L’oiseleuse
Autant la figure de l’oiseleur est courante et puissamment connotée, autant son pendant féminin est rare et quasiment inexistant, au point même que le mot « oiseleuse » manque (sur les rares exemples d’oiseleurs féminisés, voir L’oiseleur ).
.Cet article présente quatre études indépendantes, qui ont toutes plus ou moins à voir avec la capture ou le dressage, par des mains féminines, des petits oiseaux :
- A) L’Arbre aux phallus
- B) La femme au faucon
- C) Les ailes de Frau Minne
- D) L’oiseleuse
A) L’Arbre aux phallus
La littérature étant d’autant plus copieuse [A1] que le motif est rare, nous nous limiterons à cette seule question : ces phallus arboricoles sont ils des fruits ou des oiseaux ?
1450-1500, Salle de chasse, Schloss Moos-Schulthaus, Appiano (Sud Tyrol)
Ici l’analogie avec les fruits est évidente :
- à droite une femme les fait tomber avec sa gaule et une autre les ramasse par terre ;
- à gauche deux femmes se battent et une troisième les emporte dans une corbeille.
Guillaume de Lorris, Le Roman de la Rose, 14ème s, BNF fr 25526 fol 106v Gallica
La fresque développe la même idée que cette célèbre drôlerie, en bas d’une page tout entière consacrée à filer la métaphore entre la pulsion sexuelle et l’appétit [A2] :
« Trop est forte chose nature
Car elle passe (outrepasse) nourriture »
L’arbre est donc clairement la métaphore de la gourmandise féminine, fût-elle monastique.
La fresque de Massa-Marittima et ses mystères
Fontaine du Palais de l’Abondance, 1265-1300, Massa Marittima
Le sujet se complique quelque peu avec la fresque qui décore cette fontaine, construite en 1265, sous un bâtiment qui servait de grenier à grains. Contrairement aux deux exemples précédents, il s’agit ici d’un lieu public, ce qui suppose l’assentiment et la compréhension d’une large population.
La partie haute, avec ses phallus aux allures de pêches ou d’abricots, est clairement fructifère. La partie basse, avec la femme qui brandit une gaule et les deux qui se disputent, est pratiquement identique à la fresque tyrolienne : la différence principale étant qu’ici, les femmes sont habillées, ce qui semble plus convenable pour un lieu public.
La question des oiseaux noirs
Ce registre aviaire a déclenché des interprétations divergentes [A3]. Je m’appuie ici sur l’excellent document de synthèse rédigé par les élèves de l’institut Bernardino Lotti [A4].
Pour Bagnoli, les femmes participent à une fête liée aux rites de fertilité et les fruits en forme de pénis sont des objets comestibles, « des pains ou des bonbons ». La femme à la gaule essaie de chasser trois corbeaux noirs qui veulent attaquer ces friandises, et les deux femmes qui se tiennent par les cheveux, se battent pour une qui vient de tomber de l’arbre .L’aigle qui se dresse au-dessus de la tête d’une des femmes de gauche est une référence claire au parti impérial, celui des Gibelins et du podestat d’origine pisane Ildebrandino Malcondine, qui a fait réaliser la fontaine
Pour Zamuner, la fresque est un symbole de fertilité à fonction apotropaïque, c’est-à-dire visant à espérer l’abondance de la récolte et en même temps à éviter la possibilité malheureuse de recourir aux stocks de l’entrepôt. Les organes mâles sont un symbole de fertilité et d’abondance, tandis que les corbeaux noirs représentent le péril et le danger de famine .
George Ferzoco renverse complètement cette vision. Se plaçant aux antipodes de Bagnoli, il définit même l’image comme un symbole de stérilité et attribue sa réalisation au parti adverse, les Guelfes, qui ont dirigé Massa Marittima entre 1267 et 1335. Il relie les scènes représentées dans le tableau aux rites célébrés par les sorcières et décrits dans le Malleus maleficarum (1487).
La « sorcière » avec la baguette à la main tenterait d’atteindre un nid où se trouvent deux oiseaux (cérémonie décrite dans le Malleus).
Maurizio Bernardelli Curuz revient à Ildebrandino Malcondine : la fresque représente les effets du bon gouvernement gibelin sur la ville. L‘arbre symbolise l’aqueduc qui acheminait toute l’eau vers la nouvelle source, et le toit, qu’on aperçoit en contrebas, est précisément l’image du bâtiment nouvellement construit. La scène avec les femmes doit être lue comme une narration qui se déroule de gauche à droite :
- à gauche, la ville avant la création de la nouvelle source, lorsque les femmes se battaient pour puiser l’eau des ruisseaux qui coulaient des pentes de la colline ; le manque d’harmonie est symbolisé par les aigles agités, et les couleurs des robes (rouge, jaune et bleu) évoquent les trois quartiers de la ville.
- à droite la fin heureuse de l’histoire : les mêmes femmes qui se battaient autrefois s’en vont bras dessus bras dessous et conversent agréablement.
Des oiseaux pas si noirs
Toutes les interprétations qui voient dans les oiseaux un élément perturbateur et négatif se heurtent à la même difficulté : ils ne peuvent pas représenter l’emblème des Gibelins, qui pourtant ont fait réaliser la fontaine. On peut alors retarder la datation des fresques (George Ferzoco) où même supposer (Dishat Harman [A5]) que les aigles ont été rajoutés au moment de la prise de pouvoir par les Guelfes, pour caricaturer les Gibelins.
Or aucun de ces oiseau n’attaque les fruits, et leur nombre est plus ou moins le même que celui des femmes. L’oiseau étant, en Italie comme ailleurs, un symbole viril bien connu, il n’y a pas d’opposition entre les oiseaux et les fruits, ou de compétition entre les oiseaux et les femmes, mais au contraire une sorte de redondance. Je proposerais volontiers que, tandis que l’arbre représente tous les membres virils disponibles, les aigles symbolisent, parmi les hommes de la Cité gibeline, celui qui va protéger chaque fille.
Ainsi loin d’introduire une quelconque notion de débauche ou de sorcellerie, la couche aviaire constituerait plutôt une forme de moralisation de l’arbre à phallus, pour le rendre publiquement acceptable : à la différence de la fresque tyrolienne au sol jonché de fruits, la couche des aigles empêche ici les filles d’aller gauler n’importe qui.
En aparté : les nids d’oiseaux du Malleus Maleficarum (1486-87)
Il y a dans le Malleus Maleficarum [A6] deux passages qui traitent des nids d’oiseaux.
