5.3 La crèche-ventre (Campin)

15 décembre 2011

Chez Campin comme chez Daret, le vieux bois et le jeune bois  étayent la dialectique de l’Ancienne et de la Nouvelle Ere. Mais la crèche du Maître  ne se limite pas à cette seule symbolique…

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La cloison de torchis : l’Ancienne Ere

Nativite_Campin_SagesFemmes_AnimauxLa cloison de torchis en ruine est faite avec les  matériaux de l’Ancienne Ere : un mélange de paille, d’argile, de lattis de mauvaise qualité et de poutres de récupération. Ces poutres montrent les signes d’un projet (encoches, mortaises), mais celui-ci est indéchiffrable. En surface, elles sont travaillé par les vers, mais l’âme reste forte.

Ajourée par le temps et les vents, la cloison s’est réduite à une sorte de cage fictive, au travers de laquelle on voit les animaux.

Selon l’interprétation traditionnelle, l’âne et le boeuf représentent les cultes anciens : le judaïsme pour l’âne et les religions païennes pour le taureau (animal sacrificiel).

Selon une interprétation plus péjorative, les deux animaux représentent les deux peuples auquels la Révélation s’adresse : l’âne debout serait le peuple juif (qui a refusé de s’incliner devant le Christ) et le boeuf couché serait les Gentils (peuples non juifs).


La porte et la cloison de bois : la Nouvelle Ere

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Vu par Campin, la Nouvelle Ere n’est pas une réparation de fortune, comme les arbres hâtivement cloutés de Daret : c’est une reconstruction organisée, systématique.

Le Monde du Christ sera un monde bien menuisé, orthogonal, muni de dispositifs pratiques (clenche, serrure, crochet), de renforcements efficaces contre le Mal (planches cloutées) :

c’est un monde qui fermera bien.





La crèche en reconstruction

Dans le sens naturel de lecture, le côté gauche représente le passé, le côté droit l’avenir. Campin s’appuie sur cette convention pour nous amener à la conclusion logique : la crèche n’est pas abandonnée, elle est en travaux, en cours de reconstruction.

L’idée de comparer la naissance de Jésus à la reconstruction d’un bâtiment n’est pas une invention de Campin : elle se base sur un passage de la Bible :

« En ce jour-là, je relèverai la hutte de David qui est tombée ; je réparerai ses brèches, je relèverai ses ruines, et je la rebâtirai telle qu’aux jours d’autrefois ».(Amos, 9, 1). Ce verset a d’ailleurs servi de base à la tradition selon laquelle la crèche se serait située à l’intérieur du palais de David, à Bethléem.

Aparté sur l’iconographie de la crèche

Dans l’iconographie de la Nativité, les représentations les plus anciennes de la Crèche sont une grotte, ou un abri de fortune, qui se limitent à illustrer l’idée de pauvreté, de précarité.

Après 1440, l’idée que la Nativité constitue une transition entre deux époques sera exploitée par les peintres de l’Ecole du Nord, qui montreront souvent un bâtiment en ruine s’opposant à un bâtiment restauré ; ou bien un édifice de style archaïsant, à côté d’un édifice gothique.

Les peintres italiens, eux, situeront plutôt leurs crèches dans les ruines d’un ancien temple romain. Car selon la Légende Dorée, les Romains avaient élevé à la Paix un temple magnifique, pour lequel Apollon avait rendu cet oracle : il durera « jusqu’au moment où une vierge enfantera». Bien sûr ce temple s’écroula la nuit de Noël.

Le Mariage de la Vierge

Campin, 1420, Prado, Madrid

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Campin avait déjà eu l’idée d’utiliser un édifice en reconstruction (de style composite à gauche, de style gothique à droite) pour signifier le remplacement du monde de l’Ancien Testament par celui du Nouveau Testament.

Pour la crèche de sa Nativité, il a suivi exactement le même schéma, mais de manière si discrète qu’il est passé jusqu’ici totalement inaperçu.

La crèche-ventre

 Le symbolisme des deux époques est clair, mais on pressent qu’il n’épuise pas toutes les potentialités d’une construction aussi profondément méditée. A quoi rime l’invention de la cloison amovible, qui crève les yeux dès lors qu’on a pris conscience de son manque ? La crèche de Campin ne fonctionnerait-elle pas sur un second registre symbolique, encore moins immédiat ? N’oublions pas la seconde histoire que nous raconte le panneau : « la Naissance miraculeuse »…

La porte à deux battants

La porte est si banale, pour une étable – le battant du haut avec sa serrure, le battant du bas avec sa clenche – que nous ne pensons pas à théoriser. Et pourtant, juste dans le dos de Marie, cette ouverture double ne peut pas échapper à une forte charge symbolique.

Le battant du haut représenterait-t-il la Virginité de Marie ? Difficilement : le fait qu’il grand ouvert brouille l’idée de verrouillage. Il nous faut plutôt raisonner sur l’opposition entre la serrure et la clenche : l’une ne peut être ouverte que par une seule clé, tandis que l’autre est disponible à tous les appuis. Et aussi sur la destination des deux battants : celui du haut s’ouvre pour les bergers, autrement dit les hommes de bonne volonté ; celui du bas est pour les animaux.

La double porte pourrait représenter l’alternative sexuelle qui s’offre à toute femme : en haut la Fidélité, en bas l’Infidélité (l’ouverture facile, la voie de l’animalité).


Nativite_Campin_Creche_CloisonJosephLa cloison de bois

La cloison de bois plein, dans le dos du prude Joseph, pourrait représenter l’attitude radicale, l’abstention de pénétration : autrement dit l’Abstinence.



Nativite_Campin_Creche_TorchisLa cloison de torchis

Sous ce nouveau point de vue, la cloison de torchis devient vraiment louche, avec ses béances hérissées de baguettes cassées ou tordues.

De l’extérieur vers l’intérieur, elle donne, dans le domaine immobilier, l’idée de l’effraction, et dans le domaine corporel, celle de la Défloration.

Considérée de l’intérieur vers l’extérieur, elle fournit une métaphore assez frappante de l’Accouchement dans la Douleur, malédiction des filles d’Eve.




La cloison amovible

Et le cloison manquante, celle que l’on ne voit pas ? Plutôt que de la penser comme une cloison amovible, visualisons-la comme une cloison immatérielle, transparente, juste à l’aplomb de l’Enfant Jésus… En contraste avec la cloison de torchis – le Ventre d’Eve -, c’est bien le Ventre de Marie, miraculeusement perméable au moment de l’Incarnation Virginale (dans le sens Entrée) comme au moment de l’Accouchement Miraculeux (dans le sens Sortie), que Campin a eu, peut-être, le culot de nous suggérer.

Nativite_Campin_Creche_Ventre

Posée comme un modèle d’anatomie devant la dispute des sages-femmes, la crèche expose, sur trois côtés, trois visions de la procréation :

  •   à gauche, la cloison de torchis et son trou illustrent la conception « Ancien Testament » de la chose : Défloration et Accouchement dans la douleur se confondent, sur un fond d’animalité : c’est la malédiction des filles d’Eve.
  • à droite, la cloison de bois et sa porte développent la vision « Nouveau Testament« , modernisée, qui offre trois possibilités aux hommes et aux femmes : l’Abstinence, la Fidélité ou l’Infidélité (pour celles qui préfèrent vivent à quatre pattes).
  • enfin, orthogonale au panneau « Ancien Testament », qu’elle vient contrarier, mais visuellement superposée au panneau « Nouveau Testament », qu’elle inspire,

la cloison invisible représente l’idéal marial : la perméabilité absolue au divin.

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– Le Diable dans la Crèche

14 décembre 2011

Introduire le Diable dans une Nativité, c’est un peu comme dissimuler le bouc de Trotski dans l’ombre de la casquette  de Staline.

Il semble pourtant que quelques  maîtres Flamands s’y soient risqué, avec prudence. Bref aperçu de la question. [0]

Retable Bladelin

Van Der Weyden,  après 1446, Berlin, Gemäldegalerie

Van_der_Weyden_Bladelin

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Van der Weyden s’est inspiré, vingt ans après, de la Nativité de Campin (voir 1 Soleil en Décembre) : même angle de vue pour la crèche, même attitude de Saint Joseph protégeant la bougie de sa main. Pour la première fois dans l’Histoire de l’Art est représentée la colonne à laquelle, selon les Apocryphes, Marie se serait adossée pendant l’accouchement.

Les deux cavités

Mais ce qui nous intéresse ici, c’est une autre innovation iconographique, exactement sous la colonne : une cavité protégée par une grille. Tandis qu’un peu plus à droite, s’ouvre un autre trou, celui d’une voûte crevée.


Les deux ères

Ici, le tableau se lit de droite à gauche, dans le sens inverse de Campin : la partie ancienne du bâtiment est à droite, du côté du trou béant. La partie rénovée est à gauche, du côté du trou grillagé. Les deux orifices sont donc clairement la représentation de l’Enfer, avant et après la Naissance de l’Enfant Jésus, lequel est placé exactement entre les deux.

Van_der_Weyden_Bladelin_Trous

De la bouche de l’Enfer, conjurée doublement par la grille et par la main protectrice de Joseph, ne sortent plus désormais que de négligeables courants d’air, bien incapables de souffler la bougie.


Il existe une autre interprétation de cette cavité  On sait que Van der Weyden s’est beaucoup inspiré, pour la conception du retable, du texte de la Légende Dorée. Or on y trouve l’anecdote suivante :

« Trois hommes vaillants furent envoyés par le roi David à Bethléem pour y chercher de l’eau d’une citerne, et les Trois Rois pour chercher l’eau de la Grâce éternelle. Les trois hommes vaillants puisèrent dans la citerne terrestre, et les trois Rois reçurent l’eau de la grâce de l’échanson céleste, né à Bethléem, qui pouvait donner la grâce à tous les hommes qui ont soif ». Légende dorée,  cité par Shirley Neilsen Blum [1]

Cependant rien dans le tableau ne souligne le thème de l’eau qui aurait pu faire reconnaître une citerne, et ceci n’explique pas la symétrie entre le trou grillagé et le trou ouvert.

