2 : Ney est mort

22 janvier 2011

Deux ans avant la fin du Second Empire, le sujet choisi par Gérôme prêtait à controverse. Car le « brave des braves » aurait pu être tout aussi bien baptisé le « traître des traîtres », ayant manqué d’abord à son Empereur, puis à son Roi.

A la fois héros incontestable, et incontestable idiot politique, la figure de Ney gênait tout le monde, aussi bien les royalistes – peu fiers d’une exécution expéditive confinant à l’assassinat   – que les partisans de l’Empire,  tenants de l’ordre établi, quel qu’il soit.

Soixante ans après le drame, Gérôme crut désamorcer la polémique par l’exactitude scrupuleuse des détails, qui illustrent quasi littéralement le récit de l’historien Achille de Vaulabelle. Il fut néanmoins soumis à diverses pressions pour ne pas exposer, auxquelles il résista avec vigueur, arguant que « les peintres avaient le droit d’écrire l’histoire avec leur pinceau,  tout aussi bien que les littérateurs avec leur plume ».

7 décembre 1815, Neuf heures du matin

Gérôme,1868,  Sheffield City Art Galleries.

Les habits civils

Ney est en civil, en habits noirs, comme portant son propre deuil. Gérôme respecte ici scrupuleusement un détail historique expliqué par de Vaulabelle :

« A huit heures, on vint l’avertir ; il répondit qu’il était prêt. Nous avons dit qu’il portait le deuil de son beau-père : il avait pour vêtements une  redingote de gros drap bleu,  une culotte et des bas de soie noire, pour coiffure un chapeau rond. » Achille de Vaulabelle, Histoire des deux Restaurations : jusqu’à l’avènement de Louis-Philippe, de janvier 1813 à octobre 1830. Tome 4 , Paris,1860, p 120 et ss

De plus, les habits civils trahissent le côté expéditif de l’exécution  : pour fusiller un maréchal en grand uniforme, il eut fallu auparavant procéder à sa dégradation,  publicité que les exécuteurs redoutaient plus que tout.

Le lieu

Le vieux mur, couronné d’herbes folles, n’est pas un mur contre lequel on fusillait ordinairement. Ney a été exécuté à la sauvette, à un endroit inhabituel proche de son lieu de détention, entre l’Observatoire et le Luxembourg : ceci pour éviter un transfert à la plaine de Grenelle – lieu habituel des exécutions – qui aurait pu donner lieu à une émotion populaire.

La coupole

On a donc pensé que la coupole qu’on voit derrière le mur évoquait celle de l’Observatoire (qui n’a en fait été construite qu’en 1845).

Il existe un dessin préparatoire de Gérôme, très semblable à la composition achevée : sauf que la coupole qu’il avait en tête est clairement celle des Invalides.

Dans le tableau final, la brume a donc bon dos : en occultant les détails identifiables de la coupole, elle permet à Gérôme  de rester fidèle à la fois à la vérité historique (l’Observatoire) et à la vérité symbolique (le tombeau du maître surplombant le cadavre du serviteur).

Un mur de jardin

Autre différence notable dans le dessin préparatoire : le mur est soutenu par quatre contreforts. Tout le quartier du Luxembourg, bâti à l’emplacement de l’ancienne Chartreuse de Paris, était encore largement occupé par des jardins, surélevés par rapport à la rue : d’où la nécessité de ces renforts.

Ce mur va jouer dans l’économie du tableau un rôle central : par la superficie qu’il occupe , par le fait qu’il accrédite (ou pas, comme nous le verrons) la réalité historique, enfin par le bonheur avec lequel Gérôme a rendu compte de tous les accidents de sa surface : herbes folles, fissures, crépi tombé laissant apparaître les pierres, creux et bosses…

Remarquer la fente d’évacuation dans le mur, et dans la boue, les empreintes  du maréchal

Les quatre fentes

Dans l’oeuvre définitive, Gérôme a renoncé aux contreforts qui coupaient  l’unité de la surface, et leur a préféré des traces vestigiales : quatre fentes pour l’évacuation de l’eau,  tout aussi cohérentes avec l’idée du jardin surélevé : on voit d’ailleurs qu’elles sont remplies de terre jusqu’à mi-hauteur.

