1 Thomas dans l'image

7 septembre 2011

Avant d’aborder l’épisode qui vaut à Thomas  depuis deux mille ans une publicité quelque peu négative, voyons  quelques images plus flatteuses que les peintres nous ont laissées de lui.

Saint Thomas

Lucas de Leyde, 1510

 Saint Thomas_Lucas_de_Leyde

Thomas et son équerre

L’apôtre Thomas est le saint patron des architectes car, d’après la Légende Dorée, il aurait fini sa carrière en construisant un palais aux Indes pour le roi Gondoforus. Son attribut (à partir du XIIIème sicle) est donc une équerre, outil qui convient parfaitement à son caractère carré, et qui en fait le saint patron de ceux qui aiment que les angles soient droits.

St. Thomas

Georges de La Tour, 1615-1620, Ishizuka Tokyo Collection, Tokyo

Saint Thomas_Georges De_La_Tour

Thomas et sa lance (ou son épée)

Selon Isidore de Séville, il  serait mort « transpercé d’un coup de lance à Callamina, ville de l’Inde où il eut les honneurs de la sépulture ».   C’est néanmoins avec une épée qu’on le représente volontiers jusqu’au XIIème siècle, la lance ayant été préférée par la suite.

C’est cet attribut qu’à choisi Georges de La Tour pour nous présenter un Thomas particulièrement dur à cuire.

Il faut dire que, tout apôtre qu’il soit, l’imaginaire populaire lui garde une dent pour n’avoir pas cru sur parole à la plaie faite par la lance au flanc de Jésus : l’instrument de sa mort est donc, d’une certaine manière, un prêté pour un rendu.

 

Le martyre de  Saint Thomas

Rubens, 1639, Galerie nationale, Prague

Saint Thomas_Rubens

Martyr pour  le droit

Rubens n’a laissé aucune chance à Saint Thomas : au pied de son palais oriental, de son rêve d’architecte,  le voici  martyrisé par ses propres attributs : de gauche à droite l’épée, la lance, et une pierre brute qui a échappée à son équerre. Les deux lignes droites qui le pénètrent forment d’ailleurs, suprême offense, un angle aigu !

C’est d’ailleurs parmi des équerres qu’il a choisi de quitter cette  Terre, entre celles du socle et celles de la croix pour laquelle il a tant fait .

Croix que nous voyons littéralement se métamorphoser en un palmier porteur de sphères, tandis qu’un ange tenant la couronne et la palme indique à Thomas qu’il peut désormais laisser reposer son équerre :  le paradis sera circulaire… ou ne sera pas !

2 Thomas dans le texte

7 septembre 2011

L’épisode de l’incrédulité de Thomas est raconté en dix phrases dans l’Evangile. Dix phrases denses où chaque mot compte, une histoire apparemment simple mais qui a donné du fil à retordre aux théologiens et du blé à moudre aux sceptiques : l’enjeu n’étant rien moins que la preuve médico-légale de la résurrection du Christ

Ceux qui croient à la résurrection, ainsi que ceux qui n’y croient pas, peuvent sauter à la page suivante. Les autres trouveront quelque intérêt à cette analyse de doutes…

L’incrédulité de Saint Thomas,

Dürer, Petite Passion sur bois, 1509-1511

Saint Thomas_Durer

 

L’épisode de l’incrédulité de Thomas : son enjeu

On savait que le tombeau était vide. On savait que Jésus avait parlé à Marie de Magdala, qui l’avait tout d’abord pris pour un jardinier avant de le reconnaître :

« Jésus lui dit: « Ne me touchez point (noli me tangere) car je ne suis pas encore remonté vers mon Père. Mais allez à mes frères, et dites-leur: Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu, et votre Dieu. »  Marie-Madeleine alla annoncer aux disciples qu’elle avait vu le Seigneur, et qu’il lui avait dit ces choses. »  (Jean 20,17)

Une apparition qui prévient qu’on ne peut pas la toucher, et qui n’apparaît qu’à une seule personne (qui plus est une femme), c’est une présomption, mais pas une  preuve.

Thomas va arriver à point nommé pour confirmer la réalité tangible de la Résurrection.


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Le schéma rhétorique

Jean raconte l’épisode selon un schéma en trois temps bien connu.

    • 1) L’Exposition des faits (Jean 19 à 23)  : Thomas est absent, les portes sont fermées :  Jésus apparaît aux autres disciples, leur montre ses plaies, et leur insuffle l’Esprit Saint.
    • 2) La Contestation (Jean 24,25) : Thomas ne veut pas les croire et pose ses conditions « Si je ne vois dans ses mains la marque des clous, et si je ne mets mon doigt à la place des clous et ma main dans son côté, je ne croirai point. »
    • 3) La Confusion du contradicteur (Jean 26 à 29) : Huit jour après, Jésus apparaît à nouveau et prend Thomas au mot : « Mets ici ton doigt, et regarde mes mains; approche aussi ta main, et mets-la dans mon côté; et ne sois plus incrédule, mais croyant. »

Une gradation dans le merveilleux

  • Merveille N°1 : Jésus traverse les portes
  • Merveille N°2 : On peut voir ses plaies
  • Merveille N°3 : Jésus répète mot pour mot la phrase de Thomas (car Dieu est omniscient)
  • Merveille N°4 : On peut toucher ses plaies

La merveille N° 5

Seuls de très grands artistes (Caravage, Dürer) se sont risqués à montrer la réciproque, qui ne figure pas dans le texte de Saint Jean  :

  • Merveille N°5 : non seulement on peut toucher le Ressuscité, mais lui-aussi peut vous toucher.

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Mais, comme souvent dans le surnaturel, une série de merveilles peut cacher une série de problèmes...

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Le problème de l’absence de Thomas

Sur ce point, les exégètes ont relevé une discordance avec un autre passage des Evangiles :

« On peut se demander pourquoi saint Jean nous dit que Thomas était alors absent, tandis que saint Luc rapporte que les deux disciples qui revenaient d’Emmaüs à Jérusalem trouvèrent les onze réunis ».   Catena Aurea 14019, Bède

Bède le Vénérable n’a pas de peine à répondre aussitôt à sa propre objection :

« Cette difficulté s’explique en admettant qu’il y eut un intervalle pendant lequel Thomas sortit pour un instant, et que ce fut alors que Jésus se présenta au milieu de ses disciples. »


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Le problème des plaies

Comme l’a bien noté Chrysostome , c’était là le point le plus dur à avaler pour Thomas  :

« D’où avait-il appris que le côté avait été ouvert? Des disciples. Pourquoi crut il à une chose (l’apparition) sans croire à l’autre (les plaies) ? Parce que cette seconde chose était, de beaucoup, ce qu’il y avait de plus surprenant. » Chrysostome sur Jean 86

En effet, comme s’en étonne Saint Grégoire, la Résurrection n’aurait-elle pas dû effacer les plaies ?

« Nous voyons ici deux faits merveilleux et qui paraissent devoir s’exclure, à ne consulter que la raison; d’un côté, le corps de Jésus ressuscité est incorruptible, et de l’autre cependant, il est accessible au toucher. Or, ce qui peut se toucher doit nécessairement se corrompre, et ce qui est impalpable ne peut être sujet à la corruption. » Saint Grégoire, Homélie 20.


Et sa solution

Réflexion faite, Saint Grégoire considère qu’on peut à la fois être subtil et palpable :

« Après la gloire de la résurrection, notre corps deviendra subtil par un effet de la puissance spirituelle dont il sera revêtu, mais il demeurera palpable en vertu de sa nature première. » Saint Grégoire (Morale, 14, 39)


La fonction pédagogique des plaies

Chrysostome pense qu’elles sont destinée spécifiquement à convaincre Thomas :

« Le voyant après sa résurrection avec les cicatrices de ses plaies, nous ne dirons pas pour cela que son corps soit corruptible. Le Sauveur ne fait paraître ces cicatrices que pour guérir la maladie de son disciple. » Chrysostome sur Jean 86


Saint Augustin précise qu’elles servent à convaincre tous les disciples :

« Les clous avaient percé ses mains, la lance avait ouvert son côté, et il avait voulu conserver les cicatrices de ses blessures pour guérir de la plaie du doute le coeur de ses disciples« . Catena Aurea 14019,S. Saint Augustin

Ou encore à convaincre l’ensemble des incroyants :

« Jésus aurait pu, s’il avait voulu, faire disparaître de son corps ressuscité et glorifié toute marque de cicatrice, mais il savait les raisons pour lesquelles il conservait ces cicatrices dans son corps. De même qu’il les a montrées à Thomas…  ainsi il montrera un jour ces mêmes blessures à ses ennemis… pour qu’ils soient convaincus »  Catena Aurea 14019,  Saint Augustin, (du symb. aux catéch., 2, 8).


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Le problème du verbe voir

« Parce que tu m’as vu, tu as cru » : Jésus n’aurait-il pas dû plutôt dire : « Parce que tu m’as touché »  ? Car tous les disciples ont vu les plaies, mais Thomas  est le seul qui les a touchées.


Et sa solution (relative)

L’emploi étrange de ce verbe a été remarqué par beaucoup. Il a particulièrement gêné Saint Augustin, qui lui consacre des explications embrouillées  (Saint Augustin sur Jean, 120ème traité).

D’abord, il soutient qu’il  faut comprendre « voir »  dans le sens général de « constater » :

« la vue est comme un sens général qui, dans le langage ordinaire, comprend les quatre autres sens.… touche et vois comme cet objet est chaud ».  

Ensuite, il fait remarquer que l’invitation de Jésus : « Mets ici ton doigt, et regarde mes mains » se résume en « Touche et vois ». Puisque « Thomas n’avait pas d’yeux au doigt« , il s’agit de deux actions indépendantes, donc équivalentes.  Du coup, la phrase de Jésus devient   « Parce que (soit en me regardant, soit en me touchant), tu m’as vu, tu as cru ».

Juste après, il multiplie les double négations pour réfuter, semble-t-il,  ceux qui penseraient que Thomas a vu, mais sans toucher :

« Quoique le Sauveur offrit à son disciple de le toucher, on ne peut néanmoins dire que celui-ci n’osa pas le faire; car il n’est pas écrit que Thomas le toucha. »

A la fin du passage, il botte en touche :

« Mais qu’en le regardant ou en le touchant, Thomas ait vu son Maître et ait cru, peu importe ».


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Le problème du passé composé

La conclusion de l’épisode  : « Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru »  pose également question : de qui parle Jésus ?

Pour Théophyle, il s’agit des autres disciples :

« Notre-Seigneur désigne ici ceux de ses disciples qui ont cru sans toucher les blessures faites par les clous et la plaie du côté. » Théophyle, Catena Aurea 14019

Ce qui suppose, là encore, de lire « touché » à la place de « vu« .

Saint Augustin pense que Jésus parle des futurs chrétiens : ceux qui n’auront pas vu mais qui croiront. Plus pointilleux sur la grammaire que Théophyle, il explique que Jésus en parle au passé composé

« parce que,  d’après les desseins de sa providence, le Seigneur regardait déjà comme fait ce qui devait avoir lieu plus tard ».

Il ne semble pas très convaincu lui-même car il conclut par un voeu pieux et un renvoi aux calendes :

« Mais nous ne devons point donner à ce discours une plus grande étendue ; un autre jour, Dieu nous fera la grâce d’expliquer ce qui reste. » Saint Augustin sur Jean , 120ème traité


En avocat habile, Jean a construit son  texte, sobrement et efficacement, en vue d’une administration graduelle de la preuve : pour commencer,  témoignage visuel d’une seule personne (Marie Madeleine),  puis témoignage visuel de plusieurs personnes, puis identification post mortem par un signe particulier (les plaies), pour enfin emporter définitivement la conviction grâce au témoignage tactile de Thomas.

C’est sans doute cette progression dramatique qui fait que l’histoire semble claire à tout le monde et que personne,  même le pointilleux Saint Augustin, ne souhaite finalement s’appesantir sur les ambiguïtés du texte.

3 Voir et toucher

7 septembre 2011

Mis à part ses aspects grand guignol, l’épisode de l’incrédulité de Thomas constitue, pour l’Eglise, une preuve capitale en faveur de la Résurrection. Car sans paraître y toucher, l’histoire met à mal une série d’objections  :

  • que l’apparition de Jésus ne soit qu’une hallucination (témoignage concordant des disciples),
  • que l’apparition ne soit pas Jésus (les plaies sont là pour l’identifier),
  • que l’apparition ne soit pas matérielle (témoignage concordant de deux sens : la Vue et le Toucher).