Retable de Sainte Colombe

Van Der Weyden, entre 1450 et 1460, Münich, Alte Pinakothek

Van_der_Weyden_Sainte Colombe

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Dans ce retable, Van der Weyden a conservé l’idée des trous, en supprimant la grille : c’est Joseph, armé de son bâton, qui barre de son corps l’escalier des enfers, tandis que la voûte crevée, à sa droite, à peine visible au bord du tableau, a perdu tout caractère menaçant.

Le pivot du tableau est toujours le corps de l’Enfant Jésus, redondé par un crucifix accroché sur le poteau central : étrangeté iconographique et chronologique qui a fait couler beaucoup d’encre.

Van_der_Weyden_SainteColombe_Crucifix

Le tableau se lit cette fois de gauche à droite : à gauche l’Ancien Monde, construit sur des caves suspectes. A droite  le Nouveau Monde, bâti sur du dur : au point qu’on a pu y élever, en style gothique, un temple octogonal flambant neuf.

Nativité

Memling, 1470, Wallraf-Richartz-Museum, Cologne

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Vingt cinq ans après Van der Weyden, on trouve encore chez Memling le souvenir de la cave infernale : simple trou grillagé dans le coin inférieur droit de la Nativité.

Mais l’idée des deux ères a totalement disparu.

Adoration des Mages

Memling, 1470, Prado, Madrid

Ou bien, c’est le cadre du tableau qui remplace carrément la grille pour réduire à zéro  l’orifice infernal.

 Memling_Adoration_Mages_Prado

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Retable des Portinari

Hugo Van der Goes, 1469, Offices, Florence

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Robert Walker [2] a étudié la figure du démon grimaçant, avec une patte griffu, qu’on distingue au dessus de la corne du boeuf :
Van_der_Goes_Portinari_Diable

Seul un artiste aussi original que Van de Goes a pu se permettre ce genre de liberté : encore la figure, dans l’ombre de la voûte, est-elle quasiment indiscernable.

Le Diable dans la Crèche

Le rapport entre les Enfers et la Nativité n’est expliqué dans aucun texte majeur. Dans la Légende Dorée de Jacques de Voragine, au chapitre Nativité, il est seulement dit que le Christ est venu « pour la confusion des démons ». A côté de la prudence officielle, de nombreuses traditions populaires se sont développées autour de la Nuit de Noël, nuit durant laquelle le Démon rode et se trouve dupé de diverses manières.

Si la représentation de l’Enfer dans les Nativités est rarissime, c’est que, nonobstant les difficultés théologiques, elle est picturalement périlleuse : comment ne pas contaminer l’innocence du nouveau-né, polluer le caractère à la fois humble et solennel de la scène, par la représentation d’un diable grimaçant ? On ne verrait  que lui, comme les moustaches de Duchamp sur la Joconde.

D’où la nécessité, pour les peintres qui s’y risquent, de représenter l’enfer sous une forme allusive, contournée, subreptice

sb-line

Références :
[0] Depuis la rédaction de cet article est paru un ouvrage qui traite plus exhaustivement le thème. Voir Alfred Acres, Renaissance invention and the haunted infancy .
[1] Shirley Neilsen Blum « Early Netherlandish Triptychs: A Study in Patronage »,  University of California Press, 1969, p 20
[2] Robert M. Walker « The Demon of the Portinari Altarpiece » The Art Bulletin Vol. 42, No. 3 (Sep., 1960), https://www.jstor.org/stable/3047906

Là, je sèche…

14 décembre 2011

Problème résolu !

Voir désormais La Sainte Famille de Nuit .

Sainte famille

Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rikjsmuseaum, Amsterdam

SK-A-4119
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Je voudrais bien savoir ce qui est accroché au vitrail :

Et ce qui est posé sur la table, derrière les deux chaussures :

6 Pierres de Feu

13 décembre 2011

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Voir aussi : = Le Diable dans la Crèche =

Les silex de Daret

Daret_Nativite

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Nativite_Campin_Feu_Daret_SilexUne fois n’est pas coutume, avant de regarder chez Campin, nous commencerons par Daret. Sur le bord inférieur gauche de sa Nativité, souvent coupés dans les reproductions, deux rognons de silex ont pratiquement échappé à la sagacité des iconologues. Ils sont pourtant bien identifiables, et ne peuvent être réduits à un détail anecdotique destiné à remplir un coin.



Une interprétation biblique

Vera Vines [2] a tenté une interprétation cohérente avec le contexte de la Virginité. Il faudrait se reporter au passage où Daniel révèle au roi Nabuchodonosor le contenu et la signification d’une vision qu’il a eue en rêve :

 » Toi, ô roi, tu regardais, et voici une grande statue. Cette statue était immense et sa splendeur extraordinaire; elle se dressait devant toi, et son aspect était terrible. Cette statue avait la tête d’or fin, la poitrine et les bras d’argent, le ventre et les cuisses d’airain, les jambes de fer, les pieds en partie de fer et en partie d’argile. Tu regardais, jusqu’à ce qu’une pierre fut détachée, non par une main, et frappa la statue à ses pieds de fer et d’argile, et les brisa » (Daniel, 2, 31)

Les silex de Daret feraient allusion à cette pierre miraculeusement détachée, qui est considérée depuis Saint Jérôme comme une prémonition de la Virginité de Marie, et de Jésus. Voyons précisément l’explication de Saint Jérôme :

« Dans un autre passage, il est dit qu’Il est « une pierre détachée de la montagne sans les mains« , image par laquelle le prophète veut dire que vierge, Il est né d’une vierge. Car les mains sont un symbole de l’union charnelle, comme dans le passage « Sa main gauche est sous ma tête et sa main droite m’enlace ». (St Jérôme,  Du mariage et de la virginité, Lettre XXII à Eustochium et Traité Contre les Joviniens, Chap 19 )

L’idée de Saint Jérôme est donc que le Christ, par rapport à Marie, est comme un caillou qui se serait séparé de la montagne, sans aucune manipulation charnelle.


Un silex de trop

Nativite_Campin_Feu_Daret_MontagnesDans le tableau de Daret, les deux silex sont effectivement  du côté des deux montagnes, qui pointent au-dessus du toit de chaume : mais pour coller à l’analogie mère/montagne  fils/caillou relevée par Saint Jérôme, si la montagne symbolise Marie, il devrait y avoir sur le sol un seul silex, symbolisant Jésus .

Pour sauver l’interprétation biblique, on pourrait soutenir qu’il y a deux silex sur le sol car il y a deux sommets à la montagne, chacun ayant fourni sa pierre « vierge ». L’idée de symboliser Marie et Jésus par deux cailloux côte à côte semble néanmoins très alambiquée, et n’explique pas le choix des silex.

Car la difficulté de l’interprétation biblique tient au fait que cette roche banale n’est pas une pierre symbolique, en tout cas ni dans l’Ancien ni dans le Nouveau Testament. Plus connue pour sa dureté que pour sa pureté, en faire un symbole de la Virginité n’a rien d’immédiat.

 Il faut donc chercher autre chose…


Une pierre à la mode ?

Nativite_Campin_Feu_ToisonOrLe 10 janvier 1430, Philippe le Bon, duc de Bourgogne, fonde à Bruges l’ordre de la Toison d’Or, dont l’insigne est un bélier suspendu à un collier.  La chaîne se compose d’une motif formé de briquets en forme de double B (emblème de Philippe le Bon, en signe de sa souveraineté sur es deux Bourgognes) et de pierres à feu alternées . D’où la fière devise de l’ordre  :

Ante Ferit Quam Flamma Micet (Il frappe avant que la flamme ne brille)

Les deux silex pourraient donc être un briquet primitif, allusif, réduit à la partie « pierre » : un hommage indirect au duc de Bourgogne et Comte de Flandres, dont dépendait l’abbaye de Saint Vaast.



Un briquet allusif

Puisque le silex n’a pas de symbolique particulière, raccrochons-nous à ce que nous en connaissons : c’est une pierre qui a permis de faire du feu jusqu’au 19ème siècle, en le battant avec une lame de fer et en recueillant les étincelles sur un matériau inflammable (amadou).


Martin DIEBOLD Retable Jugement Dernier Haguenau 1496-1497 Nativite Joseph silex Martin DIEBOLD Retable Jugement Dernier Haguenau 1496-1497, Nativite

Martin Diebold, Nativité du retable du Jugement Dernier
1496-1497, Haguenau

Cette Nativité rappelle par bien des points celle de Campin ( berger chapeau en  main derrière la barrière, trio d’anges musicien, enfant posé par terre aux pieds de Marie) : de manière très originale, le thème de la lumière naturelle s’effaçant devant la lumière divine est illustré par la figure de Joseph battant son briquet pour rallumer une bougie visiblement cassée.


Martin_Schongauer_The_Flight_into_EgyptMiracle du palmier pendant la fuite en Egypte, gravure de Martin_Schongauer Rest on the Flight into Egypt (after Martin Schongauer)Miracle du palmier pendant la fuite en Egypte, ca. 1500 London, The Courtauld Gallery

Le peintre qui a recopié la gravure de Schongauer a rajouté, à droite, deux magnifiques silex en même temps que les outils de Joseph : allumer le feu faisait donc bien partie de ses fonctions, dans une sorte de compensation sexuelle implicite que l’on devine dans certains des objets :  bâton, tarière et gourde (voir  La chaleur de Joseph ).


Nativite_Campin_Feu_Daret_PailleDans la Nativité de Daret, , il nous manque également le fer : mais l’emplacement des deux silex, juste sous les deux animaux, est assez parlante. Car au Moyen-Age, on ferre non seulement les chevaux, mais tous les animaux de trait, ânes et boeufs en particulier. L’image des silex sous les sabots devait assez facilement évoquer les étincelles qui se produisent couramment sur les chemins empierrés.

Quand au matériau inflammable, c’est bien sûr la paille que Daret a répandue en abondance sur le sol.