Volonté de simplification  ? Il est vrai que cet immense mur vide, barrant toute fuite vers l’arrière-plan, concentre avec efficacité l’attention sur le lieu du crime.

Mais peut être faut-il voir dans ces fentes une intention plus érudite : leur nom technique est « chantepleures », ce qui semble tout indiqué pour un arrière-plan d’assassinat.

Le rempart à l’envers

Dans le contexte d’une exécution militaire, les fentes appellent nécessairement une autre association d’idée : des meurtrières, quatre, comme les soldats du peloton qui défilent en colonne par quatre.

Ce mur est donc un rempart à l’envers : un rempart ironique qui n’a pas su protéger le héros, rempart de pierre contre rempart de chair.

Voire même un rempart d’où, symboliquement, on aurait pu tirer sur lui par derrière : manière de suggérer le caractère traître et piteux de cette mise à mort.

Les graffitis

Au dessus du gisant,  sur le mur, « VIVE L’EMPEREUR  » est écrit en lettres rouges. Les capitales ont été biffées avec application, une par une, par des traits également rouges : on comprend que le vent a tourné, la Restauration essaie maladroitement de supprimer les traces de l’Empire.

Le graffiti est inscrit en arc de cercle. Juste à côté un second graffiti, identique, s’interrompt brutalement à « VIV ».

Peut-être les deux inscriptions évoquent-elles les deux épopées de l’Empire : une première orbe, longue et glorieuse ; une seconde, qui s’interrompt net.

Face contre terre

Selon certains témoignages, Ney est tombé en arrière sous l’impact des balles. D’autres, plus hagiographiques,  prétendent qu’il est tombé face contre terre, comme ceux qui sont touchés en plein coeur.

Gérôme bien sûr choisit la version « face contre terre », cohérente avec sa vision minimaliste : la seule trace de violence est une  imperceptible tâche rouge à côté du favori, sur la joue.

L’abandon provisoire du corps est en tout cas conforme à la vérité historique :
« Conformément aux règlements militaires, le corps resta déposé pendant un quart d’heure sur le lieu d’exécution. » De Vaulabelle, op. cit.

Le corps-rempart

Orthogonal au mur, il barre le chemin. Le peloton fait retraite dans l’autre sens : le brave des braves, qui vivant n’avait rien pu faire, à Waterloo, contre le déferlement des armées adverses,  forme une fois mort un obstacle infranchissable par la troupe.

La marche rétrograde

Le peloton sort vers la gauche, autrement dit dans le sens inverse de la lecture. Manière efficace de signifier que les soldats de la Restauration marchent gaillardement vers le passé.

La lanterne

La lanterne est tournée elle-aussi vers la gauche, accompagnant la retraite des soldats. Elle éclaire la scène secondaire, celle des vivants anonymes, et ignore le mort illustre.

Peut être peut-on y voir l’objet emblématique de la Révolution (les aristocrates à la lanterne), potence inoffensive sous laquelle défilent maintenant les massacreurs de la Restauration.

Les éléments du crime : les empreintes

Le sol du chemin est boueux et humide (comme le montre le vague reflet de l’officier), et se prête donc bien aux investigations.  Gérôme n’a pas omis de marquer les empreintes des pieds du maréchal, bien parallèles, à quelque distance du mur. De l’autre côté du chemin, on voit les empreintes des soldats au moment du tir (déjà bien présentes dans le dessin préparatoire). Enfin, au milieu, des traces rejoignent le peloton qui s’en va. Le déroulement des faits est donc parfaitement établi.

Les éléments du crime : les débris fumants

Au milieu des traces de pas, on remarque quatre ou cinq morceaux de papier à moitié consumés, dont certains fument encore. Contrairement à ce qu’un regard moderne pourrait croire, ce ne sont pas des mégots, inconnus en 1815. Mais des calepins, morceaux de papier graissé qui, jusqu’à la fin du XIXème siècle, enveloppaient les balles pour assurer l’étanchéité.

Ces rebuts déchirés et souillés sont une invention saisissante de Gérôme,  métaphore des soldats de tous bords, manipulés et oubliés sur les champs de bataille. Mais aussi, en  particulier, métaphore du maréchal dont le cadavre encore chaud incarne la double figure du Brave et du Couillon, celui qui sert et puis qu’on jette.