La paraphrase de Deutéronome 22
Le premier passage se trouve au chapitre 8 de la Partie 1 : Certains remèdes contre les maux dont le démon afflige l’homme :
Exode 22 : Tu ne souffriras pas de laisser vivre sur terre les sorcières et, ajoute-t-il, elle n’habitera pas dans ton pays, de peur qu’elle ne te fasse pécher. De même, la fornicatrice sera mise à mort et ne sera pas autorisée à fréquenter les hommes. Notez la jalousie de Dieu, qui dit ce qui suit dans Deutéronome 22 : Si tu trouves un nid d’oiseau, avec la mère assise sur les œufs ou sur les jeunes, tu ne prendras pas le tout, mais tu laisseras la mère s’envoler ; car les Gentils le faisaient pour rendre stérile. Le Dieu jaloux ne souffrirait pas dans son peuple ce signe d’adultère. De même, de nos jours, quand les vieilles femmes trouvent un sou, elles pensent que c’est un signe de grande fortune ; et à l’inverse, quand elles rêvent d’un trésor, c’est un signe de malchance. Dieu a également enseigné que tous les vases devaient être couverts et que lorsqu’un vase n’avait pas de couvercle, il devait être considéré comme impur. |
Maleficos non patieris viuere super terram, sed & hoc adiunxit, non habitet in terra tua, ne fortè peccare te faciat, sicut copulatrix occiditur, & peruagari inter homines non permittitur. Nota zelum Dei, Deuterono. 22. Deus præcepit : Nidum cum ouis, aut pullis desuper cubantem matrem, non deberent simul seruare, sed matrem permittere auolare, quia hoc gentiles ad sterilitatem vertebant. Zelotes Dominus in suo populo noluit tale signum adulterij pati, sic iam vetulæ inuentionem denarij, signum magni fortunij, & per oppositum vbi thesaurum somniarent, iudicant. Item præcepit omnia vasa cooperiri, & vasculum non habens operculum immundum censeri. |
De ce galimatias difficile à suivre, il ressort que :
- capturer un oiseau adulte signifie rendre stérile ;
- capturer un oiseau est un signe d’adultère ;
- quand on est une femme, il faut se contenter d’un seul « denier » (et non en vouloir beaucoup) ;
- quand on est une femme, il faut mettre un couvercle à son pot.
Les nids à phallus
Le second passage se trouve au chapitre 7 de la Partie 2 : Comment elles ont coutume d’emporter les membres virils
« Enfin, que penser de ces sorcières qui, tant bien que mal, prennent des membres en grand nombre (vingt ou trente) et les enferment ensemble dans un nid d’oiseau ou dans une boîte, où ils se déplacent comme des membres vivants, mangeant de l’avoine ou du fourrage ? Cela a été vu par beaucoup et est un sujet commun de conversation. On devrait dire que tout est provoqué par le travail et l’illusion du diable. Les sens des témoins sont trompés de la manière que nous avons mentionnée plus haut. Un homme a rapporté qu’ayant perdu son membre, il s’est approché d’une certaine sorcière afin de rétablir sa santé. Elle a dit au malade de grimper à un arbre particulier où il y avait un nid contenant de nombreux membres, et lui a permis de prendre celui qu’il voulait. Quand il a essayé d’en prendre un gros, ne prends pas celui-là, dit la sorcière, et elle a précisé qu’il appartenait à un curé. » |
Quid denique, sentiendum super eas maleficas, qui huiusmodi membra in copioso interdũ numero, vt viginti vel triginta membra insimul ad nidum auium, vel ad aliquod scrinium includunt, vbi & quasi ad viuentia membra se mouent, vel auenam vel pabulum consumenda, prout à multis visa sunt & communis fama refert. Dicendum quòd diabolica operatione & illusione cuncta exercentur, sic enim sensus videntium illuduntur modis suprà tactis. Retulit enim quidã, quòd dum membrum perdidisset, & quandam Maleficam causæ recuperandæ suæ sanitatis accessisset. Illa vt quendam arborem ascenderet infirmo iniunxit, & vt de nido in quo plurima erant membra, si quod vellet accipere posset indulsit. Et cùm ille magnum quoddam accipere attentasset, non ait Malefica illud accipias, & quia vni ex plebanis attineret subiunxit. |
On voit bien que ce texte, postérieur de deux siècles à la fresque de Massa Marittima, n’a aucun rapport avec elle. L’idée du « nid à phallus », dont il n’existe d’ailleurs aucune représentation graphique, est totalement liée au contexte du Malleus : les rédacteurs commencent par tordre une citation du Deutéronome 22 (le texte ne parle pas de stérilité, mais dit seulement que se contenter des petits ou des oeufs « prolonge les jours » ) et la combinent avec le symbolisme habituel de l’oiseau pour imaginer la fable, au comique involontaire, du nid dont le plus grand phallus était clérical.
B) La femme au faucon
La cassette du British museum
Cassette en émaux de Limoges
Vers 1180, British museum
Cette cassette pose une devinette iconographique, qui n’a pas été complètement résolue : raconte-t-elle une histoire, où est-elle seulement décorée de scènes courtoises déconnectées entre elles ?
Un des petit côtés montre une chimère, un homme aux pattes de félin et à la queue de serpent, combattant un lion à l’épée.
Le petit côté opposé reprend, à droite, le même thème : un guerrier, cette fois bien humain, combat à pied un lion qui mord son bouclier.
A gauche s’introduit un second thème : un troubadour fait danser au son de son rebec une femme aux très longs cheveux dénoués, signe d’intense intimité.
Les vêtements strictement identiques soulignent que le troubadour et le chevalier sont une seule et même personne. De même la femme aux cheveux dénoués va réapparaître sur les autres faces de la cassette (avec des robes différentes).
Troubadour et danseuse
Chapiteau du cloître de Santa Maria de l’Estany,1150-1200
On retouve la même scène dans ce chapiteau contemporain.
Le couvercle est composé de la même manière, en associant par deux fois un médaillon avec le combattant (cette fois à cheval) et l’autre avec le couple :
- à droite :
- en haut l’homme casqué chevauche, avec sa lance de tournoi et son écu ;
- en bas il se prépare à jouer du rebec (dont la forme imite celle de son écu) pour la femme qui porte au poing droit son faucon ;
- à gauche :
- en haut l’homme combat à l’épée un lion qui mord son cheval ;
- en bas un troisième thème : l’homme agenouillé est tenu en laisse par la femme, qui porte au poing droit son faucon, cette fois tenu par ses jets (courtes laisses attachées à ses patte).
La face avant reprend les deux derniers thèmes, mais hors des médaillons :
- en vert la séduction : l’homme joue du rebec, la femme écoute, le faucon vole de l’un à l’autre ;
- en rouge la soumission : accepté comme familier, l’homme est tenu en laisse de la main droite, le faucon est tenu de la main gauche et l’étoile ,qui le remplace dans le ciel, signale l’accomplissement.
Comme le remarque Michael Camille ([B0], p 12), cet agenouillement évoque celui du vassal rendant hommage à son suzerain. Cette identification de la dame à « mi dons (mon seigneur) » est typique du « fin’amor » chanté par les troubadours.
