4 Rolla trahit Gervex

11 avril 2011


Rolla Gervex Perspective

 

Un lit bien mal fichu

Visuellement, le lit donne une impression bizarre : sur la gauche, il semble assez étroit, plutôt un lit à une place ; sur la droite, les deux coussins prouvent qu’il est bien à deux places.

En regardant mieux le panneau qui constitue le pied du lit, le pilier du fond devrait monter nettement plus haut, jusqu’à la main de Rolla. Pour rendre cette anomalie moins visible, Gervex a camouflé la pomme de pin terminale sous le couvre-lit bleu.

 

Le point de fuite principal

Toute la partie droite du tableau, la table de nuit, les coussins, les bougies devant le miroir, est organisée selon un point de fuite principal, situé sur l’oeil de l’homme.

 

Le dernier regard de Rolla

Grâce aux fuyantes de la table de nuit, les bijoux sont donc directement connectés à Rolla, créant une ambiguité ironique : son dernier regard de regret est-il pour Marion endormie, ou pour les richesses dilapidées ?

L’interprétation non-cynique, conforme à l’esprit de Musset, est que ce dernier regard  joint le visage de Marion et ses bijoux. Réunissant les perles et le cou, le diadème et le front, symboliquement il la rhabille : Rolla, en définitive, ne regrette rien.

 

Le point de fuite parasite

La raison pour laquelle le lit apparaît mal dessiné est que le pied de lit obéit à un point de fuite différent, difficile à déterminer, mais en tout cas situé très à gauche en dehors du tableau.

 

Un trucage délibéré

Une entorse aussi énorme aux règles de la perspective est forcément délibérée. Quels effets Gervex en attendait-il ?

Si le pied de lit obéissait au point de fuite principal, le panneau ne se verrait absolument pas et la grille du balcon serait complètement dégagée, créant un espace libre sur la gauche. Le  point de fuite parasite a donc pour premier effet de faire apparaître un obstacle, qui « coince » Rolla contre la fenêtre.

Second effet : transformer le lit à deux places, côté Marion, en un lit à une place, côté Rolla : le lit d’illusionniste imaginé par Gervex matérialise la nature illusoire de la prostitution : attirer l’homme, puis l’éjecter.

 

L’homme piégé

Rolla nous apparaît, littéralement, comme un homme coupé en deux, privé de ses jambes.  Ejecté du lit, coincé dans la ruelle, il est incapable de retourner à son seul élément naturel qui est – comme nous le rappellent canne et chapeau – la rue.

Sauf à sauter par la fenêtre, seule issue que lui laisse la construction implacable de Gervex.

 

Un double point de vue

Le double point de fuite induit le possibilité de regarder le tableau de deux manières : soit en s’identifiant à Rolla, l’homme coincé. Soit en se plaçant très à gauche, en dehors du piège.

 

Un piège à quatre temps

Nous pouvons maintenant rassembler les éléments de l’analyse et, en lisant le tableau de droite à gauche, en quatre tranches verticales, expliquer comment la machinerie fonctionne.

Gervex Rolla Structure 

Premier temps : séduction

En bas à droite, les habits sur le fauteuil rappellent l’effeuillage initial, à savoir comment la femme séduit l’homme. Les bijoux « sortis » du chapeau rappellent la réciproque : comment l’homme séduit la femme.

Au dessus, le couple formé par la lampe de chevet et le rideau peut être vu comme une métaphore des amants à ce stade,  l’homme-voyeur et la femme qui relève ses voiles.

 

Deuxième temps : union

En bas, la canne copule avec les froufrous.

Au centre, le sexe de la femme organise l’espace.
Rolla Gervex Miroir
En haut, les bougies, leurs reflets et le miroir, fournissent de riches métaphores de la pénétration : tantôt devant, tantôt dedans.

 

Troisième temps : disjonction

En bas, la mule, virée du pied, a été jetée contre le sol.

En haut, l’homme a été jeté contre la vitre. La femme-miroir de l’acte II est devenue, à l’acte III, une vitre voilée qui ne se laisse plus traverser : l’homme est rendu à sa solitude, acculé contre son reflet.

Ainsi Rolla est un homme non seulement coupé en deux, mais dupliqué : une sorte de Janus sans jambes dont une face regarde son futur qui l’abandonne (Marion endormie) et l’autre son passé révolu (le miroir vide).

 

Quatrième  temps : élimination

En haut à gauche, la place est libre : on comprend que Rolla a sauté.

Au dessous, la courtepointe balancée hors du lit fournit un magnifique raccourci de la vie de débauche : couvrir, puis être rejeté.

Ou bien, sans craindre l’anachronisme, on peut s’amuser à y voir un gigantesque sexe mou, pré-freudien et pré-dalinien : tout ce qui reste après l’amour.

 

La grille de lecture

Le motif de la grille en fer forgé est assez remarquable :

en haut, il prend une forme de pique, à l’image du destin tragique de Rolla ;

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en bas, il prend la forme d’un coeur, à l’enseigne du métier de Marion.

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D’où l’idée de relire le tableau, cette fois, selon des couches horizontales.

 

La femme-sandwich

Sous le signe du pique, la couche supérieure retrace de droite à gauche, comme nous l’avons vu, les quatre temps de la dernière nuit  de Rolla : d’abord il a regardé (lampe) Marion qui se déshabillait (rideau) ; puis il l’a aimée (bougie, miroir) ; maintenant il la regarde dormir ; enfin, dans un instant, il sautera par la fenêtre.

La couche centrale, à l’enseigne du coeur, héberge le corps désirable de Marion.

La couche inférieure n’est marqué par aucun motif de ferronnerie révélateur : à la place, la signature Gervex. Cette couche héberge les amours virtuelles d’un homme et d’une femme, résumés à leurs vêtements. Marion et Rolla, pour sûr.  Sinon,  qui ?

Si Gervex avait pu signer en dehors du tableau, assurément  il l’aurait fait. En plaçant son nom le plus à gauche possible, il nous indique l’issue de secours et se pose, très clairement, comme celui qui ne se laisse pas prendre à son propre piège.

Mais en est-on si sûr ? En est-il, lui-même, si sûr ? A l’extrême droite de la souricière se trouvent les appâts qui déclenchent la mécanique. Emblèmes du débauché et de la prostituée, la canne et le corset évoquent insidieusement une autre situation tout aussi marginale, qui elle aussi  tire  ses revenus de l’art de séduire et de la force de provoquer : pourquoi ne pas y reconnaître un énième avatar des attributs du peintre, le pinceau qui embroche la palette ?

La tranche signée Gervex  prendrait alors une signification plus profonde. Plutôt qu’une copulation virtuelle entre Rolla et Marion , elle montrerait, dans sa crudité,  l’acte même de peindre : effeuiller la réalité, la prendre, et puis la perdre.

Et qui dit que Gervex ne portait pas de chapeau-claque ?

Gervex Rolla Synthèse
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1 Le coeur révélateur

6 avril 2011

En 1883, Redon illustre quatre nouvelles de Poe, tirées des « Nouvelles histoires extraordinaires ». Ces fusains ont en commun de proposer, chacun, une sorte de « clin d’oeil » du dessinateur au spectateur. Ils vont être présenté dans l’ordre où les nouvelles apparaissent dans le recueil. A vous de deviner les clins d’oeil.

Le coeur révélateur

Odilon Redon,  1883, Santa Barbara, Museum of Art

Odilon Redon Coeur Revelateur

Résumé de la nouvelle

Le narrateur – un fou – est obsédé par l’oeil d’un vieillard, au point qu’il n’a d’autre possibilité que de le tuer. Après l’avoir guetté plusieurs nuits par l’entrebâillement de la porte,  il l’assassine, puis cache le corps sous le parquet. Mais le coeur du mort, inexplicablement, se remet à battre et désigne l’assassin aux policiers.

