3 La cruche cassée

28 août 2011

Quelques années plus tard, Greuze réexploite à nouveau le filon de la jeune fille maladroite, d’une manière toujours plus explicite.

Le tableau fera d’ailleurs partie de la collection de Madame du Barry [1], une dame qui avait elle-même beaucoup cassé dans sa jeunesse.

Article précédent : 2 L’oiseau mort

Greuze_Cruche_cassee

La Cruche cassée
Greuze, entre 1772 et 1773,  Louvre, Paris


La cruche cassee, 1773, gravure de Massart

La gravure de Massart a tout de suite popularisé l’invention.


L’alibi bucolique

La jeune fille a été cueillir au jardin une rose qu’elle a mise à son corsage (variété Rosa violacea, ou « belle sultane ») et une brassée d’oeillets et de roses  qu’elle transporte dans son tablier retroussé. Elle avait pris aussi une cruche pour ramener, au passage, de l’eau de la fontaine.

Mais la cruche est maintenant trouée, et le jeune fille nous regarde d’un oeil dépité.


La fontaine et ses bestiaux

Il faudrait un oeil bien vicieux pour voir dans le lion mafflu qui crache un filet d’eau, et dans la tête de bélier tournée vers la jeune fille comme pour fracasser la poterne d’un château-fort – autre chose que des ornements de jardin bien ordinaires. [2]


Hypothèses sur une cruche cassée

Première hypothèse : la jeune fille est arrivé en courant vers la fontaine, elle a cassé dessus la cruche vide, et elle vient juste de se retourner, nous prenant à témoin du malheur.

Seconde hypothèse : la jeune fille a rempli la cruche d’une seule main (puisque de la gauche elle retroussait son tablier), repassé l’anse à son bras, et la cruche trop lourde a heurté la margelle.


Dans les deux cas, c’est le mouvement brusque de retournement qui justifie le petit bouton de rose de son sein gauche, pendant ô combien charmant de la Rosa Violacea du sein droit.


1772-73-Greuze-ou-suiveur-National-Galleries-of-ScotlandLa cruche cassée
1772-73 Greuze ou suiveur National Galleries of Scotland

C’est plus ou moins le second scénario que développe cette version, où la cruche fracturée perd son eau de manière peu élégante. Certains la considèrent comme une copie par un suiveur maladroit, d’autres comme une esquisse de la main de Greuze [2a].

Quoiqu’il en soit, il est clair que la vraisemblance narrative s’efface devant l’allégorie.


Deux témoignages d’époque

Pour les spectateurs pressés ou naïfs, l’oeuvre sauvait les apparences. Mais la plupart comprenaient parfaitement l’intention.

Exposé en 1777 dans l’atelier de Greuze, le tableau fait l’objet d’une interprétation « risquée » par Louis Petit de Bachaumont [3] :

« On voit encore chez M. Greuze le tableau d’une fille qui a cassé sa cruche, symbole expressif d’un bien plus précieux qu’elle a perdu. Des fleurs qu’elle tient dans son tablier, représentent non moins ingénieusement la légère et facile récompense qu’elle en a reçue. Sa figure est pleine de la douleur naïve que ce premier échec cause à toute jeune personne honnête. »

Ainsi la jeune fille a bêtement perdu son hymen, victime d’un éjaculateur précoce…


Un autre poète [3a] s’inspira du  « tableau charmant de M.Greuze » pour imaginer les dessous de l’histoire, donner un prénom à la victime et expliquer qui a cassé sa cruche :

« ….Advint pourtant qu’à la fontaine
prochaine,
madame Alix l’envoye un beau matin
remplir sa cruche ; elle y court : mais advint
que par hasard se trouva là Colin ;
il a seize ans, il est beau, mais malin ;
il prend, avec douceur, la cruche à Colinette,
puise de l’eau, la rend à la fillette ;
pour son salaire, il a pris un baiser ;
le premier pris défend de refuser
celui qui fait que bientôt on trébuche ;
de baisers en baisers, Colin cassa la cruche.

Madame Alix, écoutez mes leçons :
il faut fuir, mais il faut connoître les garçons ;
si trop de liberté perdit sa soeur Colette,
trop d’ignorance a perdu Colinette. »



Les antécédents possibles

Quelques cruches médiévales

1400–1410 Weltchronik Regensburg Paul Getty Museum, Los Angeles, Ms. 33, fol. 258vWeltchronik (Regensburg) 1400–10, Paul Getty Museum, Los Angeles, Ms. 33 fol. 258v

Les deux images font référence à un épisode rare de l’Enfance du Christ, tirée d’un évangile apocryphe :

Or, lorsqu’il eut six ans, sa mère l’envoya puiser de l’eau et la porter à la maison. Elle lui donna une cruche ; mais, dans la foule, il la heurta contre une autre, et la cruche se brisa. Mais Jésus étendit le vêtement qu’il avait sur lui, le remplit d’eau et l’apporta à sa mère. Evangile de l’Enfance de Thomas, XI


Les Belles Heures de Jean de Berry 1405-09, fol. 191r MET

Paul l’ermite fuyant une prostituée qui domine un jeune chrétien
Les Belles Heures de Jean de Berry 1405-09, fol. 191r MET

La bordure enfile des cruches sur des bâtons, dans une allusion transparente à l’activité du couple.


1450 ca Tant va le pot à l'iaue quil brise Livre d'heures à proverbes BnF NAL 3134, fol. 16vTant va le pot à l’iaue quil brise
Livre d’heures à proverbes, vers 1450, BnF NAL 3134, fol. 16v

Ce vieux proverbe, que l’on trouve déjà dans le Roman de Renard, exprime la fragilité des choses : une action anodine, mainte fois répétée, peut subitement dégénérer en catastrophe..

Il agrémente ici un Livre d’Heures dont les bas de page illustrent différents proverbes, inscrits dans une banderole. Dans cette page, le dispositif est particulier, puisque la bonne paysanne montre d’un air réprobateur le proverbe à la cruche fêlée, tout en faisant de la main droite un signe répulsif : le fait que la cruche soit ainsi grondée suggère que la  signification sexuelle du proverbe était comprise.


1523-24 Marque d'imprimeur de Geoffroy ToryIn filiam charissimam… Epitaphia et dialogi
Marque d’imprimeur de Geoffroy Tory, 1523-24

Attention aux généralisations hâtives [3b] : ce « pot cassé », emblème et enseigne de l’imprimeur Geoffroy Tory, n’a quant à lui rien d’utérin : il apparaît à la fin d’un opuscule où Tory déplore la mort de sa fillette de dix ans :

« Un vase à l’antique brisé, symbole de la fragilité humaine, posé sur un livre clos de trois cadenas (les Parques referment le livre de la vie) et percé d’un foret (ou toret, jeu de mot avec Tory), signe du destin qui traverse l’homme. Dans l’angle supérieur droit, l’ange qui s’envole évoque l’âme de l’innocente. » [4]


La Laitière et le pot au lait (1678)

1678 La Laitière et le pot au lait gravure de François Chaveau utpictura18Fables Livre I, gravure de François Chaveau, 1678 (utpictura18) 1753-1826 Abraham van STRIJ coll partAbraham van STRIJ (1753-1828)

La Laitière et le pot au lait

Les premières illustrations de la fable insistent sur le lait renversé, métaphore des espoirs évanouis de la laitière ; c’est secondairement que certains illustrateurs montrent la cruche fracturée, ajoutant une allusion sexuelle qui était absente du texte et des premières illustrations.


La Cruche d’Autreau

Dans l’édition hollandaise de 1718 des « Contes et nouvelles en vers » de La Fontaine a été adjoint un poème de Jacques Autreau, La Cruche, qui ne sera illustré pour la première fois que dans l’édition de 1732 :

1732 La cruche Contes et nouvelles en vers, par M. de La Fontaine. T. 2 Amsterdam ill Romeyn De Hooghe utpictura18La cruche, gravure de Romeyn De Hooghe
Contes et nouvelles en vers, par M. de La Fontaine. T. 2, 1732, Amsterdam (utpictura18)

Jeanne, ayant cassé sa cruche, se lamente et veut mourir. Jean lui propose de la satisfaire, et tire un poignard de son pantalon.


1762 La cruche Autereau Contes et nouvelles en vers, par M. de La Fontaine. T. 2 p 291 Amsterdam (Paris Barbou), illustrations de Eisen Gallica 1762 La cruche Autereau Contes et nouvelles en vers, par M. de La Fontaine. T. 2 p 292 Amsterdam (Paris Barbou), illustrations de Eisen Gallica

La cruche cassée, gravure de Eisen [4a],
Contes et nouvelles en vers, par M. de La Fontaine. T. 2 p 291, 1762 Amsterdam (Paris Barbou), gallica

La composition d’Eisen élude la crudité du texte, remplace le poignard par un gourdin dissimulé dans les herbes et évoque les « derniers soupirs » par la fontaine abondante qui jaillit à côté de la malheureuse : tous les ingrédients de la composition de Greuze sont présents, y compris le téton dénudé.


1726-59 Pierre-Charles Le Mettay Pierrot et Colombine en lavandière près d'un cours d'eauPierrot et Colombine en lavandière près d’un cours d’eau
Attribué à Nicolas Jacques Julliart (1715-1790)  [4b]

Cette scène décalque les postures de la gravure de Eisen, tout en l’édulcorant dans l’esprit des pastorales et des masques : Colombine a trébuché sur le sentier et Pierrot – sans poignard ni bâton – se précipite pour la relever. Seul le regard noir et la main qu’elle lui oppose suggèrent une intention déshonnête. Le ruisseau, innocent de toute symbolique torrentielle, sert simplement de contrepied amusant à la flaque de lait. Le moulin, ingrédient obligé des scènes campagnardes élégantes, a été mis à la mode par Boucher (voir Quiquengrogne et autres moulins de Charenton (1/2)).


Un antécédent anglais

1733-1770 D.Cole d'apres Louis Philippe Boitard Love's Bitter Potion or Dolly PregnantBoitard Love’s Bitter Potion or Dolly Pregnant
Gravure de D.Cole d’apres Louis Philippe Boitard (1733-70) [4c]

A l’opposé des mignardises françaises, cette gravure anglaise dévoile crument le pot aux roses : on voit à l’arrière plan le jeune paysan à la fourche contant fleurette à la bergère, puis le même se moquant d’elle au premier plan, tandis qu’à la cruche cassée a succédé le ventre arrondi. Un coq et un porc complètent l’ambiance.


1786 J.Hoppner Aquatinto by F.Jukes Broken pitcher British museumDessin de J.Hoppner, aquatinte de F.Jukes, 1786, British museum 1786 ca Circle of Francis Wheatley Portrait of a milkmaid holding a broken pitcherCercle de Francis Wheatley

C’est cette tradition prosaïque, peut être stimulée par l’influence outre-manche de Greuze, qui explique la pose épanouie de cette soi-disant « laitière » méditant près du puits.


La cruche hollandaise

A l’origine, la cruche cassée apparaît sur le sol des tavernes, en compagnie des pipes en terre brisées ou des coquilles de moule, afin de symboliser les dégâts de l’ivrognerie. Mais c’est dans un autre goût hollandais, celui des emblèmes, qu’il faut chercher l’inspiration première de Greuze.


Jacob Cats, 1635, Spiegel van den Ouden ende Nieuwen Tijdt p 101 Jacob Cats, 1635, Spiegel van den Ouden ende Nieuwen Tijdt p 104

Il ne faut qu’un faux pas pour casser la bouteille, p 101

Un pot ouvert sur un trou ouvert, un chien peut facilement y mettre sa gueule., p 104

Jacob Cats, 1635, « Spiegel van den Ouden ende Nieuwen Tijdt [5]

Le premier emblème fait l’éloge de la virginité, présentée comme un vase précieux et particulièrement fragile :

La chasteté est une chose délicate chez les femmes, et telle une fleur magnifique, elle se fane vite à la moindre brise, et se corrompt au moindre souffle ; surtout lorsque l’âge consent au vice.

Tenera res in foeminis pudicitia est, et quasi flos pulcherrimus, citò ad levem marcessit auram, levique flatu corrumpitur; maximè ubi aetas consentit ad vitium.