Symétrie avec la bougie

Nativite_Campin_Feu_Daret_Bougie_JosephLes silex sont placés juste à gauche du poteau de vieux bois, tandis que Joseph tient sa bougie juste à droite du poteau neuf, en protégeant la flamme de sa main. Celle-ci symbolise la vie fragile de l’enfant Jésus, à la fois petite flamme et petite lumière :

« Je suis venu apporter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé. » Luc 12, 49
« Je suis la lumière du monde » Jean 8, 12


Comme les silex n’apparaissent dans aucune autre Nativité (sauf celle de Campin), nous en sommes réduits aux hypothèses.

Historiquement, il pourrait s’agir d’un effet de mode, trois ans après la création de l’ordre de la Toison d’Or : ce qui expliquerait pourquoi cette iconographie n’a plus jamais été reprise.

Mais l’analyse de la composition montre que les deux silex suggèrent un briquet rudimentaire, dispositif de mise à feu qui fait écho à la bougie, à la fois dispositif  de mise à feu et d’éclairage.

Dès lors, il est tentant d’associer le « briquet » et le vieux bois, tout juste bon à jeter au feu : d’autant que les deux silex se trouvent près de la base pourrie du poteau de gauche. Le bois neuf du poteau de droite, en revanche, n’a rien à craindre de la bougie.

A l’opposition « Monde Ancien« / »Monde Nouveau » symbolisée par les deux poteaux,  s’ajouterait ainsi l’opposition Feu/Lumière, qui marque le choix de chacun, entre brasier à gauche et clarté à droite.

Le silex de Campin

Nativite_Campin_Feu_Silex

Nous pouvons maintenant nous attaquer au point le plus difficile de la « Nativité » de Campin : le silex inséré dans le muret, sous la cloison de torchis, pratiquement passé sous silence par les historiens d’art [1] : il est vrai que sans la présence des deux silex chez Daret, nous ne sentirions pas la criante nécessité de nous pencher sur ce détail.

« Avoir un rognon dans les fondations » : telle est l’expression qu’il nous faut traduire.


L’interprétation bourguignonne

Nous sommes ici cinq ans avant la fondation de l’Ordre de la Toison d’Or : donc ce n’est pas le contexte bourguignon qui peut justifier la présence du silex.


L’interprétation biblique

V.Vines est la seule qui a noté la présence du silex dans les deux Nativités. Elle pense que chez Campin, comme chez Daret, il représente en premier lieu la pierre angulaire d’Isaïe :

« C’est pourquoi ainsi parle le Seigneur Yahweh: Voici que j’ai mis pour fondement en Sion une pierre, une pierre éprouvée, angulaire, de prix, solidement posée: qui s’appuiera sur elle avec foi ne fuira pas ». (Isaïe 28,16).

Si Campin avait voulu que son silex évoque la Pierre Angulaire, sans doute ne l’aurait-il pas enfoui au beau milieu du muret.

Par ailleurs, V.Vines sent bien que si la roche est la même dans les deux tableaux, le contexte est très différent entre la pierre solidaire du mur et les deux caillloux libres de toute attache : d’où la nécessité, pour expliquer leur présence chez Daret,  d’invoquer de manière quelque peu artificielle le songe de Nabuchodonosor (la « pierre détachée sans les mains« ).

Une référence chrétienne ?

La seule référence religieuse au silex, autrement que dans un contexte biblique, se trouve dans le livre des prières pontificales de l’évêque de Bangor, en 1485. La prière ne fait pas partie de la liturgie de la Nativité, mais de celle du samedi de Pâques, et à pour intérêt de juxtaposer,  dans deux vers consécutifs, l’image du Christ-Pierre angulaire, et du silex-briquet :

« O Dieu, qui as donné aux fidèles le feu de ton éclat par ton Fils – qui est la pierre angulaire, sanctifie ce feu nouveau, issu d’un silex,  propice à nos usages, et fais que lors de ces fêtes pascales nous soyions à ce point enflammés par des désirs célestes que nous puissions nous joindre, avec un esprit pur, aux fêtes des lumières perpétuelles. »
(« Deus, qui per Filium tuum, angularum scilicit lapidem, claritatis tuae ignem fidelibus contulisti: productum e silice, nostris profuturum usibus, novum hunc ignem sanctifica. Et concede nobis, ita per haec festa paschalia caelestibus desideriis inflammari; ut ad perpetuae claritatis, puris mentibus, valeamus festa pertingere.)


Le silex de Campin : un symbole positif ?

On chercherait vainement dans la littérature chrétienne d’autres louanges au silex, ou d’autres métaphore entre Christ et silex  : il est trop dur, trop passif, un peu bourrique ; il faut le frapper à coups redoublés pour qu’il donne quelques étincelles. Le duc Philippe ne s’y est pas trompé : dans le couple briquet/silex, c’est bien le briquet qu’il a choisi comme emblème.

Côté positif, le silex a pourtant pour lui l’utilité d’apporter le feu à l’homme : c’est une forme d’énergie solidifiée, transportable, répandue à profusion sur la planète.


Le silex de Campin : une pierre de foudre ?

Il y a toute une tradition autour des pierres de foudre, les « céraunies » des Anciens. On pensait que les pointes de flèche préhistoriques, appelées parfois « dents du diable »,  étaient issues de l’éclair, dont elles constituaient la pointe extrême. Aussi, pour se protéger de l’orage, les bergers en portaient sur eux ; et on retrouve fréquemment des haches polies dans les fondations de bâtiments, qu’elles étaient censé protéger de la foudre.

Le problème est que le silex de Campin est juste un vulgaire rognon, pas une hâche polie.


Le silex de Campin : un briquet ?

Autant les silex de Daret constituent un briquet plausible, autant le rognon de Campin semble tout à fait incapable de produire la moindre flamèche : pas de fer à proximité (les animaux sont tournés dans l’autre sens et leurs sabots sont loin), pas de paille non plus (elle est engluée dans le torchis).


Un intrus dans le sous-sol

Résumons ce que Campin nous dit, en négatif :

  • ce silex n’est pas une protection contre la foudre ;
  • il n’est pas non plus un briquet qui menace  le vieux bois :
  • pris comme il est, enterré dans le maçonnerie, il ne risque pas de faire des étincelles.


Une autre interprétation biblique

Dégainons encore un fois notre Isaïe (la boîte à outil indispensable pour tout ce qui touche à l’Incarnation) :

« Comment es-tu tombé du ciel, Lucifer, fils de l’aurore? Comment es-tu renversé par terre, toi, le destructeur des nations? (quomodo cecidisti de caelo, lucifer, fili aurorae? Deiectus es in terram, qui deiciebas gentes..) Toi qui disais en ton coeur: « Je monterai dans les cieux; au-dessus des étoiles de Dieu, j’élèverai mon trône; je m’assiérai sur la montagne de l’assemblée, dans les profondeurs du septentrion ;  je monterai sur les sommets des nues, je serai semblable au Très-Haut!… » Et te voilà descendu au schéol, dans les profondeurs de l’abîme! »  (Isaie 14,12)

Ainsi Lucifer est un astre brillant dégommé du firmament pour excès d’ambition, et mis au cachot dans les profondeurs.


Lucifer-silex

Il ne semble pas y avoir de source littéraire ancienne comparant directement Lucifer à un silex. Néanmoins, l’association d’idée est aisée. Etymologiquement Lucifer signifie « celui qui porte la lumière », à peu près le boulot du silex. Même dureté, même beauté superficielle :

le rognon de Campin a la peau blanche, mais l’âme noire.

Nous avons parlé du rapport entre le silex et la foudre. L’association entre la foudre et le diable est tout aussi courante, depuis la phrase de Jésus rapportée dans l’Evangile de Luc :

« J’ai vu Satan tomber du ciel comme la foudre (Videbam Satanam sicut fulgur de caelo cadentem) » (Luc, 10, 18)


Lucifer à Noël

Enfin, comme nous l’avons vu, il y a eu dans la peinture flamande, à partir de Van der Weyden, une courte tradition iconographique de représentation de l’Enfer dans les Nativités (voir Le Diable dans la Crèche) Pour ne pas  gâcher la fête, on ne montre pas Lucifer, mais les barreaux soulignent qu’il est est bel et bien  là, encagé.

Nativite_Campin_Feu_Lucifer

Van de Weyden, Détail du Tryptique Bladelin

D’ailleurs, un très vieux cantique rappelle cet abîme que la Nativité a définitivement condamné  :

A la venue de Noël
chacun se doit bien réjouir
Car c’est un testament nouvel
Que tout le monde doit tenir

Quand par son orgueil, Lucifer
Dedans l’abîme trébucha
Nous conduisant tous en enfer
Le Fils de Dieu nous racheta….

Nous avons l’habitude de voir Daret reprendre le symbolisme de Campin en le vulgarisant, en le lénifiant : du silex luciférien de son maître, il n’a retenu que le côté « briquet à la mode de Bourgogne », pas le côté « Prométhée enchaîné ».

Il faut reconnaître que l’idée de Campin est complexe, quoique théologiquement exacte : dans les fondations de la cloison de torchis -le Monde de l’Ancien Testament – il nous montre Lucifer déjà hors d’état de nuire, conformément au texte d’Isaïe.
C’est pourquoi juste sous la cloison de bois – le Monde Nouveau qui ne risque plus de brûler – Campin a représenté l’Enfant-Jésus : innocence de la chair contre fausse blancheur du silex, fragilité contre dureté.

Nativite_Campin_Feu_Lumières

La Nativité de Campin est avant tout une méditation sur la lumière : y figurent la lumière naturelle déclinante (le soleil couchant), la fragile lumière humaine (la bougie), et maintenant les flammes infernales, mais maîtrisées, pétrifiées à l’intérieur d’un vulgaire caillou, lui-même emprisonné dans un mur en décrépitude.

Trois lumières éclipsées par l’auréole divine qui couronne le nouveau-né.

