divine, s’assimile par sa posture statique et les plis mouillés de sa robe, au puits qui se dresse à côté d’elle.

Si le puits dans la courette est une première métaphore de Marie, la courette dans la maison, où l’Ange descend et remonte comme un seau auto-porté, est une autre métaphore du puits, et de Marie  : d’ailleurs, ne l’appelle-t-on pas   un « puits de lumière » ?