L’emblème suivant insiste sur la nécessité pour la femme de cacher ses appas. A l’appui, deux proverbes français bien sentis :

  • La porte ouverte tente le saint.
  • Le trou apelle le larron.

Suivent d’autres emblèmes savoureux sur le même thème :

  • On ne peut décrotter sa robe sans emporter le poil (p 108) : la souillure est irréversible ;
  • La brebis trop apprivoisée, De chacun agnel est têtée (p 111) : trop de familiarité nuit ;
  • Celui qui possède un beau chat ne devrait pas faire entrer un fourreur dans la maison (p 113) : se méfier des spécialistes ;
  • Le feu de paille ne sert à rien.(p 115) : se garder des emballements ;
  • Au chat qui lèche la broche, ne lui confiez pas le rôti (p 118) : ne pas faire confiance à un gourmand

Jacob Cats, 1635, Spiegel van den Ouden ende Nieuwen Tijdt p 120
 p 120

On en arrive enfin au dicton de la cruche cassée :

La cruche va si longtemps à l’eau qu’à la fin elle se brise

De kanne gaet soo lange to water, totse eens breeckt

Le long poème associé à l’emblème explique qu’Il s’agit d’une servante qui vient souvent au puits « et jusqu’à présent, tout s’est bien passé ». D’une nature aimable et joueuse, elle fréquente les jeunes gens. « Mais, dans ce tumulte, un garçon imprudent, accourt du village et se jette sur moi :Il pousse trop fort, si bien que ma jarre se brise ».

Le texte cite le proverbe français correspondant : « Tant va la cruche à l’eau que la hanche y demeure ». La hanche est un mot à double sens, qui désigne la partie courbe d’un pot, entre le fond et la paroi : soit exactement la partie ébréchée dans l’image.

Le chien n’est pas mentionné dans le texte : le mufle levé vers sa maîtresse, il semble compatir au désastre ; mais il évoque aussi le chien de l’emblème de la page 104 : une fois fracturé, le pot est livré aux appétits bestiaux.

A noter que, bien avant Cats, de nombreux textes hollandais emploient « cruche cassée » pour parler d’une fille déflorée, enceinte, ou prostituée [6].


Jacob-Jordaens_-The-Pitcher-Goes-Often-to-the-Well-Until-It-Breaks_-1638_-drawing-Museum-Plantin-Moretus AnversDe ruyc gaet soo lange te waeter / To datsy breeckt
Dessin de Jacob Jordaens, 1638, musée Plantin-Moretus,Anvers

Quleques années plus tard, ce dessin de Jordaens illustre le même proverbe. La présence du chien laisse entrevoir l’influence de Cats. Mais ici seul le col de la cruche est discrètement brisé. L’accident est explicité par les deux autres cruche intactes, sous le rideau décoratif en contrebas. La chouette, symbole de l’ignorance, explique la situation : la jeune fille, admonestée par une vielle femme, ignorait la conséquence fâcheuse d’une fréquentation trop assidue des fontaines. Le thème n’est pas tant ici celui de la défloration que de la grossesse inattendue. L’homme au bonnet éloquent, accoudé sous une potence en érection, exprime d’un regard goguenard le point de vue masculin sur la question.


Jordaens la cruche cassée ancienne cillection SteengrachtLa cruche cassée,
Jordaens, 1640, ancienne collection Steengracht, vendu par G. Petit en 1913

Le tableau développe de nouvelles métaphores : la margelle écroulée compare élégamment la vieille femme a un vieux puits, un chien exhibe ses génitoires tandis que l’autre fourre son mufle dans le seau ; sa queue en trompette attire l’oeil sur la corne de même forme qu’exhibe le vieillard lubrique.


1678 farmers-at-a-well-andreas-scheits-after-matthias-scheits
Gravure d’Andreas Scheits, d’après Matthias Scheits, 1678

Cette gravure hambourgeoise reprend la composition de Jordaens, avec une légende en bas allemand :

styn ginck wat Rokloes (infâme) an, daer steitse nu und kickt
De kruke geit tho born, so lange betse brickt


A côté de ce festival de métaphores, la composition de Greuze apparaît presque sage.


Comparison cats greuze

L’influence très probable de Cats se lit dans la récupération du chien sous la forme du lion, la transformation du puits en fontaine, et l’embourgeoisement de la servante en une jeune fille du monde. Les deux innovations plus lestes, dans l’esprit du XVIIIème siècle, sont le simulacre du jupon retroussé et la suggestion du sein-bouton de rose.

En définitive, le coup de génie est le cadrage ovale, qui assimile le bandeau à l’anse, le décolleté au col, le bas-ventre à la panse fracturée et, en définitive, la jeune fille à la cruche.

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En aparté : le vase utérin

La comparaison remonte à la nuit des temps. Elle s’exprime très prosaïquement chez Aristote :

« le cas est le même, pour l’utérus, que celui des vases salis qu’on lave à l’eau chaude et qui aspirent l’eau quand on les retourne le col en bas » Aristote, De la génération des animaux (II, 4, 739b 11-12)

Dans le contexte chrétien, la matrice virginale de Marie est le vase d’élection (vas electum) qui garantit que le Christ n’est pas contaminé par le Péché originel. C’est ce qu’explique très directement un texte hollandais de 1404 [6]

Or, la Vierge Marie n’avait reçu aucune semence d’homme telle une femme cassée, mais par le souffle du Saint-Esprit, du sang de son propre cœur pur, elle engendra miraculeusement son fils.

Nu en had die ioncfrou Maria als een gebroken wijf geens mans zaet ontfangen, mer van ademtocht des heilighen Geests van haers selfs reynen herten bloede haren soon wonderlic ghewonnen.

Du temps de Greuze, le spectateur cultivé pouvait avoir en tête ces références médicales ou chrétiennes, qui ajoutaient à la composition un piment que nous ne percevons plus.



Des bonheurs contradictoires

L’intéressant ici n’est donc pas le thème, dont le côté scandaleux était alors largement émoussé ; mais la manière de le traiter au bénéfice de la tactique d' »ensemblisation » de Greuze, qui consiste à empiler dans un même tableau le plus de « bonheurs » possibles, au risque qu’ils soient contradictoires :

« Les oppositions ici sont manifestes. La fille est un stéréotype des enfants chez Greuze – avec son geste de la main infantile et ‘innocent’, ses grands yeux et sa tête disproportionnée. Mais en même temps, elle est évidemment une Femme : les signes de l’initiation et de la disponibilité – lèvres carmin, poitrine gonflée – sont tout autant exagérés et hyper-lisibles que ceux de l’enfance…. Greuze habite et prolonge le moment hyménal où la fille est à la fois Femme et Enfant, Innocence et Expérience… Les deux stéréotypes distincts sont superposés à la même place. »  . » N.Bryson ( [7], p 131)

N.Bryson voit d’ailleurs dans ce tableau non pas l’audace, mais l’inhibition, qui mène directement à l’obsession :

« (contrairement à Hogarth) Greuze n’est pas conscient d’un second degré ; il s’autocensure péniblement, sans aucun humour. La défloration qu’il veut contempler se traduit dans le symbole plutôt voyant du récipient fêlé, mais dans la même image faite par un autre pinceau, l’effet aurait pu rester au niveau d’une banalité acceptable ; tandis que Greuze s’attarde sur la fracturation précise du tesson, tout en fléchant presque le lieu censuré de la défloration, de sorte que sa réticence devient le véhicule d’une insistance, d’une surcharge obsessionnelle. » ( [7], p 150)

Il a fallu tout le savoir-faire euphémisant de Greuze pour que cette jouvencelle dépoitraillée, menacée par un bélier fracasseur et un lion gicleur, pressant un tampon contre son bas-ventre et arborant à son bras l’emblème d’un hymen fracturé, ait pu passer sans scandale d’un boudoir de l’Ancien Régime au Temple de la République, toujours fraîche comme une rose…

Greuze_Cruche_cassee_cruche…et fragile comme une cruche !



La fortune du sujet

La postérité immédiate

1777 The-Broken-Jug-Etienne-Aubry
La cruche cassée
Etienne Aubry, 1777, collection particulière

L’année même de l’exposition dans l’atelier de Greuze, Aubry enlève toute légèreté au sujet, en le transportant sur une paillasse, dans un coin de cuisine sordide. Il supprime la fontaine, ce qui rend d’autant plus obscène la cruche fracturée. En pendant, le chapeau masculin abandonné sur le sol dénonce l’abuseur.


DEBUCOURT Le Juge de village ou La cruche cassee coll part tableau expose au salon de 1781Burin de Debucourt, collection particulière DEBUCOURT Le Juge de village ou La cruche cassee gravure Jean-Jacques André Le Veau British museum(BM_1926,1214.22)Gravure de Jean-Jacques André Le Veau, British museum (1926,1214.22)

Le Juge de village ou La cruche cassée (tableau perdu de Philibert-Louis Debucourt, exposé au salon de 1781)

Le parti-pris est ici l’inverse de celui de Greuze, puisque le corps du délit – la cruche – est éclipsé au profit des protagonistes (la jeune fille, le jeune homme dénoncé par la mère vengeresse).

C’est en contemplant cette gravure que Kleist aura l’idée, en 1801, de sa célèbre comédie « La cruche cassée » (Der zerbrochne Krug) [8], qui donnera lieu en Allemagne à une iconographie spécifique :

1877 Kleist cruche cassee scene 7 Illustration de MenzelScène 7, Illustration de Adolph Menzel, 1877 [9] 1974 Geissler, Fritz, Zerbrochene Krug, Komische Oper In Sieben Szenen Nach Dem Lustspiel von Heinrich von KleistZerbrochene Krug, Komische Oper In Sieben Szenen de Fritz Geissler, 1974

Beaumarchais-fesse-par-un-lazariste Bibliotheque de l'Arsenal
Beaumarchais fessé par un lazariste, Vinzenzio Vangelisti, 1785, Bibliothèque de l’Arsenal

En 1783, dans le Mariage de Figaro, Beaumarchais détourne le proverbe remis à la mode par Greuze :

Figaro :Tant va la cruche à l’eau, qu’à la fin…
Bazile. Elle s’emplit


En mars 1785, Louis XVI emprisonne Beaumarchais 15 jours à Saint Lazare, où il aurait été flagellé. Une chanson populaire ne se prive pas de relever le parallèle avec le dicton détourné [10] :

Goizeman & Gosier d’Autruche,
Au lieu de crier, holas !
Chantent au patient qui trébuche,
Le proverbe qu’il changea :
Tant a l’eau s’en va la cruche,
Qu’enfin elle reste là.
Ami, notez bien cela… bis.

Quoi ! c’est vous , mon pauvre père,
Dit Figaro ricanant,
Qu’avec grandes étrivières,
On punit comme un enfant ;
Cela vous met en lumière,
Que tel qui rit le lundi,
Pleurera le mercredi… bis.


Heur_et_Malheur____ou_[...]Debucourt_Philibert-Louis_btv1b10546982z

Heur et Malheur ou La cruche cassée
Gravure de Philibert-Louis Debucourt, 1787, Gallica

Tandis qu’à gauche un agneau montre patte blanche, attestant de l’innocence de la scène, le râteau retourné, sur la droite, attire l’oeil vers un tas de foin froissé… sur le bord duquel on découvre le soulier qui manque à la délicieuse.


Au XIXème siècle

1799 Goya Si_quebró_el_cántaro
Si quebró el cantaro (Il a bien cassé la cruche)
Goya, Los caprichos; N°25

Cette gravure, à laquelle Goya a donné plusieurs significations, exploite le même parallèle que dans l’affaire Beaumarchais [11].


1824-28 Goya El cántaro roto Ermitage
El cántaro roto (dessin, Cahier H de Bordeaux), Goya, 1824-28, Ermitage

Dans ce dessin saisissant, la jeune fille joint ses mains comme pour reconstituer la cruche. La ceinture et la chevelure dénouées ajoutent à la métaphore.


1835 Deveria Clemence d'un antiquaire Lithographie RijksmuseumClémence d’un antiquaire (lithographie)
Devéria, 1835, Rijksmuseum

En balayant, la servante a cassé une porcelaine posée sur le sol. Le décor surchargé d’attestations de virilité – le cadre où un amour grimpe parmi les pampres, le casque avec ses gantelets, le bahut orné de femmes et d’un satyre – semble vouloir jeter un doute sur celle de l’antiquaire : en robe de chambre et pantalon collant, indifférent à la belle servante, il la réprimande injustement plutôt que s’en prendre à son propre désordre.