Les symétries de la composition révèlent, plutôt qu’une narration continue, une composition en trois thèmes :
- 0) le petit côté droit introduit le thème du combat contre la bête ;
- 1) le petit côté gauche rajoute à ce thème (en jaune) celui de la séduction (en vert), ainsi présentée comme un combat encore plus dangereux ;
- 2) le couvercle rajoute un nouvel élément, le faucon (en rose) et un troisième thème : la soumission ;
- 3) la face avant récapitule les trois thèmes, menés à leur aboutissement :
- la séduction : l’homme joue et le faucon vole ;
- la soumission : la femme tient maintenant la laisse de la main droite, et le faucon, devenu favori secondaire, de la main gauche ;
- le combat : un homme tenant d’une main une épée et de l’autre une clé de belle taille, semble avoir pour but de pourfendre le faucon avec l’une, et d’entreprendre la serrure avec l’autre.
Pour Michael Camille ( [B0], p 13), cet homme aux cheveux hirsutes et aux souliers dépareillées est une figure négative : celle du « lauzengier », l’envieux, le médisant le faux amoureux, qui apparaît souvent dans les poèmes des troubadours comme l’antithèse de l’amoureux courtois [B0a]. J’ajouterai que son cor pour sonner l’alarme (qui n’est pas sans évoquer la corne du cocu), son épée démesurément longue (suggérant une sensualité excessive) et la clé qui loupe la serrure (exprimant un besoin de possession et d’exclusivité) en font une figure de l’échec en amour, ridiculisée par le faucon qui vole tout en haut, vers le soleil et vers sa dame.
Le faucon comme enjeu
Objet de luxe, le faucon a parfois servi comme prix dans un concours de beauté :
« Elles étaient plus de quatre-cent dans le verge, c’est la belle Hellenborc qui enleva l’épervier ». Vie de Saint Honorat (1300) cité par [B1], p 376
Paule Le Rider [B1] a trouvé plusieurs indices, vers 1170, de l’épervier comme enjeu d’une compétition que le gagnant ramène à sa dame.
Il est possible que le faucon joue en partie ce rôle dans la cassette du British museum :
- lorsqu’il est placé entre la dame et l’homme (en vert), il signalerait que la compétition est ouverte ;
- lorsqu’il est éloigné de l’homme (en rouge) , il signalerait que le jeu est terminé : l’homme a gagné, c’est à dire qu’il est agréé comme captif.
Ci mets le dieu d’amours trait à l’amant, fol 13 | Comment le dieu d’amours ferme à l’amant le costé à la clef, fol 15r |
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Le Roman de la Rose, 1375-1400, BL Add 42133
Dans ce texte un peu postérieur de Guillaume de Lorris (1230-35), deux métaphores pénétrantes se complètent, mais appliquées à l’amant :
- la flèche dans l’oeil (le regard) déclenche l’amour ;
- la clé dans le côté le verrouille.
Il est probable que la clé de la cassette limousine porte la même valeur d’exclusivité, mais en négatif : le lauzengier prétend avoir la clé, mais ce n’est pas celle qui ouvrira réellement la serrure, et le coeur de la dame.
Le faucon d’apparat
Contrairement à l’intuition superficielle, la dame arborant son faucon n’a rien de la domina fantasmatique s’appropriant un attribut masculin : le faucon est sans doute le seul oiseau a n’avoir rien de phallique, du moins aux hautes époques [B2].
1201, Sceau de la comtesse Adelaïde de Hollande, Rijnsburg, Algemeen Rijksarchief [B3] | 1248, Sceau de Sophie de Thüringe, épouse d’Henri de Brabant [B3] |
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Attribut de la haute noblesse, le faucon figure dans de nombreux sceaux féminins, de type « équestre de chasse » ([B4], p34, note 73)
1300-20, Partie de chasse, Valve de miroir en ivoire, British museum (Koechlin [B5] N° 1028) | 1305-15 Codex Manesse, UB Heidelberg, Cod. Pal. germ. 848, fol. 69r, Herr Werner von Teufen |
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Dans les chevauchées à la campagne, il arrive que ce soit la femme qui tienne le faucon (bien que l’inverse soit le plus fréquent).
Il semble que « porter le faucon » soit synonyme de « porter la culotte ». Ainsi Herr Werner von Teufen est totalement soumis à la fauconnière : il a lâché bride à son désir (son cheval), tandis que la femme maîtrise à la fois son propre désir (le cheval gris à la bride rouge) et son amoureux (le faucon gris aux laisses rouges). L’équivalence entre l’amoureux et le volatile est soulignée par l’équivalence des postures : les mains posées sur les épaules de la dame, les griffes posés sur son gant.
1305-15 Codex Manesse, UB Heidelberg, Cod. Pal. germ. 848, fol. 249r, Herr Konrad von Altstetten
A l’inverse, c’est Herr Konrad von Altstetten qui attire les attentions de sa dame, tout comme le morceau de viande attire l’appétit de son faucon.
Mois de Mai, Nicola et Giovanni Pisano, 1275, Fontana Maggiore, Pérouse |
Promenade au faucon, Valve de miroir, vers 1340-50, Victoria and Albert Museum, n° 247-1867 |
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Dans le premier cas, la dame au faucon mène la chasse, l’homme couronné de fleurs la rejoint pour lui offrir un bouquet (le petit couple entre les deux est le symbole des Gémeaux). Dans le second, c’est l’inverse : la dame a fouetté son cheval pour rattrapper son aimé, qui la récompense d’une main et de l’autre son faucon.
Pour Térence Le Deschault de Monredon ([B5a], p 157), cette signification serait généralisable : celui qui porte le faucon est celui, dans le couple, qui maîtrise la situation. On voit que cette rhétorique est bien plus sophistiquée que l’assimilation systématique du faucon au phallus.
Pontifical de Guillaume Durand, vers 1357, Paris, Bibl. Sainte-Geneviève, MS 143 fol 165
Le seul cas indiscutable de fauconnière phallophore n’est justement pas une image, mais une caricature. Cette marge à drôlerie fonctionne sur le principe du monde inversé :
- un lapin chevauche un chien de chasse ;
- le faucon rapide est transformé en escargot (sous-entendu possible : le membre au repos pointe sa tête) ;
- le lapin enfile le gant (sous-entendu possible : la fille s’occupe d’elle-même).
Sur le symbolisme féminin du lapin, voir Le lapin et les volatiles 1.
Le faucon courtois
Ainsi, dans la littérature courtoise, le faucon métaphorise agréablement l’un ou l’autre sexe.
A cause de la difficulté à l’apprivoiser, il est souvent comparé à la dame.