Deux sens qui, au moins autant que Jésus et Thomas, sont les deux protagonistes de l’épisode…

L’incrédulité de Thomas

Caravage, 1602-03, Sanssouci, Potsdam

Thomas_Caravage

Le Toucher : un auxiliaire encombrant

On aimerait bien se passer du Toucher : c’est un sens réputé grossier et Thomas, qui ne se fie qu’à son doigt, apparaît comme un disciple plus primaire, plus enfantin, moins discipliné que les autres : eux regardent mais ne touchent pas.

D’autre part, pour qui connaît les illusions de la vue (mirage, reflets, fictions peintes…), le toucher est incontournable lorsqu’il s’agit de s’assurer de la matérialité d’un phénomène.

Un passage de Chrysostome exprime bien cette ambivalence :

« Thomas voulait établir sa foi sur le témoignage du plus grossier de tous les sens, et il ne s’en rapportait pas même à ses yeux. Car il n’a pas dit seulement: si je ne vois, mais encore: si je ne touche; de peur que ce qui paraissait ne fût qu’un fantôme et une illusion. »  Chrysostome sur Jean 86


Le Toucher contre la Vue

Certains tournent l’histoire entièrement en défaveur de Thomas : il aurait mieux fait d’observer avec dignité, comme les autres, à la manière de ces médecins de Molière qui miraient de loin les humeurs en se gardant bien de mettre la main à la source.


Le Toucher avec la Vue

Sans miroir ou caméra, on ne peut pas se voir humer, se voir entendre, se voir goûter. Mais on peut se voir toucher. Ces deux sens sont les seuls qui peuvent fonctionner en association : le Toucher est le prolongement et souvent le substitut de la Vue

En matière de témoignage, l’Oeil est le Juge, et le Doigt est l’auxiliaire de police, préposé aux basses besognes.


Une scène non-dite

C’est pourquoi le texte de L’Evangile prend le Toucher avec des pincettes. Lorsque Jean fait dire à Jésus : « Parce que tu m’as vu, tu as cru »  (Quia vidisti me, credidisti),  le verbe Voir est une litote pour le verbe Toucher. Le geste de Thomas pénétrant son Dieu est un sacrilège nécessaire : il doit avoir lieu, mais il ne doit pas être dit dans toute sa crudité.


Une malédiction implicite

Dans la phrase suivante « Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru », le pronom personnel manque : Jésus ne dit pas « Heureux ceux qui ne m’ont pas vu », mais  « Heureux ceux qui n’ont pas vu (cette scène)« . Soit encore : « Malheureux ceux qui l’ont vue ».

Ainsi le texte, dans ses indéterminations, traduit les paradoxes d’une scène qui pour fonctionner a besoin de spectateurs, mais les place sous la coupe d’une malédiction implicite. Vrai problème pour les futurs peintres et pour les futurs spectateurs…


Un sujet pour Caravage

Une scène intrinsèquement scandaleuse, un beau personnage de têtu dissident, voilà qui ne pouvait manquer d’intéresser un peintre tel que Caravage.

Parmi tous ceux qui se sont risqués à traiter ce sujet compliqué, c’est lui qui s’est montré à la fois le plus radical dans le spectaculaire, et le plus intelligent quant aux enjeux théoriques.

C’est avant tout par la composition qu’il va régler deux redoutables questions de coexistence


Voir et toucher

Thomas_Caravage_Losanges

La coexistence des sens est réglée très simplement, en insérant chacun dans un losange :

  • en haut les quatre têtes disent la primauté de la Vue,
  • en bas à gauche les trois mains disent la subordination du Toucher.

Sait Thomas_Caravage_FrontThomas_Caravage_PlaieMais la séparation est moins nette qu’il n’y paraît, comme si Caravage, à force de relire les quelques lignes de Jean, s’était imprégné de la même hésitation syntaxique entre voir et toucher : les orbites sont dans l’ombre et ce sont les rides hyberbolisées du front qui sont mises en évidence, comme si c’est par la Peau que les disciples essayaient de voir ; et réciproquement, la plaie de Jésus s’ouvre dans son flanc  comme un troisième oeil à la paupière lourde…


Toucher sans voir

Thomas_Caravage deux plans

Comme le fait remarquer  Lorenzo Pericolo ([1], p 460), Thomas se situe en avant du plan des autres personnages, et de ce fait il ne voit pas ce qu’il touche :

« N’osant pas regarder son doigt entrer dans le corps du Christ ressuscité, son regard s’égare en avant ; il s’attend à tout moment à ressentir ce qu’il est incapable de voir, ressent réellement le contact du corps du Sauveur avec émerveillement et est complètement déconcerté; en un sens, Thomas voit à travers son doigt, et le plissement presque hyperbolique de son front transmet l’émerveillement et le trouble de la vision de la blessure telle qu’elle se dessine dans son esprit. »

D’une certaine manière, si la Plaie est une sorte d’oeil, l’Index de Thomas symbolise ce qui aveugle et fait obstacle à la vision.


Dieu et les hommes

Thomas_Caravage_Regards1

Traçons une verticale passant par la main gauche de Jésus : d’un côté le Ressuscité vêtu de blanc, de l’autre les trois hommes vêtus de rouge et de brun. Seule la main du disciple, guidée par celle du Maître,  est autorisée à se risquer dans cet espace sacralisé.

La plaie du flanc attire l’oeil et le doigt. Mais Caravage n’a pas oublié les deux trous des clous, sur le dos des mains de Jésus.

Remarquons que Thomas touche le corps du Christ de deux manières :

  • par le doigt, il pénètre son flanc ;
  • par le poignet, il pénètre sa main.

Magistrale traduction picturale de la double exigence du disciple récalcitrant  : « si je ne mets mon doigt à la place des clous et ma main dans son côté, je ne croirai point ».

Thomas_Caravage_Mains

Sauf que Caravage inverse, avec une ironie souveraine, le rôle  du doigt et celui de la main !


Désignant, désigné

Contrairement à la majorité des peintres, Caravage n’hésite pas à montrer l’index qui pénètre la plaie, et même l’agrandit. L’impression d’inconfort qui en résulte n’est pas due à l’absence de sang, à l’atteinte à l’intégrité corporelle, ni à une possible connotation sexuelle. Plus fondamentalement, elle tient au fait  que la plaie, ici, est le signe qui permet d’identifier Jésus, tandis que l’index tendu est universellement le signe qui désigne.

Ainsi  sous nos yeux éberlués se produisent simultanément deux collapses logiques : un désignant (l’index), qui devrait garder ses  distances, copule sans vergogne avec un désigné/désignant (la plaie).


Une vision coopérative

Jésus et les deux disciples sont  réunis par la direction de leur regard : tous trois fixent, au point focal de leur attention,  l’index qui pénètre la plaie. Autrement dit, tandis que l’expérimentateur opère, le sujet et les deux témoins coopèrent.

Très subtilement, Caravage a dirigé ces trois regards de droite à gauche : ainsi, le regard du spectateur, balayant le tableau dans le sens normal de la lecture, se trouve renvoyé vers le même point focal, comme s’il avait rebondi sur un miroir invisible.

Pour constater l’efficacité de ce dispositif, il suffit de retourner le tableau de droite à gauche : le regard du spectateur se trouve maintenant accéléré par les regards des personnages du tableau, au point qu’il dépasse la plaie et se perd sur la droite, en hors-champ du tableau.

Thomas_Caravage_Regards_Retourne1

En comparaison

Thomas_Caravage_Rembrandt_Lecon_Anatomie

La leçon d’anatomie du Dr Tulp,
Rembrandt van Rijn, 1632, Mauritshuis,La Haye

Rembrandt reprendra exactement la même composition pour un sujet profane, mais qui traite lui-aussi de la Vérité du Corps  : à gauche les spectateurs, à droite le maître, du côté du Livre.  Et c’est encore une main qui signale l’emplacement de la frontière : le ciseau de dissection nous montre exactement où il faut couper le tableau.

Thomas_Caravage_Rembrandt_Ciseau

Mais tandis que la main du Ressuscité enserrait le poignet de Thomas, celle du Docteur Tulp se garde bien de toucher l’avant-bras du Disséqué  : c’est le ciseau qui fait contact. Et les regards se diffractent dans tous les sens et selon toute la palette des expressions – étonnement, horreur, admiration, distraction – comme si le public ne savait pas encore comment appréhender ces radicales nouveautés.

De Caravage à Rembrandt, du Sud au Nord, trente ans seulement et deux mille kilomètres séparent une vision unifiée du réel – où Dieu et Hommes, Vie et Mort, Vue et Toucher, coexistent et coopèrent, d’ une vision scientifique où l’important est de tenir l’objet à distance et d’observer sans ressentir :  le mort anonyme, le savant célèbre et les spectateurs médusés par tant d’audace, y habitent des domaines définitivement cloisonnés.

D’une certaine manière, en coiffant le chapeau du docteur Tulp, on pourrait dire que Thomas le sceptique a, d’un coup de ciseau, achevé le Ressucité…


Saint Thomas_Bloch

L’incrédulité de Thomas
Carl Heinrich Bloch, 1881

Les dangers de l’individualisme

Pour comprendre combien l’interprétation coopérative et égalitaire de Caravage était et reste exceptionnelle, il suffit d’avancer encore de deux siècles  pour la comparer avec un tableau parfaitement orthodoxe du peintre « sulpicien » Carl Bloch.

Le tableau est séparé en deux moitiés parfaitement démonstratives :

  • en haut, les trois bons élèves entourent Jésus, sévère et grave comme un instituteur peiné ;
  • en bas, Thomas à genoux se repent, la tête à portée de la main du Maître pour une taloche bien méritée.

On comprend bien les dangers et le ridicule de prétendre se faire son opinion par soi-même, alors que toute le monde sait que Jésus est ressuscité !



La plaie dans la toile

Revenons une dernière fois à Caravage pour examiner le détail le plus bluffant du tableau : la déchirure de la chemise de Thomas, à la couture de la manche gauche.

L’analogie de cette déchirure dans le tissu avec la plaie dans la peau est évidente. On dit en général qu’il s’agit d’une note ironique, Caravage se moquant gentiment de son sceptique décousu. D’autres y voient le symbole de sa faiblesse d’esprit  : : il y a un accroc dans sa foi.

Mais la logique de la composition oblige à étudier ce détail avec grande attention  : car à lui seul, il occupe tout le losange qui fait contrepoids à celui du Toucher.


Ceux qui n’ont pas vu

Au fond Caravage, dans sa composition,  se heurte au même problème que Jean dans sa rhétorique : comment convaincre ceux qui n’ont pas vu ?

A un premier niveau d’analyse, on pourrait dire que la déchirure de la manche participe de l’hyper-réalisme  du peintre, et donc de sa force de conviction.

Mais il y a plus : et pour le comprendre, il faut nous replonger brièvement dans la logique du  texte de Saint Jean.


La preuve en trois points

Rappelons-nous la progression rhétorique que Jean nous administre pour nous convaincre de la réalité de l’apparition de Jésus.

  • premièrement plusieurs témoins ;
  • deuxièmement des signes formels d’identification, les plaies ;
  • troisièmement la stimulation indépendante de deux sens, la vue et le toucher. Car, comme dit Saint Augustin, « Thomas n’avait pas d’yeux au doigt ».

Passons maintenant au tableau, cette apparition faite de tissu, d’huile, de terres, qui prétend être un corps vivant :

  • premièrement, il y a plusieurs témoins : tous les spectateurs qui s’arrêteront devant le tableau ;
  • deuxièmement, des signes permettent l’identification : tout le monde comprend que le tableau représente l’Incrédulité de Thomas ;
  • troisièmement, il faut quelque chose qui excite, qui stimule la concordance des sens, qui donne au spectateur la sensation d’avoir… un doigt au bout de l’oeil !

Les spectateurs, le sujet, le détail qui emporte la conviction :  la rhétorique du peintre reproduit celle de l’évangéliste.

La découpe dans la peau et la déchirure dans le tissu représentent toutes deux le désir de Toucher : à gauche celui de Thomas, à droite celui du Spectateur.

L’une est la plaie de Jésus : le signe qui prouve sa Divinité ; l’autre la plaie du tableau : le détail en trompe l’oeil, qui crève la surface et, en appelant le doigt du spectateur, prouve la divine habileté de l’artiste.


En aparté : un discours meta-pictural

Lorenzo Pericolo a développé une longue analyse sur le fait que ce tableau pouvait être compris, par certains des contemporains de Caravage, comme un discours sur la peinture.