Les éléments du crime : le chapeau

La position du chapeau, sur le côté  gauche du corps, rappelle discrètement une vérité historique: Ney ne s’est pas écroulé le chapeau sur la tête, mais brandi à la main pour lancer une dernière bravade :
« Le maréchal ôta aussitôt son chapeau de la main gauche, et, posant la main droite sur sa poitrine, il s’écria d’une voix forte : Soldats, droit au coeur ! » (De Vaulabelle, op cit)

Trio de chapeaux

Le chapeau civil tombé à l’extrême droite fait pendant au bicorne de l’officier à l’extrême gauche. Au milieu, le chapeau de pierre de la coupole ne peut manquer de faire penser à la coupole des Invalides, dôme encore vide en 1815, mais qui coiffera plus tard le tombeau impérial : comme si Napoléon, pétrifié sous forme d’un immense couvre-chef vide, arbitrait de son absence la balance entre ces deux soldats perdus, le vivant et le mort, fidèles et traîtres alternativement.

Une cage de fer ?

Pour rester dans les phrases historiques, on se rappelle la forfanterie de Ney devant Louis XVIII, à propos de Napoléon :  « Sire, je vous le ramènerai dans une cage de fer ». Voilà qui éclaire d’un jour nouveau la petite lanterne :  juste à côté de l’immense coupole, elle pourrait symboliser Bonaparte encagé, à côté de l’Empereur en Gloire.

Dans ce tableau sombre et sobre, Gérôme se risque dans une démarche à contre-courant. Il n’illustre pas une mort héroïque, mais une mort carnavalesque : le petit matin gris évoque un lendemain de bal costumé, une parodie où les soldats du Roi s’habillent en grognards, et le maréchal de France en bourgeois.

Comme le suggère le rempart à l’envers, nous sommes dans un monde cul par dessus tête : des soldats fusillent un maréchal, un bicorne napoléonien réduit au dérisoire orne le chef du chef des fusilleurs, lequel marche derrière la troupe, tandis qu’une coupole géante et vide souligne l’énormité du manque.

Sans l’Empereur, Ney n’est plus qu’un pantin sans pensée, un chapeau creux : sans doute faut-il comprendre qu’avant qu’on ne le fusille, déjà il était mort.

3 : Ney n'est pas mort

22 janvier 2011

A force de gommer tout élément dramatique, le parti-pris de sobriété finit par aboutir à une sorte d’ambiguïté visuelle, bien ressentie par les contemporains.

« Quoi ! C’est là l’exécution du maréchal Ney ! Ce monsieur habillé de noir, c’est le vainqueur de la Moskowa ! On dirait d’un ivrogne qu’une ronde matinale a dédaigné de ramasser. Vous vous récriez. Plantez un bouchon dans ce mur; à la place de mots à demi effacés « Vive l’empereur! » écrivez « Au bon coin ; » essuyez cette gouttelette de sang qui tâche la joue du buveur étendu, et dites-moi si l’impression générale du tableau est modifiée. » Le bilan de l’année 1868, p 504

Il est vrai que, dans la partie droite du tableau, rien ne souligne qu’il s’agit d’un cadavre. Seule la présence du peloton démontre qu’il s’agit d’une exécution.

Mais de quel genre d’exécution s’agit-il ?

7 décembre 1815, Neuf heures du matin

Gérôme,1868,  Sheffield City Art Galleries.

Les cartouches

Les cartouches fument encore. D’un point de vue policier, elles prouvent que le peloton est parti précipitamment, tout de suite après l’exécution. D’un point de vue symbolique, ces restes fumants dans la boue font écho au corps encore chaud du maréchal. Encore chaud, ou encore vivant ?

L’absence de sang

Un mort, mais pas de sang. Aucune éclaboussure sur le sol, ni sur le mur : à la place, seulement  les lettres rouges de l’inscription vengeresse : « Vive l’Empereur ».
Voici un fusillé particulièrement propre, qui prend soin de cacher toutes les tâches sous son corps.