A cause de sa loyauté à son propriétaire, il est parfois loué comme l’image du parfait amant.
Le retour du faucon vers 1320, Fragment d’aumônière, Musée des Tissus, Lyon
Enfin, comme il prend la fuite facilement, il illustre équitablement les deux sexes : le thème du faucon perdu apparaît dans le Falkenlied de Kürenberg (1160-70), signifiant la femme abandonnée. Dans la littérature germanique, le faucon perdu symbolise le plus souvent l’amant disparu, dans la littérature anglaise c’est plutôt l’inverse ([B4], p 173).
Couple d’amoureux, Valve de miroir en ivoire, début 14ème, British museum (Koechlin [B5] N°911)
Pour Bruno Roy [B6], chaque amant désignerait du doigt le sexe de l’autre, l’index de la dame étant cassé. En fait, il n’en est rien : chacun porte sur sa main gauche un gant de fauconnier. L’homme tient le faucon par ses jets et l’attire avec un morceau de viande (pât ou reclain) dans sa main droite nue , afin qu’il vienne se poser juste au dessus, sur la main gantée de la dame. Celle-ci tient dans sa main droite un objet difficilement lisible, qui pourrait être le chaperon de l’oiseau pour l’aveugler, dès qu’il sera posé ([B5], N°911). Ce vol de l’oiseau vers la dame se place dans la rhétorique de l’échange courtois, mais il est toujours loisible d’y voir un sous-texte plus explicite.
Lylan Lam [B7] rapproche cette valve d’un texte de Chrétien de Troyes où la soif du cerf et l’appétit du faucon sont successivement comparés à l’étreinte amoureuse entre Erec et Enide :
« Cers chassiez qui de soif alainne
Ne desirre tant la fontainne,
n’espreviers ne vient a reclain
si volantiers quant il a fain,
que plus volantiers n’i venissent,
einçois que il s’antre tenissent. »
1340-50, Louvre | 1300-50, Musée de Cluny |
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Tristan et Iseut à la fontaine
Ces deux ivoires contemporains illustrent le même passage du roman : en voyant son reflet dans la fontaine, Tristan se rend compte que le roi Marc, l’époux d’Iseut, s’est caché dans l’arbre pour les surprendre, et il montre discrètement le reflet à Iseut.
On voit ici combien la prudence s’impose quant à la symbolique sexuelle des petits animaux :
- dans la première image, tout colle : Iseut à gauche porte son petit chien touffu, et Tristan son faucon phallique ;
- dans la seconde image, rien ne va plus : c’est Tristan à gauche qui tient l’animal velu, et Iseult qui tient le rapace (bien sûr, on peut toujours dire que chaque sexe porte ce qui lui manque).
Le Dieu de l’Amour et un Couple d’amoureux, Valve de miroir en ivoire, début 14ème, Victoria and Albert Museum (Koechlin [B5] N° 1068)
Ce couple visé par les deux flèches met en balance la couronne tenue par l’amante et le faucon tenu par l’amant. Bruno Roy [B6] ne manque pas d’y voir les symboles sexuels qui s’imposent.
Couple d’amoureux, 1440-50, valve de miroir en ivoire, Walters Art Museum, Baltimore.
En fait, cette symétrie facile n’est guère dans l’esprit de l’époque : dans cette composition similaire, la dame couronne son amant qui s’agenouille devant elle. Tandis que la valve du British museum montrait l’envoi du faucon de l’amant à l’amante, le don s’effectue ici en sens inverse. Nous sommes donc dans la rhétorique de l’échange de présents, plutôt que dans l’allusion à des faveurs plus appuyées.
Bréviaire de Renaud de Bar, 1302-05 Verdun BM 107 fol 32, IRHT
Cette page du Bréviaire de Renaud de Bar, évêque de Metz, est décoré de ses armoiries et de celles de sa mère Jeanne de Toucy : la bas de page n’a donc rien d’érotique, malgré le fouet manié par la dame et la couronne brandie : il ne s’agit que d’effaroucher les oiseaux et de montrer l’enjeu de la chasse.
Bréviaire de Renaud de Bar, 1302-05 Verdun BM 107 fol 12, IRHT
Cette scène du même manuscrit est très proche de l’esprit de la cassette du British museum : au son d’un rebec, la dame et le damoiseau entraînent chacun son faucon, à l’aide d’un leurre à plume : pour l’instant, les oiseaux sur les arbres n’ont encore rien à craindre. Pour montrer son courage, la précision de son dressage ou douceur de son oiseau, le jeune homme le porte à main nue, son gant posé au pied de l’arbre.
Décrétales de Grégoire IX, 1300-40, Royal MS 10 E IV fol 79v
Dans ce manuscrit très austère, les bas de pages forment des séries, destinées à divertir le lecteur tout en identifiant visuellement les groupes de pages. Ici, la dame a eu plus de chance que le damoiseau : son bras est couvert de trophées, tandis qu’il n’a rien attrapé. A noter sa gibecière triangulaire, la « fauconnière ».
Fol 78r
Fol 79r
Toutes les autres pages de la section montrent des femmes entraînant leur oiseau. Elles ont probablement un côté humoristique, « monde à l’envers », comme de nombreux bas de pages drolatiques du manuscrit, où des animaux ou des femmes se livrent à des occupations manifestement masculines :
Fol 43v
Le don du coeur
Dame couronnant son amant, Valve de miroir vers 1300, Victoria and Albert Museum, n° 217-186
Le don du coeur, de l’amant à l’amante ou réciproquement, est un thème courant de la littérature courtoise, un peu plus rare dans l’iconographie. Ici l’amant offre son coeur dans un linge, en échange d’une couronne. Les deux chevaux dont on ne voit que le mufle, tenus et menacés du fouet par un valet, symbolisent les désirs bestiaux qu’il s’agit de maîtriser.
Fermail parisien (Gülden Heftlein), fin XIVème, Kunstgewerbemuseum Berlin, inv F 1364
Il se trouve qu’il était habituel de récompenser le faucon en lui donnant à manger le coeur de l’animal qu’il avait capturé ([B5a], note 12). Ainsi la rhétorique du don du coeur se tranpose au cas particulier du faucon. Ici, comme le note Térence Le Deschault de Monredon :
« La dame, tout en récompensant l’oiseau, affiche la prise de sa proie dont elle
brandit le coeur, attribut qui autorise immédiatement une lecture courtoise de la scène. »
Le don du coeur, 1400-10, Louvre
Cette tapisserie est un autre exemple de combinaison des deux thèmes du désir humain et de l’appétit animal.
Le chien, symbole ici du désir masculin, prend les devants pour s’approcher de la fleur qui lui est négligemment tendue. Tandis que le faucon, symbole ici du pouvoir féminin [B9], se régale à l’avance du « reclain » rouge qui lui est offert.