Les passages-clé

Redon ne nous propose pas une illustration littérale, mais une sorte de condensation graphique de plusieurs passages-clé de la nouvelle.

L’oeil noir dessiné par Redon est-il celui du vieillard ? Non, car celui-ci est bleu et blanc, et c’est justement cette caractéristique qui le rend insupportable pour le fou :
« Un de ses yeux ressemblait à celui d’un vautour, — un œil bleu pâle, avec une taie dessus. Chaque fois que cet œil tombait sur moi, mon sang se glaçait ; et ainsi, lentement, — par degrés, — je me mis en tête d’arracher la vie du vieillard, et par ce moyen de me délivrer de l’œil à tout jamais. »

A l’inverse, l’oeil de Redon est-il celui du fou, qui vient chaque nuit épier le viellard  ?
« Chaque nuit, vers minuit, je tournais le loquet de sa porte, et je l’ouvrais, — oh ! si doucement ! Et alors, quand je l’avais suffisamment entrebâillée pour ma tête, j’introduisais une lanterne sourde, bien fermée, bien fermée, ne laissant filtrer aucune lumière ; puis je passais la tête.
…Quand ma tête était bien dans la chambre, j’ouvrais la lanterne avec précaution, — oh ! avec quelle précaution, avec quelle précaution ! — car la charnière criait. — Je l’ouvrais juste assez pour qu’un filet imperceptible de lumière tombât sur l’œil de vautour. »

Donc, puisque les planches sont éclairées, la fente que nous montre Redon ne peut pas représenter l’entrebâillement de la porte ni l’oeil du fou, vus de l’intérieur de la chambre.

Dernière possibilité : la fente est celle du parquet, comme semble l’indiquer la ligne séparant les deux planches de gauche.
« Je coupai la tête, puis les bras, puis les jambes. Puis j’arrachai trois planches du parquet de la chambre, et je déposai le tout entre les voliges. Puis je replaçai les feuilles si habilement, si adroitement, qu’aucun œil humain — pas même le sien ! — n’aurait pu y découvrir quelque chose de louche. »

La encore, l’oeil ne peut pas être celui du vieillard mort juste avant de refermer le plancher – il serait soit bleu, soit clos. Ni celui de l’assassin vu par dessous, car les planches ne seraient pas éclairées.

La nouvelle : une lecture possible

La nouvelle met en scène l’affrontement, non  pas de  deux personnages, mais de deux sens personnifiés, et de deux organes.

Dans la première partie, le Crime, l’organe dominant est l’Oeil. A l’acuité visuelle du narrateur s’oppose l’ouïe exacerbée du vieillard, qui entend venir son bourreau, mais ne peut le voir. L’assassin veut l’exclusivité de la Vue, et remporte une première victoire, lorsque le parquet se referme sur la paupière close du vieillard, le privant doublement de ce sens.

Dans la seconde partie, le Châtiment, la situation se renverse :  l’organe dominant est le Coeur, doublement invisible à l’intérieur du corps mort et sous le plancher. Et l’Ouïe prend progressivement le pas sur la Vue, jusqu’à la victoire finale :
« Quand j’eus fini tous ces travaux, il était quatre heures, — il faisait toujours aussi noir qu’à minuit. Pendant que le timbre sonnait l’heure, on frappa à la porte de la rue. Je descendis pour ouvrir avec un cœur léger, — car qu’avais-je à craindre maintenant ? Trois hommes entrèrent qui se présentèrent, avec une parfaite suavité, comme officiers de police. Un cri avait été entendu par un voisin pendant la nuit. »

« …mais le bruit dominait toujours, et croissait indéfiniment. Il devenait plus fort, — plus fort ! — toujours plus fort ! Et toujours les hommes causaient, plaisantaient et souriaient. Était-il possible qu’ils n’entendissent pas ?
« Misérables ! — m’écriai-je, — ne dissimulez pas plus longtemps ! J’avoue la chose ! — arrachez ces planches ! c’est là ! c’est là ! — c’est le battement de son affreux cœur ! »

Ainsi, à l’oeil de vautour du début s’est substitué l’affreux cœur : une obsession a chassé l’autre, mais le Crime n’a pas suffi à abolir la Folie.

Le clin d’oeil de l’artiste

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Le fusain : une lecture possible

Le fusain se réfère clairement à la partie « Vue » de la nouvelle, même s’il ne l’illustre pas littéralement : l’oeil n’est ni celui du fou, ni celui de vieillard. Sans doute, dans une époque pétrie de références hugoliennes, était-il compris comme l’oeil de la justice immanente ( le célèbre vers , « l’oeil était dans la tombe et regardait Caïn » date de 1859, mais en 1883 venait justement de paraître le troisième et dernier volume de La légende des Siècles).

On peut aussi l’interpréter comme l’Oeil-organe, limité au réel, et qui a besoin d’un entrebâillement pour voir (porte, plancher, paupières).

En contraste, les deux « yeux » que Redon a rajouté dans le bois du plancher, l’un ouvert et l’autre clos, n’ont pas besoin de fente : ce sont des yeux imaginés, et donc capables d’écouter, au travers de la matière, le coeur battant de l’Imaginaire.

2 Bérénice

6 avril 2011

Les dents de Bérénice

Odilon Redon, 1883, MoMA,  New York

Odilon Redon Bérénice

Résumé de la nouvelle

Egæus et sa cousine Bérénice ont toujours vécu dans le manoir héréditaire. Egæus ne quitte pas sa bibliothèque et ne vit que par l’intellect, tandis que Bérénice court les collines. Progressivement, un mal étrange la frappe, qui l’amaigrit et dévoile ses dents lorsqu’elle sourit. Cette vision obsède Egæus au point que, Bérenice étant morte, il profane sa tombe et la défigure pour dérober ces fatidiques dents. Horreur : Bérénice était seulement tombée en catalepsie.

Les phrases-clé

Egæus est le paradigme de ceux qui ne voient que par l’esprit  :
« Dès longtemps, on appelait notre famille une race de visionnaires« .

Pour lui, la réalité et l’imaginaire sont dans des rapports inversés :
« Les réalités du monde m’affectaient comme des visions, et seulement comme des visions, pendant que les idées folles du pays des songes devenaient en revanche, non la pâture de mon existence de tous les jours, mais positivement mon unique et entière existence elle-même ».

Il est bien conscient du caractère pathologique de son  intellectualisme exacerbé :
« Mes livres, à cette époque, s’ils ne servaient pas positivement à irriter le mal, participaient largement, on doit le comprendre, par leur nature imaginative et irrationnelle, des qualités caractéristiques du mal lui-même ».

Subitement, la vue de la dentition malade de Bérénice déclenche chez lui une obsession dévorante :
« Dans le nombre infini des objets du monde extérieur, je n’avais de pensées que pour les dents. J’éprouvais à leur endroit un désir frénétique. Tous les autres sujets, tous les intérêts divers furent absorbés dans cette unique contemplation. Elles — elles seules — étaient présentes à l’œil de mon esprit, et leur individualité exclusive devint l’essence de ma vie intellectuelle ».

