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Un pendant très particulier : les Fileuses

Comme les meubles à secrets, Les Fileuses de Vélasquez fait partie de ces chefs d’oeuvres dont tout le monde a essayé de tirer les tiroirs. La plupart ont déjà été ouverts, mais il se trouve, je crois, qu’il en restait encore quelques-uns.


La nature morte inversée

Ce bref rappel sur la « nature morte inversée » n’a pour but que de servir d’introduction au chef’d’oeuvre de Vélasquez. Pour approfondir, voir l’article de Wikipedia [1] ou l’étude classique de Stoichita sur l’ image dédoublée [2].


Un message-choc

Aertsen 1552 Christ in the house of Martha and Mary Kunsthistorishes Museum Wien

Le Christ dans la maison de Marthe et Marie
Aertsen, 1552, Kunsthistorishes Museum, Vienne

« Si la représentation au premier plan d’aliments grandeur nature, en particulier l’imposant gigot, constitue, pour l’époque, une véritable « hérésie » picturale exhibant une réalité inesthétique, celle-ci se trouve justifiée du fait qu’elle est censée délivrer un message moralisateur : toutes ces nourritures ne peuvent rassasier l’esprit ; seule la parole du Christ est nourrissante et vivifiante. La chair s’oppose ainsi au Verbe. La monumentalisation du profane, représenté ici grandeur nature, permet donc paradoxalement de contraster et renforcer l’importance du message religieux en pointant que l’essentiel n’est pas là où on le croit. Opposés à la vertu incarnée par les personnages bibliques de l’arrière-plan, les objets de l’avant-plan, devenus figures repoussoirs, sont ainsi convertis en allégories du vice, autrement dit en vanités, appellation bien sûr encore inconnue à l’époque. » Ralph Dekoninck, [3]


Une technique graphique

Aertsen 1552 Christ in the house of Martha and Mary Kunsthistorishes Museum Wien tiroir
Le creusement du tableau sur l’arrière est visuellement équivalent à un surgissement du premier plan vers l’avant :

« La grandeur nature est l’une des conditions de ce qu’on appelle un trompe-l’œil. Par là, on aboutit à l’invasion de l’espace du spectateur par l’image, fait souligné par la frappante ouverture de l’armoire, à droite. Cette porte ouverte, avec ses clefs dans la serrure et la bourse qui y pend, est une agression manifeste. Elle semble percer la surface du tableau, dans la mesure où elle est située devant cette dernière. Ce premier plan ainsi émergeant aurait pu être commenté, en utilisant le langage de l’époque, comme un «hors-d’œuvre qui se jette entièrement hors du tableau». V.Stoichita ([2], p 19)


Une esthétique du contraste

« L’arrière-plan est un texte (traduit en image): il a un caractère sacré et utilise les données traditionnelles de la peinture. Le premier plan est lui, une anti-image: il présente un hors-texte à caractère profane, en utilisant les moyens d’un «art autre». V.Stoichita ([2], p 23)


Des possibilités de correspondances

Aertsen 1552 Christ in the house of Martha and Mary Kunsthistorishes Museum Wien detail oeillet

Stoichita a montré que, dans ce tableau particulier, un détail de l’avant-plan renvoie à la figure du Christ situé juste derrière : l’oeillet, symbole de l’Incarnation (à cause de son nom latin carnatio) est fiché dans un morceau de levain, symbole de la Transsubstantiation.

Mais ces coïncidences sont chez Aertsen exceptionnelles : l’étanchéité entre les niveaux est la règle.


Des sujets limités

Inventée par Pieter Aertsen,, la formule a été également pratiquée par son neveu Joachim Beuckelaer. Les deux artistes se sont attaché à varier l’avant-plan, avec des sujets d’arrière-plan en nombre limité : il fallait de préférence une scène domestique (pour supporter l’opposition entre nourriture spirituelle et nourriture matérielle), avec des personnages facilement identifiables en miniature. On retrouve dons souvent les mêmes sujets traités plusieurs fois, par l’oncle et par le neveu.


Aertsen 1553 Le Christ dans la maison de Marthe et Marie, Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam.

Le Christ dans la maison de Marthe et Marie
Aertsen 1553 , Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam


Joachim_Beuckelaer_ 1565 _Christ_in_the_House_of_Martha_and_Mary_Musees Royaux des Beaux-Arts, BrusselsLe Christ dans la maison de Marthe et Marie, 1565, Musées Royaux des Beaux-Arts, Bruxelles Opnamedatum: 2011-12-15La Cuisine bien garnie.Au fond, Jésus, Marthe et Marie, 1566, Rijksmuseum

Beuckelaer



Une autre scène domestique qui s’intègre bien en arrière-plan est celle du Repas d’Emmaüs.