Il y a probablement ici une composante satirique :
- dans le désintérêt affiché par la femme (contredit par le regard intéressé de son faucon) ;
- dans la figure glorieuse du coq en pourpoint rouge (contredite par la taille minuscule de son offrande).
Après trois siècles d’amour courtois, l’image traduit pour le moins une forme de prise de distance par rapport à une imagerie vieillissante.
Le faucon déprécié
Bible Moralisée, 1226–1275, Oxford, Bodl. 270 b, fol. 135v
Oiseau emblématique de la noblesse, le faucon est dès le départ mal vu par l’église au nom de la condamnation de la chasse. Dans les Bibles moralisées, comme l’a montré Mira Friedmann [B8], le faucon n’est associé qu’aux hommes, incroyants ou pécheurs :
Ceci signifie que le bon prélat doit sévèrement corriger le pécheur et prier en secret pour lui, afin que le Seigneur lui soit propice. |
Hoc significant quod bonus prelatus aspere debet corrigere peccatorem et in secreto orarepro ipso ut dominus propitius ei fiat. |
Malgré cette réprobation religieuse, le faucon restera longtemps l’attribut privilégié de la noblesse.
A partir du XVIème siècle, la fauconnerie perdra de son prestige et le faucon de ses plumes : on lui prêtera de plus en plus une signification négative : dédain, rapacité, voire luxure.
L’Envie
Bosch, 1500-25, Table des Sept Péchés mortels, Prado, Madrid
Bosch par exemple s’en servira pour illustrer l’Envie. La scène se passe devant un octroi. La fille du percepteur fait tourner la tête d’un piéton. Son compagnon l’attend, le faucon au poing, et jette des regards envieux en direction du couple. Le percepteur excite l’envie des chiens en agitant un os, et on comprend que de même il manipule sa fille pour aguicher les passants.
Les Amoureux sur un banc de gazon, Maître E.S. , vers 1460, British Museum
L’amour courtois est ici clairement caricaturé : la mine déçue des deux amoureux coiffés de leurs attributs obligés (couronne de fleurs et bonnet à franges voir 1-3a Couples germaniques atypiques ) , l’épée cassée sous la chaussure de l’homme, le chien minuscule coincé entre les deux, forment la mise en scène sévère d’un rapprochement décevant entre les deux amants, symbolisés chacun par leurs emblèmes aux deux bouts du banc : le petit pot de fleurs côté dame, le faucon perché côté homme.
Comme le note Michael Camille :
« la nervosité fragile du moindre trait de la gravure démonte la chevalerie charlatanesque de ces deux nigauds à la taille de guêpe, dont l’indétermination érotique était la risée de la classe bourgeoise de marchands craignant Dieu, qui achetait ce type de gravure » ([B0], p 158)
Le Pouvoir des femmes
Meister der Weibermacht, 1451–75, Staatliche Grafische Sammlung, Münich
L’ironie est tout à fait perceptible au milieu du siècle, dans cette gravure dont on ne connait que cet unique exemplaire. A la place d’un faucon, la dame tient un coucou, comme elle le proclame dans la banderole :
Je monte à dos d’âne quand je veux, |
Eynen essel reyden ich wan ich weil / |
En vieil allemand, « Federspiel », le « jouet à plumes », est synonyme de faucon, avant que ce sens ne recule à partir du XVIe siècle pour désigner uniquement le leurre [B10].
Image habituelle de l’imbécile, le coucou parodie le faucon, comme l’âne parodie le cheval : c’est ici une maîtresse de pacotille qui règne sur des singes et des fous.
Comme le note Paolo Parisi [B10], cette gravure inaugure une critique de classe qui s’exprimera pleinement dans la Nef des Fous, de Sébastian Brant. Mais avant d’y arriver, il nous faut présenter une autre femme forte spécifiquement germanique, qui a elle-aussi à voir avec le pouvoir et les oiseaux.
C) Les ailes de Frau Minne
Le développement de la littérature courtoise en Allemagne, à partir de 1150, va aboutir, à la fin du XIVème siècle, à l’émergence de la figure très particulière de Frau Minne (Dame l’Amour). Selon Naomi Reed Kline [C1] :
« Parmi les développements historiques et culturels qui ont considérablement éloigné le monde féodal des Minnesinger du monde germanophone du XVe siècle, se place la reconsidération de l’amour idéal qui, en partie, a été opérée par la figure de «Frau Minne», gardienne et juge de la fidélité conjugale. Une série d’objets alsaciens, bâlois, zurichois et allemands laisse entrevoir les aspirations d’une classe bourgeoise qui tenait encore aux idéaux chevaleresques de l’amour mais croyait à la solidité du mariage. Alors que les premiers Minnesänger écrivaient sur un amour abstrait, les textes inscrits sur les coffrets de courtoisie (minnekästchen) sont centrés sur l’ego masculin et exigent une réponse concrète, fiançailles ou mariage : ce sont des discours adaptées aux changements sociaux et économiques. L’invention de Mme Minne en a assuré le contrôle ».
Psautier d’Oxford, Flandres, vers 1320, Bodleian Library MS. Douce 6 fol 159v
Dans ce bas de page, Cupidon armé d’un dard est perché à gauche, au dessus du couple [C1a]. L’homme offre à la Dame le résultat , son coeur transpercé d’une flèche. A droite il est réconforté (ou incité à avancer ?) par une femme ailée. Dame Amour fait donc son apparition dans l’iconographie comme l’alter ego, féminin et terrestre, de Cupidon.
Couvercle en cuir d’une Minnekästchen, 1330-60, Berlin, Kunstsgewerbemuseum, Staatliche Museen zu Berlin
Au départ, Frau Minne est représentée avant tout comme une Reine trônante : ici elle se fait l‘arbitre du couple, donnant raison à l’homme qui se plaint que celle qu’il aime soit impitoyable (« meine Geliebt gehassig ist« ).
Frau Minne, Prachthandschrift de Hugo von Montfort,1413, Universitätsbibliothek Heidelberg, Cod. Pal. germ. 329 fol 1r | Frau Minne (partie d’un lustre), 1430, Stadtmuseum Wiesbaden |
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Les illustrateurs imaginent des trônes de plus en plus extraordinaires : deux lions ou deux oiseaux de proie.
Couvercle de Minnekästchen, fin 14eme, Kunstgewerbemuseum, Staatliche Museen zu Berlin.
