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Monthly Archives: janvier 2024

1 Le nu de dos dans l’Antiquité (1/2)

29 janvier 2024
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Ce premier article classe les nus de dos d’après le contexte dans lequel ils apparaissent : le bain, le combat (duels, enlèvements, batailles, défilés triomphaux), la danse.

A Le bain

Parmi les nombreuses scènes de bains de l’art romain, les nus de dos sont très rares.

Bain Diane et Acteon Affresco dalla casa di Ottavio Quartione (ou casa di Loreio Tiburtino) nympheumDiane et Actéon
Fresque (disparue), nympheum de la Casa di Ottavio Quartione (ou casa di Loreio Tiburtino), Pompéi, www.pompeiiinpictures.com

Diane au bain était épiée par le chasseur Actéon, de part et d’autre de cette fontaine dont l’eau, coulant sur les marches, alimentait un canal traversant toute la longueur du jardin. Le bain justifie la nudité, et le thème du voyeurisme la vue de dos.


Bain Diana and Actaeon, c. 2eme s. Roman Mosaic, floor. Roman ruins, Volubilis, MarocDiane et ses nymphes épié par Actéon Bain Abduction of Hylas by the nymphs, 2eme century AD, from the House of the Procession of Venus in VolubilisHylas enlevé par les nymphes

4ème siècle ap JC, Maison de la procession de Vénus, Volubilis, Maroc

Ces mosaïques, qui décoraient deux pièces contigües [1], forment une sorte de pendant. Deux nymphes au bain, d’une part assistent Diane, d’autre part s’attaquent à Hylas. Un arbre décore la partie droite (dans la première scène, il sert à dissimuler Actéon).

Le nu de dos est utilisé ici dans deux objectifs distincts :

  • impliquer le spectateur dans le voyeurisme de la scène statique ;
  • impulser un mouvement de rotation autour de Hylas, dans la scène dynamique.

Hylas et les Nymphes, mosaïque du iiie siècle, Musee de Saint-Romain-en-GalHylas enlevé par les nymphes, 3ième siècle, Musée de Saint-Romain-en-Gal

Cet effet de rotation était très conscient, puisqu’ici le mouvement s’effectue dans l’autre sens, de droite à gauche, comme le souligne le filet d’eau qui s’échappe du vase. Sur cette formule à travers le temps, voir 1 Les figure come fratelli : généralités.


Bain 3rd century AD Leda and the Swan from the Sanctuary of Aphrodite, Palea Paphos; now in the Cyprus Museum, NicosiaLéda et le cygne, 3ème s ap JC, du Sanctuaire d’Aphrodite à Palea Paphos, Cyprus Museum, Nicosie Galatee et Polypheme casa dei capitelli colorati à Pompei, Musee archeologique NaplesGalatée et Polyphème, Casa dei capitelli colorati, Pompéi, Musée archéologique, Naples

Parmi les nombreuses scènes d’accouplement de l’art romain, celles-ci sont les seules montrant un nu de dos, en partie justifié par le thème du bain : Léda est à côté d’une fontaine, Galatée est une nymphe.


Villa del Casale, Piazza Armerina, Sicily (4eme s ap JC).Couple enlacé
Villa del Casale, Piazza Armerina, Sicily (4ème s ap JC)

 

C’est sans doute l’attrait érotique du déshabillage, plus que celui du bain, qui explique ces vues de dos.



B Le combat

B1 : Duels

Après les bains, une autre occasion de nudité, cette fois masculine, est le sport.

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Jeux de balle en Grèce

lutteurs Greek athletes. From the base of a funerary kouros 510-500 BCE. (National Archaeological Museum, AthensAthlètes grecs (base d’un kouros funéraire), 510-500 av JC, National Archeological Museum, Athènes

Les nus vus de dos sont quasiment existants dans l’art grec. On pense que ces six athlètes, divisés en deux équipes, sont en train de jouer à l’episkyros, un jeu de ballon consistant à éliminer ceux qui ne rattrapaient pas le ballon, ou étaient forcés à reculer au delà de la limite arrière.

Les symétries des postures apparient l’homme vu de dos avec le lanceur de l’autre équipe, de son bras gauche levé, il semble donner des indications aux joueurs plutôt que de chercher à rattraper la balle.


combat Jeu de type hockey 510 av JC (National Archaeological Museum, Athens
Athlètes grecs jouant au kerētízein, 510 av JC, National Archeological Museum, Athènes

Ce bas-relief, qui montre un autre jeu de balle, l’ancêtre du hockey, présente la même composition en miroir : l’homme vu de dos, à l’extrême droite, au repos crosse vers le bas en tête de son équipe, fait pendant à l’homme vu de face à l’extrême gauche, sans crosse et le bras levé, sans doute le chef de l’autre équipe.

Ces deux exemples utilisent donc la vue de dos pour signifier « l’équipe adverse« .


Combattants étrusques

combat Volterra,_urna_cineraria_(guerriero_con_aratro)_Museo archeologico nazionale (Parma) Provenance Volterra, Museo archeologico nazionale, Parme Affichage de 61 médias sur 61 DÉTAILS DU FICHIER JOINT combat-2eme-s-avant-JC-urne-en-ceramique-etrusque-MET2ème s av JC, MET

Combattant à la charrue, Urnes en céramique étrusque

Le héros vu de dos assène un coup de charrue sur un ennemi tombé au sol, dont l’épée est bloqué par un autre guerrier. Les premiers archéologues pensaient que ces urnes standardisées représentaient le héros mythique Aechetlus combattant les Perses à Marathon. On sait par Pausanias qu’il figurait sur une grande fresque représentant la bataille, dans la Stoa Poikile (« «galerie d’images») de l’Agora d’Athènes [2]. Mais comme aucune représentation grecque d’Aechetlus n’a survécu, on considère plutôt aujourd’hui qu’il s’agit d’un autre héros, spécifiquement étrusque.

L’inscription se lit ici de droite à gauche :

Aulus Petronius, fils de Arnth Cutnalisa.

AULE : PETRUNI : ATH : CUTNALISA

C’est sans cette particularité de l’écriture étrusque qui explique pourquoi l’action se déroule de droite à gauche, à rebours de la convention habituelle.


Gladiateurs et lutteurs romains

combat Dionysus fighting the Indians 300-50 ap JC Palazzo Massimo alle Terme, RomeCombat de Dionysos contre un Indien, 300-50 ap JC, Palazzo Massimo alle Terme, Rome

Dans l’art grec comme dans l’art romain, les protagonistes d’un duel sont le plus souvent représentés vus de face ou de profil. Mais dans les rares cas où l’un d’eux est vu de dos, c‘est toujours celui de droite : la position « verso » a ainsi valeur de clôturer la séquence.


combat Thraex (left) fighting a Murmillo (right), Römerhalle, Bad KreuznachDuel entre un thraex (de face) et un mirmillon (de dos), Römerhalle, Bad Kreuznach combat retiaire contre secutor with his trident, mosaic d'une villa at Nennig Allemagne 2nd–3rd century ap JCDuel entre un rétiaire (de face) et un secutor de dos, 2ème 3ème s ap JC, Nennig, Allemagne

Ces deux compositions suivent le même schéma. Mais les gladiateurs n’étant jamais complètement dévêtus, ce sont les combats sportifs qui vont nous fournir des exemples de nus de dos.


Mosaic Floor with a Boxing Scene175 ap JC, mosaïque provenant de Villelaure, France, Paul Getty Museum combat Dares and Entellus rue des Magnans, Aix-en-Pce.Mosaïque découverte rue des Magnans, Aix en Provence

Combat entre Entellus et Darès

Cette illustration rarissime d’un épisode de l’Eneide (chant V) se retrouve, pratiquement identique, dans plusieurs mosaïques gallo-romaines provenant de la région d’Aix-en-Provence [3]. Le lutteur sicilien Entellus affronte lors d’un combat de boxe un jeune troyen arrogant nommé Darès (imberbe dans le second exemple). Non seulement l’homme plus âgé est vainqueur, mais il abat d’un coup de poing le taureau qu’il a gagné.

La vue de dos connote ici le vaincu qui s’éloigne.


Combat Dares Entellus Theatre antique Fiesole.Combat entre Entellus et Darès ?
Théâtre antique de Fiesole

Ce nu de dos a fait penser que le sujet des deux lutteurs a peut être été traité en dehors de l’atelier d’Aix-en-Provence.


combat scena_di_Pankration 200-220 ap JC Salzburg Museum
Combat de pancrace
200-220 ap JC, Musée de Salzbourg

Le lutteur vu de dos est ici, tout au contraire, en situation dominante, puisqu’il avance vers son adversaire et vient de le déséquilibrer.

La vue de dos connote ici la progression victorieuse. Mais comme nous le verrons plus loin dans le cas d’Hercule, elle est ainsi une manière d’impliquer le spectateur dans le camp du héros invincible.



combat 1937 Foro-italico piscina dei mosaici
Baigneurs
1937, Piscina dei Mosaici, Foro Italico

Ces deux nus mussoliniens recto-verso puisent clairement aux deux sources : le bain et le duel.


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B2 Enlèvements

sb-lineL’enlèvement des Leucippides

 

combat 160 av. J.-C. combats Castor et Pollux enlevant Phoebe et Hilaire, filles de Leucippe, Walters Art Museum Baltimore,

Castor et Pollux (les Dioscures) enlevant Phoebé et Hilaire, filles de Leucippe, Walters Art Museum, Baltimore

La scène centrale est symétrique, chaque jumeau emportant sa proie. A gauche le duel de guerriers, l’un barbu et l’autre imberbe, bouclier contre bouclier, synthétise probablement le combat entre le camp de Leucippe et les compagnons des Dioscures : le guerrier vu de dos, situé comme d’habitude à droite du duo, protège donc les Dioscures tout en clôturant la première scène de la narration, le combat.

En contraste, la troisième scène montre une femme qu’Hilaire de son bras tendu tente de retenir. et un guerrier barbu en fuite. On y a vu les parents des deux filles (leur mère Philodikè et leur père Leucippe) ; mais il est plus probable ( [4], p 222) que ce duo représente de manière générique la Lâcheté, en contraste avec le Courage du duo de gauche.


combat 160 av. J.-C. combats Castor et Pollux enlevant Phoebe et Hilaire, filles de Leucippe, Vatican_Inv2796 bisCastor et Pollux enlevant Phoebé et Hilaire, filles de Leucippe
160 av. J.-C, Vatican (Inv 2796)

Dans cette composition plus développée, on comprend que la femme du centre, encadrée ici par deux autres, est une servante des Leucippides, qui tente de s’interposer.


Hélène et Cassandre

Ménélas tire Hélène par les cheveux - Ajax arrache Cassandre au Palladion Maison de Ménandre Pompéi,
Scènes de la guerre de Troie
50-80 ap JC, 4e chambre de la Maison de Ménandre, Pompéi

La fresque présente deux scènes en miroir :

  • à gauche, Hélène vue de dos est agrippée par Ménélas, qui tient son bouclier face vers l’avant ;
  • à droite, Cassandre vue de face est arrachée à la statue d’Athéna par Ajax, qui tient son bouclier face vers l’arrière.

Dans cette symétrie très élaborée, les deux nus féminins se répondent par une rotation d’un demi-tour, tandis que pour les deux guerriers, seul le torse subit une rotation d’un quart de tour.


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B3 Batailles

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Les Amazonomachies

combats 420-400 av JC Combat entre Grec et Amazone Frise du temple of Apollo Epikourios at Bassai, British Museum deux duels combats 420-400 av JC Combat entre Grec et Amazone Frise du temple of Apollo Epikourios at Bassai, British Museum

Combats entre Grecs et Amazones
420-400 av JC, Frise du temple d’Apollon Epikourios à Bassai, British Museum

Les batailles comportent souvent des combats singuliers, qui  sont le plus souvent représentés avec les deux adversaires vus de face, comme dans la partie gauche du bas-relief. Dans l’art romain, nous avons vu la situation de duel conduire parfois à montrer  l’un des deux combattants vu de dos : c’est ce qui se produit aussi dans la partie droite de ce bas-relief. Cependant, en dehors du cas particulier  des amazonomachies, les bas-reliefs grecs semblent avoir évité les personnages de dos : pas un seul exemple notamment dans la frise du Parthénon.


combats 350 av JC Combat entre Grec et Amazone Frise du mausolee d'Halicarnasse British MuseumCombats entre Grecs et Amazones, 350 av JC, Frise du mausolée d’Halicarnasse, British Museum

Dans ces duels, le personnage vu de dos peut être une femme ou un homme, mais sa position  est toujours à droite.


combats 350 av JC Combat entre Grec et Amazone Frise du mausolee d'Halicarnasse British Museum grec contre cavaliereCombats entre Grecs et Amazones
350 av JC, Frise du mausolée d’Halicarnasse, British Museum

Dans ce fragment plus complexe, le premier combattant vu de dos, debout, est en duel avec une amazone à cheval (disparue) ; le second combattant vu de dos, accroupi, fait quant à lui partie d’un combat à trois.


combat 2eme siecle ap JC combat entre les Grec et les amazones, sarcophage attique louvreCombats entre Grecs et Amazones
Sarcophage attique, 2ème siècle ap JC, Louvre

Dans cette composition assez symétrique, on pourrait considérer que le nu vu de dos, à gauche, prenant par le bras une amazone couchée, fait pendant au nu vu de face, à droite, tenant par les chevaux une amazone à cheval.


Combat amazon palais ducal mantoue detail Combat amazon palais ducal mantoue XXXI 75

Combats entre Grecs et Amazones ( [5], N°75, p 89).
Palais ducal de Mantoue

En fait il n’en est rien, comme le montre cet autre sarcophage dont la moitié droite est totalement différente : le guerrier vu de dos faisait donc partie d’in motif stéréotypé.


Combat entre Achille et Penthésilée

combats 230-250 ap JC Sarcophage_d'Achile_et_Pentesilea_-_Museo_Pio-Clementino_(Vatican)Sarcophage d’Achille et Penthésilée, 230-250 ap JC, Museo Pio-Clementino (Vatican)

La scène centrale montre Achille enlaçant amoureusement Penthésilée, reine des Amazones, au moment où celle-ci expire, frappée à mort durant le combat. Ce thème de l’amour au delà de la mort a évidemment à voir avec le couple de défunts représenté au dessus.

De part et d’autre, deux compagnons d’Achille aux prises avec une Amazone à cheval répliquent le motif et étayent la symétrie de l’ensemble, l’un de face et l’autre de dos.


combats Sarcophage_d'Achille_et_Penthesilee Facade arriere du Casino Pamphili, RomeSarcophage d’Achille et Penthésilée, Façade arrière du Casino Pamphili, Rome

Dans cette composition, la moitié droite est pratiquement identique. Mais en pendant du nu vu de dos, l’artiste à préféré cette fois un composition en miroir, avec un autre nu vu de dos incliné dans l’autre sens.


Scène de soumission

combat soumission de barbares, provenant de la via Collatina Palazzo Massimo alle Terme Rome schemaSoumission de barbares, sarcophage provenant de la via Collatina, fin de l’époque antonienne, Palazzo Massimo alle Terme, Rome

Le soldat romain nu et vu de dos joue ici un rôle prépondérant – juste en dessous du buste du défunt auréolé de lauriers – pour diviser la composition en deux scènes (ligne violette) :

  • à gauche, deux barbares ligotés, l’un accompagné de sa femme et de son enfant, sont amenés par des soldats ;
  • à droite deux autres barbares font leur soumission au général romain : l’un est forcé de s’agenouiller devant lui, l’autre est assis au pied d’un trophée d’armes.

Les deux trophées (en vert) qui encadrent la composition font comprendre le rôle du soldat vu de dos : il ajoute un glaive au trophée central, et les regards des trois barbares de gauche le regardent avec une colère impuissante (en jaune).


Centauromachie

combat Centauromachie disparu Robert,Actaeon bis Hercules, cat 133Centauromachie, Sarcophage disparu ( [6], Cat. no. 133)

Comme le remarque C.Robert, les groupes latéraux sont en symétrie : un Centaure pris en tenaille par deux guerriers. L’homme vu de dos dans le groupe de gauche (en violet), enserré par le centaure, a pour pendant l’homme vu de face dans le groupe de droite, qui se dégage de l’étreinte du centaure (de son bras droit disparu, il lui tirait les cheveux).


Bataille des Indes

combat Codex 41 Kapitolinische Museen Inventario Sculture, S 499Inventario Albani, C 42
Bataille des Indes
Inventario Sculture S 499, Inventario Albani C 42, Musée du Capitole, Rome

Dans cette scène de combat exotique, les trois nus de dos (en violet) délimitent les trois groupes centraux : combat contre un éléphant (partant vers la gauche), combat contre un éléphant (partant vers la droite), combat contre un cavalier (partant vers la droite).


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B4 Défilés et cortèges bachiques

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Le triomphe indien de Dionysos

De nombreux sarcophages montrent le triomphe de Dionysos / Bacchus revenant des Indes, accompagné d’animaux exotiques (girafes, éléphants, lions, panthères), qui symbolisent la victoire du défunt sur la mort. Dans deux d’entre eux, un nu vu de dos se trouve en tête du cortège.

Triomphe de Dyonisos 215–225 ap JC Museum of Fine Arts Boston detailTriomphe de Dionysos, 215–225 ap JC, Museum of Fine Arts, Boston (détail) Triomphe de Dionysos revenant d'Inde debut 2eme s Offices. detailTriomphe de Dionysos, 150 ap JC, Musée des Offices, Florence (détail)

Dans le sarcophage de Boston, un satyre vu de dos s’est emparé de la massue d’Hercule, vaincu dans son concours de boisson avec Dionysos : son ivresse ne l’empêche pas d’essayer de dénuder la femme devant lui.

Duns le sarcophage de Florence, un prisonnier vu de dos, encadré par deux gardes dont l’un est lui-aussi vu de dos.



Triomphe de Dyonisos Boston Offices schema
Les Triomphes de Dionysos sont composés de blocs interchangeables, mais qui se succèdent dans un ordre logique. Les personnages vu de de dos se trouvent dans le groupe qui vient logiquement en tête, celui des Vaincus, comme dans tout triomphe romain.


Triomphe de Dionysos 190 ca Walters Art Museum BaltimoreTriomphe de Dionysos, vers 190 ap JC, Walters Art Museum Baltimore

Placée sur le bord droit, la figure vue de dos contribue à la dynamique de l’ensemble, en tirant l’ensemble de la composition derrière elle.


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Les mystères de Dionysos : le sarcophage Ouvarov

Mystère Sarcophage Ouvarov 210 ap JC Musee Pouchkine MoscouAriane et Hercule
Sarcophage Ouvarov, 210 ap JC Musée Pouchkine, Moscou

Une des petites faces de ce sarcophage montre Hercule à droite, se séparant d’une femme nue vue de dos en qui les commentateurs s’accordent à voir Ariane, l’épouse de Dionysos. Les quatre faces de ce sarcophage très complexe montrent quatre scènes délimitées par des mufles de lions. Sans entrer dans le détail des interprétations [7], nous nous contenterons de montrer comment les deux personnages vus de dos impulsent le sens de lecture de l’ensemble.


Mystère Sarcophage Ouvarov 210 ap JC Musee Pouchkine Moscou schema

A partir d’Hercule

A partir de la face A1, le couple Hercule / Ménade conduit à droite vers la face B1, dans laquelle on peut distinguer trois groupes :

  • Dionysos flanqué de deux satyres ;
  • Pan montré d’abord blessé au pied, puis guéri ;
  • Ariane endormie dévoilée par un Amour, sous la surveillance du dieu Hymen (ou de la personnification de l’Ile de Naxos).

La face A2 est introduite par un satyre vu de dos, formant couple avec une ménade à cymbales.


A partir de la femme nue

A partir de la face A1, partons cette fois vers la gauche, à partir de la femme nue vue de dos, précédée par un couple de satyres. On arrive à la face B1, qui montre Dyonisos triomphant entre Hercule ivre et une femme couchée à laquelle il donne à boire (son épouse Ariane ou sa mère Sémélé, selon les interprétations). De là, un couple satyre / ménade conduit à la face terminale A2.


Deux cortèges (SCOOP !)

Mystère Sarcophage Ouvarov 210 ap JC Musee Pouchkine Moscou petites faces
Cette lecture conduit au final à mettre en regard deux personnages solitaires :

  • au milieu de la face initiale A1, la femme nue de dos.
  • au milieu de la face terminale A2, un satyre entre deux enfants, au dessus d’un serpent.

Cet appariement, aux deux extrémités du sarcophage, laisse penser que cette femme n’est pas Ariane, mais une ménade, formant couple avec le satyre terminal : l’inhabituelle vue de dos sert donc à attirer l’oeil du spectateur vers le point de départ de la lecture.



Mystère Sarcophage Ouvarov 210 ap JC Musee Pouchkine Moscou biface
Ainsi le sarcophage montre deux « cortèges », l’un initié par Hercule, l’autre par la ménade. Et chacun des cortèges comprend une seule fois Dionysos, encadré par Hercule et Ariane.


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Satyres vus de dos

Satyre Dionysus drunken supported by a Satyr between two Maenads. Late 2nd century National Archaeological Museum, Naples. Inv. No. 6684.Dionysos ivre soutenu par un satyre entre deux ménades
Fin second siècle, National Archeological Museum, Naples (Inv. No. 6684)

Le satyre portant l’urne remplie de vin indique le sens du cortège : de droite à gauche.


Satyre Maenad and two Satyrs krater 41-68 ap JC Palazzo dei Conservatori, Capitoline Museums, Rome. Inv. No. MC 1202. Satyre Maenad and two Satyrs krater 41-68 ap JC Palazzo dei Conservatori, Capitoline Museums, Rome. Inv. No. MC 1202 suitz photo Sailko.

Cratère bachique
41-68 ap JC, Palazzo dei Conservatori, Rome (Inv. No. MC 1202)

Le satyre vu de dos attrape au vol le voile de la ménade, qui tourne sur elle-même en levant haut son thyrse. Son compère, sa flûte de Pan à main gauche, est tenu en respect par la panthère (la main droite est un ajout moderne).

Le satyre vu de dos clôt la progression de droite à gauche, qui recommence juste après, avec un satyre remplissant une urne.



C La danse

Tout comme le combat, la danse amène naturellement à montrer des personnages vus de dos. Les plus rares sont les satyres.

Ménades dansant

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Menade dansante, pierre tombale romaine, eglise paroissiale, Tiffen, AutricheMénade nue jouant des crotales, pierre tombale romaine, église paroissiale, Tiffen, Autriche Menade_relieve_romano 120 and 140 AD_(Museo_del_Prado)_02Ménade tenant un faon et un thyrse, 120-40 ap JC, Prado

La ménade ou bacchante fait partie du cortège de Dionysos : la plupart du temps elle tient un thyrse (bâton entouré de feuilles, attribut de Dionysos), un instrument de musique (cymbales, tambourin, flûte), un animal capturé ou un vase à libation.


Menade dansante, pierre tombale romaine, eglise paroissiale, Althofen, AutrichePierre tombale romaine, église paroissiale, Althofen, Autriche Menade et Satyre. Detail de la mosaique de Dionysos, 220s AD Romisch-Germanisches Museum CologneDétail de la mosaïque de Dionysos, 220 ap JC, Römisch Germanisches Museum, Cologne

Les ménades nues vues de dos sont assez rares.


Menades dansant 2eme s ap JC Sarcophage Composanto PiseSarcophage 2ème s ap JC, Composanto, Pise Menades 150 ap JC Sarcophage_au_cortege_dionysiaque_-_Museo_Pio-Clementino_(Vatican)Cortège dionysiaque, 150 ap JC , Museo Pio Clementino, Vatican.
Menade with a tympanon Satyr panther sarcophag of the Gymnasiarch Gerostratos 2nd s AD Beyrouth Istanbul Archaeological Museum. Inv. No. 1417Sarcophage du gymnasiarque Gerostratos, 2nd s ap JC, provenant de Beyrouth, Istanbul Archeological Museum (Inv. No. 1417) Menade Vorderseite eines dionysischen Sarkophags Nuneaton, Arbury Hall Codex Coburgensis p 51Sarcophage dionysiaque, Arbury Hall, Nuneaton

menades Sarcophagus_Dionysos_Ariadne_Glyptothek_MunichSarcophage de Dionysos et Ariane, Glyptothèque, Münich

Dans tous ces exemples, c’est la représentation d’une ronde qui justifie la vue de dos de la ménade.



Menade FARNESE SARCOPHAGUS, ABOUT 225 AD Isabella Stewart Gardner Museum Boston schema1Sarcophage Farnèse, vers 225 ap JC, Isabella Stewart Gardner Museum, Boston

Lue par couples, la composition montre six ménades se livrant à des activités variées avec un satyre :

  • discuter ;
  • cueillir une grappe ;
  • s’appuyer sur lui ;
  • danser ;
  • offrir une grappe ;
  • lui touner le dos.

La ménade vue de dos illustre donc comme d’habitude le thème de la danse.



Menade FARNESE SARCOPHAGUS, ABOUT 225 AD Isabella Stewart Gardner Museum Boston schema2jpg
Mais si l’on tient compte des symétries entre objets, une autre décomposition est tout aussi valide :

  • aux deux bords, un couple formé d’un satyre tenant une corne d’abondance (en vert) et d’une ménade habillée ;
  • au milieu de chaque moitié, un trio formé de deux ménades cueillant des grappes (en bleu), flanquant un satyre enfant qui tente de dénuder l’une d’entre elles (en rouge) : l’âge de l’espièglerie.
  • au centre, un satyre adolescent, tenant d’une main un bâton et de l’autre une corne d’abondance ; l’un de ses deux vosines lui tend son vase, l’autre ses lèvres : l’âge de la découverte de l’amour.

La bacchante vue de dos apparaît ici comme la figure en miroir de celle qui tient le vase.


Menade FARNESE SARCOPHAGUS, ABOUT 225 AD Isabella Stewart Gardner Museum Boston reversSarcophage Farnèse, face arrière

La face arrière, restée à l’état d’ébauche, qui montre des scènes de l’enfance de Dionysos, comporte elle-aussi un nu féminin vu de dos. Il semble là aussi, dans cette composition décentrée être mis en balance avec deux nus féminins, vu de profil et de face.

Cette symétrie entre ménades rejoint ce que avons déjà constaté entre deux soldats dans des scènes de bataille : l’idée purement compositionnelle de mettre en écho un nu vu de dos et un nu vu de face, qui sera très souvent exploitée par la suite (voir 1 Les figure come fratelli : généralités), était déjà venue à l’esprit de quelques artistes romains.


Une ménade assise

enfance-de-dionsysos-Herculanum Musee national Naples
L’enfance de Bacchus, fresque d’Herculanum, Musée national, Naples

A gauche, la ménade garde l’habitude, même assise, d’exhiber son postérieur. Elle appâte avec une grappe l’enfant Bacchus, que le vieux Silène fait voler. Pan désigne la jolie scène à Mercure, qui regarde ailleurs.

L’aspect humoristique de la scène ne fait pas de doute : tandis que l’âne éreinté de Silène reprend son souffle, le léopard déchaîné de la ménade déchiquette son tambourin.


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Le nu dansant de la Villa des Mystères

Les fresques de la Villa des Mystères ont été interprétées de manières tellement différentes que l’idée de parvenir à une explication unitaire semble pratiquement inatteignable. Nous allons les aborder ici sous un angle très limité : la signification de son très célèbre nu de dos.

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La ménade aux crotales

Roman_fresco_Villa_dei_Misteri_Pompeii_-paroi sud danseuse aux crotalesVilla des Mystères, 70-50 av JC, Pompei

On reconnaît une ménade, nue sauf le pan de tissu qui passe entre ses jambes, et jouant des crotales (ancêtre des cymbales). On devine une queue de cheval qui lui battait les épaules, contrastant avec les deux femmes assises aux cheveux sages (pris dans un bonnet ou en chignon), mais l’apparentant avec  la fille agenouillée, aux cheveux épars.

Si l’identification de la ménade ne fait pas de doute, la question est celle de son caractère isolé, puisqu’elle ne fait pas partie d’un cortège bacchique. Le couple debout qu’elle forme avec la porteuse de thyrse, derrière elle, a-t-il un rapport avec le couple des deux femmes assise et agenouillée, juste à côté ?

La question suppose en premier lieu de savoir comment découper et lire les différentes scènes qui se déroulent sur les quatre murs de la pièce. Or cette question basique n’est pas prêt d’être résolue, comme nous allons le voir.


Une pièce très particulière

Reconstitution virtuelle par James Stanton-Abbott du triclinium de la villa des MysteresReconstitution du triclinium de la Villa des Mystères, James Stanton-Abbott

Notre ménade se trouve juste à gauche de la grande baie qui donnait vers la mer, sur la paroi sud de la pièce. La large entrée se situait à l’Ouest, et il existe aussi une petite porte au Nord Ouest (au fond à droite). Ces ouvertures interrompent la frise, composée de vingt neuf personnages à taille réelle, placés sur un podium qui court tout au tour de la pièce ;  leur manque de symétrie complique singulièrement la lecture.

Avant de poursuivre, il est utile de se familariser avec la pièce avec un aperçu 3D :

http://www.donovanimages.co.nz/media/panoramas/Misteri/Misteri-F24-06_fresco_28mm_9600px.html

Pour le détail des fresques, voir https://commons.wikimedia.org/wiki/Villa_of_the_Mysteries_(Pompeii)


Le problème des scènes d’angles

Roman_fresco_Villa_dei_Misteri_Pompeii_-paroi sud dabseuse aux crotales angle SOAngle Sud-Ouest

La grande majorité des commentateurs lisent comme une scène unique ces quatre personnages situés dans l’angle Nord Ouest, endroit à contrejour particulièrement ingrat. Deux amours nus, dont l’un tient un miroir, encadrent un couple féminin, la femme debout peignant l’autre.


Roman_fresco_Villa_dei_Misteri_Pompeii angle SE

Angle Sud-Est

Cett lecture unitaire a une impact immédiat sur la scène qui nous intéresse : si les angles n’interrompent pas les scènes, alors la femme ailée tenant un fouet, à gauche, fait pendant à notre danseuse, à droite, de part et d’autre du couple féminin composé de la femme assise caressant la chevelure de l’autre. Le lecture usuelle, selon laquelle la femme ailée fouetterait la femme au dos nue, est vigoureusement contestée par certains spécialistes [8].


Roman_fresco_Villa_dei_Misteri_Pompeii angle NEAngle Nord Est

Si l’on poursuit la même idée de continuité au travers des angles, on peut lire cette scène en symétrie :

  • à gauche un trio : un silène debout jouant de la lyre, et deux panisques assis ;
  • à droite un trio similaire : un silène assis montrant un vase (ou un reflet dans le vase) à deux panisques debout ;
  • au centre une femme qui soulève son voile avec une expression d’effroi.


Roman_fresco_Villa_dei_Misteri_Pompeii angle NOAngle Nord Ouest

Percée par la petite porte, la fresque du dernier angle doit être nécessairement scindée :

  • à gauche la maîtresse de maison regarde de l’autre côté (vers la femme qui se fait coiffer ?) ;
  • à droite deux femmes encadrent un enfant qui apprend à lire.


Les données du problème

Villa_dei_Misteri_Pompeii_ schema1

Ce schéma met en place les objets et les personnages sur lesquels la plupart des commentateurs s’accordent. Il y a quatre objets recouverts d’un voile, dont le mystère a donné son nom à la villa. Les objets du culte de Dionysos se concentrent sur les grands murs : cinq couronnes faites de différents feuillages, trois thyrses, deux plateaux portant des offrandes.


La lecture en deux histoires

L’interprétation de Gilles Sauron [9] est celle qui prend en compte le plus de détails, et effectue le plus de rapprochements avec des iconographies connues, au pris d’une grande complexité et avec la nécessité, parfois, de superposer plusieurs de ces iconographies.



Villa_dei_Misteri_Pompeii_ Dyonisos
La clé de lecture est la scène centrale du mur principal, face à la porte d’entrée : Dionysos ivre (d’après son pied déchaussé) s’appuie sur les genoux d’une femme malheureusement mutilée : il pourrait s’agir de son épouse Ariane, mais G.Sauron préfère y voir la mère de Dionysos, Sémélé.



Villa_dei_Misteri_Pompeii_ schema2
D’où l’idée de lire les scènes en deux frises progressant vers la fond : la maîtresse de maison (assise à part, en M), serait une prêtresse de Dionysos, contemplant « une vision que cette femme aurait de son destin. Plus précisément… cette prêtresse a fait représenter, sur la partie droite de la frise, les étapes essentielles du mythe de la divinisation de Sémélé, et, sur la partie gauche, de la divinisation de Dionysos, et a projeté à l’intérieur de ces évocations mythiques certains moments de sa propre vie, en les inscrivant ainsi dans l’éternité de la vie des dieux. »

Très érudite, cette interprétation est quelque peu arbitraire puisqu’elle mêle :

  • des représentations de personnages divins, Sémélé (en jaune) et Dyonisos (en vert), tantôt à prendre au sens propre et tantôt dans un sens symbolique (par exemple, la ménade nue symboliserait Sémélé enceinte) ;
  • des représentations de la prêtresse (en blanc) à divers stades de son initiation, sans critère unique d’identification.

Les principales difficultés de cette lecture sont, à mon avis :

  • l’absence de tout critère visuel permettant de répérer la prêtresse parmi les autres personnages ;
  • la non-prise en compte de la topographie de la pièce (petite porte, pilastres peints, présence de la baie sur le mur Sud qui supprime la moitié des scènes de Sémélé).


La lecture séquentielle

De ce fait, la plupart des interprétations préfèrent une lecture séquentielle, en partant de la petit porte et en faisant le tour de la pièce dans le sens des aiguilles de la montre.

Pour la plupart des commentateurs, il s’agit d’un rite secret d’initiation dionysiaque : ce rite étant par définition inconnu, on a toute liberté pour interpréter les scènes selon son goût (flagellation ou consolation).

Réagissant à ces facilités, Paul Veyne a pris le contrepied avec une interprétation prosaïque, voire grivoise, selon laquelle la frise montrerait tout simplement la journée d’une jeune mariée [10].


Les atouts de la lecture séquentielle (SCOOP !)

Villa_dei_Misteri_Pompeii_ schema3
Quelle que soit l’interprétation qu’on voudra lui donner, cette lecture a pour grande force de suivre la marche du soleil au travers de la baie du midi, de son lever à son coucher. L’idée de commencer la lecture en entrant par la petite porte est également séduisante.

Les pilastres en trompe-l-oeil (lignes blanches), dont les commentateurs ne tiennent jamais compte, découpent la salle selon un quadrillage 6 X 4.

Ce plan propose un séquençage des scènes (en bleu) basé non sur l’iconographie, mais sur la structure, les symétries d’ensemble et les pilastres : les découpes tombent au milieu de l’intervalle entre deux.

Ce découpage présente de grandes régularités :

  • une scène d’introduction (1), englobant un pilastre et trois personnages ;
  • deux scènes centrales (2 et 4), à deux pilatres et quatre personnages ;
  • trois scènes d’angle (3, 5 et 6), à trois pilastres et un nombre variable de personnages, mais disposés de manière symétrique à gauche (g) et à droite (d) d’un groupe central ;
  • une scène de conclusion (0), avec un pilastre et un seul personnage, la maîtresse de maison contemplant l’ensemble.

Si l’on part de l’idée que la frise présente l’histoire d’un même personnage, initiée ou jeune mariée, alors ce personnage (en jaune) apparaît une fois dans chacune des scènes, avec une succession logique pour sa coiffure :

  • portant foulard au début (1) ;
  • tête nue dans la scène du dévoilement de la table (2), tandis que les trois autres femmes portent des couronnes ;
    voile par dessus la tête dans la scène de l’effroi (3) ;
  • bonnet pour la prosternation devant le phallus voilé (4) ;
  • cheveux en désordre dans la scène de la flagellation / consolation, les bras posés sur son bonnet (5) ;
  • cheveux repeignés dans la scène de la toilette (6) ;
  • portant foulard à la fin (0).