Dans certains textes techniques ([1], p 448), le mot peau (pelle) désigne soit l’enduit de préparation de la toile, soit l’apparence finale obtenue par la superposition de couches.

Plusieurs poésies de Marino, un poète ami de Caravage, jouent habilement sur la confusion des niveaux de l’istoria et de la pittura : ainsi par exemple, dans un poème décrivant l’Ariane peinte par Carracci,  il exhorte l’héroïne « à cesser de pleurer, car ses larmes vont gâcher les couleurs » ([1], p 453).


Thomas_Caravage

Enfin, d’une certaine manière, la façon dont le Christ écarte son manteau pour dévoiler sa peau évoque le geste des collectionneurs, ouvrant le rideau qui protégeait les tableaux ([1], p 464).
.
Sans aller plus avant dans cette interprétation, je citerai une autre oeuvre antérieure qui propose indéniablement un discours méta-pictural sur les plaies du Christ.


Lamentation sur le Christ mort,
Mantegna, vers 1480, Brera, Milan

Mantegna, dans son Christ Mort que le spectaculaire raccourci réduit à une surface plane, avait eu la même audace d’assimiler la peau blessée à une toile percée :

1480 ca The_dead_Christ_and_three_mourners,_by_Andrea_Mantegna Brera Milan detail



Cesar Santos First Tatoo Collection privee

First Tatoo
Cesar Santos, Collection privée

 Dans ce détournement plus malin qu’il n’y paraît, Santos considère  le tatouage comme une  forme bénigne, sécularisée et féminisée du stigmate. Inscrit dans la peau sans la perforer, la marque merveilleuse attire le doigt, qui la  désigne sans la toucher. L’incrédulité de Thomas s’est transformée en curiosité pour filles. Et l’appuie-main du vieux Rembrandt, emblème du toucher sans tâcher, illustre la préférence pour la surface et la réticence à s’enfoncer qui est le propre de notre époque correcte.

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Références :
[1] Lorenzo Pericolo , « Caravaggio and Pictorial Narrative Dislocating the Istoria in Early Modern Painting » Chapter 15, p 447 et ss
https://www.academia.edu/28935033/CARAVAGGIO_and_Pictorial_Narrative_Dislocating_the_Istoria_in_Early_Modern_Painting_5

4 Salomé la sceptique

7 septembre 2011

Une histoire forte et frappante a souvent, comme les tremblements de terre, des répliques plus faibles et moins connues. C’est ainsi que le personnage rugueux de Thomas s’est trouvé réincarné en une sceptique en jupons.

La Nativité

Robert Campin, 1420, Musée Des Beaux-Arts, Dijon

Saint Thomas_SagesFemmes_Campin(détail)

L’hstoire des deux sage-femmes

Un Evangile apocryphe, celui du pseudo-Matthieu, raconte que pendant que Marie accouchait, Joseph était allé chercher deux sages-femmes. Quant ils arrivèrent tous trois à la grotte, Jésus était déjà né.

L’histoire des deux Sages-Femmes est  rarement représentée en peinture : la Nativité de Robert Campin en donne l’illustration la plus complète et la plus fidèle au texte.


Le schéma rhétorique

L’histoire respecte le schéma en trois temps que nous connaissons bien.

  • 1) L’Exposition des faits : La première sage-femme, Zélomi, demande à Marie « Permets que je te touche ». Marie accepte, Zélomi touche, et aussitôt elle croit, avec précision et éloquence : « Voici ce qu’on n’a jamais entendu ni soupçonné : ses mamelles sont pleines de lait et elle a un enfant mâle quoiqu’elle soit vierge. La naissance n’a été souillée d’aucune effusion de sang, l’enfantement a été sans douleur. Vierge elle a conçu, vierge elle a enfanté, vierge elle est demeurée ».

Dans le tableau de Campin, Zelomi la croyante est montrée à genoux et de dos.


  • 2) La Contestation  : « Entendant ces paroles, l’autre sage-femme, nommée Salomé, dit : »Je ne puis croire ce que j’entends, à moins de m’en assurer par moi-même ». Et Salomé, étant entrée, dit à Marie : « Permets-moi de te toucher et de m’assurer si Zélomi a dit vrai ». Et Marie le lui ayant permis, Salomé avança la main. »

  • 3) La Confusion de la contradictrice  : « Et lorsqu’elle l’eut avancée et tandis qu’elle la touchait, soudain sa main se dessécha, et de douleur elle se mit à pleurer amèrement, et à se désespérer… Et voici que j’ai été rendue malheureuse à cause de mon incrédulité, parce que j’ai osé douter de votre vierge ».

Dans le tableau, Salomé la sceptique est montrée de face, laissant pendre avec douleur sa main desséchée. Au dessus-d’elle, un phylactère rappelle la phrase pré-cartésienne qui lui a valu son malheur : « (Nullum) credam quin probaveris » : je ne crois que ce que que je peux expérimenter par moi-même.

L’idiot utile

Les deux histoires, de Thomas et de Salomé, respectent le même schéma en trois temps :

  • premièrement, un fait merveilleux se produit et convainc un ou plusieurs témoins ;
  • deuxièmement le sceptique apporte la contradiction et surenchérit ;
  • troisièmement, un miracle encore plus fort se produit, le sceptique est confondu et puni par où il a péché.

Pour Thomas, il faudra attendre longtemps la lance qui causera sa mort ; mais pour Salomé, dessication  immédiate !

Dans le scénario des miracles, le sceptique est donc bienvenu  : fanfaron ridiculisé, il sert de repoussoir contre toute question gênante. A la manière du spectateur convié à monter sur scène pour vérifier le cadenas ou mettre la main dans le chapeau vide, ce dont il doute annonce aux autres justement ce qui va  advenir.


Un miracle de téléportation

Outre le schéma rhétorique, il y a une autre point commun entre les deux épisodes :  Jésus traverse miraculeusement une barrière matérielle – la porte dans le cas de Thomas, l’hymen dans le cas de Salomé, .

Association d’idée qui pourrait sembler tirée par les cheveux, mais qu’on trouve pourtant sous la plume vénérable de Saint Augustin :

« Les portes fermées ne purent faire obstacle à un corps où habitait la Divinité, et celui dont la naissance laissa intacte la virginité de sa Mère, put entrer dans ce lieu sans que les portes fussent ouvertes. » Saint Augustin sur Jean , 121ème traité

Donc, aux deux bouts de la vie de Jésus, à sa naissance et après sa mort, un miracle de téléportation signe sa nature divine.


Un miracle de perforation (ou non)

Dans le cas de Thomas, un homme constate de tactu qu’un autre homme a été atteint dans son intégrité. Dans la cas de Salomé, c’est l’inverse : une femme constate qu’une autre femme n’a subi aucune intrusion.

Jésus est ressuscité, mais ses blessures sont toujours là. Marie a accouché, et pourtant son hymen n’en porte nulle trace.

Dans un cas c’est la perforation qui est miraculeuse, dans l’autre cas c’est la non-perforation.


Le toucher encouragé

Il existe néanmoins une différence importante entre les deux épisodes : dans le cas de Thomas, lui-seul  est invité à tendre la main, et le sens du Toucher est minoré par pudeur, quasiment censuré par le texte au profit de celui de la Vue.

Dans le cas de Salomé au contraire, plus question de voir, tout se passe sous la robe. Après avoir demandé la permission, les deux expertes plongent allègrement la main, l’une après l’autre, dans l’intimité de la Vierge.  Ce n’est donc pas le Toucher en tant que tel  qui est sanctionné, mais simplement le fait que la seconde experte ait mis en doute la parole de sa consoeur.


L’individu fautif

Le message idéologique du texte peut nous sembler brouillé : d’une part  il encourage l’expérience directe, de l’autre il punit la reproduction de  cette expérience. Ce qui pour nos esprits modernes apparaît comme une injonction paradoxale, était probablement perçu comme tout naturel à la fin du Moyen-Age :

  • Zélomi touche non pas en son nom, mais au nom de l’humanité tout entière, parce qu’il faut bien que quelqu’un soit garant de « ce qu’on n’a jamais entendu ni soupçonné ».
  • Salomé, en revanche, revendique le droit au libre examen : « Je  ne crois que ce que que je peux expérimenter par moi-même ». Et c’est cela qui est condamnable.

L’histoire de l’incrédulité de Thomas est destinée à prouver la Résurrection de Jésus, celle de Salomé la Virginité de Marie. On touche ici à une matière autrement plus glissante : un esprit faible ou mal tourné peut très bien ne s’intéresser qu’aux côtés oiseux du toucher vaginal.

De plus le scénario souffre d’un contradiction interne bien repérée par Saint Jérôme : pourquoi diantre Joseph est-il allé quérir les Sages-Femmes ?  N’était-il pas le mieux  placé pour prévoir que, puisque Jésus était entré dans le ventre de la Vierge de manière transmembranaire, sa sortie s’opérerait de la même manière ? Et pourquoi deux Sages Femmes, sinon parce que que, pour la logique de l’histoire, il fallait que l’une croie et que l’autre doute ?

On comprend que l’Eglise ait sagement choisi de laisser dormir l’épisode dans le grand fourre-tout des Apocryphes…

1 Le miroir brisé

28 août 2011

Bien avant que rupture narcissique, sadisme et voyeurisme ne se popularisent dans les chaumières, les jeunes filles se regardaient dans le miroir, les peintres  le cassaient et les spectateurs appréciaient.

Du XVIIIème au XXème siècle, nous allons suivre la piste de quelques belles maladroites

Le Malheur Imprévu ou Le Miroir brisé

Jean-Baptiste Greuze, 1763, The Wallace collection, Londres.

Greuze_Miroir_Brise

La victime

Cette fille  à moitié coiffée, à moitié habillée, était en train de se pomponner sur un coin de table, avec la houpette posée sur la boîte à poudre. Un faux mouvement et le miroir est tombé. Maintenant elle se désole, les mains jointes, le buste penché pour constater la casse.

Seule touche amusante : le petit chien qui jappe, croyant être attaqué.


Le désordre ambiant

La table est surchargée d’objets et de boîtes, à moitié recouverte d’une nappe glissante. Le désordre est partout, tout tend à déborder hors de sa place naturelle :  les livres du marbre de la cheminée, les bobines de la boîte à ouvrage, le rideau du lit sur la table.

Tout tend à tomber : le collier de perles extrait de sa bourse se  récupère in extremis dans le tiroir entrouvert, d’où s’échappe à son tour un ruban. Et un châle noir incongru est posé sur le bord du dossier.


Un malheur peut en cacher un autre

Tous le monde comprend bien que le malheur dont il s’agit dans le titre originel du tableau est celui que promet le miroir brisé, mauvais présage. Mais vu le désordre lourdement souligné,  « Le malheur prévisible » aurait été un meilleur titre.

A moins que le « malheur » dont Greuze nous parle ne se limite pas à la casse d’un petit miroir.


Ces filles qui lisent

La bougie et les livres posés sur la cheminée montrent que c’est ici que la fille s’assoit pour lire tard. Implicitement, la boîte à ouvrage repoussée du pied vers l’âtre montre qu’elle préfère la lecture à la couture.

Le débordement des objets, leur propension à la chute semblent constituer  une sorte de portrait psychologique de la jeune lectrice, en proie aux dérèglements et aux risques moraux de cette activité nocturne.

 

La servante absente

Le cordon qui pend le long de la cheminée suggère qu’elle aurait pu sonner la servante  pour ranger, pour l’aider à se faire belle. L’absence de la servante (depuis un certain temps, à voir le désordre accumulé) est inexplicable chez une jeune fille visiblement fortunée (le collier de perles).

Le visiteur incognito

Une tasse de chocolat (boisson connue pour échauffer les sens) est posée sur un plateau à coté des livres (connus pour échauffer l’imagination).

Et si  la jeune fille avait reçu une visite, mais fait elle-même le service en se gardant bien de sonner la servante ?

Et si, lorsque le visiteur est devenu trop pressant,  là encore elle s’était abstenue de sonner ?

Et si tout ce désordre désolant n’était pas l’obstacle à la visite, mais le résultat de celle-ci ?

 


 

Ouvrir sa boîte à ouvrage, sa boîte à bijoux, sa bourse, son tiroir, tremper sa houpette ou planter sa bougie : il faut bien reconnaître que la « grande fille en satin blanc,pénétrée d’une profonde mélancolie », comme la décrit Diderot, est cernée par une collection de métaphores qui pourraient bien être le sujet véritable du tableau.