Les deux inscriptions

Le première, « Vive l’Empereur » résume bien la vie officielle de Ney. Mais que dire de la seconde,  « VIV » qui s’interrompt net à l’endroit et au moment de la fusillade ? Les deux inscriptions signifient- elles que Ney aurait eu deux vies, une lisible, et une occulte ?

Faut-il lire « VIV… » comme VIVant ?

Remarquer le graffiti VIV et, de l’autre côté, les impacts de balles…

Douze balles dans la peau

Achille de Vaulabelle est très précis :
« Ney tombe frappé de six balles à la poitrine, de trois à la tête et au cou, et d’une balle dans le bras. »

Deux balles sur douze se seraient donc perdues. Or, grâce aux empreintes opportunément fournies par Gérôme, nous pouvons reconstituer l’emplacement où se tenait le maréchal. A sa droite, on compte au moins cinq impact de balles sur le mur. Si cinq soldats ont sciemment tiré à droite, les dix blessures de Vaulabelle ne tiennent pas. Et qui dit que les sept autres soldats du peloton n’auraient pas tiré par dessus le mur, vers le jardin ?

Des vétérans de la Grande Armée

« Le maréchal alla se placer de lui-même devant le peloton d’exécution. Ce peloton était composé de soldats vétérans. » De Vaulabelle, op.cit.
N’aurait-on pas pu convaincre des anciens de la Grande Armée d’épargner le Maréchal d’Empire ? D’où son calme extraordinaire…

Face contre terre

Supposons qu’il s’agisse d’une exécution simulée. La meilleure stratégie n’aurait-elle pas été que la fausse victime tombe face contre terre, afin de dissimuler l’absence de blessures ? Et d’abandonner le corps tout de suite, en attendant qu’une autre équipe vienne le récupérer ?

Le coup d’oeil en arrière

Le dernier coup d’oeil de l’officier, qui bizarrement ferme la marche au lieu d’avancer en tête de son peloton, n’a-t-il pas pour but de s’assurer que rien ne cloche ? Ne guette-t-il pas, au delà du cadavre, l’arrivée de la seconde équipe ?

Les habits civils

Quoi de mieux que des habits civils s’il s’agit de fuir discrètement ?

L’exécution à la sauvette

Pour un simulacre d’exécution, autant choisir un endroit inhabituel, à une heure où il n’y a pas grand monde.

L’affaire Peter Stuart Ney

Tous ces éléments troublants constituent l’affaire Peter Suart Ney, du nom d’un français exilé aux Etats-Unis et qui en 1846, à Brownsville, Caroline du Nord , révéla au moment de sa mort qu’il n’était autre que Michel Ney.

La rumeur d’une exécution simulée a fait couler beaucoup d’encre. On suppose que le maréchal, au moment de sa phrase « Soldats, droit au coeur ! », aurait pu frapper de sa main droite une vessie pleine de sang, qu’il tenait cachée sur sa poitrine. Quant aux nécessaires complicités, elles auraient été obtenues par le vainqueur de Napoléon, le Duc de Wellington en personne, qui faisait à cette époque la pluie et le beau temps à Paris. Et pourquoi ? Par solidarité militaire et surtout, par fraternité maçonnique.

Sur cette troublante affaire, le livre de base est  « Historic Doubts as to the Execution of Marshal Ney », James A. Weston,1895

On peut consulter aussi  http://www.napoleonicsociety.com/french/neycazottes.htm

En 1868, Peter Stuart Ney était mort depuis 22 ans. Mais l’affaire ne devient relativement célèbre aux Etats-Unis que vers 1890. En France, à l’époque du tableau, personne ne doutait que Ney ait été exécuté. Difficile donc de soutenir que Gérôme ait délibérément choisi de représenter un simulacre d’exécution, sauf   à supposer qu’il aurait eu vent de la rumeur par ses amis francs-maçons (Bartholdi, de Lesseps…)

Sans doute vaut-il mieux voir ici les pièges de la volonté de moins-dire : jusqu’au moment où l’abstention de l’artiste conduit à la sous-détermination du sujet.

Tout comme le chat de Schrödinger, le Ney de Gérôme est à la fois mort ou vivant. C’est le regard du spectateur qui l’assassine ou le ressuscite.