Roman_fresco_Villa_dei_Misteri_Pompeii_-paroi sud danseuse aux crotales complete
Avec ce découpage, notre ménade nue vue de dos, tournant sur elle-même avec son voile et ses coups de cymbale, apparaît comme le pendant et l’antithèse de la « démone » vêtue de pied en cap et vue de face, avec ses ailes noires et les sifflements de sa badine : une toupie libérée de son fouet.

Les espacements dissymétriques montrent clairement que la jeune femme éplorée et les cheveux en bataille a échappé à la fouetteuse pour trouver refuge près de la danseuse, dont le regard porte déjà sur la scène terminale : la toilette entre deux amours.


En synthèse

Malgré l’omniprésence de la nudité dans l’art gréco-romain, et la maitrise technique développée par les sculpteurs, les nus de dos restent étonnamment rares dans les oeuvres bi-dimensionnelles (bas reliefs, fresques, mosaïques).

Dans le thème du bain, ils ont probablement une connotation de voyeurisme (voir une femme qui ne vous voit pas).

Dans les combats, ils prennent des significations variées :

  • l’équipe adverse (jeux d’équipe grecs) ;
  • le vainqueur d’un duel (qui avance) ou le vaincu (qui se retire) ;
  • la fermeture d’un groupe, à l’intérieur d’une scène de bataille ;
  • celui qui ouvre la marche (le prisonnier honteux dans un défilé triomphal ) ou qui la ferme (ménade ou satyre dans un cortège bachique).

Dans la danse, la vue de dos signale la plupart du temps un couple qui fait une ronde ; mais dans les frises complexes, elle sert aussi à scander ou à équilibrer l’ensemble.

Le nu de dos de la Villa des Mystères est un exemple de la complexité de la figure : à la fois une danseuse qui pivote et l’antithèse d’une fouetteuse.

Article suivant : 2 Le nu de dos dans l’Antiquité (2/2)

Références :
[1] Susan Walker « La Maison de Vénus : une résidence de l’Antiquité tardive ? » dans « Volubilis après Rome: Les fouilles UCL/INSAP, 2000-2005 » https://books.google.fr/books?id=HqSODwAAQBAJ&pg=PA39&dq=volubilis+diane+acteon
[2] https://en.wikipedia.org/wiki/Echetlus
[3] Notice du Getty : https://www.getty.edu/publications/romanmosaics/catalogue/4/#fn:22
[4] C. Robert, Die antiken Sarkophagreliefs Einzelmythen: Hippolytos – Meleagros, Berlin, 1904 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/asr3_2/0219/scroll
[5] C. Robert, Die antiken Sarkophagreliefs (2): Mythologische Cyklen Berlin 1890 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/asr2/0101/scroll
[6] C. Robert, Die antiken Sarkophagreliefs Einzelmythen: Actaeon – Hercules, Berlin, 1897 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/asr3_1/0044/scroll
[7] Description du musée Pouchkine : http://www.antic-art.ru/data/rome/131_uvarov_sarcophagus/index.php
[8] Robert Turcan « POUR EN FINIR AVEC LA FEMME FOUETTÉE », Revue Archéologique, Nouvelle Série, Fasc. 2, HOMMAGE A HENRI METZGER (1982), pp. 291-302 https://www.jstor.org/stable/41737002?seq=11#metadata_info_tab_contents
[9] Gilles Sauron « Nature et signification de la mégalographie dionysiaque de Pompéi » Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1984, 128-1 pp. 151-176 https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1984_num_128_1_2112
[10] Pour parcourir rapidement, en parallèle, ces deux lectures séquentielles, voir http://www.veroeddy.be/europe/italie/pompei/visite-de-la-villa-des-mysteres-a-pompei
Pour une discussion détaillée des interprétations, qui prend parti pour Sauron contre Veyne, voir
Jean-Marie Pailler, « Mystères dissipés ou mystères dévoilés ? À propos de quelques études récentes sur la fresque de la « Villa des Mystères » à Pompéi «  Topoi. Orient-Occident Année 2000 10-1 pp. 373-390 https://www.persee.fr/doc/topoi_1161-9473_2000_num_10_1_1889#topoi_1161-9473_2000_num_10_1_T1_0389_0000

2 Le nu de dos dans l’Antiquité (2/2)

29 janvier 2024
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Ce second article examine les nus de dos qui apparaissent  pour des héros particuliers ou dans des iconographies spécifiques.

Article précédent : 1 Le nu de dos dans l’Antiquité (1/2)



D1 Hercule

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Hercule Petit cote droit du sarcophage de Promethee musee du Capitole
Hercule libérant Prométhée enchaîné
Sarcophage de Prométhée, musée du Capitole, Rome

C’est ici la position de la scène, sur le petit côté droit du sarcophage, qui a imposé de représenter Hercule vu de dos, se dirigeant vers Prométhée. Mis à part cet exemple, la plupart des représentations d’Hercule vu de dos se trouvent sur quelques sarcophages dédiés aux Douze travaux.


Hercules 150-80 ap JC sarcophage British MuseumSarcophage d’Hercule, 150-80 ap JC, British Museum

Cinq des travaux d’Hercule sont illustrés sur le couvercle, deux sur les faces latérales, et cinq sur la face avant. Le seul des travaux où Hercule est vu de dos se trouve en plein centre : la cueillette des pommes d’or du Jardin des Hespérides.


Hercule 240-250 AD Museo Nazionale Romano, Palazzo Altemps, Roma
Sarcophage d’Hercule, 240-250 ap JC, Museo Nazionale Romano, Palazzo Altemps, Roma

Dans ce type de sarcophage, Hercule est vu de dos en neuvième position, pour la capture des juments de Diomède. Il est représenté vieillissant au fil des travaux : sa barbe pousse et sa musculature s’épaissit.


Hercule Palais ducal Mantoue
Sarcophage d’Hercule, Palais ducal, Mantoue

Hercule vu de des se trouve au même emplacement et pour la même épreuve. Ici deux travaux supplémentaires sont conservés.


Hercule Museo Civico VelletriSarcophage d’Hercule, 2ème siècle ap JC, Museo Civico Velletri

Ici encore Hercule apparaît de dos une seule fois, mais pour son cinquième travail : les oiseaux du lac Stymphale.


Hercule musee antalya
Sarcophage d’Hercule, musée d’Antalya

Même formule ici. A noter que dans la plupart des sarcophages des Douze Travaux, Hercule n’est jamais vu de dos. Ces apparitions, confidentielles dans l’art funéraire, sont bien plus fréquentes dans les fresques.


Hercule et son fils Telephe 50-79 ap JC Herculanum fresco from the Basilica Musee archeologique NaplesHercule reconnaissant Télèphe en Arcadie
Fresque de la Basilique d’Herculanum, 50-79 ap JC, Musée archéologique, Naples

Le fils secret d’Hercule avait été caché par sa mère, Augé, dans les monts d’Arcadie, où il fut nourri par une biche. Le consensus sur cette fresque est aujourd’hui que la femme assise, couronnée de fleurs et à côté d’un vase, est une personnification de l’Arcadie heureuse, la contrée du jeune Pan qui sourit derrière sa tête. La femme ailée qui désigne l’enfant à Hercule serait la nymphe Virgo.

Il est clair que les siècles nous ont fait perdre le mode d’emploi de cette composition très travaillée, dont l’inhabituelle vue de dos constitue un élément majeur. La disproportion entre l’enfant et son père, le lion (de Némée ?) qui semble halluciné par l’Aigle (de Jupiter ?), l’affinité entre l’arrière-train de la biche et celui du héros : nous ne savons pas si ces effets, à la limite du comique, sont voulus ou purement fortuits.



Hercule et son fils Telephe 50-79 ap JC Herculanum fresco from the Basilica Musee archeologique Naples in situ
Cette fresque, une copie d’un original grec, était située, dans la même niche, au dessus de la copie d’un autre tableau grec montrant l’Education d’Achille par le centaure Chiron. Dans cette situation, le bras tendu de la nymphe ailée désignant l’enfant à Hercule, se prolonge, en miroir, dans celui de Chiron désignant la lyre à l’enfant. Ainsi s’instaure un jeu de correspondance entre les deux héros :

  • le musculeux Hercule vu de dos et en contreplongée sur fond nuageux,
  • le gracile Achille vu de face au niveau du spectateur, sur fond d’architecture.

L’appariement des deux sujets semble donc ici résulter moins de leur vague thème commun, l’Enfance, que de leur correspondance plastique.


Hercule Dedale presente a Pasiphae la vache de bois 1 s av JC casa-dei-vettii pomei

Dédale présente à Pasiphaé la vache de bois
1er s av JC, Casa dei Vettii, Pompei

La même composition, avec un père vu de dos et son fils au premier plan, face à une femme puissante, se rencontre dans cette scène où Dédale ouvre ostensiblement le capot de la vache factice sous les yeux de Pasiphaé intéressée : amoureuse folle du taureau blanc de Poséidon, elle va se cacher à l’intérieur pour s’accoupler avec lui (et donner naissance au Minotaure).


Hercule Pompei-Casa-dei-Vettii murs N et E
Casa dei Vettii, murs N et E, Pompei

Cette scène fait partie d’une décoration en trompe-l’oeil, qui imite elle-aussi une collection de tableaux, entrecoupés par de fausses fenêtres ouvrant sur une architecture fictive. Les deux « tableaux » de cet angle ont souvent été considérés comme des pendants :

  • même thème du « châtiment » (de Pasiphaé ou d’Ixion) ;
  • même composition :
    • au premier plan un homme nu debout (Dédale vu de dos et Mercure vu de face) ;
    • au bord l’instrument du châtiment (vache factice ou roue sur laquelle est attaché Ixion) ;
    • à l’arrière-plan une femme assise (Pasiphaé ou Junon).

Cependant, la présence d’une fresque intermédiaire, et d’un troisième « tableau » sur le mur Sud, limitent l’importance de cette lecture en pendant. Le programme iconographique de la maison des Vetti nous échappe largement, malgré de nombreuses interprétations plus ou moins arbitraires (une des dernières étant celle de Beth Severy‐Hoven, basée sur la théorie du genre [11] ).


Hercule le centaure Nessus et Dejanire House of the Centaur Pompei Musee archeologique NaplesHercule, Déjanire et le centaure Nessus, provenant de la Maison du Centaure à Pompéi, Musée archéologique, Naples

La même composition – Hercule de dos en position latérale au premier plan – a été reproduite ici pour un sujet très différent : Hercule, portant sur son dos son fils Hylus, regarde le centaure Nessus, qui lui propose de prendre sur son dos sa femme Déjanire pour lui faire traverser un fleuve. Celui-ci n’est pas représenté, mais l’histoire est suggérée par des détails :

  • les chevaux attelés au dessus du centaure soulignent leur rôle commun de moyen de transport ;
  • le regard méfiant d’Hercule sous-entend ce qui va se passer : Nessus, resté seul avec Déjanire, va tenter de la violer.

Ici, la vue de dos, pour Hercule et les deux chevaux, indique ceux qui vont partir. 


Hercule Affresco dalla casa di Ottavio Quartione (ou casa di Loreio Tiburtino) triclinium Ercole contro il re di Troia Laomedonte gHercule tue Laomedonte, roi de Troie Hercule Affresco dalla casa di Ottavio Quartione triclinium Hesione and Telamon d pompeiiinpicturesHercule donne la princesse Hésione (fille de Laomédon) en mariage à Télamon

Fresques du triclinium de la maison d’Ottavio Quartione (ou Casa di Loreio Tiburtino), Pompéi

Ces deux scènes consécutives montrent encore Hercule vu de dos : cette posture, qui met en valeur sa puissante musculature, semble avoir été, du moins à Pompéi, un marqueur visuel courant du héros, peut être par contagion avec la posture courante du lutteur.


Hercule mythe Casa dell’Ara Massima or House of Pinarius or Casa di Narcisso pompeiiinpicturesMythe d’Hercule, Casa dell’Ara Massima or de Pinarius or de Narcisse, www.pompeiiinpictures.com

Ce marqueur n’est bien sûr pas exclusif : dans cette scène non interprétée, Hercule, identifié par sa massue, est vu de face, discutant avec un autre homme nu vu de dos.


En synthèse

Dans les sarcophages, Hercule est rarement vu de dos, et pour des Travaux différents  : la posture apparaît sporadiquement, dans un souci de variété.

Dans les fresques, la posture est plus courante, et répond à des objectifs distincts :

  • pour imiter un type grec de composition, où un homme puissant, au premier plan, dialogue avec une femme à l’arrière ;
  • pour indiquer celui qui part ;
  • par contagion avec une autre figure souvent montrée de dos, le lutteur.


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D2 Admète

Admète, condamné à mort par Minerve, fut gracié par Apollon, à condition que quelqu’un d’autre (sa femme Alceste) veuille bien prendre sa place.

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Sarcophage d'Alceste, autrefois dans les jardins de la ville Faustina a Cannes, Warburg institute databaseSarcophage d’Alceste, autrefois dans les jardins de la ville Faustina à Cannes, Warburg institute database

L’homme nu vu de dos est Admète, implorant sa mère et son père le roi Pharsès, qui malgré leur grand âge refusent de se sacrifier à sa place. Les deux rois, le jeune et le vieux, sont escortés chacun par un soldat porteur de lance. A gauche assiste à la scène l’épouse d’Admète, Alceste, accompagnée d’une servante.

La moitié droite du sarcophage montre la suite : la mort d’Alceste, qui s’est empoisonnée pour son mari.


Sarcophage d'Alceste, autrefois dans les jardins de la ville Faustina a Cannes, schema

Sarcophage d’Alceste, [4] N°22, p 26

La vue de dos  d’Admète, qui apparaît dans plusieurs sarcophages du même type, a pour but principal d’exprimer l’idée d’un dialogue, entre celui qui arrive et ceux qui l’attendent. Un effet secondaire  est le parallèle visuel avec les deux jeunes enfants nus, une fille et un garçon, qui pleurent leur mère au pied du lit. Ainsi l’égoïsme des parents par rapport à leur fils, dans la scène de gauche, a pour conséquence le désespoir de deux générations.


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D3 Pluton et Proserpine

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Pluton Enlevement de Proserpine coll partEnlèvement de Proserpine par Pluton, collection particulière

Pluton à droite masque de son dos puissant le corps de la jeune fille qu’il enlève. Par rapport aux autres versions de la scène, qui le montrent de face, cette vue de dos apparaît comme une sorte de figure de style, qui traduit l‘enlèvement par une double occultation : de la victime, et du ravisseur lui même.


Pluton Enlevement de Proserpine Rome villa albani schemaEnlèvement de Proserpine par Pluton, Villa Albani, Rome (N°410 p 489 [5])

La composition complète fait apparaître une grande symétrie : de part et d’autre du trio de déesses, deux compositions similaires se répondent :

  • Proserpine cueillant des fleurs à l’avant du char de sa mère,
  • Proserpine enlevée à l’arrière du char de Pluton.

Les deux nus de dos servent d’indication dynamique permettant de différencier le véhicule de l’enlèvement, qui sort vers la droite, du char triomphal, qui stationne à gauche (bloqué par le groupe central des trois déesses).


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D4 Vulcain dans sa forge

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Vulcain 50 ap JC ca forge_vulcan_house_vii_pompei_hiFresque, 50 ap JC, Maison VII, Pompei Forge de vulcain mosaique de Dougga musee du Bardo TunisMosaïque de Dougga, 3eme-4eme siècle, musée du Bardo, Tunis

Forge de Vulcain

La mosaïque se conforme à la tradition des trois cyclopes travaillant dans la forge, que Virgile nomme précisément :

« Dans un antre immense, les Cyclopes, Brontès, Stéropès et Pyracmon, tous nus, travaillaient le fer. «  Eneide, Chant 8


Vulcain 160-170 musee capitolin codex_coburgensis pl 18 Coburger Landesstiftung

Forge de Vulcain, 160-170 ap JC, Musées capitolins,  Codex coburgensis pl 18, Coburger Landesstiftung

Vulcain and_Cyclopes_forging_the_shield_of_Achilles Museo Capitolino

Vulcain forgeant le bouclier d’Achille, Sarcophage, 160-70 ap JC, Musées capitolins

Dans ces deux compositions décentrées, il est logique que Vulcain soit assis à gauche, pour bien montrer son bras droit en train de frapper. Les trois cyclopes en revanche tiennent leur masse des deux mains, on aurait donc pu placer le troisième de face ou de profil : la vue de dos, et la masse tenue vers le bas, ont donc été préférées pour une raison non pas logique, mais graphique : clore visuellement la scène.


Vulcain Sarcophage des Parques avec Promethee Musee du Louvre, Paris, Ma 355 schemaSarcophage des Parques avec Prométhée, Musée du Louvre (Ma 355)

On constate la même solution dans cette composition centrée, où Vulcain est assis entre les deux cyclopes (le troisième a été escamoté pour harmoniser le scène de la forge avec les autres groupes, qui comptent chacun trois personnages). La partie gauche du sarcophage célèbre Prométhée comme Créateur de l’Homme, la droite comme donneur du feu à l’Humanité.


En synthèse

Dans les représentations antiques de la Forge du Vulcain, le cyclope vu de dos est toujours le dernier du groupe, constituant une sorte de parenthèse fermante.


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D5 Jason et Médée

Ce thème assez rare n’est traité dans une trentaine de sarcophages de l’époque impériale . Quelques-uns, dans les années 170-80, montent Jason de dos face à Médée.

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Jason et Medee 170 ap JC petit cote Musee national RomeJason et Médée, petit côté d’un sarcophage, vers 170 ap JC, Musée national, Rome

Jason vu de dos décroche la toison d’or de l’arbre gardé par un serpent, auquel Médée, qui est amoureuse de Jason, donne une pomme pour détourner son attention.



Jason et Medee 170 ap JC decroche la toison d'or Catacombes de PretextatJason et Médée, vers 170 ap JC, catacombes de Pretextat

La même scène se trouve ici en plein centre. A gauche, dans une scène très mutilée, Jason cette fois vu de face domptait les taureaux du roi de Colchide, Aiétès.



Jason et Medee 170 ap JC decroche la toison d'or Catacombes de Pretextat detail gauche
La scène de l’extrême gauche pose des problèmes d’interprétation. Le personnage nu vu de dos et levant le bras est encore Jason, comme le prouve le fait qu’il n’est chaussé que d’une seule sandale. L’officier romain, à sa gauche, semble poser la main sur le fourreau de son épée. Pour Vassiliki Gaggadis-Robin, la présence de l’officier démythifie et modernise la scène : cet autre Jason vu de dos et dont le geste anticipe la prise de la Toison d’Or, pourrait être une représentation héroïsée du défunt, comme c’est souvent le cas dans les sarcophages. Par ailleurs,

« le fait que l’officier de gauche ôte l’arme du personnage monosandale pourrait donner à croire qu’il s’agit de Jason en Colchide avant le domptage des taureaux, qui ne doit accomplir l’exploit que par sa force et son intelligence sans recourir à aucune arme. Son corps, enduit de l’onguent que Médée lui a procuré, est à présent invulnérable. » ( [12], p 48)


Jason et Medee 170-80 ap JC Kunshistorisches Museum VienneJason et Médée, 170-80 ap JC, Kunsthistorisches Museum, Vienne.

La scène du domptage des taureaux est ici complète. En revanche, les deux nus de gauche, l’un vu de face et l’autre de dos, ont une interprétation totalement différente (il n’y d’ailleurs plus d’effet d’imitation entre le nu vu de dos et Jason, ici vêtu d’une cuirasse) : il s’agit des Dioscures, les frères-jumeaux Castor (le mortel) et Pollux (le divin). Celui vu de face présentait verticalement une charrue, et celui vu de dos portait horizontalement un joug, outils aujourd’hui pratiquement disparus ([5], N°188, p 200). La vue de dos caractérise donc ici celui qui enclenche le mouvement (en tirant le joug) et la vue de dos celui qui résiste. Nous verrons plus loin d’autres cas de Dioscures recto-verso.


En synthèse

Malgré leurs différences, ces deux compositions utilisent la vue de dos  de la même manière,  pour son expressivité dynamique  : à gauche Jason (ou le premier Dioscure) entre en scène, à droite Jason arrive à l’arbre. La vue de face, au centre, exprime en revanche la stabilité : Jason équilibrant les deux taureaux.


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D6 Méléagre et le sanglier de Calydon

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chasse au sanglier de Calydon, 170—180 ap JC, Galerie Doria Pamphili, RomeLa chasse au sanglier de Calydon, 170—180 ap JC, Galerie Doria Pamphili, Rome

Cette scène, une des plus fréquentes sur les sarcophages romains, présente très souvent, à droite du sanglier, un chasseur vu de dos qui bloque l’animal, associé à un héros barbu vu de face (Thésée ou Jason). Avec sa lance prête à frapper, il fait évidemment pendant avec le héros, Méléagre, qui de l’autre côté porte le coup fatal à l’animal monstrueux. A gauche de celui-ci sont très souvent représentés les Dioscures Castor et Pollux, identifiables à leur bonnet conique.



4eme s av JV Amphore apulienne a figure rouge musee archeologique TriesteLa chasse au sanglier de Calydon
4ème s av JC, Amphore apulienne à figures rouges, Musée archéologique, Trieste (fig 1 [13] )

Dans son travail de reconstruction d’un tableau antique perdu, Fred S. Kleiner [13] a recensé plusieurs occurrences de ce guerrier nu vu de dos, dont cette amphore serait un des plus anciens témoignages.


[W3] FRED S. KLEINER THE KALYDONIAN HUNT fig 6Reconstruction d’une peinture du cercle de Polygnotos (fig 6, [13]).

Ce personnage H, dont l’intérêt compositionnel est évident, s’est transmis dans les sarcophages romains, de même que la chasseuse Atalante avec son arc (E) et les Dioscures (I et J).


chasse de meleagre Palazzo dei Conservatori musee capitole romeChasse au sanglier de Calydon, Palazzo dei Conservatori, Musées du Capitole, Rome

Les sarcophages romains décomposent souvent le sujet en deux scènes :

  • à gauche la préparation de la chasse (Méléagre vérifie sa lance et Atalante ses flèches) ;
  • à droite la chasse proprement dite (Méléagre plante sa lance et Atalante sa flèche).

Le dioscure qui ouvre la seconde scène est ici vu de dos, par effet de symétrie avec notre lancier vu de dos, qui la clôture.


 

chasse de meleagre officesChasse au sanglier de Calydon, Musée des Offices, Florence

Les Dioscures, ici parfaitement identiques, se développent vers la gauche au détriment de la première scène. Le héros à l’extrême-droite a perdu sa barbe, ce qui accentue son fonctionnement en couple avec le lancier : il pourrait donc s’agir d’une seconde occurrence des Dioscures, cette fois descendus de cheval et décoiffés.


Chasse de Meleagre 250-60 Liebieghaus FrancfortFragment d’une Chasse au sanglier de Calydon , 250-60, Liebieghaus Francfort

L’identification possible du personnage vu de dos avec un Dioscure est attestée, dans ce fragment, par le bonnet conique. La lance dans la main droite a été remplacée par une pierre, mais il reste les deux autres lances dans la main gauche.

Ces modifications illustrent la méthode de composition des marbriers, par assemblage de motifs préétablis mais à la signification élastique.


chasse de meleagre 200 ap JC Eleusis Archaeological Museum. Inv. No. 5243Chasse au sanglier de Calydon, 200 ap JC, Eleusis, Musée archéologique, l, Inv. No. 5243

Certains ateliers restent capables de recompositions complètes : ici la chasse court de droite à gauche, les Dioscures se déplacent au dessus du sanglier et le personnage nu de dos passe au centre : Méléagre en personne.


Chasse de Meleagre Robert No 287Retour du corps de Méléagre, sarcophage disparu ( [4], cat N° 287)

Dans cet épisode terminal de l’histoire, Méléagre est mort par la faute de sa mère Althée, qui a jeté dans le feu le tison magique qui protégeait sa vie. L’homme nu debout devant la porte du palais joue ici un rôle compositionnel mais aussi rhétorique : en servant de pivot au dernier groupe, il met en symétrie Althée, soutenue par une de ses filles, et son père le roi Thestios, soutenu par un serviteur : ainsi, non content de tuer son propre fils, Althée a aussi causé le malheur de son propre père.


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D7 Couples de héros

L’association vue de face / vue de dos est parfois utilisée pour exprimer la fraternité et la complémentarité entre deux héros masculins.

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Les Dioscures

dioscures 108-109 av JC MN. FONTEIUS ROMAN REPUBLIC; GENS FONTEIA AR Denarius108-109 av JC, denier Mn. Fonteius dioscures 161-169 ap JC medaillon MARCUS AURELIUS and LUCIUS VERUS161-169 ap JC, médaillon MARCUS AURELIUS and LUCIUS VERUS

La représentation dominante des jumeaux est la plupart du temps strictement égalitaire : soit parallèle, soit en miroir. Noter que cette dernière représentation implique que l’un était gaucher et l’autre droitier.


dioscures 340-20 av JC drachme de Moesia Istros340-20 av JC, drachme de Moesia Istros (plateau danubien) dioscures 225-212av JC Roman Republic Silver Quadrigatus Dioscuri Janiform225-212 av JC, Didrachme ou quadrigatus

Ces deux formes sont discutées : le quadrigatus pourrait tout aussi bien représenter le dieu Janus.


dioscures 170-80 ap JC Jason et Medee Kunshistorisches Museum VienneJason et Médée, 170-80 ap JC, Kunsthistorisches Museum, Vienne (détail)

Cette représentation recto-verso s’explique, comme nous l’avons vu plus haut, par la présence du joug (élément dynamique) et de la charrue (élément qui résiste au mouvement).


Chasse de Meleagre Codex coburgensis pl 31 Villa Medicis detailCodex coburgensis planche 31, Villa Medicis, Rome (détail) dioscures chasse de meleagre Palazzo dei Conservatori musee capitole romePalazzo dei Conservatori, Musées du Capitole, Rome (détail)

Chasse de Meleagre Broadloands Robert N 242Chasse au sanglier de Calydon, Broadloands ([6], p 312, N°242)

Mais la plupart du temps, le recto-verso a une autre cause : permettre  au  premier Dioscure de retenir du bras droit le bras droit de Méléagre (on ne connaît pas la signification de ce geste).


dioscures Giorgio de Chirico 1934 ca I Dioscuri che abbeverano i loro cavalliLes Dioscures faisant boire leurs chevaux dioscures avec des ruines et une architecture Giorgio de Chirico 1934 caLes Dioscures avec des ruines et une architecture

Giorgio de Chirico, vers 1934

L’idée reste nénamoins rarissime, jusqu’à Giorgio de Chirico, qui exploitera dans plusieurs toiles cette composition recto-verso.

Achille et Patrocle

Menade Achille,_Patrocle,_Briséis_-_Maison_du_poète_tragique_-_PompéiLes adieux d’Achille et Briséis, Maison du poète tragique, Pompéi

Briséis, princesse captive dont Achille est amoureux, est réclamée par Agamemnon, qui envoie ses soldats pour l’emmener. L’ami d’Achille, Patrocle, s’interpose pour la remettre aux soldats. Vu de dos et touchant la princesse de la main droite, il apparaît comme l’alter-ego d’Achille vu de face, dont la main droite n’étreint plus que le vide.

Oreste et Pylade

Oreste Sarcophagus_Orestes_Iphigeneia_Glyptothek_Munich_363_frontSarcophage d’Oreste et Iphigénie, Glyptothèque, Münich ([5], N° 167)

Le sarcophage illustre trois moments de la tragédie d’Euripide, Iphigénie en Tauride.

La scène de gauche montre Iphigénie venant voler dans le Temple une statue de Diane, avant de s’enfuir avec son frère Oreste et Pylade, l’ami d’Oreste, tous deux ligotés et gardés par un guerrier scythe.

La vue de dos a sa signification dynamique habituelle : Oreste est sur le point  à suivre sa soeur, tandis qu’Oreste  est encore captif.


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D8 La chute de Phaéton

Parmi les seize sarcophages connus sur ce thème, certains comportent un homme nu, debout et vu de dos.

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Le premier des quatre Vents

phaeton Sarcophage de la chute de Phaeton Ny Carlsberg Glyptotek CopenhagueSarcophage de la chute de Phaéton, Ny Carlsberg Glyptotek, Copenhague

Il s’agit ici d’un des quatre Dieux des vents qui amènent à Phébus ses chevaux (les trois autres Vents sont représentés de profil au dessus, avec les têtes des chevaux) [13a]. Ces quatre Vents tournés vers la gauche ferment la première scène, où Phaéton convainct son père de lui confier son char : la posture à contresens des Vents traduit leur opposition à cette imprudence.


phaeton Sarcophage de Phaeton 150 ap JC ca Ince Blundell HallSarcophage de Phaeton, vers 150 ap JC, Ince Blundell Hall [14]

Le même personnage nu vu de dos et tourné vers la gauche apparaît dans une composition très différente (première classe de C.Robert), mais toujours en tant que premier des quatre Vents : barbus et avec des ailes sur la tête, ils amènent ses quatre chevaux à Phébus, assis sur un rocher en compagnie de Luna (debout) et Océanus (couché).


Eole

phaeton Sarcophagus_with_myth_of_Phaeton 2eme s ap JC Verona, Museum-Lapidarium of Maffei.

Sarcophage de Phaeton, 2ème siècle, Museum-Lapidarium Maffei, Vérone

Le personnage vue de dos est ici de Dieu Eole lui même, au centre de ses quatre Vents : la vue de dos marque la démarcation  entre les deux scènes : la chute de Phaéton à gauche,  la cour de Phébus à droite.


Phébus

Dans la troisième classe de sarcophages (d’après C.Robert), l’homme nu vu de dos apparaît encore : mais cette fois il s’agit de Phébus.

phaeton Sarcophage de la chute de Phaeton Ermitage 2eme siecle schemaSarcophage de la chute de Phaeton, 2ème siècle, Ermitage

Pour rassembler tous les personnages en une scène unique, l’artiste a joué sur le contraste entre Phaéton, vu de face et la tête en bas, et son père Phébus, vu de dos et levant le bras comme pour conjurer le malheur. La symétrie est accrue par l’importance donnée à deux des Héliades (ou Heures), les soeurs de Phaéton :

  • Anatole (la deuxième heure, celle du lever de soleil) accompagne Phébus, comme lui vue de dos ;
  • Dysis (la douzième heure, celle du coucher de soleil) accompagne Phaéton, comme lui vue de face.


phaeton Sarcophage de la chute de Phaeton Cathedrale de Nepi schemaSarcophage de la chute de Phaéton, Cathédrale de Nepi

Dans cette autre version, l’antithèse Phébus / Phaéton est conservée, mais l’artiste n’a pas marqué par leur posture la symétrie Anatole / Dysis.


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D9 Hippolyte et la lettre de Phèdre

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Hippolytus sarcophagus 225-250 ap JC Attic St. Petersburg, Ermitage Inv. A432Sarcophage d’Hippolyte et de Phèdre
225-250 ap JC, Ermitage Inv. A432, Saint Pétersbourg

Alors qu’il est à la chasse avec ses compagnons, Hippolyte reçoit, par l’intermédiaire de sa vieille nourrice, une lettre d’amour de sa belle-mère Phèdre. Il fait de la main droite un geste de refus, tenant de l’autre les rènes de son cheval. Le compagnon vu de dos a été complètement refait au XIXème siècle (seul les pieds sont authentiques), et aucun autre sarcophage sur ce thème ne montre un tel personnage. Sa posture semble avoir pour but d’attirer l’attention sur l’arrivée de la vieille.


Hippolytus Sarcophage d'Hippolyte et de Phedre Cathedrale de Grigenti

Sarcophage d’Hippolyte et de Phèdre
Cathédrale de Grigenti [4] N°152, p 178)

Pour comparaison, ce sarcophage très similaire montre la suite de l’histoire : Hippolyte a pris la lettre dans sa main gauche et se retourne vers ses compagnons (pour prendre conseil ?), tandis que la nourrice lui tend un stylet pour la réponse.


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D10 Les Trois Grâces

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Relief with the Three Graces, Vatican MuseumsMusées du Vatican

Dans les plus anciennes représentations, les trois Grâces apparaissent côte à côte, habillées et se tenant par la main, parfois en procession [15] .


Three Graces-4th century BC gold-disk-Cyprus METDisque d’or, 4ème siècle av JC, Chypre, MET Gilded-bronze-mirror-with-the-Three-Graces-2eme-s-ap-JC-METMiroir de bronze doré, 2ème siècle ap JC, MET

L’idée de les représenter nues est probablement liée au thème du bain :

« Un jour que les Grâces se baignaient ici , le petit Amour déroba leurs voiles divins , et se sauva en riant . C’est ainsi qu’elles sont restées , craignant de se montrer en dehors non vêtues » Anthologie Palatine, Livre IX, N°616

Dans toutes les représentations des Grâces nues, depuis le 4ème siècle avant JC, celle du centre est vue de dos.


100 av JC-50 ap JC Les trois graces Pompeii, Regio IV, Insula Occidentalis Museo Archeologico Nazionale, Naples100 av JC-50 ap JC, Pompeii, Regio IV, Insula Occidentalis Museo Archeologico Nazionale, Naples Sarcophage des Graces palazzo Mattei detailSarcophage des Grâces, Palazzo Mattei (détail)

Quelque soit le support, la structure d’ensemble est restée remarquablement stable.


Graces Deonna fig 3 Graces Deonna fig 4

Fig 3, Fig 4 [16]

Les variations touchent la jambe d’appui, l’inclinaison des têtes, et les attributs tenus dans les mains.

Après une éclipse complète durant le Moyen-Age, le groupe reprendra sa carrière à la Renaissance italienne [17] (voir 1 Les figure come fratelli : généralités.)


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En synthèse

Il existe dans l’art gréco-romain un seul cas où la vue de dos est systématique : pour la figure centrale des Trois grâces nues.

Le héros pour laquelle la vue de dos est assez fréquente est Hercule ; ceci mais pour des raisons variées.

Dans les compositions complexes, même stéréotypées, le nu de dos n’est jamais une figure obligée. Il est utilisé :

  • pour exprimer un mouvement (arrivée, enlèvement) ou une présentation à une figure statique (dialogue) ;
  • pour une raison narrative  (bloquer la route du sanglier de Calydon) ;
  • pour souligner une fraternité (alter ego) ;
  • comme élément de scansion (pivot central, parenthèse ouvrante ou fermante).

Cette variété des usages témoigne d’une grande maturité de l’art romain quant au nu de dos : il ne pose aucune difficulté technique, les artistes l’utilisent librement, et les spectateurs ont le regard suffisamment éduqué pour en apprécier les différentes nuances.

Il faudra attendre la Renaissance pour le dédiaboliser, le maîtriser à nouveau techniquement et lui inventer de nouveaux usages.