Ainsi, le parefeu devant la cheminée ferait allusion à la situation qui prévalait antérieurement, tandis que le miroir brisé serait l’image de l’acte irréversible par lequel son état de véritable jeune fille est définitivement perdu.


Le miroir brisé

Maurice Milliere, 1918

Maurice Milliere Le miroir brise bis

Un siècle et demi plus tard, le miroir cassé est toujours un inconvénient…


Maurice Milliere Le miroir brise

Le miroir brisé

Maurice Milliere, vers 1920

 …voire une véritable catastrophe : il empêche ici cette garçonne de remettre de l’ordre dans sa tignasse.



Article suivant : 2 L’oiseau mort

 

2 L’oiseau mort

28 août 2011

Deux ans plus tard, Greuze récidive en remplaçant le miroir brisé par un serin mort. Et les boîtes ouvertes par une cage.

Article précédent : 1 Le miroir brisé

Une Jeune fille, qui pleure son oiseau mort

Jean-Baptiste Greuze, 1765, The National Galleries of Scotland, Edimbourg

greuze-jeune-fille-pleurant-la-mort-de-son-oiseau-1765-

Diderot dénonce Greuze

Etrangement, bien que l’allusion soit plus voilée que dans le tableau précédent, c’est à propos de ce tableau-ci que Diderot se lâche dans une interminable glose, et finit par révéler le pot aux roses :

« Le sujet de ce petit poëme est si fin, que beaucoup de personnes ne l’ont pas entendu ; ils ont cru que cette jeune fille ne pleuroit que son serin…
Ne pensez-vous pas qu’il y auroit autant de bêtise à attribuer les pleurs de la jeune fille de ce Salon à la perte d’un oiseau, que la mélancolie de la jeune fille du Salon précédent à son miroir cassé ? Cet enfant pleure autre chose,vous dis-je.«   Diderot, Salon de 1765


Une bonne vieille métaphore

Diderot n’avait pas tant de mérite, car l‘ouverture de la cage et l’envol de l’oiseau était une métaphore courante de la défloration (voir L’oiseau envolé).

greuze-jeune-fille-pleurant-la-mort-de-son-oiseau-1765-oiseau

En escamotant la porte ouverte à la limite du hors champ, Greuze focalise l’attention sur ce nouvel ingrédient, l’oiseau, qui  n’est plus évanoui dans la nature mais bel et bien  crevé la tête en bas.

Ce cadavre emplumé permet de recycler la vieille métaphore à l’usage des connaisseurs, tout  en surenchérissant dans le pathos. Le tout avec un alibi littéraire d’acier.


Un passereau de référence

« Pleurez, Grâces ; pleurez, Amours ; pleurez, vous tous, hommes aimables ! il n’est plus, le passereau de mon amie, le passereau, délices de ma Lesbie ! ce passereau qu’elle aimait plus que ses yeux !
Il était si caressant ! il connaissait sa maîtresse, comme une jeune fille connaît sa mère : jamais il ne quittait son giron, mais sautillant à droite, sautillant à gauche, sans cesse il appelait Lesbie de son gazouillement.
Et maintenant il suit le ténébreux sentier qui conduit aux lieux d’où l’on ne revient, dit-on, jamais. Oh ! soyez maudites, ténèbres funestes du Ténare, vous qui dévorez tout ce qui est beau ; et il était si beau, le passereau que vous m’avez ravi !
O douleur ! ô malheureux oiseau ! c’est pour toi que les beaux yeux de mon amie sont rouges, sont gonflés de larmes. »
Poésies de Catulle [III] Il déplore la mort du passereau


Un défaut de composition ?

greuze-jeune-fille-pleurant-la-mort-de-son-oiseau-1765 detail main

« Mais quel âge a-t-elle donc ?… Sa tête est de quinze à seize ans, et son bras et sa main, de dix-huit à dix-neuf. C’est un défaut de cette composition qui devient d’autant plus sensible, que la tête étant appuyée contre la main,une des parties donne tout contre la mesure de l’autre. »

Peu après, Diderot donne l’explication, selon lui,  de cette évidente disproportion :

« C’est, mon ami, que la tête a été prise d’après un modèle, et la main d’après un autre. »


Deux âges superposés

Un siècle et demi plus tard, Louis Hautecoeur est moins candide :

« Greuze décidément connaît tous les artifices des nocturnes promeneuses qui, après s’être déguisées en jeunes veuves, jouent les tendrons…. Ce n’est pas un défaut de composition, c’est un raffinement. Diderot, cet honnête paillard, ne comprenait-il point que Greuze opposait à la maturité de ces corps déjà féminins la candeur de ces visages d’enfants? »  Greuze, Louis Hautecoeur,  Alcan 1913, p  126

Ce procédé d’ensemblisation, consistant à superposer dans une même image deux réalités contradictoires, est une marque de fabrique de Greuze qui nous verrons fonctionner à plein régime dans La cruche cassée.


Une innocence cousue de fil blanc

N.Bryson analyse avec finesse les restrictions mentales de Greuze, moins liées à la censure sociale qu’à ses propres inhibitions :

« Le fait est que, tandis que Diderot se sent suffisamment à l’aise pour amener en pleine conscience et visibilité du discours ce que Greuze ne veut pas dire,  celui-ci est inhibé et la crudité de son langage symbolique est le plus qu’il peut faire pour exprimer son intérêt pour l’érotisme. L’image lui est utile parce que son aspect figuratif fait contact  avec le plaisir sexuel, sans qu’il soit besoin de représenter explicitement la sexualité interdite. La peinture lui permet d’échapper à sa censure psychique : dans cette imagerie qui s’offre à la publicité et aux commentaires, il conserve une partie   pour son usage privé : privé à ses yeux, mais évident pour n’importe qui d’autre.  » [1]


sb-line

Diderot s’enflamme

Il vaut la peine de s’attarder un instant sur le texte des Salons de 1765 : à partir du tableau de Greuze, Diderot brode une interminable histoire dans laquelle il se place, pour consoler la jeune fille, dans une très ambigüe posture paternelle [2] :

« Je n’aime pas à affliger ; malgré cela il ne me déplairait pas trop d’être la cause  de sa peine « 

Comme le remarque Démoris , « le pseudo-dialogue prend l’allure d’un pénétration psychologique, qui se substitue à l’autre ».  [3], p 44


La dialogue imaginaire s’introduit par des considérations esthétiques :

« O la belle main  ! la belle main  ! le beau bras  ! Voyez la vérité des détails de ces doigts, et ces fossettes, et cette mollesse, et cette teinte de rougeur dont la pression de la tête a coloré le bout de ces doigts délicats, et le charme de tout cela. On s’approcherait de cette main pour la baiser, si on ne respectait cette enfant et sa douleur….. Bientôt on se surprend conversant avec cette enfant, et la consolant. « 


Soudainement, Diderot sort de son chapeau ce qui explique cette grande  douleur : un « Il » qui n’est pas nommé, mais qui est bien sûr le soupirant :

« Eh bien  ! je le conçois  ; il vous aimait, il vous le jurait, et le jurait depuis longtemps…. Ce matin-là, par malheur votre mère était absente. Il vint  ; vous étiez seule : il était si beau, si passionné, si tendre, si charmant !…  Il tenait une de vos mains  ; de temps en temps vous y sentiez la chaleur de quelques larmes qui tombaient de ses yeux et qui coulaient le long de vos bras. Votre mère ne revenait toujours point. Ce n’est pas votre faute  ; c’est la faute de votre mère… « 

Il est frappant que le bras, objet d’admiration dans le tableau, se trouve humecté dans la glose.


« Lorsque l’heure du retour de votre mère approcha, celui que vous aimez s’en alla. Qu’il était heureux, content, transporté  ! qu’il eut de peine à s’arracher d’auprès de vous  !… Comme vous me regardez  ! Je sais tout cela. Combien il se leva et se rassit de fois  ! combien il vous dit, redit adieu sans s’en aller  ! combien de fois il sortit et rentra  ! « 



Se pourrait-il que, d’une manière ou d’une autre, le départ du petit ami ait à voir avec la mort du serin ? Eh bien oui :

« Cependant votre serin avait beau chanter, vous avertir, vous appeler, battre des ailes, se plaindre de votre oubli  ; vous ne le voyiez point, vous ne l’entendiez point : vous étiez à d’autres pensées. Son eau ni la graine, ne furent point renouvelées  ; et ce matin, l’oiseau n’était plus… Vous me regardez encore  ; est-ce qu’il me reste encore quelque chose à dire  ? Ah  ! j’entends  ; cet oiseau, c’est lui qui vous l’avait donné  : eh bien  ! il en retrouvera un autre aussi beau…« 



Bien sûr, les  passages isolés ici en toute mauvaise foi s’appliquent bien tantôt à l’amoureux qui rentre et qui sort, tantôt au serin qui est mort mais qu’on ressuscitera  aisément… et non à un objet plus concret qui aurait l’avantage de réunir les deux notions.

On ne peut néanmoins se départir de l’impression que, malgré toutes les précautions narratives,  un sous-texte parfaitement inconvenant et une interprétation bien précise de l’oiseau sont à lire en filigrane dans l’envolée de Diderot.

Il faut savoir que les « Salons » étaient diffusés par souscription à un nombre restreint d’amateurs de toute l’Europe, plus aptes que le grand public à apprécier les  circonvolutions stylistiques  autour de métaphores aviaires, que la mode des tableaux hollandais  avait mises au goût du jour : on sait que la volaille morte (voir L’oiseleur) et la cage suspendue (voir La cage hollandaise) y ont le plus souvent un sens paillard joyeusement assumé.


 la mort du canari

Greuze, vers 1771, collection privée

Greuze la mort du canari vers 1771 coll priv

 

Quelques années plus tard, Greuze reprend le thème en forçant la dose : il ne faut pas comprendre que la donzelle éplorée se caresse le sein avec son jouet en plumes, mais bien au contraire, qu’elle cherche à lui redonner vie avec la chaluer de son coeur. Ce thème très hypocrite n’a pas eu d’imitateurs, sauf Debucourt dans une gravure :

Debucourt 1787 L'oiseau ranime

Debucourt ,1787, L’oiseau ranimé


L’oiseau mort

Greuze, Salon de 1800, Musée du Louvre

Greuze-L'oiseau mort 1759 1800

En fin de carrière, Greuze exposera une version encore plus irréprochable  : la jeunesse de la fille avec ses longs cheveux, la disparition de la porte ouverte, l’ajout d’un détail émouvant  – la paille avec laquelle elle  a tenté vainement de donner la  becquée à l’oiseau –  sont censées expurger définitivement le sujet  de toute interprétation oiseuse.



Boilly Mefie toi du chat detail
Cependant, la délicatesse du geste contradictoire des mains – l’une qui touche et l’autre qui se rétracte – n’est  pas sans faire penser à  un tableau de Boilly, où une fille doit attraper sous un chapeau l’oiseau qui s’y est soit-disant caché (voir Le chat et l’oiseau).



Greuze-L'oiseau mort 1759 1800 detail
Enfin, fidèle aux détails galants du XVIIIème siècle, Greuze n’a pu se retenir de placer, juste sous l’oiseau mort, un anneau vide entre deux belles colonnes (voir d’autres exemples dans L’oiseau chéri).


 On nous signale une intéressante résurrection du thème de l’oiseau mort à l’orée du XXème siècle.

Son premier chagrin (his first grief)

Charles Spencelayh, 1910, Collection particulière

spencelayh his first grief 1910

Un mouchoir rouge prêt à l’usage dans sa poche, un garçon manipule son oiseau mort.

L’inversion de sexe et le modèle à peine pubère désamorcent la continuité iconographique et l’interprétation greuzienne.

Il faudrait vraiment une grande malignité dans le regard pour voir dans les joues roses, le regard vague et le mouchoir dans la poche autre chose qu’un chagrin d’enfant.



Article suivant : 3 La cruche cassée

 

 

[1] Word and image, French Painting of the Ancient Regime, Norman Bryson, Cambridge University Press, 1981, p 151
[2] Reading the Greuze Girl: the daughter’s seduction, 2012, Barker, Emma, http://dx.doi.org/doi:10.1525/rep.2012.117.1.86
[3] Démoris, “L’Oiseau et sa cage en peinture,” dans Esthétique et poétique de l’objet au XVIIIe siècle », Presses Univ de Bordeaux, 2005

3 La cruche cassée

28 août 2011

Quelques années plus tard, Greuze réexploite à nouveau le filon de la jeune fille maladroite, d’une manière toujours plus explicite.