Sur ce couvercle l’homme remet son coeur entre les mains de son aimée, alors qu’il doit partir en voyage :
Mon Trésor, sois-moi gracieuse, alors que je dois me séparer de moi. |
Mein Schatz, sei mir gnädig, wenn ich mich von dir scheiden soll |
Frau Minne est garante de leur engagement mutuel de fidélité, qui se développe dans les dialogues des panneaux latéraux ([C1], p 85). Son trône est ici rien moins qu’un homme à quatre pattes, tandis qu’un attribut nouveau, les deux immenses ailes, se déploient au dessus des deux protagonistes, On notera la parenté, mais au féminin, avec la figure du Dieu de l’amour couronné et ailé, tel qu’il apparaît en France dans les ivoires parisiens et les illustrations du Roman de la Rose. Les ailes conférent un caractère céleste et divin à l’accord entre les deux parties.
Frau Minne, vers 1400, Zunfthaus zur Zimmerleuten (maison de la Guilde des Charpentiers), Zürich
Dans cette fresque récemment découverte [C2], les grandes ailes noires de Frau Minne ne jouent plus un rôle d’équilibrage entre les sexes, mais de pure domination sur le sexe mâle : trônant sur deux hommes à quatre pattes, elle vient d’arracher le coeur du jeune homme situé à sa gauche, tout en plantant sa lance dans le flanc de celui situé à sa droite.
Les tapisseries de Regensburg
Deux tapisseries réalisés pour décorer la mairie de Regensburg montrent également Frau Minne ailée, mais dans un registre plus apaisé.
Parmi les vingt quatre médaillons de la tapisserie la plus ancienne, elle apparaît semble-t-il à trois reprises :
Frau Minne ?, Médaillon 5
Tapisserie aux médaillons 1385-1395 Museum der Stadt Regensburg photo imareal
Le médaillon 5 montre une figure ailée, mais sans couronne, posant ses mains sur le crâne dégarni d’un homme assis entre deux femmes. Le texte est loin d’être clair : « Beau lin, je vais l’acheter pour vous, mais seulement pour glorifier votre chevelure ».
Frau Minne, Médaillons 13 et 14
Le médaillon 13 montre une femme ailée et couronnée, qui vient de tirer à l’arc sur un jeune homme :
« J’ai gagné le tour (je suis allongé sur les genoux de la bien-aimée) et je peux maintenant (profiter de la) flèche que Minne a tirée »
Dans le médaillon 14, les flèches ont été transférées de Minne au coeur du jeune homme, transformant celui-ci en une sorte d’oiseau transpercé par la flèche : « Mon coeur souffre l’agonie, ôte-moi maintenant la flèche de l’amour. »
Couple au faucon, médaillons 15 et 16
Les deux médaillons suivant ne montrent pas Frau Minne, mais des thèmes courtois que nous connaissons bien.
Le médaillon 15 est expliqué par son texte : « Les femmes et les faucons attendent trop sans but » (il serait logique que l’objet rouge tenu par la femme soit le gant de fauconnier qu’elle tarde à enfiler, empêchant l’oiseau de la rejoindre).
Le médaillon 16 est celui du Tristan et Iseult épiés par le roi Marc : « Je vois dans le reflet de la fontaine mon Seigneur dans l’arbre ».
Le Jugement de Minne, 1410-1420, Museum der Stadt Regensburg, photo imareal
La seconde tapisserie de la mairie de Regensburg illustre le poème « der elende Knabe (le pauvre garçon)« , qui dans la forêt rencontre Frau Minne, ou Frau Vénus. Il s’agit de l’homme élégant à sa droite, face à un nain méprisable qui tente de gagner par de l’argent les faveurs de Frau Minne. La couleur rouge, qui les unit, est celle de l’amour ardent. Particulièrement imposant, le trône est ici composé de deux aigles et d’un lion.
Intérieur du couvercle d’une Minnekätchen, Musée national suisse, Zurich Inv.-Nr. AG 1741 fig 104 [C3]
Comme l’a noté Jürgen Wurst [C3], on retrouve les mêmes ailes de paon et le même siège à deux aigles dans cette image, dont le texte est malheureusement illisible. On perçoit bien toute l’ambiguïté que finit par créer le cumul des attributs : reine-oiseau par ses ailes et son trône, Frau Minne est aussi oiseleuse par son arc, dans une sorte de monde à l’envers qui fait de la femme la maîtresse et du volatile le chasseur.
Une Vénus ailée
On voit à ces quelques exemples combien la signification aussi bien que l’iconographie de Frau Minne sont fluctuantes, au gré de la fantaisie des artistes. Partant d’une figure royale, elle emprunte ses ailes, puis ses flèches, au Dieu de l’Amour qu’elle féminise. Progressivement, on en vient à l’identifier avec Vénus, auxquelles elle donne un nouvel attribut inconnu des antiques : les ailes.
Le rêve d’un jeune homme, 1478 , illustration pour le Minnereden de Johann von Konstanz, 56 Minnereden Universitätsbibliothek Heidelberg, Cod. Pal. germ. 313 fol 1r
Cette figure improbable combine les attributs de Cupidon (le bandeau, le brandon) et ceux de Frau Minne (la couronne, les ailes, l’arc) : l’effet est volontaire, puisque le poème débute par le rêve d’un jeune homme, dans lequel ces deux entités lui apparaissent. On notera que trois attributs collatéraux (la nudité, les longs cheveux, la station debout) sont ceux de Vénus. Volontaire ou pas, l’assimilation de Frau Minne à une Vénus ailée suit son cours.
C’est dans la Nef des Fous que l’agglomération atteindra son point ultime, Frau Minne s’effaçant définitivement devant cette nouvelle figure de Vénus.
Le Pouvoir des femmes Meister der Weibermacht, 1451–75, Staatliche Grafische Sammlung, Münich |
De l’Amant (Von Buolschafft) Sebastian Brant, La nef des Fous (Das Narrenschiff) Bâle (Bergmann von Olpe) 1494 chap 13 fol 17v |
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On reconnaît, à la fois dans l’image et dans le texte, l’influence de la gravure du Meister der Weibermacht :
De ma corde je chasse çà et là |
An mynem seyl ich draffter yeich |
Le bestiaire de la dominatrice est identique : la seule différence est qu’elle porte maintenant la couronne et les ailes de Frau Minne, et que le texte la désigne explicitement comme étant Vénus accompagnée de Cupidon. Sur son autre compagnon, le squelette, voir La Mort dans le Dos (Frau Welt).
De la luxure (Von Vollust)
Sebastian Brant, La nef des Fous (Das Narrenschiff) Bale (Bergmann von Olpe) 1494 chap 50 fol 62v
La Luxure tombe sur beaucoup à cause de leur simplicité |
Wollust durch eynfalt manchen feltt |
Cette autre image d’une maîtresse tenant trois animaux par la patte s’inspire, pour le renouvellement du bestiaire, de Proverbes 7,10-23 : on y trouve un « oiseau qui se précipite dans le filet » et un « boeuf qui va à la boucherie ». L’agneau a été rajouté par Brant, comme exemple de bête naïve.