Pourquoi cette obsession ? Parce que  l’appétit boulimique d’abstraction a réussi à transformer les dents, choses particulièrement concrètes, en leur contraire absolu :
« je croyais plus sérieusement que toutes les dents étaient des idées. Des idées ! — ah ! voilà la pensée absurde qui m’a perdu ! Des idées ! — ah ! voilà donc pourquoi je les convoitais si follement ! Je sentais que leur possession pouvait seule me rendre la paix et rétablir ma raison. »

A l’apogée de l’obsession, une hallucination apparaît à Egæus dans sa chambre-bibliothèque  : « le fantôme des dents maintenait son influence terrible au point qu’avec la plus vivante et la plus hideuse netteté il flottait çà et là à travers la lumière et les ombres changeantes de la chambre. »

C’est juste après cette apparition du fantôme des dents  que Bérénice meurt – du moins son cousin le croit-il.

La nouvelle : une lecture possible

Chacun des deux habitants du manoir développe la pathologie qui lui ressemble : Bérénice,  qui vit dans le concret, subit des éclipses de la réalité (catalepsie) tandis qu’Egæus, ce prince de l’abstraction, subit des éclipses de la raison (hallucination). Les deux pathologies s’additionnent pour conduire à l’horreur finale, où Egæus, obnubilé par son obsession, défigure sa cousine vivante.

Simultanément, les emblèmes des deux personnages sont entraînés dans le même processus de déliquescence  : d’une part,  la dentition de Bérénice, symbole de son appétit de vivre, laisse place à  un rictus maladif ; d’autre part les livres d’Egæus,  réceptacles des idées qui étaient sa raison d’être, perdent tout intérêt comparés aux dents.

Ainsi, la nouvelle développe la description clinique d’un processus d’abstraction qui se détraque : au lieu d’aller de la chose à l’idée, la perversion d’Egæus consiste à prendre une chose  – les dents – pour une idée ; suite à quoi la chose « déréalisée » se venge, en se rematérialisant sous forme d’hallucination. La chose vue devient ainsi, à l’issue, une chose-vision. Et la fausse morte, un vrai cadavre.

Le clin d’oeil de l’artiste

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Le fusain : une lecture possible

Redon, pour une fois, a illustré un passage précis de la nouvelle : celui de l’hallucination d’Egæus, où le fantôme des dents flotte devant la bibliothèque.

De plus, en soulignant l’analogie formelle entre les dents et les livres (renforcée par le décor en oves de l’étagère), il trouve le moyen d’illustrer l’obsession d’Egæus : « je croyais que toutes les dents étaient des idées ».

3 La barrique d'amontillado

6 avril 2011

La Folie ou Méphisto

Titre original : La barrique d’Amontillado, bonnet de clochettes

Odilon Redon, 1883, Paris, Musée d’Orsay

Odilon Redon Folie Mephisto Barrique Amontillado

Résumé de la nouvelle

En raison de mille injustices non précisées, le narrateur, Montrésor, décide de se venger de son ami Fortunato, un italien connaisseur en vins. Sous prétexte de lui faire goûter une barrique d’amontillado,  il l’entraîne dans le coin le plus reculé de ses caves et l’emmure vivant.

Les phrases-clé

Le plan du meurtrier ne peut réussir que parce que Fortunato est ivre :
« Un soir, à la brune, au fort de la folie du carnaval, je rencontrai mon ami. Il m’accosta avec une très chaude cordialité, car il avait beaucoup bu. Mon homme était déguisé. Il portait un vêtement collant et mi-parti, et sa tête était surmontée d’un bonnet conique avec des sonnettes. »

Avec beaucoup d’habileté, jouant à la fois sur le désir et la vanité, le narrateur accompagne Fortunato dans sa dernière descente de cave :
« La démarche de mon ami était chancelante, et les clochettes de son bonnet cliquetaient à chacune de ses enjambées.
— La pipe d’amontillado ? — dit-il.
— C’est plus loin, — dis-je — …
Il se retourna vers moi et me regarda dans les yeux avec deux globes vitreux qui distillaient les larmes de l’ivresse. »

Une fois enchaîné et emmuré, Fortunado rit encore  :
« Une très bonne plaisanterie, en vérité ! — une excellente farce ! Nous en rirons de bon cœur au palais, — hé ! hé ! — de notre bon vin ! — hé ! hé ! hé ! »

Son dernier signe de vie est dérisoire :
« J’introduisis une torche à travers l’ouverture qui restait et la laissai tomber en dedans. Je ne reçus en manière de réplique qu’un cliquetis de sonnettes. »

La nouvelle : une lecture possible

Le triomphe du paranoïaque sur l’alcoolique : la nouvelle illustre la prise de possession progressive d’un esprit calculateur – qui se dit rationnel tout en étant obsédé par un besoin de vengeance totalement irrationnel, sur un esprit faible : vaniteux, jouisseur, amical et crédule.

Plusieurs thèmes paradoxaux s’entrelacent  : l’infortuné Fortunado ; la victime qui rit ; l’ivresse froide de la vengeance opposée à l’ivresse joyeuse ; le vrai fou, qui n’est  pas celui que son costume désigne.

Le clin d’oeil de l’artiste

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Le fusain : une lecture possible

Le fusain  illustre le moment de suspens où Fortunado se retourne et regarde son assassin  « dans les yeux, avec deux globes vitreux qui distillaient les larmes de l’ivresse ».

Ce regard en arrière pourrait amorcer un retournement de situation, la remontée vers le réel, depuis les bas-fonds du mensonge et de l’ivresse. Mais bien au contraire, il signe pour Fortunado la perte définitive de toute lucidité : Redon nous montre l’instant précis où les yeux fous et les clochettes du fou s’assimilent.

A l’arrière-plan,  on devine une porte condamnée par des clous : l’arcade de la porte fait écho à la courbe du bonnet. Ainsi préfigure-t-elle le destin imminent de Fortunado : bientôt ferré et condamné.

4 Le masque de la Mort Rouge

6 avril 2011

Le masque de la mort rouge

Odikon Redon, 1883, New York, MoMA

Odilon Redon Masque Mort Rouge

Résumé de la nouvelle

Pour échapper à la peste, le prince Prospero s’est enfermé depuis plusieurs mois, avec un millier d’amis, dans une abbaye fortifiée. Un soir, il donne un bal masqué. Quelques minutes avant chaque heure, une horloge d’ébène joue un son puissant et musical, qui fait taire les convives et suspend momentanément l’orgie. Puis l’heure sonne et la fête reprend.

Mais juste après le dernier coup de minuit, un nouveau convive traverse la fête, vêtu d’un suaire et caché derrière un masque de cadavre. Exaspéré par cette inconvenance, le prince se lance à sa poursuite avec un poignard mais tombe, raide mort. Les convives s’emparent de l’intrus, lui ôtent son linceul et son masque, sous lesquels « ne logeait aucune forme humaine », sinon la Mort Rouge elle-même. Tous tombent à leur tour, et meurent.