Article suivant : 3 Le nu de dos au Moyen-Age (1/2)

Références :
[4] C. Robert, Die antiken Sarkophagreliefs Einzelmythen: Hippolytos – Meleagros, Berlin, 1904 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/asr3_2/0219/scroll
[5] C. Robert, Die antiken Sarkophagreliefs (2): Mythologische Cyklen Berlin 1890 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/asr2/0101/scroll
[6] C. Robert, Die antiken Sarkophagreliefs Einzelmythen: Actaeon – Hercules, Berlin, 1897 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/asr3_1/0044/scroll
[11] Beth Severy‐Hoven , « Master Narratives and the Wall Painting of the House of the Vettii, Pompeii », Gender and History, 2012
https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/j.1468-0424.2012.01697.x
[12] Vassiliki Gaggadis-Robin, « Jason et Médée sur les sarcophages d’époque impériale », Publications de l’École Française de Rome, Année 1994, 191 https://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1994_mon_191_1#efr_0000-0000_1994_mon_191_1_T1_0043_0000
[13] FRED S. KLEINER « THE KALYDONIAN HUNT: A RECONSTRUCTION OF A PAINTING FROM THE CIRCLE OF POLYGNOTOS », Antike Kunst, 15. Jahrg., H. 1. (1972) https://www.jstor.org/stable/41318422
[13a] Paul Zanker, Bjorn C. Ewald, « Living with Myths: The Imagery of Roman Sarcophagi », p 390 https://books.google.fr/books?id=ctu-I3lR5fcC&pg=PA390&dq=phaeton+Ny+Carlsberg+Glyptotek
[14] C. Robert, Die antiken Sarkophag-Reliefs, III, 3. Mythes individuels: Niobiden – Triptolemos, Ungedeutet, Berlin 1919. p. 414 fig.332 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/asr3_3/0057/scroll
[15] Denis Vidal « Les trois Grâces ou l’allégorie du don. Contribution à l’histoire d’une idée en anthropologie «  Gradhiva : revue d’histoire et d’archives de l’anthropologie Année 1991 9 pp. 30-47 https://www.persee.fr/doc/gradh_0764-8928_1991_num_9_1_1372
[16] W. Deonna « LE GROUPE DES TROIS GRACES NUES ET SA DESCENDANCE » Revue Archéologique, Cinquième Série, T. 31 (JANVIER-JUIN 1930), pp. 274-332 https://www.jstor.org/stable/23911883
[17] Les Trois Grâces à travers l’histoire de l’Art : https://www.didatticarte.it/Blog/?p=1932

3 Le nu de dos au Moyen-Age (1/2)

29 janvier 2024
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Avec la fin de l’Antiquité, le nu de dos, et même la vue de dos,  disparaissent presque complètement. A la fin du Moyen-Age, il est réintroduit précautionneusement, du bout de la cuillère, pour épicer la représentation des Enfers italiens.

Article précédent : 2 Le nu de dos dans l’Antiquité (2/2)



Quelques réminiscences à Byzance

Forty Martyrs of Sebaste Constantinople, 10th century CE. Museum für Byzantinische Kunst Bode-Museum, Berlin.Les quarante martyrs de Sébaste, Constantinople, 10ème siècle, Museum für Byzantinische Kunst, Bode-Museum, Berlin

Dans cette ivoire byzantine, les quarante martyrs, censés être nus dans un lac gelé, sont pudiquement couverts. Ils sont disposés en quatre rangées, tous dans des attitudes différentes, mais seulement deux sont vus de dos, en bas à droite : survivance d’une utilisation courante des nus de dos dans les sarcophages romains, comme une sorte de parenthèse fermante (voir 2 Le nu de dos dans l’Antiquité (2/2)).


Les vues de dos dans le Psautier de Paris

940-60 Psautier de Paris BNF GR 139 fol 6vLe couronnement de David, fol 6v
Psautier de Paris, 940-60, BNF GR 139

Dans ce psautier byzantin, chef d’oeuvre de la Renaissance macédonienne, on retrouve le même procédé pour fermer à droite le cercle des sujets de David, sans nudité néanmoins.



940-60 Psautier de Paris BNF GR 139 fol 5vLes femmes d’Israël dansant devant Saül et David
Psautier de Paris, 940-60, BNF GR 139

Cette composition illustre la même familiarité avec la vue de dos, qui concerne à la fois la danseuse et David, dont les visages tournés vers la gauche se répondent. De la même manière, la pose statique de la femme mûre, vue de face, répond à celle de Saül. Comme l’a montré Steven H. Wander ([0], p 97), la composition s’explique par le texte inscrit à gauche : « Saül par milliers; David par dizaines de milliers ». Il s’agit d’une référence au passage de Flavius Josèphe, qui associe les femmes à Saül et les jeunes filles à David :

‘Les femmes, accourues au devant de l’armée victorieuse avec des cymbales, des tambourins et toute sorte de sigles de réjouissance, disaient dans leurs chants que Saül avait tué les Philistins par milliers, et les jeunes filles disaient que David les avait anéantis par dizaines de milliers. » Antiquités Judaïques, Livre VI, 10, 1


940-60 Psautier de Paris BNF GR 139 fol 419vLe passage de la Mer Rouge, fol 419v 940-60 Psautier de Paris BNF GR 139 fol 422vMoïse au Sinaï, fol 422v

Psautier de Paris, 940-60, BNF GR 139

Le même manuscrit comporte deux nus de dos exceptionnels, qui reprennent la convention antique des nus personnifiant des entités géographiques :

  • dans la première image, la Mer Rouge (ἐρυθρᾷ θαλάσ<σ>ῃ) est figurée à droite comme une femme au buste nu, tandis que l’Abyme (βυθός) affronte Pharaon en combat singulier ;
  • dans la seconde, le nu masculin vu de dos personnifie le Mont Sinaï.



Une éclipse quasi-complète en Occident

 

875-900 Evangeliaire MS Lat 9453 fol 125 BNF GallicaEvangéliaire, 875-900, MS Lat 9453 fol 125 BNF Gallica Cod. Perizoni 17 Leiden Merton , Die Buchmalerei in St-Gallen vom 9. bis zum 11. Jh., Leipzig, 1923, pl. LVIIIVers 900, Cod. Perizoni 17, Leiden [1]

En Occident, sans même parler de nudité, la posture vue de dos est elle-même rarissime  : on ne la rencontre que dans ce dessin isolé d’Ecclesia recueillant le sang du Christ, dont la date et la provenance sont controversées, et qui s’inscrit probablement dans l’influence antique spécifique à Saint-Gall. Tout comme dans le second dessin, la vue de dos sert un but narratif : exprimer le mouvement en avant du personnage.

Mis à part ces deux cas, on ne trouve aucune vue de dos dans les manuscrits carolingiens, où la seule occasion de représenter des nus est Adam et Eve. Rien non plus dans les carnets de Villard de Honnecourt, où l’artiste du XIIIème siècle propose pourtant de nombreux croquis de la personne humaine.

Nul ne sait, dans cette disparition, quelle est la part de la rareté des sujets, de l’incapacité artistique et de la répugnance assumée. Seule la sculpture romane italienne présente quelques rares nus de dos, dans des motifs décoratifs directement copiés de l’antique.


1180-1200 Salerne cathedrale ambon de candelabre pascalCandélabre pascal 1180-1200 Salerne cathedrale second ambonDétail du second ambon

1180-1200, Cathédrale de Salerne

Le candélabre pascal présente deux danseurs nus vus de dos, en miroir, dans un contrapposto très étudié. Les accompagnent six danseuses nues vues de face, entrecoupées de têtes de lion, d’ours, de bélier et même d’une tête humaine. Ce motif sans équivalent [1a] magnifie, par son dynamisme, la flamme du cierge pascal qui surgissait juste au dessus.

La vue de dos pour les deux hommes n’est pas une question de pudeur, puisque le chapiteau du second ambon montre sans sourciller un atlante nu vu de face. C’est bien l’intention de rivaliser avec l’antique qui explique ces exceptionnelles créations.


Une circonstance particulière : le naufrage

Naufrage d'Ajax Benoit de Sainte Maure Roman de Troie 1340-50 BNF FR 782 fol 187v gallicaNaufrage d’Ajax, Benoit de Sainte Maure, Roman de Troie, 1340-50, BNF FR 782 fol 187v, gallica

Dans cette scène de catastrophe, l’illustrateur ne s’est résolu à la vue de dos que pour suivre le texte au plus près, en montrant :

  • un rescapé qui nage (par opposition aux noyés flottant sur le dos) ;
  • deux hommes qui sortent de la mer pour rejoindre le roi Ajax sur le rocher.

Et cil qui de mort sont gari,
C’est par les braz et par les mains,
Dont firent governalz et rains…

Chascun se rest tant esforciez,
Qu’il se dreça desor ses piez,
Puis se quistrent por la marine.
Sovent maldistrent la destine.
Lor seignor trovent sor l’areine
Qui pot à els parler à peine.


En aparté : un attribut démoniaque ?

1608 Francesco Maria Guazzo's Compendium maleficarum
« Osculum infame »
Francesco Maria Guazzo, 1608 , Compendium maleficarum

Commençons par évacuer un a priori : puisque le rite d’initiation des sorcières consiste à baiser le cul du Diable, on pourrait penser que la vue de dos tient de là son côté sulfureux. Mais il s’agit très largement d’une illusion rétrospective.


1493 Durer Die eidle Frau Illustration pour Ritter von Thurn
Le diable et la coquette
Gravure pour « Der Ritter vom Turn » (traduction du Livre pour l’enseignement de ses filles du Chevalier de La Tour Landry) Bâle, 1493

Ce célèbre diable doublement vu de dos n’a rien de générique, mais illustre en détail l’histoire, celle d’une dame punie pour avoir fait attendre tout le monde à la messe, étant trop longue à s’attifer :

« Et sicome il pleut a Dieu pour monstrer exemple sicomme elle se myroit a cette heure elle vit l’ennemy au miroir a rebours qui lui monstra son derriere si laid et si horrible que la Dame yssit hors du sens comme sole demoniacles »


1471-75 Michael Pacher Saint Augustin et le diable Alte Pinakothek Munich. 1471-75 Michael Pacher Kirchenväteraltar aus Kloster Neustift,

Saint Augustin force le Diable à lui tenir son missel
Michael Pacher, 1471-75, Kirchenväteraltar, Alte Pinakothek Munich

En remontant encore le temps, on tombe sur cette spectaculaire vue de dos. Mais là encore, elle n’a rien d’inhérent au démon. Combinée à la contreplongée, elle le montre servant de pupitre à un missel démesuré, et révèle une bouche-anus plus comique qu’effrayante : la vue de dos n’est pas là pour magnifier la fourberie et les pouvoirs contre-nature du démon : seulement pour le ridiculiser.


Royal 2 B.VII, f.1vDieu et Lucifer
Queen Mary Psalter, 1310-20, f.1v, BL Royal MS 2 B VII

 Jenny Judova [4] a montré comment cette miniature anglo-normande s’explique par la glose inscrite au dessous :

Comment Lucifer tomba du ciel et devint le diable, avec une grande multitude d’anges avec lui.

Coment lucifer chayit de ciel e devient diable e grant multitudo des angeles ouesqe li

Les trois anges à intérieur de la sphère inférieure représentent donc les trois démons avant leur transformation. Mais tandis que  Lucifer était un ange identique aux autres, la transformation révèle sa nature monstrueuse : retenu captif par les deux autres anges déchus, il est le seul à posséder entre ses jambes une seconde face, qui imite en miroir la gueule de l’Enfer juste en dessous.

Cette représentation du diable avec un second visage entre ses jambes est fréquente : elle illustre sa bassesse et sa nature monstrueuse, tout en permettant à l’artiste d’éluder la question épineuse du sexe.


Un Lucifer biface (SCOOP !)

Dans les Jugements derniers italiens, comme nous allons le voir, le diable, accroupi comme pour déféquer se servira de cette anti-bouche pour évacuer les damnés qu’il a avalés.

God_and_Lucifer_-_The_Queen_Mary_Psalter_(1310-1320),_f.1v_-_BL_Royal_MS_2_B_VII detail

Mais malgré l’ambiguïté du dessin il semble bien ici qu’elle soit placée non à l’avant, mais sur ses fesses : ce Lucifer hilare aurait ceci d’unique, et de véritablement monstrueux, qu’il se montre simultanément de face, pour sa partie humaine, et de dos, pour sa partie bestiale.




Le nu de dos dans les Enfers

C’est dans les représentation de l’Enfer et des Damnés que des artistes, à partir du XIIIème siècle, trouveront l’occasion de glisser leurs premiers nus de dos. Cet article reprend les Enfers monumentaux décrits par Eugene Paul Nassar [2], auxquels j’ai ajouté plusieurs manuscrits enluminés de la Divine Comédie. Les textes sont extraits de la traduction par Lammenais [3].

Le Jugement dernier de Bourges, 1240-50

 

1240-50 Bourges_(Cher,_Fr)_tympan jugement dernierLinteau du Tympan du Jugement dernier, 1240-50, Cathédrale de Bourges

« Seront-ils vêtus ou nus ? – Ils seront nus, mais pleins de beauté et ne rougiront d’aucune partie de leurs corps. Cependant, les justes auront pour vêtement le salut et la joie : en effet, le Seigneur revêtira leurs corps du vêtement du salut et il revêtira leurs âmes de joie. » Honorius d’Autun, vers 1100, Elucidarium, Livre III, P.L. 172, col. 1169

Pour la première fois, un sculpteur maîtrise suffisamment la représentation réaliste du corps humain pour traduire cette beauté du corps ressuscité, dont la nudité glorieuse inverse la honte d’Adam et Eve.

Le registre inférieur montre les corps masculins et féminins sortant du tombeau, et le registre supérieur l’issue du Jugement :

  • à gauche, les Elus, rhabillés du vêtement de leur état, sont introduits par Saint Pierre dans le Sein d’Abraham ;
  • à droite les Damnés, restés nus, sont conduits par les Diables vers la bouche de l’Enfer.

1240-50 Bourges_(Cher,_Fr)_tympan_detail_droit schema
Les trois nus de dos se trouvent dans la partie droite, comme si l’inversion constituait une sorte de circonstance aggravante, une impolitesse ou une impudence caractérisant les Damnés.


Les Jugement derniers des Pisano

Sarcophage des Nereides Opera della Metropolitana Sienne schema
En Italie, c’est Nicola Pisano qui montre les premiers nus réalistes dans un Jugement dernier, en prenant modèle sur les sarcophages antiques. La femme assise montant ses fesses (cassée dans la version du baptistère de Pise) imite une Néréide d’un sarcophage conservé à Sienne.

La même pose est dupliquée, quelques années plus tard, dans la chaire de la cathédrale de Sienne, où les Elus et les Damnés font maintenant l’objet de deux panneaux distincts. A noter que, pour l’Elu en deuxième place, la glorification de la nudité confine à l’exhibition.


_1265-68 Nicola,_giovanni_pisano_e_altri,_pulpito_del_duomo_di_siena,,_Giudizio_Universale_-_gli_Eletti schemPanneau des Elus
Nicola et Giovanni Pisano, 1265-68, Chaire de la Cathédrale de Sienne

Les Elus sont rangés en cinq registres horizontaux, les morts sortant du tombeau en bas, à l’imitation des captifs nus dans les triomphes antiques. Hommes et femmes sont mélangés, mais les vues de face et de dos (en bleu) forment une alternance rigoureuse.

_1265-68 Nicola,_giovanni_pisano_e_altri,_pulpito_del_duomo_di_siena,,_Giudizio_Universale_-les damnes schema
Panneau des Damnés
Nicola et Giovanni Pisano, 1265-68, Chaire de la Cathédrale de Sienne

Du côté des Damnés, l’ordonnancement horizontal, encore respecté à proximité du Christ, se brise sur la droite, comme si les rangées s’étaient soulevées sous la poussée de Satan. La ligne de cassure (ligne rouge) est soulignée par quatre vues de dos, dont celle d’un diable (carré rouge).

On retrouve en bas la « Néréide » au fessier dénudé, qui à Pise figurait du côté des Elus. Les Pisano ont ici amélioré l’idée, en réservant la nudité intégrale à la Damnée et en affublant les deux Elues d’un linceul peu pudique. Comme le remarque Peter Seiler ([4a], p 487) :

« compte tenu de la transparence du voile côté Elus, il ne fait aucun doute que la Honte, telle que la comprenait le sculpteur, était exempte de rigorisme moral et autorisait des stimuli érotiques. »


Le nu de dos à moitié dévoré

1260-70 Coppo di Marcovaldo, Giudizio Universale (Inferno), Firenze, Battistero di San GiovanniJugement Universel – l’Enfer
 Coppo di Marcovaldo, 1260-70, Baptistère San Giovanni, Florence

A la même époque, à Florence, c’est un fessier dépourvu de toute valorisation antiquisante qui apparaît au centre du panneau, sur le point d’être avalé par le Diable . Le retournement, en évitant la représentation des parties génitales, fournit le motif d’un humain générique, ni homme ni femme, réduit à sa partie charnue dans la gueule bestiale de Satan. Il va être repris à plusieurs reprises et traverser, intact, le grand renouvellement de la vision de l’Enfer imposé par La Divine Comédie de Dante (1306-1321).


1410 ca Giovanni da Modena, Divine comedie Inferno, Basilica of San Petronio, Bologna detailDivine Comédie – l’Enfer (détail)
Giovanni da Modena, vers 1410, Basilique de San Petronio, Bologne

Giovanni da Modena complètera le motif, en ajoutant en bas, régurgité par une seconde gueule, la partie qui manque en haut. L’ajout des génitoires à pour but de relier les deux parties : c’est bien le même homme qui, dans un cycle terrifiant, est déchiqueté en haut, digéré, puis reconstitué en bas.


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Giotto, vers 1306

Au moment où Dante trace les premiers vers de la Divine Comédie, Giotto peint un Jugement Dernier qui fournira un répertoire de motifs à tous les artistes italiens.


1306 Giotto, Le jugement dernier, chapelle Scrovegni Padoue detail 2Le jugement dernier (détail)
Giotto, vers 1306, chapelle Scrovegni, Padoue

Le motif des deux pendus recto-verso, marqueur visuel spectaculaire, deviendra une figure obligée des Enfers italiens (voir 1 Les figure come fratelli : généralités). Il apparaît ici au détour d’une déclinaison graphique de la punition des couples :

  • allongés : homme agrippé par le sexe, femme gavée par la bouche ;
  • debout : homme pendu par la langue, femme pendue par les cheveux :
  • debout la tête en bas : homme et femme pendus par le sexe ;
  • debout de profil : homme scarifié dans le dos, femme dévorée dans le cou.

Tout se passe comme si Giotto prenait le répertoire habituel des punitions médiévales comme prétexte à ce qui l’intéresse vraiment : la représentation sous tous les angles des corps masculin et féminin.


1306 Giotto, Le jugement dernier, chapelle Scrovegni Padoue Hell detail
Ce systématisme anatomique marque aussi la seconde occurrence du thème : dans ce trio, l’un est vu de profil, l’autre de de face et le dernier de dos. Les vus de dos abondent dans cette partie de la fresque :

  • la femme au dos lacérée par un crochet a entraîné dans le péché le moine couché tête-bêche ;
  • plus bas le juge vu de dos, en toque rouge et cape d’hermine, est emmené captif vers l’une des bouches de l’Enfer.



1306 Giotto, Le jugement dernier, chapelle Scrovegni Padoue Hell
La vue générale montre que les nus de dos sont fréquents, mais le plus souvent justifiés, comme nous l’avons vu, par les besoins de la narration. Ceux qui apparaissent de manière gratuite sont le plus souvent en train de chuter la tête en bas, vus en entier dans les couloirs du haut, ou à mi-corps dans les bouches du bas.

Cette grande liberté dans la représentation des corps, sous le pinceau d’un artiste de génie, reste exceptionnelle pour l’époque.


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Le Camposanto de Pise, vers 1340

<1340 ca hell Francesco Traini ou Buonamico Buffalmacco Camposanto PisaL’Enfer
Francesco Traini ou Buonamico Buffalmacco, vers 1340, Camposanto, Pise

Pour comparaison, l’Enfer du Camposanto (très dégradé lors du bombardement de 1944) ne montre aucun nu de dos (sauf le traditionnel nu à mi corps, avalé ici non par la bouche mais par l’ombilic de Satan).


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Le manuscrit BL Egerton 943, 1325-50

Réalisé en Emilie ou à Padoue, ce manuscrit est l’une des plus anciennes illustrations de la Divine Comédie [5]. Les nus de dos, très stéréotypés, apparaissent parcimonieusement, dans certaines situations graphiques que j’ai tenté de regrouper ci-dessous.

En tête ou en queue d’un groupe en mouvement :

1325-50 BL Egerton 943 A1 f 7r Dante and Virgil watch wretches in a procession in hellFol 7r 1325-50 BL Egerton 943 A1 f. 29r The Florentines, covered in wounds warnFol 29r

Dante et Virgile regardent la procession des âmes en peine (Livre II)

Les Florentins, couverts de blessures tournent éternellement en rond (Enfer XVI)


Tout un groupe en mouvement :

1325-50 BL Egerton 943 X1 f. 35v Dante and Virgil watch the soothsayers, with Manto among themFol 35v 1325-50 BL Egerton 943 X1 f. 43v A group of thieves, one of whom, Vanni Fucci, is attacked by a dragon and devoured by flamesFol 43v

Dante et Virgile croisent les devins marchant à rebours, avec la magicienne Manto à gauche (sans génitoires) (Enfer XX)

Un groupe de voleurs courant, les mains liées par des serpents ; Vanni Fucci, est attaqué par un dragon et dévoré par les flammes (Enfer XXIV)


Pour rompre l’uniformité d’un groupe à l’arrêt :

1325-50 BL Egerton 943 A2 f. 7v Inferno souls wait for Charon's ferryFol 7v 1325-50 BL Egerton 943 A2 f. 22r Inferno Centaurs by the river of bloodFol 22r

Les âmes de l’Enfer attendent la barque de Charon (Enfer III)

Trois centaures s’arrêtent de courir, au bord de la rivière de sang (Enfer XII)


Pour illustrer le dialogue avec un personnage particulier :

1325-50 BL Egerton 943 M1 f. 24v They speak to suicides that have been turned into treesFol 24v 1325-50 BL Egerton 943 M1 f. 44v Dante and Virgil meet the centaur CacusFol 44v

Dante et Virgile parlent à Pierre des Vignes, suicidé transformé en arbre (Enfer XIII)

Dante et Virgile rencontrent le centaure Cacus (Enfer XXV)


Pour les besoins d’une situation particulière (combat, flagellation) :

1325-50 BL Egerton 943 G1 f 14r The punishment of the avaricious and the greedy, eternally doomed to fight each otherFol 14r 1325-50 BL Egerton 943 G1 f. 32r Seducers being scourged by devilsFol 32r

Le combat en cercle des avares et des prodigues (Enfer VII)

Les séducteurs fouettés par les démons (Enfer XVIII)


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Nardo di Cione, vers 1350

1354-57 Nardo di Cione Inferno Cappella Strozzi, Santa Maria NovellaL’Enfer selon la Divine Comédie
Nardo di Cione, vers 1350, Chapelle Strozzi, Santa Maria Novella, Florence

Dans cette grande fresque, très dégradée par l’inondation de 1966, les nus debout de dos se regroupent tous dans la même section, en bas à gauche, traversée par un viaduc rompu. Ils attirent l’oeil sur des personnalités citées dans le texte de Dante.



1354-57 Nardo di Cione Inferno Cappella Strozzi, Santa Maria Novella detail neuvieme bolge schismatiques Chant 28bis
Comme l’a montré Leon Jacobowitz-Efron [6], la zone à gauche du viaduc illustre la cinquième fosse (bolge) réservée aux voleurs (Ladri). Le nu de dos, à gauche, est Vanni Fucci, un voleur de Pistoia :

« Et voilà que sur l’un d’eux, qui était près de la même rive que nous, s’élança un serpent qui le piqua là où le col s’articule aux épaules. Jamais ni O, ni J ne s’écrivit aussi vite qu’il s’enflamma, et brûla tout entier, et tomba réduit en cendres. Et lorsque ainsi détruit il fut gisant à terre, la poussière aussitôt se rassembla, et d’elle-même redevint le même corps qu’auparavant…. «  (Enfer XXIV)

La zone à droite du viaduc illustre la neuvième fosse réservée aux Schismatiques (Scandalosi), qui sont punis par où ils ont péché : ces spécialistes des scissions sont à leur tour découpés en morceaux.

« Là, derrière, est un diable qui cruellement ainsi nous « schismatise », remettant chacun de nous au tranchant de l’épée, les blessures se refermant lorsque nous avons parcouru le triste circuit, avant que nous revenions devant lui. »

Le nu de dos au fond, aux mains tranchées , est Mosca ; le nu du premier plan, nécessairement vu de face pour montrer dans sa main sa tête tranchée, est Bertrand de Born :

« Et un autre, mutilé des deux mains, levant les moignons dans l’air obscur, de sorte que le sang lui souilla la face, cria : « Ressouviens toi aussi de Mosca »… Je vis certainement, et il me semble encore le voir, un buste sans tête aller comme allaient les autres du triste troupeau. Avec la main il tenait, par les cheveux, la tête pendante, en façon de lanterne. » (Enfer XXVIII)


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Le Manuscrit BL Additional 19587, vers 1370

Réalisé dans la région de Naples [7], ce manuscrit illustre combien les nus de dos constituent encore une nouveauté qui échappe au savoir-faire des enlumineurs. On n’en trouve que dans trois illustrations.

Pour marquer le début d’un groupe :

1370 ca BL Additional 19587 f. 8r Inferno Minos judging the carnal sinners
Fol 8r : Minos juge un groupe de pécheurs (Enfer V)


Lorsque la la narration l’impose absolument :

1370 ca BL Additional 19587 f. 33rFol 33r 1370 ca BL Additional 19587 f. 40rFol 40r

Les devins et les sorciers, la tête tournée en arrière

« Ayant le visage tourné vers les reins, il leur fallait aller en arrière, parce qu’ils ne pouvaient voir par devant » (Enfer XX)

Un voleur piqué dans le cou par un serpent

« Et voilà que sur l’un d’eux, qui était près de la même rive que nous, s’élança un serpent qui le piqua là où le col s’articule aux épaules ». (Enfer XXIV)

 


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Le Manuscrit XIII.C.4 de Naples, 1370-75

Cet autre manuscrit napolitain, très incomplet, contient deux nus de dos inattendus.

 

1370-1375 Biblioteca nazionale di Na
L’Enfer, chant 19
1370-1375, Biblioteca nazionale di Napoli, BNN ms. XIII.C.4 fol 8v

Dans la troisième bolge, des simoniaques sont fichés à l’envers dans des trous :

De la bouche de chacun sortaient
d’un pécheur les pieds et les jambes
jusqu’au mollet, et le reste était dedans.
Tous avaient les plantes des pieds embrasées

Fuor de la bocca a ciascun soperchiava
d’un peccator li piedi e de le gambe
infino al grosso, e l’altro dentro stava.
Le piante erano a tutti accese intrambe;

La vue de dos se justifie par la nécessité de montrer la plante des pieds. Mais l’insistance obscène sur les anus (et sur un sexe masculin) va beaucoup plus loin que le texte  : le renversement des simoniaques, à cause de leurs pieds embrasés,  a pour autre conséquence de remplacer l’avidité par l’excrétion.


1370-1375 Biblioteca nazionale di Napoli BNN ms. XIII.C.4 fol 31v Purgatoire chant 8Purgatoire, chant 8
1370-1375, Biblioteca nazionale di Napoli, BNN ms. XIII.C.4 fol 31v

Ici en revanche les deux damnés, l’un vu de face et l’autre de dos, traduisent fidèlement le texte :

 

L’un vers Virgile, et l’autre vers une ombre 
assise là, se tourna, criant : « Debout, Conrad  » !
viens voir ce que Dieu par sa grâce a voulu.

L’uno a Virgilio e l’altro a un si volse
che sedea lì, gridando: «Sù, Currado!
vieni a veder che Dio per grazia volse».


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Le Manuscrit Vat Lat 4776, 1390-1400

Réalisé vingt ans plus tard dans la région de Florence [8], ce manuscrit ne comporte encore que cinq occurrences de nus de dos.

Pour les nécessités de la narration :

1390-1400 Vat Lat 4776 fol 62r Les séducteurs Chant 18Fol 62r 1390-1400 Vat Lat 4776 fol 67v Chant 20Fol 67v

Les deux groupes des séducteurs avançant l’un vers l’autre (Enfer XVIII)

Les devins et sorciers marchant la tête à l’envers (Enfer XX)


Pour illustrer une fuite :

1390-1400 Vat Lat 4776 fol 46r Foret des SuicidesFol 46r 1390-1400 Vat Lat 4776 fol 85r Chant 25Fol 85r

Dans La Forêt des Suicidés, Giacomo da Santa Andrea et Lappo fuient devant les chiennes noires (Enfer XIII)

« Et voilà qu’apparaissent, vers la gauche, deux damnés nus et déchirés, fuyant, de telle vitesse, qu’à travers la forêt ils brisaient tout obstacle. Celui de devant : « Accours, accours, ô Mort ! » Et l’autre, qui paraissait souffrir d’aller lentement, criait : « Lappo, tes jambes ne furent pas si prudentes aux joutes de Toppo » »

Le voleur Fucci maudit le ciel, puis s’enfuie devant le centaure (Enfer XXV)

 

Fucci lève les mains au ciel et défie Dieu en le blasphémant, aussitôt s’enroule autour de son cou un serpent, puis un autre qui lui lie les bras. Ainsi privé de la parole et de ses bras, il s’enfuit en courant. Peu après arrive un centaure en colère qui demande où est passé le blasphémateur.


Pour sous-entendre :

1390-1400 Vat Lat 4776 fol 50r chant 15 Les sodomites, parmi lesquels Brunetto LatiniFol 50r

 


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Le Jugement dernier de San Gimignano, 1396

1394 ca Taddeo Di Bartolo, Giudizio Universale, Inferno, San Gimignano, Collegiata Taddeo di Bartolo, 1396, Collégiale, San Gimignano

Les deux seuls nus de dos apparaissent sur la droite de la composition, autrement dit au point culminant de chaque registre (on les lit de bas en haut, puis de gauche à droite, par ordre de gravité croissante [9] ) :

  • dans le registre médian (Péchés contre la chair), dernier péché capital, la Luxure : la vue de dos concerne un proxénète fouetté (ruffiano), la punition des séducteurs au chant XVIII de l’Enfer. Il figure en bonne place entre un couple sodomite (l’un est empalé sur le gril que l’autre tient dans sa bouche) et un couple adultère ;
  • dans le registre supérieur (Péchés contre la chair), dernier péché capital, l’Envie : la vue de dos concerne un démon qui martèle la langue d’Hérode, au dessus d’un autre persécuteur, Pharaon.


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Giovani da Modena, vers 1410

1410 ca Giovanni da Modena, Divine comedie Inferno, Basilica of San Petronio, Bologna

L’Enfer
Giovanni da Modena, vers 1410, Basilique de San Petronio, Bologne

Dans cette multitude, les nus de dos sont encore extrêmement rares. Trois se trouvent dans la même situation : à l’entrée d’un compartiment, poussés dans le dos par un démon à tête d’animal.



1410 ca Giovanni da Modena, Divine comedie Inferno, Basilica of San Petronio, Bologna details
Le quatrième est un des deux pendus giottesques, identifiés ici par le mot IDO-LATRIA : il s’agit de deux faux prophètes dévorés par les serpents et pendus à l’envers (ce qui montre leur fausseté) au dessus de deux trios de disciples. L’inscription « ninus rex » désigne le roi Ninos, fondateur de Ninive, ville par excellence des idolâtres.

Les intellectuels sodomites dans les flammes pour un siècle (Enfer XV)


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Le Manuscrit Angelica 1102, bolonais, début XVème

L’artiste a limité les nus de dos aux épisodes  habituels :

ms-angelica-1102 1400-10 roma fol 17r-Enfer XX Les dvinsLes devins marchant à l’envers, Enfer XX ms-angelica-1102 1400-10 roma fol Enfer XXIV les VoleursLes Voleurs « aux mains liées par derrière par des serpents », Enfer XXIV

1400-10, MS Angelica 1102, Rome


ms-angelica-1102 1400-10 roma fol 6r Enfer VII les prodigues et les avaricieux

Les prodigues et les avaricieux Enfer VII, fol 6r

La  danse de la « ridda » oppose à gauche les avaricieux (gens d’église) et à droite les prodigues.


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L’Enfer illustré par Bartolomeo di Fruosino, 1420-30

1420-30 Bartolomeo-Di-Fruosino-Inferno-from-the-Divine-Comedy-by-Dante-Folio-1v-2 BNF It 74 GallicaFolio-1v-2, BNF It 74, Gallica

Le manuscrit [10] s’ouvre par une vue générale de l’Enfer selon Dante.



1420-30 Bartolomeo-Di-Fruosino-Inferno-from-the-Divine-Comedy-by-Dante-Folio-1v-2 BNF It 74 Gallica rencontres
On trouve des nus de dos en haut à gauche, à l’entrée des trois premiers niveaux, pour amorcer le sens de la lecture.



1420-30 Bartolomeo-Di-Fruosino-Inferno-from-the-Divine-Comedy-by-Dante-Folio-1v-2 BNF It 74 Gallica bas gauche
On en trouve également en bas à gauche, dans le compartiment divisé en deux par un aqueduc, au même emplacement que dans la fresque de Nardo di Cione, et illustrant les mêmes personnages : on reconnaît à gauche le voleur Fucci (de dos) maudissant le ciel ; puis de l’autre côté de l’aqueduc Bertrand de Born (de face) avec sa tête coupée, et Mosca (de dos) levant ses moignons.

Le grand nu de dos en haut, de couleur brune, est l’un des deux damnés de la Forêt des suicidés.



1420-30 Bartolomeo-Di-Fruosino-Inferno-from-the-Divine-Comedy-by-Dante-Folio-1v-2 BNF It 74 Gallica ruffians
Au centre un groupe de trois ruffians, encadrés par des démons, constitue une innovation : la vue de dos sert à montrer les bras liés et croisés douloureusement vers le haut.



1420-30 Bartolomeo-Di-Fruosino-Inferno-from-the-Divine-Comedy-by-Dante-Folio-1v-2 BNF It 74 Gallica geants
En bas s’introduit une autre innovation : Satan debout dans un lac de glace au centre des Enfers, au fond d’un puits gardé par des géants enchaînés. On en compte sept, portant des coiffes orientales, postés à mi-corps derrière la margelle : trois sont vus de dos, pour bien montrer qu’ils surveillent l’extérieur. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce thème, traité magistralement par Botticelli.

Le corps du manuscrit comporte des nus de dos dans deux scènes que nous avons déjà rencontrées : sans recopier des modèles figés, les illustrateurs, soumis aux mêmes contraintes de représentation, adoptent des solutions similaires :

1420-30 Bartolomeo-Di-Fruosino atelier-Inferno-from-the-Divine-Comedy-by-Dante-Folio-47v BNF It 74 GallicaFol 47v 1420-30 Bartolomeo-Di-Fruosino atelier-Inferno-from-the-Divine-Comedy-by-Dante-Folio-59r BNF It 74 GallicaFol 59r 1420-30-Bartolomeo-Di-Fruosino-atelier-Inferno-from-the-Divine-Comedy-by-Dante-Folio-74r-BNF-It-74-GallicaFol 74r

Les Florentins, couverts de blessures tournent éternellement en rond (Enfer XVI)

Les devins marchant à rebours, avec la magicienne Manto à gauche (Enfer XX)

Le centaure et les voleurs aux mains liées par des serpents (Enfer XXV)

La quatrième occurrence est en revanche originale :

1420-30 Bartolomeo-Di-Fruosino-Inferno-from-the-Divine-Comedy-by-Dante-Folio-89r BNF It 74 GallicaFol 89r

Les simulateurs se mordant les uns les autres (Enfer XXX)

Je vis « deux ombres pâles et nues qui, en se mordant couraient, comme le porc lorsqu’on ouvre l’étable. »

Les nus de dos illustrent ici, comme souvent, un mouvement de poursuite.


1430-1450 Inferno Dante avec le Commentaire de Guiniforte Barzizza école lombarde, fol 147r BNF It 2017 GallicaEcole lombarde, 1438-50, L’Enfer de Dante avec le Commentaire de Guiniforte Barzizza, , BNF It 2017 fol 147r, Gallica

Dans cet autre manuscrit un peu plus récent, tous les nus ont été, à une époque inconnue, laborieusement grattés au niveau du sexe ou des fesses : preuve que la représentation de la nudité, de face comme de dos, même pour des damnés et même sous couvert de l’autorité de Dante n’avait rien qui allait de soi,


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Fra Angelico, 1425 et 1447

1425-30 Fra_Angelico Enfer Musee San Marco, Florence 1425-30, Musée San Marco, Florence 1447 ca Fra Angelico enfer Staatsmusem Berlinvers 1447, Staatsmuseum Berlin.