Frau Vénus, l’Amour et le diable
Daniel Hopfer, 1512
Dans cette gravure très inventive, Hopfer fusionne la formule de Frau Vénus (avec ses ailes) et celle de la Femme servant d’appât pour le diable oiseleur (voir L’oiseleur).
Vénus et Cupidon (Audaces Venus ipsa iuvat), Sebald Beham, 1518-30
Beham applique humoristiquement à Vénus le rôle d’initiatrice de Frau Minne : la maxime « Vénus aide les audacieux » nous fait comprendre que le jeune Amour, aveugle et maladroit, sera guidé comme il convient.
Page de titre de « Vom Adel vnd Fürtreffen Weibliches geschlechts » d’Agrippa von Nettesheim,
Sebald Beham, 1540
Le figure de Vénus et Cupidon est ici transposée en une image générique, montrant la Femme sous la forme d’un génie nourricier et vainqueur de la Mort, auquel rend hommage le genre masculin, réduit à bambin fessu :
« La Femme est la couronne, l’honneur et la gloire de l’Homme ».
Patientia, 1540 | La Mort et la Femme, 1547, British Museum |
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Sebald Beham
Plus généralement, les ailes sont pour Beham l’attribut d’une entité abstraite, par exemple la Patience (suivant la convention rendue célèbre par la Melencolia de Dürer).
Elles sont aussi un motif graphique percutant : dans la gravure de 1547, la Mort a en quelque sorte dépouillé la Beauté de ses ailes, illustrant littéralement la maxime :
La Mort retire à l’homme toute beauté |
Omnen homine venustatem mors abolet |
D) L’oiseleuse
Le Codex Cocharelli est un manuel à usage privé, réalisé par un membre de cette famille de riches banquiers génois pour l’éducation de ses enfants. Il présente donc des images qui n’ont aucun équivalent, dont celle que nous allons commenter.
Codex Cocharelli, 1330-40, BL Add MS 27695 fol 15v
Cette page charmante est véritable anthologie aviaire : on y voit des oiseaux de toute espèce, des cages de toute forme, et une femme charmante nourrissant un de ses favoris (voir Le Chardonneret, et derrière).
Pourtant cette belle reine n’est autre que la Luxure, et tout le texte de la page est très proche d’un Manuel du confesseur [D1], qui liste les six variantes de ce Vice en haut de la seconde colonne : P(rima), S(ecunda), T(ertia)...
Voici la description de la Sixième qui se place, dans une proximité surprenante, juste au dessus de la dame tendant une gourmandise à son favori :
Vice contre nature : lorsque quelqu’un, en dehors du lieu régulier, dépose et émet sa semence. Et ce vice là peut se faire de plusieus manières. |
Vitium contra naturam : quando aliquis extra locum ordinatum posuit et emitit semen. Et istud tale vitium potuit fieri multis modis |
Il ne fait donc guère de doute que les différent oiseaux qui agrémentent cette page devaient être compris comme autant d’organes mâles (uccelini) , toujours prêts à être excités.
En aparté : Luxure et oiseau
Chasteté et Luxure, 1225, Rosace Ouest de Notre Dame de Paris
A l’époque médiévale, la Luxure est représentée par une femme nue mordue par des serpents ou des crapauds puis, à partir du XIIIème, par une femme habillée tenant un miroir dont le reflet, parfois, révèle sa vérité hideuse. A Notre Dame, elle est opposé à la Chasteté couronnée, tenant un médaillon orné de son emblème, le Phénix résistant au feu [D2].
Chasteté et Luxure
Maitre Honore d’Amiens, 1290-1295, Somme le Roi, Fitzwilliam MS 368.
Le principe de de manuscrit est de personnifier par une figure féminine :
- une Vertu, couronnée, tenant en main un médaillon avec son animal emblématique, et foulant au pied l’animal adverse ;
- le Vice opposé, avec ses attributs.
En bas les deux saynettes montrent des exemples bibliques.
Ainsi la Chasteté, associée à l’épisode de Judith et Holopherne, a pour emblème une tourterelle (qui ne se console par ailleurs si son partenaire disparaît) [D3] et pour contre-emblème un sanglier.
La Luxure associée à l’épisode de Joseph et la femme de Putiphar, a pour attributs le voile qu’elle enlève pour ses amants, et la paire de menottes qu’en échange elle leur met.
L’oiseleuse et l’oiseleur du Codex Cocharelli
Ces deux exemples jettent un doute sur l’interprétation du Codex Cocharelli : cette figure si extraordinaire de reine et d’oiseleuse représente-t-elle vraiment la Luxure ? N’en serait-elle pas plutôt l’antithèse, la Chasteté, tandis que la Luxure serait représentée par l’oiseleur du bas de page ?
Une première réponse est que le Codex Cocharelli traite des Vices et des Vertus dans deux sections différentes, toutes deux incomplètes et désorganisées. La reconstitution proposée par Chiara Concina [D4] ne comporte aucune page représentant à la fois un Vice et une Vertu.
Petites heures du Duc de Berry, 1375-85, BNF Lat fol 18014 fol 9v | Codex Cocharelli |
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Bouvreuil pivoine
Une seconde réponse découle de l’identification de l’oiseau : il s’agit d’un bouvreuil pivoine, passereau bien connu pour sa capacité à apprendre des airs, et pour sa fidélité à sa compagne. Or seul le mâle arbore cette gorge rouge caractéristique.
Notre oiseleuse représente donc bien la Luxure, corrompant l’oiseau fidèle.
L’oiseleur
L ‘oiseleur du bas de page, caché derrière un buisson, se sert des oiseaux en cage comme appelants pour attirer leurs frères encore sauvages. Faut-il y voir le pourvoyeur de dame Luxure ? Ou bien son alter-ego masculin, le ravisseur dont l’appétit pour les oiselles est insatiable (sur l’Oiseleur comme figure du séducteur, voir L’oiseleur ) ? Mais il semble pour le moins contradictoire que, dans la même page, les volatiles du haut représentent le « petit oiseau » des messieurs, et ceux du bas des ravissantes idiotes.
L’explication inattendue, plus proche de l’esprit du temps, nous est fournie par un des grands textes médiévaux, le Roman de la Rose, dont un passage aurait pu être écrit comme explication du bas de page :
Ainsi comme fait l’oiseleur |
Ainsinc cum fait li oiselierres |
Ainsi l’oiseleur est, comme le Diable, celui qui profite de l’appétit sexuel sous toutes ses formes, masculine autant que féminine :
« Se n’est aucune caille vielle,
Qui venir au caillier ne veille ».
Les oiseleurs et l’oiseleuse du psautier d’Oxford
Antérieur d’une dizaine d’années au Codex Cocharelli, ce manuscrit, probablement offert à une dame par le comte de Flandres Louis de Nevers, est célèbre pour ses nombreuses illustrations courtoises, dont une des toutes premières apparitions de Cupidon et de Frau Minne (voir plus haut). Dans d’autres pages, c’est la chasse, ou le piégeage des oiseaux, qui sert de métaphore à l’amour.