Pigeon

6 janvier 2011
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L’amène amène ô catacombe
Les mêmes pieds pour la gamine et la gardienne des colombes
Sur l’allée paraphée de fourches
Par mille pigeons amoureux

L’avoir avoir ô téléphone
L’air bourdonne des mêmes voix des monstresses des belladonnes
Et les lourds pigeons me décernent
Leur fiente en message pompeux

Suis-je suis-je ce volatile
Qui abandonne sa pavane et rêve aux pieds d’une mortelle
Dédain enfin compréhensible
Et raison d’être dédaigneux ?

La voir la voir ô ma mémoire
Oeil de pigeon avantageux téléviseur vole trahir
Son home  ses hommes son rire
Ses talons plantés dans les cieux

Tour Fenestrelle

6 janvier 2011
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Un soir de mai dans cette ville provinciale
Comment cataloguer la douceur vespérale
Le couchant effleurant les frontons rosissants
Comme un marquis la joue d’un siècle finissant

Le parc où s’amusaient douairières et bergères
Un orchestre de jazz y joue Washington Square
Et les balustres blonds où Racine rêvait
Ont le même horizon de jardins potagers

Les ombres sans façon se joignent pour la nuit
Sur l’esplanade vide et les martinets fuient
La nasse fuselée de la Tour Fenestrelle
Où la lune a laissé sa monnaie de nickel

Tout est désert qui mène au palais grand-ducal
Une ampoule oubliée brille comme un fanal
Dans l’escalier crasseux d’une tour citadine
Où les regrets ce soir tiennent leur officine

Seule blottie au pied d’un portail dix septième
Training rose entrouvert sur sa peau d’égyptienne
Aïcha nonchalamment caresse son chat noir
En pensant aux garçons en pensant au départ

Gardienne à son insu de la douceur des choses
Elle ne savait pas que tout se recompose
Le temps n’est qu’un soupir soufflant sur un bassin
Un jour une accalmie restaure le dessin

Notre Dame des Doms

6 janvier 2011
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Notre Dame des Doms un jour de janvier tendre
Où les cygnes du parc ont l’air de bien s’entendre
Et chacun de nous deux peut lire dans le ciel
Que c’est un jour bordel à tomber amoureux

Hélas ils n’ont pas su que le ciel parlait d’eux

Un soupir sur une aile

6 janvier 2011
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Et voici que je sème aux ruines ma moisson
Et voici que s’égrenne aux ronces ma saison
Tandis qu’autour de moi tendrement surhumaines
Des femmes ont aimé et peut être moi-même

Et voici que s’abrase au désert ma raison
Tandis qu’autour de moi tourne comme un manège
Le monde où je voulais établir ma maison

Et le plaisir des sens descend comme une neige
Dissimuler l’envie d’une autre floraison
La honte des labours et des mortes-saisons

Quand le plaisir des sens sur ces heures mortelles
Ne pèse guère plus qu’un soupir sur une aile
Qu’un baiser sur un front que je n’ai pas donné
Et que le rêve dans ma tête abandonné

L'autophage

6 janvier 2011
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Il n’ a pas de patrie celui qui vit de soi
Pas de tête où poser sa tête impénitente
Et le doute qui vente
Et la pluie qui nettoie
S’abattent tour à tout sur sa tête sans toi

Rassasié de lui-même
Et toujours en gésine
D’un Autre qui lui soit semblable et différent
Il se bouffe et se rend
Et son envie qui bruine
A chaque nouveau mort s’aiguise et se repent

Quel homme ira jamais aussi loin que soi même
Se dit-il. Mais bientôt bornent cette illusion
Les boueuses raisons
La neige des semaines
Et sa mort qui l’attend derrière l’horizon

Et lorsqu’il se résigne à se rendre à se vendre
A la dernière amie sise au bord du chemin
Son amour parchemin
S’effrite en pluie de cendres
Cette âme n’a plus cours entre ces autres mains.