Le tableau fera d’ailleurs partie de la collection de Madame du Barry [1], une dame qui avait elle-même beaucoup cassé dans sa jeunesse.

Article précédent : 2 L’oiseau mort

Greuze_Cruche_cassee

La Cruche cassée
Greuze, entre 1772 et 1773,  Louvre, Paris


La cruche cassee, 1773, gravure de Massart

La gravure de Massart a tout de suite popularisé l’invention.


L’alibi bucolique

La jeune fille a été cueillir au jardin une rose qu’elle a mise à son corsage (variété Rosa violacea, ou « belle sultane ») et une brassée d’oeillets et de roses  qu’elle transporte dans son tablier retroussé. Elle avait pris aussi une cruche pour ramener, au passage, de l’eau de la fontaine.

Mais la cruche est maintenant trouée, et le jeune fille nous regarde d’un oeil dépité.


La fontaine et ses bestiaux

Il faudrait un oeil bien vicieux pour voir dans le lion mafflu qui crache un filet d’eau, et dans la tête de bélier tournée vers la jeune fille comme pour fracasser la poterne d’un château-fort – autre chose que des ornements de jardin bien ordinaires. [2]


Hypothèses sur une cruche cassée

Première hypothèse : la jeune fille est arrivé en courant vers la fontaine, elle a cassé dessus la cruche vide, et elle vient juste de se retourner, nous prenant à témoin du malheur.

Seconde hypothèse : la jeune fille a rempli la cruche d’une seule main (puisque de la gauche elle retroussait son tablier), repassé l’anse à son bras, et la cruche trop lourde a heurté la margelle.


Dans les deux cas, c’est le mouvement brusque de retournement qui justifie le petit bouton de rose de son sein gauche, pendant ô combien charmant de la Rosa Violacea du sein droit.


1772-73-Greuze-ou-suiveur-National-Galleries-of-ScotlandLa cruche cassée
1772-73 Greuze ou suiveur National Galleries of Scotland

C’est plus ou moins le second scénario que développe cette version, où la cruche fracturée perd son eau de manière peu élégante. Certains la considèrent comme une copie par un suiveur maladroit, d’autres comme une esquisse de la main de Greuze [2a].

Quoiqu’il en soit, il est clair que la vraisemblance narrative s’efface devant l’allégorie.


Deux témoignages d’époque

Pour les spectateurs pressés ou naïfs, l’oeuvre sauvait les apparences. Mais la plupart comprenaient parfaitement l’intention.

Exposé en 1777 dans l’atelier de Greuze, le tableau fait l’objet d’une interprétation « risquée » par Louis Petit de Bachaumont [3] :

« On voit encore chez M. Greuze le tableau d’une fille qui a cassé sa cruche, symbole expressif d’un bien plus précieux qu’elle a perdu. Des fleurs qu’elle tient dans son tablier, représentent non moins ingénieusement la légère et facile récompense qu’elle en a reçue. Sa figure est pleine de la douleur naïve que ce premier échec cause à toute jeune personne honnête. »

Ainsi la jeune fille a bêtement perdu son hymen, victime d’un éjaculateur précoce…


Un autre poète [3a] s’inspira du  « tableau charmant de M.Greuze » pour imaginer les dessous de l’histoire, donner un prénom à la victime et expliquer qui a cassé sa cruche :

« ….Advint pourtant qu’à la fontaine
prochaine,
madame Alix l’envoye un beau matin
remplir sa cruche ; elle y court : mais advint
que par hasard se trouva là Colin ;
il a seize ans, il est beau, mais malin ;
il prend, avec douceur, la cruche à Colinette,
puise de l’eau, la rend à la fillette ;
pour son salaire, il a pris un baiser ;
le premier pris défend de refuser
celui qui fait que bientôt on trébuche ;
de baisers en baisers, Colin cassa la cruche.

Madame Alix, écoutez mes leçons :
il faut fuir, mais il faut connoître les garçons ;
si trop de liberté perdit sa soeur Colette,
trop d’ignorance a perdu Colinette. »



Les antécédents possibles

Quelques cruches médiévales

1400–1410 Weltchronik Regensburg Paul Getty Museum, Los Angeles, Ms. 33, fol. 258vWeltchronik (Regensburg) 1400–10, Paul Getty Museum, Los Angeles, Ms. 33 fol. 258v

Les deux images font référence à un épisode rare de l’Enfance du Christ, tirée d’un évangile apocryphe :

Or, lorsqu’il eut six ans, sa mère l’envoya puiser de l’eau et la porter à la maison. Elle lui donna une cruche ; mais, dans la foule, il la heurta contre une autre, et la cruche se brisa. Mais Jésus étendit le vêtement qu’il avait sur lui, le remplit d’eau et l’apporta à sa mère. Evangile de l’Enfance de Thomas, XI


Les Belles Heures de Jean de Berry 1405-09, fol. 191r MET

Paul l’ermite fuyant une prostituée qui domine un jeune chrétien
Les Belles Heures de Jean de Berry 1405-09, fol. 191r MET

La bordure enfile des cruches sur des bâtons, dans une allusion transparente à l’activité du couple.


1450 ca Tant va le pot à l'iaue quil brise Livre d'heures à proverbes BnF NAL 3134, fol. 16vTant va le pot à l’iaue quil brise
Livre d’heures à proverbes, vers 1450, BnF NAL 3134, fol. 16v

Ce vieux proverbe, que l’on trouve déjà dans le Roman de Renard, exprime la fragilité des choses : une action anodine, mainte fois répétée, peut subitement dégénérer en catastrophe..

Il agrémente ici un Livre d’Heures dont les bas de page illustrent différents proverbes, inscrits dans une banderole. Dans cette page, le dispositif est particulier, puisque la bonne paysanne montre d’un air réprobateur le proverbe à la cruche fêlée, tout en faisant de la main droite un signe répulsif : le fait que la cruche soit ainsi grondée suggère que la  signification sexuelle du proverbe était comprise.


1523-24 Marque d'imprimeur de Geoffroy ToryIn filiam charissimam… Epitaphia et dialogi
Marque d’imprimeur de Geoffroy Tory, 1523-24

Attention aux généralisations hâtives [3b] : ce « pot cassé », emblème et enseigne de l’imprimeur Geoffroy Tory, n’a quant à lui rien d’utérin : il apparaît à la fin d’un opuscule où Tory déplore la mort de sa fillette de dix ans :

« Un vase à l’antique brisé, symbole de la fragilité humaine, posé sur un livre clos de trois cadenas (les Parques referment le livre de la vie) et percé d’un foret (ou toret, jeu de mot avec Tory), signe du destin qui traverse l’homme. Dans l’angle supérieur droit, l’ange qui s’envole évoque l’âme de l’innocente. » [4]


La Laitière et le pot au lait (1678)

1678 La Laitière et le pot au lait gravure de François Chaveau utpictura18Fables Livre I, gravure de François Chaveau, 1678 (utpictura18) 1753-1826 Abraham van STRIJ coll partAbraham van STRIJ (1753-1828)

La Laitière et le pot au lait

Les premières illustrations de la fable insistent sur le lait renversé, métaphore des espoirs évanouis de la laitière ; c’est secondairement que certains illustrateurs montrent la cruche fracturée, ajoutant une allusion sexuelle qui était absente du texte et des premières illustrations.


La Cruche d’Autreau

Dans l’édition hollandaise de 1718 des « Contes et nouvelles en vers » de La Fontaine a été adjoint un poème de Jacques Autreau, La Cruche, qui ne sera illustré pour la première fois que dans l’édition de 1732 :

1732 La cruche Contes et nouvelles en vers, par M. de La Fontaine. T. 2 Amsterdam ill Romeyn De Hooghe utpictura18La cruche, gravure de Romeyn De Hooghe
Contes et nouvelles en vers, par M. de La Fontaine. T. 2, 1732, Amsterdam (utpictura18)

Jeanne, ayant cassé sa cruche, se lamente et veut mourir. Jean lui propose de la satisfaire, et tire un poignard de son pantalon.


1762 La cruche Autereau Contes et nouvelles en vers, par M. de La Fontaine. T. 2 p 291 Amsterdam (Paris Barbou), illustrations de Eisen Gallica 1762 La cruche Autereau Contes et nouvelles en vers, par M. de La Fontaine. T. 2 p 292 Amsterdam (Paris Barbou), illustrations de Eisen Gallica

La cruche cassée, gravure de Eisen [4a],
Contes et nouvelles en vers, par M. de La Fontaine. T. 2 p 291, 1762 Amsterdam (Paris Barbou), gallica

La composition d’Eisen élude la crudité du texte, remplace le poignard par un gourdin dissimulé dans les herbes et évoque les « derniers soupirs » par la fontaine abondante qui jaillit à côté de la malheureuse : tous les ingrédients de la composition de Greuze sont présents, y compris le téton dénudé.


1726-59 Pierre-Charles Le Mettay Pierrot et Colombine en lavandière près d'un cours d'eauPierrot et Colombine en lavandière près d’un cours d’eau
Attribué à Nicolas Jacques Julliart (1715-1790)  [4b]

Cette scène décalque les postures de la gravure de Eisen, tout en l’édulcorant dans l’esprit des pastorales et des masques : Colombine a trébuché sur le sentier et Pierrot – sans poignard ni bâton – se précipite pour la relever. Seul le regard noir et la main qu’elle lui oppose suggèrent une intention déshonnête. Le ruisseau, innocent de toute symbolique torrentielle, sert simplement de contrepied amusant à la flaque de lait. Le moulin, ingrédient obligé des scènes campagnardes élégantes, a été mis à la mode par Boucher (voir Quiquengrogne et autres moulins de Charenton (1/2)).


Un antécédent anglais

1733-1770 D.Cole d'apres Louis Philippe Boitard Love's Bitter Potion or Dolly PregnantBoitard Love’s Bitter Potion or Dolly Pregnant
Gravure de D.Cole d’apres Louis Philippe Boitard (1733-70) [4c]

A l’opposé des mignardises françaises, cette gravure anglaise dévoile crument le pot aux roses : on voit à l’arrière plan le jeune paysan à la fourche contant fleurette à la bergère, puis le même se moquant d’elle au premier plan, tandis qu’à la cruche cassée a succédé le ventre arrondi. Un coq et un porc complètent l’ambiance.


1786 J.Hoppner Aquatinto by F.Jukes Broken pitcher British museumDessin de J.Hoppner, aquatinte de F.Jukes, 1786, British museum 1786 ca Circle of Francis Wheatley Portrait of a milkmaid holding a broken pitcherCercle de Francis Wheatley

C’est cette tradition prosaïque, peut être stimulée par l’influence outre-manche de Greuze, qui explique la pose épanouie de cette soi-disant « laitière » méditant près du puits.


La cruche hollandaise

A l’origine, la cruche cassée apparaît sur le sol des tavernes, en compagnie des pipes en terre brisées ou des coquilles de moule, afin de symboliser les dégâts de l’ivrognerie. Mais c’est dans un autre goût hollandais, celui des emblèmes, qu’il faut chercher l’inspiration première de Greuze.


Jacob Cats, 1635, Spiegel van den Ouden ende Nieuwen Tijdt p 101 Jacob Cats, 1635, Spiegel van den Ouden ende Nieuwen Tijdt p 104

Il ne faut qu’un faux pas pour casser la bouteille, p 101

Un pot ouvert sur un trou ouvert, un chien peut facilement y mettre sa gueule., p 104

Jacob Cats, 1635, « Spiegel van den Ouden ende Nieuwen Tijdt [5]

Le premier emblème fait l’éloge de la virginité, présentée comme un vase précieux et particulièrement fragile :

La chasteté est une chose délicate chez les femmes, et telle une fleur magnifique, elle se fane vite à la moindre brise, et se corrompt au moindre souffle ; surtout lorsque l’âge consent au vice.

Tenera res in foeminis pudicitia est, et quasi flos pulcherrimus, citò ad levem marcessit auram, levique flatu corrumpitur; maximè ubi aetas consentit ad vitium.

L’emblème suivant insiste sur la nécessité pour la femme de cacher ses appas. A l’appui, deux proverbes français bien sentis :

  • La porte ouverte tente le saint.
  • Le trou apelle le larron.