Aertsen 1579. emmaus coll privBeuckelaer, 1560, Mauritshuis Beuckelaer 1560-65 Kitchen_Scene_with_Christ_at_Emmaus MauritshuisAertsen, 1579. collection privé

Scène de cuisine avec le Christ à Emmaüs



Jacob Matham 1603 ca Kitchen Scene with Kitchen Maid Preparing Fish, Christ at Emmaus in the Background MET,jpg

Scène de cuisine avec une jeune femme préparant du poisson et le Christ à Emmaüs en arrière-plan
Jacob Matham, vers 1603, MET

C’est sans doute via des gravures telles que celles-ci que la formule va rebondir en Espagne, un demi-siècle plus tard, sous le pinceau d’un jeune peintre de bodegones.


Vélasquez : trois antécédents

Velasquez 1617-23 La mulata National Gallery of Ireland Dublin

La mulâtre (La mulata)
Vélasquez, 1617-23, National Gallery of Ireland, Dublin [4]

Un message évangélique

On interprète généralement le tableau comme signifiant que, de même que le Christ est apparu aux disciples dans une auberge, son message s’adresse à tous, même à une pauvre domestique mulâtre dans sa cuisine (la question de l’évangélisation des esclaves était alors d’actualité à Séville).

Je pense quant à moi que l’intention de Vélasquez est à la fois plus précise et plus subtile.


Un message théologique (SCOOP !)

Velasquez 1617-23 La mulata National Gallery of Ireland Dublin emmaus
L’inclusion de la scène sacrée – qui a été recoupée sur la gauche de sorte que seul subsiste le bras du second disciple – est justifiée par le volet qui ouvre sur l’arrière-cuisine.


Velasquez 1617-23 La mulata National Gallery of Ireland Dublin detail Christ Velasquez 1617-23 La mulata National Gallery of Ireland Dublin detail mulatre

Appuyée derrière la table, la figure de la mulâtre avec son ombre portée, est la contre-partie humaine de la figure divine avec son auréole : tandis que Jésus rompt le pain de la main gauche, la servante pose la sienne sur la jarre de vin, complétant une sorte d’eucharistie à distance.



Velasquez 1617-23 La mulata National Gallery of Ireland Dublin detail mouchoir
Et pour nous rappeler que l’apparition à Emmaüs est un des preuves de la Résurrection de Jésus, Vélasquez coiffe la mulâtre d’un turban et dépose sur la table un mouchoir qui évoquent la découverte du tombeau vide :

« Il vit les linges posés à terre, et le suaire qui couvrait la tête de Jésus, non pas posé avec les linges, mais roulé dans un autre endroit. » (Jean 20,7).



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Velasquez 1618 Cristo_en_casa_de_Marta_y_Maria

Le Christ dans la maison de Marthe et Marie
Vélasquez, 1618, National Gallery, Londres [5]

L’autre « nature morte inversée » de Vélasquez est plus énigmatique : qui sont les deux femmes du premier plan ?


La scène sacrée

Velasquez 1618 Cristo_en_casa_de_Marta_y_Maria detail

Les trois personnages illustrent fidèlement le texte de L’Evangile (Luc 10, 38:42) :

  • Marie est assise au sol, buvant les paroles de Jésus ;
  • Marthe, debout, tend un index accusateur pour se plaindre de son oisiveté : « «Seigneur, cela ne te fait-il rien que ma soeur me laisse seule pour servir? Dis-lui donc de venir m’aider.»
  • Jésus fait de la main gauche un geste d’arrêt : «Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et tu t’agites pour beaucoup de choses, mais une seule est nécessaire. Marie a choisi la bonne part, elle ne lui sera pas enlevée.»

Le statut de la scène imbriquée est ambigu : il ne peut s’agir d’un miroir (puisque Marthe pointe l’index droit) mais rien ne permet de trancher entre une ouverture dans le mur (comme dans La Mulâtre) ou un tableau. Cette indécision voulue est à mon sens un argument en faveur d’une réalisation postérieure, l’artiste n’éprouvant plus le besoin de rationaliser l’inclusion.


La scène profane

Velasquez 1618 Cristo_en_casa_de_Marta_y_Maria schema 1

Certains y voient une réplication de la scène sacrée, Jésus étant évoqué par les poissons christiques et Marthe étant celle qui accuse de l’index. Mais la différence d’âge entre les deux soeurs est inexplicable, sans compter que c’est maintenant Marie qui travaillerait.