1840-Tant-va-la-cruche-a-leau-qua-la-fin-elle-se-casse-Proverbes-en-actions.-17.Victor-Adam-Musee-Carnavalet

Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse
Victor Adam, 1840, Proverbes en actions N° 17, Musée Carnavalet

En pendant de la criche cassée, le gendarme à pied a posé par terre képi et épée, pour mieux réconforter la malheureuse. Les deux troncs qui s’imbriquent au dessus de la source dénoncent cette étreinte abusive.

Les marges inférieure et supérieure montrent l’avant – une cruche intacte posée à l’écart du robinet – et l’après – un bébé naissant de la cruche cassée, entre flèche et torche.

Plus subtilement, les miniatures latérales trahissent les pensées des deux protagonistes :

  • à gauche un ivrogne, un canonnier et deux exécutions capitales ;
  • à droite, un vieux père chancelant, une pauvresse, un suicidé et un couple idéal.

1829-1900 Louis Hector Leroux La cruche casseeLouis Hector Leroux (1829-1900) 1855-1946 Gaston-BONFILS La-Cruche-casseeGaston Bonfils (1855-1946)

La cruche cassée

Ces deux peintres mineurs s’intéressent principalement au trou, la. référence greuzienne étant assurée par le mufle gicleur :

  • Leroux suggère que sa vestale autrefois pure va désormais descendre l’escalier ;
  • Bonfils sous-entend que sa soubrette délurée ne vient pas de trouer sa cruche, et qu’elle a l’habitude (la spirale) des rendez-vous à la fontaine.

1838-1924 Frank William Warwick Topham 'The Broken Pitcher coll partFrank William Warwick Topham (1838-1924) 1860-70 gale-william-the-broken-pitcher-William Gale, 1860-70

The Broken Pitcher

L’école anglaise délocalise le sujet : Topham le traite à l’espagnole, Gale à l’orientale. Chez les deux, une cruche intacte, à l’arrière-plan gauche, fait honte à la cruche cassée. Tandis que la petite espagnole au tablier rouge semble moins désolée qu’étonnée par ce coup de corne du destin, la chaste orientale envisage tristement les conséquences, tandis que son petit frère lui tend innocemment le bout qui manque.


1876 William Merritt Chase cruche cassee art museum BaltimoreLa cruche cassée, Art Museum, Baltimore 1876-William-Merritt-Chase-Unexpected-intrusion-art-museum-CincinnatiL’intrusion inattendue,, Art Museum, Cincinnati

William Merritt Chase, 1876

En 1877, le jeune Chase expose à la National Academy ces deux tableaux, métaphores transparentes, sous l’alibi de l’exotisme (Espagne et Orient), de l’éveil de la sexualité : à la cruche fendue fait pendant le perroquet paillard (voir – Le symbolisme du perroquet).


1878 Nairn's_Art_Linoleum lexander Turnbull Library, Wellington

Publicité pour le Linoleum Nairn’s Art
1878, Alexander Turnbull Library, Wellington

En toute hypocrisie victorienne, la position du pichet permet aux mauvais esprits d’imaginer un intérêt particulier de la maîtresse pour le domestique.


1875 Charles Sillem Lidderdale la cruche cassee A1875 1875 ca Charles Sillem Lidderdale la cruche cassee BVers 1875

The broken pitcher, Charles Sillem Lidderdale

Lidderdale s’est fait une spécialité des jeunes campagnardes mélancoliques. : l’une a cassé sa cruche très jeune, l’autre moins.


1885 Charles Sillem Lidderdale A country maid carrying a Rheinish jugA country maid carrying a Rheinish jug , 1885 1885 Charles Sillem Lidderdale a young barmaidA young barmaid, 1884

Charles Sillem Lidderdale

En grandissant, certaines deviennent plus précautionneuses, d’autres se professionnalisent.


1874 Leon Bonnat 1(Le dilemme) coll part. 1874 ca Léon Bonnat The_Broken_Pitcher

La Cruche cassée, Léon Bonnat, 1874 [12],

Bonnat est semble-t-il le premier à avoir eu l’idée de transposer son Greuze sur la péninsule, avec ces deux versions de 1874 (pieds nus et pieds chaussés). La cruche cassée est un piment facile, parmi les inombrable italiennes qui encombrent les fontaines et les cimaises. .


1887 Léon_Bonnat A_little_accident 56 x 35,5 cm G.Petit 1891Le petit accident, Léon Bonnat, 1887 [13]

Il y revient plus tard en version enfantine, à l’époque où Bouguereau a fait main basse sur les cruchons napolitains (voir 5 La cruche cassée (version républicaine))


1869–1934 leopold-pilichowski- the-broken-jug coll part
Leopold Pilichowski (1869–1934)

Dans le même registre, on appréciera cette cruche transalpine à la remarquable fissure.


1890 ca joseph-mazzuloni-italy-b--the-broken-jugJoseph Mazzuloni, vers 1890

Le jeune fille réprimandée regarde moins l’effet – les débris – que la cause – le coq. La porte fendue, le mur écroulé et l’autre pot cassé sur l’étagère suggèrent, chez les pauvres, un certain fatalisme vis à vis des incidents domestiques.


Au XXème siécle

Le sujet ne survit que chez quelques artistes spécialisés dans le recyclage des métaphores du XVIIIème siècle.


Pierre Carrier-Belleuse 1901 Pierrot et colombinePierrot et Colombine, Pierre Carrier-Belleuse, 1901

 

Pierre carrier Belleuse 1930 Nu a la cruche pastel coll privNu à la cruche, 1930 Pierre carrier Belleuse 1931 La cruche cassee, pastel coll priv (2)La cruche cassée, 1931

 Pierre Carrier Belleuse, pastel, collection privé

Sur ce peintre, voir 3 Galantes métaphores .


icart-louis-1924-france-jeune-femme-a-la-cruche-cassee Icart 1924 Cruche devant
Icart-Cruche-cassee-assise-scaled ICART_-_La_cruche_Cassee par terre
Icart 1924 Cruche derriere Icart Cruche et perroquet
Icart panier perce

Louis Icart (vers 1924) se montre particulièrement inspiré. La cruche adopte toutes les positions : par  devant, par terre, par derrière, servant de cible à un perroquet amoureux ( voir L’oiseau chéri) ou se transformant en panier percé.


1925 Georges Garnier La cruche cassee Falbalas et FanfreluchesLa cruche cassée (série Falbalas et Fanfreluches)
Georges Garnier, 1925

Dans cette élégante illustration art déco, les têtes de faunes susurrent deux injonctions assez scabreuses : viser le trou, cacher le jet.


1924 Albert Guillaume Le Rire, 5 juillet 1924La poule au pot, caricature d’Albert Guillaume Le Rire, 5 juillet 1924 1932 Broken_Jug,_by_Myron_G._Barlow Musée du Touquet-Paris-Plage.La Cruche cassée, Myron G.Barlow, 1932, Musée du Touquet-Paris-Plage.

Le sujet amuse encore un caricaturiste, et intéresse ce peintre américain installé en Picardie, à titre d’hybridation entre Greuze et Vermeer.


Au XXIème siécle

2007 Mike Cockrill broken-pitcher
Broken pitcher, Mike Cockrill 2007

Cette composition ressuscite avec bonheur l’esprit greuzien, avec sa porte dégoulinante de rouge, son puits au mur fracturé et son tesson cordiforme, sublimés par l’épanouissement de la rose trémière.



Article suivant : 4 La cruche cassée (version révolutionnaire)

Références :
[1] Le tableau faisait partie de la collection de la du Barry dès 1774, mais on ne sait pas s’il s’agit d’une commande de sa part. Charles Vatel Histoire de Madame Du Barry: d’après ses papiers personnels Volume 2 p 423 https://books.google.fr/books?id=5yhQY4m-g7YC&pg=PA423
[2] D’après certains, la fontaine serait celle du château d’Anet où Greuze aurait peint le tableau, en prenant pour modèle la fille du jardinier (voir le commentaire de Lydia Prodanovic). D’autres y reconnaissent la Du Barry en personne, d’autres enfin optent pour Mme Greuze elle-même, réputée pour sa beauté.
[2a] Frances Fowle, MaryKate Cleary, « The Art Market and the Museum: Institutional Collecting, Display and Patronage since the Mid-Nineteenth Century » 2025 p 57 https://books.google.fr/books?id=76RJEQAAQBAJ&pg=PA57
[3] Louis Petit de Bachaumont Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la république des …, Volume 10, p 243 https://books.google.fr/books?id=QVgVAAAAQAAJ&pg=PA243
[3a] Almanach des Muses, 1778, p 125, publié par Claude Sixte Sautreau de Marsy,Charles Joseph Mathon de la Cour,Vigée (Louis-Jean-Baptiste-Étienne, M.),Marie Justin Gensoul
[3b] P. J. Vinken « Some Observations on the Symbolism of The Broken Pot in art and literature » American Imago, Vol. 15, No. 2 (SUMMER 1958), pp. 149-174 https://www.jstor.org/stable/26301622
[4a] 1762 La cruche Contes et nouvelles en vers, par M. de La Fontaine. T. 2 Amsterdam (Paris : Barbou), illustrations de Eisen https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8615798h/f390.item
[4b] Attribution utpictura18 : https://utpictura18.univ-amu.fr/notice/9176-cruche-cassee-julliart
L’attribution traditionnelle à Pierre-Charles Le Mettay (1726-59) ne tient pas, puisque le tableau s’inspire de la gravure de 1762.
[4c] Eduard Fuchs Illustrierte Sittengeschichte vom Mittelalter bis zur Gegenwart in 3 Bänden, Vol 2 p 263 https://books.google.fr/books?id=VdqTEAAAQBAJ&pg=PA263
[5] Jacob Cats Spiegel van den Ouden ende Nieuwen Tijdt, 1635. https://archive.org/details/ned-kbn-all-00005699-001/page/n148/mode/1up
[6] On trouvera de nombreuses métaphores hollandaises de la cruche dans https://jeroenboschplaza.com/topos/kruik-kan/
[7] Norman Bryson, Word and image, French Painting of the Ancient Regime, Cambridge University Press, 1981
[12] Gazette des beaux-arts, Volume 5,Numéro 7 ;Volume 7 https://books.google.fr/books?id=eVfrAAAAMAAJ&q=Bonnat+%22cruche+cass%C3%A9e%22+1874
[13] Le magasin littéraire et scientifique, Volume 4,Numéros 1 à 3 https://books.google.fr/books?id=RoE23z0MTVgC&pg=PA394

5 La cruche cassée (version républicaine)

28 août 2011

Comment être plus hypocrite que Greuze…

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La cruche cassée

William Adolph Bouguereau,1891, Fine arts Museum, San Francisco

Greuze_Cruche_casseeBouguereau la_cruche_cassee

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Une transposition assumée

Elle était à gauche de la fontaine ? Mettons-là à droite. C’était une petite aristocrate française ?  Délocalisons-la en une pauvresse du Sud, italienne ou gitane, qui va pieds nus sur un sol rocailleux.

La fontaine artistement décorée, transformons-là en une pompe rustique avec un abreuvoir devant.

Quant aux roses, oublions-les : l’eau ici est rare et réservée aux bêtes et aux gens.


Une normalisation efficace

Avis aux amateurs de Greuze : ne cherchez pas ici de perforation dans la porcelaine : tout au plus une fissure dans la terre cuite. En devenant populaire, la cruche est devenue pudique : elle détourne de nous ses orifices.

Quant à la fille, plus de téton qui s’échappe : un bon gros châle couvre tout. Le tablier  de jardinière d’opérette est devenu un tablier de travail.

Greuze_MiroirBrise_mainsBouguereau la_cruche_cassee_mains

Et les mains blanches qui le retroussaient mignonnement sont devenues des mains bronzées de fille des champs – dont le geste de désespoir est directement emprunté, par ailleurs, à la jeune fille du « Miroir brisé ».


Un alibi misérabiliste

L’unique fleur du tableau a réussi à pousser dans le coin d’herbe à droite de l’abreuvoir, manière de signifier que la vie est dure et qu’il faut s’accrocher.