Suivent d’autres emblèmes savoureux sur le même thème :

  • On ne peut décrotter sa robe sans emporter le poil (p 108) : la souillure est irréversible ;
  • La brebis trop apprivoisée, De chacun agnel est têtée (p 111) : trop de familiarité nuit ;
  • Celui qui possède un beau chat ne devrait pas faire entrer un fourreur dans la maison (p 113) : se méfier des spécialistes ;
  • Le feu de paille ne sert à rien.(p 115) : se garder des emballements ;
  • Au chat qui lèche la broche, ne lui confiez pas le rôti (p 118) : ne pas faire confiance à un gourmand

Jacob Cats, 1635, Spiegel van den Ouden ende Nieuwen Tijdt p 120
 p 120

On en arrive enfin au dicton de la cruche cassée :

La cruche va si longtemps à l’eau qu’à la fin elle se brise

De kanne gaet soo lange to water, totse eens breeckt

Le long poème associé à l’emblème explique qu’Il s’agit d’une servante qui vient souvent au puits « et jusqu’à présent, tout s’est bien passé ». D’une nature aimable et joueuse, elle fréquente les jeunes gens. « Mais, dans ce tumulte, un garçon imprudent, accourt du village et se jette sur moi :Il pousse trop fort, si bien que ma jarre se brise ».

Le texte cite le proverbe français correspondant : « Tant va la cruche à l’eau que la hanche y demeure ». La hanche est un mot à double sens, qui désigne la partie courbe d’un pot, entre le fond et la paroi : soit exactement la partie ébréchée dans l’image.

Le chien n’est pas mentionné dans le texte : le mufle levé vers sa maîtresse, il semble compatir au désastre ; mais il évoque aussi le chien de l’emblème de la page 104 : une fois fracturé, le pot est livré aux appétits bestiaux.

A noter que, bien avant Cats, de nombreux textes hollandais emploient « cruche cassée » pour parler d’une fille déflorée, enceinte, ou prostituée [6].


Jacob-Jordaens_-The-Pitcher-Goes-Often-to-the-Well-Until-It-Breaks_-1638_-drawing-Museum-Plantin-Moretus AnversDe ruyc gaet soo lange te waeter / To datsy breeckt
Dessin de Jacob Jordaens, 1638, musée Plantin-Moretus,Anvers

Quleques années plus tard, ce dessin de Jordaens illustre le même proverbe. La présence du chien laisse entrevoir l’influence de Cats. Mais ici seul le col de la cruche est discrètement brisé. L’accident est explicité par les deux autres cruche intactes, sous le rideau décoratif en contrebas. La chouette, symbole de l’ignorance, explique la situation : la jeune fille, admonestée par une vielle femme, ignorait la conséquence fâcheuse d’une fréquentation trop assidue des fontaines. Le thème n’est pas tant ici celui de la défloration que de la grossesse inattendue. L’homme au bonnet éloquent, accoudé sous une potence en érection, exprime d’un regard goguenard le point de vue masculin sur la question.


Jordaens la cruche cassée ancienne cillection SteengrachtLa cruche cassée,
Jordaens, 1640, ancienne collection Steengracht, vendu par G. Petit en 1913

Le tableau développe de nouvelles métaphores : la margelle écroulée compare élégamment la vieille femme a un vieux puits, un chien exhibe ses génitoires tandis que l’autre fourre son mufle dans le seau ; sa queue en trompette attire l’oeil sur la corne de même forme qu’exhibe le vieillard lubrique.


1678 farmers-at-a-well-andreas-scheits-after-matthias-scheits
Gravure d’Andreas Scheits, d’après Matthias Scheits, 1678

Cette gravure hambourgeoise reprend la composition de Jordaens, avec une légende en bas allemand :

styn ginck wat Rokloes (infâme) an, daer steitse nu und kickt
De kruke geit tho born, so lange betse brickt


A côté de ce festival de métaphores, la composition de Greuze apparaît presque sage.


Comparison cats greuze

L’influence très probable de Cats se lit dans la récupération du chien sous la forme du lion, la transformation du puits en fontaine, et l’embourgeoisement de la servante en une jeune fille du monde. Les deux innovations plus lestes, dans l’esprit du XVIIIème siècle, sont le simulacre du jupon retroussé et la suggestion du sein-bouton de rose.

En définitive, le coup de génie est le cadrage ovale, qui assimile le bandeau à l’anse, le décolleté au col, le bas-ventre à la panse fracturée et, en définitive, la jeune fille à la cruche.

.

En aparté : le vase utérin

La comparaison remonte à la nuit des temps. Elle s’exprime très prosaïquement chez Aristote :

« le cas est le même, pour l’utérus, que celui des vases salis qu’on lave à l’eau chaude et qui aspirent l’eau quand on les retourne le col en bas » Aristote, De la génération des animaux (II, 4, 739b 11-12)

Dans le contexte chrétien, la matrice virginale de Marie est le vase d’élection (vas electum) qui garantit que le Christ n’est pas contaminé par le Péché originel. C’est ce qu’explique très directement un texte hollandais de 1404 [6]

Or, la Vierge Marie n’avait reçu aucune semence d’homme telle une femme cassée, mais par le souffle du Saint-Esprit, du sang de son propre cœur pur, elle engendra miraculeusement son fils.

Nu en had die ioncfrou Maria als een gebroken wijf geens mans zaet ontfangen, mer van ademtocht des heilighen Geests van haers selfs reynen herten bloede haren soon wonderlic ghewonnen.

Du temps de Greuze, le spectateur cultivé pouvait avoir en tête ces références médicales ou chrétiennes, qui ajoutaient à la composition un piment que nous ne percevons plus.



Des bonheurs contradictoires

L’intéressant ici n’est donc pas le thème, dont le côté scandaleux était alors largement émoussé ; mais la manière de le traiter au bénéfice de la tactique d' »ensemblisation » de Greuze, qui consiste à empiler dans un même tableau le plus de « bonheurs » possibles, au risque qu’ils soient contradictoires :

« Les oppositions ici sont manifestes. La fille est un stéréotype des enfants chez Greuze – avec son geste de la main infantile et ‘innocent’, ses grands yeux et sa tête disproportionnée. Mais en même temps, elle est évidemment une Femme : les signes de l’initiation et de la disponibilité – lèvres carmin, poitrine gonflée – sont tout autant exagérés et hyper-lisibles que ceux de l’enfance…. Greuze habite et prolonge le moment hyménal où la fille est à la fois Femme et Enfant, Innocence et Expérience… Les deux stéréotypes distincts sont superposés à la même place. »  . » N.Bryson ( [7], p 131)

N.Bryson voit d’ailleurs dans ce tableau non pas l’audace, mais l’inhibition, qui mène directement à l’obsession :

« (contrairement à Hogarth) Greuze n’est pas conscient d’un second degré ; il s’autocensure péniblement, sans aucun humour. La défloration qu’il veut contempler se traduit dans le symbole plutôt voyant du récipient fêlé, mais dans la même image faite par un autre pinceau, l’effet aurait pu rester au niveau d’une banalité acceptable ; tandis que Greuze s’attarde sur la fracturation précise du tesson, tout en fléchant presque le lieu censuré de la défloration, de sorte que sa réticence devient le véhicule d’une insistance, d’une surcharge obsessionnelle. » ( [7], p 150)

Il a fallu tout le savoir-faire euphémisant de Greuze pour que cette jouvencelle dépoitraillée, menacée par un bélier fracasseur et un lion gicleur, pressant un tampon contre son bas-ventre et arborant à son bras l’emblème d’un hymen fracturé, ait pu passer sans scandale d’un boudoir de l’Ancien Régime au Temple de la République, toujours fraîche comme une rose…

Greuze_Cruche_cassee_cruche…et fragile comme une cruche !



La fortune du sujet

La postérité immédiate

1777 The-Broken-Jug-Etienne-Aubry
La cruche cassée
Etienne Aubry, 1777, collection particulière

L’année même de l’exposition dans l’atelier de Greuze, Aubry enlève toute légèreté au sujet, en le transportant sur une paillasse, dans un coin de cuisine sordide. Il supprime la fontaine, ce qui rend d’autant plus obscène la cruche fracturée. En pendant, le chapeau masculin abandonné sur le sol dénonce l’abuseur.


DEBUCOURT Le Juge de village ou La cruche cassee coll part tableau expose au salon de 1781Burin de Debucourt, collection particulière DEBUCOURT Le Juge de village ou La cruche cassee gravure Jean-Jacques André Le Veau British museum(BM_1926,1214.22)Gravure de Jean-Jacques André Le Veau, British museum (1926,1214.22)

Le Juge de village ou La cruche cassée (tableau perdu de Philibert-Louis Debucourt, exposé au salon de 1781)

Le parti-pris est ici l’inverse de celui de Greuze, puisque le corps du délit – la cruche – est éclipsé au profit des protagonistes (la jeune fille, le jeune homme dénoncé par la mère vengeresse).

C’est en contemplant cette gravure que Kleist aura l’idée, en 1801, de sa célèbre comédie « La cruche cassée » (Der zerbrochne Krug) [8], qui donnera lieu en Allemagne à une iconographie spécifique :

1877 Kleist cruche cassee scene 7 Illustration de MenzelScène 7, Illustration de Adolph Menzel, 1877 [9] 1974 Geissler, Fritz, Zerbrochene Krug, Komische Oper In Sieben Szenen Nach Dem Lustspiel von Heinrich von KleistZerbrochene Krug, Komische Oper In Sieben Szenen de Fritz Geissler, 1974

Beaumarchais-fesse-par-un-lazariste Bibliotheque de l'Arsenal
Beaumarchais fessé par un lazariste, Vinzenzio Vangelisti, 1785, Bibliothèque de l’Arsenal

En 1783, dans le Mariage de Figaro, Beaumarchais détourne le proverbe remis à la mode par Greuze :

Figaro :Tant va la cruche à l’eau, qu’à la fin…
Bazile. Elle s’emplit


En mars 1785, Louis XVI emprisonne Beaumarchais 15 jours à Saint Lazare, où il aurait été flagellé. Une chanson populaire ne se prive pas de relever le parallèle avec le dicton détourné [10] :

Goizeman & Gosier d’Autruche,
Au lieu de crier, holas !
Chantent au patient qui trébuche,
Le proverbe qu’il changea :
Tant a l’eau s’en va la cruche,
Qu’enfin elle reste là.
Ami, notez bien cela… bis.

Quoi ! c’est vous , mon pauvre père,
Dit Figaro ricanant,
Qu’avec grandes étrivières,
On punit comme un enfant ;
Cela vous met en lumière,
Que tel qui rit le lundi,
Pleurera le mercredi… bis.


Heur_et_Malheur____ou_[...]Debucourt_Philibert-Louis_btv1b10546982z

Heur et Malheur ou La cruche cassée
Gravure de Philibert-Louis Debucourt, 1787, Gallica

Tandis qu’à gauche un agneau montre patte blanche, attestant de l’innocence de la scène, le râteau retourné, sur la droite, attire l’oeil vers un tas de foin froissé… sur le bord duquel on découvre le soulier qui manque à la délicieuse.


Au XIXème siècle

1799 Goya Si_quebró_el_cántaro
Si quebró el cantaro (Il a bien cassé la cruche)
Goya, Los caprichos; N°25

Cette gravure, à laquelle Goya a donné plusieurs significations, exploite le même parallèle que dans l’affaire Beaumarchais [11].


1824-28 Goya El cántaro roto Ermitage
El cántaro roto (dessin, Cahier H de Bordeaux), Goya, 1824-28, Ermitage

Dans ce dessin saisissant, la jeune fille joint ses mains comme pour reconstituer la cruche. La ceinture et la chevelure dénouées ajoutent à la métaphore.


1835 Deveria Clemence d'un antiquaire Lithographie RijksmuseumClémence d’un antiquaire (lithographie)
Devéria, 1835, Rijksmuseum

En balayant, la servante a cassé une porcelaine posée sur le sol. Le décor surchargé d’attestations de virilité – le cadre où un amour grimpe parmi les pampres, le casque avec ses gantelets, le bahut orné de femmes et d’un satyre – semble vouloir jeter un doute sur celle de l’antiquaire : en robe de chambre et pantalon collant, indifférent à la belle servante, il la réprimande injustement plutôt que s’en prendre à son propre désordre.


1840-Tant-va-la-cruche-a-leau-qua-la-fin-elle-se-casse-Proverbes-en-actions.-17.Victor-Adam-Musee-Carnavalet

Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse
Victor Adam, 1840, Proverbes en actions N° 17, Musée Carnavalet

En pendant de la criche cassée, le gendarme à pied a posé par terre képi et épée, pour mieux réconforter la malheureuse. Les deux troncs qui s’imbriquent au dessus de la source dénoncent cette étreinte abusive.