Article suivant : 7 La grille de la crèche

Références :
[1] Minott a cru y reconnaître un nid de guêpes en papier. Voir Charles I. Minott « Notes on the Iconography of Robert Campin’s ‘Nativity’ in Dijon. » dans Tribute to Lotte Brand Philip: Art Historian and Detective, 1985, p 112
[2] Vera F. Vines ,  » Jacques Daret : Some Questions of Iconography » ,  Australian Journal of Art 1 ( 1978 ), p 41-57

7 La grille de la crèche

12 décembre 2011

Pour raconter autant d’histoires, distribuer autant de symboles sur une surface réduite, Campin a dû structurer le panneau selon une architecture rigoureuse : cette grille de lecture est à la fois dissimulée et apparente, puisque c’est  tout simplement…
…la crèche.

A l’issue de l’analyse, rassemblons tout ce que nous savons désormais,  prenons un peu de recul et saluons l’artiste.

Article précédent : 6 Pierres de Feu

Campin_Nativite_Grille_Verticales

Les quatre bandes verticales

Nous les nommerons, de gauche à droite :

  • la vieille cloison,
  • la porte,
  • la cloison neuve,
  • le chemin.


La vieille cloison

C’est le monde de l’Ancien Testament, mangé aux vers, ouvert aux vents, défoncé par le péché originel, avec dans ses fondations un astre déchu du firmament et, dans la pénombre derrière, deux vieilles religions qui ruminent.


La porte

Les charnières de la porte sont aussi celles de l’Histoire : Marie est celle par qui la Nouvelle Ere advient. Derrière sa blanche silhouette, la porte bat doublement : en haut pour les femmes fidèles, en bas pour les pècheresses.

La cloison neuve

Le Nouveau Testament est une rénovation, une reconstruction de l’ancien édifice, plus solide, mieux protégé. Un dieu naissant, porteur de lumière, s’est matérialisé sur sur le sol. Mais c’est aussi un homme,  fragile comme une bougie.


Le chemin

Le chemin par laquelle la sainte Famille est arrivée, c’est aussi le chemin qui s’offre à tous les voyageurs du nouveau monde : ceux qui croieront, comme Azel, et ceux qui se méfieront, comme Salomé. C’est une campagne humanisée, viabilisée, aménagée : le ruisseau est canalisé, le bas-côté stabilisé, il y a même un hôpital. Bien sûr, dans ce monde imparfait, certains arbres pousseront droits naturellement ; d’autres seront malades, il faudra les tailler.

Le registre du haut

Campin_Nativite_Paysage

Les bandes verticales ne s’arrêtent pas à la crèche : elles découpent aussi le paysage, au dessus du toit, en quatre cases significatives. Quatre niveaux d’altitude décroissante, qui retracent le trajet de la Sainte Famille, depuis le col jusqu’au carrefour de la crèche. Mais aussi quatre degrés croissants de liberté, de commodité de voyage :

  • la montagne sauvage,
  • la citadelle inexpugnable,
  • la ville fortifiée,
  • la mer et la campagne libres.


La montagne

La montagne est au dessus de l’âne, du boeuf et du silex : c’est un monde minéral, escarpé, réservé aux quadrupèdes.  Derrière les rochers aux profils hypothétiques (un juif enturbanné, un faune aux oreilles d’âne ?) le soleil des anciens cultes est en train de s’éteindre, au solstice d’hiver.

La citadelle

La citadelle au dessus de Marie est à son image : inviolable.

La ville

La ville au pied de la citadelle évoque l’Enfant Jésus aux pieds de Marie : la cathédrale, avec sa nef et son transept est d’ailleurs une image de la future croix.


La mer

Comme dans le dernier plan de tout bon film, l’histoire se termine sur un au-delà : la mer libre, et le ciel au-dessus.


Les autres cases

Campin_Nativite_Grille

En dessous, dans les cases restantes se distribuent les trois histoires tissées par l’art de Campin : celle des Hommes de bonne volonté (en bleu clair), celle de la Naissance miraculeuse selon sainte Brigitte (en rose), et celle des Sages-femmes (en bleu foncé).

A cause de la place disproportionnée qu’occupe la crèche, réléguant le paysage dans les marges, la Nativité de Campin a été taxée d’archaïsme. Alors qu’elle obéit en fait à un principe de composition extrêmement original, qui utilise les parties du bâtiment pour inciter à une lecture en quatre colonnes.

Ainsi, de gauche à droite se déroulent, sous le toit de la crèche :

  • le passé de l’Ancien Testament,
  • le présent de la Nativité
  • et le futur du Nouveau Testament.

Tandis qu’en dehors de la crèche, dans la bande du haut et dans la bande de droite,  le paysage et les sages-femmes en habit du XVème siècle baignent dans le présent du peintre.

Vos propositions…

11 décembre 2011

Des suggestions pour améliorer ce site ?

Vous connaissez un tableau énigmatique ?

Vous avez lu ou écrit une interprétation bluffante ?

 

Vos propositions sont les bienvenues…

4 Un italien sur la Tamise

28 novembre 2011

Londres vu à travers une arche du pont de Westminster

Canaletto, 1746-47, collection privée

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Vue en haute résolution sur le site fineartamerica.com

Un sujet de commande

Le tableau a été commandé par un des grands protecteurs anglais de Canaletto, sir Hugh Smithson, futur  duc de Northumberland, et se trouve  toujours en possession de ses descendants. Il ne s’agit pas seulement  d’une composition très originale, qui inscrit le vaste panorama londonien dans l’arche d’un pont, comme une ville dans une bouteille ; mais surtout de l’éloge indirect du commanditaire, puisque Hugh Smithson était justement l’un des 175 membres de la commission qui supervisait les travaux du pont de Westminster.

Une construction mouvementée

La construction de ce pont en pierre, prouesse technique pour l’époque, s’étala de 1741 à 1750. On ne sait pas exactement à quel moment du chantier le tableau a été peint.

En 1747, alors que le pont était presque achevé, la sixième pile côté Westminster s’affaissa en entraînant l’effondrement de deux  arches. Canaletto, dans un dessin à l’encre de 1749, nous montre ces arches en réparation et  les grands échafaudages en bois qui les bouchaient complètement.

Le pont de Westminster en réparation

Canaletto, 1749,  Royal Collection, Windsor

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Le cintre de bois

Le cintre que montre Londres vu à travers une arche est donc antérieur à la réparation  de 1747 : un tableau de Samuel Scott remet à ses justes proportions  l’arche immense peinte par Canaletto, et montre les cintres légers qui étaient utilisés.

La construction du pont de Westminster

Samuel Scott, 1750, Collection privéeLa construction du pont de Westminster Samuel Scott

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Les cintres de James King

Ces cintres ouverts avaient été conçus spécialement par le maître-charpentier James King, dans le but de permettre le passage des bateaux durant la construction. Ils étaient portés par des pilotis.

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La structure très ingénieuse des cintres, composée de poutres radiales et de poutres tangentes au cercle central, permettait de remplacer chaque poutre sans remettre en cause la stabilité de l’ensemble. Aussi a-t-elle été réutilisée quelques années plus tard par un ancien contremaître de King  pour construire des ponts permanents.

Le « Old Walton Bridge », sur la Tamise, a duré de 1750 à 1783, et a été peint par Canaletto lui-même  en 1754 (Dulwich Picture Gallery, Londres)

Pont_Sous_Pont_Canaletto-walton bridge_detail

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Un autre pont de ce type subsiste encore de nos jours, l’élégant « Mathematical Bridge » de Cambridge, construit en 1749 et rebâti deux fois à l’identique depuis..Pont_Sous_Pont_Canaletto_Cambrige-Mathematical_Bridge

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Le cintre de Canaletto

Revenons au cintre du Pont de Westminter sous lequel Canaletto a cadré sa vue de Londres.  Première remarque : on ne voit pas les pilotis qui les soutenaient : peut-être étaient-ils recouverts à marée haute.

Mais surtout la structure en bois  n’a rien à voir avec le schéma complexe du cintre de King : elle se réduit à quatre poutres demi-circulaires, irréalisables techniquement, et qui  soutiennent un plancher par des entretoises en V.

Le cintre de Canaletto n’est donc pas une étude de perspective exécutée sur le motif, mais un dessin de chic, totalement réinventé.

Le seau

Londres vu à travers une arche du pont de Westminster Canaletto seau

A droite du tableau, l’oeil est attiré par un seau suspendu au bout d’une corde comme une araignée dans sa toile.  C’est le seul indice que nous avons sur le monde du dessus du pont : sans doute un maçon a-t-il besoin d’eau pour son mortier, tandis qu’en dessous, dans leurs barques, élégantes et élégants font du tourisme industriel.

L’influence de Piranèse

L’influence de la gravure de Piranèse est manifeste  : si l’on s’amuse à mettre les deux oeuvres côte à côte après les avoir ramenées à la même échelle, on  constate que les formats et la position de l’arche sont quasiment identiques.

Pont_Sous_Pont_Piranese_Canaletto

Canaletto a probablement remarqué l’obélisque décentré de Piranèse, qui attire l’oeil vers la droite : c’est exactement à cet endroit qu’il a placé le grain de sel, le détail incongru qui rompt la solennité et la symétrie de sa composition : le seauau bout de sa corde.

Le point de fuite

La position verticale du point de fuite est, comme chez Piranèse, nettement au dessus des barques.

En revanche, pour sa position horizontale, Canaletto n’a pas été jusqu’à le placer sur la verticale du seau : il l’a positionné plus à gauche, en un point de la ville que l’on peut déterminer très exactement en prolongeant les poutres transversales. L’échafaudage factice  serait-il une sorte de gigantesque réticule de pointage, qui désignait aux familiers du commanditaire un point bien connu de la capitale ?