L’Enfer (détail du Jugement Dernier), Fra Angelico

Les deux versions de l’Enfer de Fra Angelico ne comportent pratiquement aucun nu de dos, mis à part en bas à droite de la version de 1447 un damné poussé dans le dos par un démon, vu de trois quart arrière, en sortie d’un compartiment.

Un siècle et demi après les audaces de Giotto, le nu de dos reste cantonné à une des situations : la marche forcée, avec éventuellement flagellation.


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Le Manuscrit Yates Thompson MS 36, 1444-50

Ce manuscrit toscan [11] porte sur les trois parties de La divine Comédie, et constitue un véritable tournant pour l’utilisation du nu de dos.


Enfer (illustré par Priamo della Quercia )

Il continue à apparaître dans des scènes où nous l’avons déjà rencontré :

1444-50 Dante A Inferno BL Yates Thompson MS 36 fol 6r Dante being rowed by Charon across the River AcheronFol 6r 1444-50 Dante A Inferno BL Yates Thompson MS 36 fol 12v Dante and Virgil entering the fourth circle, with Plutus Avaricius, the Prodigals and the WrathfulFol 12v

Les âmes de l’Enfer transportées par la barque de Charon (Enfer III)

Le combat en cercle des avares et des prodigues (Enfer VII)


1444-50 Dante A Inferno BL Yates Thompson MS 36 fol 29r Dante and Virgil being approached by three soulsFol 29r 1444-50 Dante A Inferno BL Yates Thompson MS 36 fol 35vFol 35v

Les Florentins, couverts de blessures tournent éternellement en rond (Enfer XVI)

Les devins dont la tête est tournée vers l’arrière (Enfer XX)

Mais son utilisation est bien différente : il n’est plus là par nécessité narrative (les mouvements en cercle sont omis) que par par souci esthétique d’élégance et de variation dans les postures.


Purgatoire (illustré par Priamo della Quercia ) :

Dans ce nouveau jeu d’images, certaines, avec des nus de dos, semblent simplement décalquer une des images de l’Enfer :

1444-50 Dante B Purgatoire BL Yates Thompson MS 36 fol 68r.Fol 68r 1444-50 Dante A Inferno BL Yates Thompson MS 36 fol 6r Dante being rowed by Charon across the River AcheronFol 6r

Purgatoire : Dante rencontrant Casella et Caton

Les âmes de l’Enfer transportées par la barque de Charon (Enfer III )

1444-50 Dante B Purgatoire BL Yates Thompson MS 36 fol 76vFol 76v 1444-50 Dante A Inferno BL Yates Thompson MS 36 fol 29r Dante and Virgil being approached by three soulsFol 29r

Purgatoire : Sordello, et un serpent battu par deux anges

Les Florentins, couverts de blessures tournent éternellement en rond (Enfer XVI)



D’autres nus de dos servent, comme souvent, à illustrer un mouvement :

1444-50 Dante B Purgatoire BL Yates Thompson MS 36 fol 84r Dante and Virgil at the gates of Purgatory, and the Proud carrying heavy stonesFol 84r 1444-50 Dante B Purgatoire BL Yates Thompson MS 36 fol 113vFol 113v

Dante et Virgile aux portes du purgatoire, et les orgueilleux tournant en rond en portant de lourdes pierres (Purgatoire IX à XI)

« Ainsi implorant, pour elles et pour nous, un heureux voyage, sous un poids semblable à celui que quelquefois l’on songe, ces âmes, en des degrés divers de fatigue et d’angoisse, en tournant montaient toutes ensemble par la première corniche, se purifiant de la fumée du monde »

Rencontre avec les luxurieux (Purgatoire XXVI )

 

« Par le milieu du chemin embrasé venait, à l’encontre de celle-ci, une troupe qui attira mes regards. Là je vis des deux parts les ombres se hâter, et se baiser l’une l’autre sans s’arrêter, contentes d’une brève caresse. »


1444-50 Dante B Purgatoire BL Yates Thompson MS 36 fol 107r DandV before Forise Donati, who explains the punishment due to the Gluttons, see food cannot eatFol 107r

Dante et Virgil reconnaissent Forise Donati parmi les Gloutons, amaigris et qui ne peuvent atteindre la nourriture qu’ils voient

Ici le nu de dos sert sans doute à personnaliser l’interlocuteur Forise Donati , parmi les autres gloutons décharnés.


Paradis, illustré par Giovanni di Paolo

Ce troisième livre comporte deux images avec des nus de dos, illustrant une ronde debout ou à genoux :

1444-50-Dante-C-Paradis-BL-Yates-Thompson-MS-36-fol-161r JupiterFol 161r 1444-50 Dante C Paradis BL Yates Thompson MS 36 fol 170rFol 170r
Dante et Béatrice montent au Ciel de Jupiter (Paradis XVIII)

Dante et Béatrice assistent au Triomphe du Christ, adoré par un groupe d’âmes dans un cercle d’étoiles (Paradis XXIII)


Ainsi en ce début de la Renaissance, le nu de dos sort de l’Enfer où il était cantonné, pour gagner le Purgatoire et le Paradis. De manière générale, les illustrations se libèrent des postures stéréotypées et représentent le corps sous toutes ses formes (émaciées, juvéniles, voire sensuelles) et sous tous les angles, banalisant la vue de dos comme une pose parmi les autres.


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Giovani di Paolo, 1453

1453 Giovani di Paolo Jugement dernier Pinacotheque nationale Sienne detail (détail) 1453 Giovani di Paolo Jugement dernier Pinacotheque nationale Sienne

Le Jugement dernier 
Giovani di Paolo, 1453, Pinacothèque nationale, Sienne

Un seul nu de dos ici encore, mais cette fois en entrée d’un compartiment : il s’agit d’une pècheresse que le roi Minos est en train de juger, tout en attirant avec sa queue un clerc tonsuré qui a sans doute commis le péché de chair avec elle.


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Le Manuscrit Vat Urb lat 365, 1478

Ce manuscrit, commandé par le duc d’Urbin Federico da Montefeltre et illustré par  Guglielmo Giraldi and Franco dei Russi, était inachevé à sa mort en 1478.

Malgré l’évolution des connaissance anatomiques à la Renaissance, les nus de dos restent très rares, cantonnés à leur utilisation habituelle chez les illustrateurs de l’Enfer –  la fuite ou la ronde :

1478 Vat Urb lat 365 fol 38vLa rencontre avec Brunetto Latini (Chant XV) 1478 Vat Urb lat 365 fol 41r Les trois florentins tournant Livre XVILes trois florentins tournant (Enfer XVI), Vat Urb lat 365 fol 41r

(c) Biblioteca vaticana


1478 Vat Urb lat 365 fol 46v La vallée de malebolge Enfer XVIIILa vallée de Malebolge (Enfer XVIII), fol 46v (c) Biblioteca vaticana

Ils trouvent ici une utilisation plus originale, pour illustrer les mouvements en sens inverse des damnés, que Dante décrit avec précision.

« Au fond les pécheurs étaient nus :
du milieu jusqu’à nous, ils venaient de face,
au-delà ils allaient avec nous, mais à plus grands pas,
comme les Romains, en raison de la foule,
l’année du Jubilé, avaient mis au point
la manière de passer le pont,
de sorte que d’un côté tous les gens aient le front
vers le château et aillent à Saint-Pierre,
et de l’autre côté aillent vers le mont. »


1478 Vat Urb lat 365 fol 165v Purgatoire XXIII les gourmans privés de fruits
Les Gourmands privés de fruits, Purgatoire XXIII fol 165v (c) Biblioteca vaticana

Ici enfin, les illustrateurs innovent avec cette image tragique des gourmands décharnés faisant la ronde autour d’un arbre inaccessible, pour traduire les vers suivants :

Toute cette foule qui chante en pleurant
pour avoir suivi la gloutonnerie sans mesure,
redevient sainte ici par la faim et la soif .
Le désir de boire et de manger s’enflamme
au parfum des fruits et de l’eau
qui éclabousse le feuillage.



Article suivant : 4 Le nu de dos au Moyen-Age (2/2)

Références :
[0] Steven H. Wander (2014) The Paris Psalter (Paris, Bibliothèque nationale, cod. gr. 139) and the Antiquitates Judaicae of Flavius Josephus, Word & Image, 30:2, 90-103 https://www.academia.edu/39643424/Word_and_Image_A_Journal_of_Verbal_Visual_Enquiry_Publication_details_including_instructions_for_authors_and_subscription_information_The_Paris_Psalter_Paris_Biblioth%C3%A8que_nationale_cod_gr_139_and_the_Antiquitates_Judaicae_of_Flavius_Josephus
[1] Merton , Die Buchmalerei in St-Gallen vom 9. bis zum 11. Jh., Leipzig, 1923, pl. LVIII https://archive.org/details/diebuchmalereiin00mert
[1a] On trouve également des atlantes demi-nus en haut du candélabre pascal de Capoue, mais vus de face. Et des danseuses entrecoupés de têtes de lion sur le globe de la fontaine du cloître de Montreale, là encore sans vue de dos.
[2] Eugene Paul Nassar « The Iconography of Hell : From the Baptistery Mosaic to the Michelangelo Fresco » Dante Studies, with the Annual Report of the Dante Society No. 111 (1993), pp. 53-105 https://www.jstor.org/stable/40166469?seq=4#metadata_info_tab_contents
[3] https://fr.wikisource.org/wiki/La_Divine_Com%C3%A9die_(traduction_Lamennais)
[4] Jenny Judova « The Signifiers of the Demonic in the Queen Mary Psalter, Ms 2 B VII », Master of Philosophy, Glasgow University https://www.academia.edu/8919525/The_Signifiers_of_the_Demonic_in_the_Queen_Mary_Psalter_Ms_2_B_VII
[4a] Peter Seiler, « Schönheit und Scham, sinnliches Temperament und moralische Temperantia. Überlegungen zu einigen Antikenadaptionen in der spätmittelalterlichen Bildhauerei Italiens » dans Zeitschrift für Kunstgeschichte , 70 (2007), S. 473-512 https://www.jstor.org/stable/40379315
[5] http://www.bl.uk/manuscripts/Viewer.aspx?ref=egerton_ms_943_fs001ar
[6] Leon Jacobowitz-Efron, DANTE IN PISTOIA: THE FRESCOES OF THE CAPPELLA DEL GIUDIZIO, Quaderni storici, NUOVA SERIE, Vol. 47, No. 140 (2), Riscatto, scambio, fuga (AGOSTO 2012), p. 454 https://www.jstor.org/stable/43780094
[7] http://www.bl.uk/manuscripts/FullDisplay.aspx?ref=Add_MS_19587
[8] https://digi.vatlib.it/view/MSS_Vat.lat.4776
[9] http://polisemantica.blogspot.com/2018/11/simbologia-e-antitesi-dei-supplizi.html
[10] https://archivesetmanuscrits.bnf.fr/ark:/12148/cc96029
[11] http://www.bl.uk/manuscripts/Viewer.aspx?ref=yates_thompson_ms_36_fs001ar

4 Le nu de dos au Moyen-Age (2/2)

29 janvier 2024
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Après leur acclimatation en Enfer, les nus de dos commencent vers 1435 à se présenter à la Porte du Paradis (Lochner) pour y pénétrer vers 1500  (Bosch). Juste avant la Renaissance, ils colonisent de nouveaux contextes : didactiques, érotiques ou paragoniens.

Article précédent : 3 Le nu de dos au Moyen-Age (1/2)

Le nu de dos au Paradis

Ce motif extraordinaire, qui apparaît brutalement, sans généalogie évidente, constitue la première brèche dans la vision médiévale et péjorative du nu de dos.

 

Les Elus à la porte du Paradis

1100 ca Tympan Jugement dernier ConquesTympan du Jugement dernier (détail), vers 1100, Conques

Dès l’époque romane apparaît l’idée d’une symétrie entre l’Entrée de l’Enfer, pour les Damnés et l’Entrée du Paradis, pour les Elus : les arrivants, nus ou vêtus, sont représentés de profil.


1294 Frere_LAURENT Somme_le_Roi gallica BnF, ms. fr. 938, fol. 37Somme le Roi
Frère Laurent, 1294 BnF MS fr. 938, fol. 37, Gallica

Ici c’est Saint Pierre qui accueille de hauts personnages à la porte du Paradis, représentée par un portail gothique, par lequel on peut voir un roi déjà entré. L’enlumineur n’a pas su représenter le mouvement : tous les personnages sont vus de face ou de profil ; et il n’a pas mis de porte côté Enfer.


1324 Speculum humanae salvationis BNF lat. 9584, fol. 13vSpeculum humanae salvationis, 1324, BNF lat. 9584 fol. 13v

Dans le Speculum humanae salvationis, l’image du chapitre 40 est consacrée au Christ du Jugement dernier, séparant les Elus et les Damnés (l’image en regard étant la Parabole des Talents) [12]. Dans ce manuscrit, une des plus anciennes versions connues, l’enlumineur a supprimé toutes les portes, mais a tenté de résoudre la question du mouvement :

  • côté Paradis, il a placé un ange au premier plan, repoussant vers l’arrière un groupe d’Elus en adoration, la moitié vue de face et l’autre de dos ;
  • côté Enfer, les Damnés sont vus de profil, poussés et tirés par des diables.

1407 retable Schrenck St. Peter, MunichLe Jugement dernier
1407, retable Schrenck, église St. Peter, Munich

Au début du XVème siècle, ce retable développe encore la symétrie entre la porte du Paradis, identifié avec la Jérusalem céleste, et la gueule de l’Enfer. Les Elus et les Damnés, tous vêtus, sont montrés de profil.


fra_angelicoLe Paradis (détail du Jugement Dernier),
Fra Angelico, 1425-30, Musée San Marco, Florence

Dans son premier Jugement dernier, Fra Angelico représente les Elus admis dans la ronde des Anges, auréolés et revêtus de leurs habits terrestres. Deux âmes vues de dos, prêtes à entrer par la porte du Paradis, dépouillées de leurs singularités pour revêtir un uniforme blanc, s’engagent dans le rayon de lumière.


L’innovation de Lochner

1435 ca Stefan_Lochner _Last_Judgement_-Wallraf-Richartz-Museum, CologneJugement Dernier
Stefan Lochner, vers 1435, Wallraf-Richartz-Museum, Cologne

Pour expliquer cette extraordinaire composition, il a été suggéré que Stephan Lochner, qui aurait pu voir en Italie de l’oeuvre de Fra Angelico, y aurait trouvé l’idée de sa porte du Paradis, au travers de laquelle se presse la foule des Elus. Les différences sont néanmoins flagrantes :

  • portail d’une cathédrale gothique au lieu de porte d’une ville ;
  • présence de Saint Pierre à l’accueil ;
  • pas d’auréoles, les Elus sont nus et gardent les insignes de leur charge (tiare, couronne), même une fois passées la porte ;
  • embrassades sensuelles avec les anges, au lieu d’une ronde sage.

1435 ca Stefan_Lochner _Last_Judgement_-Wallraf-Richartz-Museum, Cologne detail rex harris

A la lumière des exemples que nous avons suivis depuis l’époque romane, l’innovation du jeune Lochner, cette foule de nus de dos qui se presse par le portail, apparaît moins comme une création ex nihilo que comme le regroupement et la conséquence logique d’idées déjà apparues auparavant, servies par une technique graphique supérieure. La promiscuité de ces corps, mélangé dans une diversité capillaire qui va de la tonsure aux nattes blondes, n’a rien de sexuel, puisque les seuls enlacements sont entre un ange et une âme : la nudité exprime la restauration de la pureté originelle.


Maitre colonais (de la Glorification de Marie), vers 1460-80, Collection Rau ZurichMaitre de la Glorification de Marie (attr), vers 1460-80, Collection Rau, Zürich

Ce maître colonais, suiveur de Lochner, poussera un peu plus loin l’idée, en autorisant une timide interaction entre deux âmes féminines et une âme masculine.


Speculum humanae salvationis 1432 Madrid, Biblioteca Nacional de Espana, Vit. 25-7 fol 36vSpeculum humanae salvationis, réalisé à Innsbrück en 1432, Madrid, Biblioteca Nacional de Espana, Vit. 25-7 fol 36v

Cette image, tout à fait exceptionnelle, pour un Speculum, est sans doute le tout premier Jugement dernier panoramique, entre la porte du paradis et la gueule de l’enfer (figurée par un crâne monstrueux dressé à la verticale).

La composition de Lochner reste néanmoins proprement révolutionnaire.


1443-52 Van der Weyden BeauneJugement Dernier
Van der Weyden, 1443-52, Hôtel-Dieu de Beaune

Pour comparaison, une dizaine d’années plus tard , Van der Weyden utilise la même idée du portail gothique comme entrée du Paradis : mais les Elus s’y présentent de profil , et il n’y a aucun nu de dos dans tout son Jugement Dernier, Enfer compris.


Dirk-Bouts 1468-70 Jugement Dernier panneaux Palais-des-Beaux-Arts-de-Lille schema

L’ascension des Elus La Chute des Damnés

Dirk Bouts, vers 1450 ou 1468-70, Palais des Beaux Arts de Lille

Ces deux panneaux en revanche exploitent pleinement le nu de dos.

A gauche, un groupe mélangé d’Elus, trois hommes et de trois femmes vêtus d’un linge, sont conduits par un ange vers la fontaine aux quatre fleuves, au centre du Paradis Terrestre : tous sont vu de dos (sauf une des femmes), selon la convention de la marche en avant. On distingue au fond d’autres colonnes guidées chacune par un ange : elles convergent vers une colline d’où leur ange décolle, transportant les Elus un à un vers le paradais céleste.

A l’opposé, à droite, les Damnés chutent vers l’Enfer, chacun tourmenté par un démon individuel. La seule femme, au premier plan, s’arrache les cheveux de désespoir et se cache un oeil pour ne pas voir. Le désordre des corps suit une certaine logique, si l’on lit deux par deux les figures recto verso :

  • en haut deux couples unis ;
  • en bas deux couples disjoints, comme séparés par l’impact.

Dirk-Bouts 1468-70 La Chute des Damnes Palais-des-Beaux-Arts-de-Lille detail
Or dans chacun de ces couples disjoints, la figure vue de face est en cours d’aveuglement (la femme d’elle-même, l’homme par la griffe d’un démon) : comme si la Chute rompait le dernier lien des Damnés vers le spectateur.

Ainsi dans les deux panneaux la vue de dos prend-elle une forte valeur sémantique, soulignant :

  • côté Paradis, que les Elus ont le regard uniquement tourné vers l’Au-delà, au fond et en haut du panneau ;
  • côté Enfer, que les Damnés perdent la vue vers l’En-Deçà, le monde du spectateur, en avant et en bas du tableau.

D'apres Dirk-Bouts Jugement Dernier Alte Pinakothek MunichJugement Dernier
D’après Dirk Bouts, Alte Pinakothek, Münich

La datation du tableau a fait l’objet d’une querelle d’érudits :

  • pour la majorité, les deux panneaux sont les volets d’un Jugement Dernier commandé à Bouts en 1468 par la ville de Louvain, et dont la composition générale aurait été conservé par la copie de Münich ;
  • pour A.Châtelet [13], le tableau de Münich ne prouve rien (il serait non pas une copie, mais un assemblage de morceaux) et les panneaux de Lille remonteraient, pour des raisons stylistiques, aux années 1450 : ils seraient donc contemporains du polyptyque de Beaune.

Si Châtelet a raison, l’utilisation massive de la vue de dos fait de Bouts, en 1450, un innovateur très audacieux. Si les panneaux datent de 1468, les vues de dos s’inscrivent plus naturellement dans la mode de l’époque.


1470_Master Francois, Last Judgment_From Les Sept articles de la foi by Jean Chappuis_French, c. 1470_Chicago, Art InstituteJugement dernier, feuillet isolé illustrant « Les Sept articles de la foi » de Jean Chappuis
Maître François, vers 1470, Chicago Art Institute

Le mouvement inverse des Elus vers le fond, en vue de dos, et des Damnés vers l’avant, en vue de face, est orchestré par les deux phylactères qui sortent de la bouche du Christ :

Venez les bénis de mon père, et nous posséderez le royaume, Mathieu 25:34

Partez, maudits, dans le feu éternel, Mathieu 25:41

venite benedicti patris mei posside(n)te regnum

Ite, Maledicti, in Ignem aeternum

On remarquera que les fesses des élus sont savamment cachées.


Hans-Schuchlin-atelier-Jugement-dernier-1470-Cathedrale-dUlmFresque du Jugement dernier 
Hans Schüchlin (atelier), 1470, Cathédrale d’Ulm

Contraint par la topographie de l’arcade, Schüchlin se limite à des mouvements verticaux :

  • flux des Elus descendant puis montant vers le Paradis par un escalier à vis avec, à côté de Saint Pierre en bas à gauche, un spectaculaire nu de dos ;
  • dégringolade des Damnés dans la bouche de l’Enfer.

1466-1473 Memling Triptyque du Jugement Dernier Muzeum Pomorskie, GdanskTriptyque du Jugement Dernier (détail)
Memling, 1466-1473, Muzeum Pomorskie, Gdansk

C’est dans cette ambiance iconographique que, trente ans après Lochner, Memling aboutira à cette apothéose du nu de dos en rajoutant deux nouvelles idées qui améliorent encore le rendu d’un mouvement continu :

  • au fur et à mesure qu’ils montent au paradis, les Elus se retournent progressivement ;
  • ils retrouvent en haut de l’escalier leur singularité et leurs habits terrestres (l’inverse du dépouillement imaginé par Fra Angelico).

1466-1473 Memling Triptyque du Jugement Dernier Muzeum Pomorskie, Gdansk schema
L’uniformité du nu debout de dos est prise ici comme une qualité des Elus, tandis que les Damnés font le chemin inverse : de la vue de face à la multiplicité des contorsions et des chutes, par les trois chemins de l’Enfer.


Les Jugements derniers avec donateurs

A la fin du siècle, les nus de dos pourtant bien installés dans la scénographie des Jugements derniers disparaissant complètement. La présence de donateurs de haut rang fait soupçonner une raison de decorum.


The Van Schoten triptych (copie XIXe) RijksmuseumTriptyque Van Schoten (dessin du XIXeme siècle), Rijksmuseum

Ce triptyque disparu a lui aussi fait l’objet d’une querelle d’expert, entre Boots qui l’attribue à Mostaert vers 1507, et Snyder qui, sur la base d’une identification plus précise des membres de la famille Van Schoten, le fait remonter vers 1497 et l’attribue à Geertgen tot Sint Jans [13a].


The Van Schoten triptych (copie XIXe) Rijksmuseum gauche The Van Schoten triptych (copie XIXe) Rijksmuseum droit

Ce qui nous intéresse ici est que, malgré le décor habituel de la ville fortifiée et du gouffre, les nus de dos ont été éliminés du panneau central et ne figurent plus que comme des traces résiduelles, dans l’arrière-plan lointain des panneaux latéraux. La longue chevelure qui cache les reins d’une Elue suggère que la proximité de fessiers aurait blessé la dignité des donateurs et la solennité de la scène.


Maître de la Vie de Joseph 1506-07 Last_Judgement_(Zierikzee_triptych) Philippe le Beau Jeanne la Folle MR Beaux-Arts de BruxellesTriptyque Zierikzee avec Philippe le Beau et Jeanne la Folle
Maître de la Vie de Joseph, 1506-07, Musées Rouaux des Beaux-Arts, Bruxelles

Les royaux personnages étant protégés dans les panneaux latéraux, sans cohérence de taille ni continuité du paysage, l’artiste s’est risqué à représenter un Elu vu de dos, mais convenablement voilé.


Jugement dernier avec Christian II et Elisabeth d'Autriche Carmelite_Cloister_Church_Elsinore_altar_c_1514_CopenhagenJugement dernier avec Christian II et Elisabeth d’Autriche
1514, Monastère carmélite d’Elseneur, Copenhague

Lorsque les donateurs sont intégrés à la composition, les nus de dos sont évacués.


The Last Judgment, school of Hans Schäufelein, 1535, Musée des Beaux-Arts de Nancy.Le Jugement dernier, école de Hans Schäufelein, 1535, Musée des Beaux-Arts, Nancy

Cette composition largement postérieure prouve bien, a contrario, que cette édulcoration ne résulte pas d’une évolution du goût, mais bien de la présence des donateurs.


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Quelques Paradis isolés

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Les Visions du chevalier Tondal, vers 1475

Ecrit deux siècles avant la Divine Comédie, Les Visions du chevalier Tondal décrivent elles-aussi un voyage au travers de l’Enfer et du Paradis. Le seul manuscrit illustré qui subsiste, attribué à Simon Marmion [14], est très stéréotypé :

1475. Simon Marmion, The Torment Murderers Vision de l’Enfer From Les Visions du chevalier Tondal Getty Ms. 30 fol 13v.fol 13v : Le Châtiment des Meurtriers 1475.Simon Marmion, The Torment of Unbelievers and Heretics Vision de l’Enfer. From Les Visions du chevalier Tondal Getty Ms. 30 fol 14v.fol 14v : Le Châtiment des Incroyants et des Hérétiques

Simon Marmion, 1475, Les Visions du chevalier Tondal, Getty Ms. 30

Le chevalier se trouve nu à gauche de l’image, guidé par un Ange. Il est vu de face, sauf au folio 14 où la vue de dos s’explique par la présence du sentier, pour traduire la marche en avant.


La Cité de Dieu

Francois Maitre, 1475-1480, Souls ascending to the Trinity in heaven, La Cite de Dieu, Saint Augustin, The Hague, MMW, 10 A 11 fol 452vAmes montant dans le Ciel vers la Trinité
François Maitre, 1475-1480, La Cite de Dieu, Saint Augustin, La Haye, MMW, 10 A 11 fol 452v

Les Ames se disposent en courbe, entre celle de la rivière et celle du Ciel. Presque toutes sont vues de profil, et la vue de dos, trop inconvenante, est remplacée par le soleil.


Les Heures Hastings, vers 1480

London Hastings Hours Add MS 54782 c 1480 fol 230v ames arrivant au paradisLes Ames arrivant au Paradis
Master of the First Prayer Book of Maximilian, Bruges/Gand, vers 1480, Add MS 54782 fol 230v

On doit à l’extrême technicité de l’école brugo-gantoise cette vision extraordinaire d’anges aux robes dorées et blanches, qui décollent de la planète pour transporter les Ames au Paradis, dans toutes les poses possibles. L’aile ou le bras de l’ange viennent opportunément sauver la pudeur des deux âmes féminines vues de face.


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La Divine Comédie de Botticelli, 1480-95

Mis à part l’une des Trois Grâces du Sacre du Printemps, l’oeuvre de Botticelli ne comporte aucun nu de dos debout, sauf dans quelques dessins illustrant la Divine Comédie.

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L’édition imprimée de 1481

La toute première édition imprimée, édité en 1481 par Cristoforo Landino [15], comporte en tête de chaque chant une illustration gravée par Baccio Baldini, d’après des dessins qui, d’après Vasari, seraient de Botticelli. Ces gravures suivent la norme habituelle : Dante et Virgile habillés en présence de nombreux nus.


1481 Divine Comedie edition Cristoforo Landino Enfer chant 20Enfer, Chant XX 1481 Divine Comedie edition Cristoforo Landino Paradis chant 12Paradis, Chant XII

1481, Divine Comédie, édition Cristoforo Landino

Or dans les trois livres les nus de dos sont pratiquement exclus, même lorsque la situation s’y prête, comme dans ces deux marches circulaires.


1481 Divine Comedie edition Cristoforo Landino Purgatoire chant 61481, Divine Comédie, édition Cristoforo Landino, Purgatoire, chant VI Botticelli 1480-95 Souls of late penitents who met a violent end, meeting with Sordello Dante Divine comedie Purgatoire chant 6 Kupferstichkabinett Berlin1480-95, illustration pour Le Purgatoire, Chant VI, Kupferstichkabinett Berlin

Botticelli,  Les pénitents morts de mort violente et la rencontre avec Sordello  

L’unique nu de dos de l’édition Landino apparaît dans cette image en deux temps, où les deux voyageurs sont d’abord entourés par les pénitents, puis montent sur la colline où ils rencontrent Sordello : « tel étais-je au milieu de cette troupe épaisse ; ici et là tournant vers eux le visage, et en promettant je me dégageais d’eux » [16] . Le nu de dos est nécessaire pour traduire cette idée d’encerclement. Le nu féminin vu de face, à gauche, est celui de la Dame de Brabant, mentionnée dans le texte.

Il est intéressant de comparer cette illustration avec celle de la main de Botticelli, qui conserve la même structure en deux zones mais utilise intelligemment deux nus de dos :

  • le premier  complète l’encerclement,
  • le second, tourné vers Sordello, anticipe l’échappée des deux héros vers la colline.

La première édition imprimée de la Divine Comédie est donc extrêmement pauvre en nus de dos, aussi bien pour l’Enfer que pour le Paradis : comme si la formule, déjà courante en 1480, restait inconvenante pour le grand public.


Le manuscrit pour Lorenzo di Pierfrancesco de Médicis

Ce manuscrit luxueux commandé à Botticelli vers 1480 est resté inachevé : la plupart des illustrations sont à l’état d’esquisses à la pointe d’argent, conservées aujourd’hui dans deux bibliothèques [17].


Botticelli 1480-95 Violent against nature, sodomites Enfer chant 15 Kupferstichkabinett BerlinCe qui font violence à la nature, les sodomites (Enfer, Chant XV) Botticelli 1480-95 Le chatiment des devins Dante Divine comedie chant 20 Kupferstichkabinett BerlinLe châtiment des devins, (Enfer, chant XX)

Botticelli 1480-95, illustrations pour la Divine comédie de Dante, Kupferstichkabinett Berlin

Les nus vus de dos y sont extrêmement rares : on n’en compte que deux dans l’illustration pourtant la plus propice, celle du péché contre nature.

La plus grande concentration illustre, comme d’habitude, le châtiment des devins qui marchent la tête à l’envers.


Botticelli 1480-95 Les cercles de l'Enfer Bibliotheque apostolique vaticaneLes cercles de l’Enfer
Botticelli, 1480-95, Bibliothèque apostolique vaticane
Enfer de Dante Carte.Carte de l’Enfer de Dante

On sait que Botticelli a consacré beaucoup de temps à ce projet, et s’est documenté auprès des meilleurs commentateurs de l’oeuvre de Dante pour parvenir à une topographie très précise des Enfers [18].


Les géants (Enfer, chant XXXI)

La scène qui va nous intéresser maintenant se passe tout au fond du trou, entre le huitième cercle (Châtiment de la Ruse et de la tromperie) et le neuvième (Châtiment de la Trahison).


!

1481 Divine Comedie edition Cristoforo Landino Enfer chant 31Enfer, chant XXXI
1481, Divine Comédie, édition Cristoforo Landino
Botticelli 1480-95 Les cercles de l'Enfer detailLes cercles de l’Enfer (détail)

Dante et Virgile entendent tout d’abord, retentir le cor de Nemrod « dont le son aurait étouffé celui du tonnerre ». Ensuite, ils rencontrent Ephialte, « par cinq fois enchaîné ». Enfin ils demandent à Antée de les prendra dans sa main pour les faire descendre au fond du puits.

Tandis que l’illustration de 1481 montre les trois géants vus de face, le détail de la carte des Enfers en montre deux vus de dos.


Botticelli 1480-95 Les Geants enchaines a la margelle du puits Dante Divine comedie chant 31 Kupferstichkabinett Berlin schemaLes Géants enchaînés à la margelle du puits (Enfer, chant )
Botticelli, 1480-95, illustrations pour la Divine comédie de Dante, Kupferstichkabinett Berlin

L’illustration détaillée en explique la raison : pour rester fidèle à la convention graphique de sa vue d’ensemble, Botticelli montre les voyageurs contournant le puits par l’arrière : les premier géants qu’ils rencontrent sont donc nécessairement vus de dos, puisqu’ils sont les gardiens du puits. Botticelli a rajouté sur l’avant trois autres géants mentionnés par le texte sans identité précise.


Botticelli 1480-95 Le chatiment des traitres Dante Divine comedie chant 32 Kupferstichkabinett Berlin
Le châtiment des traîtres (Enfer, chant XXXII)
Botticelli, 1480-95, illustrations pour la Divine comédie de Dante, Kupferstichkabinett Berlin

L’illustration suivante montre très logiquement les pieds des trois premiers géants , cette fois vus de dessous.


Une convention médiévale ?

Quinze ans après que Memling ait porte le nu de dos au pinacle dans son Jugement Dernier, sa quasi-absence chez Botticelli interroge. S’il en a peint, ils ont pu disparaître lors du Bûcher des vanités de 1497, où on sait qu’il a lui-même jeté au feu des nus d’inspiration mythologique. Mais pour la Divine Comédie, bien avant Savonarole et la réaction puritaine, rien de l’empêchait de profiter de la liberté que lui offrait le thème, comme l’avait fait dès 1450 l’illustrateur du Yates Thompson MS 36.

La seule explication est que pour illustrer la Divine comédie, à la fois texte fondateur de la littérature italienne, et topographie jugée par beaucoup véridique de l’Au-Delà, Botticelli s’est conformé vis à vis du nu de dos à la convention médiévale de bienséance : ne pas le censurer absolument, mais l’éviter sauf stricte nécessité.


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Des jalons dans le Jardin

Concluons par un autre artiste qui, en pleine Renaissance, pousse à l’extrême l’état d’esprit médiéval. Raison peut être pour laquelle il n’utilise que très rarement les nus de dos.

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Hieronymus Bosch 1490 Quadriptyque des Visions of the Hereafter , Palazzo Ducale, Venice ensembleQuadriptyque des Visions de l’Au-Delà
Bosch, 1490 , Palazzo Ducale, Venice

La disposition originale des quatre panneaux n’est pas connue, mais son iconographie, comme l’a montré A.Châtelet, est fortement liée à la légende du chevalier Owein parcourant l’Enfer et le Paradis (notamment la scène où les damnés tentent de sortir d’un lac glacé et y sont repoussés par des démons).


Hieronymus Bosch 1490 Quadriptyque des Visions of the Hereafter , Palazzo Ducale, Venice Dirk-Bouts 1468-70 De-weg-naar-het-paradijs-Palais-des-Beaux-Arts-de-Lille

Bosch développe verticalement et scinde en deux ce que Bouts avait regroupé dans un seul panneau : la Marche dans la Paradis terrestre, et l’Ascension vers le Paradis céleste. Il ne conserve à côté de l’ange qu’un seul nu de dos, dont le rôle est clairement compositionnel : amorcer le mouvement du regard vers le haut .


Bosch 1501-16. La tentation de saint Antoine. panneau droit Museu Nacional de Arte Antiga Lisbonne schemaLa tentation de saint Antoine. panneau droit
Bosch, 1501-16, Museu Nacional de Arte Antiga, Lisbonne

Le nu de dos qui lève sa sacqueboute dans le coin inférieur droit de ce panneau, joue le même rôle d’amorce, pour un parcours maintenant en zig-zag.

Mis à part ces cas isolés, tous les nus de dos de Bosch se concentrent dans une seule oeuvre : le triptyque du Jardin des Délices.


1494-1505 Bosch_The_Garden_of_Earthly_Delights_Prado Enfer schemaLe Jardin des Délices (panneau droit)
Bosch, 1494-1505, Prado, Madrid

Dans le panneau droit, les trois nus de dos servent d’introduction à la figure principale : le monstre mi-poulet mi-oeuf dans lequel on pénètre par l’arrière.


1494-1505 Bosch_The_Garden_of_Earthly_Delights_Prado schemaLe Jardin des Délices (panneau central)
Bosch, 1494-1505, Prado, Madrid

Dans le panneau central, plusieurs nus vus de dos jalonnent le parcours du regard : ils facilitent la perception du grand mouvement d’ensemble des habitants du Jardin : aller depuis la tour de gauche (en jaune) et retour vers la tour de droite (en bleu).