Velasquez 1618 Cristo_en_casa_de_Marta_y_Maria schema 3

Une seconde proposition, plus ingénieuse, est que la vieille femme n’est pas Marthe mais une intermédiaire : à l’avant-plan, elle vient constater le travail de Marthe et à l’arrière-pan elle transmet sa plainte à Jésus. Mais pourquoi Vélasquez aurait-il introduit cette figure artificielle et contraire au texte, puisqu’on voit bien que c’est à elle que le Christ répond : « Marthe, Marthe… » ?


Un rappel moral (SCOOP !)

Velasquez 1618 Cristo_en_casa_de_Marta_y_Maria schema 2

Mon interprétation est qu’aucun des deux personnages du premier-plan n’est ni Marthe ni Marie : ce sont simplement une Maîtresse et une Servante génériques, dans la scène tant de fois illustrée par la peinture hollandaise de la Servante Paresseuse.

Le tableau fonctionnerait ainsi sur le mode Sacré/Profane, mais aussi Avant/Après, dans une sorte de rappel moral implicite : « Du temps de Jésus, le travail acharné n’était pas tout… ».

Et la présence des poissons marquerait, ironiquement, la cruelle absence du Christ.



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Velazquez 1635-38 San_Antonio_Abad_y_San_Pablo,_primer_ermitano_Prado)

Saint Antoine et Saint Paul, premier ermite
Vélasquez, 1635-38, Prado, Madrid [6]

Ce tableau, une autre des rares oeuvres religieuses de Vélasquez, n’est pas une nature morte inversée : mais il marque l’intérêt du peintre pour la question des images dédoublées. Il représente, en quatre épisodes, la visite que Saint Antoine Abbé fit à l’ermite Paul de Thèbes.



Velazquez 1635-38 San_Antonio_Abad_y_San_Pablo,_primer_ermitano_Prado) schema
Le tableau suit fidèlement la Légende Dorée de Jacques de Voragine :

  • 1 : un faune indique le chemin à Antoine ;
  • 2 : Paul refuse dans un premier temps de lui ouvrir sa porte ;
  • 3 : les deux saints s’entretiennent et un corbeau providentiel leur apporte dans son bec une miche de pain ;
  • 4 :Antoine, qui était parti, rebrousse chemin et trouve le corps de Paul sans vie ; deux lions l’aident à creuser la tombe.

L’intéressant est que Vélasquez a disposé les quatre scènes non dans un ordre séquentiel, mais selon une logique croisée :

  • à la scène du faune indicateur correspond l’autre scène providentielle : celle du ravitaillement par le corbeau ;
  • la scène de l’enfermement dans le rocher prélude à la scène conclusive de l’ensevelissement dans la terre.

Corseté par le sujet et par le texte, Vélasquez réussit par la composition à sortir de l’anecdotique et à proposer un parcours visuel atypique, destiné à faire réfléchir le spectateur. Nous allons retrouver le même propension à rompre le discours linéaire dans une oeuvre de la fin de sa carrière, d’une autre complexité et d’une autre ambition.


Les fileuses (Las Hilanderas)

Vélasquez, 1657, Prado, Madrid

Velazquez 1657 las_hilanderas Prado

La redécouverte du sujet

Velazquez 1657 las_hilanderas Prado etat ancien

Elargi au XVIIIème siècle sur les bords et sur le haut, et étudié longtemps seulement par des reproductions en noir et blanc, il a fallu beaucoup de temps pour redécouvrir le sujet du tableau, du moins en ce qui concerne la scène de l’arrière-plan.


Rubens 1628 d'apres Titien L'Enlevement d'Europe Prado,L’Enlèvement d’Europe
Rubens, 1628, copie d’après Titien, Prado
Velazquez 1657 las_hilanderas Prado scene interne

Plusieurs érudits ont reconnu indépendamment, dans la tapisserie du fond, cette copie de Titien par Rubens. Après quelques flottements, on a finalement admis qu’aucune des cinq figures de femmes  ne faisait partie du plan de la tapisserie : elles jouent une scène distincte, en avant du décor.