Les marges inférieure et supérieure montrent l’avant – une cruche intacte posée à l’écart du robinet – et l’après – un bébé naissant de la cruche cassée, entre flèche et torche.

Plus subtilement, les miniatures latérales trahissent les pensées des deux protagonistes :

  • à gauche un ivrogne, un canonnier et deux exécutions capitales ;
  • à droite, un vieux père chancelant, une pauvresse, un suicidé et un couple idéal.

1829-1900 Louis Hector Leroux La cruche casseeLouis Hector Leroux (1829-1900) 1855-1946 Gaston-BONFILS La-Cruche-casseeGaston Bonfils (1855-1946)

La cruche cassée

Ces deux peintres mineurs s’intéressent principalement au trou, la. référence greuzienne étant assurée par le mufle gicleur :

  • Leroux suggère que sa vestale autrefois pure va désormais descendre l’escalier ;
  • Bonfils sous-entend que sa soubrette délurée ne vient pas de trouer sa cruche, et qu’elle a l’habitude (la spirale) des rendez-vous à la fontaine.

1838-1924 Frank William Warwick Topham 'The Broken Pitcher coll partFrank William Warwick Topham (1838-1924) 1860-70 gale-william-the-broken-pitcher-William Gale, 1860-70

The Broken Pitcher

L’école anglaise délocalise le sujet : Topham le traite à l’espagnole, Gale à l’orientale. Chez les deux, une cruche intacte, à l’arrière-plan gauche, fait honte à la cruche cassée. Tandis que la petite espagnole au tablier rouge semble moins désolée qu’étonnée par ce coup de corne du destin, la chaste orientale envisage tristement les conséquences, tandis que son petit frère lui tend innocemment le bout qui manque.


1876 William Merritt Chase cruche cassee art museum BaltimoreLa cruche cassée, Art Museum, Baltimore 1876-William-Merritt-Chase-Unexpected-intrusion-art-museum-CincinnatiL’intrusion inattendue,, Art Museum, Cincinnati

William Merritt Chase, 1876

En 1877, le jeune Chase expose à la National Academy ces deux tableaux, métaphores transparentes, sous l’alibi de l’exotisme (Espagne et Orient), de l’éveil de la sexualité : à la cruche fendue fait pendant le perroquet paillard (voir – Le symbolisme du perroquet).


1878 Nairn's_Art_Linoleum lexander Turnbull Library, Wellington

Publicité pour le Linoleum Nairn’s Art
1878, Alexander Turnbull Library, Wellington

En toute hypocrisie victorienne, la position du pichet permet aux mauvais esprits d’imaginer un intérêt particulier de la maîtresse pour le domestique.


1875 Charles Sillem Lidderdale la cruche cassee A1875 1875 ca Charles Sillem Lidderdale la cruche cassee BVers 1875

The broken pitcher, Charles Sillem Lidderdale

Lidderdale s’est fait une spécialité des jeunes campagnardes mélancoliques. : l’une a cassé sa cruche très jeune, l’autre moins.


1885 Charles Sillem Lidderdale A country maid carrying a Rheinish jugA country maid carrying a Rheinish jug , 1885 1885 Charles Sillem Lidderdale a young barmaidA young barmaid, 1884

Charles Sillem Lidderdale

En grandissant, certaines deviennent plus précautionneuses, d’autres se professionnalisent.


1874 Leon Bonnat 1(Le dilemme) coll part. 1874 ca Léon Bonnat The_Broken_Pitcher

La Cruche cassée, Léon Bonnat, 1874 [12],

Bonnat est semble-t-il le premier à avoir eu l’idée de transposer son Greuze sur la péninsule, avec ces deux versions de 1874 (pieds nus et pieds chaussés). La cruche cassée est un piment facile, parmi les inombrable italiennes qui encombrent les fontaines et les cimaises. .


1887 Léon_Bonnat A_little_accident 56 x 35,5 cm G.Petit 1891Le petit accident, Léon Bonnat, 1887 [13]

Il y revient plus tard en version enfantine, à l’époque où Bouguereau a fait main basse sur les cruchons napolitains (voir 5 La cruche cassée (version républicaine))


1869–1934 leopold-pilichowski- the-broken-jug coll part
Leopold Pilichowski (1869–1934)

Dans le même registre, on appréciera cette cruche transalpine à la remarquable fissure.


1890 ca joseph-mazzuloni-italy-b--the-broken-jugJoseph Mazzuloni, vers 1890

Le jeune fille réprimandée regarde moins l’effet – les débris – que la cause – le coq. La porte fendue, le mur écroulé et l’autre pot cassé sur l’étagère suggèrent, chez les pauvres, un certain fatalisme vis à vis des incidents domestiques.


Au XXème siécle

Le sujet ne survit que chez quelques artistes spécialisés dans le recyclage des métaphores du XVIIIème siècle.


Pierre Carrier-Belleuse 1901 Pierrot et colombinePierrot et Colombine, Pierre Carrier-Belleuse, 1901

 

Pierre carrier Belleuse 1930 Nu a la cruche pastel coll privNu à la cruche, 1930 Pierre carrier Belleuse 1931 La cruche cassee, pastel coll priv (2)La cruche cassée, 1931

 Pierre Carrier Belleuse, pastel, collection privé

Sur ce peintre, voir 3 Galantes métaphores .


icart-louis-1924-france-jeune-femme-a-la-cruche-cassee Icart 1924 Cruche devant
Icart-Cruche-cassee-assise-scaled ICART_-_La_cruche_Cassee par terre
Icart 1924 Cruche derriere Icart Cruche et perroquet
Icart panier perce

Louis Icart (vers 1924) se montre particulièrement inspiré. La cruche adopte toutes les positions : par  devant, par terre, par derrière, servant de cible à un perroquet amoureux ( voir L’oiseau chéri) ou se transformant en panier percé.


1925 Georges Garnier La cruche cassee Falbalas et FanfreluchesLa cruche cassée (série Falbalas et Fanfreluches)
Georges Garnier, 1925

Dans cette élégante illustration art déco, les têtes de faunes susurrent deux injonctions assez scabreuses : viser le trou, cacher le jet.


1924 Albert Guillaume Le Rire, 5 juillet 1924La poule au pot, caricature d’Albert Guillaume Le Rire, 5 juillet 1924 1932 Broken_Jug,_by_Myron_G._Barlow Musée du Touquet-Paris-Plage.La Cruche cassée, Myron G.Barlow, 1932, Musée du Touquet-Paris-Plage.

Le sujet amuse encore un caricaturiste, et intéresse ce peintre américain installé en Picardie, à titre d’hybridation entre Greuze et Vermeer.


Au XXIème siécle

2007 Mike Cockrill broken-pitcher
Broken pitcher, Mike Cockrill 2007

Cette composition ressuscite avec bonheur l’esprit greuzien, avec sa porte dégoulinante de rouge, son puits au mur fracturé et son tesson cordiforme, sublimés par l’épanouissement de la rose trémière.



Article suivant : 4 La cruche cassée (version révolutionnaire)

Références :
[1] Le tableau faisait partie de la collection de la du Barry dès 1774, mais on ne sait pas s’il s’agit d’une commande de sa part. Charles Vatel Histoire de Madame Du Barry: d’après ses papiers personnels Volume 2 p 423 https://books.google.fr/books?id=5yhQY4m-g7YC&pg=PA423
[2] D’après certains, la fontaine serait celle du château d’Anet où Greuze aurait peint le tableau, en prenant pour modèle la fille du jardinier (voir le commentaire de Lydia Prodanovic). D’autres y reconnaissent la Du Barry en personne, d’autres enfin optent pour Mme Greuze elle-même, réputée pour sa beauté.
[2a] Frances Fowle, MaryKate Cleary, « The Art Market and the Museum: Institutional Collecting, Display and Patronage since the Mid-Nineteenth Century » 2025 p 57 https://books.google.fr/books?id=76RJEQAAQBAJ&pg=PA57
[3] Louis Petit de Bachaumont Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la république des …, Volume 10, p 243 https://books.google.fr/books?id=QVgVAAAAQAAJ&pg=PA243
[3a] Almanach des Muses, 1778, p 125, publié par Claude Sixte Sautreau de Marsy,Charles Joseph Mathon de la Cour,Vigée (Louis-Jean-Baptiste-Étienne, M.),Marie Justin Gensoul
[3b] P. J. Vinken « Some Observations on the Symbolism of The Broken Pot in art and literature » American Imago, Vol. 15, No. 2 (SUMMER 1958), pp. 149-174 https://www.jstor.org/stable/26301622
[4a] 1762 La cruche Contes et nouvelles en vers, par M. de La Fontaine. T. 2 Amsterdam (Paris : Barbou), illustrations de Eisen https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8615798h/f390.item
[4b] Attribution utpictura18 : https://utpictura18.univ-amu.fr/notice/9176-cruche-cassee-julliart
L’attribution traditionnelle à Pierre-Charles Le Mettay (1726-59) ne tient pas, puisque le tableau s’inspire de la gravure de 1762.
[4c] Eduard Fuchs Illustrierte Sittengeschichte vom Mittelalter bis zur Gegenwart in 3 Bänden, Vol 2 p 263 https://books.google.fr/books?id=VdqTEAAAQBAJ&pg=PA263
[5] Jacob Cats Spiegel van den Ouden ende Nieuwen Tijdt, 1635. https://archive.org/details/ned-kbn-all-00005699-001/page/n148/mode/1up
[6] On trouvera de nombreuses métaphores hollandaises de la cruche dans https://jeroenboschplaza.com/topos/kruik-kan/
[7] Norman Bryson, Word and image, French Painting of the Ancient Regime, Cambridge University Press, 1981
[12] Gazette des beaux-arts, Volume 5,Numéro 7 ;Volume 7 https://books.google.fr/books?id=eVfrAAAAMAAJ&q=Bonnat+%22cruche+cass%C3%A9e%22+1874
[13] Le magasin littéraire et scientifique, Volume 4,Numéros 1 à 3 https://books.google.fr/books?id=RoE23z0MTVgC&pg=PA394

5 La cruche cassée (version républicaine)

28 août 2011

Comment être plus hypocrite que Greuze…

Article précédent : 4 La cruche cassée (version révolutionnaire)

La cruche cassée

William Adolph Bouguereau,1891, Fine arts Museum, San Francisco

Greuze_Cruche_casseeBouguereau la_cruche_cassee

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Une transposition assumée

Elle était à gauche de la fontaine ? Mettons-là à droite. C’était une petite aristocrate française ?  Délocalisons-la en une pauvresse du Sud, italienne ou gitane, qui va pieds nus sur un sol rocailleux.

La fontaine artistement décorée, transformons-là en une pompe rustique avec un abreuvoir devant.

Quant aux roses, oublions-les : l’eau ici est rare et réservée aux bêtes et aux gens.


Une normalisation efficace

Avis aux amateurs de Greuze : ne cherchez pas ici de perforation dans la porcelaine : tout au plus une fissure dans la terre cuite. En devenant populaire, la cruche est devenue pudique : elle détourne de nous ses orifices.

Quant à la fille, plus de téton qui s’échappe : un bon gros châle couvre tout. Le tablier  de jardinière d’opérette est devenu un tablier de travail.

Greuze_MiroirBrise_mainsBouguereau la_cruche_cassee_mains

Et les mains blanches qui le retroussaient mignonnement sont devenues des mains bronzées de fille des champs – dont le geste de désespoir est directement emprunté, par ailleurs, à la jeune fille du « Miroir brisé ».


Un alibi misérabiliste

L’unique fleur du tableau a réussi à pousser dans le coin d’herbe à droite de l’abreuvoir, manière de signifier que la vie est dure et qu’il faut s’accrocher.

Le peintre entend nous expliquer que, quand on est une jeune fille pauvre dans une pays sec, casser sa cruche est autrement plus grave que de se fracturer la métaphore dans un parc de l’Ancien Régime.

Bouguereau connait aussi bien ses spectateurs que son Greuze. Au premier degré, il prétend en prendre le contrepieds et expurger l’oeuvre de toute arrière-pensée érotique. Au second degré et au second plan, il campe tout de même même une pompe à bras parfaitement évocatrice à portée de bouche de la jeune fille. Sans compter l »abreuvoir du fond dont la fente s’explique mal, sinon pour inciter le corps de pompe à sauter allègrement d’une fente à l’autre.