Si Bosch avait conçu les vues de dos comme démoniaques et sulfureuses, il n’aurait pas manqué d’en truffer ses Enfers : preuve a contrario qu’elles ne l’étaient plus depuis longtemps. Bien au contraire, c’est c’est dans son Paradis qu’il les dispose parcimonieusement, pour leur intérêt graphique : attirer et guider le regard.



Le nu de dos : autres cas

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Un nu de dos apocalyptique (SCOOP !)

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Ormesby Psalter MS. Douce 366 13th century fol 147v detailPsaume 110, Ormesby master, vers 1320, Ormesby Psalter, MS. Douce 366 fol 147v

Ce nu de dos est si exceptionnel, qu’il est considéré comme le témoignage majeur de l’influence italienne dans les manuscrits gothiques anglais. Otto Pächt ( [19], p 54) le compare aux satyres dansants vus de dos des sarcophages antiques, et y voit un tubicinus, le héraut sonnant de la trompette en tête des processions triomphales. D’autres commentateurs ont noté l’exagération de la torsion, mais deux points essentiels ont été omis :

  • les jambes, le bras gauche et le visage correspondent à une vue de dos, mais le torse et le visage sont vus de face ;
  • le vent souffle de la gauche, comme le soulignent fortement le drapeau et le ruban des cheveux.

Nous sommes donc en présence d’une figure paradoxale : un être qu’on peut voir à la fois de face et de dos, et une trompette qui souffle contre le vent.

Cette anatomie monstrueuse, exceptionnelle par le réalisme son modelé, n’apparaît pas ex abrupto dans le manuscrit : elle est annoncée par d’autres drôleries.


Ormesby Psalter MS. Douce 366 13th century fol 109rfol 109r Ormesby Psalter MS. Douce 366 13th century fol 131rfol 131r

Des jambes vues de dos avec une tête aux oreilles d’âne, des jambes vues de face avec une tête d’ours.


Ormesby Psalter MS. Douce 366 13th century fol 71vfol 71v Ormesby Psalter MS. Douce 366 13th century fol 128rfol 128r

Un homme qui embouche un oiseau tandis qu’un chien armé d’un glaive lui renifle les fesses, un centaure vomissant une tige : les deux vus de dos et ayant pour seul vêtement une capuche autour du cou.

Ce mélange du goût médiéval avec un style antiquisant apparaît moins isolé depuis la découverte en 2004 d’un autre psautier anglais de la même époque :

Macclesfield psalter Fitzwilliam Museum 1330 ca fol 28v AthlèteAthlète, vers 1330, Macclesfield psalter, Fitzwilliam Museum fol 28v

Selon Stella Panayotova ( [20], p 74) cet athlète illustrerait le mot lutum qui termine la page précédente, et serait à double lecture :

  • le lecteur courant comprendrait le mot « lutum » dans son acception courante, « ordure », et l’associerait au geste scatologique de la main droite ;
  • le lecteur lettré se souviendrait qu’il désigne aussi le sable ou la poussière dont s’enduisaient les lutteurs antiques.


Macclesfield psalter Fitzwilliam Museum 1330 ca fol 17v TrompetteFol 17v Macclesfield psalter Fitzwilliam Museum 1330 ca fol 39r TrompettesFol 39r

On trouve dans le même psautier deux exemples de sonneurs de trompe en vue de dos :

  • l’un ingère une fioriture par derrière et pète dans son engin, inversant ainsi le cours naturel des choses ;
  • le second, à droite, présente un contrapposto entre les jambes et le torse (moins exagéré toutefois que dans le psautier Ormesby).

Pour Stella Panayotova ([20], p 18), ces vues de dos sont un trait de virtuosité italianisant, qu’on trouve dans les polyptiques siennois de la même époque. Ils s’associent ici à la nudité autorisée par les drôleries, dans une sorte de maniérisme spécifique à l’école d’Angleterre de l’Est, au début du 14ème siècle.


Ormesby Psalter MS. Douce 366 13th century fol 147v ensemblePsaume 110, Ormesby master, vers 1320, Ormesby Psalter, MS. Douce 366 fol 147v

Dans ces psautiers, l’illustration quasi exclusive de l’initiale D du Dixit dominus est celle dite de la « Trinité du psautier », où la colombe figure entre le Père et le Fils, représentés de manière symétrique. Ici, le maître d’Ormesby semble être revenu à la forme archaïque de la Binité : en fait, il a exporté la Troisième personne au dessus de l’initiale, sous la forme d’une Sainte Face [19a].

Une autre particularité est le tabouret empli de guerriers, placé uniquement sous les pieds du Fils (alors qu’il est habituellement symétrique). L’illustrateur a voulu rendre scrupuleusement le texte du psaume 110 :

Yahweh a dit à mon Seigneur: « Assieds-toi à ma droite, jusqu’à ce que je fasse de tes ennemis l’escabeau de tes pieds. »

Autre particularité : on voit autour de cette Binité les éléments spécifiques d’une Vision divine :

  • les deux séraphins à six ailes de la Vision d’Isaïe (dont les mains jointes imitent celles du Père et du Fils),
  • les roues de feu de la vision d’Ezéchiel ;
  • les passereaux aux quatre angles, à l’emplacement habituel des quatre Vivants ;
  • une porte ouverte dans ce temple cosmique.

On ne peut ici que rappeler le tout début de la Vision de Saint Jean :

« Après cela, je vis, et voici qu’une porte était ouverte dans le ciel, et la première voix que j’avais entendue, comme le son d’une trompette qui me parlait, dit « Monte ici, et je te montrerai ce qui doit arriver dans la suite ». Apocalypse 4,1

Notre héraut vu de dos est donc, comme souvent, à la fois une drôlerie et un commentaire de l’image principale : il ajoute un élément apocalyptique à une Binité du psautier, conçue comme une Vision divine.

Sur la disposition inhabituelle d’un autre élément apocalyptique, le couple Lune / Soleil, voir Les inversions topographiques (SCOOP).


 

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Un nu de dos astrologique

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1240 ca liber astrologiae de Fendulus Latin 7330 fol 22v Balance, 3eme décanVers 1240, Liber astrologiae de Fendulus (Traité d’Albumasar), Latin 7330 fol 22v Balance, 3éme décan

Ce manuscrit de style roman, le plus ancien connu de ce traité astrologique, illustre la notion de décans : à savoir un repérage des constellations de la sphère céleste selon trente sections (trois sections de dix degrés pour chaque signe du zodiaque) : ainsi cette page  montre les constellations intersectées par le troisième décan du signe de la Balance (ce pourquoi certaines figures sont scindées). Les trois registres correspondent à trois traditions de nommage des constellations : en haut perse, au centre indienne et en bas grecque.

Le registre supérieur montre à gauche quatre demi-constellations (la queue du Dragon, la poupe d’Argo, la queue de la Grand Ourse et la queue du Centaure. La constellation suivante « Arbedius nomine » (Arbedius par le nom) » n’apparaît dans aucun texte. Par son association avec la couronne (la couronne d’Arbedius, arbedii corona), qui ne peut être que la couronne boréale, on ne déduit qu’il s’agit du Bouvier. Les deux constellations de droite (Estuarius, Celum) n’ont pas été identifiées.


arbedius nomine 1350 ca Liber astrologiae (Traité d’Albumasar) Pays-Bas du Sud BL Sloane MS 3983 fol 22rVers 1350, Pays-Bas du Sud, BL Sloane MS 3983 fol 22r AbuØ Mashar, -886. Astrological treatises (MS M.785). fol. 19v. MS M.785.avant 1403 Liber astrologiae (Traité d’Albumasar) Bruges Morgan MS M.785 fol 20r

Troisième décan de la Balance, Liber astrologiae

Un siècle plus tard, la copie suivante, de style gothique, représente Arbedius nu et vu de dos : l’important est visiblement de conserver le bras replié sur la droite, qui exprime qu’Arbedius a perdu sa couronne (c’est en tout cas ce qu’a compris le dessinateur en dramatisant la posture, sans doute dans un souci mnémotechnique). La raison de la nudité est probablement la capacité graphique supérieure du dessinateur, qui se flatte de sa connaissance du corps humain. La raison de la vue de dos est plus obscure : sans doute pour montrer l’épée qui perce le flanc et ressort entre les jambes.).

Toujours est-il que, dans les copies suivantes, l’épée disparaît mais la vue de dos subsiste : ainsi naît une tradition graphique, par une combinaison de fantaisie et de conformisme.

 

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Le nu de dos didactique

En dehors des Jugements derniers terrifiants et des Paradis édifiants, l’élite culturelle commence, au XVème siècle, à porter sur la nudité un regard qui n’est plus uniquement celui de la Honte, de la Chute et de la Souffrance : créé à l’image de Dieu et en lien avec le Cosmos, le corps humain devient un objet d’admiration.

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1411-16 Freres de Limbourg Tres Riches Heures du duc de Berry Musee Conde Chantilly Ms.65, f.14v Anatomical_ManL’Homme anatomique
Freres de Limbourg, 1411-16, Très Riches Heures du duc de Berry, Musée Condé, Chantilly Ms.65, f.14v

Ce diagramme unique met en relation les Quatre Humeurs (dans les angles) et les douze Signes du zodiaque qui agissent sur le corps humain. La figure recto-verso, quasiment unique dans l’iconographie, appelle des interprétations dichotomiques : Soleil / Lune, Occident / Orient, Jour / Nuit, Bien / Mal, qui ont été critiqués par Harry Bober ( [21] , p 19). Pour ce spécialiste, la miniature serait plutôt le résultat de la fusion de deux images habituellement séparées : l’homme zodiacal et l’homme veineux (souvent vu de dos), en relation avec la pratique de la saignée selon les influences astrales. L’absence de toute indication sur le corps vu de dos résulterait de l’inachèvement du manuscrit (les pages vierges adjacentes auraient pu être destinées à des textes explicatifs).

Quoi qu’il en soit, l’homme blond vu de face, qui regarde le lecteur et porte toute les indications astrologiques, est l’image du corps dévoilé, déchiffré, expliqué : une sorte d’écorché avant la lettre.

En contraste l’homme brun qui tourne le dos au lecteur ne regarde que le firmament peuplé de mille nuages : son coude replié suggère qu’il est en train de prier devant les mystères de l’Univers.

Cet homme Janus, une face vers l’ici-bas, une autre vers l’au-delà, illustre bien l’équilibre que le Moyen-Age finissant essaie encore de tenir, entre science et mystique, entre l’explication qui peut guérir, et la foi aveugle qui sauve.


1450 ca Traite astrologie et medecine UB Tubingen MD 2 fol 35rHomme zodical, fol 35r 1450 ca Traite astrologie et medecine UB Tubingen MD 2 fol 42vFemme zodiacale, fol 42v

Traité d’astrologie et de médecine, vers 1450, UB Tübingen MD 2

Séparées de quelques pages, ces deux images illustrent une section consacrée à l’influence des astres sur le corps humain [22]. Dans les deux schémas, les signes s’étagent de bas en haut dans le même ordre zodiacal.

Le schéma masculin comporte en plus seize signes géomantiques formés de points, tracés une première fois sur les deux moitiés du corps, et une deuxième fois sur les écus, accompagnés de leur nom latin.

Le schéma féminin porte une légende en rouge, bourrée de fautes, et d‘une autre main que le corps du manuscrit :

La Lune se dissout douze fois dans le soleil

Le soleil est visible dans les douze signes toute l’année

Dye můn lofet XII mal um dy sunne

Der suen schin ist in allen ceichen ein jar lang

Implicitement, l’artiste place la Femme dans le camp de la Lune et de ses phases, avec cette serviette qui la masque partiellement .

Autant l’homme vu de face pouvait être représenté en sous-vêtement, autant la femme, n’en portant pas, obligeait à la vue de dos : en 1450, les fesses et les seins ne sont plus des parties honteuses, seul importe de cacher le sexe, même au regard des astres.

Logiquement, ceux-ci ont été inversés, de manière à ce que le Soleil influence le côté droit des organes, tout comme pour l’homme. Sur ce point voir lune/soleil : autres thèmes.


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Le nu de dos érotique

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Le Dieu de l'Amour tirant sa fleche sur Lancelot La Tavola ritonda 1446 dessin de Bonifacio Bembo Florence, Biblioteca Nazionale Centrale, Pal. 556 fol 58vLe Dieu de l’Amour tirant sa flèche sur Lancelot, La Tavola ritonda, dessin de Bonifacio Bembo, 1446, Florence, Biblioteca Nazionale Centrale, Pal. 556 fol 58v

« L’illustrateur plein d’esprit d’une version italienne du roman de Lancelot voit son jeune héros frappé par la flèche de l’Amour non pas à l’œil, mais à l’entrejambe. La silhouette inhabituellement vue de dos fait de lui, comme nous, un spectateur extérieur de Guenièvre qui passe. Il révèle également sa croupe toute en courbes et ses jambes élégantes, typiques des modes de la fin du XIVe siècle qui ont commencé à érotiser le corps masculin pour la première fois. Le corps masculin était tout aussi strictement contrôlé dans la culture médiévale que celui de la femme. À mesure que les vêtements masculins devenaient plus serrés, le pourpoint mettait en valeur les larges épaules et la taille fine, tout en rendant plus visibles les fesses et les jambes, auparavant recouvertes de longues robes. » Michael Camille, The medieval art of Love, p 40


The_Master_of_the_Judgement_of_Paris_Burrell_Collection-GlasgowLe Jugement de Pâris
Master of the Judgment of Paris, 1450–1455, Burrell Collection, Glasgow

Il y avait déjà eu auparavant des représentations de la scène avec des déesses demi-nues (dans les manuscrits de l’Epitre Othea notamment), mais ce panneau florentin se risque à montrer les trois déesses entièrement nues et parfaitement identiques, comme pour compliquer la tâche de Pâris.


Cassone de Verone, vers 1450, Collection privéeCassone , Vérone, vers 1450, Collection privée

Comme l’a noté Jerzy Miziolek [23], un autre cassone de Vérone suit la même composition avec les trois déesses entièrement nues, celle vue de dos fermant la marche : c’est donc la circonstance, nuptiale et privée, qui autorise ces audaces.


The Judgment of Paris, terracotta,1450-75 Schweizerisches LandesMuseum ZurichMoule en terre cuite , 1450-75, Schweizerisches LandesMuseum, Zürich Maitre aux banderoles 1450-75 Albertina VienneMaître aux banderoles, 1450-75, Albertina Vienne

Le Rêve de Pâris

A la même époque, au Nord des Alpes, la femme nue vue de dos apparaît dans l’iconographie plus riche du rêve de Pâris : endormi près d’une fontaine, il voit apparaître Mercure tenant la pomme, qui le touche de son bâton, suivi des trois déesses tenant un anneau au bout des doigts.

Dans la gravure [24], les banderoles précisent que Pallas offre « la victoire et le pouvoir (plus que Samson) », Junon les « richesses du Monde« , et Vénus les « chaînes de l’Amour ». Au bout de chaque banderole se trouve un élément qui la commente par antithèse : une potence pour le Pouvoir, un ermite pour la Richesse, et la Ville de Troie, bientôt détruite, pour l’Amour.

J’ai tendance à penser que la gravure a été élaborée à partir du moule, puisqu’elle comporte des éléments complémentaires : notamment l’inversion des mains de Pallas qui, pour attirer l’attention, tient une rose devant son sexe. La vue de dos de Junon ne serait donc lié ni à ses qualités propres, ni au texte de sa banderole : simplement à la nécessité de varier la succession mécanique des trois femmes.


Francois Maitre, 1475-1480, La folie des Romains La Cite de Dieu, Saint Augustin, The Hague, MMW, 10 A 11 fol 35vLa folie des Romains, fol 35v Francois Maitre, 1475-1480, La folie des Romains La Cite de Dieu, Saint Augustin, The Hague, MMW, 10 A 11 fol 36vLa folie des Romains, fol 36v
Francois Maitre, 1475-1480, Naked men and women dance before an idol, La Cite de Dieu, Saint Augustin, The Hague, MMW, 10 A 11 fol 45rDanse devant des idoles, fol 45r Francois Maitre, 1475-1480, Actors who perform in sacred plays La Cite de Dieu, Saint Augustin, The Hague, MMW, 10 A 11 fol 52vActeurs dans des rites païens, fol 52v
Francois Maitre, 1475-1480, Dance devant des idoles, La Cite de Dieu, Saint Augustin, The Hague, MMW, 10 A 11 fol 54vDanse devant des idoles, fol 54v

François Maitre, 1475-1480, La Cite de Dieu, Saint Augustin, La Haye, MMW, 10 A 11

En extérieur comme en intérieur, les danses païennes sont dénoncées avec une insistance complaisante.


Venus Livre des echecs amoureux 1490-95 BnF, Francais 9197 f 127Vénus, Le Livre des échecs amoureux, Evrart de Conty.
Maître d’Antoine Rolin, Flandre, 1490-95, BNF, Fr. 9197 fol. 127

Concernant Vénus, l’image suit fidèlement tous les détails du texte :

« une jeune damoiselle qui estoit toute nue et nageant en la mer. Et si tenoit en l’une de ses mains une coquille de mer de quoy on corne et chante aucunesfoiz. Elle estoit oultre aussi conronnee de roses, et de pluseurs conlombiaux gracieux acompaignée, qui entour elle volevent continuellement ».

L’illustrateur imagine que son mari Vulcain, juste cité comme « Dieu du feu », en prépare un pour la réchauffer.
Puis le texte décrit ainsi les accompagnatrices :

« et avoit devant elle aussi trois jouvenchelles nues dont les deux regardoient la tierce et la déesse au contraire ne les regardait pas mais leur tournoit le dos« .

Evrart de Conty avait probablement en tête l’image classique des Trois Grâces, dont l’une au centre est vue de dos (voir 2 Le nu de dos dans l’Antiquité (2/2)). Mais le texte est si embrouillé que l’illustrateur a renoncé à la suivre, préférant inventer une histoire (probablement inspirée de celle du Bain de Diane épié par Actéon) : une des Grâces repère Apollon qui baisse le regard, les deux autres incitent Cupidon à le viser de son arc. Celle qui est vue de dos est probablement une tentative d’illustrer « mais leur tournoit le dos ».


Venus Livre des echecs amoureux 1496-98 Robinet Testard BnF, Francais 143 fol 104vVenus, Livre des échecs amoureux, Evrart de Conty
Robinet Testard 1496-98, BNF Fr. 143 fol. 104v

Dans cette autre version, l’image suit plus fidèlement le texte, qui a été quelque peu clarifié :

« Vulcanus… avoit devant luy aussi trois jouvencelles nues dont les deux regardoient la tierce et aussi la déesse et la tierce au contraire ne les regardoit pas [Vulcain et Vénus] ams leur tournoit le dos ».

La vue de dos n’est plus nécessaire pour traduire cette situation.


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Le nu de dos paragonien

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Femme a sa toilette, Copie d’un original perdu de Van Eyck, Fogg Art Museum

On sait que Van Eyck a peint plusieurs tableaux de femmes au bain, aujourd’hui perdus. De l’un il nous reste au moins cette copie tardive. Un autre nous est connu seulement par une description de 1456, par Bartholomaeus Facius :

« Il y a aussi de nobles peintures de lui en la possession de cet homme distingué, Ottaviano della Carda: Des femmes d’une beauté rare émergeant du bain, les parties les plus intimes du corps étant, avec une remarquable modestie, voilées de lin fin ; et de l’une d’elles il n’a montré que le visage et la poitrine, mais a ensuite représenté les parties postérieures de son corps dans un miroir peint du côté opposé, afin que vous puissiez voir sa face postérieure tout autant que sa poitrine. Sur la même image, il y a dans les bains une lanterne qui est comme allumée, une vieille femme qui paraît transpirer, un chiot léchant de l’eau, ainsi que des chevaux, des minuscules figures d’hommes, des montagnes, des bosquets, des hameaux et des châteaux réalisés avec une telle habileté que l’on croirait qu’ils étaient espacés de cinquante milles les uns des autres. Mais presque rien n’est plus merveilleux dans cette œuvre que le miroir peint dans le tableau, dans lequel vous voyez, comme dans un vrai miroir, tout ce que je viens de décrire. » [25]

Ce texte suggère une composition similaire à « Femme à sa toilette » : le miroir placé latéralement côté gauche, et la femme dénudée vue de trois quarts, de manière à ce que le reflet la montre de dos (le mot « terga » et non ‘dorsum » suggère qu’on la voyait intégralement). On peut imaginer que les « bains », avec la vieille femme, se trouvaient côté droit, et que le paysage était vu au travers d’une fenêtre au fond.

Ce procédé est une des tous premières manifestations de la capacité du peintre à montrer simultanément plusieurs vues d’un même objet, ce qui est impossible en sculpture. Sur cette concurrence et sa théorisation, voir Comme une sculpture (le paragone).



Article suivant : 5 Le nu de dos en Italie (1/2)

Références :
[12] Autres manuscrits du Speculum sur le même thème : https://iconographic.warburg.sas.ac.uk/vpc/VPC_search/subcats.php?cat_1=14&cat_2=812&cat_3=2903&cat_4=5439&cat_5=13111&cat_6=9930&cat_7=3300&cat_8=1293
[13] A. CHATELET « SUR UN JUGEMENT DERNIER DE DIERIC BOUTS » Nederlands Kunsthistorisch Jaarboek (NKJ) / Netherlands Yearbook for History of Art Vol. 16 (1965), pp. 17-42 https://www.jstor.org/stable/24705287
[13a] James Snyder « The Early Haarlem School of Painting, Part III: The Problem of Geertgen tot Sint Jans and Jan Mostaert » The Art Bulletin, Vol. 53, No. 4 (Dec., 1971), https://www.jstor.org/stable/3048900
[14] https://www.getty.edu/art/collection/objects/1502/simon-marmion-and-david-aubert-les-visions-du-chevalier-tondal-franco-flemish-1475/
[15] Dante Alighieri fiorentino : comento di Christoforo Landino fiorentino sopra la commedia di Dante Alighieri poeta fiorentino 1481, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k59058g#
[16] https://fr.wikisource.org/wiki/La_Divine_Com%C3%A9die_(trad._Lamennais)/Le_Purgatoire/Chant_VI
[17] Pour la vue complète des feuilles conservées, voir http://www.worldofdante.org/gallery_botticelli.html
[18] Deborah Parker « Illuminating Botticelli’s Chart of Hell » MLN, Volume 128, Number 1, January 2013 (Italian Issue), pp. 84-102 https://infernodotblog.files.wordpress.com/2017/09/botticellichart.pdf
[19] Otto Pächt « A Giottesque Episode in English Mediaeval Art » Journal of the Warburg and Courtauld Institutes Vol. 6 (1943) https://www.jstor.org/stable/750422

[19a]Douai, BM, 0171 fol 145 IRHT

Douai, BM, 0171 fol 145, IRHT

La seule autre Binité comparable, celle du Psautier de Douai (presque détruit durant la Première guerre mondiale) montre le même artifice : le Saint Esprit est cette fois déporté au centre de la bordure supérieure, sous la forme de Dieu tenant un livre ouvert (bien identifié par son nimbe crucifère). Les onze autres médaillons de la bordure, des figures tenant un livre, sont probablement les Apôtres.

[20] Stella Panayotova, « The Macclesfield psalter »
[21] Harry Bober, « The Zodiacal Miniature of the Très Riches Heures of the Duke of Berry: Its Sources and Meaning », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes , 1948, Vol. 11 (1948), pp. 1-34 https://www.jstor.org/stable/750460
[22] Fac-similés d’Helga Lengenfelder, description du manuscrit https://www.omifacsimiles.com/brochures/cima63.pdf
[23] JERZY MIZIOLEK, « THE STORY OF PARIS AND HELEN IN ITALIAN RENAISSANCE DOMESTIC PAINTINGS FROM THE LANCKORONSKI COLLECTION », Mitteilungen des Kunsthistorischen Institutes in Florenz 51 (2007), Nr. 3/4, S. 299-336
https://archiv.ub.uni-heidelberg.de/artdok/2803/1/Miziolek_The_awakening_of_Paris_and_the_beauty_of_the_Goddesses_2007.pdf
[24] Max Lehrs, « Geschichte und kritischer Katalog des deutschen, niederländischen und französischen Kupferstichs im XV. Jahrhundert » (Band 4, Textbd.), p 136 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/lehrs1921bd4text/0150/image,info#col_thumbs
[25] Michael Baxandall « Bartholomaeus Facius on Painting: A Fifteenth-Century Manuscript of the De Viris Illustribus » Journal of the Warburg and Courtauld Institutes Vol. 27 (1964), pp. 90-107 https://www.jstor.org/stable/750513?seq=15#metadata_info_tab_contents

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5 Le nu de dos en Italie (1/2)

29 janvier 2024
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A partir de la Renaissance italienne, le nu de dos perd le caractère marginal qu’il avait eu jusque là, et ses évolutions se se confondent avec celles du nu en général. La figure reste néanmoins assez rare. Cet article en propose un panorama, de la première à la haute Renaissance (1450-1530).

Article précédent : 4 Le nu de dos au Moyen-Age (2/2)

La copie de la nature : Pisanello

1425 ca Pisanello,_disegni,_museum_boymans_van_beuningen RotterdamEtudes avec six nus féminins et l’Annonciation, 1425, Museum Boymans van Beuningen, Rotterdam 1430 ca Pisanello_-_Nude_Men_and_St_Peter Gemaldegalerie BerlinEtude avec deux nus masculin et Saint Pierre, vers 1430, Gemäldegalerie Berlin

Pisanello

Ces études, les premiers nus de dos de la peinture occidentale, frappent par leur naturel, voisinant sans complexe avec des sujets religieux. On voit bien que le préoccupation du dessinateur est de rendre avec réalisme les attitudes d’une femme et d’un homme qui se trouvent sous ses yeux (le bâton tenu par l’homme est une commodité pour tenir la pose).


1482 Filippino Lippi Etudes Paul Getty MuseumDeux études de nus
Filippino Lippi, Vers 1482, Paul Getty Museum.

Les études de nus atteignent rapidement un haut niveau de réalisme : le même modèle a été dessiné deux fois, une en vue de dos et l’autre en Saint Sébastien. On ne sait pas si ces croquis ont servi pour des tableaux.



Le nu synthétique : Pollaiuolo


1448-1498 Pollaiuolo prisonnier amene devant un juge tronant British MuseumUn prisonnier amené devant un juge trônant
Antonio Pollaiuolo, 1448-1498, dessin à la plume et à la sépia, British Museum

Dans cette frise très décorative, composée de huit nus, on distingue à gauche deux officiers avec leur bâton de commandement, le juge sur son trône, un prisonnier ligoté et poussé par un garde : celui-ci se retourne vers un soldat qui veut se faire justice avec son sabre, retenu par deux autres hommes sans armes.

Pour Panofsky, il s’agirait d’un épisode de la vie de Titus Manlius Torquatus, tout comme les deux autres oeuvres de Pollaiuolo que nous allons voir (cette théorie englobante n’a pas été publiée [1] ).

La composition semble surtout l’occasion d’une étude de cinq nus vus de dos.


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Combats de nus

1465-75 antonio_pollaiuolo_battle_of_the_nudes Albertina schema 0Combat de dix guerriers nus
Antonio Pollaiuolo, 1470-95, Albertina, Vienne

Ce combat à l’antique a fait l’objet d’interprétations innombrables, dont aucune ne se dégage vraiment. La variété des postures a fait penser que la gravure a pu être conçue comme un recueil d’anatomies pour les artistes [2]. D’autant que la chaîne fermée, au centre,  ne fait référence à aucun épisode connu : certains y voient une chaîne de combat, arme rarissime, ou bien un collier qui serait l’enjeu de la lutte, ou la règle à observer par les deux chefs : combattre sans le lâcher des mains. ou bien la métaphore classique du corps comme chaîne de l’âme [2a].

Sur la symétrie entre les deux guerriers centraux, voir 3 Les figure come fratelli : autres cas


L’issue d’un combat (SCOOP !)

1465-75 antonio_pollaiuolo_battle_of_the_nudes Albertina schema 2
Cinq guerriers portant un bandeau (en rouge) s’affrontent à cinq autres sans bandeau. Malgré la symétrie apparente de l’ensemble, il faut distinguer deux duels (A et B) et deux combats à trois (C et D), dans lequel l’archer ou l’homme à la hache viennent prêter main forte à un compagnon [3].

La situation semble en train de basculer en faveur du camp des guerriers au bandeau : l’un des adversaires a lâché son arc pour se défendre en combat rapproché, à la hache ; et deux autres sont à terre : celui de gauche a encore une chance, bloquant la dague de sa main gauche et repoussant l’assaillant avec son pied ; mais celui de droite est déjà transpercé.


1465-75 antonio_pollaiuolo_battle_of_the_nudes Albertina detail boucliers

Cette victoire des hommes au bandeau est soulignée par le bouclier posé à l’endroit.



combat 1465-75 antonio_pollaiuolo_battle_of_the_nudes Albertina inverseeImage inversée

En inversant l’image, on se rend mieux compte de la dynamique d’ensemble : les guerriers au bandeau sont les attaquants qui montent sur un terrain légèrement en pente, en direction de l’écriteau : la vue de dos est ainsi une manière graphique de traduire leur avancée.


L’énigme des épis

Le champ de bataille se développe entre deux oliviers, chacun portant une vigne grimpante. Mais la haie de céréales géantes qui ferme l’horizon est généralement passée sous silence par les commentateurs.


panicule de sorghoPanicule de sorgho maisPlant de maïs

Il s’agit probablement de sorgho, comme le propose Joseph Manca dans un article très documenté [1] , qui souligne avec pertinence tous les détails de la gravure tirant vers le primitivisme : insistance sur cette céréale connue mais méprisée par les Italiens, mélange anarchique de l’olivier et de la vigne, armes barbares, chaîne grossière comme enjeu du combat. Ainsi, la gravure illustrerait un stade primitif de l’humanité, dans le même esprit que les grandes compositions de Piero di Cosimo quelques années plus tard (voir Les pendants de Piero di Cosimo).

Jill Burke fait quant à elle l’hypothèse, sur la base d’un récit de Cadamosto, que l’image pourrait illustrer les batailles entre tribus africaines au Sénégal [4].


Le maïs et le Nouveau Monde ?

Certains auteurs reconnaissent dans ces compositions de Piero della Francesca, vers 1505, l’ influence de la découverte du Nouveau Monde et de ses peuplades sauvages. Or une des merveilles ramenée d’Hispaniola par Christophe Colomb dès 1493 est le maïs, dont le gigantisme frappait l’imagination. Des épis sont envoyés au pape Alexandre Borgia, à l’époque justement où Pollaiuolo réside à Rome et termine la tombe de Sixte IV. Sur le papier; il serait possible que l’artiste ait entendu parler de cette plante remarquable et ait voulu la représenter dans la gravure, pourvu qu’on la retarde après 1493.

Cependant, la lettre de Christophe Colomb qui circulait en Italie dès cette époque insiste bien sur le caractère timoré des peuples primitifs du Nouveau Monde, et sur le fait qu’ils n’ont pas d’armes en métal [5]. Il est donc impossible d’imaginer que Pollaiuolo ait voulu les représenter.


L’autre gravure de combattants

Pollaiuolo (ecole) 1470-80 Le combat d'Hercule et des douze geants Harvard Art Museums detailLe combat d’Hercule et des douze géants
Ecole d’Antonio Pollaiuolo, 1470-80, Harvard Art Museums

Cette gravure pose d’inextricables problèmes. Dans son second état, le mot HERCULES a été rajouté sur le glaive du guerrier à la hache, ainsi que le texte :

Comment Hercule a frappé et vaincu douze géants.

quomodo hercules percussit et vicit duodecim gigantes

Outre que cet épisode n’a aucune source textuelle, la gravure ne montre manifestement ni des géants, ni douze combattants contre un. On a donc supposé qu’elle ne constitue qu’une partie d’une scène plus complète (noter en haut à droite la main isolée tenant un poignard). Voici un schéma synthétique de ce que l’on sait aujourd’hui [6] .



pollaiuolo Hercule et les douze geants schema

La gravure d’Allaert Claesz, en bas, est ce qui se rapproche le plus de la composition complète, mais les personnages sont loin de se correspondre deux à deux. Le fragment de dessin du Fogg Art Museum, à droite, confirme que le dessin initial, très proche du Jugement du prisonnier du British Museum, était bien de la main de Pollaiuolo. De plus, deux guerriers (l’archer et Hercule) sont identiques à deux personnages du Combat des dix guerriers nus.


Pollaiuolo (ecole) 1470-80 Le combat d'Hercule et des douze geants Harvard Art Museums detailLe combat d’Hercule et des douze géants (détail)

Enfin, l’idée du fond végétal est la même : on y distingue de la vigne, des roseaux, des tiges portant une efflorescence terminale, mais rien qui ressemble au sorgho.

L’impression générale est que « Le combat d’Hercule et des douze géants » est un sujet-prétexte pour une sorte de catalogue de schémas musculaires, gravés par l’atelier de Pollaiuolo pour une plus large diffusion. L’absence de nus de dos milite en faveur d’une date précoce, durant la période florentine.


jacopo da barbari Battle between men and satyrs 1490s british museumBataille entre humains et satyres
Jacopo da Barbari, vers 1490, British Museum

Quelques années plus tard, les nus de dos abondent dans cette grande gravure de bataille, pour distinguer les humains, qui montent à l’assaut, des satyres qui se défendent.



Le prestige de l’Antique

1452 Piero della Francesca Fresque de la mort d'Adam (detail) Basilique San Francesco ArezzoFresque de la mort d’Adam (détail)
Piero della Francesca, 1452, Basilique San Francesco, Arezzo
1459 ca Benozzo Gozzoli, Due nudi maschili e due cani che dormono, Firenze, Gabinetto Disegni e Stampe degli UffiziDeux nus masculins et deux chiens endormis
Benozzo Gozzoli, vers 1459, Gabinetto Disegni e Stampe degli Uffizi, Florence

Cette pose en déséquilibre s’explique par un modèle antique :

Pothos (le desir amoureux). Rome, Capitoline Museums (inversee)Pothos (le désir amoureux), d’après Scopas (inversé) Musées capitolins, Rome

La récurrence de cette pose (de dos comme de face) laisse penser que des modèles de cette statue circulaient dans les ateliers [7].


Des couples antiques réinventés

1475 ca Zoan Andrea Hercule et DejanireDéjanire et Hercule, Andrea Zoan, vers 1475 Mars Venus 1482-1516 Giulio Campagnola (attr) Brooklin MuseumVénus et Mars, Giulio Campagnola (attr), 1500-16, Brooklyn Museum

Ces deux artistes utilisent la vue de dos pour deux raisons opposées :

  • pour Déjanire, qui s’en va en tournant le dos à son époux, il s’agit d’exprimer sa jalousie (qui coûtera la vie à Hercule) ;
  • pour Vénus, il s’agit de montrer ses charmes pour séduire Mars : le geste pudique de voiler son sexe a l’effet contraire de dévoiler sa croupe, pour la satisfaction du spectateur.


Petrarque et Laure en Apollon et venus, 1500 ca, Roma Biblioteca Nazionale MS Varia 3 612 fols 138v 140Pétrarque et Laure en Apollon et Vénus, anonyme, vers 1500, Rome, Biblioteca Nazionale MS Varia 3-612 fols 138v 140

Ce dessinateur anonyme s’est plu à diviniser Pétrarque et Laure. Dans cette composition très méditée, la vue de dos traduit l’avancée d’Apollon vers Vénus, précédé par sa torche qui déjà a pénétré la page féminine. Le ruban qui flotte dans son dos souligne cette avancée, tout en équilibrant le voile de son amante. Le soleil situé derrière Apollon (dont l’épithète est Phébus) illumine Pétrarque du même coup.