Le panorama de Londres

Plusieurs monuments sont facilement identifiables. De gauche à droite, on reconnait la porte à trois arches du York Water Gate, le jardin et l’imposante façade de Somerset House, les flèches de St Clement Church, de St Bridget Church, et enfin la cathédrale Saint Paul.Pont_Sous_Pont_Canaletto_Panorama

Armés du très précis plan de Londres de John Rocque (1741), pourrons-nous déterminer, par triangulation, l’endroit du pont de Westminster d’où la vue a été prise et, par là, l’endroit secret que désigne le point de fuite ?Pont_Sous_Pont_Canaletto_Carte_Londres_John_Rocque

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Malheureusement, on découvre vite que Canaletto n’a eu aucun scrupule à trafiquer le panorama londonien,  tout comme il avait refait à son idée le cintre de James King. Il est en fait impossible de trouver un point, ni sur le pont, ni même en dehors du pont, qui procure cette vue sur Londres. Somerset House et son jardin sont agrandis, comme s’ils avaient été dessinés depuis une barque sur la Tamise. Pour voir ainsi les deux clochers de St Clement Church et de St Bridget Church, il faudrait se placer au York Water Gate. Enfin, la cathédrale Saint Paul est également agrandie, comme vue depuis un point de la rive gauche.

Une telle désinvolture vis à vis de la topographie ruine l’idée d’un endroit secret que le tableau désignerait.

Vu de biais ?

Comment alors peut-on expliquer la position légèrement décalée du point de fuite ?  Soit elle indique que le spectateur doit se placer un peu à droite du centre, soit elle signifie que le pont n’est pas vu de face, mais de biais.Pont_Sous_Pont_Canaletto_De_Biais

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L’arche est parfaitement circulaire, ce qui exclut la vue de biais. De plus, si Canaletto avait voulu dessiner le pont de Westminster en biais pour respecter sa disposition géographique par rapport à l’axe de vision, il aurait fallu certes  incliner le pont, mais dans l’autre sens, et beaucoup plus (environ 45°) !

Sous le pont ?

Comme le tableau ne nous montre pas la face arrière de l’arche, nous avons l’impression que nous sommes sous elle, et qu’elle nous surplombe de toute sa majesté.

Pont_Sous_Pont_Piranese_Canaletto_Comparaison

En mettant l’arche de Canaletto à l’échelle du contour arrière de l’arche de Piranèse, trois choses deviennent évidentes :

  • le pont de Westminster est  bien vu de face,
  • il est deux fois plus large que le Ponte Magnifico,
  • nous ne sommes pas sous le pont, mais à bonne distance : c’est seulement le cadrage étroit qui donne cette impression de proximité.

Ponte Teatrale

Avec son ciel rosissant comme pour un coucher de soleil, avec la structure radiale de ses poutres qui suggère un soleil de bois élevé dans le ciel anglais, le pont de Canaletto est à la fois grandiose et factice : fausse structure des poutres, faux panorama trafiqué pour grossir les monuments importants, fausse impression d’immensité surplombante.

Fils d’un décorateur de théatre et enfant d’une ville théatrale, Canaletto a magnifiquement acclimaté sur la Tamise les trucs et astuces qui transforment en un édifice grandiose quelques planches et une ficelle.

Le pont sous le pont

Venise n’a toujours qu’un seul pont. Et Londres, jusqu’en 1750, n’en possédait elle-aussi qu’un seul ;  le fameux pont de Londres, bien à l’est de Saint Paul et donc en hors champ du tableau. Ainsi la large Tamise et la portion de la ville que Canaletto a choisi de nous montrer sont-elles vierges de tous pont.

En définitive, que voyons-nous dans le tableau ? Pas une seule pierre du pont de Westminster, cette attraction sensationnelle de la capitale, que Canaletto connait bien pour l’avoir peint ou dessiné à maintes reprises.

Mais bien le pont de bois échafaudé sous le pont de Westminster, son précurseur qui le précède et le soutient.

Or, dix ans avant le séjour londonien du peintre,  il y avait eu un premier pont de Westminster  à cet endroit, un pont de bois construit en 1737 par James King, sur le modèle qu’il réutilisera pour ses cintres : pont éphémère qui ne dura que trois ans, brisé lorsque la Tamise gela.

 Pont_Sous_Pont_Canaletto-westminster wood

Même factice, même impossible, même théâtrale, l’arche de bois dressée par Canaletto sonne comme un hommage, volontaire ou involontaire, au talent du maître-charpentier  James King..

et au pont invisible sous le pont, englouti dans la Tamise.

5 Un japonais sur la Tamise

28 novembre 2011


Le pont Kyo et la berge de bambous de la rivière Sumida

 Hiroshige, 1857 – Cent vues de sites célèbres d’Edo

Le pont Kyo et la berge de bambous de la rivière Sumida Hiroshige

Changeons de siècle et de continent. Le thème du pont est récurrent dans l’Art Japonais, mais celui du pont sous le pont n’est pas si fréquent. Hiroshige nous en montre ici trois en enfilade, avec une embarcation  sous chacun.

Le long de la rive de gauche, des radeaux de bambous descendent librement la rivière, croisant la barque qui remonte. Le rempart ininterrompu qui  ferme la rive est un stock de poteaux de bambous, le matériau de base de la construction tokyoïte. Sur la lanterne rouge du personnage qui vient de dépasser le milieu du pont, les caractères « Hori-Take » constituent la signature  discrète de Yokogawa Hori-Take, le graveur de l’estampe, dont le nom est un hommage au sujet puisqu’il signifie littéralement « graveur-bambou ».

La composition est décentrée, mais savamment équilibrée : les poteaux à bulbe qui marquent le milieu du pont désignent en bas la barque en croissant qui passe lentement sur la rivière, en haut la pleine lune qui passe lentement dans le ciel.

Feu d’artifice au pont Ryogoku

Hiroshige, 1857 – Cent vues de sites célèbres d’Edo

Hiroshige Feu d'artifice au pont Ryogoku

Hiroshige fut sans doute le seul véritable peintre-pompier, puisque telle était sa  profession : de ses innombrables dessins (plusieurs milliers),  il ne tira jamais   qu’un revenu d’appoint.

A Tokyo, les pompiers prenaient leurs gardes sur de hautes tours de bambous, ce qui explique peut être le point de vue plongeant de nombre de ses estampes. A l’époque des Cent vues de sites célèbres d’Edo, il avait pris sa retraite du service actif, mais son regard distancié sur la foule qui se presse sur le pont pour admirer le feu d’artifice, et sur la flotille de bateaux en dessous, reste le regard d’un professionnel du feu.

Sachant qu’à cette époque il avait perdu sa femme et son  fils unique, la trajectoire interrompue de l’unique fusée, contrastant avec la stabilité des étoiles innombrables, peut être interprétée comme une image de la vie humaine, solitaire et transitoire, au sein d’un monde immuable.

Et le pont sous le pont, là dedans ?

C’est bien sûr le pont de bois, sous le pont de feu parabolique.

Symphonie en brun et argent : le vieux pont de Battersea

James McNeill Whistler  1859-63. Addison Gallery of American Art, Phillips Academy, Andover, Massachusetts.

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Le vieux pont de Battersea, construit en 1771-1772, avec ses poteaux trapus et son tablier bas, était un  goulot d’étranglement sur la Tamise : par temps de brouillard, il  faisait le malheur des bateliers et le bonheur des artistes.

Agé d’une petite trentaine, Whistler habitait à Chelsea, au 7, Lindsey Row (aujourd’hui 101 Cheyne Walk), au bord de la Tamise.  Il  a peint cette vue depuis sa maison.

Pont_Sous_Pont_Carte1Cliquer pour agrandir

On voit sur l’autre rive des batiments industriels (une fonderie, une usine à plomb, une usine chimique, un entrepôt de bois), ainsi que la silhouette allongée de Crystal Palace à l’horizon.  Coté Chelsea, sur la plage, un groupe d’hommes s’occupe à mettre une barque à l’eau .

Pont_Sous_Pont_Whistler_Greaves_Old_Battersea_Bridge_dessinCliquer pour agrandir

Nous disposons d’un dessin réalisé pratiquement du même endroit par le peintre Walter Greaves, dont la famille était propriétaire de la plage d’embarquement. Par comparaison, on constate que le tableau de Whistler est très fidèle à la réalité, sinon qu’il a été réalisé à marée haute, ce qui raccourcit les piles et traduit mieux le caractère d’obstacle à la navigation du vieux pont.

Rien donc de particulièrement original dans le tableau : sinon que sa composition semble  calquée sur  le  Feu d’artifice d’Hiroshige (en retournant l’estampe pour la mettre dans le sens de lecture occidental).

 Feu d'artifice au pont Ryogoku Hiroshige

Pure coïncidence puisqu’à l’époque du tableau, Hiroshige venait de mourir à Tokyo (en 1858), et les Cent vues de sites célèbres d’Edo,  sa dernière série, n’était pas encore connue en Occident.


Nocturne: étude pour le pont de Battersea

1872-1873, pastel, Freer Gallery of Art, Londres

Le vieux pont de Battersea, symphonie en brun et argent Whistler

Dix ans plus tard, Whistler est passé du réalisme à l’impressionnisme, de la série des « Symphonies » à la série des « Noctures« . Voici ce qu’il dit lui-même de cette nouvelle veine picturale, à laquelle il devra sa célébrité tapageuse :
« Lorsque la brume du soir habille de poésie les rives… les hautes cheminées deviennent des campaniles, les entrepôts des palais dans la nuit, et la ville entière est suspendue dans le ciel, et le pays des fées est devant nos yeux. »

Il s’intéresse à nouveau au vieux pont, mais vu cette fois depuis l’autre rive, et réduit à un unique poteau.

Rien de bien intéressant dans cette étude : sinon que sa composition semble  calquée sur   Le pont Kyo et la berge de bambous d’Hiroshige (là encore en retournant l’estampe) : la barque en bas à gauche du pilier, les passants sur la tablier, la lune, et au fond à droite des échafaudages aussi fins que des bambous.

 Le pont Kyo et la berge de bambous de la rivière Sumida Hiroshige

Pure coïncidence ? Moins sûr, car à l’époque des Nocturnes, Whistler était tellement imbibé d’art japonais qu’il se considérait lui-même comme un peintre japonais à Londres.