Les phrases-clé

Poe explique longuement l’effet habituel de l’horloge sur les convives :
« … quand l’aiguille des minutes avait fait le circuit du cadran et que l’heure allait sonner, il s’élevait des poumons d’airain de la machine un son clair, éclatant, profond et excessivement musical, mais d’une note si particulière et d’une énergie telle, que d’heure en heure, les musiciens de l’orchestre étaient contraints d’interrompre un instant leurs accords pour écouter la musique de l’heure; les valseurs alors cessaient forcément leurs évolutions; un trouble momentané courait dans toute la joyeuse compagnie; et, tant que vibrait le carillon, on remarquait que les plus fous devenaient pâles, et que les plus âgés et les plus rassis passaient leurs mains sur leurs fronts, comme dans une méditation ou une rêverie délirante. Mais quand l’écho s’était tout à fait évanoui, une légère hilarité circulait, par toute l’assemblée; les musiciens s’entre-regardaient et souriaient de leurs nerfs et de leur folie, et se juraient tout bas, les uns aux autres, que la prochaine sonnerie ne produirait pas en eux la même émotion. »


Le lecteur est donc préparé à comprendre comment, à minuit, ce fonctionnement va diverger :
« Et la tête tourbillonnait toujours, lorsque s’éleva enfin le son de minuit de l’horloge. Alors, comme je l’ai dit, la musique s’arrêta; le tournoiement des valseurs fut suspendu; il se fit partout, comme naguère, une anxieuse immobilité. Mais le timbre de l’horloge avait cette fois douze coups à sonner; aussi il se peut bien que plus de pensée se soit glissée dans les méditations de ceux qui pensaient parmi cette foule festoyante. Et ce fut peut-être aussi pour cela que plusieurs personnes parmi cette foule, avant que les derniers échos du dernier coup fussent noyés dans le silence, avaient eu le temps de s’apercevoir de la présence d’un masque qui jusque-là n’avait aucunement attiré l’attention. Et, la nouvelle de cette intrusion s’étant répandue en un chuchotement à la ronde, il s’éleva de toute l’assemblée un bourdonnement, puis, finalement de terreur, d’horreur et de dégoût. »

La nouvelle : une lecture possible

Poe s’attache ici à traduire un nouvelle pathologie mentale : la psychose collective. Prospero, phobique de la peste, s’enferme en compagnie de ceux qui partagent la même anxiété. La fête forcée, les masques, illustrent ce déni partagé. Seule l’horloge, quelques minutes avant chaque heure, rappelle chacun au principe de réalité.

L‘ « ironie blasphématoire » de la chute consiste en ce que le seul masque réaliste dissimule la mort réelle. Tandis que les masques factices ne cachent que des faux-vivants, qui s’écroulent instantanément, tués moins par la peste que par le retour du réel.

Le clin d’oeil de l’artiste

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Le fusain : une lecture possible

On pourrait reconnaître dans l’homme à l’épée le prince Prospero s’apprêtant à poursuivre le suaire, que suggèrerait la forme noire, à sa droite. Mais le fait que l’horloge marque minuit moins cinq oblige à une autre lecture : nous sommes juste au début de la dernière période de suspens, l’horloge vient de commencer sa musique et tous, masques et soldats, se figent dans une « anxieuse immobilité ».

Redon a transformé en plume l’aiguille des minutes. Peut être cette invention graphique trouve-t-elle sa source dans une métaphore lue dans Bérénice, « la fuite silencieuse des heures au noir plumage ». Mais elle a surtout pour objet de synthétiser, avec une économie radicale de moyens, le fonctionnement même de la nouvelle : presque toutes les minutes sont dédiées à la fête, au déguisement, au plumage. Mais mécaniquement, il faut bien que l’aiguille de plume, à chaque heure, passe sous l’aiguille d’acier.

L’écart entre les deux aiguilles, c’est le temps qui reste à la fiction avant que le réalité ne la poignarde…

5 Quatre clins d'oeil

6 avril 2011

En définitive, pourquoi Redon a-t-il sélectionné ces quatre nouvelles pour ses fusains de 1883  ?

Dans les Nouvelles Histoires Extraordinaires, Le coeur révélateur se trouve juste avant Bérénice : les deux démontent la mécanique impitoyable de l’obsession , qui se fixe  d’abord sur un organe haï ou désiré (l’oeil ou les dents) pour finir par le crime, autrement dit la prise de possession complète du corps de l’autre.

Coeur Révélateur Odilon Redon Clin d'OeilBérénice Odilon Redon Clin d'Oeil.

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Plus loin dans le recueil, la Barrique d’Amontillado et Le masque de la Mort Rouge sont également consécutives  : l’une nous montre un homme déguisé en fou, l’autre des fous déguisés en hommes. L’un décrit la mort par enfermement, l’autre la mort malgré l’enfermement.

Barrique Amontillado Odilon Redon Clin d'Oeil

Masque Mort Rouge Odilon Redon Clin d'Oeil.
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Mais ce qui a dû retenir l’intérêt de l’illustrateur est que les trois premières nouvelles racontent un crime à la première personne, du point de vue du criminel (la dernière étant un massacre,  rapportée du point de vue de l’historien).

Aussi, dans les fusains :

  • le Coeur révélateur nous montre  un oeil ressuscité, qui sidère le criminel
  • Bérénice illustre l’hallucination d’Egæus
  • La barrique d’amontillado saisit Fortunado regardant son bourreau.

Quant au dernier fusain, nous comprenons maintenant que ces faces stupéfaites sont représentées du point de vue de la Mort Rouge elle-même, qui vient de faire irruption dans la fête.  L’illutrateur ici surpasse l’auteur, en osant ce que Poe n’avait pas risqué : montrer le massacre imminent, du point de vue de la Peste elle-même.

Dans ces fusains magistraux, tous quatre vus par l’Oeil du Mal, Redon expérimente le procédé du clin-d’oeil, et propose « des images potentielles, qui ne deviennent actuelles qu’avec la participation active du spectateur » (Odilon Redon Prince du Rêve, sous la direction de Rodolphe Rapetti, Edition de la RMN, 2011, p 37 , p 176, p 177).

Ce jeu sur les analogies formelles anticipe les recherches surréalistes : les yeux du parquet, les dents-livres, le regard-clochette et les minutes-plumes attendront encore deux générations avant de devenir des exercices de style.

1 A quoi sert midi (dans la journée)

27 février 2011

« Midi le juste » disait Paul Valéry.

  • « Juste » au sens d’équitable, puisqu’il partage la journée en deux moitiés égales.

  • Mais aussi « juste » au sens d’exact : c’est un instant qu’on sait pourvoir déterminer avec précision, même si nous avons tous oublié comment faire.

  • Enfin, « juste » au sens d’indiscutable : le jugement de midi s’impose à tous.


A quoi sert midi ? En premier lieu, à  fixer un repère dans la journée : équitable, exact, et acceptable par tous.

Saint-remy-de-provence-c


Durée et heure

Mesurer une durée n’est pas si difficile : nous  avons mis au point un grand nombre de dispositifs plus ou moins sophistiqués (clepsydre, sablier, horloge, horloge atomique) qui rendent ce service avec la précision souhaitée.

Promulguer une heure est une autre paire de manches : encore faut-il s’entendre sur un point de repère commun, à partir duquel nous allons mesurer les durées.


Un premier candidat

L’instant du  lever ou du coucher du soleil pourrait être un bon candidat, une fois précisée la définition : l’instant où le bord du disque frôle l’horizon, ou celui où le milieu du disque le franchit, une ou deux minutes plus tard (cette dernière convention étant celle des éphémérides) ?

Premier  inconvénient, le relief. On ne dispose pas partout d’un horizon plat :  en montagne, l’instant du lever du soleil diffère si l’on se déplace de quelques mètres.

Second inconvénient, l’altitude. Cet effet est loin d’être négligeable : un guetteur en haut d’un phare de 100m verra le soleil se lever environ 75 secondes avant une personne restée en bas.


Il y a zénith et zénith

Puisque ni le lever ni le coucher ne donnent un repère parfait, il est logique d’essayer le  seul point particulier qui nous reste dans la trajectoire du soleil, celui où il passe à son plus haut.

La langue courante appelle « zénith » ce point de culmination : appellation abusive car le zénith est la verticale d’un lieu.  Or  le soleil ne passe à 90° au dessus d’un lieu que très rarement : seulement deux fois par an, et seulement pour la zone située entre les deux tropiques.