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Mantegna et son école

Mantegna 1455 ca St._James_led_to_his_executionSaint Jacques mené à son exécution, fresque de la chapelle Ovetari, à Padoue, détruite en 1944 Mantegna 1455 ca Study_for_St._James_led_to_his_execution Bristsh MuseumEtude pour la fresque, British Museum

Mantegna, vers 1455

Cet exemple précoce prouve que, dès le milieu du XVème siècle, le nu est utilisé pour la mise en place rapide de grandes compositions : ici la célèbre contre-plongée qui dramatise l’arrestation de Saint Jacques.


Variations sur la Descente aux Limbes

Mantegna Descente aux Limbes 1475 anciennnement collection Barbara Piasecka JohnsonDescente aux Limbes
Mantegna, vers 1475, anciennement collection Barbara Piasecka Johnson

Le point commun de toutes les compositions mantegnesques sur ce sujet est l’extraordinaire invention du Christ vu de dos à l’entrée des Limbes, tendant la main droite vers un patriarche encore emprisonné à l’intérieur. Deux des patriarches sont déjà sortis, celui de gauche flanqué d’Adam jeune (en tant que Père de l’Humanité) et d’Eve jeune (en tant qu’épouse légitime). A noter que la scène constitue la partie inférieure d’un panneau qui comportait en haut la Résurrection (voir 3 La Chapelle Gaillard Roux à Rodez)

Cette composition très originale a été précédée par d’autres, dont la chronologie et l’attribution restent incertaines [8].


Andrea_Mantegna_-_Jesus_Cristo_descendo_ao_limboLe Christ aux Limbes, Mantegna (attr.), vers 1468

Cette composition, probablement la première, comporte beaucoup plus d’éléments narratifs :

  • les trois démons vus en contre-plongée (deux sonnent de la trompe pour tenter bien inutilement d’effrayer les fugitifs) ;
  • une vieille Eve et un vieil Adam (vu de dos), avec un troisième homme qui se bouche les oreilles ;
  • le Bon Larron portant sa croix.

C’est un passage de l’Evangile de Nicodème qui permet de l’identifier :

« Voici qu’il survint un autre homme très misérable portant sur ses épaules le signe de la croix. Et lorsque tous les Saints le virent, ils lui dirent : « Qui es-tu ? ton aspect est celui d’un larron, et d’où vient que tu portes le signe de la croix sur tes épaules ? » Et leur répondant, il dit : « Vous avez dit vrai, car j’ai été un larron commettant tous les crimes sur la terre. Et les Juifs me crucifièrent avec Jésus, et je vis les merveilles qui s’accomplirent par la croix de Jésus le crucifié, et je crus qu’il est le Créateur de toutes les créatures et le Roi tout-puissant, et je le priai, disant : Souviens-toi de moi, Seigneur, lorsque tu seras venu dans ton royaume. Aussitôt, exauçant ma prière, il me dit : « En vérité, je te le dis, tu seras aujourd’hui avec moi dans le Paradis. » Evangile de Nicodème, chapitre XXVII

Autrement dit, l’image comprime deux moments :

  • celui où le Christ délivre les Justes des Limbes ;
  • celui où, après avoir fait leur entrée au paradis, ils y rencontrent le bon Larron qui s’y trouve déjà depuis la Mort du Christ.

Mantegna suppose en somme que le Bon Larron est sorti du Paradis pour attendre les Justes sur le chemin.

L’homme qui se bouche les oreilles pose plus de problèmes. Certains, par symétrie, y ont vu le Mauvais Larron, ce qui semble théologiquement acrobatique. Vu sa place au côté d’Adam et d’Eve, d’autres y reconnaissent leur fils Caïn, autre personnage négatif peu crédible parmi les Justes. Le plus logique est qu’il s’agit de Seth, le troisième fils engendré pour remplacer Abel, qui s’inscrit dans la lignée des patriarches, et qui prend la parole dans l’Evangile de Nicodème. Ici, il se bouche les oreilles non par honte, mais parce qu’il est accablé, comme ses parents, par le vacarme des démons.


mantegna (atelier) 1470 ca descente aux limbes METMantegna (atelier), vers 1470, MET

Ce dessin constitue une évolution vers plus de sobriété narrative. Les trompes ont disparu : les démons se contentent de hurler et seule Eve est importunée. Adam rend grâce et Seth s’est anonymisé derrière les parents de l’Humanité.

L’évolution la plus remarquable est celle du Bon Larron : la vue de dos le pose comme un assesseur du Christ, présentant la grande croix de la Passion en symétrie de l’étendard de la Passion.


Marcantonio-Raimondi-1512-Descente-aux-limbes-photo-L.Chastel-c-RMNMarcantonio Raimondi, 1512, photo L.Chastel (c) RMN Albrecht Altdorfer - Christ in Limbo 1512Albrecht Altdorfer, 1512

Marcantonio Raimondi a bien saisi l’idée de Mantegna, et la développe encore : il décale Eve à l’écart, assourdie par une trompe en hors champ qui lui fait, tout de même, payer le Péché originel. A droite, entre l’étendard qui tient en respect un démon et et la croix qui en fait fuir un autre (on ne voit qu’une patte palmée), le Christ accueille un Adam juvénile devenu une sorte d’alter-ego du Bon Larron.

Altdorfer, la même année, transpose la composition de Raimondi dans un extérieur nébuleux et fait faire à Eve, qui échappe à peine au démon, un geste simiesque et obscène.


Le jour et la nuit ? (SCOOP !)

Mantegna 1495-1500 Diane Mars Iris (ca) London, British Museum.Diane, Mars et Iris (?)
Mantegna, 1495-1500, British Museum, Londres

Ce nu debout vu de dos n’a pas été identifié avec certitude : il pourrait s’agir de Vénus ou plus vraisemblablement d’Iris (il semble que la forme derrière elle est un arc-en-ciel).

A gauche, Diane est représentée, de manière assez rare, avec une torche renversée : symbolisant la Lune qui brille pendant la Nuit, elle s’oppose logiquement à Iris, le Jour. La vue de face et la vue de dos auraient ici pour fonction de renforcer cette antithèse.


Les Bacchanales

Mantegna, av 1481 bacchanales schema 2Bacchanale à la cuve et bacchanale au satyre
Mantegna, avant 1481

La plupart des spécialistes reconnaissent dans ces deux gravures non pas des pendants, mais une scène continue, de part et d’autre de la flaque de vin qui s’échappe de la barrique. Ce schéma résume le peu de certitudes qui se dégagent des nombreux travaux consacrés à cette paire ( pour une synthèse récente, voir [9], p 427-432)) :

  • les deux scènes se ferment à droite par un groupe de deux musiciens (en bleu) ;
  • chaque scène comporte un couronnement (en vert) : de Bacchus à gauche, de Silène à droite.

De nombreuses tentatives ont été faites pour relier cette scène éminemment antiquisante à des fragments antiques que Mantegna aurait pu voir.

Pour la gravure « à la cuve », la figure de Bacchus debout, reprend la pose classique d’Apollon dans de nombreuses figurations. L’homme nu vu de dos (en violet), vêtu d’une peau de lynx, n’a pas d’antécédent connu (l’absence de la massue exclut qu’il s’agisse d’Hercule). De plus sa haute taille, et le personnage qu’il porte sur ses épaules, le rendent incompatible avec le format d’un bas-relief.



Mantegna, av 1481 bacchanale au silene sarcof st maria maggiore British Museum
La gravure « au silène » a été rapprochée, de manière assez convaincante, de trois groupes, d’un sarcophage bacchique autrefois à Sainte Marie Majeure et aujourd’hui au British Museum. Le groupe de Silène porté par un âne existe dans d’autres sources [10] , mais le Silène obèse, sans barbe et porté dans un linge, semble bien être une invention de Mantegna.


Le thème du portage (SCOOP !)

Mantegna, av 1481 bacchanales schema 2
La haute présence du nu de dos, à l’entrée de la première gravure, donne à celle-ci une forte composante ascensionnelle. Entre lui et les musiciens, Bacchus victorieux et son jeune compagnon endormi illustrent peut-être un concours d’ivresse. Le jet jaillissant du tonneau initie un mouvement vers la gravure de droite, où le cortège de Silène se met en branle pesamment, précédé par les deux autres musiciens. Notre grand porteur vu de dos se décompose ici en quatre porteurs écrasés par leur charge. Le thème du portage, qui à gauche était lié au noble couronnement de Dionysos, prend ici une connotation comique : il s’agit seulement d’éviter à trois patapoufs de se mouiller les pieds.


Mantegna 1497 ca (school) Hercule et Antee METvers 1497, MET mantegna school 1500 ca hercules-and-antaeus-Albertinavers 1500, Albertina, Vienne

Hercule et Antée, Ecole de Mantegna

Hercule utilise le seul moyen pour vaincre le géant Antée : le décoller de la terre-mère qui lui donne sa force. Ce sujet, peu traité par la statuaire antique, est devenu très populaire chez les sculpteurs italiens du XVIème siècle, de par les postures spectaculaires qu’offrent la lutte et le portage.

Ces deux gravures mantegnesques montrent probablement le recto et le verso d’un même groupe sculpté, qui n’a pas été retrouvé.



Le réalisme anatomique : Signorelli

Le retable Bicchi

1488-90 Signorelli_-_Figures_in_a_Landscape_-_Two_Nude_Youths_-_Toledo_Museum_of_Art from Cappella Bichi, Sant'Agostino (Siena) 69.2 cmFigures dans un paysage, panneaux provenant de la cappella Bichi, Sant’Agostino (Sienne)
Luca Signorelli, 1488-90, Toledo Museum of Art

C’est le contexte de la baignade qui justifie les premiers nus debout vus de dos de Signorelli. Celui-ci exploite d’emblée deux particularités essentielles du motif, bien connues depuis l’Antiquité   :

  • sa capacité à ouvrir et/ou à fermer une composition, comme par une parenthèse ;
  • son fonctionnement « en contraposto » avec une figure vue de face, soit assise soit habillée.

Ces deux fragments seraient assez énigmatiques si nous ne possédions une description assez précise du retable dont ils proviennent, démembré au XVIIIème siècle :

Dans l’arcade centrale … dans laquelle, comme il a été écrit, la statue de S.Christophe est placée, il y a à l’avant dudit site, peints en couleur sur panneau, plusieurs personnages dont on ne peut reconnaître à coup sûr la signification, en tout cas, en observant les visages représentés, les figures nues, et d’autres, certaines en train de se déshabiller, et d’autres de se rhabiller près d’une rivière qui y est montrée, on en vient à comprendre que ce tableau fait allusion au métier de passeur exercé par St Christophe : puisque ceux qui se trouvent dans une telle occasion, sans que personne ne les transporte sur l’autre rive, doivent se déshabiller pour passer, puis s’habiller quand ils sont passés… Et parce que les dites figures sont en haute estime, et que les Intendants de la Peinture les disent être de bonne manière et bien peintes, il en a été fait ici une copie séparée, puisque la statue de Saint-Christophe, en empêchant la vue totale , n’en laisse pas connaître la disposition et la conception qu’on peut observer ici tout ensemble, dans le présent livre, à la page susmentionnée..

Description par Galgano Bicchi, 1720-30 [11]

Nell’arco di mezzo… nel quale vi è scritto esser collocata la statua di S. Cristolano, vi sono nel di fronte di detto sito dipente a colori in tavola piu figure, le quali ancorche con certezza di sapere, non si possa conoscere qual cosa debbano significare, ad ogni modo coll’ osservar visi rappresentate -figure nude, ed altre, parte in atto di spogliarsi, ed alcune di vestirsi vicino ad un fiume ivi dimostrato, si viene a comprendere, che tal dipintura é allusiva alla professione esercitata di S. Cristofano di Passatore d’Acqua di Fiume: poiche quelli che trovansi in tal occasione, senza alcuno che gli passi all’ altra riva, soglionsi levar di dosso le vesti per passare, e rivestirsi allorche sono passati…. E perchè le dette Figure sono in molto stima , e vien detto dagli Intendenti di Pittura esser di buona maniera , e ben dipente , se ne fa qui per tal motivo particolar copia, mentre che la statua di S. Cristofano coll ‘ impedire la total veduta , non lassa conoscere la dispositione, et il Designo, come observasi tutto in un tempo nel presente Libro alla Facciata – sopracita.

Ainsi les deux personnages de gauche se déshabillent avant de se mettre à l’eau, tandis que le nu de droite est en train de se sécher avec une serviette, à côté d’une femme à la robe mouillée qui a traversé en portant son enfant sur l’épaule.


1488-90 Signorelli Pala Bicchi reconstructionHypothèse de reconstruction, d’après Martina Ingenday [12]

Les panneaux subsistants sont conservés dans différents musées [13]. J’ai repris ici la reconstruction proposée par Martina Ingenday, en remettant dans l’ordre logique nos deux panneaux, partiellement cachés derrière la statue de Saint Christophe.



1488-90 Signorelli Pala_Bichi_left_wing_detail_-_Gemäldegalerie_Berlin
La conception d’ensemble du retable est surprenante, puisque la niche centrale ne forme pas avec les deux autres un espace continu : les minuscules figures des passants derrière la robe de Marie Madeleine ne sont pas à la même échelle que celle des baigneurs, et le paysage ne se raccorde pas.



1488-90 Signorelli Pala Bicchi reconstruction B
En outre, comme l’a remarqué Martina Ingenday, les deux panneaux centraux se raccorderaient mieux en le présentant dans l’autre sens, et légèrement décalés en hauteur : la traversée se lirait alors non pas de gauche à droite, mais du fond vers l’avant, les personnages se trouvant sur une sort d’île, et les deux nus debout se trouvant totalement occultés par la statue du Saint.


1488-90 Signorelli Pala Bicchi origine

L’Education de Pan, 1490, détruit à Berlin en 1945 Vierge à l’Enfant, 1492-93, Alte Pinakothek, Munich

Quoiqu’il en soit, ces deux panneaux sont fondateurs pour Signorelli : il reprendra la figure du nu à la serviette quasiment à l’identique dans le grand chef d’oeuvre de la même époque, L’Education de Pan.

Quant au nu qui ôte sa sandale, qui figure également dans la Vierge à l’Enfant de Münich, il dérive de la célèbre statue antique du jeune homme ôtant une épine de son pied :

Spinario-Musei-CapitoliniSpinario, Musées capitolins, Rome


Les fresques de l’Apocalypse à la cathédrale d’Orvieto

1499-1502 Signorelli,_Luca_-_Resurrection_of_the_Flesh,_detail_lower_right Duomo di Orvieto, San Brizio ChapelFresque de la résurrection de la Chair (détail en bas à droite), capella San Brizio, Duomo di Orvieto Homme nu, debout, de dos, portant sur ses épaules un corps inerteDessin préparatoire, Louvre

Signorelli 1499-1502

Dix ans plus tard, Signorelli multiplie les nus et les squelettes dans toutes les positions. Comparée au réalisme anatomique de l’étude, la stylisation des formes dans la fresque est un expressionnisme délibéré.

Né à la fois de la copie de la nature, de l’imitation de l’antique et de la rivalité avec la sculpture (voir Comme une sculpture (le paragone)), l’innovation quelque peu scandaleuse du nu debout vu de dos progresse ici d’un cran dans le déshabillage : jusqu’à l’os.



Le nu idéalisé : Raphaël

Raphael, Two nude men and a dead lamb, Bayonne, Musee Bonnat.Deux hommes nus et un agneau,  Musée Bonnat,Bayonne Raphael 1505-08 Three-Standing-Nude-Men British Museum, LondonTrois hommes nus debout, 1505-08, British Museum, Londres

Raphaël

Le nu, mémorisé sous tous ses angles, est pour Raphaël l’étape indispensable dans la mise en place des compositions.


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Raphaël : nus masculins

Raphael 1515 Three-Male-Nudes AlbertinaTrois nus masculins, 1515, Albertina Raphael et atelier 1514-1517 The Battle of Ostia Loggia VaticanLa bataille d’Ostie (détail), 1514-17, fresques des Loges du Vatican

Raphaël

L’étude est parfois, pour le plaisir ou pour l’épate, poussée plus loin que strictement nécessaire : ce dessin très célèbre a été envoyé par Raphaël à Dürer, qui l’a daté et authentifié de sa propre main dans le texte de droite [14]. La perfection de la représentation du corps humain disparaît dans le résultat final : un personnage assez banal, servant d’admoniteur auprès du pape.


Raphael 1508-11 Le jugement de Salomon Voute Chambre de la SignatureLe jugement de Salomon Raphael 1508-11 Apollon et Marsyas Voute Chambre de la SignatureApollon et Marsyas

Raphaël, 1508-11, Voûte de la Chambre de la Signature, Vatican

Les deux seuls nus de dos masculins de Raphaël sont voilés, et concernent un personnage secondaire, mais décisif dans une scène dramatique :

  • le soldat qui se prépare à trancher en deux le bébé ;
  • le juge qui déclare Apollon vainqueur du concours musical, condamnant Marsyas à être écorché.



Raphael 1508-11 Voute Chambre de la Signature schema
Ces deux nus presque identiques se font pendant aux deux angles de la Chambre de la Signature, dans des sujets qui combinent les thèmes des murs adjacents :

  • le Jugement de Salomon entre la Philosophie et la Justice ;
  • le Supplice de Marsyas entre la Théologie et la Poésie.

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Raphaël : nus féminins

Les Trois Grâces

tre_grazie bibliotheque Piccolomini SienneCopie romaine d’un original grec, Bibliothèque Piccolomini, Sienne francesco_del_cossa_-_the_three_graces detail du Mois d'Avril Palais Schifanoia Ferrare inverséeFrancesco del Cossa, vers 1470, détail de la fresque du Mois d’Avril, Palais Schifanoia, Ferrare (inversée)

Retrouvé à Rome en 1465, ce groupe antique appartenait à la collection Colonna au Quirinal, avant d’être transféré à Sienne à la Bibliothèque Piccolomini. Cossa est le premier à l’avoir reproduite, en l’inversant (la jambe d’appui de la statue centrale est la droite).


Raphael et atelier Libretto del disegno Accademia VeniseRaphaël et atelier, Libretto del disegno, Accademia, Venise Raphael_-_Les_Trois_Graces_-_Google_Art_Project schemaRaphaël, 1504, Musée Condé, Chantilly

Les Trois Grâces

Directement calquée sur le groupe antique, cette composition très harmonieuse peut s’analyser comme un répertoire de symétries : figures en miroir (vert et jaune), recto/verso (vert et bleu), inversées (bleu et jaune). Pour plus de détails, voir Comme une sculpture (le paragone).

Raphaël va reprendre à plusieurs reprises l’idée du nu de dos dans un trio féminin, formule qui deviendra très courante pour les Trois Grâces ou les trois Déesses du Jugement de Pâris.


Le jugement de Pâris

1512 Raphael_-_Raphael_and_the_Judgement_of_Paris collection Malmesbury Heron CourtLe Jugement de Pâris
Raphaël (attribué), 1512, collection Malmesbury, Heron Court

Après avoir été longtemps attribué à Giorgione pour son climat très vénitien, ce tableau a été attribué à Raphaël par Greame Cameron (on croit pouvoir lire, difficilement les lettres RV 1512 sur la pomme). Une étude des repentirs a montré que la composition avait évolué lors de la réalisation (changement de main de la pomme, emplacement du chien, déplacement du Mercure en vol [16] ). Comme on ne connaît pas de dessin préliminaire de l’ensemble, on suppose que le groupe des trois femmes a évolué par collages à partir de croquis d’atelier, avec possiblement une intention autobiographique : Pâris serait un autoportrait de Raphaël et la femme de gauche (Junon) aurait les traits de sa célèbre amante, la Fornarina [17] .



1512 Raphael_-_Raphael_and_the_Judgement_of_Paris collection Malmesbury Heron Court schema
Si elle est bien de Raphaël, la composition s’expliquerait assez bien à partir du pendant de 1504 : l’arbre, le mont à l’arrière-plan et la position couchée de Paris reprennent le Songe de Scipion, et le groupe des Trois Déesses est obtenu par compaction à partir des Trois Grâces, la femme de dos, passant à droite pour clore la composition et laisser la place centrale à Vénus victorieuse .


1510-18 Jugement de paris gravure de Marcantonio_Raimondi d'apres RaphaelJugement de Pâris, 1510-18, gravure de Marcantonio Raimondi

Une source textuelle indique que cette gravure a été réalisée d’après un dessin de Raphaël [18], qui n’a jamais été retrouvé.


codex_coburgensis pl 58 Coburger LandesstiftungSarcophage de Pâris, Codex coburgensis planche 58, Coburger Landesstiftung

Ce sarcophage, conservé aujourd’hui à la villa Médicis, ici reproduit dans son état au milieu du XVIème siècle, explique la plupart des éléments de la composition : il est donc probable que le dessin perdu de Raphaël était un croquis fait à partir de ce sarcophage, avec quelques recompositions.



1510-18 Jugement de paris gravure de Marcantonio_Raimondi d'apres Raphael schema
Le sarcophage est centré sur la figure de Pâris [19], vu de face, qui sépare les deux scènes : à gauche le Jugement, à droite, l’envol des Déesses vers l’Olympe.

La recomposition Raphaël/Raimondi consiste essentiellement à supprimer les duplications. Le second Pâris, qui servait de pivot entre la scène terrestre et la scène céleste, est remplacé par Minerve vue totalement de dos, et qui sert de pivot à la nouvelle composition. Le groupe des trois nymphes de gauche est repris d’un autre sarcophage romain (Codex coburgensis planche 59), aujourd’hui à la villa Doria Pamphili. Le groupe qui leur fait pendant à droite, les trois dieux fluviaux assis, a connu une belle postérité puisqu’il a été repris par Manet comme base de son Déjeuner sur l’Herbe.


Cette généalogie n’est qu’une parmi les nombreuses manières de relier ces oeuvres sur lesquelles on ne sait rien de sûr, et de suivre la migration des motifs chère à Warburg [20], qui avait déjà relevé l’invention de la Minerve vue de dos :

« On retrouve encore sur la gravure de Marcantonio une autre figure qui révèle un changement d’attitude à l’égard du motif mythique : la femme nue vue de dos, en train de jeter son vêtement par-dessus sa tête. Sur le sarcophage, ce motif n’apparaît pas ; il se peut qu’il ait été repris d’une statue antique, pour cette figure identifiée ici comme Minerve par le bouclier et le casque à plumes qui reposent à côté d’elle sur le sol. Sur le sarcophage, elle apparaissait comme la fille offensée de Zeus, se précipitant vers le haut en armure complète, telle un oiseau en colère. »


Les fresques de la Salle de Psyché

Ces fresques empreintes d’érotisme illustrent les amours contrariées du commanditaire, le riche banquier Agostino Chigi, avec Francesca Ordeaschi, fille d’un simple épicier vénitien [20].


1517-18 Raffaello,_concilio_degli_dei FarnesinaLe Conseil des Dieux
Raphaël, 1517-18, Salle de Psyché, Villa Farnesina, Rome

Le jeune garçon vu de dos est ici un personnage principal, puisqu’il s’agit du dieu Amour. La scène illustre fidèlement un passage de l’Ane d’Or d’Apulée, dans lequel Amour plaide auprès des Dieux la cause de Psyché, la simple mortelle dont il s’est épris :

Jupiter  » convoque sans délai tous les dieux à l’assemblée… et siégeant sur un trône élevé, commence ainsi: …il a choisi une jeune fille et lui a pris sa virginité: qu’il la garde, qu’il la possède, que, dans les bras de Psyché, il jouisse toujours de celle qu’il aime. Et se tournant vers Vénus : et toi, ma fille, dit-il, ne sois pas triste et ne redoute pas cette union avec une mortelle pour la condition de ta noble maison. Je ferai en sorte que ce mariage ne soit pas disproportionné, mais valable et conforme au droit civil, et aussitôt, il ordonne à Mercure d’enlever Psyché et de l’amener au ciel. Puis, lui tendant une coupe d’ambroisie : prends, dit-il, Psyché, et sois immortelle, l’Amour ne s’écartera jamais de cette union qui te l’attache, et votre mariage sera indissoluble. »

La femme qui retient Amour par son aile est donc Vénus, qui s’inquiète pour son standing. Psyché est la jeune femme qui se présente à l’extrême-gauche pour boire la coupe d’ambroisie.

Le sujet illustre surtout les amours contrariées du commanditaire, le riche banquier Agostino Chigi, avec Francesca Ordeaschi, fille d’un simple épicier vénitien [15].


Le Festin des Dieux
Raphaël, 1517-18, Salle de Psyché, Villa Farnesina, Rome

« Et aussitôt, on sert un magnifique repas de noces. Sur le lit d’honneur était le mari, tenant Psyché embrassée, et, de la même façon, Jupiter avec sa Junon, et, ensuite, par ordre, tous les dieux. La coupe de nectar, qui est le vin des dieux, est présentée à Jupiter par son échanson, le petit paysan, les autres sont servis par Liber ; Vulcain faisait la cuisine. Les Heures mettaient partout l’éclat pourpre des roses et d’autres fleurs, les Grâces répandaient des parfums, les Muses faisaient entendre une musique harmonieuse. Apollon chanta en s’accompagnant de la lyre, Vénus, au son d’une belle musique, dansa gracieusement, après s’être constitué un orchestre dans lequel les Muses chantaient en chœur, un Satyre jouait de la double flûte et un Pan du chalumeau. C’est ainsi que Psyché passa, selon les règles, sous la puissance de l’Amour. »

L’homme de gauche est Apollon, dont la vue de dos permet un effet de devinette (elle cache sa lyre) tout en se justifiant par l’interaction avec Vénus qui danse. Les trois femmes en haut à droite, dont celle du centre est vue de dos, sont une évolution des Trois Grâces, ici répandant des parfums. Le nu de dos le plus inventif celui de l’épouse d’Hercule, non mentionné dans le texte : il s’agit d’Hébé, l’ancienne échansonne de Jupiter. Le geste de son bras fait écho à celui du nouvel échanson, Ganymède tendant la coupe, tandis que son séant en saillie donne du relief à la table et du piment au festin.


Hebe Farnesine inversée

Hébé (inversée)

Lit de Polyclitus Palazzo Mattei di Giove RomeLit de Polyclitus, Palazzo Mattei di Giove, Rome Stuc de Giovanni da Udine dessin de Raphael 1516-19 Loges du VaticanStuc de Giovanni da Udine, dessin de Raphaël, 1516-19, Loges du Vatican

Une des sources possibles de cette pose est le Lit de Polyclitus, un bas-relief supposé antique dont plusieurs copies ont circulé à l’époque, et dont on pense aujourd’hui qu’il s’agit d’une invention du XVIème siècle par collage de deux motifs antiques [20a]. Cette vue de dos était en tout cas dans les préoccupations de Raphaël à l’époque, puisqu’il l’a reproduite pour un stuc des Loges du Vatican.


1518 Raphael et atelier La_loggia_d'Amour_et_de_Psyché Villa_Farnesina RomeCupidon et les Trois Grâces, Raphaël et atelier, 1518, Loggia d’Amour et de Psyché, Villa Farnesina, Rome

Saluons enfin une dernière variation sur les Trois Grâces, où celle vue de dos s’est désormais décalée en première position, dans une pose qui imite celle d’Hébé.



Le nu didactique : Vinci

1490 Vitruvian_Man_by_Leonardo_da_VinciHomme de Vitruve, 1490, Gallerie dell’Accademia, Venise 1504-05 Vinci male-nude-signs Royal collection trust1504-06, Royal collection trust

Léonard de Vinci

A peu près à l’époque où il prépare la fresque de la Bataille d’Anghiari, Vinci s’écarte de la représentation idéalisée du corps humain, basée sur des proportions géométriques, pour une représentation anatomiquement très précise : sous le modelé délicat on peut identifier tous les muscles de cet individu particulier, un musicien nommé Francesco Sinistre [21] .


1505-08 Léonard de Vinci nudi-battaglia-anghiari-Biblioteca Reale TurinEtude de nus pour la Bataille d’Anghiari
Léonard de Vinci, 1505-08, Biblioteca Reale, Turin

Dans cette étude, sans doute sous l’influence de ses premières dissections, Vinci détaille les masses musculaires, comme s’il s’agissait d’écorchés.

Pour un célèbre nu de dos de Vinci, dessiné par transparence au verso d’un nu de face, voir Comme une sculpture (le paragone) .



Le nu exacerbé : Michel-Ange

1501-04 michelangelo-buonarroti-standing-male-nude-seen-from-behind Albertina1501-04 1504-05 Michelangelo Buonarroti – Nudo di schiena – Firenze, Casa Buonarroti1504-05, Casa Buonarroti, Florence

Michel-Ange

Pour le sculpteur, la vue « di schiena » est l’occasion de modeler des corps bodybuildés, sortes de paysages musculaires qui font tomber dans l’oubli les anatomies de Signorelli. Le second dessin est une étude pour « La bataille de Cascina », grande fresque qui devait décorer la Salle du Conseil du Palazzo Vecchio de Florence, et dont seul le carton a été réalisé.


1505 Michel AngeLa_batalla_de_Cascina_-copie Sangallo 1542La bataille de Cascina, copie par Sangallo, 1542
Michel-Ange, 1505

Les Florentins, qui se baignaient dans l’Arno, sont surpris par les Pisans mais finissent par remporter le combat. La baignade justifie la nudité, l’escalade et l’assaut les vues de dos.


Marcantonio-Raimondi-1509-ca-Naked_man_viewed_from_behind_climbing_a_river_bank_after_Michelangelo_MET Marcantonio Raimondi 1510 The_Climbers_MET

Marcantonio Raimondi, 1509-10, MET

Ces figures spectaculaires seront reprises en gravure par Marcantonio Raimondi.


marcantonio-raimondi-1500-34-Homme-au-drapeau-METHomme au drapeau
Marcantonio Raimondi, 1500-34, MET

Cette autre vue de dos héroïque a eu sa célébrité, puisque regravée à l’identique par Agostino Veneziano vers 1525. Il pourrait s’agir simplement d’un morceau de bravoure de drapé et d’anatomie, mais le lion qui veille semble faire contraste avec le sphinx du cimier, aveuglé par le plumet. Comment se raccrochent au casque les deux autres plumets tombant vers le bas ? Quel est ce motif de flammes coincé sous la dalle de droite : un brasier souterrain, une plante ? Enfin, que signifie la hampe courbée de la bannière : le guerrier tente-t-il de la planter, de la déplanter, ou de la maintenir contre le vent ? Faute d’éléments de comparaison, le sujet, comme d’autres gravures attribuées à Raimondi, risque de nous rester totalement impénétrable.


1505-Michel-AngeLa_batalla_de_Cascina_-copie-Sangallo-1542-detailLa bataille de Cascina, copie par Sangallo, 1542 (détail) Agostino Veneziano 1517 Soldaat_die_zijn_broek_aan_zijn_kuras_bevestigt,_RP-P-OB-36.675 RijksmuseumAgostino Veneziano, 1517, Rijksmuseum

Soldat rattachant son pantalon

A moins que nous ne le considérions simplement comme une variante héroïsée du soldat rattachant son pantalon, recopié à l’identique par Agostino Veneziano.


Michel-Ange maniériste

Au plafond de la chapelle Sixtine (1511-12) ne figurent que deux nus de dos : deux ignudi assis au centre, associés à une figure de Dieu, lui-aussi vu de dos (voir 1 Les figure come fratelli : généralités).

Vingt ans plus tard, les nus de dos sont nettement plus nombreux dans le Jugement Dernier, ce qui est logique d’un point de vue statistique (300 figures, nues pour la plupart) , mais aussi parce que le maniérisme a entre temps largement banalisé la vue de dos.


1440px-Michelangelo,_giudizio_universale,_dettagli_33Les Elus sauvés Michelangelo,_giudizio_universale,_dettagli_38Les Damnés précipités

Jugement Dernier, Michel-Ange, 1536-41, Chapelle Sixtine

Dans ces deux groupes qui se font pendant, le nu de dos est utilisé de deux manières différentes.

Chez les Elus, il est minoritaire (deux seulement), et exprime l’élan vers le haut et l’arrière-plan.

Chez les Damnés, poussés depuis le haut par des anges habillés et tirés vers le bas par des démon, il est majoritaire (cinq sur sept) et exprime une notion d’inversion. L’un des deux damnés vus de face est tête en bas, autre forme d’inversion ; l’autre exprime sa perdition par une double abolition, du mouvement et de la vue.


Michelangelo,_studio_per_il_giudizio_universale,_musee_bonnat,_bayonne centre (C) RMN René-Gabriel Ojéda
Etude pour le groupe central, Musée Bonnat, Bayonne (C) RMN photo René-Gabriel Ojéda

Dans cette étude préparatoire, Michel Ange avait envisagé de représenter des Saint vus de dos, faisant cercle devant le Christ.


Michelangelo,_studio_per_il_giudizio_universale,_musee_bonnat,_bayonne (C) RMN René-Gabriel Ojéda
Etude pour le Jugement dernier, Musée Bonnat, Bayonne (C) RMN photo René-Gabriel Ojéda

Puis s’est présentée l’idée d’un groupe centré sur un nu de dos debout, épaulant du bras gauche un autre personnage et tenant du droit le montant vertical d’une croix : peut être le Bon Larron, Dismas, le premier Saint à accéder au Paradis.


1280px-Michelangelo_-_Cristo_JuizMichel-Ange, 1536-41, Chapelle Sixtine

Finalement, ce personnage a été casé à un emplacement privilégié, à la droite du Christ, établissant un pont entre Marie et une autre femme qui regarde en arrière. On y reconnaît habituellement Saint André, à cause de sa croix (mais il en manque un bout, et le X est très dissymétrique). Jack Greenstein ([21a], note 72) a trouvé une bonne raison à sa présence entre Jean Baptiste et le Christ, dans le fait qu’il est le tout premier disciple de Jean Baptiste à avoir suivi le Christ, et à en avoir entraîné d’autres :

« Or, André, le frère de Simon-Pierre, était l’un des deux qui avaient entendu la parole de Jean, et qui avaient suivi Jésus ». Jean 2,40

Ici, il continue de jouer ce rôle en attirant vers le Christ la femme à l’arrière-plan.

On pourrait donc justifier la présence provocatrice de cet homme qui s’exhibe sous les yeux de la Vierge Marie par une combinaison de raisons :

  • graphique : amorcer l’effet de relief des saints en cercle autour du Christ ;
  • théologique : donner la place d’honneur à Saint André, le premier des disciples ;
  • cryptique : entretenir (par la croix peu reconnaissable) l’ambiguïté avec Dismas, le premier des saints, et dont la Croix était plantée justement à cet endroit, à la droite du Christ.

Michelangelo,_conversione_di_saulo,_1542-45La Conversion de Saül
Michel-Ange, 1542-45, Chapelle Pauline, Vatican

Dans le registre terrestre, Saül et sa troupe se dirigent vers Damas, en haut à droite : ce pourquoi ils sont presque tous vus de dos (y compris le cheval), sauf ceux stoppés par le rayon de lumière qui vient de désarçonner Saül : notamment celui qui se trouve à sa gauche, et se protège sous son bouclier en esquissant le geste de tirer son épée.

Dans le registre céleste, deux nus de dos se campent en diagonale de part et d’autre du rayon de lumière, implorant le Christ de mesurer son courroux : ils jouent donc, comme les personnages de dos du registre inférieur, un rôle dans la narration.

Le troisième nu de dos qui flotte sur un linge, en haut à gauche, a un rôle différent, faisant prendre conscience d’une « erreur » de perspective tout à fait délibérée : le registre céleste est montré depuis un point de vue situé au plafond de la chapelle, au dessus du Christ ; tandis que le scène terrestre est montrée du point de vue d’un spectateur au sol. Cette impossibilité graphique traduit le fait que nul ne voit réellement les personnages célestes : tout au plus le rayon de lumière incompréhensible.