Jonas

6 janvier 2011
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Dans la charpente de la cathédrale
On perd le sens du ciel et de l’enfer
Perché entre nef et clocher
On attend que le monde croule
Et qu’on s’envole ou bien qu’on coule
Avec un vide sous les pieds
Et ce ciel qui frotte aux ardoises

C’est une coque renversée
Un purgatoire de pénombre
Une carène vagabonde
Et moi Jonas pauvre insensé
Assis sur des poutres transverses
Sous des théories de gibets
Je perds mon sens car tout s’inverse
Je suis bateau nègre négrier
Je suis galère et rame et fouet
Dehors la pluie frappe une averse
Ou l’océan car tout s’inverse

Et moi Jonas pauvre insensé
J’attends que ces temps se finissent
Tout en cherchant un interstice
Pour m’échapper

1 : Les hommes de l'estran

6 janvier 2011

Ce paysage a été exposé par Monet, lors de sa première participation au Salon, en 1865. Il constitue un hommage à la Normandie de son enfance, et le manifeste artistique, plus ambitieux qu’il n’y paraît, d’un jeune peintre de vingt cinq ans.

Monet  La pointe de la Hève à marée basse

(1865), Kimbell Art Museum, Fort Worth

Cliquer pour voir le tableau en grand

Une oeuvre réfléchie

Comme dans les autres marines peintes en 1864, Monet s’attache à traduire picturalement les effets de lumière et les aspects changeants de la mer – ici la marée basse. Mais ce tableau, esquissé sur le vif, bénéficie ensuite d’une élaboration en atelier, où sont rajoutés les personnages : les chevaux, puis la charrette.

Les travailleurs de la plage

Les personnages se regroupent au centre, dans la zone de l’estran, isolés, vus de dos, cheminant vers le fond du tableau. Un petit coin de ciel bleu s’ouvre au milieu de l’immensité grise, comme une espérance au delà du travail harassant, au dessus de cet entre-deux froid et humide.

Trois allures

Chacun avance selon son propre mode de locomotion, de telle sorte que le tableau semble avoir pour but d’ illustrer littéralement, de droite  à gauche, l’expression « à pied, à cheval, en voiture ».

La carriole

L’homme dans la carriole, à gauche de l’estran, à la limite des vagues, lève son fouet  pour faire avancer l’attelage. Comme le montrent les traces de roues dans le sable, la carriole est déjà passée dans l’autre sens, lorsque la mer descendait. Nous sommes maintenant à l’étale, la prospection est terminée, il est temps de rentrer avant que la mer ne remonte.

Les deux chevaux

A droite de l’estran, un  cavalier se retourne vers le piéton resté en arrière : tous deux portent la besace et le bâton des ramasseurs de coquillages. Nous comprenons alors qu’il s’agit de deux compagnons, et qu’ils travaillent en équipe avec l’homme de la carriole, dans laquelle ils viennent périodiquement déverser le contenu de leur besace.

Lenteur ou rapidité

A première vue, le tableau renvoie une impression de lenteur, de difficulté, d’isolement  : la carriole semble bloquée par les rochers qui affleurent, deux chevaux fourbus marquent l’arrêt, un piéton avance péniblement en s’appuyant sur son bâton.

Mais la réalité est inverse : Monet nous montre l’instantané d’une action parfaitement réglée, d’un cycle qui va se répéter tant que la marée sera basse : un pêcheur descend de cheval tandis que l’autre garde les deux montures, il prospecte avec son bâton, puis ramène sa besace à la carriole. L’isolement apparent cache un travail d’équipe, la marche qui semble contrariée est en fait une course contre la montre.

Ce tableau est malicieux : sous couvert d’un symbolisme appuyé –  l’humanité soumise à la malédiction du travail et la marche vers le ciel bleu qui se dérobe –  il se révèle à l’analyse d’un naturalisme assumé. Monet nous décrit très précisément une organisation humaine efficace, permettant d’exploiter, à moindre effort,  la plus grande surface de grève, pendant le temps limité ou elle est découverte.

2 : La marche à la limite

6 janvier 2011

S’il n’est pas symboliste, le tableau  vise plus que la représentation réaliste et le reportage pittoresque. Comme son titre le souligne, il constitue une réflexion sur le phénomène de la marée, autrement dit sur la manière dont le paysage est modifié selon l’heure où on le contemple.

Pour preuve il existe, à la National Gallery, une variante du même paysage  à marée haute,  peinte la même année, pratiquement du même point de vue : les trois ramasseurs de coquillages sont remplacés par trois pêcheurs sur une barque, tandis que sur la mer à gauche, le bateau solitaire est multiplié en une flottille, qui glorifie la haute mer.