La rapprochement a été rapidement fait avec la légende d’Arachné racontée dans les Métamorphoses d’Ovide [6a], et qui se compose de quatre grands moments  :

  • 1) Arachné, une tisserande prodige, prétend ne devoir son talent qu’à elle-même ; Minerve se vexe et décide de châtier cette rivale (6, 1-25) .
  • 2) Déguisée en vieille femme, Minerve conseille à la jeune fille d’implorer le pardon de la déesse. Arachné s’obstine et suggère un concours qui les départagerait. Reprenant son apparence de guerrière, Minerve accepte l’épreuve et les deux se mettent à tisser (6:25-69).
  • 3) Arachné représente sur sa tapisserie les dieux qui assouvissent leurs désirs en se métamorphosant pour abuser de leur victime, et notamment Jupiter transformé en vache pour enlever la belle Europe (6, 103-128).
  • 4) Dépitée d’avoir perdu la compétition, Minerve déchire le travail d’Arachné et la frappe avec une navette. Celle-ci tente de se pendre à un fil, Minerve la sauve et se contente de la métamorphoser en araignée :

« c’est de là qu’elle produit du fil et que, devenue araignée, elle s’applique à ses toiles de jadis » (6, 129-145)


Des ambiguïtés créatives (SCOOP !)

Arachne et Minerve gravure de TempestaMinerve transforme Arachné en araignée
Gravure de Tempesta, vers 1600 (inversée)
Velazquez 1657 las_hilanderas Prado scene interne

La comparaison avec la gravure de Tempesta souligne l’originalité de Vélasquez pour traduire picturalement cette transformation.

Il nous montre Arachné s’intégrant dans sa propre oeuvre à la place de la figure d’Europe – devenant en quelque sorte, sous nos yeux, une nouvelle victime des Dieux . C’est cette ambiguïté visuelle voulue qui a déconcerté les commentateurs :

la figure d’Arachné est bien, à la fois, devant et dans la tapisserie.



Velazquez 1657 las_hilanderas detail Minerve Prado
Autre ambiguïté visuelle voulue : la lance, attribut classique de Minerve (avec son casque et son bouclier) est ici amincie à la taille d’un trait, suggérant à la fois la déchirure vengeresse dans la trame et le fil de la pendaison évitée.


Afin de mesurer la complexité de cette composition, il est instructif de parcourir rapidement quelques interprétations – reconnues ou excentriques – parmi les innombrables proposées par les historiens d’Art [7].

L’interprétation de Ángulo Iñiguez (1948)

Cette interprétation devenue classique [8] établit définitivement le sujet d’Arachné et l’hommage à Titien et Rubens, via l’Enlèvement d’Europe.

Mais une autre référence artistique travaillerait la toile :

Ignudi Michel Ange Chapelle Sixtine Velazquez 1657 las_hilanderas Prado detail deux fileuses

en hommage à Michel-Ange, deux des Fileuses reprendraient les postures de deux ignudi de la Sixtine : de même que ceux-ci encadrent la réalité supérieure de Dieu le Père tendant le bras, de même ces deux fileuses encadrent le geste divin de Minerve levant le bras.


Velazquez 1657 las_hilanderas Prado Iniguez schema
Iñiguez est le premier à parvenir à une interprétation d’ensemble :

  • le premier plan représente la compétition entre Minerve (sous forme de la vieillarde au rouet) et Arachné (sous forme de la jeune femme au dévidoir) ;
  • le second plan représente le châtiment d’Arachné par Minerve. Les trois autres femmes sont les lydiennes dont parle le texte d’Ovide, au moment où Minerve quitte son déguisement de vieillarde : « La déesse reçoit les hommages des nymphes et des femmes de Mygdonie ». La viole de gambe représenterait la Musique, antidote au venin produit par Arachné après sa métamorphose


Les limites de cette interprétation

On peut reprocher quelques libertés par rapport au texte d’Ovide : Minerve perd sa forme de vieillarde avant de commencer le concours, qui consiste à tisser et non à filer ; quant aux trois femmes du fond (notamment celle de gauche avec sa viole de gambe), elles semblent jouer ici un rôle plus actif que celui des simples figurantes du texte d’Ovide. De la même manière, Iñiguez fait l’impasse sur les trois autres ouvrières, et notamment sur celle qui se trouve au centre de la composition (et qui visuellement correspond au personnage d’Arachné au centre de la scène du fond).

Si méritoire soit-elle, on sent bien que cette interprétation n’explique pas les deux points-clés de la composition :

  • l’opposition entre les vêtements plébéiens et aristocratiques ;
  • le parallélisme des attitudes entre les cinq ouvrières et les cinq dames.


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L’interprétation « arts and crafts » de Charles de Tolnay (1949)

Critiquant les manques et incohérences de l’interprétation de Ángulo Iñiguez, Charles de Tolnay propose l’année suivante une autre interprétation d’ensemble en terme de Théorie des Arts, qui met l’accent sur les points que Iñiguez passait sous silence [9].



Velazquez 1657 las_hilanderas Prado Tolnay schema
A l’arrière-plan, Minerve serait représentée en tant que déesse des Arts libéraux, entourée par la Peinture (symbolisée par Arachne), la Sculpture, l’Architecture et la Musique.