« Comme dans les peintures antérieures sur ce sujet, la vision du Christ est présente, mais elle est ici identifiée à une force cosmique et pour la première fois le visage de Saul révèle la conversion comme un événement au sein de son âme. Il ne regarde plus vers le haut, mais apparaît aveugle et tourné vers l’intérieur de lui-même ; à cet égard, le traitement de Michel-Ange est devenu le prototype de la Conversion de Saül du Caravage, dans lequel, cependant, l’artiste ira encore plus loin, en éliminant la figure du Christ et l’armée des anges « . [21b]


Cherubino Alberti Soldat fuyant 1590Cherubino Alberti, 1590 Michelangelo,_conversione_di_saulo,_1542-45,_01 detail inverseDétail (inversé)

Un des soldats sera repris en gravure, « cum privilegio summi pontificis », dans un cadre qui en fait, entre le Temps ailé et le bouc diabolique, le symbole de l’Homme terrifié.



Article suivant : 6 Le nu de dos en Italie (2/2)

Références :
[1] Joseph Manca, « PASSION AND PRIMITIVISM IN ANTONIO POLLAIUOLO’S « BATTLE OF NAKED MEN », Notes in the History of Art , Spring 2001, Vol. 20, No. 3 (Spring 2001), pp. 28-36 https://www.jstor.org/stable/23206983
[2] https://en.wikipedia.org/wiki/Battle_of_the_Nudes_(engraving)
Sur les différents états de la gravure :
https://www.clevelandart.org/exhibcef/battle/html/4286621.html
[2a] Patrici Emison, « The Word Made Naked in Pollaiuolo’s Battle of the Nudes ». Art History , vol . 13 , no . 3 ( September 1990) , pp . 261–75
[3] Certains pensent que l’homme à la hâche (D1) menace l’homme penché (D2), qui est pourtant du même camp d’après le bandeau. Pour une analyse détaillée du combat et une interprétation très discutable (le meurtre de Giuliano de Medicis), on peut lire
http://e-arthistory5.blogspot.com/2016/03/pollaiuolos-battle-of-ten-naked-men.html
[4] https://renresearch.wordpress.com/2011/03/12/pollaiuolos-battle-of-naked-africans/
[5] The Spanish Letter of Columbus to Luis de Sant’ Angel, Escribano de Racion of the Kingdom of Aragon, Dated 15 February 1493 http://www.thehistoryblog.com/archives/24975
[6] Michael Vickers « A Greek Source for Antonio Pollaiuolo’s Battle of the Nudes and Hercules and the Twelve Giants » 1977, The Art Bulletin https://www.academia.edu/1171164/A_Greek_Source_for_Antonio_Pollaiuolos_Battle_of_the_Nudes_and_Hercules_and_the_Twelve_Giants
[7] Francis Ames-Lewis, « Benozzo Gozzoli’s Rotterdam Sketchbook Revisited », Master Drawings Vol. 33, No. 4 (Winter, 1995), p 399 https://www.jstor.org/stable/1554240,
[8] Anna Forlani Tempesti « Italian Fifteenth- to Seventeenth-century Drawings » MET p 31 https://books.google.fr/books?id=-Cn70h46H_EC&pg=PA31
[9] Heather O’Leary McStay, “Viva Bacco e viva Amore”: Bacchic Imagery in the Renaissance
, Ph.D., Columbia University 2014 https://academiccommons.columbia.edu/doi/10.7916/D81C2484/download
[10] Michael Vickers « The ‘Palazzo Santacroce Sketchbook’: A New Source for Andrea Mantegna’s ‘Triumph of Caesar’, ‘Bacchanals’ and ‘Battle of the Sea Gods’, The Burlington Magazine, Vol. 118, No. 885 (Dec., 1976), pp. 824+826-835 https://www.jstor.org/stable/878619
[11] Robert Vischer, Luca Signorelli und die italienische Renaissance, 1879, p 243, https://books.google.fr/books?id=B_FjrUYXrooC&pg=PA243
[12] Martina Ingenday, « Rekonstruktionsversuch der ‘Pala Bichi’ in San Agostino in Siena » Mitteilungen des Kunsthistorischen Institutes in Florenz 23. Bd., H. 1/2 (1979), pp. 109-126 https://www.jstor.org/stable/27652470
[13] https://commons.wikimedia.org/wiki/Category:Paintings_of_Pala_Bichi_by_Luca_Signorelli
[14] Arnold Nesselrath, « Raphael’s Gift to Dürer », Master Drawings, Vol. 31, No. 4, Essays in Memory of Jacob Bean (1923-1992) (Winter, 1993), https://www.jstor.org/stable/1554084
Voir aussi : http://e-arthistory5.blogspot.com/2017/10/raphael-and-durer.html
[16] https://artintheblood.typepad.com/art_history_today/2012/03/the-malmesbury-judgement-of-paris-the-full-picture-updated-research-report-4.html
[17] https://artintheblood.typepad.com/art_history_today/2012/01/the-malmesbury-judgement-of-paris-the-full-story-3.html
[18] Henri Delaborde, « Marc-Antoine Raimondi; étude historique et critique suivie d’un catalogue raisonné des oeuvres du maître » p 159 https://archive.org/details/etudehistoriquec00dela/page/159/mode/1up?q=jugement
[19] Pour une description détaillée de la gravure et des sarcophages, voir Laura Kopp, « Das Urteil des Paris. Eine ikonologische Untersuchung des Paris-Mythos in den Niederlanden des 17. Jahrhunderts » p 105 et ss https://books.google.fr/books?id=Lec7DwAAQBAJ&pg=PA105
[19a] A. Warburg, H. Frankfort, Claudia Wedepohl, « Manet and Italian antiquity », 2014 https://www.researchgate.net/publication/311673618_Manet_and_Italian_antiquity
[20] Amélie Ferrigno. « Agostino Chigi et le mythe de Psyché ». Cahiers d’Etudes Romanes, Centre aixois d’études romanes, 2013, pp.221-239 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01192997/document
[20a] Doris Carl « An inventory of Lorenzo Ghiberti’s collection of antiquities » Burlington Magazine, avril 2019, vol 161 p 293
[21] https://www.rct.uk/collection/search#/8/collection/912596/a-standing-male-nude
[21a] Jack Greenstein « How Glorious the Second Coming of Christ. » Michelangelo’s « Last Judgment » and the Transfiguration » Artibus et Historiae , Vol. 10, No. 20 (1989), pp. 33-57 http://www.jstor.org/stable/1483352
[21b] Charles de Tolnay, « Michelangelo . 5 . the final period : last judgment, frescoes of the Pauline chapel, last pietàs », p 74

6 Le nu de dos en Italie (2/2)

29 janvier 2024
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Cet article retrace l’apothéose du nu de dos durant le maniérisme, le coup d’arrêt du Concile de Trente, et la survivance dans des sujets relativement codifiés.

Article précédent : 5 Le nu de dos en Italie (1/2)



Le nu sensualisé : le maniérisme

Pontormo

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Pontormo Pharaon son grand echanson et son panetier 1517-1518 Palais des Beaux-Arts, Lille, France.Trois croquis d’hommes nus, Palais des Beaux Arts, Lille      Pontormo 1514 Pharaon, son intendant et son boulanger (serie de la Vie de Joseph), National Gallery, Londres (detail)Pharaon, son intendant et son boulanger (série de la Vie de Joseph), National Gallery, Londres (détail)

Pontormo, 1517-18

On pense que deux des croquis ont servi de base à ses deux hommes descendant l’escalier. Les croquis, encore très proches de l’esprit de Michel-Ange, s’intéressent moins à la musculature qu’à l’exactitude du mouvement : la succession des trois nus peut être lue comme un changement du pied d’appui. En même temps, l’imbrication des trois figures ne s’explique pas par le seule économie de papier : on ne peut manquer d’y lire une sensualité latente : un des ressorts essentiels du maniérisme.


1520-21 Pontormo Pierpont Morgan LibraryPontormo, 1520-21, Pierpont Morgan Library 1520 Andrea del Sarto British MuseumAndrea del Sarto, 1520, British Museum

Nus masculins  vus de dos

L’élongation, la courbure et la féminisation du corps marquent ces croquis de deux des peintres florentins à l’origine de ce nouveau courant pictural.


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Andrea del Sarto au Chiostro della Scalzo

Ce cloître est décoré de fresques en grisaille d’Andrea del Sarto, réalisées sur une dizaine d’années, illustrant la vie de Saint Jean Baptiste.

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Ghirlandaio 1486-90. Fresco, width 450 cm. Cappella Tornabuoni, Santa Maria Novella, Florence.Haut du mur droit
Ghirlandaio, 1486-90, Cappella Tornabuoni, Santa Maria Novella, Florence

L’oeuvre de référence sur le sujet, à Florence, était le cycle de fresques sur le même sujet, réalisées par Ghirlandaio : les trois dernières scènes, de bas en haut et de droite à gauche, représentent La Prédication de Saint Jean Baptiste, le Baptême du Christ et la Danse de Salomé, durant laquelle un serviteur apporte sur un plat la tête tranchée du Saint. On remarquera dans la scène du baptême le nu debout à gauche, justifié par le bain et vêtu d’un pagne pudique : il équilibre, de l’autre côté du Christ, la troisième figure déshabillée, l’homme accroupi pour ôter sa chaussure.


Andrea_del_Sarto 1517 _Baptism_of_the_People_Chiostro della ScalzoLe baptême des Multitudes, 1517
Andrea del Sarto, fresques de la vie de Saint Jean Baptiste, Chiostro della Scalzo, Florence, photo www.soloalsecondogrado.wordpress.com [22]

Trente ans plus tard, autorisé par cette référence, Andrea del Sarto reprend la même figure dans la même scène, mais sans pagne et sans souci de symétrie : le couple que composent les deux nus profanes – le jeune homme debout et le petit garçon assis sur un rocher – fait visuellement jeu égal avec le couple sacré, Jean debout et le Baptisé à genoux. Dans le cycle des fresques, qui se lit de droite à gauche, le nu de dos prend ici une importance exceptionnelle. Il ne sert pas à l’équilibre statique de la composition, comme chez Ghirlandaio, mais comme ponctuation dans le cycle : sorte de pivot juste après l’angle Nord-Ouest, il introduit les scènes qui vont suivre, marquées par le tragique et la sensualité.


Andrea_del_Sarto 1523 Danse de Salome Chiostro della ScalzoLa Danse de Salomé, 1523
Andrea del Sarto, fresques de la vie de Saint Jean Baptiste, Chiostro della Scalzo, Florence, photo www.soloalsecondogrado.wordpress.com

Après la scène de l’Arrestation vient, au centre du mur Ouest la scène la plus sensuelle : Salomé séduit par sa danse le roi Hérode, afin qu’il lui accorde la tête du Saint. Dal Sarto joue ici magistralement avec le spectateur qui connait son Ghirlandaio : il lui fait croire que le serviteur vu de dos, les jambes quasi nues, un chapeau dans le dos tel un grand plat, est le bourreau qui amène sur un plateau la tête décapitée ; et que Salomé à gauche, lui jette un regard horrifié en interrompant sa danse sur un pied. Or surprise…

Andrea_del_Sarto 1523 Decapitation de Saint Jean Baptiste Chiostro della ScalzoLa décapitation de Saint Jean-Baptiste, 1523
Andrea del Sarto, fresques de la vie de Saint Jean Baptiste, Chiostro della Scalzo, Florence, photo www.soloalsecondogrado.wordpress.com

…c’est seulement à la scène suivante qu’un bourreau lui aussi vu de dos [22b] , quasi-nu, masque le cou tranché dont on voit seulement, entre ses jambes, le jet de sang. Son bras gauche brandissant la tête fait écho au bras droit d’Hérode vu de face, brandissant son bâton de commandement. La grande diagonale, avec son plateau levé côté femmes et son glaive orthogonal comme l’aiguille d’un fléau, évoque une balance en déséquilibre, un état maximal d’Injustice.


Andrea_del_Sarto chiostro-scalzo 1515 La JusticeLa justice, 1515, photo www.soloalsecondogrado.wordpress.com Andrea_del_Sartochiostro-scalzo Mur OuestMur Ouest et mur Nord (avec la Justice)

Cette disposition renvoie certainement, au tout début de la séquence, à la figure de la Justice avec sa balance à un seul plateau, cette fois posé sur le sol, en état maximal d’équilibre.


Andrea_del_Sarto chiostro-scalzo 1523 LEsperance (portrait de la fille du peintre)L’Espérance Andrea_del_Sarto 1523 Le banquet D'Herode Chiostro della ScalzoLe banquet d’Hérode

Le cycle se termine par une pirouette : seconde scène de banquet, avec cette fois la tête coupée, mais dont on ne voit que l’auréole. Puis la figure de l’Espérance, le portrait, dit-on, de la propre fille du peintre.



Andrea_del_Sarto Chiostro della Scalzo schema
Ainsi, de manière magistrale, les trois nus de dos du Chiostro della Scalzo, bien faits pour attirer le regard, sont utilisés pour ponctuer la narration et se faire écho les uns aux autres.


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Un nu énigmatique : Dosso Dossi

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1522 DOSSO DOSSI Allegory of Music musee Horne FlorenceAllégorie de la Musique
Dosso Dossi, 1524-34, Musée Horne, Florence

Cette allégorie n’a jamais été complètement décryptée, malgré de nombreuses études très érudites . L’homme qui forge des notes sur son enclume est Tubalcaïn, l’inventeur biblique de la Musique, en dialogue avec un génie portant une flamme, qui doit représenter l’Inspiration. Les deux femmes posent la main chacune sur une tablette gravée :

  • celle assise de face, partiellement vêtue, présente un canon à quatre voix, inscrit sur une portée circulaire ; elle a à ses pieds un instrument à corde, difficile à identifier ;
  • celle vue de dos, debout et totalement nue, présente un canon à trois voix, inscrit sur une portée triangulaire, avec l’inscription « Trinitas in Unum ».

Le caractère très élaboré de la composition suggère que la vue de dos n’a pas été introduite pour une raison purement plastique, mais qu’elle a une valeur symbolique. D’autant qu’elle est unique dans toute l’oeuvre de Dosso Dossi.


1522 DOSSO DOSSI Allegory of Music musee Horne Florence canon circulaireCanon circulaire 1522 DOSSO DOSSI Allegory of Music musee Horne Florence canon triangulaireCanon triangulaire

Le seul élément de décryptage est l’opposition entre les deux tablettes, qui ne réside pas dans les canons eux-mêmes (pour une analyse détaillée, voir [22c]) mais dans la manière de les écrire, en cercle ou en triangle. Ce dernier est la figure du Divin, confirmé ici par l’inscription : « la Trinité dans l’Un ». Le cercle est lui-aussi une figure unitaire, associée à l’idée de Perfection, ou au Ciel. Mais je pense que la notion à retenir ici est celle de Quaternité, du fait des quatre voix du canon. Or la Quaternité est associée aux Eléments, à la Création réalisée.

Une lecture possible est que les deux femmes sont entre elles dans le même rapport que Tubalcaïn assis avec l’Inspiration en vol, qui apporte la flamme depuis l’arrière du tableau. La femme assise, avec le violon à ses pieds, représenterait la musique pratique, sensorielle, destinée à être entendue. La femme debout représenterait quant à elle la musique en ce qu’elle a de divin et de secret : ce pourquoi, dépourvue de tout vêtement terrestre, elle cherche sa vérité dans l’au-delà du tableau.


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Rosso Fiorentino

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1526 Caraglio Junon dans une niche d apres un dessin de Rosso FiorentinoVénus 1526 gravure de Jacopo Caraglio Hercule dans une niche d apres un dessin de Rosso FiorentinoHercule

Vers 1526, série des « Dieux dans une niche » gravée par Jacopo Caraglio, d’après des dessins de Rosso Fiorentino.

Dans la foulée de Michel-Ange, les maniéristes italiens utiliseront assez parcimonieusement le nu de dos, plutôt dans des oeuvres secondaires où la diversité des postures s’impose : ainsi cette série de vingt figures mythologiques, très contraintes par le parti-pris de la niche , n’utilise que deux fois la formule [23].



1525-50 CARAGLIO Love Of Gods
Dans la série des Amours des Dieux, propice à toutes les combinaisons dénudées, seule la première des vingt gravures présente une figure vue de dos, ce qui semble confirmer le rôle d’ouverture de cette posture.


1525-50 Caraglio Philyra aime par Saturne transforme en cheval, serie Les Amours des Dieux, Rikjsmuseum, AmsterdamPhilyra aimé par Saturne transformé en cheval
Jacopo Caraglio, série Les Amours des Dieux, Rikjsmuseum, Amsterdam

D’après Vasari, le dessin en serait dû à Rosso Fiorentino. Noter par terre la jambe de bois de Saturne, attribut oublié lors de sa transformation mais qui sert aussi, sous la faux, d’allusion humoristique à sa castration par Jupiter.


Rosso Fiorentino, 1494-1540; Male and Female Nude and Three Female FiguresRosso Fiorentino, avant 1540, Fizwilliam Museum Oxford

L’idée de ce dessin, dont le sujet reste inconnu, est clairement l’opposition entre les deux anatomies.


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Le jeune nu érotisé

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Parmigianino, Cupidon taillant son arc 1533–35 Kunsthistorisches Museum Wien
Cupidon taillant son arc
Parmigianino, 1533–35, Kunsthistorisches Museum, Vienne

La lecture homosexuelle s’impose, du moins si on se fie à ce qu’on sait des collectionneurs qui se sont par la suite disputé ce morceau de bravoure ([22a], p 90 et ss). Vasari reste prudent dans sa description de cette iconographie provocante :

« Cupidon qui façonne son arc de sa propre main, et à ses pieds sont assis deux petits garçons, dont l’un attrape l’autre par le bras et le presse en riant de toucher Cupidon avec son doigt, mais il ne veut pas le toucher et lui montre par ses larmes qu’il a peur de se brûler au feu de l’Amour.« 

Vasari parle (métaphoriquement) d’un doigt et d’un feu qui ne se voient pas dans le peinture, mais se garde bien de relever les détails inexplicables hors sous-entendu grivois :

  • que Cupidon taille son arc vers le haut après l’avoir dégrossi vers le bas,
  • que le livre fermé et le livre ouvert soient corrélés aux expressions des deux puttis, l’un souriant et l’autre pleurant, comme dans un avant et un après de l’amour.


Parmesan Hébé et GanymèdeHébé et Ganymède, 1434-35 Louvre (c) RMN photo Thierry Le Mage Parmigianino, Les Andriens et Ganymède 1530-40 coll partGanymède et les Adriens, 1530-40, collection particulière

Parmigianino

Bien que le nu de dos, aussi bien féminin que masculin, soit un topos du maniérisme, Parmigiano n’a pas manqué de l’appliquer à Ganymède – la référence autorisée en la matière.


Bronzino An Allegory with Venus and Cupid c.1545 National GalleryAllégorie avec Vénus et Cupidon
Bronzino, vers 1545, National Gallery

Dix ans plus tard, Bronzino case son Cupidon fessu sur la marge d’une allégorie impénétrable, non sans suggérer, par un carquois bien placé, que le bel adolescent ne l’est pas.

Autant, pour célébrer le postérieur de l’homme mur, la figure d’Hercule fournissait un alibi antique indiscutable (voir 1 Le nu de dos dans l’Antiquité (1/2) ), autant le maniérisme a eu besoin d’inventer un Cupidon adolescent pour élargir le répertoire, un peu étroit, de Ganymède.


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Autres maniéristes

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Carlo_Portelli 1566 Immaculate_Conception Florence, Galleria dell'Accademia eglise OgnissantiLa dispute de l’Immaculée Conception
Carlo Portelli, 1566, Galleria dell’Accademia eglise Ognissanti, Florence

Sur ce tableau très exceptionnel, qui superpose Marie et Eve , voir Habillé/déshabillé : la confrontation des contraires .


Cornelis Cort after Federico Zuccari Lament of the Art of Painting, 1579 METLes Lamentations de la Peinture
Dessin de Federico Zuccari, gravé par Cornelis Cort , 1579, MET

Cette grande gravure (en deux plaques) propose elle-aussi une composition en deux registres, avec un nu féminin spectaculaire au beau milieu du registre inférieur.

 

Zuccari, en bas à gauche, travaille dans son atelier devant un grand tableau, représentant à gauche des forgerons produisant la foudre de Jupiter, à droite trois Furies assistant à la destruction d’une ville. Il contemple une femme nue, aux pieds ailés et à la tête auréolée de flammes, qui surgit au dessus d’une fosse ou gît l’allégorie de l’Envie. Les attributs de la femme nue sont ceux de la Sagesse, tels que Ripa les définira, mais bien plus tard.

Dans le contexte précis de cette gravure, il semble plutôt, selon Inemie Gerards-Nelissen [24], qu’elle représente la dixième Muse, celle de la Peinture, qui dans la moitié haute de la gravure se présente habillée aux pieds de Jupiter, présentée par les Trois Grâces (dont deux sont également vues de dos).


Une composition subtile (SCOOP !)

Cornelis Cort after Federico Zuccari Lament of the Art of Painting, 1579 MET schema1
La vue de dos nous fait comprendre que Zuccari, de là où il se trouve, peut comparer la Beauté faite de main d’homme, représentée par la statue, et la Beauté divine de la Muse qui l’inspire.



Cornelis Cort after Federico Zuccari Lament of the Art of Painting, 1579 MET schema2
La Muse apparait les pieds dans une fumée et la tête auréolée de flammes, flammes qui se dupliquent dans la forge et dans l’incendie (en rouge). Traduisons :

la Peinture a le pouvoir de montrer aussi bien la Création que la Destruction, le Meilleur comme le Pire.

Or les fumées de la forge et de l’incendie sont les mêmes qui forment le sol de l’Assemblée des Dieux : ceux-ci font donc partie du tableau que peint Zuccari. C’est un « tableau dans le tableau dans le tableau » qu’ils contemplent.



Cornelis Cort after Federico Zuccari Lament of the Art of Painting, 1579 MET detail tableau
Celui-ci montre la Fortune, à la tête d’une armée de Malheurs, tenue à distance par la Foi : autrement dit l’application directe du principe énoncé plus haut.


Une interprétation théorique de la vue de dos (SCOOP !)

Cornelis Cort after Federico Zuccari Lament of the Art of Painting, 1579 MET schema3
Dès l’Antiquité, les nus vus de dos sont fréquents dans la scène des Forges de Vulcain et obligés dans celle des Trois Grâces (voir 2 Le nu de dos dans l’Antiquité (2/2)). Mais l’homme au soufflet, l’homme au marteau et la Furie brandissant ses deux torches sont trop proches de la posture de la Muse au bras levé pour relever d’une simple coïncidence.

Dans la gravure, Zuccari est le seul à voir la Muse de face, et la vue de dos est ce qu’il nous montre d’elle. Les trois nus qui lui font écho, dans le tableau dans le tableau, ont la même valeur théorique : ils sont non pas ce que le peintre voit, mais ce qu’il nous montre, pour le Meilleur ou pour le Pire.



Rareté dans l’art vénitien

Palma Vecchio

1510-28 Palma Vecchio Venus qui se peigne gravure Jacques Bouillard
Vénus qui se peigne
Palma Vecchio, 1510-28, gravure de Jacques Bouillard, 1788

On connaît seulement par des gravures cette Vénus vue de dos, attribuée à Palma Vecchio, qui faisait partie de la collection du Duc d’Orléans.


Titien

 

Titien 1553 Danae (version Wellington) Apsley House LondresDanaë, 1553, Apsley House, Londres Titien 1554 Venus and Adonis PradoVénus et Adonis, 1554, Prado, Madrid

Titien

La justification de ce nu de dos semble simple, car dans une lettre à Philippe II, le peintre le rattache explicitement au problème du paragone : il explique que les deux tableaux offriront des vues de face et de dos, permettant à la Peinture de rivaliser avec la Sculpture .

Il faut néanmoins tenir compte du fait que Titien avait probablement réalisé dix ans plus tôt pour les Farnese un pendant sensiblement identique (voir Les pendants de Titien).  Et que la vue de dos est aussi un clin d’oeil à celle de la célèbre Hébé de Raphaël, au plafond de la Farnesina (voir 5 Le nu de dos en Italie (1/2)) [24a].

De plus, elle répond parfaitement à la narration : elle exprime la résistance de Vénus, qui tente d’empêcher Adonis de partir à la chasse : sa jambe dénudée et arcboutée vers l’arrière fait contraste avec la jambe chaussée d’Adonis, en marche vers la blessure fatale.


Tintoret

Tintoret 1541-42 tavole_per_un_Tintoret soffitto_a_palazzo_pisani_in_san_paterniano_a_venezia,_,_apollo_e_dafne Galleria Estense ModeneApollon et Daphné (série des Métamorphoses d’Ovide)
Tintoret, 1541-42, plafond de la chambre du palais San Paterniano de Venise, Galleria Estense, Modène

Il n’y a chez Tintoret que ce seul cas d’un nu de dos quelque peu original. La situation au plafond imposait l’idée d’une poursuite vers le ciel, et donc d’une vue de l’arrière. La similarité entre les deux corps (postures parallèles, formes androgynes) accentue d’autant plus la différence de texture : chair et écorce. Le linge de pudeur, qui ne cache rien du fessier du Dieu, accentue le mimétisme des postures, et complète l’ovale central.


Tintoret 1570 Hercule et Antee,_c._ Wadsworth Atheneum Museum of Art,HartfordHercule et Antée
Atelier de Tintoret, 1570, Wadsworth Atheneum Museum of Art, Hartford

Depuis Mantegna, le sujet d’Hercule et Antée impose la vue de dos. Le postérieur d’Hercule est quasi nu, mis à part la queue du lion de Némée qui sert d’identificateur. Les deux cercles de témoins (terrestres et célestes) accentuent l’effet de contre-plongée qui place le spectateur, le nez sur la massue posée au sol, dans le camp d’Hercule.


1544–1548 Attributed_to_Tintoretto_-_The_Forge_of_Vulcan, NORTH CAROLINA MUSEUM OF ART RaleighTintoret (attr), 1544–1548, North Carolina Museum of Art, Raleigh 1576 Tintoret Forges de Vulcain Palais des DogesTintoret, 1576, Palais des Doges

Les Forges de Vulcain

Autre sujet dans lequel la vue de dos est classique : celui des Forges de Vulcain. Dans son premier opus, Tintoret l’utilise comme dans les sarcophages romains, pour clore le groupe des trois forgerons. Dans le second, il la place au centre du trio avec une taille hypertrophiée, pour accentuer la perspective.



1578 Tintoret The Muses Royal Collection Trust Kensington PalaceLes Muses
Tintoret, 1578, Royal Collection Trust, Kensington Palace

Dans ce groupe de neuf femmes nues autour du Soleil-Apollon, Tintoret se limite à l’inclusion habituelle d’un seul nu de dos, pour clore la composition. Plusieurs statues de Gian de Bologna ont été suggérées comme source, mais il semble que Tintoret utilisait ses propres modèles, en cire ou en terre, qu’il habillait et suspendait pour les effets de contre-plongée [24b].

Très étudiée, la pose de la Muse vue de dos est le morceau de bravoure de la composition : en équilibre sur un pied, elle accorde d’une main sa « lira da braccio » tout en la jouant de l’autre avec son archet.


Véronèse

Véronèse n’a que très peu utilisé le nu de dos.


Veronese 1556-57 Music Bibliotheque Marciana VeniseLa Musique, Véronèse, 1556-57, plafond de la Bibliothèque Marciana, Venise

Le jeune garçon fait contraste avec le buste du vieux Pan, à la virilité remplacée par des flûtes et moquée par le manche cassé de la guitare et du luth. La musique pacifie les ardeurs -comme le soulignent les paisibles lauriers – et même le postérieur enfantin est modéré par un voile bienséant.


Veronese 1560-61 Bacchus_and_Ceres Villa Barbaro MaserBacchus et Cérès
Véronèse, 1560-61, Villa Barbaro, Maser

Le voile s’impose d’autant plus pour un postérieur féminin.


Veronese 1575 Serie des Allegories de l'Amour infidelite National Gallery LondresL’Infidélité (plafond des des Allégories de l’Amour)
Véronèse, 1575, National Gallery, Londres

Le mieux est de l’escamoter par un siège, comme dans le cas de l’Infidélité : à noter le billet doux que celle-ci glisse à un des deux amants à l’insu de l’autre : l’inscription est probablement « che mi possede » (qui me possède) [25]



Après le Concile de Trente

La dernière session du Concile de Trente normalise l’art religieux :

« Tout ce qui est lascif doit être évité ; de telle façon que les figures humaines ne seront pas peintes pour être ornées d’une beauté incitant aux appétits charnels » (Session XXV, 1563) [26].

Cette réprobation, qui ne concerne officiellement que les sujets religieux, a pu néanmoins avoir un effet de freinage sur les sujets profanes (allégorie, mythologie). Il faut aussi compter avec la sophistication du regard : le nu debout, trop proche des exercices d’atelier, devait passer pour une pose rudimentaire et indigne d’un artiste accompli.

Tous ces facteurs concourent au même résultat : après les exubérances corporelles et les nudités libérées du maniérisme, revient le goût pour les proportions harmonieuses et les fesses dissimulées.

Carracci 1596 Le choix d'Hercule Capodimonte Naples
Hercule entre la Vertu et le Vice
Carrache, 1596, Capodimonte, Naples

Ce n’est pas par hasard que Carrache montre le Vice par derrière : après avoir fait le tour des choses, l’oeil des spectateurs a perdu sa naïveté et sa curiosité originelle. La croupe est a nouveau reconnue pour ce qu’elle est : un objet de désir et de scandale.
Sur ce tableau, voir 3 Les figure come fratelli : autres cas


Le Caravage

1597 ca Caravage Gallerie Doria Pamphili RomeLe repos pendant la Fuite en Egypte, vers 1597, Gallerie Doria Pamphili, Rome Amor_Vincit_Omnia-Caravaggio_(c.1602)Amor Vincit Omnia, 1601-02, Gemäldegalerie, Berlin

Le Caravage

Même un artiste aussi provocateur que Caravage ne se risque pas à la dévoiler – même celle d’un ange – dans cette composition très probablement influencée par celle de Carrache [27]. Alors que vu de face, le sexe du même Ange ne pose de problème à personne.


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Un cas exceptionnel : Le Guerchin

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1617-18 Guercino Suzanne et les viellards PradoSuzanne et les vieillards
Le Guerchin, 1617-18, Prado, Madrid

En 1617-18, Le Guerchin met en scène à sa manière de thème de la nudité découverte. Les deux vieillards décomposent efficacement les deux rôles de l’admoniteur :

  • celui à l’index levé invite le spectateur à pénétrer dans le tableau ;
  • celui au bâton, à l’intérieur, lui sert de relais et de substitut.


1618 guercino_apollo-tortures-marsyas Palazzo Pitti FlorenceApollon écorchant Marsyas, Palazzo Pitti, Florence 1618 guercino et in arcadia ego Palazzo Corsini RomaEt in arcadia ego, Palazzo Corsini Roma

Le Guerchin, 1618

La même année, Le Guerchin développe la même idée du couple témoin d’un scandale avec ces bergers d’Arcadie qui, dans le clair-obscur d’une nature somptueuse :

  • assistent à la punition du faune atteint d’hybris (il a prétendu surpasser la musique d’Apollon) ;
  • découvrent la Vanité de la vie (une souris et un crâne, au beau milieu du paradis arcadien).

L’importance des deux témoins

Pour Daniel M. Unger [28], la présence des deux témoins est essentielle et révèle une communauté de thème entre les deux oeuvres :

« Guerchin a placé les mêmes bergers au même endroit non par manque d’inventivité, mais pour représenter la même idée : en premier la punition de Marsyas, sa mort individuelle parce qu’il a péché ; en second, la mort universelle qui nous attend tous. Il est rappelé au spectateur qu’il a deux manières de conduire sa vie : dans le vice ou la vertu. La première manière est celle de Marsyas : vivre et mourir en pécheur ; la seconde est celle d’Apollon / Christ, la voie dévote, qui conduit à la rédemption et à la vie éternelle. Les deux tableaux mettent en exergue la liberté de choix… ».


Le nu de dos

Que le tableau avec Marsyas ait une signification religieuse (le châtiment des protestants comme le propose Unger) ou qu’il illustre plus généralement le châtiment des révoltés et des vulgaires (il aurait été peint pour le duc de Toscane Côme II de Médicis), explique la présence des deux témoins, mais pas l’exceptionnelle vue de dos : parmi les nombreux peintres qui ont représenté le châtiment de Marsyas, Le Guerchin est le seul à l’avoir adoptée.


Guercino-Apollo-Flaying-Marsyas-Drawing-Biblioteca-Ambrosiana-MilanBiblioteca Ambrosiana, Milan Guercino-Apollo-Flaying-Marsyas-Drawing-Biblioteca-Albertina VienneAlbertina, Vienne

Le Guerchin, Etude pour Marsyas

Et cela n’est pas venu tout seul : les deux croquis préparatoires montrent Apollon et Marsyas assis côte à côte. Pourquoi Le Guerchin a-t-il finalement choisi de redresser le dieu, à une époque où le nu debout vu de dos était totalement passé de mode ?


Une explication théorique (SCOOP !)

On peut noter que le redressement du Dieu va de pair avec l’importance accrue des deux bergers (minuscules dans le croquis de l’Ambrosiana). Leur présence fait reculer le sujet d’un cran dans la profondeur, et nous implique dans leur vision : nous regardons ce qu’ils regardent. De la même manière, la figure vue de dos fonctionne comme un relais du spectateur, mais cette fois dans l’action : nous sommes, comme Apollon, debout le rasoir à la main au dessus du faune supplicié.

En cette année 1618, explorant le thème du voyeurisme, Le Guerchin aurait donc empiriquement découvert la théorie de la Rückenfigur (voir 2 Le coin du peintre).


Une explication symbolique (SCOOP !)

Les commentateurs prétendent souvent que le violon attaché dans l’arbre est l’instrument de Marsyas, puni comme lui. Or son instrument habituel est la flûte, tandis qu’Apollon joue de la lyre. Le croquis de l’Ambrosiana montre clairement que, pour Le Guerchin, Marsyas joue de la flûte de Pan, et Apollon du violon.


Titian 1570-76 _The_Flaying_of_Marsyas Archdiocesan Museum Kroměříž,KroměřížLe châtiment de Marsyas
Titien, 1570-76, Archdiocesan Museum Kroměříž, Kroměříž

Cette modernisation de la lyre traditionnelle est déjà présente chez Titien, qui accroche dans l’arbre, à côté de l’instrument divin, celui  de la transgression [29].



1618 guercino_apollo-tortures-marsyas Palazzo Pitti Florence detail
Or Le Guerchin élimine la flûte et lui substitue, au mépris de la narration, dans un halo qui fait écho à l’auréole du Dieu, le violon avec son archet.



1618 guercino_apollo-tortures-marsyas Palazzo Pitti Florence detail 2
L’idée est probablement de suggérer que le mouvement du rasoir, accompagné des cris du supplicié, mime celui de l’archet, producteur de la divine musique. Le retournement vulgaire du Dieu, et le remplacement de l’instrument gracieux par le racloir grossier, vont dans le même sens : l’Apollon du Guerchin, le dernier nu debout vu de dos de la peinture italienne, est un violoniste qui se venge.

Johann Liss 1625-30 Apollon et Marsyas Accademia Venise 58 x 48Apollon et Marsyas, 1625-30, Accademia, Venise Johann Liss 1626-27 The Cursing of Cain Chrysler Museum of Art NorfolkCain tuant Abel, 1626-27, Chrysler Museum of Art, Norfolk

Johann Liss

Mis à part celui du Guerchin, le seul autre Apollon vu de dos est dû à Johann Liss, peintre d’origine allemande mais qui a travaillé essentiellement à Rome et Venise. Il est peu probable qu’il ait vu le tableau du Guerchin, déjà dans les collections du Duc de Toscane. Il a pu arriver à la même composition non-conventionnelle par un autre chemin : dans deux toiles de la même période, il se sert de la vue de dos, combinée à la puissance dramatique de la contreplongée, pour traduire la violence aveugle des meurtriers.