A la latitude de Paris (48° 51 »), le point de culmination du soleil varie entre  65° au dessus de l’horizon (le plus haut, au solstice d’été) et 18° (le plus bas, au solstice d’hiver).


Comment déterminer midi solaire ?

Plutôt que de d’observer directement le soleil, il est plus confortable et plus précis d’observer une ombre. N’importe laquelle fait l’affaire, mais plus l’objet sera haut, plus il devrait être facile de déterminer le moment où l’ombre cesse de décroître et recommence à croître.

En fait, il est impossible de déterminer ainsi l’instant de l’inversion, car l’ombre à son plus court reste stationnaire pendant une bonne heure. Heureusement, il existe une astuce.


Tracer la méridienne

Puisque une observation sur un court moment n’est pas assez précise, élargissons le problème et suivons l’évolution de l’ombre pendant une journée complète. Plantons un piquet vertical (on l’appelle pompeusement un gnomon) et marquons sur le sol,  à plusieurs moments de la journée, l’emplacement de sa pointe. Il en résulte une courbe en forme d’arc, plus ou moins ventrue selon la saison. Quelle que soit sa forme, nous savons que « midi le juste » se trouve en plein milieu.

Mais comment déterminer ce milieu, alors que nous ne connaissons pas précisément les bouts ? Que nous avons tracé la première marque le matin et la dernière le soir, à des moments pas forcément symétriques ?

C’est en exploitant non pas les bouts ni la portion centrale,  mais le tracé dans sa globalité que nous allons pouvoir déterminer son milieu avec toute la précision souhaitable Pour cela, attachons une ficelle à la base du piquet, et traçons un cercle qui coupe en deux points notre arc solaire. Traçons la droite qui relie ces deux points, prenons son milieu, et traçons une autre droite entre  ce milieu et le piquet : nous avons la méridienne du lieu, autrement dit la ligne qui relie le Nord et le Sud géographiques.

(Cette méthode est illustrée dans http://www.ac-reims.fr/datice/astronomie/physique/temps/definitions.htm)

Leçons

  • Midi est le seul de moment de la journée qu’on peut déterminer de manière naturelle, avec un piquet et une ficelle

  • Le justesse de Midi est la même que celle du soleil

  • Pour voir plus précis, quelquefois il faut voir plus large.

2 A quoi sert midi (dans l'année)

27 février 2011

Non content de fixer un point de repère commun dans la journée, midi permet également de fixer quatre points de repères dans l’année : les jours de changement des saisons.

gnomon

Notre gnomon tout simple n’est pas seulement une horloge :

c’est aussi un calendrier.


La Terre tourne autour du soleil

Contrairement à la croyance persistante, les saisons ne correspondent pas au fait que la Terre, ayant une orbite elliptique, chaufferait en se rapprochant du soleil et refroidirait en s’éloignant. Dans ce cas, l’hiver arriverait en même temps pour  toute la planète : or nous savons bien  que l’hiver dans l’hémisphère Nord correspond à l’été dans l’hémisphère Sud.

De nos jours, la Terre est au plus près du soleil (au périhélie de son orbite) début janvier : de ce fait l’hiver boréal devait être légèrement plus chaud que l’hiver austral (en juillet), mais il faut tenir compte aussi de l’influence inverse de la surface des océans, bien plus importante dans l’hémisphère Sud.

Si la distance de la terre au soleil à une influence, faible et complexe, sur le climat, elle n’a rien à voir avec le mécanisme même des changements de saison.


La Terre tourne sur elle-même

Le mécanisme des saisons tient en fait à une seule chose : le fait que l’axe Nord-Sud – selon lequel la terre tourne sur elle-même –  n’est pas perpendiculaire au plan selon lequel elle tourne autour du soleil (plan de l’écliptique). Cet axe est incliné de 23°26″ » (de nos jours) et se translate tout au long de l’année parallèlement à lui-même.

On comprend alors qu’en deux points opposés de l’orbite, l’axe se trouvera incliné dans le plan des rayons solaires ; l’inégalité entre des deux hémisphères sera alors à son comble, celui qui présente son Pôle au soleil aura l’ensoleillement maximal et les journées les plus longues : ce sont les solstices d’été et d’hiver.

En deux autres points  intermédiaires, l’axe se trouvera incliné dans un plan perpendiculaire aux rayons : son inclinaison n’aura donc plus aucun rôle dans l’ensoleillement, les deux hémisphères seront à parfaite égalité,  le jour et la nuit auront la même durée de douze heures en tous les points du globe : ce sont les équinoxes de printemps et d’automne.


Le soleil tourne autour de la Terre

La vision héliocentrique satisfait l’esprit, mais elle ne nous dit pas où le soleil va se lever demain matin, derrière le poirier ou derrière le cerisier. Ni si la table de l’apéro sera encore dans l’ombre à midi. Pour répondre à ces importantes questions, il nous faut passer en vision géocentrique, ce qui n’est pas si évident.

Heureusement, nous disposons en nue propriété d’une petite partie de l’axe de rotation de la Terre : la méridienne, que l’ombre du bâton nous a permis de tracer (voir A quoi sert midi dans la journée) , et qui nous donne ponctuellement  le midi solaire chaque jour.


La sphère céleste

Si nous avons la curiosité de sortir plusieurs nuits de suite et à des heures différentes pour admirer notre méridienne, nous constaterons qu’il y a au dessus-d’elle une étoile qui ne bouge pas, tandis que toutes les autres étoiles tournent en permanence. Pour pouvoir retrouver facilement cette étoile fixe, nous inclinerons dans sa direction le piquet qui nous a servi à tracer la méridienne.

En pensant en babylonien, nous dirons que la sphère céleste tourne autour d’un axe qui passe par l’Etoile Polaire.

Manière géocentrique de traduire l’énoncé héliocentrique : l’axe de la Terre se translate toute l’année parallèlement à lui-même.


La trajectoire apparente du soleil

Le soleil décrit dans le ciel une trajectoire en arc de cercle. Puisque toutes les étoiles décrivent des cercles autour de l’Etoile Polaire, le soleil doit aussi décrire un arc de cercle de la même famille. Pour le vérifier, utilisons notre piquet, qui de jour comme de nuit nous indique la direction de l’Etoile Polaire, et fichons un carton sur le piquet. Si le carton est bien perpendiculaire  au piquet, l’ombre de l’extrémité tracera un cercle parfait, centré sur le trou de passage. En été, lorsque le soleil est haut, le cercle sera plus petit ; en hiver il sera plus grand : le soleil tourne dans un plan perpendiculaire au piquet.

Puisque le soleil décrit un cercle, les rayons qui passent par l’extrémité du piquet décrivent un cône : si le carton sur lequel se projette l’ombre n’est pas perpendiculaire au piquet, le lieu de l’ombre ne sera plus un cercle, mais un arc d’hyperbole : c’est ce que nous avons observé lorsque, pour trouver la méridienne, nous avons tracé sur le sol la courbe de l’ombre du gnomon.


Le soleil selon la saison

Représentons-nous la sphère céleste comme une énorme saladier posé à l’envers sur notre jardin, et regardons en direction du Sud. La trajectoire du soleil est un cercle tracé en oblique sur le saladier, qui part le matin sur notre  gauche (vers l’Est), passe au plus haut en face de nous,   et se termine le soir sur la droite (vers l’Ouest).   Puisque le soleil tourne toujours autour de l’axe polaire, les différents cercles qu’il va tracer sur le saladier tout au long de l’année sont tous parallèles entre eux, comme sur une tomate tranchée.

