1.1 Un monument de l'Histoire de l'Art
Triptyque de MérodeCe petit objet, exposé aux yeux de tous depuis son achat en 1956 à la famille des Comtes de Mérode, a fasciné des générations d’historiens d’Art, qui se sont disputés et se disputent encore dans des luttes homériques :
- sur son auteur : Robert Campin, dit encore le maître de Flémalle (un très grand artiste dont l’oeuvre a été hypothétiquement reconstituée tout au long du XXème siècle) ou bien un ou plusieurs membres de son atelier ? [1]
- sur sa signification : chef d’oeuvre de réalisme flamand ou de symbolisme religieux, ou les deux ?
Triptyque de Mérode
Atelier de Robert Campin, 1427-32, Musée des Cloisters, New York
Si le triptyque de Mérode est une oeuvre extraordinaire et difficile à appréhender, c’est qu’il est sous bien des points un prototype :
- une des toutes premières peintures à l’huile ;
- un triptyque prenant pour sujet principal l’Annonciation, alors qu’on la trouve habituellement sur le revers des panneaux latéraux [2] ;
- la première représentation de l’Annonciation dans un intérieur flamand ;
- une iconographie rarissime : Joseph représenté dans une Annonciation à part égale avec Marie ;
- un des plus complexes assemblage d’objets relevant de ce que Panofski a baptisé le « symbolisme déguisé ».
Un siècle de recherche
Les plus grands historiens d’art se sont penchés sur ses mystères [3]. La bibliographie le concernant ne comporte pas moins de 340 références, qui s’accroissent chaque année [4].
Durant un siècle d’études savantes, toutes les sources historiques ont été exhumées, tous les textes d’époque ont été écumés, et il est peu probable qu’on trouve subitement un nouvel élément ajoutant une pierre à l’édifice. Alors, que peut-on encore espérer dire d’intéressant et de neuf sur ce célébrissime fétiche ?
La première approche est celle de l’observation pure : en oubliant toutes les interprétations, nous examinerons l’oeuvre à la loupe, la comparerons avec d’autres documents d’époque et mettrons en valeur certains détails qui ont été soit mal compris, soit sous-estimés, soit complètement ignorés :
La seconde est historiographique : nous résumerons cinq travaux assez anciens, mais qui ont marqué les mémoires :
- le décryptage du panneau de droite par Schapiro (1945) ;
- l’article de synthèse de Margaret Freeman, à l’arrivée du retable aux Cloisters (1957) ;
- une interprétation d’après les textes d’Isaïe par Charles Ilsley Minott (1969) ;
- une interprétation « free style » par Carla Gottlieb (1970) ;
- une relecture soigneuse de l’ensemble par Cynthia Hahn (1986).
Annonciation, Maître de Flémalle, Musée royal des Beaux Arts, Bruxelles
Après cet état des lieux des étapes saillantes de la recherche, nous explorerons une voie qui a notre sens qui n’a pas été exploitée dans toutes ses conséquences : la comparaison du panneau central avec une variante très proche, elle-aussi de l’atelier de Campin : l’Annonciation de Bruxelles. Cette méthode nous permettra de parvenir à une interprétation originale et cohérente d’abord du panneau de Bruxelles, puis du panneau central du retable de Mérode, puis de l’ensemble de ce retable, qu’il faut voir comme la mise en scène d’une sorte de Mystère sacré.
Nous terminerons par une interprétation détaillée du panneau de Joseph, prolongeant les analyses de Minott et révélant, sous le pittoresque atelier d’un menuisier médiéval, une construction théologique rigoureuse et ambitieuse.
Mais nul besoin d’être théologien pour aller plus loin : toutes les notions nécessaies seront fournies en cours de route.
L’essentiel sur l’Annonciation
L’épisode de l’Annonciation tient en quelques phrases de l’Evangile de Luc.