Psautier d’Oxford, Flandres, vers 1320, Bodleian Library MS. Douce 6 fol 41v-42r
Dans cette première exposition du thème, deux oiseleurs prennent un oiseau au filet, tandis que deux oiseaux encore libres, à droite, sont attirés par l’appelant, l’oiseau en cage. Ces deux oiseleurs illustrent probablement la tromperie, la « conduite perverse » dénoncée par le texte juste au dessus :
« Je ne mettrai devant mes yeux aucune action mauvaise. Je hais la conduite perverse, elle ne s’attachera point à moi. Un coeur faux ne sera jamais le mien; je ne veux pas connaître le mal. » Psaume 101, 3-4
Psautier d’Oxford, Flandres, vers 1320, Bodleian Library MS. Douce 6 fol 83v
Cette seconde page consacrée au piégeage ne se comprend que comme antithèse graphique de la précédente. Le rôle de l’appelant est joué par le fauconnier, encagé dans la lettre L de Laudate : comprenons, ironiquement, que ses louanges (à la dame) se sont retournées contre lui. De même l’oiseleur, bien reconnaissable à sa robe rouge, est pris dans son propre filet. Le fauconnier encagé et le captieux capturé illustrent à nouveaux le Méchant, mais cette fois pris au piège de son propre désir, comme l’explique le texte juste au dessus :
« Le méchant le voit et s’irrite, il grince des dents et l’envie le consume: le désir des méchants périra. » Psaume 112, 10
L’oiseleuse en robe longue et voilée comme une nonne n’a donc ici rien à voir avec la Luxure : elle illustre ici le « Juste » que célèbre le Psaume 112, mais d’une manière ironique : comme une Femme inexpugnable, qui sait tirer les ficelles du désir masculin.
Psautier d’Oxford, Flandres, vers 1320, Bodleian Library MS. Douce 6 fol 160v
L’illustrateur a néanmoins réussi à caser dans le psautier une fin heureuse où la Dame, les seins nus mais la tête toujours pudiquement voilée, a admis dans sa ruelle son amoureux bouclé. L’image est le contrepieds ironique de l’austère passage inscrit juste au dessus, pourvu qu’on traduise littéralement le mot « generatio » du psaume (habituellement rendu par demeure) :
Mon pouvoir reproductif m’est ôté et déroulé loin de moi, comme une tente de berger. Isaïe, 38,12 |
generatio mea ablata est et convoluta est a me quasi tabernaculum. |
Ainsi, par antithèse, la copulation illustre l’impuissance et le lit à courtines, bien protégé dans le château, la tente de berger amovible.
Psautier d’Oxford, Flandres, vers 1320, Bodleian Library MS. Douce 6 fol 122v
La toute première image d’un édifice fortifié apparaît bien avant dans le manuscrit, à la fin du Psaume 127. Celui-ci commence et se termine en évoquant une cité fortifiée :
« Si Yahweh ne garde pas la cité, en vain la sentinelle veille à ses portes. » Psaume 127,1
« Ils ne rougiront pas quand ils répondront aux ennemis, à la porte de la ville. » Psaume 127,5
La drôlerie montre deux femmes qui transportent, sans rougir, un homme caché dans un panier. Gardée par un singe et non par Dieu, la porte de la ville est béante.
Psautier d’Oxford, Flandres, vers 1320, Bodleian Library MS. Douce 6 fol 125v 126r
Deux autres métaphores de la femme-citadelle apparaissent quelques pages plus loin, dans ce bifolium à lire en parallèle :
- à gauche un portefaix puise de l’eau et un autre la transporte vers une maison sans défense, au portail étroit lorgné par un bélier (luxure) ;
- à droite un veneur s’occupe des animaux (un lapin et la meute) et un seigneur frappe sa poitrine de son bonnet rouge, tandis qu’une dame sort au balcon d’un château bien défendu, mais à la herse relevée, et que Cupidon la vise de sa flèche sous l’oeil d’un chien (fidélité).
Le Psaume 131, qui se termine dans la page de gauche, est celui de l’humilité, mais aussi de la solitude :
« Je ne recherche point les grandes choses, ni ce qui est élevé au-dessus de moi. Non! Je tiens mon âme dans le calme et le silence, comme un enfant sevré sur le sein de sa mère »
La maison à la porte trop petite, et où on ne boit que de l’eau, est donc probablement ici une métaphore de la jeune vierge.
Le Psaume 132, à droite, exprime l’amour voué, mais différé :
«Je n’entrerai pas dans la tente où j’habite, je ne monterai pas sur le lit où je repose; Je n’accorderai point de sommeil à mes yeux, ni d’assoupissement à mes paupières, jusqu’à ce que j’aie trouvé un lieu pour Yahweh, une demeure pour le Fort de Jacob.»
Si on les regarde en séquence, les quatre lieux fortifiés du manuscrit présentent une sorte de gradation.
Pour les trois premiers, qui illustrent le cantique de la montée, on rencontre successivement :
- une ville ouverte à toutes les impudences ;
- une maison virginale, en hauteur, où l’on ne boit que de l’eau pure ;
- un château bien défendu, où l’amour se déclare à distance.
La fin heureuse vient compléter la gradation : l’amoureux accomplit le voeu du psaume 132, en rejoignant « la tente où j’habite » et « le lit où je repose ».
Post-scriptum
La fauconnière
Josef Koppay vers 1880, collection privée
Avec son plumet qui l’assimile à son faucon, cette femme fatale prend pour proie tout ce qui fuit dans le taillis.
La marchande d’oiseaux, Icart, 1929
En prétendant montrer une sentimentale émue par l’amour entre les deux inséparables – une fille qui donne une maison aux oiseaux – Icart développe en fait, comme à son habitude, le thème de la femme libérée, collectionneuse d’amants de toutes tailles et de tous plumages.
Marchandes d’oiseaux, Henry Sebastian (Ludwig Lutz Ehrenberger), Le Sourire, juillet 1935, Gallica
Les encageuses, en version noire.
https://books.openedition.org/pur/103998
Johann J. Mattelaer, « The Phallus Tree: A Medial and Renaissance Phänomen », Sexual Medicine History, European Association of Urology, Arnheim 2009″ https://krapooarboricole.files.wordpress.com/2019/10/mattelaer-2010-the_journal_of_sexual_medicine.pdf
https://krapooarboricole.wordpress.com/2018/01/23/larbre-aux-phallus/
Traduction anglaise : https://archive.org/details/malleusmaleficar0000inst/page/192/mode/2up?q=nest
https://www.projekt-gutenberg.org/brant/narrens/chap051.html
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