A l’avant-plan, la même serait figurée, sous forme de la vieille au rouet, cette fois en tant que déesse des arts mécaniques.

De Tolnay fait valoir que Vélasquez, bien que partageant avec les théoriciens italiens leur conception des Arts libéraux comme supérieurs aux Arts mécaniques, a toujours reconnu, contrairement à ceux-ci, l’utilité du travail manuel, sans lequel les idées restent vaines. Le tableau représenterait donc l’alliance entre les deux, les uns humbles et dans l’ombre, mais servant de base aux autres, nobles et en pleine lumière.


Les limites de cette interprétation

L’explication serait totalement convaincante si Vélasquez avait permis par un quelconque détail d’identifier la Sculpture et l’Architecture : pourquoi ce caractère cryptique, alors que la Musique a son attribut bien visible ? De plus les activités du premier-plan n’illustrent pas les arts mécaniques en général, mais uniquement – comme nous le verrons plus loin – les activités liées à la fabrication du fil.



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L’interprétation hors-sol de Madlyn Millner Kahr (1980)

Goltzius 1578 Le banquet de TarquinLe banquet de Tarquin Goltzius 1578 Lucrece filant avcc ses servantesLucrèce filant avec ses servantes

Gravures de Goltzius, 1578

Rompant avec les interprétations précédentes, Madlyn Millner Kahr laisse tomber toute référence aux Métamorphoses d’Ovide, sur la base d’une analogie avec ces deux gravures de la vie de Lucrèce, par Golzius [10] . Ainsi :

  • la scène du fond représenterait le banquet de Tarquin (bien que personne ne mange) ;
  • la scène du premier-plan représenterait Lucrèce filant avec ses servantes (bien que ni les geste ni le nombre de figures ne correspondent).



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L’interprétation « patchwork » de Richard Stapleford et John Potter (1987)

Renonçant à une interprétation unifiée, Richard Stapleford et John Potter pensent que le tableau obéit à une esthétique de type « patchwork » et se lancent dans une reconstruction par morceaux, à grand renfort de rapprochements savants avec des motifs connus [11] . Très détaillée, leur étude a pour mérite d’affronter les éléments ordinairement oubliés (la viole de gambe, la cardeuse du centre, le chat, l’échelle, l’instrument en bas à gauche), mais souffre de l’arbitraire habituel aux raisonnements par analogie.



Velazquez 1657 las_hilanderas Prado Stapleford Potter schema

 

 

  • La tapisserie et deux personnages du fond représentent bien l’histoire d’Arachné, très précisément le moment de la comparaison des tapisseries – pourtant on n’en voit qu’une (en bleu).
  • Les trois dames seraient les Trois Grâces – sans rapport avec l’histoire d’Arachné (en vert).
  • Les trois fileuses centrales seraient les Trois Parques – bien qu’aucune ne coupe le fil (en violet).
  • En leur adjoignant la jeune fille au panier, elles représenteraient aussi les Ages de la vie, voire les Phases de la Lune.
  • Le chat, symbole de mutabilité, représenterait aussi la Lune (en rouge).
  • La femme de gauche serait la Fortune, le rouet remplaçant la roue sur laquelle elle se tient habituellement, et le rideau son voile qui vole au vent (en jaune).
  • L’échelle, symbole classique de l’ascension de l’âme, ferait ici le lien entre le monde du Changement (en bas) et celui de la Permanence (la lumière divine).
  • Enfin, le dévidoir à main posé en bas à gauche sur le rouet évoquerait, par la forme en croix de son ombre, la décoration des Chevaliers de Saint Jacques que Vélasquez convoitait.

Ainsi tout s’explique… mais à quel prix !



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L’interprétation ovidienne de Victor Stoichita (2018)

L’interprétation récente de Victor Stoichita est de loin la plus brillante et la plus crédible [12] . Elle part comme d’habitude d’un rapprochement avec une autre représentation de fileuses.


Lodovico Dolce, Le Trasformationi, Venise, Giolito, 1568, p. 59

Les filles de Minyas en train de filer
Lodovico Dolce, Le Trasformationi, Venise, Giolito, 1568, p. 59

Dans cet autre épisode des Métamorphoses, les Trois Myniades, tout en tissant, se racontent des histoires, selon le procédé du récit dans le récit : malheureusement, l’histoire d’Arachné n’en fait pas partie. Mais heureusement, Stoichita a trouvé une édition des Métamorphoses, dans laquelle les histoires sont recomposées dans un ordre différent de celui d’Ovide et où, justement, l’histoire d’Arachné figure parmi les récits des Minyades.