Au solstice d’hiver, la tranche est la plus basse, donc la plus courte de l’année : les points de départ et d’arrivée sont en avant de nous, rapprochés de part et d’autre du Sud.

En avançant vers le printemps, la trajectoire s’élève, donc les extrémités gauche et droite reculent et s’écartent : à l’équinoxe de printemps, le soleil se lève exactement à notre gauche (l’Est) et se couche à notre  droite (l’Ouest). Ceci correspond, en vision héliocentrique, au moment où le soleil est perpendiculaire à l’équateur terrestre (donc au zénith, pour un habitant de l’équateur).

Puis la trajectoire apparente continue de s’élever jusqu’au solstice d’été et les points de départ et d’arrivée reculent derrière nous, vers le Nord-Est et le Sud-Ouest.


Déterminer les équinoxes

Pour trouver le jour de l’équinoxe, il faut tracer à partir de notre piquet la ligne perpendiculaire à la méridienne, qui nous donnera donc l’Est et l’Ouest géographiques : le jour des équinoxes, le soleil se présentera sur cet axe, et l’ombre du piquet ne décrira plus une hyperbole, mais se projettera toute la journée sur cette droite. La méthode est assez peu précise, à cause de la réfraction au niveau de l’horizon, qui crée une incertitude sur le moment du lever et du coucher.

De plus les équinoxes sont déterminés par la position de la terre par rapport au soleil, non par sa rotation sur elle même : il n’y a donc aucune raison pour que leur moment précis coïncide avec le lever ou le coucher du soleil dans votre jardin.

Là encore, c’est midi solaire qui va tirer d’embarras les astronomes : en mesurant tous les jours la hauteur du soleil à midi avec une lunette dite « méridienne » (c’est à dire mobile uniquement dans le plan Nord-Sud), il vont trouver, par interpolation, le moment précis où le soleil a traversé l' »équateur » céleste.


Déterminer les solstices

Les  solstices correspondent au jour où, sur l’horizon, le mouvement des points de lever et de coucher s’inverse : ils cessent de se rapprocher l’un de l’autre (solstice d’hiver) ou de s’écarter (solstice d’été).

Nous sommes confrontés ici à une double imprécision : celle de mesurer des points à l’horizon (comme pour l’équinoxe), et celle de l’effet de plateau lorsqu’insensiblement un mouvement s’inverse (la plage d’inversion s’étale ici sur plusieurs jours, tout comme la plage de culmination journalière s’étale sur deux heures).


La bonne méthode, celle de Ptolémée, consiste à se placer à midi (pour lever les imprécisions sur l’horizon) et à élargir le problème. On mesure la hauteur du soleil à midi sur une vingtaine de jours avant et après le solstice, jusqu’à ce qu’on tombe sur deux jours (en dehors du plateau) où la hauteur apparente est identique : le solstice tombe pile entre ces deux dates (avec une précision de 6 heures).


Leçons

  • Pour comprendre les saisons, il faut réfléchir en copernicien, et regarder en babylonien.

  • Passer du point de vue héliocentrique au point de vue géocentrique fait mal à la tête : notre cerveau n’est pas conçu pour regarder en même temps la grande roue depuis la foire, et la foire depuis la grande roue.

  • Le soleil se déplace sur un saladier renversé, selon les tranches d’une tomate.

  • La chasse aux équinoxes et aux solstices est comme la chasse aux canards : mieux vaut viser haut que bas, et tirer large qu’étroit.

 

3 A quoi sert midi (sur le globe)

27 février 2011

Midi ne ne contente pas de nous donner des points de repère temporels, dans la journée et dans l’année : il nous permet également de nous situer, en latitude, sur le globe.


L’ombre à midi, selon la latitude et la saison

Nous allons monter le long d’un méridien, de l’équateur au pôle Nord,  et voir, selon la latitude et la saison, ce qu’il advient de l’ombre méridienne.

  • Sur l’équateur,  l’ombre  disparaît deux fois par an à midi, aux équinoxes d’hiver et d’été.
  • Dans les latitudes intermédiaires entre le tropique et l’équateur, elle disparaît  également deux fois par an, à des dates qui s’écartent de plus en plus des équinoxes.
  • Sur le tropique, la disparition de l’ombre s’est décalée de trois mois et se produit aux solstices.
  • Au dessus de la zone tropicale, le soleil ne monte jamais jusqu’au zénith : il y a donc toujours une ombre à midi. Et comme le soleil culmine de moins en moins haut, l’ombre s’allonge de plus en plus.
  • Au cercle polaire, le soleil culmine à 47° au solstice d’été. L’ombre la plus courte de l’année est déjà bien longue : 93 cm pour un piquet de 1 m.
  • Au dessus du cercle polaire, le soleil monte de moins en moins haut : à l’équinoxe, il ne monte plus qu’à 23°6, et l’ombre de notre piquet mesure 2,30m. Enfin, au solstice d’hiver, elle a une longueur infinie, puisque le soleil apparaît seulement quelques minutes autour de midi, au ras de l’horizon.
  • Enfin,  plantons notre piquet au pôle Nord.   Seul problème : le plan de l’horizon est exactement parallèle à celui de l’écliptique. Le soleil n’a donc plus une trajectoire en arc, mais une trajectoire horizontale ; l’ombre mesure donc la même longueur toute la journée. La plus courte, au solstice d’été, mesure 2m30 ; elle s’allonge rapidement pour devenir infinie trois mois plus tard, à l’équinoxe, moment où le soleil disparaît à l’horizon. Ensuite, pendant six mois, l’ombre règnera en maître.

Pour plus de détails, cliquer sur le tableau ci-dessous :

Une animation est disponible sur http://www.sciences.univ-nantes.fr/physique/perso/gtulloue/Soleil/Mouvement/Jour_nuit.html


Le basculement de l’ombre entre les tropiques

C’est seulement entre les tropiques que le soleil monte jusqu’au zénith, deux jours par an, faisant complètement disparaître l’ombre. Puis le parcours du soleil passe sur l’autre moitié du ciel, en direction du Nord : durant quelques jours seulement (juste en dessous du tropique du Cancer) ou pour la moitié de l’année (au niveau de l’équateur).

Lorsque le point de culmination bascule du Sud au Nord, l’ombre recommence à s’allonger. Mais, étant passée de l’autre côté du piquet, il faut compter sa longueur en négatif :  en fait, elle continue de décroître.


L’ombre à midi, le long d’un méridien

Plaçons-nous maintenant n’importe quel jour de l’année : avec la convention de compter la longueur de l’ombre en négatif si le soleil culmine au Nord, on a une règle très simple : la longueur de l’ombre à midi augmente de l’équateur au pôle Nord.


Déterminer la latitude

Pour la déterminer, il faut donc relever la hauteur du soleil à midi solaire.

Le jour de l’équinoxe, nous avons vu que l’inclinaison de l’axe terrestre perd toute influence. La latitude est donnée directement par la différence entre 90° et la hauteur du soleil : on trouve bien 0° de latitude à l’équateur (soleil au zénith), et 90° au pôle Nord (soleil au ras de l’horizon)

Les autres jours de l’année, il faudra tenir compte de l’influence de l’inclinaison de l’axe terrestre, qui fait que le soleil, à midi, sera plus haut ou plus bas que sa position à l’équinoxe.  Cet écart, qui varie de jour en jour, s’appelle la « déclinaison » : sa valeur, en plus ou en moins, est fournie par les éphémérides.