Le peintre entend nous expliquer que, quand on est une jeune fille pauvre dans une pays sec, casser sa cruche est autrement plus grave que de se fracturer la métaphore dans un parc de l’Ancien Régime.

Bouguereau connait aussi bien ses spectateurs que son Greuze. Au premier degré, il prétend en prendre le contrepieds et expurger l’oeuvre de toute arrière-pensée érotique. Au second degré et au second plan, il campe tout de même même une pompe à bras parfaitement évocatrice à portée de bouche de la jeune fille. Sans compter l »abreuvoir du fond dont la fente s’explique mal, sinon pour inciter le corps de pompe à sauter allègrement d’une fente à l’autre.

Chassez la métaphore vaginale et elle ressuscite phallique...

Bouguereau la_cruche_cassee_pompe

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Bouguereau, La Soif, 1886, Collection privée


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Pinup de Gil Elvgren

Les arrière-pensées de Bouguereau révélées par un descendant…



Bouguereau Jeune fille allant a la_fontaine, Dahesh museum of art,

Jeune fille  allant à la fontaine,
Bouguereau, 1885, Dahesh museum of art



Heureusement, il existe tout de même quelques vrais jeunes filles près des fontaines…

 

 

Bouguereau la_cruche_casseeLa cruche cassée A-Dreamy-Girl-with-a-Bird-Cage-0La cage ouverte

Tandis que d’autres se tordent les mains de désespoir à côté d’une cage à la porte ouverte, autre récipient fracturé (voir L’oiseau envolé, )



Article suivant : 6 Le miroir réhabilité

 

4 La cruche cassée (version révolutionnaire)

28 août 2011

Le peintre Michel Garnier (1753-1819) a laissé peu de traces. Deux de ses tableaux ont pour intérêt de récapituler une dernière fois,  en pleine tourmente révolutionnaire,  tous les éléments de la rhétorique de Greuze.

Article précédent : 3 La cruche cassée

La rose faiblement défendue

 Michel Garnier, 1791, Minneapolis Institute of ArtsGarnier_Rose


L’amour est aveugle

Une guitare est posée contre le mur, un livre de musique ouvert est jeté par terre : la partie de musique vient de s’interrompre brutalement.

Une cage recouverte d’un tissu moucheté est accrochée au mur : sans doute un serin que la musicienne prive de lumière pour mieux lui apprendre à chanter.

Mais de même que la jeune fille a limité la vue de son oiseau, le jeune homme a insolemment jeté son chapeau à plumes sur la tête du Cupidon joufflu : manière de signifier qu’il prend le contrôle sur l’oiselle.


Cueillir la rose

Le jeune homme s’apprête à cueillir la rose (sous prétexte de l’offrir à la belle). Celle-ci lui saisit la manche (on comprend que c’est pour protéger la fleur).

Notons que le double sens entre la manche et le manche était alors le même qu’aujourd’hui.

 

Casser la cruche

L‘eau de la cruche cassée inonde le parquet en direction de la robe de la fille  : précision rajoutée par Garnier à titre pédagogique.

La feinte résistance

Schall, fin XVIIème, Collection particulière

schall La feinte resistance
Presque la même mise en scène : le violoncelle a été posé à la hâte sur le fauteuil de gauche, avec le chapeau et la canne de l’homme. Des livres gisent par terre et une cuillère a chu de la table préparée pour la collation, à droite la fameuse rose est tombée du bouquet : tout indique une accélération soudaine de l’action, sous-tendue par la canne et le manche de la théière qui bandent fort gaillardement.

Ici, la fille n’est pas idiote, ni aveugle : elle fait mine d’attraper le cordon pour sonner la servante (à proximité du gland, voir Surprises et sous-entendus  pour une métaphore identique). Mais le garçon retient le cordon d’un doigt, sans paraître forcer beaucoup.

Seul le chien, qui ne comprend rien, attaque le mollet de l’assaillant.

A noter que le tableau, vu de loin, devait émoustiller les amateurs de fouet.


La rose faiblement défendue

Gravure de Debucourt, 1791

debucourtLa rose mal defendue 1791

Dans cette gravure, plus crue que la peinture de Garnier qui l’inspire, nous voici dans la chambre à coucher. Le livre, le chapeau et le gant jetés par terre, le tiroir débordant de fanfreluches, la chaise renversée sous le manteau de l’homme, disent le désordre et la précipitation.

A la différence de la peinture , cette fois c’est la fille qui mène les opérations : elle brandit la rose le plus loin possible de l’homme, dans l’intention qu’il la bouscule.

Laquelle rose se trouve ainsi positionnée, par le plus grand des hasards, à la verticale d’une  pomme de pin.

La Lettre

 Michel Garnier, 1791, Minneapolis Institute of Arts

Garnier_Lettre

Un pendant

Garnier a réalisé un pendant de sa Rose faiblement défendue. Nous sommes dans la même pièce (on reconnaît le  parquet et les pilastres cannelés). La fille en robe blanche est  sans doute la même,  avec des couleurs inversées (ceinture bleue, chaussures  roses). La guitare a été remplacée par un piano forte sur  lequel la partition a été remise à sa place.. Et le galant par une vieille dame, qui doit  être la belle-mère.


 

La lettre tant attendue

La jeune femme vient de se mettre debout précipitamment (sa robe traîne encore sur la chaise du piano). Dans sa hâte, elle a jeté l’enveloppe par terre. Sa belle-mère a renversé sa tasse sur la table.


Le médaillon

De la main gauche, la jeune femme exhibe la miniature qui est arrivée avec la lettre. La mère émue a chaussé ses lunettes pour admirer le portrait de son fils.


Femmes au foyer

 

Garnier_Rose1 : La rose Garnier_Lettre2 : La lettre

Jouer du piano, siroter du chocolat, lire ou coudre (un livre et une boîte à ouvrage sont posés sur l’étagère du  guéridon), telle est la vie confortable que partagent l’épouse et la belle-mère, tandis que le héros de la famille vit des aventures lointaines.


Les deux grosses roses dans le vase résument le destin féminin :

être cueillies,  rester plantées là.

Un pendant réversible

L’intérêt particulier de ce pendant est qu’on peut tout aussi légitimement le présenter dans l’autre sens :

 

Garnier_Lettre1 : La lettre Garnier_Rose2 : La rose

Dans ce cas, La Lettre représente la réception de la preuve d’amour que constitue le médaillon ; la mère émotionnée est celle de la jeune fille ; et le second tableau illustre l’arrivée en chair et en os du soupirant.


Boilly Amant jaloux

L’amant jaloux
Boilly, 1791, Musée Sandelin, Saint Omer

A l’appui de la seconde lecture, ce  tableau réalisé la même année montre que l’envoi et l’acceptation d’une miniature était le dernier cri de la séduction :   le protecteur,  un vieux jaloux, piétine un médaillon qu’il a trouvé dans le portefeuille de sa jeune protégée.

De sa colère,

  • la mère protège sa fille,
  • le chien protège sa maîtresse,
  • et le paravent protège l’amant de coeur.



Article suivant :  5 La cruche cassée (version républicaine)

 

6 Le miroir réhabilité

28 août 2011

Combattant de la guerre de 1870, dreyfusard et grand-père du Premier Ministre Miche Debré,  Edouard Debat-Ponsan fut un républicain incontestable et un peintre apprécié, notamment pour ses peintures de la vie paysanne. Parmi lesquelles on peut compter cette jeune gitane se peignant devant un miroir brisé

Article précédent : 5 La cruche cassée (version républicaine)

La Gitane à la Toilette

Edouard Debat-Ponsan, 1896, Collection particulière

DebatPonsan_CartePostaleRusse
 
Cliquer pour agrandir (image inversée de droite à gauche)

Debat Ponsan-La-Gitane-A-La-Toilette

Cliquer pour agrandir

Il existe deux versions du tableau, dont l’une n’est connue que par une carte postale en noir et blanc, éditée en  Russie. La comparaison des deux versions est assez révélatrice des intentions de l’artiste.


Des maladresses corrigées

La version de 1896 est très certainement postérieure à celle de la carte postale,  car quelques maladresses ont été corrigées.

Suppression de l’arbre de l’arrière plan qui, entre la gitane et le miroir,  coupait la ligne de son regard.

Dans le même souci de lisibilité, réparation du dossier de la chaise, dont les deux pointes brisées perturbaient cette zone cruciale, et posaient question inutilement: les gitans sont rempailleurs, pas menuisiers.

Enfin, le ruisseau peu visible dans les herbes, s’élargit en une surface d’eau claire bordée d’une plage.


Une version normalisée

Certains détails ont été modifiés dans le sens de la décence et de la normalité :  la gitane n’est plus gauchère, la chemise rentre dans la jupe dont les plis sont moins avachis. Et il n’y a plus de vêtement équivoque jeté sur l’herbe, serviette ou blouse, soulignant le déshabillage en plein air.


L’enfant-femme

DebatPonsan_CartePostaleRusse_Trio

Dans la version de la carte postale, une ligne directrice unit l’homme, la gitane, et un enfant entre les deux, dont on ne voit que le visage dépassant du talus. Des linges sèchent, accrochés à l’arbre à côté de l’homme.

Après s’être occupée du linge, la jeune femme a traversé la route pour s’occuper un peu d’elle même au bord du ruisseau. La porte et l’escalier de la roulotte, dirigées vers elle, établissent une continuité visuelle par dessus la route, et  la désignent comme la maîtresse de maison.

Peut-être s’agit-il d’une grande soeur  qui remplace la mère disparue. Mais on sait que les gitanes se marient jeunes : il s’agit possiblement de la mère de l’enfant, et de l’épouse de l’homme.

L’éloignement entre les deux, qui se tournent le dos de part et d’autre de la route, suggère un couple qui se distend : si la gitane fait toilette, ce n’est peut être pas pour cet homme indifférent, mais pour un autre qui occupe ses songes ou ses souvenirs. Au delà du miroir, elle regarde vers la gauche,  la direction d’où vient la roulotte. Et on sent que l’arbuste qui la ramène vers sa famille n’est qu’un bien fragile obstacle à cet appel de la route.


Le chien de la famille

Dans la version de 1896, l’enfant est toujours là, mais vu de dos. Le rôle de l’adulte est tenu par une femme assise sur une chaise, qui lave son linge dans un baquet. Enfin, la roulotte est vue de côté, ce qui supprime la continuité visuelle avec la jeune fille, et accentue son éloignement de la maison roulante.

L’innovation principale est le chien, qui occupe le quart inférieur droit du tableau, laissé vide dans la version précédente.
Couché à côté de sa maîtresse, il a repéré l’artiste et le surveille en tirant la langue (la signature DEBAT-PONSAN se trouve en bas à droite). Peut-être se sèche-t-il après avoir batifolé dans le ruisseau. En tout cas son poil brun et hirsute est assorti à la coiffure « à la chien » de la jeune fille.

On comprend que ces deux là partagent des valeurs communes : liberté, légèreté, plaisirs de la vie au grand air, courir pieds nus. Mais que bientôt ce compagnon à quatre pattes ne suffira plus à la demoiselle :  celle-ci a bien trop de « chien » pour se satisfaire d’un seul.


Mère et fille

Debat Ponsan_Gitane_Mere_Fille

De part et d’autre de la route se font jour des symétries qui n’existaient pas dans la version précédente : le baquet et le linge font écho au ruisseau, la chaise de la mère à celle de la fille, le cheval au chien.

La composition semble vouloir illustrer la maxime : « Tu seras ce que je suis », par lequel les mères mettent en garde leurs filles contre la propension des plaisirs de l’eau à se transformer en lessives, les travaux faciles de rempaillage en corvées, les caresses au chien en coups de fouet au cheval.

Et le  miroir, cet instrument favori de dédoublement des jeunes filles, laissera place  à ce dédoublement  définitif, cet autre soi-même, ce miroir en chair et en os qu’est l’enfant.

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Réhabilitation des rebuts

En remettant en service le miroir brisé cent trente ans auparavant par Greuze, Debat Ponsan a voulu probablement  faire sonner sa fibre républicaine : de même qu’il est possible de remployer les miroirs ou les chaises que cassent les riches, de même des filles pauvres que l’on croirait perdues feront finalement de bonnes mères.