« Le sixième mois, l’ange Gabriel fut envoyé de Dieu dans une ville de Galilée appelée Nazareth,à une vierge fiancée à un homme appelé Joseph, de la maison de David, et la vierge s’appelait Marie.Il entra chez elle et dit : Réjouis-toi, gracieuse, le Seigneur est avec toi. À cette parole elle se troubla, elle se demandait quelle était cette salutation. L’ange lui dit : Ne crains pas, Marie, Voilà que tu vas concevoir et enfanter un fils. Tu l’appelleras Jésus. » Luc 26:31
« Marie dit à l’ange : Comment ce sera-t-il, puisque je ne connais pas d’homme ? L’ange lui répondit : L’Esprit saint surviendra sur toi, la puissance du Très-Haut te couvrira : c’est pourquoi l’enfant sera saint et on l’appellera fils de Dieu… Et Marie dit : Voici l’esclave du Seigneur. Qu’il en soit de moi comme tu dis, Et l’ange la quitta ». Luc 24:38
Bien que le texte ne le précise pas explicitement, la réponse favorable de Marie (« Ecce ancilla Domini ; fiat mihi secundum verbum tuum ») déclenche la conception miraculeuse de Jésus dans son ventre (ainsi que de nombreuses conséquences et complications jusqu’à nos jours).
L’Annonciation, sujet très facile a représenter pour les peintres et qui a donné lieu à d’innombrables variations, coïncide donc avec l’Incarnation, sujet autrement délicat pour laquelle aucune iconographie n’a été codifiée (sinon celle de ne pas essayer de la représenter).
La conception virginale réalise une prophétie du prophète Isaïe :
« C’est pourquoi le Seigneur lui-même vous donnera un signe, Voici, la jeune fille deviendra enceinte, elle enfantera un fils, Et elle lui donnera le nom d’Emmanuel. » Isaïe, 7:14
Annonciation, Grandes Heures de Rohan 1430-35 f45r Gallica
On voit ici Isaïe (en bas à droite) montrant sa prophétie, tandis que l’ange déroule son propre phylactère.
En somme, l’Annonciation est une Prédiction renouvelant une Prophétie. Car tant que l’enfantement n’aura pas eu lieu, dans neuf mois, tout reste encore envisageable : que la grossesse n’aille pas à son terme, sans parler de la virginité de Marie.
L’Annonciation, qui ouvre pour les théologiens trois trimestres d’insécurité maximale (Jésus est-il bel et bien là, et quand, et sous quelle forme ?), offre aux meilleurs artistes (comme Campin) la possibilité de parler à la fois du passé lointain (Isaïe), du présent (l’Incarnation), du futur proche (la Nativité) et du futur lointain (la Crucifixion de Jésus).
Annonciation, Belles heures de Jean du Berry, 1405-09, folio 30r Metropolitan Museum
D’autres se contentent de traiter le thème des deux époques : ici, de part et d’autre d’un pilier faisant frontière, Marie se tient au pied d’une statue de Moïse, représentant l’Ancien Testament ; et l’Ange rentre à gauche par une porte représentant l’entrée dans le monde du Nouveau Testament.
Voyez-vous où se trouve Isaïe ?
Afin d’appâter le lecteur, terminons par un aperçu des importants problèmes qui seront résolus en cours de route :
- pourquoi des voisines bavardent-elle par la fenêtre, au fin fond du panneau de gauche ? (réponse dans 5.1 Mise en scène d’un Mystère sacré)
- pourquoi la serviette a-t-elle des franges d’un côté et pas de l’autre ? (réponse dans 4.4 Derniers instants de l’Ancien Testament)
- pourquoi le pied de la table n’est-il pas symétrique ? (réponse dans 1.2 A la loupe : le panneau central)
- pourquoi la décoration de la banquette montre-t-elle une alternance de chiens et de lions ? (réponse dans 4.3 Premiers instants du Nouveau Testament)
- pourquoi la bougie de la cheminée est-elle jaune ? (réponse dans 4.4 Derniers instants de l’Ancien Testament)
- pourquoi y-a-t-il trois volets au plafond de l’atelier de Joseph, et à quoi sert la souricière exposée à l’extérieur ? (réponse dans 5.1 Mise en scène d’un Mystère sacré)
- quel est ce minuscule objet arrondi sur le coin de son établi ? (réponse dans 5.2 Une Histoire en quatre tableaux)
- quel est, définitivement, l’objet qu’il est en train de fabriquer ? (réponse dans 3.3 L’énigme de la planche à trous)
- à quoi sert le petit tabouret sur lequel est posé la scie ? (réponse dans 1.3 A la loupe : les panneaux latéraux)
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