La composition de Vélasquez montrerait donc, sur deux plans de représentations, les Minyades et un de leurs récits :

« Partant de la simple suggestion d’un enchevêtrement, déclenchée par une insolite édition illustrée d’un des grands textes de l’Occident, Vélasquez parvient dans Les Fileuses à un discours méta-artistique d’une ampleur sans précédent… Entre le rideau qui dévoile et le tapis qui dissimule, se tisse une histoire faite d’histoires. Si l’on peut, avec Foucault, continuer à considérer Les Ménines « comme la représentation de la représentation classique », on peut peut-être considérer Les Fileuses comme le sommet du « récit pictural sur le récit ». Dans Les Ménines – réflexion sur la représentation – le plus grand défi, tant pictural qu’interprétatif, est le miroir. Dans Les Fileuses, réflexion sur l’art du récit, l’objet le plus difficile, mais en même temps le plus lourd de sens, est la roue avec son incessant et vertigineux mouvement. »


Les limites de cette interprétation

En admettant de Vélasquez ait possédé cette édition très particulière des Métamorphoses et y ait trouvé l’origine de son inspiration, il est clair qu’un processus d’élaboration a eu lieu (le contraste entre les vêtements, l’homologie entre les cinq personnages) qui dépasse le simple projet de représenter, par un « tableau dans le tableau », le procédé ovidien du « récit dans le récit ».


Ma propre interprétation (SCOOP !)

Les données du problème

Velazquez 1657 las_hilanderas Prado schema general

Tout le monde a bien compris que le secret du tableau réside dans le lien entre l’avant-plan et l’arrière-plan. Mais ce lien est-il thématique, ou seulement formel ? Faut-il aller jusqu’à faire correspondre deux à deux les cinq figures aristocratiques et les cinq figures plébéiennes, auxquelles on pourrait même adjoindre les deux animaux, la vache et le chat ?



Velazquez 1657 las_hilanderas Prado schema devidoir

Il est clair que Vélasquez nous incite à ce type de spéculation, en plaçant à cheval entre les deux zones le dévidoir tournant, figé dans une position qui reflète exactement celle des cinq personnages.



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Un processus manuel

Aucun commentateur à ma connaissance n’a décrit complètement les opérations techniques qui se déroulent au premier-plan.


Velazquez 1657 las_hilanderas Prado detail peignes peignes a carder

Peu ont reconnu que la fille du centre tient une paire de peignes à carder (il s’agit d’aérer la laine brute pour la rendre propre au filage).



Velazquez 1657 las_hilanderas Prado detail rebuts
Vélasquez n’a pas omis les rebuts du cardage, qui servaient de rembourrage pour le collier des animaux ou pour garnir les matelas.


Velazquez 1657 las_hilanderas Prado detail devidoir Man and Woman at a Spinning Wheel, Pieter Pietersz. (I), c. 1560 - c. 1570 detailHomme et femme filant(détail), Pieter Pietersz. (I), 1560-70

Personne (sauf Richard Stapleford et John Potter) n’a parlé du dévidoir à main rustique, qui sert à former des écheveaux à partir des bobines produites par le rouet (pour d’autres exemples de cet instrument dans la peinture hollandaise, voir Pendants solo : homme femme).



Velazquez 1657 las_hilanderas Prado detail panier

Enfin, le panier que tient la fille de droite a été interprété au choix comme contenant des tissus achevés, ou des pelotes.Mais personne n’a à ma connaissance n’a vu qu’il contient tout simplement les écheveaux que la fille à fabriqué avec le dévidoir à main abandonné à gauche, et qu’elle vient apporter à sa collègue, qui les dispose sur le dévidoir tournant pour en faire des pelotes.


Velazquez 1657 las_hilanderas Prado schema fil

Comme dans un schéma technique, les numéros indiquent les différents états de la laine durant le processus de fabrication du fil, que Vélasquez a scrupuleusement représentés.

  • 0 : la laine brute et les rebuts
  • 1 : la laine cardée
  • 2 : la laine en bobine à la sortie du rouet
  • 3 : la laine en écheveau ;
  • 4 : la laine en pelote ;
  • 5 : le résultat final, à savoir différentes sortes de tissus (mais le processus de tissage est en hors-champ).

C’est sans doute l’ordre assez fantaisiste des opérations qui a déconcerté les commentateurs, mais nous savons depuis le tableau des deux ermites que Vélasquez répugne à représenter en ligne droite les processus séquentiels.