Reste que la réhabilitation de symboles aussi connus reste problématique : le spectateur bourgeois peut légitimement comprendre que le peintre met en doute la virginité de le jeune gitane.

D’où trois lectures bien différentes…

La  lecture optimiste

La gitane, pauvre mais coquette, est une jeune fille comme les autres.  Quand bien même ses accessoires de toilette sont de récupération, elle a pour elle son authenticité : plus vivante, plus sensuelle, plus décidée que ces demoiselles de la ville.


La lecture  bien-pensante

Chacun sait que l’éducation des filles est essentielle : les gitans ne les surveillent pas et les élèvent comme des chiennes, les laissant courir, voler et n’en faire qu’à leur tête. C’est pourquoi leur virginité est fragile (comme un miroir) et elles font des enfants à la pelle (la chaise trouée).


La lecture de mauvaise foi

Les gitans sont si dépravés que les mères envoient leurs filles  faire le tapin au bord des routes.

De l'agneau pour souper

6 août 2011

Rembrandt a peint deux fois, à vingt ans d’intervalle, les Pèlerins d’Emmaüs. Entre l’oeuvre de jeunesse et celle de la maturité, les différences sont éclatantes, et les ressemblances éclairantes.

 Les pèlerins d’Emmaüs

Rembrandt

vers 1628

Musée Jacquemart-André, Paris

Rembrandt_Emmaus-1628

1648

Louvre, Paris

Rembrandt Emmaus 1648

 

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Le coup de théatre

Le moment choisi est celui où le voyageur anonyme rompt le pain, ce qui le fait reconnaître aux deux disciples :

« Or, quand il se fut mis à table avec eux, il prit le pain, dit la bénédiction, puis le rompit et le leur donna. Alors leurs yeux s’ouvrirent, et ils le reconnurent; et il disparut de leur vue. » Luc 24 30


Le tiers-exclu

Dans la dramaturgie du souper d’Emmaüs, les peintres utilisent souvent la ficelle du figurant qui ne voit ou ne comprend rien, renforçant d’autant l’intensité de la  scène muette qui se joue entre le Christ ressuscité et ses deux disciples.

En 1628, Rembrandt pousse ce faire-valoir aux limites de l’exclusion :  une femme vue de dos, tout au fond de l’ombre, qui s’affaire à on ne sait quoi près du fourneau.

En 1648, il le réintègre au contraire aux premières loges, sous forme d’un jeune serviteur debout, qui crève l’écran par sa taille, la beauté de son visage et l’intensité de son regard : il fixe le disciple qui joint les mains, et sert de relai à nous, spectateurs hors du tableau, qui connaissons l’histoire et savons exactement ce qui se passe.


Peindre un Ressuscité

En 1628, Rembrandt représente un Jésus réduit à une ombre chinoise, presque aussi raide et bidimensionnel que la planche du fond dont il épouse l’oblique  : seules les mains rompant le pain prennent corps dans le monde matériel, tandis que la bouche entrouverte suggère la bénédiction. C’est donc en le transformant en pur graphisme que Rembrandt le désigne  comme une apparition venue de l’au-delà.

En 1648, Jésus opère au centre du tableau, en pleine lumière, convive au milieu des convives. Sa qualité de ressuscité doit donc être signalée autrement. Par l’auréole certes,  mais aussi par un détail plus discret : le verre à sa droite est posé à l’envers, car une apparition ne boit pas.


Le couteau abandonné

En 1628, le second disciple est tombé à genoux, en renversant son tabouret et en abandonnant son couteau sur le bord de la table.

En 1648, il a dû  vieillir, comme le peintre, car sa surprise est moins démonstrative : il se contente de joindre les mains, toujours en abandonnant son couteau.


La halte durant le voyage

Comment montrer que les personnages sont en voyage ? En 1628, par une besace pendue à un clou.

En 1648, par un manteau accroché sur un élégant porte-manteau.

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Du bouge à l’hôtel

De 1628 à 1648, l’auberge d’Emmaüs a visiblement changé de propriétaire et de catégorie hôtelière  : outre le porte-manteau, on remarque une belle table au piètement en X recouverte d’un riche tapis, lui-même  protégé par une nappe immaculée. Le mur du fond est orné de moulures et d’une niche dont l’arcade surplombe le Sauveur.

Bien sûr, il s’agit d’une allusion à la Messe, et à une église : mais rien n’interdit de noter que l’artiste, au passage, s’est lui-aussi sérieusement embourgeoisé.


L’agneau au souper

En 1648, les symboles décidément s’affichent : après l’hôtel-église, voici que le plat du jour n’est autre qu’une tête d’agneau coupée en deux et servie sur un lit d’oseille : recette où se  marient agréablement théologie et gastronomie.

En 1628, la référence à l’agneau était déjà là, mais pas sur la table. Regardez autour de  Jésus…

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La comparaison montre une double évolution en sens contraire : vers la simplification de la lecture, et vers l‘enrichissement du décor.

Avec sa diagonale spectaculaire, sa chaise renversée, son Christ vu de profil dont il faut deviner le geste, le jeune artiste de 22 ans investit le thème de manière provocante, dramatique et allusive.

En contraste, vingt ans plus tard, l’artiste dans sa maturité développe une composition équilibrée, apaisée et transparente.

L’oeuvre expérimentale et austère a laissé place à une composition confortable sur tous les plans, matériel comme spirituel.

Et l’agneau en 1628 ? Scoop ! Les ballots empilés contre le mur sont… des rouleaux de laine blanche !

 

 

En complément, pour montrer la précision extrême de Rembrandt dans l’utilisation des détails, nous reprenons ici l’interprétation de A.P. de Mirimonde, Le langage secret de certains tableaux du musée du Louvre, RMN 1984 p 57.

 

Le verre et le chien

 

Les Pèlerins d’Emmaüs

1648

Rembrandt Emmaus 1648

Les Grands Pèlerins d’Emmaüs

1654

Rembrandt Pelerins Emmaus Gravure 1654

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Le verre renversé

Dans le tableau de 1648, un verre vide et renversé est posé sur la table devant Jésus : « Cette vieille tradition subsiste encore. Lors de la dernière guerre, lorsqu’un aviateur ne rentrait pas de mission parce que son avion avait été abattu, un verre renversé était mis devant son couvert. »

La présence du verre indique qu’au moment représenté, le Christ est encore mort – du moins dans le regard des pélerins.


Le chien sacrilège

Sous la table, un chien ronge un os. A.P.De Mirimonde fait remarquer que, dans la symbolique chretienne, le chien n’a guère meilleure réputation que le cochon : « Le chien retourne à ce qu’il a vomi et le truie lavée se revautre au bourbier », Epîtres de Saint Pierre, II, 22.

La présence du chien sous la table corrobore le contexte encore profane de la scène.


La contre-épreuve

Dans la gravure de 1654, le moment choisi est précisément celui où Jésus tend un morceau de pain à chacun des disciples, autrement dit le moment de la révélation de l’identité du voyageur  : « Prenant le pain, il le bénit, le rompit et le leur donna. Leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent. »

Laissons la conclusion à A.P.de Mirimonde : « Le Christ est toujours seul à avoir un verre devant lui, mais il est redressé et contient un peu de vin. Le serveur a posé sur la table un plat de viande normal et il part, suivi du chien qui n’a pas le droit de participer à un repas sacré… La vie vient de triompher de la mort : le Christ est ressuscité. »

1 La pêche au bord du Soir (version bleue)

5 août 2011

A 32 ans, Forain peint un pêcheur à la ligne solitaire, perché au bout d’une poutre dans la seule compagnie de son chien.

Le Pêcheur

Jean-Louis Forain,1884, City Art Gallery, Southampton

Forain_pecheur

Le sous-chef à la rivière

Le pêcheur est en gilet et haut de forme, accoutrement qui fait l’humour et l’ironie douce du tableau : on comprend que, dans la hâte de s’adonner à son plaisir, le bonhomme n’a pas pris le temps de se changer. Son lorgnon, son bouc, sa lavallière lui donnent un air de poète.  Mais ce peut être simplement un professeur, un clerc de notaire, un huissier, ou tout autre représentant d’une profession quelque peu empesée et cérémonieuse  qui vient, à la fin d’une journée de travail, se venger sur le goujon.

Pour être plus à l’aise, il a tombé son veston : nous sommes en été, où la longueur du jour autorise le fameux « coup du soir » si prisé par les pêcheurs à la ligne.

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Le chien qui pêche

Le chien profite également de cette promenade au grand air. Sage, concentré, la tête tournée dans la même direction et dans la même attente que le pêcheur, il est son alter-ego en veste de poil.

Les accessoires

Le pêcheur  tient la canne  bien horizontale, en équilibre : on voit en arrière la partie large, qui fait contrepoids,  mais pas la  partie effilée en avant, ni la ligne, ni le hameçon, qui se fondent dans le crépuscule.

A sa droite est posée une boîte à asticots en fer blanc : sa taille respectable laisse penser que notre homme s’attend à appâter beaucoup. A sa gauche, une épuisette est recouverte par la veste : autre détail ironique qui montre que, ce soir, le pêcheur n’escompte pas de trop grosses prises.

D’ailleurs, on ne voit pas de récipient pour ramener le poisson : peut être est-il posé en sécurité sur la berge, en hors champ. Peut être faut-il comprendre que le réceptacle habituel du goujon est le chien : d’où l’intérêt soutenu de ce dernier.

Les trois poutres

Ici commence l’insolite : Forain a perché les deux  amis sur une sorte de plongeoir perpendiculaire au quai. L’anneau suggère qu’il pourrait s’agir d’une passerelle de fortune permettant d’accéder aux bateaux qui accostent ici, mais rien n’explique comment elle est fixée, mais pourquoi elle est composée de trois poutres de longueurs inégales. Le chien s’est placé prudemment sur la partie large (trois poutres), le pêcheur sur la partie médiane (deux poutres) ; le bout de la troisième poutre ne supporte que la boîte à appâts.

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Le pêcheur-bouchon

La poutre est orthogonale au quai, la canne à pêche est orthogonale à la poutre.  En somme le quai tient en équilibre la poutre comme le pêcheur tient la canne :  d’où l’idée que le pêcheur au bout de sa poutre est en situation aussi  instable que le bouchon au bout de la canne : quand l’un bougera, l’autre aussi.

Les deux rives

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Le pêcheur tourne le dos à la maison obscure qu’on devine sur l’autre rive, où peut être quelqu’un l’attend. Il ne jette pas le moindre coup d’oeil à la splendeur du couchant, aux nuages en auréoles centrées sur l’extrémité du pont. L’anneau fixé dans la pierre suggère-t-il qu’il est enchaîné sur cette rive par sa passion dévorante ?

Les deux rives s’opposent par la lumière, par la forme et la texture : là-bas obscurité, rondeur des arbres et des collines, ici dernières lueurs du jour, lignes et angles droits, bois équarri et pierre taillée. Là bas monde naturel où les maisons se fondent dans le paysage, ici monde-artefact, orthogonalisé et aménagé par l’homme.

L’entre-deux

Par son costume de ville, le bonhomme se rattache à la rive urbanisée ; par sa position en surplomb au dessus de l’eau, il s’en éloigne d’autant : au moins pour le temps de la pêche, le bonhomme n’appartient qu’au fleuve.

Pont et poutre

Le pont, en contrejour, avec sa ligne courbe et  ses arches circulaires, fait clairement partie du camp de l’ombre, de l’autre côté du cours d’eau. Paradoxalement, le point de vue choisi par Forain nous montre le pont dans le prolongement de l’autre rive. Et c’est la poutre, orthogonale au rivage, qui semble en position de traverser la rivière.

Le pêcheur  a clairement choisi son pont : c’est celui qui pourrait traverser, mais qui en fait ne mène nulle part.

La place du peintre

En signant en bas à droite et non à gauche, Forain se positionne clairement comme un peintre de la vie urbaine, les pieds sur le quai, pas en suspension au dessus de l’eau.

En première analyse, on peut voir dans le tableau une critique bienveillante de ces personnages chimériques qui bricolent avec des planches et des bouts de ficelle, se fourrent sur des impasses et ne voient pas le pont de tout le monde, celui qui conduit vers le soleil.

 

 

Le troisième larron

L’analyse pourrait d’arrêter là : Forain se moque gentiment d’un paisible bourgeois transformé en funambule  par la folie douce de la pêche à la ligne, tout comme il caricature les milords de la Buttes sous forme de poivrots  noctambules.