Nocturne en Bleu et Or : le vieux pont de Battersea

1872, Tate Britain, Londres

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Pour comprendre le choc culturel que représenta l’exposition des Nocturnes en 1877, rien de tel que de se replonger dans les débats du célèbre procès que Whistler intenta au critique d’art Ruskin pour l’avoir diffamé en ces termes : « J’ai vu beaucoup d’impudence Cockney jusqu’ici mais jamais je n’avais pensé entendre un jour un petit maître demander deux cents guinées pour jeter un pot de peinture à la face du public ».

L’affaire Whistler contre Ruskin

Ce tableau, avec six autres, fut produit comme pièce à conviction devant la cour. Voici le dialogue qui s’engagea à son propos, entre le Juge et Whistler.

  • Whistler : Il représente  le vieux pont de Battersea au clair de lune.
  • Le Juge : Est-ce que cette partie en haut du tableau est le vieux pont de Battersea ? Et ces figures en haut du pont sont sensées être des gens ?
  • Whistler : Ils sont ce que vous voulez.
  • Le Juge : C’est une barge, en dessous ?
  • Whistler : Oui, je suis très flatté que vous ayez vu cela. Le tableau est simplement une représentation du clair de lune. Toute mon idée était d’arriver à une certaine harmonie de couleurs.
  • Le Juge : Combien de temps avez-vous mis pour peindre ce tableau ?
  • Whistler : Je l’ai fini en un jour, après avoir arrangé l’idée dans mon esprit.

The life of James Mc Neill Whistler, E.R. and J.Pennell, Philadelphia, 1911, p 171

 

Le verdict

Ruskin ne vint pas au procès, pris d’un des ses accès habituels de folie, et fut condamné à un farthing symbolique. Whistler y gagna la notoriété mais y perdit beaucoup d’argent, ce qui devait contribuer plus tard à sa faillite.

 

La composition

Le pilier unique s’est déployé  comme une antenne télescopique, propulsant le tablier tout en haut du tableau.

Malgré cette extraordinaire distorsion, le panorama à l’arrière reste  plus précis que dans le pastel : on reconnait dans le brouillard,  à gauche du pilier, le clocher trapu de  Chelsea Old Church.

Cross's New Plan Of London 1850, ChelseaCliquer pour agrandir

L’illusion de la barque qui lévite

Pont_Sous_Pont_Whistler_Blue_and_Gold_Barque

La barque, bien identifiée par Le Juge Qui Ne Voyait Pas Le Pont, produit une illusion d’optique parfaitement maîtrisée : avec son sillage sombre, à gauche du pilier, et sa coque à droite, elle ressemble à une sorte de reflet du pont. Cette symétrie donne l’impression que la partie droite de la barque se relève, comme attirée par le tablier qui s’incline.

En fait, la barque est juste en train de tourner autour du pilier en se dirigeant vers nous, comme le prouve le fanal à l’avant.

Ou comment le « pays des fées » fait intrusion sur la Tamise, « lorsque la brume du soir habille de poésie les rives ».

 

Un clair de lune invisible

Bizarrement, lorsque Whistler affirme par deux fois que le pont est vu « au clair de lune », le juge ne demande pas où est la lune. Et  personne ne dit mot des autres effets lumineux : les lanternes sur la rive de Chelsea, la fusée jaune  qui monte, et la poussière d’étoiles qui retombe.  Personne ne mentionne que les badauds du pont observent un feu d’artifice, tandis qu’en bas le batelier indifférent lui tourne le dos.

Tout se passe comme si c’était non pas le tableau, mais l’étude au pastel, qui avait été produite devant la cour.

Pourtant, c’est bien ce tableau-ci qui pour  Whistler représentait un clair de lune : comme si, au travers du motif il voyait, superposés dans sa mémoire, l’étude qui l’avait précédé, et encore avant, la Berge de bambous  d’Hiroshige.

 

Hiroshige bien digéré

Restituer l’image sur la toile n’a pris qu’une journée à Whistler, mais en former l’idée dans son esprit a dû nécessiter un long processus de condensation et d’élimination.

 

De la « Berge  de bambous d’Hiroshige, il a conservé l’idée du pilier unique, de la barque qui vient juste de passer sous le pont (vers l’avant au lieu de l’arrière), et peut être les lampions des piétons, transformés en lanternes de Chelsea. Enfin, il a conservé la pleine lune, mais  visible  pour lui-seul.

Du  Feu d’artifice  il a retenu les étoiles, et la parabole montante.

 

L’effet et la cause

Il est pratiquement impossible que Whistler ait connu le Feu d’artifice dès 1860, quand il peignait sa première version de Old Battersea Bridge. Mais il est très possible en revanche, que vers 1870,  en contemplant les Cent vues de sites célèbres d’Edo pour  préparer les Nocturnes, cette estampe lui ait sauté aux yeux tant la composition d’Hiroshige ressemblait à celle de son ancien tableau, et le pont japonais au pont anglais.

Communauté des conceptions esthétiques, ou influence à distance du  vieux maître mort sur son lointain disciple anglais, cette coïncidence de composition explique peut être pourquoi, dans l’esprit de Whistler, l’idée est née d’associer les deux sujets, le pont de Battersea et le feu d’artifice.

Et pourquoi, in fine,  la fusée a chassé la lune.

 

Le pont sous le pont

  • Et le pont sous le pont – dirait Le Juge à l’Oeil de Lynx– ce ne serait pas par hasard ce fatras, au fond à droite ?
  • Je suis très flatté que vous ayez vu cela – dirait Whistler. Les échafaudages de bambou, dans mon étude, et la silhouette à peine visible, dans le tableau,  c’est bien l’Albert Bridge, qui était justement en construction à l’époque.

 Pont_Sous_Pont_Whistler_Blue_and_Gold_Old_Albert_Bridge

Un siècle et demi plus tard, le vieux pont de Battersea a disparu, mais il y a toujours des feux d’artifice sur l’Albert Bridge.
Pont_Sous_Pont_Whistler_AlbertBridge

La fin du Old Westminster

Whistler, 1862, Museum of Fine Arts, Boston

Pont_Sous_Pont_Whistler_Last of Old WestminsterCliquer pour agrandir

Avant de quitter la Tamise pour la Seine, et Whistler pour Monet, jetons un dernier d’oeil à ce fameux Pont de Westminster  :  Canaletto l’avait vu construire et  Whistler, un siècle plus tard, va le voir reconstruire.

 

Le vieux pont a déjà complètement disparu, englouti dans un manchon d’échafaudages. Et à droite, des fourmis humaines s’affairent à dégager, comme une libellule hors de sa chrysalide, l‘arche verte du nouveau pont.

2 Argenteuil : le pont ferroviaire

28 novembre 2011

Le Pont d’Argenteuil, temps gris

Monet, 1874, National Gallery of Art, Washington.

Le Pont d'Argenteuil, temps gris  Monet, 1874

Tournons-nous désormais vers l’Est.  Nous retrouvons au premier plan la maison jaune au centre du port de plaisance. Au fond apparaît le nouvel ouvrage d’art dont nous allons maintenant parler : le pont du chemin de fer d’Argenteuil, lui aussi détruit durant la guerre de1870 et reconstruit par la suite.

Voiliers à Argenteuil

Caillebotte, 1888, Musée d’Orsay, Paris

Caillebotte_-_Voiliers_à_Argenteuil

Dix ans après Monet, Caillebotte posera lui aussi son chevalet sur la rive du Petit Genevilliers. Dans cette vue prise de très loin, depuis le port de plaisance, le premier rôle est tenu par le ponton de bois qui semble capable de traverser la Seine,  tandis qu’à l’horizon les ponts de pierre et d’acier jouent les utilités.

Le Pont d’Argenteuil et la Seine

Caillebotte, 1885-1887, Brooklyn Museum

Le Pont d'Argenteuil et la Seine Caillebotte, 1885-1887

Cette autre vue, prise au contraire de très près, est cadrée sur une seule arche. .Un bâteau à vapeur à aube unique s’éloigne, tirant une barque rempli de matériaux. Au fond, au centre, les maisons d’Argenteuil.  A droite on voit comment le nouveau pont de chemin de fer s’insère au milieu des maisons.

La Seine à Argenteuil

Monet, 1874, Neue Pinakothek, Münich

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Revenons dix ans en arrière, à l’époque ou Monet découvrait Argenteuil et la modernité de ses ponts. Ce tableau, peint depuis la barque que Monet avait aménagée en atelier flottant, permet d’embrasser  tous les éléments du paysage  : le pont routier au premier plan et tout au fond, côté Argenteuil,  le pont de chemin de fer auquel Monet va consacrer deux tableaux, en 1873 et 1874.


Le Pont du chemin de fer à Argenteuil

Monet, 1873, Collection particulière

Monet Le Pont du chemin de fer à Argenteuil 1873Cliquer pour agrandir

L’emplacement

Une carte postale plus récente permet de vérifier l’exactitude du tableau (quelques bâtiments industriels ont été construits sur l’autre rive, là ou il n’y avait du temps de Monet que des champs

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Se dédoubler

Depuis le point de vue choisi par Monet, les quatre couples de colonnes se détachent nettement, et semblent contraindre au dédoublement  les autres éléments du paysage : deux piétons, entre deux rambardes, regardent deux bateaux qui passent sous le pont.


Se doubler

Les deux bateaux vont dans le même sens, de gauche à droite. Comme le montre la tenue légère des deux spectateurs, nous sommes un dimanche. Il y a probablement sur la Seine une de ces régates qui font la renommée d’Argenteuil, et l’instant choisi est celui où deux voiliers se doublent. A cet instant précis, deuxième coïncidence, un train passe là haut sur le pont.


Dans quel sens va le train ?

La silhouette du train est équivoque, avec une protubérance à chaque bout. La cheminée est nécessairement  celle de droite, puisque la fumée s’en échappe. Mais alors, pourquoi le panache est-il dirigé vers l’avant, là ou le train n’est pas encore passé ?

En regardant mieux, comme tout va par deux dans le tableau,  on découvre qu’il y a en fait deux panaches : le petit panache de fumée bleue qui se trouve, tout à fait logiquement, à l’arrière de la cheminée ; et un grand panache de nuages blancs à l’avant.