Velazquez 1657 las_hilanderas Prado schema fileuses
En regroupant les cinq ouvrières avec les matières qu’elles manipulent, on obtient une lecture finalement assez simple, dans l’ordre des opérations :

  • A Cardage
  • B Filage (fabrication des bobines)
  • C Fabrication des écheveaux
  • D Fabrication des pelotes
  • E Produit final : la seule « anomalie » est que la fille aux écheveaux (C) a abandonné son dévidoir à gauche, pour approvisionner la fille aux pelotes (D).



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Un processus intellectuel

L’idée de processus en cinq étapes va nous permettre de proposer une lecture de ce qui se joue sur la scène de l’arrière-plan, et qui n’est au final qu’une itération de l’idée de Stoichita du « récit dans le récit ». Le plus simple est de le visualiser sous la forme d’un emboîtement.



Velazquez 1657 las_hilanderas Prado schema second plan

  • 0 : Au départ, il y a une matière première : le récit de l’Enlèvement d’Europe.
  • A : Arachné en tire une tapisserie représentant l’Enlèvement d’Europe
  • B : Ovide rajoute Minerve et en tire le récit de la Métamorphose d’Arachné ;
  • C : en rajoutant la musicienne, Vélasquez nous montre une représentation d’une pièce sur le thème d’Arachné (ce pourquoi les deux comédiennes sont vêtues à l’antique, à la différence des trois dames).
  • D : La figure de la spectatrice introduit un nouveau niveau de représentation : la pièce non plus comme elle est jouée, mais comme elle est reçue par le public.
  • E : la cinquième figure, enfin, sort du périmètre de la tapisserie, et de l’emboîtement des Représentations : elle regarde vers nous, autrement dit vers le Réel.


Les deux scènes vues ensemble

Velazquez 1657 las_hilanderas Prado schema complet
Cette mise en correspondance théorique des personnages retrouve les principales analogies visuelles :

  • 0 : vache et chat se situent au même niveau, celui du décor ;
  • A : au bras baissé d’Arachné correspond le bras baissé de la cardeuse ;
  • B : à la lance de Minerve correspond la quenouille de la fileuse ;
  • C : à la musicienne derrière la chaise et vue de trois quart arrière correspond la porteuse de panier derrière le tabouret ;
  • D: les deux femmes vues de dos se correspondent ;
  • E : ainsi que les deux femmes vues de face.



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Ovide pris à la lettre

Au final, Vélasquez n’a fait que développer le dernier vers du texte d’Ovide :

c’est de là qu’elle produit du fil et que, devenue araignée, elle s’applique à ses toiles de jadis.

Les Métamorphoses, 6, 144

de quo tamen illa remittit stamen et antiquas exercet aranea telas

L’idée de génie du tableau est d’illustrer le texte des Métamorphoses par deux métaphores comparées, qui sont elles-mêmes des Métamorphoses :

  • celle du Fil qui s’enroule et se déroule ;
  • celle de la Fiction qui s’empile.


Le premier métier d’Arachné

Les ouvrières décomposent le premier métier d’Arachné, celui de produire un fil. Et effectivement elles habitent un monde filaire, où cinq états se succèdent continûment jusqu’à un état transcendant, en tout cas externe au processus : le tissu. La cinquième ouvrière, un pied hors de la pièce devant un empilement de tissus, fait le lien avec un matériau non plus linéaire, mais bidimensionnel :

  • celui de la tapisserie, à une des limites du tableau, à l’arrière-plan de l’arrière plan ;
  • celui du rideau, à l’autre  limite du tableau, au premier plan du premier plan.

En levant le rideau, dans la figure classique de l’admonitrice, elle fait entrer le spectateur dans le théâtre du tableau, tout en assurant le lien entre le monde du fil qui se déroule – autrement dit la narration – et celui des fils qui se croisent – autrement dit la représentation.


Le second métier d’Arachné

Car les cinq figures sur scène ne font qu’évoquer le second métier d’Arachné (qui est aussi celui de Vélasquez) : faire des toiles – autrement dit emboîter des représentations.

Et là encore, la cinquième dame fait exception : dans le rôle inverse de celui de la cinquième ouvrière, en regardant vers l’extérieur, elle dépile d’un coup tous les emboîtements et nous fait ressortir du tableau.


Figures de passage, objets-clés

Velazquez 1657 las_hilanderas Prado schema deux metiers
Les deux figures liminaires (en violet) font écart par rapport à leur propre domaine :

  • par son geste suspendu, l’ouvrière à la porte de l’atelier échappe à un monde de mouvements incessants : va et vient du cardage, rotation du rouet et du dévidoir, déplacement de la fille au panier ;
  • par son geste de la tête, la dame en dehors du cadre de la tapisserie échappe à un monde totalement statique, où même la musicienne ne joue pas.