Reste la vague intuition d’une intention plus complexe  : pourquoi trois poutres, mais seulement deux personnages ?

L’anneau et le chien

Supposons que l’anneau mis en évidence sur le quai ne soit pas le symbole de la manie du maître, mais plutôt celui de la hantise du chien. Assis sur ses trois poutres, celui-ci regarde ailleurs, pour ne pas voir l’objet qui lui rappelle le logis et la chaîne : grandeur et servitude de son destin canin.

L’épuisette et le pêcheur

Assis sur ses deux poutres, le pêcheur a caché sous sa veste, pour ne pas le voir, l’objet qui représente la fin de ce moment de plaisir. L’épuisette,  vide ou pleine, foirée ou magnifique comme un bouquet final, clôture de toute façon la partie de pêche.

La boîte à asticots

Posée sur la dernière poutre, la boîte à asticots signale également une fin : celle du goujon. Lequel ne la voit pas non plus, ni le hameçon ni le fil (ce qui est d’ailleurs  le principe même de la pêche).

Le troisième membre de la série serait donc le goujon, invisible sous la surface lisse comme un miroir.

Trois destinées circulaires

Anneau, épuisette, boîte : trois objets de forme identique, à l’image de la destinée circulaire de chacun des trois personnages : le chien qui oscille entre la promenade et la laisse, le  pêcheur entre sa passion et son quotidien, le goujon entre la rivière et le hameçon.

Le « Sous-chef à la rivière », le « Chien qui  pêche »,  le « Goujon qui ne gobe pas » :  nous sommes dans ce moment de grâce, d’équilibre provisoire, où trois figures improbables se rencontrent pour vivre ensemble les derniers instants de leur liberté.

Et les trois cercles posés sur le sol matérialisent, comme des ricochets de la même pierre, les traces de ce court moment partagé.

Le pont imaginé

Le pont se reflète dans l’eau, créant un autre pont virtuel qui  complète les arches en cercles.

A l’inverse, la poutre et ses occupants temporaires n’ont pas de reflet : ce qui situe les personnages assez haut au dessus de la surface, et crée un effet d’éloignement. De ce fait, le haut de forme « touche » le reflet d’un des bouquets d’arbres de l’autre rive :  d’où l’idée que la silhouette du pêcheur, fusionnée avec le reflet de l’arbre, pourrait  constituer la première pile d’un pont… Un pont que Forain nous  laisserait imaginer pour complèter le tableau, tout comme le pont-reflet complète le pont de pierre.

Une deuxième pile se matérialise naturellement, entre la silhouette du chien et le deuxième arbre.

Puisque nous savons que la troisième figure du tableau est le goujon, la troisième pile doit se dresser à l’extrémité de la poutre.

Ainsi notre imagination construit un pont dont les trois piles relient, de part et d’autre du pêcheur pacifique, l’animal domestique à l’animal sauvage.  Et dont les trois arches surplombent leurs trois attributs circulaires.

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Plutôt qu’une critique bienveillante, le tableau pourrait pencher finalement du côté de l’éloge discret : éloge de ceux qui, plutôt que de prendre le pont qui mène vers la fin du jour, s’attachent à profiter des derniers moments de bonheur :  ceux dont l’esprit d’enfance perdure sous le haut de forme

 

2 La pêche au bord du Soir (version rose)

5 août 2011

Après la version bleu sombre de la pêche à la ligne, voici la version rose bonbon.

A 45 ans, Forain est marié depuis 5 ans avec l’artiste-sculpteur Jeanne Bosc : et c’est toute la famille – l’épouse, l’enfant, la bonne et le caniche, qui se déplace désormais pour le coup du soir.

La femme de l’artiste pêchant

Jean-Louis Forain, 1896, Collection of Mr. and Mrs. Paul Mellon, National Gallery of Art

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 La composition

Forain a conservé la même composition en diagonale, mais le fleuve n’est plus qu’un ruisseau, et les deux rives, celle du peintre  et celle de sa famille, sont quasiment identiques : sinon quelques fleurs côté Jeanne et deux épis de roseau côté Jean-Louis.

La dynamique

Dans le tableau de 1884, tout était statique : le pêcheur et le chien assis, le fleuve sans courant. Ici, la scène s’anime : un nuage d’oiseau, au fond, quitte son arbre pour un coup du soir aérien. En dessous, le chien court de droite à gauche et le ruisseau  de gauche à droite (d’après la position du bouchon), ce qui établit un sorte de sens de lecture giratoire : plus besoin de pont pour réunir  les deux rives.

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Tenue de soirée

Décidément, chez les Forain, on s’habille pour aller à la pêche : Jeanne porte un chapeau et une robe rose, choisie pour s’harmoniser avec la couleur du couchant.

Les charmes de la pêche

Le tableau rend explicite les trois thèmes qui, en 1884, étaient seulement sous-entendus. « La pêche à la ligne, c’est la liberté ! », jappe le caniche en bondissant dans les herbes. « La pêche à la ligne, c’est l’enfance ! », proclame la bonne en brandissant la progéniture du peintre. « La pêche à la ligne, c’est amorcer et attendre que çà morde… » rappelle Jeanne, soulignant ainsi le caractère substantiellement féminin (passif, floral, patient  et manipulateur) de ce loisir. Imaginerait-on, dans le même décor vespéral, une dame empoignant sa pétoire pour décimer les moineaux ?

La femme-bouchon

Forain_Femme artiste_Pechant_lignesCliquer pour agrandir

Dans la version masculine de la pêche à la ligne, le bonhomme au bout de la poutre pouvait vaguement faire penser au bouchon au bout de la canne. Dans la version féminine, la même métaphore est reprise et développée  : la courbe de la route dans le pré, au bout de laquelle se trouve Madame Forain tout en rose, reproduit exactement celle de la ligne, au bout de laquelle flotte le petit bouchon rouge.

Un message intime

Ici Forain n’a pas signé à droite sur le quai, mais à gauche dans l’eau, à proximité du bouchon. Ainsi  le jeune père de famille se met-il en situation, cinq années après son mariage, de se faire à nouveau appâter et ferrer par sa femme.

 

Dans les deux tableaux où il a traité le thème, Forain dépasse la description d’une activité agréablement ludique et de divertissement  : il représente la pêche du soir comme un moment de grâce dont le but n’est pas de manger du goujon : mais bien de retenir, au bout d’un fil fragile, les derniers instants du jour qui s’en va.

1 Les Sirènes d'Homère

24 juillet 2011

Ce vase, une des plus anciennes représentations connues de l’épisode de l’Odyssée, est très proche du texte d’Homère. Il s’en écarte cependant sur quelques points…

Ulysse et les sirènes

Vase à figures rouges, Vème  siècle AV JC, British Museum, Londres

Sirenes Ulysse Vase Grec
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L’épisode

Rappelons-le en quelques mots. Grâce aux conseils de Circé la magicienne, Ulysse échappe au chant irrésistible des sirènes qui attirent tous les marins à leur perte : il bouche les oreilles de l’équipage avec de la cire et se fait attacher au mât, seul à pouvoir écouter, impunément, le chant magnifique et mortel.

 

L’équipage

A droite, le pilote tient le gouvernail : une rame plus large que les autres. La bâteau se dirige donc de droite à gauche.
Des quatre rameurs, trois regardent le pilote, et un se retourne vers Ulysse. Celui est nu, attaché à l’arrière du mât, la tête tournée vers le haut pour accueillir le chant maléfique.

 

L’oeil à la proue

L’oeil peint sur la coque à la proue du navire est un porte-bonheur, qui nous rappelle que l’issue sera heureuse. L’oeil veille vers l’avant, comme si le bateau se substituait à la carence momentanée du capitaine.

 

Les marins et leur nombre

La coque présente sept trous : une rame manque ainsi que trois rameurs. L’équipage serait donc théoriquement de seize personnes : quatorze rameurs, le pilote et Ulysse. Mais le peintre s’en contenté d’en représenter six, soit le double du nombre des sirènes.

 

Les sirènes du vase

Ce sont des femmes-oiseaux, perchées de manière symétrique sur deux rochers qui encadrent le navire. La troisième tombe en piqué.

 

Les sirènes d’Homère

Le texte de l’Odyssée précise que les sirènes sont deux et ne dit rien sur leur apparence. Mais leur assimilation à des femmes-oiseaux est très ancienne :

« Comme elles avaient choisi de rester vierges, elles furent prises en haine par Aphrodite ; elles reçurent des ailes, s’envolèrent vers la région tyrrhénienne et s’installèrent sur une île nommée Anthemoussa (la fleurie) » . Scholiaste V de l’Odyssée (XII, 39)

 

La sirène en piqué

Elle serait bien incapable d’attaquer le navire, puisque sa seule arme est le chant. Nous la voyons en train de se suicider de dépit (les femmes-oiseaux ne nagent pas). Le suicide des sirènes ne figure pas dans l’Odyssée, mais remonte également à une tradition très ancienne :

« On leur avait prédit que leur pouvoir durerait aussi longtemps que leurs chants seraient capables d’arrêter la route des marins qui les entendraient ; mais Ulysse leur fut fatal. Comme sa ruse lui avait permis de dépasser les rochers sur lesquels elles demeuraient, elles se précipitèrent dans la mer. Ce lieu prit le nom de rocher des Sirènes, et se trouve entre la Sicile et l’Italie. » Hygin – Fable 141, 2-3

 

Le vent qui tombe

« …la nef bien construite approcha rapidement de l’île des Sirènes, tant le vent favorable nous poussait ; mais il s’apaisa aussitôt, et il fit silence, et un daimôn assoupit les flots. Alors, mes compagnons, se levant, plièrent les voiles et les déposèrent dans la nef creuse ; et, s’étant assis, ils blanchirent l’eau avec leurs avirons polis. » Odyssée, Chant XII, traduction Lecomte de l’Isle

Le peintre du vase a représenté la voile pliée, tout en la laissant accrochée au mât. Il savait bien que la disparition « démoniaque » du vent n’est pas un détail, mais la double condition du piège : elle immobilise le bâteau, et laisse toute sa puissance au doux chant des Sirènes.

 

Le démon de midi

Piero Citati, dans La pensée chatoyante (trad.2004), nous livre une analyse détaillée et subtile de l’épisode :

« Quand Ulysse quitte l’île de Circé, c’est le matin (« Eôs s’assit sur son trône d’or »). Ses compagnons frappent l’eau de leurs rames : un vent favorable gonfle les voiles et, au bout de quelques heures, le navire arrive aux abords de la « prairie fleurie » de l’île des Sirènes. Cette prairie, comme celle couverte d’asphodèles de l’Hadès ou la prairie humide de l’île de Calypso, est aussi un signe de mort. Midi est proche. Le vent tombe soudain : lui succède un calme plat, sans le moindre souffle, dans lequel se révèle le démon de midi. Les éléments sombrent dans une torpeur funèbre : le soleil révèle sa puissance dévastatrice ; le temps s’arrête. Les Sirènes ont enchanté les vents. Ce calme marin anticipe sur le repos définitif qui suivra les chants : la torpeur prélude à la mort des marins dépourvus de connaissance. Comme tous les dieux, et particulièrement les dieux de la mort, les Sirènes se révèlent surtout à midi, l’heure la plus haute, quand tout mouvement se fige. Dans le silence surnaturel, leur voix limpide s’imprime avec plus de netteté. »

Il faut donc imaginer tout la scène baignant dans la lumière tragique de midi, qui est par ailleurs une des conditions du salut : « et la cire s’amollit, car la chaleur du Roi Helios était brûlante ».

 

Pourquoi le chant des sirènes était-il mortel ?