Chassez la métaphore vaginale et elle ressuscite phallique...

Bouguereau la_cruche_cassee_pompe

bouguereau_la-soif-1886

Bouguereau, La Soif, 1886, Collection privée


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Pinup de Gil Elvgren

Les arrière-pensées de Bouguereau révélées par un descendant…



Bouguereau Jeune fille allant a la_fontaine, Dahesh museum of art,

Jeune fille  allant à la fontaine,
Bouguereau, 1885, Dahesh museum of art



Heureusement, il existe tout de même quelques vrais jeunes filles près des fontaines…

 

 

Bouguereau la_cruche_casseeLa cruche cassée A-Dreamy-Girl-with-a-Bird-Cage-0La cage ouverte

Tandis que d’autres se tordent les mains de désespoir à côté d’une cage à la porte ouverte, autre récipient fracturé (voir L’oiseau envolé, )



Article suivant : 6 Le miroir réhabilité

 

4 La cruche cassée (version révolutionnaire)

28 août 2011

Le peintre Michel Garnier (1753-1819) a laissé peu de traces. Deux de ses tableaux ont pour intérêt de récapituler une dernière fois,  en pleine tourmente révolutionnaire,  tous les éléments de la rhétorique de Greuze.

Article précédent : 3 La cruche cassée

La rose faiblement défendue

 Michel Garnier, 1791, Minneapolis Institute of ArtsGarnier_Rose


L’amour est aveugle

Une guitare est posée contre le mur, un livre de musique ouvert est jeté par terre : la partie de musique vient de s’interrompre brutalement.

Une cage recouverte d’un tissu moucheté est accrochée au mur : sans doute un serin que la musicienne prive de lumière pour mieux lui apprendre à chanter.

Mais de même que la jeune fille a limité la vue de son oiseau, le jeune homme a insolemment jeté son chapeau à plumes sur la tête du Cupidon joufflu : manière de signifier qu’il prend le contrôle sur l’oiselle.


Cueillir la rose

Le jeune homme s’apprête à cueillir la rose (sous prétexte de l’offrir à la belle). Celle-ci lui saisit la manche (on comprend que c’est pour protéger la fleur).

Notons que le double sens entre la manche et le manche était alors le même qu’aujourd’hui.

 

Casser la cruche

L‘eau de la cruche cassée inonde le parquet en direction de la robe de la fille  : précision rajoutée par Garnier à titre pédagogique.

La feinte résistance

Schall, fin XVIIème, Collection particulière

schall La feinte resistance
Presque la même mise en scène : le violoncelle a été posé à la hâte sur le fauteuil de gauche, avec le chapeau et la canne de l’homme. Des livres gisent par terre et une cuillère a chu de la table préparée pour la collation, à droite la fameuse rose est tombée du bouquet : tout indique une accélération soudaine de l’action, sous-tendue par la canne et le manche de la théière qui bandent fort gaillardement.

Ici, la fille n’est pas idiote, ni aveugle : elle fait mine d’attraper le cordon pour sonner la servante (à proximité du gland, voir Surprises et sous-entendus  pour une métaphore identique). Mais le garçon retient le cordon d’un doigt, sans paraître forcer beaucoup.

Seul le chien, qui ne comprend rien, attaque le mollet de l’assaillant.

A noter que le tableau, vu de loin, devait émoustiller les amateurs de fouet.


La rose faiblement défendue

Gravure de Debucourt, 1791

debucourtLa rose mal defendue 1791

Dans cette gravure, plus crue que la peinture de Garnier qui l’inspire, nous voici dans la chambre à coucher. Le livre, le chapeau et le gant jetés par terre, le tiroir débordant de fanfreluches, la chaise renversée sous le manteau de l’homme, disent le désordre et la précipitation.

A la différence de la peinture , cette fois c’est la fille qui mène les opérations : elle brandit la rose le plus loin possible de l’homme, dans l’intention qu’il la bouscule.

Laquelle rose se trouve ainsi positionnée, par le plus grand des hasards, à la verticale d’une  pomme de pin.

La Lettre

 Michel Garnier, 1791, Minneapolis Institute of Arts

Garnier_Lettre

Un pendant

Garnier a réalisé un pendant de sa Rose faiblement défendue. Nous sommes dans la même pièce (on reconnaît le  parquet et les pilastres cannelés). La fille en robe blanche est  sans doute la même,  avec des couleurs inversées (ceinture bleue, chaussures  roses). La guitare a été remplacée par un piano forte sur  lequel la partition a été remise à sa place.. Et le galant par une vieille dame, qui doit  être la belle-mère.


 

La lettre tant attendue

La jeune femme vient de se mettre debout précipitamment (sa robe traîne encore sur la chaise du piano). Dans sa hâte, elle a jeté l’enveloppe par terre. Sa belle-mère a renversé sa tasse sur la table.


Le médaillon

De la main gauche, la jeune femme exhibe la miniature qui est arrivée avec la lettre. La mère émue a chaussé ses lunettes pour admirer le portrait de son fils.


Femmes au foyer

 

Garnier_Rose1 : La rose Garnier_Lettre2 : La lettre

Jouer du piano, siroter du chocolat, lire ou coudre (un livre et une boîte à ouvrage sont posés sur l’étagère du  guéridon), telle est la vie confortable que partagent l’épouse et la belle-mère, tandis que le héros de la famille vit des aventures lointaines.


Les deux grosses roses dans le vase résument le destin féminin :

être cueillies,  rester plantées là.

Un pendant réversible

L’intérêt particulier de ce pendant est qu’on peut tout aussi légitimement le présenter dans l’autre sens :

 

Garnier_Lettre1 : La lettre Garnier_Rose2 : La rose

Dans ce cas, La Lettre représente la réception de la preuve d’amour que constitue le médaillon ; la mère émotionnée est celle de la jeune fille ; et le second tableau illustre l’arrivée en chair et en os du soupirant.


Boilly Amant jaloux

L’amant jaloux
Boilly, 1791, Musée Sandelin, Saint Omer

A l’appui de la seconde lecture, ce  tableau réalisé la même année montre que l’envoi et l’acceptation d’une miniature était le dernier cri de la séduction :   le protecteur,  un vieux jaloux, piétine un médaillon qu’il a trouvé dans le portefeuille de sa jeune protégée.

De sa colère,

  • la mère protège sa fille,
  • le chien protège sa maîtresse,
  • et le paravent protège l’amant de coeur.



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6 Le miroir réhabilité

28 août 2011

Combattant de la guerre de 1870, dreyfusard et grand-père du Premier Ministre Miche Debré,  Edouard Debat-Ponsan fut un républicain incontestable et un peintre apprécié, notamment pour ses peintures de la vie paysanne. Parmi lesquelles on peut compter cette jeune gitane se peignant devant un miroir brisé

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La Gitane à la Toilette

Edouard Debat-Ponsan, 1896, Collection particulière

DebatPonsan_CartePostaleRusse
 
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Debat Ponsan-La-Gitane-A-La-Toilette

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Il existe deux versions du tableau, dont l’une n’est connue que par une carte postale en noir et blanc, éditée en  Russie. La comparaison des deux versions est assez révélatrice des intentions de l’artiste.


Des maladresses corrigées

La version de 1896 est très certainement postérieure à celle de la carte postale,  car quelques maladresses ont été corrigées.

Suppression de l’arbre de l’arrière plan qui, entre la gitane et le miroir,  coupait la ligne de son regard.

Dans le même souci de lisibilité, réparation du dossier de la chaise, dont les deux pointes brisées perturbaient cette zone cruciale, et posaient question inutilement: les gitans sont rempailleurs, pas menuisiers.

Enfin, le ruisseau peu visible dans les herbes, s’élargit en une surface d’eau claire bordée d’une plage.


Une version normalisée

Certains détails ont été modifiés dans le sens de la décence et de la normalité :  la gitane n’est plus gauchère, la chemise rentre dans la jupe dont les plis sont moins avachis. Et il n’y a plus de vêtement équivoque jeté sur l’herbe, serviette ou blouse, soulignant le déshabillage en plein air.


L’enfant-femme

DebatPonsan_CartePostaleRusse_Trio

Dans la version de la carte postale, une ligne directrice unit l’homme, la gitane, et un enfant entre les deux, dont on ne voit que le visage dépassant du talus. Des linges sèchent, accrochés à l’arbre à côté de l’homme.

Après s’être occupée du linge, la jeune femme a traversé la route pour s’occuper un peu d’elle même au bord du ruisseau. La porte et l’escalier de la roulotte, dirigées vers elle, établissent une continuité visuelle par dessus la route, et  la désignent comme la maîtresse de maison.

Peut-être s’agit-il d’une grande soeur  qui remplace la mère disparue. Mais on sait que les gitanes se marient jeunes : il s’agit possiblement de la mère de l’enfant, et de l’épouse de l’homme.

L’éloignement entre les deux, qui se tournent le dos de part et d’autre de la route, suggère un couple qui se distend : si la gitane fait toilette, ce n’est peut être pas pour cet homme indifférent, mais pour un autre qui occupe ses songes ou ses souvenirs. Au delà du miroir, elle regarde vers la gauche,  la direction d’où vient la roulotte. Et on sent que l’arbuste qui la ramène vers sa famille n’est qu’un bien fragile obstacle à cet appel de la route.


Le chien de la famille

Dans la version de 1896, l’enfant est toujours là, mais vu de dos. Le rôle de l’adulte est tenu par une femme assise sur une chaise, qui lave son linge dans un baquet. Enfin, la roulotte est vue de côté, ce qui supprime la continuité visuelle avec la jeune fille, et accentue son éloignement de la maison roulante.

L’innovation principale est le chien, qui occupe le quart inférieur droit du tableau, laissé vide dans la version précédente.
Couché à côté de sa maîtresse, il a repéré l’artiste et le surveille en tirant la langue (la signature DEBAT-PONSAN se trouve en bas à droite). Peut-être se sèche-t-il après avoir batifolé dans le ruisseau. En tout cas son poil brun et hirsute est assorti à la coiffure « à la chien » de la jeune fille.

On comprend que ces deux là partagent des valeurs communes : liberté, légèreté, plaisirs de la vie au grand air, courir pieds nus. Mais que bientôt ce compagnon à quatre pattes ne suffira plus à la demoiselle :  celle-ci a bien trop de « chien » pour se satisfaire d’un seul.


Mère et fille

Debat Ponsan_Gitane_Mere_Fille

De part et d’autre de la route se font jour des symétries qui n’existaient pas dans la version précédente : le baquet et le linge font écho au ruisseau, la chaise de la mère à celle de la fille, le cheval au chien.

La composition semble vouloir illustrer la maxime : « Tu seras ce que je suis », par lequel les mères mettent en garde leurs filles contre la propension des plaisirs de l’eau à se transformer en lessives, les travaux faciles de rempaillage en corvées, les caresses au chien en coups de fouet au cheval.

Et le  miroir, cet instrument favori de dédoublement des jeunes filles, laissera place  à ce dédoublement  définitif, cet autre soi-même, ce miroir en chair et en os qu’est l’enfant.

<aclass= »MagicMagnifyPlus » href= »https://artifexinopere.com/wp-content/uploads/2011/08/Gitane_Synthese.jpg »>Gitane_Synthese


Réhabilitation des rebuts

En remettant en service le miroir brisé cent trente ans auparavant par Greuze, Debat Ponsan a voulu probablement  faire sonner sa fibre républicaine : de même qu’il est possible de remployer les miroirs ou les chaises que cassent les riches, de même des filles pauvres que l’on croirait perdues feront finalement de bonnes mères.

Reste que la réhabilitation de symboles aussi connus reste problématique : le spectateur bourgeois peut légitimement comprendre que le peintre met en doute la virginité de le jeune gitane.

D’où trois lectures bien différentes…

La  lecture optimiste

La gitane, pauvre mais coquette, est une jeune fille comme les autres.  Quand bien même ses accessoires de toilette sont de récupération, elle a pour elle son authenticité : plus vivante, plus sensuelle, plus décidée que ces demoiselles de la ville.


La lecture  bien-pensante

Chacun sait que l’éducation des filles est essentielle : les gitans ne les surveillent pas et les élèvent comme des chiennes, les laissant courir, voler et n’en faire qu’à leur tête. C’est pourquoi leur virginité est fragile (comme un miroir) et elles font des enfants à la pelle (la chaise trouée).


La lecture de mauvaise foi

Les gitans sont si dépravés que les mères envoient leurs filles  faire le tapin au bord des routes.