Ainsi, dès l’âge de 25 ans, Monet anticipe ses futures recherches sur les modifications de la perception en fonction des conditions naturelles : marée,  saisons, heure du jour…

Mais nous verrons que le sujet du tableau et sa composition, très singulière, en font, sans doute à l’insu de l’artiste, l’illustration d’une théorie de la limite.

Monet  La pointe de la Hève à marée basse


Marée basse

Nous sommes à la fin de la marée basse : la mer, tout comme la carriole, a déjà rebroussé chemin. Le charretier qui brandit son fouet, le cavalier qui se retourne pour héler le piéton, sont les signes discrets d’une urgence : la marée basse est avantageuse, mais dangereuse pour les ramasseurs.

Marée haute

Monet  nous montre la marée basse… mais il nous démontre, indirectement, la marée haute. A l’extrême gauche, les récifs découverts  vont bientôt disparaître, rendant la mer à la navigation. A droite, les deux barques échouées en haut de la plage sont hors d’atteinte des vagues, les digues contrarient l’abrasion, la maison en haut à droite est à l’abri des plus hautes marées : la marée haute est contrôlable et favorable pour les marins-pêcheurs.

De la mer à la plage

De gauche à droite, de la mer à la terre, l’oeil dans le sens de la lecture traverse cinq zones théoriques, illustrées chacune par une présence humaine et un élément naturel.

Bâteau et mer

Première zone : la mer libre, dont l’homme, grâce au bateau, exploite les possibilités d’infinie mobilité.

Rochers, carriole et mer

Deuxième zone : le proche rivage, lieu encore dominé par la mer mais où le roc peut risquer ses pointes et la carriole ses roues.

Hommes, chevaux, mer et sable

La troisième zone est celle du compromis, où la mer, décomposée en flaques – se mêle au roc – dégénéré en grains de sable. Compromis bénéfique, puisqu’il permet de ramasser les coquillages ou les algues, ces créatures bâtardes nées à la fois de la terre de de la mer. Et, qui plus est, de les ramasser facilement : car  le sable mouillé est propice à la marche de l’homme ou du cheval – cette dernière créature, rapide et sauteuse, constituant quant à elle l’avatar terrestre et domestiqué de la vague.

Barques, digues et sable

La quatrième zone, la plage, fait pendant à la deuxième : les barques sont des carrioles sans roues, les digues sont des récifs rationalisés qui, au lieu de pointer inutilement, constituent un barrage efficace contre la puissance abrasive des vagues.

Maison et sable

Enfin la cinquième zone, la maison sur la plage, avec sa cheminée qui fume, fait pendant à la première, le bateau sur la mer. D’un côté la mobilité et le risque, de l’autre l’ancrage et la quiétude.

Une composition rigoureuse

Le tableau, par sa symétrie rigoureuse, illustre les modalités de la lutte entre mer et sable, dont le champ de bataille est l’estran.

Le sujet du tableau, la marée basse, est le moment où ce conflit est en suspens :  la zone centrale, zone tampon entre les forces antagonistes, est aussi une zone temporaire : le mélange des contraires – mer et sable, eau et terre, humain et animal –  est limité dans l’espace, mais aussi dans la durée.

Remarquons que seule la zone centrale est ouverte librement aux piétons : dans la zone 2, les récifs gênent la progression ; dans la zone 4, les digues constituent autant de barrières au passage.

Avec le cadrage choisi par Monet, le jeu des forces naturelles s’effectue latéralement : la mer a reculé de droite à gauche, puis la terre va reculer de gauche à droite. Ce qui ouvre, aux cavaliers  et à leurs bêtes, un chemin transversal : du fond vers le premier plan, puis du premier plan vers le fond, les ramasseurs suivent la ligne de front, exploitent un conflit qui n’est pas le leur, comme des détrousseurs de cadavre.

L’humanité qui nous est montrée ici n’est pas broyée par des forces antagonistes qui la dépassent : au contraire, par son astuce, elle profite du conflit, et en détourne, à son profit, les dépouilles. Dans le grand combat de la nature, l’espèce humaine est celle qui marche à la limite.

Pointe De La Heve