Suivons encore l’analyse de Piero Citati :

« Les Sirènes ne tuent pas leurs auditeurs par la violence… Parvenus près de l’île « aux prairies fleuries », les navigateurs écoutent, écoutent : ils ne sont plus qu’une oreille, qui ne se lasse pas d’écouter ; ils oublient tout d’eux-mêmes et du monde, à part cette écoute « incessante », « sans répit » ; ils subissent une paralysie complète de l’esprit et du corps ; ils ne mangent pas, ne boivent pas, leur vie s’écoule dans l’extase de ce chant. Puis ils meurent : ils ne sont plus qu’un « monceau d’ossements putréfiés et de chairs racornies », éprouvant ainsi dans toute sa force la puissance d’envoûtement de la poésie. « 

Mais d’où provient le pouvoir stupéfiant de ce chant ? Voici comment les sirènes elles-même en font la promotion flatteuse et mensongère :

« Viens, ô illustre Odysseus, grande gloire des Akhaiens. Arrête ta nef, afin d’écouter notre voix. Aucun homme n’a dépassé notre île sur sa nef noire sans écouter notre douce voix ; puis, il s’éloigne, plein de joie, et sachant de nombreuses choses. Nous savons, en effet, tout ce que les Akhaiens et les Troiens ont subi devant la grande Troie par la volonté des dieux, et nous savons aussi tout ce qui arrive sur la terre nourricière. »

Autrement dit, elles promettent à Ulysse une connaissance totale, à la fois de son propre passé (la guerre de Troie) et du présent universel. Et c’est bien le caractère totalisant, totalitaire, de cette information universelle qui est dangereux, parce qu’il  envahit tout et vide l’être de soi-même :

Ulysse « …enfonce la cire dans les oreilles de ses compagnons, l’un après l’autre, afin qu’ils ne puissent entendre la voix. Le chant des deux Sirènes est une connaissance ésotérique : il mêle le don des Muses et l’enchantement ; et les compagnons d’Ulysse ne peuvent pas (ou peut-être ne doivent pas) l’entendre. » Piero Citati, op. cit.

 

De la double efficacité des bouchons

Donc, les bouchons de cire protègent les marins contre la connaissance universelle. Mais ils ont un second rôle, tout aussi paradoxal : les protéger contre leur chef lui-même, lorsque celui-ci se met à flancher :

« Elles chantaient ainsi, faisant résonner leur belle voix, et mon cœur voulait les entendre ; et, en remuant les sourcils, je fis signe à mes compagnons de me détacher ; mais ils agitaient plus ardemment les avirons ; et, aussitôt, Périmèdès et Eurylokhos, se levant, me chargèrent de plus de liens. »

Pour se faire entendre des marins sourds, Ulysse immobilisé ne dispose plus que de ses yeux. Ainsi de simple bouchons de cire suffisent-ils à abolir les deux voix les plus dangereuses pour l’homme : celle de l’information envahissante  et celle de l’autorité maboule.

Dans le grand organisme que constitue le bateau, la ruse des bouchons de cire permet de dissocier la tête et les bras, le centre de décision et les organes moteurs. C’est en somme ce que nous accomplissons chaque nuit dans le rêve, où notre corps poursuit sa vie mécanique tandis que notre esprit vagabonde impunément parmi les prairies fleuries pleines d’ossements.

Sans les bouchons, le navire d’Ulysse aurait vécu le destin de ces chats de laboratoire auxquels on a supprimé les neurones inhibiteurs du mouvement : ils vivent réellement leurs rêves, et courent inlassablement après des souris imaginaires.

2 Sirènes de proie

24 juillet 2011

En 1891, Waterhouse réalise une remarquable traduction, en couleurs, en grandes dimensions et en perspective, de la scène en 2D du vase du British Museum. Il s’en écarte cependant sur quelques points…


Ulysse et les sirènes

J.W.Waterhouse, 1891, National Gallery of Victoria, Melbourne

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Une copie fidèle

Le vase inversé : cliquer pour agrandir

Pour la rendre plus lisible aux regards contemporains, Waterhouse a inversé la scène du vase afin que le bateau progresse de gauche à droite, dans le sens normal de la lecture. Pour le reste, il s’est montré remarquablement  fidèle à son prédécesseur grec.


Le pilote

Nous retrouvons le gouvernail en forme de rame, auquel  s’ajoute une corde qui permet de le verrouiller en position. Le pilote est debout, adossé au château-arrière, presque entièrement masqué par une sirène.


Les rameurs

Les bouchons de cire étant difficiles à représenter, le peintre anglais a eu une idée qui n’était pas venue à son prédécesseur : coiffer les rameurs de foulards étroitement ajustés, qui ont le mérite d’individualiser les membres de l’équipage et d’animer le tableau par des tâches de couleur.

 

La rame qui manque

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Pour la rame qui manque dans l’original grec, Waterhouse propose une explication rationnelle, qui accentue l’intensité dramatique de la scène en illustrant ce qui pourrait arriver  : un rameur, dont les bouchons de cire étaient sans doute mal ajustés,  a laissé échapper sa rame. Paralysé,  assis contre le bastingage, il est juste capable de se boucher les oreilles des deux mains, saturé de chants, accablé de remords.

 

Les marins et leur nombre

Waterhouse a scrupuleusement respecté le même rapport de forces de deux pour un : quatorze marins, sept sirènes.

 

Les falaises

Waterhouse a conservé l’idée du bateau à mi-chemin  : vu « à plat », la poupe recourbée  se trouve effectivement entre deux rochers. Vu en perspective, le bateau se trouve engagé au centre d’un cercle de falaises abruptes.


L’atmosphère romantique

C’est ici que Waterhouse commence à s’éloigner d’Homère. Loin de se passer en plein  midi, toute la scène baigne dans l’ombre : l’artiste veut nous faire comprendre que le bateau se trouve physiquement à deux doigts d’une falaise, et métaphoriquement dans l’obscurité de l’épreuve : seule la passe d’où il vient, au fond à gauche, est éclairée par les derniers rayons du soleil.

Par ailleurs, au lieu d’être pliée, la voile est gonflée par un vent qui souffle dans le bon sens, rendant inexplicable l’effort des rameurs.

En sacrifiant au romantisme des falaises et du vent, Waterhouse diminue sans s’en rendre compte l’intensité du texte d’Homère : l’épreuve initiatique sous les feux de Midi devient, au delà des colonnes d’Hercule, un incident de navigation  du côté des îles Shetland.


Des sirènes contestables

Le même affadissement touche les sirènes, volatiles improbables aux visages typiquement pré-raphaélites. Ces lourdes chimères  plaisaient aux amateurs de l’époque, sous la double caution de l’exactitude archéologique et  de la beauté britannique : quatre brunes, deux rousses, une blonde : l’échantillon respecte les statistiques.

En  obligeant à répartir les sirènes en cercle à l’intérieur du cercle des falaises, la vue en perspective leur donne inévitablement l’apparence d’oiseaux de proie tournant autour d’une charogne, plutôt que de déités aériennes aux vocalises irrésistibles.


Les sirènes posées

Waterhouse a probablement mal interprété sur le vase grec, la sirène qui se suicide, en pensant qu’elle cherchait à se poser sur la bateau. Aussi nous en montre-t-il deux qui ont réussi l’abordage : l’une s’est agrippée comme elle a pu à un cercle de métal sur le mât,  juste au dessus de la  tête d’Ulysse, d’où elle le harangue personnellement.

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L’autre est perchée sur le bastingage, en train de démarcher un rameur dont le foulard rouge a peut être attiré son regard.


Des femmes de tête

Emplumés jusqu’au cou, ces volatiles bavards sont dépourvus de toute sexualité. Ce sont des créatures cérébrales, qui n’agissent que par le discours. Leur tactique consiste à faire perdre l’esprit aux rameurs pour qu’ils lâchent leur instrument, dans l’espoir que le bateau, devenu ingouvernable, se fracasse sur les falaises.

 

Les détails militaires

Les rameurs sont des soldats : l’un d’eux, juste à gauche du mât, a d’ailleurs gardé son casque. Leurs  boucliers, dorés ou argentés, sont posés en vrac contre le château-arrière, ou accrochés au bastingage ; il sont ornés de figures animales – lions et taureaux – , effrayantes pour des combats à terre, mais totalement inopérantes en cas de combat aéronaval contre des femmes-oiseaux. Quant aux trous de rames, ils sont ornés de gueules de lion tout aussi inadaptées.

 

Les images propitiatoires

Pour rajouter une profondeur symbolique au tableau, Waterhouse a multiplié les images propitiatoires : l’oeil porte-bonheur de la proue, conforme à l’original grec, a été redoublé sur la partie incurvée de la poupe.

Entre ces deux yeux supplémentaires se devine un  visage féminin. On comprend alors que ces deux yeux peints sont comme les projections des yeux d’Ulysse : ce qu’il regarde si intensément, ce qui le soutient au milieu de l’épreuve, ne peut être que le visage consolant de Pénélope.

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Enfin,  la paroi du château-arrière est décorée par une scène de circonstance : Persée combattant le monstre marin (ce héros était à la mode depuis le cycle que Burne-Jones lui avait consacré en 1885).

 

Le bateau-oiseau

Sirenes_Ulysse_Waterhouse_AnalogieCliquer pour agrandir

Seul élément symbolique moins lourdement appuyé – et probablement involontaire : un motif en forme de plumes orne l’angle de la voile, comme pour évoquer une aile. Si on lui ajoute le motif de la proue retournée, qui ressemble à une  queue emplumée, il s’établit un sorte d’équivalence formelle entre le bateau et un grand oiseau posé sur l’eau.

Comme si le bâtiment lui-même commençait à prendre la  marque des assaillantes…

Les femmes-oiseau de Waterhouse se veulent fidèles à l’original du British Museum, mais le passage en trois dimensions leur est fatal. Plus ridicules qu’effrayantes, trop anglaises pour être grecques, elles ont abandonné toute prétention métaphysique : qui peut croire que ces volatiles patauds soient porteurs d’une connaissance totale ?

En soulignant les détails militaires, en rajoutant le panneau de Persée, Waterhouse dégrade Ulysse en un héros comme les autres, et les sirènes en monstres marins ordinaires : toute dimension initiatique a disparu.

Pire : le visage de Pénélope soutenant son époux dans l’épreuve ajoute à l’affaire un pathos plus chrétien qu’homérique  : Ulysse ficelé ressemble à n’importe quel martyr conforté par une image sainte.

Reste un point qui a peut être échappé à Waterhouse, mais qui redonne au tableau un mordant inattendu : Ulysse fixé au bois du mât est entouré par douze « disciples », dont l’un l’a trahi en laissant échapper sa rame…

3 Sirènes de joie : H.J.Draper

24 juillet 2011


Dix-huit ans après Waterhouse, H.J.Draper produit un remake où le respect de l’archéologie des Sirènes tient moins de place que  celui de leur anatomie.

Aussi, lors de sa présentation à l’Academy, l’oeuvre fut fraîchement reçue par les puristes. Le Times jugea bon de rappeler que « les sirènes d’Homère n’ont rien à voir avec les sirènes conventionnelles, elles ne grimpaient pas sur les bateaux : c’étaient des êtres à la forme non précisée, qui étaient assises dans un pré et chantaient ».

Ulysse et les Sirènes

Herbert James Draper, 1909, Ferens Art Gallery, Kingston Upon Hull

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Draper après Waterhouse

Pour éviter le plagiat, Draper a inversé à nouveau le sens de la marche du bateau (de droite à gauche), resserré le cadrage et économisé sur le casting, en réduisant au minimum les effectifs.

Il reste  trois sirènes pour six marins : toujours le même rapport du simple au double qui semble habiter l’inconscient masculin des illustrateurs, de l’Antiquité jusqu’à nos jours…


Les rameurs

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On voit au total quatre rames et quatre rameurs complets  : celui dont le buste est au fond  à gauche du mât pouvant être  bizarrement recollé avec celui qui se trouve à droite du mât (mains, genoux et rames). Et donc compté, si on veut,  pour un seul individu…


Les rames

Ce ne sont pas des cylindres prosaïques, comme les rames de Waterhouse : plus courtes, effilées et incurvées par l’effort, leur forme aérodynamique les apparente à la queue flexible de la sirène.


Les trous des rames

Les trous sont élargis en bas, selon une forme à la fois plus esthétique et plus fonctionnelle qu’un simple cercle.

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Ce raffinement touche également la décoration extérieure :  le trou de la dernière rame est orné d’un motif ailé bizarrement organique, dans le plus pur style Art Nouveau, qui remplace agréablement  les antiques mufles de lion de Waterhouse. Ce motif fait penser aussi à une paire d’oreilles, de sorte qu’on en vient à se demander si les trois trous de rames visibles ne sont pas sensés évoquer les  trois bouches hurlantes des sirènes : métaphore qu’il vaut mieux ne pas trop fouiller, les trous traversés par les rames pouvant, par un effet collatéral du symbole, échapper à l’intention innocente du peintre.