La précision sur la latitude

Quelque soit le jour, Il y a toujours 90° d’écart entre la hauteur maximale du soleil (à l’équateur) et sa hauteur minimale ( au Pôle). Une variation de 1° de la hauteur du soleil à midi correspond à 1° de variation de la latitude. Pour un piquet de 1m, dans le cas le plus défavorable (lorsque le soleil est au zénith), une variation de 1° de sa hauteur correspond à un allongement de l’ombre de 1,75 cm ; à Paris, l’allongement le plus faible (toujours pour 1° de variation de hauteur)  se produit au solstice d’été (2,7 cm), et la plus important  au solstice d’hiver (17 cm).

Comme un degré de latitude correspond à 111 km, on voit que si nous sommes capables de mesurer la longueur de l’ombre au millimètre, nous aurons une précision d’environ 5 km (au pire) et de 650m (au mieux) sur la latitude de Paris.


L’ombre à midi, le long d’une parallèle

La longueur de l’ombre varie aussi lorsqu’on se déplace le long d’une parallèle. Mais c’est une variation très faible, et qui dépend de la période de l’année.

Aux solstices,  le point de culmination est pratiquement stationnaire sur plusieurs jours : la longueur de l’ombre à midi sera donc identique à  Brest, Paris ou Strasbourg.

C’est aux équinoxes que le point de culmination (et donc la déclinaison) varie le plus d’un jour à l’autre : de l’ordre de 20′ d’arc (1/3 de degré). Se déplacer de 1° de longitude (110 km) se traduit donc par une infime variation de la hauteur de culmination (8 » d’arc).  Entre Brest et Strasbourg, pour un piquet de 1m, la différence de longueur de l’ombre sera d’environ 0,5mm.


Séparer les variables

La longueur de l’ombre à midi dépend donc très fortement de la latitude et très faiblement de la longitude (comme nous l’avons vu, la déclinaison varie imperceptiblement lorsqu’on se déplace d’Est en Ouest).

Il est heureux que, des deux variables qui régissent la hauteur du soleil à midi (latitude et longitude), l’influence de la dernière soit pratiquement négligeable.  C’est ce qui a permis très tôt aux cartographes et aux navigateurs de se servir du midi solaire pour déterminer précisément la latitude.


Le problème de la longitude

Pour déterminer  la longitude, il faut commencer par déterminer qu’il est midi, à l’endroit où nous nous trouvons. Puis téléphoner à une personne, à Greenwich, qui nous dira quelle heure il est chez elle : la différence nous indiquera de combien de fuseaux horaires nous sommes éloignés d’elle.

Le problème de la longitude, c’est donc celui de la communication instantanée.

En l’absence de téléphone, il fallait trouver un autre phénomène céleste que le midi solaire, capable de donner un repère temporel indiscutable et visible par tous.

D’où diverses méthodes plus pénibles les unes que les autres, utilisant les éclipses, les occultations de certains astres, les tâches de la lune, les satellites de Jupiter, les distances lunaires… Parallèlement à cette recherche d’un « chronomètre céleste« , on cherchait à développer des horloges maritimes suffisamment précises pour conserver, tout au long  du voyage, l’heure du méridien d’origine. Les deux voies finirent par aboutir simultanément, dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, et furent utilisés pendant un bon siècle – jusqu’à l’invention de la radio.


Le déclin du midi solaire

Sur Terre, tout varie tout le temps : la longueur des jours et des nuits, la température, l’éclairement. Pendant très longtemps, la culmination du soleil à midi a été le seul évènement quotidien permettant de synchroniser, au moins localement,  les activités humaines. Chaque ville avait son cadran et son midi solaire, l’idée que toutes les cloches sonnent à la même heure sur tout un pays aurait paru saugrenue.

C’est seulement l’avènement des transports rapides Est/Ouest (le chemin de fer aux Etats-Unis et au Canada) qui a suscité le besoin de synchroniser entre elles les horloges, d’où la création des fuseaux horaires en 1876.


Reste une utilité des cadrans solaires qui subsistent : nous dire, d’un simple coup d’oeil, dans quel hémisphère nous sommes :

Cadran solaire Curitiba

Cadran solaire à Curitiba (Brésil)

Dans l’hémisphère Sud, les chiffres vont en décroissant (merci à Michel Wienin pour son commentaire)


Déterminer le rayon de la terre

Pour conclure sur la technique de l‘ombre à midi,  il faut rappeler une autre application spectaculaire.

Eratosthène (275-195 avant JC) savait que le jour du solstice, à midi, le soleil se reflétait exactement au fond d’un puits à Assouan (en effet, au solstice, le soleil est au zénith sur le tropique). Il mesura donc ce jour là la longueur de l’ombre à Alexandrie. Supposant que le soleil était suffisamment loin pour que ses rayons tombent parallèlement sur les deux villes, il comprit que la différence de hauteur apparente était dû au fait que la terre était ronde.

Connaissant  la distance approximative entre des deux villes (700 km), il estima le rayon de la Terre à 1,5% près.

Assouan et Alexandrie ne sont pas exactement sur le même méridien : mais comme la déclinaison varie très faiblement selon la longitude (et encore plus faiblement au solstice), l’erreur minime d’Eratosthène ne venait pas de là  : la difficulté était d’estimer la distance entre Assouan et Alexandrie, connaissant la vitesse de croisière des  chameaux.

route2-chameau

 

Leçons

  • En général, à midi, l’ombre ne disparaît pas et le soleil n’est pas au zénith
  • Le soleil ne culmine pas toujours au Sud (sous le tropique, il oscille entre  Sud et Nord)
  • Le soleil ne culmine pas toujours (au Pôle, sa trajectoire est plate)
  • Avec l’ombre à midi et des éphémérides, on peut déterminer la latitude.
  • Parmi les phénomènes qui dépendent de deux variables, les plus utiles sont ceux qui ne dépendent que d’une.
  • Les chemins de fer ont tué le cadran solaire.
  • La radio a tué les chronomètres de marine.
  • Avec l’ombre à midi  et des chameaux au pas régulier, on peut déterminer le rayon de la terre.

1 Un regard subtil

20 février 2011

En 1805 ou 1806, Caspar-David Friedrich dessine les fenêtres de son atelier de Dresde (celle de droite a été exposée la première, en 1806 ; celle de gauche a été achevée plus tard).

Ces deux petites sepias sont conçues pour être présentées l’une à côté de l’autre, pratiquement bord à bord, la continuité étant assurée par les cadres suspendus sur le pan de mur qui sépare les deux  fenêtres. La symétrie est très forte, comme si l’un des dessins était le reflet de l’autre dans un miroir.

Vue de l’atelier de l’artiste

Caspar-David Friedrich, 1805-1806 Vienne, Kunsthistorisches Museum

Caspar David Friedrich Fenêtre gaucge atelier Caspar David Friedrich Fenêtre atelier droite
 
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Un « stéréogramme » avant la lettre

Un des cadres coupés par le bord du dessin de droite est un miroir, dans lequel se reflète – détail qui a fait la célébrité du dessin – le regard du peintre lui-même…

Faudrait-il donc, pour déchiffrer l’intention de Friedrich, inverser dans un miroir le dessin de la fenêtre de droite ?  On obtiendrait ainsi une sorte de  stéréogramme fait main, comme Dali un siècle et demi plus tard en réalisera quelques-uns.

Ceux qui sont exercés à regarder ces illusions à l’oeil nu pourront, en fixant un point lointain entre les deux images, ci-dessous, tenter de les fusionner et de faire surgir une fenêtre en relief. Cela ne fonctionne pas, l’écart entre les deux points de vue étant bien supérieur à ce que requiert la vision binoculaire.Fenetre_Stereogramme


Sept erreurs

Pour la commodité de la comparaison, continuons à faire « comme si » les deux dessins représentaient la même fenêtre, et jouons au jeu des sept erreurs.