Se croiser

Le train rentre donc en direction de Paris : la ville des semaines laborieuses. Tout oppose les deux trajectoires qui se croisent en ce point et à cet instant  : trajectoire louvoyante contre trajectoire rectiligne, voiles blanches  contre train noir, bateaux libres contre wagons attachés. Le monde des loisirs à la campagne  est orthogonal au monde du travail à la capitale.

Ce pont n’est pas destiné à réunir deux rives, mais à éviter la collision des contraires : lenteur et rapidité, blancheur et noirceur, eau et fer.


Se mélanger

Celle-ci se produit pourtant, mais ailleurs, collision purement picturale dans l’espace fusionnel de la touche impressioniste : au-dessus du pont, le panache de vapeur chaude et sale se confond et se dissout avec les nuages immaculés. Ainsi, ce qui reste de l’énergie mécanique du train  se trouve soumis à la même énergie lente, éolienne, que les bateaux.


Le Pont de chemin de fer, Argenteuil

1874, Art Museum, Philadelphie.

Monet Le Pont de chemin de fer, Argenteuil 1874Cliquer pour agrandir

Pour ce tableau, Monet s’est éloigné un peu plus vers l’Est  et a dépassé le pont de chemin de fer. La lumière du soir illumine le voilier qui rentre vers  Argenteuil, tandis que sur le pont se présente, en contre-jour, le train qui rentre vers Paris.

Le point de vue choisi a une particularité : sous le pont, les croisillons qui relient les paires de colonnes apparaissent contigus, comme s’ils formaient une barrière sur la Seine.  Le pont semble refuser le passage au voilier blanc qui se présente.

Quant au train, pas de double panache équivoque : la fumée part bel et bien vers l’avant du train. Deux possibilités seulement : soit le train revient en marche arrière vers Argenteuil, soit il s’est arrêté au milieu du pont et le vent est suffisamment fort pour envoyer sa fumée où il veut.

Le message du pont est « on ne passe pas ». En bas il barre la route au bateau, en haut il arrête ou fait reculer le train.  Et pour rendre visible ce message, Monet a pris soin de rajouter le long de la berge, entre le bateau et le train, un modèle réduit, en bois, de ce pont-barrière…
Monet Le Pont de chemin de fer, Argenteuil 1874 Barrière

 

Une âme seule

9 novembre 2011

Moritz von Schwind est connu de tous les enfants allemands ou autrichiens pour ses illustrations de contes et légendes germaniques. Devenu riche et célèbre, il peint de 1848 à 1864  une quarantaine de tableaux inspirés de motifs de sa jeunesse.

Le Petit Matin fait partie de ces  « Reisebilder », de ces « Images du voyage » que l’artiste de 53 ans, riche et célèbre, réalise désormais  pour son seul plaisir.  C’est sans doute ce caractère de réminiscence  qui rend si attachante cette scène simple.

Die Morgenstunde (Le petit matin)

Moritz von Schwind , 1857, Hessisches Landesmuseum, Darmstadt

 MorgenStunde_Moritz_von_Schwind_1857

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Le dessin de 1822

Le tableau reprend avec exactitude un dessin fait 35 ans plus tôt, entre 1821 et 23, lorsque Swindt était étudiant à l’Ecole des Beaux Arts de Vienne. Il habitait alors une pension nommée « Zum goldene Mondschein », « Au clair de lune doré ».

Schwind_Morgenstunde_Dessin 1823Copie par Franz Stohl d’un dessin de Schwind, entre 1821 et 1823

Des différences mineures

Remarquons que quasiment tous les objets de la version 1857 étaient déjà présents en 1821. Voici les quelques  différences  :

  • les quatre pieds du guéridon de gauche ont été remplacés par un pied central ;
  • le guéridon de droite est devenu une table de nuit fermée  et la serviette de toilette a disparu (deux modifications qui vont dans le sens de la pudeur) ;
  • trois bougies ont été ajoutées ;
  • l’image centrale de la Vierge à l’Enfant a été supprimée, la piété étant évoquée plus discrètement par un missel posé sur la table de nuit ;
  • du coup le miroir a pu être déplacé au centre de la pièce : modification peu logique, puisque sa présence était plus naturelle dans le coin toilette.

Nous verrons plus loin que  ces remaniements, bien que discrets, traduisent une recomposition profonde du souvenir pour faire apparaître des symétries signifiantes.

De l’arbre à la montagne

Enfin, derrière différence facile à expliquer : les frondaisons qu’on voyait à travers la fenêtre de la pension de Vienne ont laissé place à un paysage alpestre vu par la fenêtre : justement celui que Moritz avait sous les yeux en 1857 tandis  qu’il peignait ce tableau, dans sa  maison près du lac Starnberg, en Bavière

Schwind_Morgenstunde_Torse

La jeune fille à la fenêtre a donc les pieds dans le passé et la tête dans le présent.  


Vue de dos

En regardant dehors, elle nous cache son visage. Serait-elle une ancienne conquête, dont le peintre ne peut ou ne veut se remémorer que la silhouette, une figure de l’éloignement, du souvenir ?

En tout cas, le tableau fonctionne en sens inverse : non comme un sujet de mélancolie, mais comme une source d’optimisme et de vitalité.


Une « Rückenfigur » à double effet

Le thème romantique de la  « Rückenfigur » aboutit ici à un effet particulièrement raffiné – et sans doute involontaire, puisque l’artiste ne l’a pas peint pour le public :  les spectatrices sont tentées de se placer à côté de la jeune fille, pour voir ce qu’il y a de si captivant dehors ;  tandis que les spectateurs rentrent dans le tableau par l’arrière et contournent mentalement la maison, pour voir à quoi  ressemble cette intéressante personne.
Schwind_Morgenstunde_Ombre Rideau

L’ombre noire qu’on devine derrière le rideau fermé, à gauche, est peut être  celle d’un pot de fleur. Ou bien celle d’un de ces spectateurs curieux, égarés dans l’arrière plan.


Les dangers du thème

Les chambres de jeune fille sont périlleuses, car pleines d’objets qui peuvent prêter à équivoque : des draps ouverts, une chemise de nuit  tombant sur un déhanché avantageux, de petits pieds nus, des pantoufles par terre, une robe traînant sur une chaise, une bougie, un broc à eau évoquant l’intimité de la toilette…

Par quels stratagèmes de la culture Biedermeier  Moritz von Schwind a-t-il réussi le tour de force d’expurger de son thème tout sous-entendu érotique ?

Schwind_Morgenstunde_Zone soir

La zone Soir

Ce qui éloigne le tableau de tout soupçon, c’est avant toute chose l’ordre. A droite, dans la zone Soir, chaque objet est à sa place.
La table de nuit est  fermée comme il se doit sur le secret de son vase ; sur son plateau sont posés un broc pour les ablutions, une bougie allumée, un verre d’eau pure et un missel : tout le nécessaire pour un coucher tranquille.
Hier soir, la jeune fille a plié sa robe sur sa chaise et laissé ses pantoufles devant. A droite, on devine un rouet avec un écheveau de laine bleu sur sa quenouille. Le filage est l’activité du soir des filles sérieuses : il n’exige pas beaucoup de lumière, et occupe les mains utilement.


La zone Matin

Le seul désordre minime est que, dans sa hâte à sauter du lit, la jeune fille a jeté le drap par dessus la chaise, et couru pieds nus jusqu’à la fenêtre la plus proche : elle a tiré le rideau, ouvert en grand la fenêtre pour faire entrer la lumière et l’air pur de la montagne.

Il y a beaucoup de spontanéité, de légèreté dans son attitude  : le pied gauche relevé,  elle semble prête à prendre son envol,  à la différence du serin  qui, dans sa cage, attend encore la lumière.


La zone Jour

Schwind_Morgenstunde_ZoneJour

Le rideau de la fenêtre de gauche est fermé  : c’est l’endroit où l’on s’assoira pour coudre, lorsque le soleil sera haut car il faut une bonne lumière.  Le coussin à broder est posé sur le guéridon. On imagine la jeune fille assise sur sa chaise dans l’embrasure de la fenêtre, interrompant de temps en temps sa tâche pour jeter un regard, tantôt sur  son petit ami emplumé, tantôt sur le médaillon ovale qui contient peut être le portrait d’une personne aimée.

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Grâce à un dessin de la même époque, où le peintre Menzel nous montre sa soeur Emilie dans une activité similaire, nous comprenons que, pour pouvoir ouvrir la fenêtre, il fallait décrocher la cage et la poser sur le rebord.

Adolph_von_Menzel_Die_schlafende_Näherin_am_FensterDie schlafende Näherin am Fenster
Adolph von Menzeln,1843


Schwind_Morgenstunde_Fenêtre Fermee

Vert

Outre l’ordre, le choix des couleurs concourt puissamment à la bonne moralité de la chambre.
Les rideaux des deux fenêtres et ceux du lit sont vert : imaginez la même décoration en rouge…

Les rideaux sont l’occasion de beaux effets de  lumière, selon que la lumière les frappe ou les traverse : la semi-transparence du rideau fermé, qui mêle en touches vagues le bleu, le vert et l’orange, est un pur moment de bonheur pré-bonnardien.

Comprenons que le vert évoque ici la vitalité, la croissance, et la santé des belles plantes.

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Blanc

Les draps et le haut de la robe baignent dans une lumière forte, la même qui s’infiltre par les interstices du rideau fermé et dépose sur le mur et sur la commode des empâtements de blanc intense, aussi resplendissants que les nuages au-dessus des montagnes inviolées.

Comprenons qu’il est ici question de virginité.


Or

Le soleil se reflète sur le carreau à droite de la chevelure cuivrée de la jeune fille, renvoyant dans la pièce des rayons qui allument des reflets sur tous les objets dorés :  le cadre du miroir, les bougeoirs, les poignées des tiroirs, la tranche du missel.

Le titre du tableau, Die Morgenstunde, fait penser au proverbe allemand « Morgenstund hat Gold im Mund » : « le matin a de l’or en bouche », qui décalque exactement  le proverbe latin « aurora habet aurum in ore ». (L’équivalent français est moins poétique : « L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt ». )

Selon qu’on privilégiera la culture germanique ou latine de Moritz von Schwind, on pensera qu’il a voulu ressusciter une jeune fille lumineuse du temps de la pension « Zum goldene Mondschein« , ou bien inviter à sa fenêtre une « Aurora »  couronnée d’or.