Draper Wrath of the Sea God

Draper, La colère du Dieu de la Mer, Collection privée

Dans une autre galère de Draper, le même motif plus explicite orne les rames-gouvernail, qu’une corde retient (comme chez Waterhouse). A la proue une croix de Saint André voisine avec une swastika, collision qui ne manquera pas dans quelques siècles d’éveiller des interprétations hasardeuses.

Le pilote manquant

A l’arrière du bateau, pas de pilote ni de gouvernail visible : tout l’équipage est tourné à contresens de la marche, comme si la sirène montée sur le château arrière s’était substituée au pilote. Pilote que nous retrouvons peut-être dans la figure du marin qui, juste derrière Ulysse, est en train de l’entourer d’une nouvelle corde.


Ulysse halluciné

En compensation de sirènes peu académiques, Draper a travaillé le personnage d’Ulysse et illustré, pour les connaisseurs, un passage bien précis du texte d’Homère, le  moment paradoxal où le chef bascule dans la folie et l’équipage dans la désobéissance salutaire :

« et, en remuant les sourcils, je fis signe à mes compagnons de me détacher ; mais ils agitaient plus ardemment les avirons ; et, aussitôt, Périmèdès et Eurylokhos, se levant, me chargèrent de plus de liens. »

On voit d’ailleurs que le marin du fond lève sur Ulysse un regard suspicieux, à deux doigts de prêter main forte à son camarade.

Si le pilote a abandonné momentanément son poste pour rajouter un tour de corde, c’est qu’une urgence chasse l’autre : pour un navire, perdre son cap est moins grave que perdre son chef.   


Les trois sirènes

Comme dans les dioramas des musées d’Histoire Naturelle, les trois protagonistes féminines illustrent, de bas en haut, les trois stades de l’évolution du poisson au mammifère :

  • la première sirène,  encore dans la mer, montre bien sa queue de poisson ;
  • la deuxième, qui grimpe sur le bateau, est déjà totalement femme, au point que la pudeur  impose un cache-fesses d’algues ;
  • la troisième, installée sur le pont-arrière, est vêtue avantageusement d’une robe aux plis mouillés.

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Les attributs capillaires

Plus en chair que leurs devancières emplumées, les trois sirènes de Draper illustrent, comme celles de  Waterhouse, les trois coloris de cheveux à la mode dans les îles britanniques. Mais au lieu de respecter les statistiques, elles se conforment à la hiérarchie sociale en vigueur sur les paquebots :

  • la sirène de troisième classe, en dessous du niveau de flottaison,  est rousse (danger : animalité !), et porte un simple bandeau d’algues ;
  • la sirène de seconde classe est brune, avec un diadème de perles et de nacres ;
  • la sirène de première classe est bien sûr blonde, avec un diadème composite : algues, perles et nacres.

Les trois chevelures respectent également, de bas en haut, la logique du séchage : mouillée, plaquée, flottant au vent.


Les objets distinctifs

  • La sirène du bas pose sa main gauche sur une rame, en un geste qui se veut gracieux mais dont la symbolique déborde, par un nouvel effet collatéral, le cadre strictement victorien.
  • Celle du milieu, qui utilise son genou fraîchement acquis pour prendre appui sur un rebord ad hoc, agrippe de la dextre une poignée tout juste fixée là pour la commodité des assaillantes.
  • La troisième possède deux attributs : la corde qu’elle tient à deux mains, et la lyre faite d’une coquille de nacre qui se trouve posée sur le bastingage, derrière sa croupe, dans un étrange état de lévitation.

La logique sociale des objets est la même que celle des chevelures :

  • une rame  pesante et équivoque pour la sirène des classes laborieuses  ;
  • une poignée strictement fonctionnelle pour la sirène des classes moyennes ;
  • et pour celle qui  cumule les attributs de la classe dominante et de la classe de loisirs,  la corde qui dirige la voile et la lyre qui brise les coeurs.

Le dauphin rouge

Sirenes_Ulysse_Draper_DauphinRouge

Draper n’est pas seulement  un sociologue et un moraliste : c’est aussi un homme qui connaît la logique nautique.

Le vent vient de la droite  (voile gonflée, chevelure volante). Pour aider les spectateurs à comprendre que le bateau va vers la gauche (à l’inverse du sens de la lecture), notre peintre à donc rajouté à l’arrière, sur le flanc  tribord, un dauphin rouge qui indique les sens de la marche.  Peut être faut-il comprendre que c’est le nom de la galère d’Ulysse ? Peut-être l’animal à l’arrière de la galère Draper remplace-t-il l’oeil à l’avant de la galère Waterhouse ?


Le navire domestiqué

Ce dauphin est une vraie trouvaille, qui cumule les métaphores.

Cette queue peinte, juste à côté du pied nu de la sirène la plus humanisée, révèle d’une part que cet appât si féminin n’est qu’une illusion décorative, au même titre que le dauphin ;  et d’autre part que la séductrice n’a pas perdu son naturel piscin.

De plus,  tout en chevauchant métaphoriquement le dauphin rouge, elle chevauche physiquement la poupe, confirmant l’idée que le bateau (ou son équipage) n’est pour elle qu’une monture à domestiquer. On subodore alors que la corde entre ses mains renvoie à la bride que les naïades de toute obédience ont coutume de passer aux gentils mammifères marins (ou autres).


Sirènes contre marins

Les sirènes  de Waterhouse n’avaient qu’une seule arme pour naufrager  le navire : leur chant hypnotique. Les sirènes de Draper ont des mains,  qui leur permettent des tactiques personnalisées, adaptées à chaque catégorie de marin.

  • La sirène de troisième classe s’attaque au prolétariat de la nef :  les rameurs. Son bras droit se déploie familièrement sur le bastingage comme sur le comptoir d’un bar, pour un dialogue tête à tête avec sa première cible ; tandis que sa main gauche contrecarre discrètement la poussée de la rame, à laquelle elle s’est arrimée par une algue : probablement son but est de s’en emparer, s’il la lâche.
  • La sirène de seconde classe se confronte à l’agent de maîtrise, à savoir le pilote en train de rattacher Ulysse : probablement elle l’interpelle pour qu’il tourne la tête vers elle,  le brin d’algue qui se dénoue de sa taille ironise sur le bout de corde.
  • Enfin, la sirène de première classe a pour cible le capitaine : en détachant la corde de la voile, elle va le priver de sa capacité de manoeuvrer. En jouant des cordes de sa lyre, de sa capacité de penser.

Sirènes contre navire

Rappelons le fonctionnement d’un navire comme celui d’Ulysse.  Il se compose schématiquement de trois parties : la partie motrice immergée, les rames, par lesquelles l’énergie humaine fait levier sur la mer fixe ; le corps du navire (coque, mâts) qui se déplace à la surface de la mer ; enfin la partie motrice émergée, la voile, qui exploite l’énergie et la direction du vent pour suivre sa route.

Les trois sirènes, empoignant respectivement la rame, la poignée fixée à la coque, et la corde, s’attaquent donc aux trois parties du bateau : symboliquement, à ses membres, à son tronc et à sa tête.

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Ulysse et la voile

Cette analyse fait ressortir une métaphore latente, qui est un des ressorts du tableau : de même que la corde retient la voile contre le vent qui veut l’arracher, de même la corde retient Ulysse contre le chant qui veut l’enlever.

L’ingéniosité humaine permet au navire de capter l’énergie du vent, la ruse de Circé donne à Ulysse la maîtrise de cette autre énergie élémentaire qu’est le chant des sirènes.

Le paradoxe d’Ulysse, c’est qu’il doit sa liberté à un lien.


La tactique des sirènes

Les sirènes s’attaquent au « double-corps » du navire : l’équipage (capitaine,pilote, rameurs) et le bâtiment lui-même ( voile, coque, rames).

En haut, la sirène de l’air s’attaque à la double-tête qui capte (le chant ou le vent) et qui commande : son but  est de séduire.

Au milieu, la sirène intermédiaire s’attaque au double-tronc (le mât, le soldat qui attache), à savoir ce qui relie les parties et qui avance à la surface des flots  : son but est d’immobiliser.

En bas, la sirène de la mer s’attaque aux double-membres  (les rameurs, les rames), à savoir ce qu’on peut démembrer : en arrachant une rame, elle préfigure ce qui va arriver au navire tout entier : la dispersion et l’engloutissement.

Sirenes_Ulysse_Draper_Synthese

Un tableau dans l’eau du temps

La métaphore entre Ulysse et la voile n’est qu’en partie de la métaphore globale qui sous-tend le  tableau : l’équipage et le navire sont comme un homme détourné de sa route par les charmes fatals de la féminité.

« Ces sirènes, sorcières et autres prédatrices sont d’autant plus dangereuses qu’elles se dissimulent sus le masque trompeur de l’activité pour mieux engloutir les hommes dans la force d’inertie et briser leur élan vers la perfection. Dans l’imagination populaire, la mer est passive en dernière analyse, et la femme est sa créature puisqu’elle a pour symbole l’eau, qui n’oppose pas la moindre résistance mais finit par tout engloutir dans ses capacités d’absorption meurtrière. » Bram Dijkstra, Les idoles de la perversité,  Le Seuil, 1992  p 286,

Dans cet ouvrage, Bram Dijkstra a montré que le temps où les sirènes prolifèrent en peinture est celui où l’homme de la fin du XIXème siècle (notamment britannique) s’inquiète de perdre à la fois son empire sur les mers et son emprise sur les femmes.

Le tableau de Draper illustre magistralement cette crainte doublée d’émoi :

car la perte de contrôle se double de délicieux phantasmes…


Sens interdits

Ces dames de la mer se livrent à l’exhibition généreuse de trois de leurs organes des sens : bouches grandes ouvertes ; oreilles libérées par les rubans ; mains alanguies, peau dénudée et teint d’albâtre.

Ces messieurs du bord affichent tout le contraire :  mâchoire crispée ; oreilles engoncées dans des turbans ; poings serrés, peau couverte et teint hâlé.

Cette situation asymétrique interdit toute communication par les trois sens les plus intimes : le goût, l’ouïe, le toucher.


Sens inutile

Des sirènes, on ne voit pas les yeux  : le sens de la vue ne leur sert à rien, ce n’est pas par leur regard qu’elles séduisent les marins (ou les spectateurs).


Sens unique

Les marins, en revanche,  abusent du sens de la vue, au risque d’éventuels effets collatéraux dans le cas où les objets de la vision sont aussi désirables que des sirènes à  poil échappées à  leurs trucs en plumes.

Le sujet nous enjoint de croire que cette scène, où six malabars aux muscles bandés sont assaillis sur leur esquif par trois adolescentes prêtes à tout, traite uniquement des dangers du chant choral et des vertus de  l’inhibition de l’ouïe.

Alors qu’un oeil raisonnable voit  tout autre chose : un groupe d’hommes (celui-ci ficelé à un poteau, celui-là qui le ficèle, les autres assujettis à des tiges), entrepris par trois jeunes filles aux bouches offertes et aux mains qui tripotent des substituts.

Impossible de croire que l’expression hallucinée d’Ulysse et l’air concentré des marins traduisent l’appel mystique et le péril imminent : involontairement ou pas, le tableau de Draper détourne le mythe en une illustration  magnifique des délices de la répression.

Et prouve que, plutôt que la cire fondue au rayons du soleil grec, c’est bien la masturbation qui rend sourd !

En supprimant toute référence à la terre ferme, en focalisant le tableau sur un affrontement hommes-femmes, Draper réussit à renverser  totalement le thème par rapport à la version clacissisante de Waterhouse :  ce ne sont plus les sirènes qui attirent Ulysse mais Ulysse qui attire les sirènes !

Les attitudes des trois femmes-poisson  en voie de féminisation et de dépiscification avancée, semblent illustrer  un manuel de morale à l’usage des jeunes gens : les  femmes t’attrapent par ta corde, t’immobilisent par la poignée, pour enfin te couper les rames et t’entraîner avec elles dans le gouffre.

Séduction, immobilisation, engloutissement : la tactique en trois temps des sirènes donne à voir celle de la femme-fatale.