1 Le point de vue

La différence majeure entre les deux dessins est le point de vue : la fenêtre de gauche est vue de biais, celle de droite est vue en perspective frontale


2 Les accessoires suspendus

D’un côté une clé, de l’autre des ciseaux. Le choix de ces objets est étrange : aucun des deux n’est un accessoire de peintre. Et pourquoi accrocher une clé entre les fenêtres, loin de toute porte ?


3 La « gravure » et le miroir

Nous avons déjà parlé du miroir, coté fenêtre de droite. Mais son autre moitié, dans l’autre dessin, ressemble plutôt à une gravure encadrée, avec sa marie-louise blanche. Autre différence, elle penche vers l’avant, alors que sa moitié-miroir semble plaquée contre le mur.

H.Börsch-Supan a bien compris que cette supposée « gravure » est en fait l’autre moitié du miroir  : elle reflèterait, selon lui, le coin d’une porte située derrière le dessinateur.   (Helmut Börsch-Supan, Caspar David Friedrich, Biro, 1989, p 29)


4 La lettre et les yeux

Sur l’appui de la fenêtre de gauche, une lettre décachetée est posée. Elle porte la suscription suivante :  « Dem Herrn C.D. Friedrich in Dresden vor dem Pirnaschen Thor » : « A monsieur C.D.Friedrich, à Dresde, devant la porte de Pirna ».

Il arrive qu’un artiste appose sa signature sur un objet à l’intérieur du tableau, il est moins fréquent qu’il le fasse sur une lettre.

Du coup, la missive sur le rebord apparaît comme le pendant du regard dans le miroir : d’un côté un écrit adressé à soi-même, de l’autre un regard sur soi-même. Les deux dessins mettent donc discrètement en balance deux formes de la réflexion sur soi : littéraire et picturale. C.D Friedrich n’est pas seulement un monsieur qui peint : c’est aussi un monsieur qui écrit. On bien, en combinant les deux, quelqu’un qui pratique la peinture en littéraire : une assez bonne définition du romantisme.


5 Vue sur l’Elbe

Intéressons-nous maintenant à la vue depuis l’atelier de Friedrich. Il était situé sur les quais de l’Elbe (An der Elbe 26), au premier ou deuxième étage, avec une vue imprenable sur le fleuve.

La fenêtre de gauche montre le pont Augustus, un des monuments les plus célèbres de Dresde, le seul pont qui, à l’époque de Friedrich, permettait d’accéder aux faubourgs de l’autre côté du fleuve. Parmi ses multiples arches, le dessin nous en montre six.

Par la fenêtre de droite, on voit une haie de peuplier et un bâtiment à colombages : de l’autre côté du fleuve, on croirait la campagne.

Tout le quartier (aujourd’hui Terrassenufer) a été totalement détruit en 1945 : il nous en reste un tableau de Johan Christian Dahl de 1825-28, « Julie Vogel dans son jardin de Dresde).Dahl_JulieVogel_Elbe_Detail

Voir ci-dessous un plan de Dresde en 1750, avec l’emplacement de l’atelier, et en face de la maison de Julie.
 
Friedrich Fenetre_Plan Dresde

6 La vie du fleuve

FenetreGauche_detail

FenetreDroite_detail

Cliquer pour agrandir

Les deux sepia, austères et inanimées comme des épures d’architecte, revèlent en fait toute une vie minuscule qui se déroule à l’extérieur.

La fenêtre de gauche montre  un port fluvial  : deux canots sont remontés sur la plage, une ancre est fichée dans le sable. Une femme est assise à côté d’une série de pierres taillées : elle attend probablement le petit bateau à voile en train d’accoster, sur lequel on devine une silhouette indistincte : peut-être son mari, ou peut être le passeur s’il s’agit d’un bac. Plus loin, vers le pont, un canot à rame arrière traverse le fleuve en direction de la ville, à la manière d’une gondole vénitienne.

Par la fenêtre de droite, on voit le mât d’un bateau à quai, ses cordages, quelques poulies, un drapeau qui donne la direction du vent (de droite à gauche, cohérente avec la voile du bateau de la fenêtre de gauche). Au milieu du fleuve, un second petit canot à rame remonte le fleuve contre le vent, mais dans la direction du  courant : on distingue la silhouette du matelot, qui rame à reculons.


7 Le bâton, le carton et le reflet de la croix

Notons enfin les éléments qui différent d’un dessin à l’autre : à côté de la fenêtre de gauche, un long bâton est posé dans l’angle de la pièce. Peut-être sert-il à ouvrir les vantaux du haut ?

Les carreaux du bas sont condamnés par des cartons cloués : on voit celui du battant de droite, on déduit la présence de l’autre par le fait qu’on ne voit pas l’arête du mur, à travers le carreau. de gauche. Les cartons   transforment les deux battants en deux miroirs qui se reflètent l’un l’autre à l’infini.

Dans la fenêtre de droite, au contraire,les carreaux sont transparents – on voit l’angle du mur au travers. Les commentateurs de l’exposition de 1806 ont salué le réalisme extrême que permet la technique de la sepia  : le ciel vu à travers les carreaux est légèrement plus sombre que vu à travers la fenêtre ouverte. A également fait couler pas mal d’encre le reflet en forme de croix.


L’interprétation chrétienne

On a proposé de voir dans la fenêtre de gauche « l’image de la vie active portée par l’élan de la jeunesse et tournées vers l’ici-bas ». Et dans la fenêtre de droite celle d’une « existence tournée vers l’au-delà, une attitude face à la vie où se reconnait Friedrich. Le fait que la partie inférieure du miroir laisse deviner le haut de la tête en témoigne. Les ciseaux accrochés au dessous sont là pour rappeler la parque Atropos coupant inéluctablement le fil de l’existence, antithèse de la clé qui, elle, signifie l’entrée dans la vie. Le fleuve ici représente la mort et l’autre rive le paradis. » Helmut Börsch-Supan, op.cit, p 29

Cette interprétation a l’originalité de proposer une lecture globale des deux fenêtres, cohérente avec les symboles majeurs que sont le regard dans le miroir, les ciseaux et la clé – même si l’interprétation de celle-ci comme « l’entrée dans la vie » semble  quelque peu arbitraire : n’est-elle pas plutôt le symbole traditionnel de l’entrée dans le paradis ?

Pour parvenir à une interprétation plus satisfaisante – et totalement inversée – des deux fenêtres,  il va nous falloir pénétrer plus avant dans la grammaire très personnelle des symboles frédériciens.


Après ce premier examen, les deux dessins nous laissent une impression mitigée : tout semble soumis à une volonté de réalisme, la vue correspond à ce que nous savons de la topographie du quartier, même le mouvement des bateaux est cohérent avec la direction du vent.

Et pourtant, les différences discrètes entre les deux dessins, les détails lourds de sens – pour ne citer que la lettre, le regard dans le miroir et le reflet de la croix – militent en faveur d’une réalité fellinienne, totalement reconstituée en studio : l’atelier du peintre serait-il trop réaliste pour être réel ?

Car Caspar-David Friedrich est le contraire d’un peintre savant, d’un peintre-photographe, d’un peintre physicien. Si son intention était bien de réaliser un sorte de « stéréogramme » – à savoir un dispositif de mise en exergue des écarts – , ce n’est pas au regard des yeux qu’il le destinait, mais à un regard plus subtil : celui de l’intelligence qui compare.

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