Comprenons qu’il est ici question de pureté.


La métaphore du vieux Moritz

Schwind_Morgenstunde_Horloge
La pendule, qui se situe à la frontière entre la zone Matin et la zone Jour, marque exactement huit heures. Huit heures, c’est le tiers de la journée. Et vingt ans, en ce milieu du XIXème siècle, c’est largement le tiers de la vie.

La jeune fille se trouve encore dans la zone Matin  de la pièce : bientôt elle va la quitter pour s’asseoir dans la zone Jour et broder tranquillement devant son serin et son médaillon, en femme posée, en femme mûre.

Le  titre implicite du tableau est donc, tout naturellement, La Jeunesse.

Die Morgenstunde (Le petit matin)

Moritz von Schwind , 1860, Schack-Galerie, Munich

 MorgenStunde_Moritz_von_Schwind_1860

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Trois ans plus tard, Moritz produira une version simplifiée de Die Morgenstunde, la plus souvent reproduite bien qu’elle soit largement inférieure. Les effets de lumière sont moins somptueux et quelques détails ont été supprimés :  le médaillon, la cage à oiseau (laquelle rendait il est vrai problématique l’ouverture de la fenêtre) et le carton à chapeau rangé sur le ciel de lit.

Mais la différence principale  est la posture de la jeune fille, plus statique, campée lourdement à gauche de la fenêtre alors que dans la première version, elle se déportait avec légèreté  sur  sa droite. Du coup nous saute aux yeux la disparition d’un autre objet auquel nous n’avions pas prêté attention jusqu’ici : la chaise dans l’embrasure de la fenêtre de droite.

La fenêtre du Matin n’est pas un lieu où l’on s’assoit : peut-être Moritz a t-il supprimé la chaise justement parce qu’elle ne servait à rien, parce que rien ne justifiait sa présence ?  Ou bien, en retournant le problème, posons-nous la question inverse : pourquoi, dans la version plus aboutie, plus ambitieuse du tableau, Moritz avait-il ressenti la nécessité d’ajouter cette troisième chaise ?

 Schwind_Morgenstunde_ChaiseJour

Un rythme ternaire

L’impression d’harmonie n’est pas tant l’effet de l’ordre germanique que du rythme ternaire qui soutient la composition. Chacune des trois zones, Jour, Matin et Nuit,  a son rideau vert (fermé, ouvert, demi ouvert). Chacune des trois à sa bougie, sa vaisselle en  porcelaine, son récipient contenant une boisson (pot à café, pot à lait, verre d’eau).  Et dans la première version du tableau, en plus, chaque zone possède sa chaise.


Les objets féminins

Les objets typiquement féminins, dont certains ont été supprimés dans la seconde version, enrichissent les zones latérales de la première. Avec un peu d’imagination, on peut s’amuser à les mettre en relation : ainsi vont se recomposer, de part et d’autre du corps bien vivant de la jeune fille, deux femmes-fantômes qui la flanquent.

Schwind_Morgenstunde_TroisFemmes

La femme du Jour

Sa tête est pleine de chants comme une cage à oiseau.

Son coeur est le médaillon de ceux qu’elle aime.

Son corps est rond  comme un coussin.

Ses pieds sont galbés  comme un guéridon.

La femme de la Nuit

Sa tête est faite d’un carton à chapeau empoussiéré.

Son coeur est un missel fermé.

Son corps plat est posé sur une chaise.

Ses pieds  sont deux pantoufles vides.


Les objets accouplés

D’autres objets échappent à ce rythme ternaire, car ils sont  situés exactement sur la frontière qui sépare la zone Jour et la zone Matin :  la  commode, l’horloge et le miroir. Du coup, l’idée vient de scander la composition d’une autre manière, en tenant compte de la symétrie très marquée qui règne de part et d’autre du miroir : plutôt que de voir  trois bougies, voyons une paire de bougies, puis une seule ; deux paires de tasses, puis une cuvette ; deux pots à café et à lait, puis un verre d’eau  ; une paire de chaises, puis une chaise.

Dans les zones Matin et Jour, les  objets s’accouplent. Dans la zone Nuit, ils sont célibataires.


Les objets d’un couple

Schwind_Morgenstunde_Commode
Et si la commode  renflée, avec ses tiroirs qu’on devine remplis de belles choses, n’était pas celle de la jeune fille, mais celle de son futur  ménage ? Si le service à café n’était pas le sien, mais celui de la maîtresse de maison  qu’elle va devenir ?
Schwind_Morgenstunde_Miroir
Si le miroir – où rien ne reflète encore, n’était pas fait pour se regarder toute seule, mais pour se regarder à deux, cadre doré pour un couple en or ?
Schwind_Morgenstunde_ChaiseJour
Et puisque la chaise de la fenêtre de gauche est celle où la future épouse s’assoira pour broder, qui s’assoira sur la  chaise de la fenêtre de droite, pour la prendre sur ses genoux et admirer la beauté du matin ?


Le thème du mariage

Ainsi est identifiée la femme-fantôme de la fenêtre de gauche : c’est la femme dans la plénitude de la partie Jour de sa vie, comprenons la Femme Mariée. A l’appui de cette interprétation, le fait que c’est justement ce tableau, le Die Morgenstunde première version,  que Moritz donnera en cadeau de mariage à sa fille Anna, en 1864.  L’oeuvre, terminée sept ans plus tôt, n’a sans doute pas été conçue dans ce but. Mais  si le thème était seulement un  hymne aux  jeunes filles pures et matinales, aurait-il été opportun de l’offrir le jour des noces ?

Il est  clair que, dans l’esprit des Schwind comme de leurs contemporains, la jeune fille du Matin et l’épouse du Jour constituaient  deux stades contigus de la vie d’une femme accomplie.

Et l’instrument de ce passage, le Mari, ne se manifeste dans cet univers entièrement féminin  que par  la chaise qui l’attend, à la frontière entre la Jeunesse et la Maturité.


La vérité des meubles

Schwind_Morgenstunde_CommodeSchwind_Morgenstunde_TableNuit
Si la commode appartient déjà au couple, à qui appartient la table de nuit ?  Sa porte plate, cachant le pot de chambre, contraste avec les tiroirs ventrus. Et son verre d’eau, comparé avec les pots à café et à lait, n’est peut être pas un symbole de pureté, mais d’austérité.

Si Moritz a-t-il filé jusqu’au bout sa métaphore entre la journée et les âges, alors la femme-fantôme de la partie Soir, dont le coeur est un missel, devrait représenter la femme à son coucher, la Vieille que toute jeune fille deviendra.

Le tableau de mariage esquisserait-t-il une Vanité ?


L’horloge et le rouet

Schwind_Morgenstunde_HorlogeSchwind_Morgenstunde_Rouet
L’horloge dorée, à partir de 8h du matin, mesure le temps lumineux, le temps du couple.  Pour rythmer les heures du Soir, un autre symbole du temps qui passe et de la viellesse prendra la relève. A peine visible à l’extrême droite, le rouet marque la limite : le point au delà  duquel il n’y a plus de tableau. Plutôt que les ciseaux de la Parque, c’est le cadre qui coupe le fil.

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Le miroir et la bougie

Schwind_Morgenstunde_Miroir
Le miroir ne montre rien encore, sauf un petit point lumineux qui s’allume en bas à droite : la lumière commence à rentrer dans la pièce, le cadre doré délimite le futur prometteur, encore invisible, qui attend la jeune fille. Le miroir n’a de sens que pour se regarder à deux : alors il n’est plus un instrument de vanité, mais celui qui révèle la femme à sa seule vérité : celle d’épouse, d’âme-soeur.

Schwind_Morgenstunde_Bougie Allumée

Pourquoi la bougie de la table de nuit est-elle allumée ? La jeune fille a-t-elle oublié de l’éteindre la veille ? Ou l’a-t-elle allumée ce matin, juste avant de se ruer vers le rideau ?  D’un point de vue réaliste, elle devrait être éteinte.  Cette petite flamme ne peut s’expliquer que par la métaphore : celle de l’âme seule, et du temps qui lui reste.

Schwind_Morgenstunde_ConstructionSchwind_Morgenstunde_Synthese

Die Morgenstunde  fait exception dans la production  de Moritz von Schwind : c’est une oeuvre intime, personnelle, élaborée à partir de matériaux du passé lointain du peintre (la chambre de Vienne), et de son présent (le panorama sur les Alpes bavaroises). Et qui, en même temps, semble une prémonition du futur : le jour où Anna, à vingt ans, ouvrira une dernière fois les rideaux de sa chambre de jeune fille et emportera le tableau dans sa nouvelle maison.

L’idée première est la métaphore entre Jeunesse et Matin. Mais Moritz, en ordonnant  la chambre avec méthode selon les trois parties de la journée, incite le spectateur à pousser la métaphore et à imaginer, de part et d’autre de la Jeune Fille, ses avatars du Jour et du Soir : la Femme Mariée et la Vielle Femme.

Que le peintre ait eu dès le départ cette idée ou qu’elle soit un artefact d’une composition un peu trop symétrique importe peu. L’intérêt et la singularité de ce petit tableau est qu’il se trouve, en quelque sorte, déterminé par son futur : c’est le fait de l’offrir en cadeau de mariage à sa fille qui le place définitivement, aux yeux du peintre comme aux nôtres, dans cette grande tradition germanique des Trois Ages de la Femme.


Les Trois Âge de la Femme

Hans Baldung Grien, 1510, Kunsthistorisches Museum, Vienna

1509-10 Baldung Grien Die drei Lebensalter und der Tod Kunsthistorisches Museum vienne COPIE


Les Trois Âge de la Femme

Gustav Klimt, 1905,  Galerie Nationale d’Art Moderne, Rome

GUSTAV KLIMT - Les 3 ages d'une femme

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