Deux objets-clés encadrent la scène et nous indiquent comment lire l’ensemble :

  • par cinq, selon les pointes du dévidoir tournant ;
  • selon un processus ascendant, comme l’échelle.



sb-line

Une formule originale

Vélasquez n’a pratiquement pas réalisé de pendants, sauf un religieux dans ses débuts (voir 3-4-3 : le développement), un architectural en souvenir de Rome (voir Pendants architecturaux) et un purement décoratif, sur commande (voir Pendants solo : homme homme). [13]


Velasquez 1617-23 La mulata National Gallery of Ireland Dublin Velasquez 1618 Cristo_en_casa_de_Marta_y_Maria

Dans les deux essais de sa jeunesse, La mulâtre et Jésus chez Marthe et Marie, il reprend le procédé hollandais de la nature morte inversée, mais en peuplant le premier plan avec des demi-figures, soulignant par la différence des habits et des éclairages le contraste entre profane et sacré.


Velazquez 1657 las_hilanderas Prado schema premier plan Velazquez 1657 las_hilanderas Prado scene interne

Dans Les Fileuses, les correspondances formelles entre des personnages en même nombre et les oppositions marquées ( ombre / lumière, vêtements plébéiens / vêtements aristocratiques, mobilité / immobilité, travail manuel / travail intellectuel) ne sont en somme que les procédés bien connus des pendants d’histoire, formule qui au milieu du XVIIème siècle est devenue courante et bien comprise (voir Les pendants d’histoire : l’âge classique).

Ainsi est poussée à son sommet une formule totalement originale et qui, de par sa virtuosité, n’aura aucune suite : celle du pendant imbriqué.



Références :
[2] V.Stoichita, L’instauration du tableau, 1999
[3] Ralph Dekoninck « Peinture des vanités ou peinture vaniteuse ? L’invention de la nature morte chez Pieter Aertsen », https://journals.openedition.org/episteme/363
[6a] L’histoire d’Arachné chez Ovide http://bcs.fltr.ucl.ac.be/METAM/Met06/M-06-001-145.htm
[7] Pour un aperçu rapide de l’historique des interprétations, voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Fileuses
[8] Pour une étude plus détaillée des interprétations, voir Karin Hellwig, « Interpretaciones iconographicas de las Hilanderas hasta Aby Warburg y Angulo Iñiguez », Boletin del Museo del Prado n°XXII, 2004 https://www.museodelprado.es/aprende/boletin/interpretaciones-iconograficas-de-las-hilanderas/18ecb602-df77-4034-b538-4a32dc7c6653
[9] Charles de Tolnay, Velazquez « Las Hilanderas » and « Las Meninas » (An interprétation). Gazette des Beaux-Arts, janvier 1949
[10] Madlyn Millner Kahr, « Velázquez’s Las Hilanderas: A New Interpretation », The Art Bulletin, Vol. 62, No. 3 (Sep., 1980), pp. 376-385 (10 pages) https://www.jstor.org/stable/3050025
[11] Richard Stapleford, John Potter « Velázquez « Las Hilanderas »« , Artibus et Historiae, Vol. 8, No. 15 (1987), pp. 159-181 https://www.jstor.org/stable/1483276
[12] Victor Stoichita, « Les Fileuses de Velázquez. Textes, textures, images »
Video : https://www.college-de-france.fr/site/victor-stoichita/inaugural-lecture-2018-01-25-18h00.htm
texte : https://books.openedition.org/cdf/7413
[13] Je laisse de côté le pendant très controversé de La Forge de Vulcain et de La Tunique de Joseph, tableaux dont les tailles ont été modifiées de telle sorte qu’il est très difficile d’affirmer qu’elles étaient égales à l’origine. Les personnages sont en nombre identique, mais leurs tailles ne correspondent pas. Je doute que pour son premier essai dans la Peinture d’Histoire, Vélasquez se soit lancé d’emblée dans un pendant aussi allusif. Voir
https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Forge_de_Vulcain_(V%C3%A9lasquez) et https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Tunique_de_Joseph

4 Comments to “Un pendant très particulier : les Fileuses”

  1. GENIAL !!!!

  2. SOPHIE MAKARIOU

    formidable travail, bravo.
    un élément me semble essentiel et vous le soulignez bien : c’est l’absolue cohérence du projet et de son incarnation visuelle.

    • Je suis très flatté de votre aimable appréciation. Ce genre de commentaire m’encourage, j’ai toujours peur de m’aventurer un peu trop loin dans la dissection.

  3. bravo et merci artiste en travailleur acharné (et vice versa)

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