Article suivant : 7 Le nu de dos chez Dürer

Références :
[22] https://soloalsecondogrado.wordpress.com/tag/virtual-visit-to-the-smallest-florentine-museum-portico-della-chiesa-della-compagnia-dei-disciplinati-di-san-giovanni-battista-alias-chiostro-dello-scalzo/
[22a] Patricia Lee Rubin « Seen from Behind: Perspectives on the Male Body and Renaissance Art »
[22b] L’idée de représenter le bourreau vu de dos vient d’une gravure de Lucas de Leyde de 1511-15, voir [22a] p 134.
[22c] H. Colin Slim « Dosso Dossi’s Allegory at Florence about Music «  Journal of the American Musicological Society, Vol. 43, No. 1 (Spring, 1990), pp. 43-98 (56 pages) https://www.jstor.org/stable/831406
[23] https://commons.wikimedia.org/wiki/Category:Gods_in_Niches,_engravings_by_Jacopo_Caraglio
James Grantham Turner, « Caraglio’s Loves of the Gods », Print Quarterly, Vol. 24, No. 4 (DECEMBER 2007), pp. 359-380 https://www.jstor.org/stable/41826756
[24] Inemie Gerards-Nelissen, « Federigo Zuccaro and the Lament of Painting » Simiolus: Neth erlands Quarterly for the History of Art, Vol. 13, No. 1 (1983), pp. 47 https://www.jstor.org/stable/3780606
[24a] Panofsky, Problems in Titian, mostly iconographic, p 151 https://archive.org/details/problemsintitian0000pano/page/150/mode/2up?q=polyclitus
[24b] https://www.rct.uk/collection/405476/the-muses
[25] Elise Goodman-Soellner, « The Poetic Iconography of Veronese’s Cycle of Love », Artibus et Historiae, Vol. 4, No. 7 (1983), pp. 19-28 https://www.jstor.org/stable/1483179
[26] http://manierisme.univ-rouen.fr/spip/?3-1-2-Reconquete
[27] https://en.wikipedia.org/wiki/Rest_on_the_Flight_into_Egypt_(Caravaggio)
[28] Daniel M. Unger, « Allegorizing Choice: The Apollo Flaying Marsyas Myth in a Religious Context » December 2010, Explorations in Renaissance culture 36 (1), p 60 https://www.researchgate.net/publication/286438072_Allegorizing_Choice_The_Apollo_Flaying_Marsyas_Myth_in_a_Religious_Context/link/5b2ccb6d0f7e9b0df5bae131/download
[29] https://en.wikipedia.org/wiki/Flaying_of_Marsyas_(Titian)

7 Le nu de dos chez Dürer

29 janvier 2024
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Cet article présente les nus de dos de Dürer, ainsi que leur influence sur certains artistes germaniques ou italiens.

Article précédent : 6 Le nu de dos en Italie (2/2)



Les premiers nus masculins de dos

En 1494, Dürer fait son premier voyage en Italie, où il copie notamment des gravures de Mantegna (dont probablement la Bacchanale à la Cuve) et des dessins de Pollauiolo.Panofsky a consacré une étude aux liens entre Dürer et l’antiquité classique, dans lequel il propose une généalogie de ses nus masculins de dos [1].

flagellation 1495 Durer -rape-of-the-sabine-women-1495 Musée Bonnat, Bayonne schemaRapt des Sabines
Dürer, 1495, Musée Bonnat, Bayonne

Ce dessin, copie d’un dessin perdu de Pollauiolo, montre quasiment le même personnage vu de dos et vu de face (en inversant néanmoins la jambe fléchie). Sur cette question voir 3 Les figure come fratelli : autres cas .



Durer Nu masculin dos schema
Selon Panofsky, ce motif aurait été inspiré à Pollauiolo par une statue antique d’Hercule portant le Taureau d’Erymanthe. Autant on trouve aisément des sarcophages antiques correspondant à la vue de face (jambe gauche fléchie), autant le seul exemple de statue d’Hercule que Panofsky donne pour expliquer la vue de dos (Clarac, fig 2009) ne comporte  pas de Taureau, et ne fléchit pas la bonne jambe.

La suite de la généalogie de Panofsky est plus convaincante : le dessin de Bayonne explique effectivement les deux gravures de 1495 et 1497 (motif inversé), et sans doute en 1500 l’Hercule de Vienne, qui retrouve miraculeusement l’Hercule archer de Pollauiolo réalisé vingt ans plus tôt.

Quoiqu’il en soit, la grande idée de Panofsky dans cette étude est que Dürer n’a pas été directement en contact avec les antiques, mais les a connus via les artistes du Quattrocento :

« …on peut dire que Dürer a épousé la cause de l’antiquité classique contre celle du Quattrocento… Mais cela ne doit pas faire oublier que le style classique que Dürer a ainsi pu opposer à celui du Quattrocento lui avait été rendu accessible par le Quattrocento lui-même. S’il était possible à l’artiste allemand de retraduire l’idiome des Italiens dans la langue de l’Antique, il devait cette possibilité aux Italiens mêmes qu’il « corrigea ». Le Quattrocento lui-même a appris à Dürer comment le dépasser. »



Les premiers nus féminins de dos

Durer 1495 Nu feminin vu de dos LouvreAcadémie de femme debout, de dos, la main sur une hampe d’où part un voile.
Dürer, 1495, Louvre

Le premier nu féminin de dos de Dürer a probablement été réalisé durant ce premier voyage en Italie, cette fois d’après un modèle vivant.


Durer 1496 Bain des homme, bain des femmes

Le bain des hommes, gravure sur bois Le bain des femmes, dessin à l’encre

Dürer, 1496

A son retour d’Italie, Dürer se sert du thème du bain pour mettre en scène des corps de tous âges et de toutes conditions. Bien que ne constituant pas techniquement des pendants (medias différents, format différent), les deux oeuvres sont complémentaires : masculin / féminin, extérieur / intérieur, ouvert / fermé. De plus elles partagent la même composition :

  • six personnages principaux, trois debout et trois assis ;
  • un voyeur à l’arrière-plan (en bleu) ;
  • construction perspective fortement soulignée (en jaune).

Mais tandis que pour le Bain des hommes, le peintre prend place au niveau de l’homme assis, il se hausse dans le Bain des Femmes au niveau de celui qui entre-baille la porte. Ce parti-pris – familiarité côté homme, voyeurisme côté femmes, explique peut être la position du nu de dos – le premier que Dürer insère dans une composition complexe.



Durer 1496 bain des femmes schema
Manifestement, il fait système avec le voyeur et les enfants, plaçant le spectateur en situation de frustration : nous voudrions bien voir ce sexe que la femme leur montre, sans le savoir ou sans y penser. En contrepartie, les deux femmes qui lèvent les yeux tranquillement en direction de l’artiste lui reconnaissent le droit de les contempler, car leur sexe est masqué à sa.

Durer La petite fortune 1496La petite fortune
Dürer, 1496, Gallica

La même année, Dürer confirme son intérêt pour le nu féminin vu de dos, sous prétexte de représenter la Fortune debout sur sa boule. Comme dans le croquis ramené d’Italie, la femme conserve l’équilibre en s’appuyant sur un bâton, en haut duquel est fiché un chardon (voir Dürer et son chardon).

A noter la coiffe se prolongeant par une longue draperie tenue de la main droite, motif que nous retrouverons bientôt.


1497 Nicoletto da Modena a vestale Tuccia portant le crible rempli d'eau pour prouver son innocenceLa vestale Tuccia portant le crible rempli d’eau, Nicoletto da Modena, 1497

La copie par Nicoletto da Modena est intéressante sous deux aspects :

  • elle prouve la relative difficulté, pour les artistes de l’époque, de trouver des modèles féminins acceptant de poser nu ;
  • elle constitue un premier exemple de recyclage d’une iconographie originale et complexe pour traiter un sujet bien plus balisé : le miracle de la vestale qui, pour prouver son innocence. transporte de l’eau dans un tamis.

Durer 1497-1500 Female Nude Praying NGANu féminin priant, Dürer, 1497-1500, NGA

Ce croquis, manifestement saisi d’après nature, suggère qu’il était, pour une femme de l’époque, plus impudique de dévoiler sa chevelure que sa croupe.



Le problème des « quatre femmes nues »

Malgré d’intenses recherches, il n’y a pas de consensus sur la signification de cette gravure importante, la toute première datée et signée du célèbre monogramme. Tous les rapprochements possibles ont été tentés avec de oeuvres comparables ou des sources littéraires.

Sans proposer une nouvelle hypothèse, je tente ici une autre approche : les interprétations expliquent-elles ou non les symétries de la gravure , et en particulier ses deux extraordinaires nus de dos ?

Aperçu des différentes catégories d’interprétations

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durer 1497 les quatre sorcieresQuatre femme nues (Les quatre sorcières)
Dürer, 1497

Il y a autant de grandes catégories d’interprétations que de femmes dans la gravure. Je les expose rapidement, avant d’y revenir sous l’angle particulier du nu de dos.


1 La sorcellerie

Quatre femmes nues Durer sorcellerie schema

Le sujet serait la sorcellerie, à cause du diable, des ossements et de le boule, en qui de nombreux commentateurs reconnaissent une baie de mandragore. Appuyée initialement par l’autorité de Panofsky, cette interprétation est revenue en force à la faveur des études de genre : il faut dire que la gravure constitue une pièce de choix, un tournant majeur qui lie pour la première fois les sorcières et la nudité.

Parmi les articles récents, Margaret A. Sullivan [2] a modulé le caractère dénonciateur du sujet : pour elle l’époque n’était pas encore aux grands procès de sorcellerie, mais le personnage de la sorcière intéressait les humanistes en tant que survivance d’un passé païen. Très récemment, Jane L.Carroll [3] a vigoureusement défendu et étayé l’interprétation dominante : la gravure est bel et liée à la parution du premier traité contre la sorcellerie, le Malleus Maleficarum.


2 La Mythologie

Quatre femmes nues Durer mythologie schema
Le sujet serait mythologique ou allégorique : même si Dürer a supprimé tout attribut et caché comme par plaisir toutes les mains sauf une, il doit être possible de reconnaître un trio ou un quatuor bien connu. Ces interprétations se concentrent sur les postures, les regards, les différentes coiffures et la boule ; leur faiblesse est leur diversité, et la difficulté d’y intégrer le diable et les ossements.


3 La Tentation

Le sujet serait la Tentation : cette interprétation récente et que je crois décisive a été proposée en 2003 [4] suite à la mise en évidence d’un détail crucial qui était passé totalement inaperçu jusqu’alors .


4) Les interprétations extrêmes, hors discussion

  • il n’y pas de thème sous-jacent : il s’agit d’une étude anatomique et érotique dans la suite du Bain des Femmes, justifiée par un prétexte vaguement allégorique, un peu comme la Petite Fortune ;
  • il y un thème bien précis et délibérément crypté, qu’on découvre en forçant les détails à rentrer dans les présupposés (et en omettant ceux qui n’y rentrent pas) [5].


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1) Quatre sorcières

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v
La couronne de lauriers qui distingue la femme du centre la désigne comme l’initiée, qui s’intègre au cercle des sorcières. Le trigramme O.G.H peut être traduit par

Oh Dieu Protège-nous (de la sorcellerie)

Oh Gott Hüte (behüte uns vor Zauberei)

Cette interprétation, la plus ancienne et la plus séduisante à première vue, ne s’intéresse pas aux symétries d’ensemble et n’explique pas les deux nus de dos.


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2) Quatre figures mythologiques ou allégoriques

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2a) Nicoletto da Modena et le Jugement de Pâris

Nous avons déjà vu Nicoletto da Modena adapter la Petite Fortune au goût italien, en la transformant en vestale. Il va s’emparer de même des Quatre femmes et les mettre à sa sauce.



Quatre femmes nues Durer Nicoletto da Modena
En premier lieu, il supprime les éléments macabres, le diable, et modifie l’inscription de la boule :

Qu’elle soit donnée à la plus belle.

DETUR PULCHIOR



Quatre femmes nues Nicoletto da Modena
L’objet et la formule renvoient à la pomme du Jugement de Pâris, que celui-ci donna à Vénus, plus belle que Minerve.et Junon. Du coup la quatrième femme, celle du fond, ne peut être la déesse Éris, la Discorde, l’organisatrice de ce concours de beauté.

Nicoletto a rajouté trois attributs aux trois déesses (en bleu) :

  • pour la première un miroir, comme dans sa gravure de Vénus ;
  • pour la seconde une lance, comme dans les représentations habituelles de Minerve ;
  • pour la troisième, ce qui semble être une corne d’abondance, mais qui est en fait une torche enflammée (comme le prouve la comparaison avec son autre Jugement de Pâris) : un attribut non conventionnel de Junon, spécifique à Nicoletto.

Ainsi il n’est pas douteux que celui-ci a voulu transformer la gravure de Dürer en une représentation très inhabituelle du Jugement de Pâris... sans Pâris et avec quatre déesses au lieu de trois !

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2b) Nicoletto da Modena et un autre thème (SCOOP !)

Quatre femmes nues Durer Nicoletto da Modena schema 2
Remarquons que d’autres modifications ont visiblement pour but d’accentuer la symétrie de la composition :

  • la porte entre-baillée du mur du fond est remplacée par une ouverture latérale, sans porte ;
  • la draperie rajoutée à Junon accentue l’effet de pendant avec Vénus ;
  • le collier rajouté à Minerve la particularise et fait mieux ressortir sa totale nudité.

D’autres modifications au contraire introduisent des dissymétries :

  • la couronne de lauriers rajoutée sur la tête de Junon l’associe clairement avec Minerve ;
  • aux pieds de celle-ci, un burin a été posé sur la signature.

Ces modifications peuvent sembler fortuites. Cependant elles suggèrent un second niveau de lecture que Nicoletto aurait voulu donner à son Dürer revisité : les deux femmes vues de face, portant des coiffes à la mode du jours et placées sur le gradin inférieur, s’opposent aux deux femmes vues de dos, portant des couronnes à l’antique et placées sur le gradin supérieur.

Ainsi le concours de beauté suggéré par la phrase « DETUR PULCHIOR » n’aurait pas lieu entre les trois déesses antiques. Mais plutôt, réorganisé par Nicoletto, entre

  • la Beauté antique, illustrée par les deux déesses vues de dos, du coté de la porte simple ;
  • la Beauté d’aujourd’hui, illustrée par une moderne Vénus accompagnée de sa servante, du côté de la porte en style contemporain.

Quatre femmes nues Nicoletto da Modena Minerve
Un détail vient confirmer la grande subtilité de cette réorganisation binaire. Dans une autre gravure que Nicoletto da Modena a consacrée à Pallas (Minerve), la lance est tournée pointe en bas : l’étrange forme en fuseau, en haut de l’objet que tient la femme du centre, est donc bien l’empennage d’un type particulier de javelot, appelé dard [6]

Mais dans les Quatre Femmes, le bas du dard, caché par le pied, ne comporte pas de pointe : il se trouve que, juste à côté, le burin de Nicoletto en constitue le substitut.

Quatre femmes nues Durer Nicoletto da Modena detail

Ainsi cette femme du centre est bien Minerve, mais une Minerve personnalisée, adaptée pour célébrer, par son manque, la gloire du graveur : si son prénom NICOLETTO reste aux pieds des beautés modernes, son patronyme complet, MODENENSIS ROSEX, se hisse dans le camp des déesses antiques, atteignant ainsi à l’Immortalité.


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2c) Les trois Grâces et Vénus

Quatre femmes nues Durer Venus Trois graces schema
Cette interprétation est due à Jessie Poesch [7], sur la base d’un rapprochement avec une gravure d’un Ovide moralisé, qui montre Vénus au centre, se baignant un miroir à la main et survolée par Cupidon, entourée par les trois Grâces nues portant différentes coiffes. Dans le texte, Vénus est associée à la vie voluptueuse, et les Trois Grâces aux défauts qui l’accompagnent : « avarice, concupiscence, infidélité » puis « aux trois péchés qui fréquentent la prospérité et volupté des choses. C’est assavoir luxure, orgueil et avarice. »

La figure centrale de la gravure de Dürer, surplombée par la boule, couronnée de lauriers, un crâne sous les pieds et à l’aplomb du monogramme, serait donc Vénus, une Vénus mortelle entourée par les Grâces vues dans leur acception négative. Mais impressionnée par la puissance de l’adaptation par Nicoletto da Modena, Jessie Poesch conclut néanmoins à une superposition de trois thèmes :

« La synthèse de Dürer combine ainsi plusieurs thèmes liés : le concept médiéval tardif de Vénus et de ses accompagnatrices comme symboles de la vie voluptueuse, l’idée médiévale que l’amour charnel, la luxure, est l’un des sept péchés capitaux, et les interprétations allégorisées des Trois Grâces et l’histoire classique du Jugement de Paris ranimées à la Renaissance. »

La grande faiblesse de cette analyse est structurelle : si la femme du centre est Vénus, supérieure par nature aux Trois Grâces, pourquoi est-elle :

  • la plus petite en taille ,
  • placée sur le même palier que la femme de gauche ;
  • associée à la femme de droite par le biais des ossements, femme qui est nettement mise en valeur pas son interminable coiffe ?

C’est sans doute à cause de ces difficultés que Jessie Poesch conclut à une superposition de thèmes.


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2d) Les quatre Grâces

J’exhume pour le plaisir une interprétation marginale, totalement oubliée depuis 1930. Hans Rupprich [8] avait cru trouver, dans un manuscrit de l’humaniste Pirckheimer, ami et patron de Dürer, un poème expliquant l’iconographie de la gravure :

Des Charites
Elles se tiennent nues, mais l’autre tourne le dos aux unes,
Tandis que deux bel et bien nous regardent.
On les représente nues, car c’est sans la corruption d’un voile vulgaire
Que la Grâce doit venir aux hommes honnêtes.
On les représente reliées, car elles s’allient entre elles,
Afin que la Grâce dure pour tous les temps.
Et deux d’entre elles nous regardent, tandis qu’une autre nous tourne le dos :
La Grâce, qui se donne simple, a coutume d’être rendue double.
Pirckheimer, 1495

De Charitibus
Stant pariter nude sed stat conversa duabus
Altera quum due nos bene conspiciunt
Pinguntur nude comuni velamine debet
Nullo jnfecta bonis gracia adesse viris
Pinguntur nexae , quod mutua foedera iungunt
Et duret cunctis gracia temporibus
Nosque due spectant sed versa est altera nobis
Gracia , quae simplex dupla redire solet.

Rupprich traduit le vers 7 : « Et deux d’entre elles nous regardent, dont l’une nous tourne le dos ». En comparant avec le vers 2, qui dit que deux Grâces nous regardent, il en déduit qu’il y a au total quatre Grâces, ce qui est possible dans certaines traditions grecques.

Mais comme le remarque Ludwig von Buerkel dès l’année suivante [9], Rupprich force quelque peu la traduction du second « altera » ( « ein wenig saloppen Verwendung »), en lui faisant dire « l’une » au lieu de « l’autre ».


Niccole Fiorentino 1486 Giovanna-degli-Albizzi TornabuoniGiovanna degli Albizzi Tornabuoni et les Trois Grâces
Médaille de Niccole Fiorentino, 1486

En conclusion, le poème de Pirckheimer ne donne pas le programme des Quatre femmes nues que son ami réalisera quatre ans plus tard, mais décrit simplement les Trois Grâces dans leur configuration à l’antique, telles qu’il les avait sans doute vues lors de son voyage en Italie.

En revanche, le grand intérêt du poème est qu’il donne un sens à l’opposition nu de dos / nus de face : l’un représente la grâce que l’on donne, les autres celle que l’on vous rend, à double mesure. Ce qui rend d’autant plus probable que, dans les Quatre femmes nues, Dürer ait donné un sens théorique à cette opposition, même s’il ne s’agit pas des « quatre Grâces ».


sb-line2e) Quatre stades d’un cycle

 

Quatre femmes nues Durer BehamBarthel Neham, La Mort et trois femmes nues, 1525-27

Cette relecture tardive de Barthel Beham revisite le modèle dans un tout autre sens : celui des Quatre âges de la Femme. Selon Jean Wirth [10], cette gravure à charge, mais par un élève de Dürer, est celle qui a le plus de chances de se rapprocher de l’intention initiale du maître : illustrer un cycle.

J.Dwyer, en 1971 [9a] , a proposé que les Quatre Femmes nues représentent les Heures : une iconographie totalement nouvelle et difficile, puisqu’elle n’a pas d’antécédent dans l’Art antique et qu’il s’agit d’entités décrites seulement comme des jeunes femmes, sans attributs définis. Il pourrait aussi s’agir des Quatre Saisons [9b] . Ce thème temporel est cohérent avec la présence de la boule portant le millésime, divisée en douze secteurs.

Ou peut tenter d’identifier les figures par leur position dans la pièce, dans le même ordre que Beham :

  • l’Aurore/Printemps juste après la porte d’entrée (le début du cycle) ;
  • le Midi/Eté de dos, couronné de lauriers ;
  • le Soir/Automne près des flammes ;
  • la Nuit/Hiver dans l’ombre.

Ceci n’explique pas les deux niveaux de gradins. On peut aussi s’étonner que pour représenter un tel cycle, Dürer n’ait pas glissé d’indices plus marquants. Faut-il interroger les coiffes ?



v
Les spécialistes de la mode nürembergeoise de l’époque n’ont pas décelé de logique autre que sociale ([4], p 158) :

  • la femme de gauche porte une Haube (ou Festhaube), édifice compliqué réservé à la haute bourgeoisie et plutôt aux femmes mariées ;
  • celle de l’arrière-plan porte une coiffe simple, plutôt celle d’une servante ;
  • celle de droite porte une coiffe longue (Schleier), destinée à être enroulée en une sorte de turban, et spécifique des classes moyennes.

L’idée d’un cycle est séduisante, mais nous laisse sur notre faim. Heureusement un fait nouveau est apparu en 2003 (mais qui n’a pas fait basculer les tenants de la sorcellerie).


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3) Le diable tentateur

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Le détail dans le diable

Quatre femmes nues Durer Hopfer
Daniel Hopfer, une autre relation de Dürer (ce serait lui qui lui aurait enseigné la technique de la gravure à l’eau forte) nous montre ici ce que le diable tient dans sa main, presque invisible dans l’entrebâillement de la porte : le bâton fendu (brillet, Knobe) qui servait notamment, lors de la chasse au brai, à capturer les grives attirés par une chouette [11].

Dans la gravure de Hopfer, Cupidon a troqué son arc pour un luth, et c’est un Diable-oiseleur qui capture les proies de Vénus, des oiseaux à tête d’homme ridicules qu’elle attire par ses charmes (voir  L’oiseleur). On notera le crâne sous son pied, rappelant que la Mort est l’issue de ces jeux.



Dans son étude approfondie sur la symbolique du « Knobe » à l’époque de Dürer, Jeroen Stumpel [4] conclut avec raison qu’il constitue la clé des « Quatre femmes nues », d’autant qu’il a un antécédent chez Dürer lui-même :

1494 Sebastian Brant, Das Narrenschiff, Basel Johann Bergmann von OlpeL’Elévation de l’Orgueil, illustration pour La nef des fous
Dürer, 1494

Le texte sous l’illustration explique son sens :

Ici la belle femme est donc la proie du Diable, qui se prépare à la faire rôtir sur son gril.

Pour Stumpel, les Quatre femmes nues développeraient un thème analogue, celui des femmes « qui incitent ou sont incitées à pécher » ([4], p 156).


Un piège à hommes (SCOOP !)

Quatre femmes nues Durer Diable oiseleur
Je pense pour ma part qu’on peut pousser d’un cran dans l’interprétation : plutôt que des proies pour le Démon, les quatre demoiselles ne seraient-elles pas des appâts ? Voilà qui expliquerait pourquoi les portes ne sont pas symétriques :

  • la porte ouverte à droite, est celle par où entrent les hommes de toutes conditions sociales, attirés par leurs charmes variés ;
  • la porte entre-baillée, au fond, est celle qui cache le diable-oiseleur, dans la position-même du voyeur dans Le bain des femmes : à voyeur, voyeur et demi !

Les ossements sont les restes de ceux qui sont tombés dans le piège. La boule, en forme de baie, rappelle qu’ils sont comme des oiseaux qu’on attire : les rayons de la sphère pendue au plafond, comme des oiseaux qu’on met en cage.


Ce que nous dit le trigramme (SCOOP !)

Quatre femmes nues Durer Van Meckenem
Israël Van Meckenem, un graveur prolifique de Bocholt, bien loin de Nüremberg, a recopié la gravure dès l’année suivante, avec un nombre minimal de modifications :

  • il a remplacé sans vergogne le monogramme par sa propre signature,
  • il a modifié le trigramme O.G.H. en G.B.A.

On peut tirer de ce piratage-express trois conclusions :

  • la gravure était suffisamment explicite à l’époque pour avoir du succès auprès de clients bien loin de la sphère nürembergeoise : le trigramme, quel que soit son sens, n’est donc pas un « private joke » pour humanistes avertis ;
  • c’est peut être parce qu’ils comprenaient la signification de la gravure que les amateurs déchiffraient ensuite le trigramme, et non l’inverse ;
  • le trigramme ne peut pas être les initiales des quatre femmes : il s’agit donc d’une formule abrégée, et ses deux formes doivent avoir des sens proches, ou correspondre à une traduction du latin à l’allemand ou au néerlandais.

De nombreuses significations plus ou moins arbitraires ont été proposées pour O.G.H [13] , une seule pour G.B.A [14] . Je n’irai pas chercher plus loin :

OGH : Oh Gott hülfe

GBA : Gott Behütte Alle

Dieu aide-nous

Dieu les garde tous

Ainsi, sans aucune référence à la sorcellerie, le trigramme dans son interprétation la plus traditionnelle trouve bien sa place dans le tableau tragique d’un piège à hommes, appâté avec quatre séductrices dénudées.


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4) Nus de face et nus de dos (SCOOP !)

Le côté sexy des quatre femmes nues de toutes conditions vues sous différents angles, plus le diable-oiseleur pour la morale, suffisent à expliquer le succès de la gravure. Il nous reste cependant à répondre à notre question initiale : pourquoi les deux nus de dos s’opposent-ils si clairement aux deux nus de face ?

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Jacopo di Barbari

Quatre femmes nues Durer Jacopo da Barbari
Les nus de dos à la fin du XVème siècle sont suffisamment rares pour que le rapprochement s’impose avec cette allégorie de Jacopo de Barbari. D’autant que les deux artistes se fréquentaient et s’estimaient. Pour Panofsky ( [15], p 70), c’est plutôt ici Barbari qui aurait influencé Dürer, mais l’inverse est également possible. Quoi qu’il en soit, il est flagrant que, malgré des conceptions très différentes de la Beauté féminine et malgré des capacités de dessin inégales, les deux compositions se ressemblent :

  • nu de dos à gauche; nu de face à droite ;
  • grande draperie tenue par une seule des deux femmes ;
  • décor dissymétrique :
  • porte avec diable / porte ouverte ;
  • colonne intacte / colonne tronquée.

Chez Barbari, les palmes et la couronne de laurier permettent de reconnaître la Victoire, les ailes la Renommée. Le couple vu de face / vu de dos n’est donc pas uniquement plastique : il porte aussi une valeur sémantique, celle d’une sorte de dialogue, de face à face, entre deux entités fortement couplées : la Victoire engendre la Renommée; et d’une certaine manière la Renommée aide la Victoire.

Tout se passe comme si Dürer avait dédoublé chacune des deux femmes, et éliminé les attributs mythologiques habituels.


Le Jugement de Pâris

Quatre femmes nues Durer Nicoletto da Modena schema 2
Ceci ne veut pas dire pour autant qu’il ne les ait pas remplacés par d’autres, pris dans les accessoires du quotidien. Ainsi on peut imaginer qu’un bourgeois lettré de Nüremberg aurait facilement reconnu :

  • Junon, l’épouse orgueilleuse de Jupiter, à sa coiffe d’épouse qui, vue de dos, évoque assez bien le postérieur d’un paon ;
  • Minerve, déesse de la sagesse et de la connaissance, à sa couronne de lauriers ;
  • Vénus, la gagnante du concours de Beauté, à son interminable traîne portée par une servante, qui est peut être aussi la Discorde.

Et la boule suspendue au plafond retrouve le rôle de trophée du concours que lui a donné Nicoletto da Modena.

Ainsi celui-ci n’a pas brodé à partir de la composition de Dürer, mais il l’a simplement adaptée au contexte italien : remplacement de la coiffe nürembergeoise par la couronne de lauriers, suppression du diable avec son Knobe, typiquement allemand.


En conclusion

Quatre femmes nues Durer schema
Les Quatre femmes nues sont donc bien, comme l’a pressenti Jessie Poesch, une gravure à deux niveaux de lecture :

  • une lecture « vulgaire », en tout cas encore médiévale : celle du piège de la Séduction, tendu aux hommes par le Démon ;
  • une lecture « savante » et renaissante, celle du Jugement de Pâris.

Ou plus exactement, de l’instant juste avant, puisque la Pomme de la discorde est encore pendue au plafond, et que Pâris n’apparaît pas à l’écran : parce que Pâris, c’est nous-même qui regardons la gravure.

La composition anticipe le résultat du concours :

  • sur le plateau gauche, du côté de la porte fermée, les deux déesses perdantes ;
  • sur le plateau droit, la future gagnante et la Discorde, planquée derrière la traîne comme le démon derrière la porte.

Tout comme Nicoletto de Modena et Jacopo de Barbari, Dürer accorde donc à la dialectique vue de dos / vue de face une valeur sémantique : ici celle de l’échec et du succès.

Les ossements, équitablement répartis dans les deux camps, symbolisent la Mort que la Guerre de Troie va déchaîner sur le monde. Ce sont eux en définitive qui assurent la jonction entre les deux niveaux de lecture :

  • lecture chrétienne, où le démon se sert de quatre femmes nues pour amener les hommes à leur perte ;
  • lecture antiquisante, où la Discorde se sert de trois Déesses pour inciter les hommes à la Guerre.



Dürer : derniers nus de dos

flagellation 1495 Durer abduction-of-a-woman-rape-of-the-sabine-women-1495 schemaLe choix d’Hercule entre les deux voies
Dürer, 1498 , MET

L’année suivante, dans cet autre sujet mythologique, Dürer revient à la vue de dos, masculine cette fois. Cette vue peut se justifier ici par sa valeur identificatoire : en plaçant le spectateur dans le dos d’Hercule, elle contribue à l’impliquer dans son choix. Mais cette remarque n’épuise pas la question. Sur la génèse et les interprétations concurrentes de cette gravure, voir 3 Les figure come fratelli : autres cas.

1505 Durer Femme nue vue de dos LouvreFemme nue vue de dos, Dürer, 1505, Louvre Durer 1506 Femme nue vue de dosFemme nue vue de dos, Dürer, 1506

Quelques années plus tard, Dürer produira encore ces deux remarquables nus de dos, mais sans les intégrer à une composition.

Adam et Eve, dessin, 1510

Dürer a traité plusieurs fois le thème d’Adam et d’Eve. Ce dessin, le seul où ils sont vus de dos, mérite d’être replacé dans un contexte plus général : voir ZZZ.



En Allemagne après Dürer

1510-32 Lugwig Krug allegory of ageLudwig Krug, 1510-32 Giulio_Campagnola_Zwei_nackte_Frauen 1500-15Campagnola, d’après Krug

Allégorie de l’Age

Krug, graveur de Nüremberg, isole la moitié gauche des Quatre femmes nues et rajoute un sablier et une tête de mort pour en faire une allégorie probable de la Vie (femme enceinte) entraînée par la Mort (les cheveux et le linge qui flottent en arrière soulignent le mouvement). La composition a été copiée à l’identique par Campagnola.


vBaigneuse, Ludwig Krug, 1510-32, British Museum

Krug a encore divisé le motif en le réduisant à la seule femme de gauche : la cambrure et la chevelure supprimées, la serviette qui tombe droit, lui confèrent un caractère statique. La rivière en contrebas, dont un saule étété montre la proximité, justifie par le thème du bain ce suprenant nu champêtre .


Urs Graf 1510ca Lansquenet et Fortune Stadel MuseumLe Lansquenet et la Fortune, dessin à la plume, Urs Graf, vers 1510, Städel Museum, Francfort Durer_Grande-FortuneLa Grande Fortune, Dürer, vers 1502

Le dessin utilise le même attribut que Dürer dans La grande Fortune, le vase, pour donner à cette scène de prostitution une signification humoristique :

Que Dieu nous donne le bonheur, que la fortune soit de mon côté

Got geb uns Glük, Glük (a)uf m(e)iner S(e)iten

Le texte du baldaquin joue sur le double sens de Glück pour signifier à la fois la satisfaction sexuelle du couple (le lansquenet tiré vers le lit par sa manche) et financière de la prostituée (l’assiette remplie de pièces sorties de la bourse).


Urs Graf 1517 Lansquenet et femme nue RijksmuseumLe Lansquenet et la Fortune, gravure, Urs Graf, 1517, Rijksmuseum

Pour sa gravure sur le même thème, Graf reprend la femme à la coiffe des Quatre femmes nues. La vue de dos est assortie à celle du Cupidon fessu, à la flèche enflammée, qui permet une lecture bienséante en terme de Mars et Vénus. Mais l’hypertrophie de la coupe, à l’aplomb de l’horizontalité de l’épée, impose sa métaphore grivoise.


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Sorcières vues de dos

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Ulrich_Molitor 1489 _Von_den_Unholden_Wettermachen De laniis et phitonicis mulieribus, Reutlingen chap 5 chevauchant loupSorcière chevauchant un loup pour se rendre à reculons au sabbat
Illustration du chapitre 5 du « De laniis et phitonicis mulieribus », Ulrich Molitor, 1489, Reutlingen
Durer 1500-01_Witch_Riding_on_a_Goat_(NGA_1943.3.3556)Sorcière chevauchant un bouc à l’envers, Dürer, 1500-01

La seule gravure certaine de Dürer sur le thème des sorcières illustre l’incroyable enrichissement iconographique par rapport à la gravure du traité de Molitor dix ans plus tôt, mais aussi la constance des identifiants majeurs : la sorcière est une vieille femme, et elle renverse le cours naturel des choses, comme le soulignent la monte à l’envers et le monogramme inversé.


Ulrich_Molitor 1489 _Von_den_Unholden_Wettermachen De laniis et phitonicis mulieribus, Reutlingen frontispiceFrontispice du « De laniis et phitonicis mulieribus », Ulrich Molitor, 1489, Reutlingen durer 1497 les quatre sorcieresQuatre femmes nues, Dürer, 1497

Avec un écart temporel encore raccourci, il est inconcevable que deux ossements et deux nus de dos aient constitué des marqueurs graphiques suffisants pour que les contemporains de Dürer voient des sorcières dans ces quatre femmes jeunes et séduisantes. C’est uniquement un regard rétrospectif, au travers des représentations postérieures, qui a induit cet anachronisme, aujourd’hui malheureusement incrusté.


Albrecht Altdorfer 1506 Witches' Sabbath Louvre schema

Le Sabbat des sorcières
Albrecht Altdorfer, 1506, Louvre

Comme l’a montré Charles Zyka ( [16], p 27) les premières sorcières pinups apparaissent un peu plus tard, accompagnées par tout un cortège d’accessoires. Ici la vue de dos crée une dynamique entre des deux vielles sorcières du premier plan gauche, et les jeunes qui au dessus s’envolent vers le sabbat.

Comme elles sont censées y baiser le derrière du Diable, on aurait pu s’attendre à ce que le thème des sorcières exploite à fond la vue de dos, en tant que métaphore de leurs diverses inversions. Mais bien au contraire, les fesses vont rester discrètes durant toute la mode des sorcières qui va se développer en Allemagne au cours les années suivantes.


1515 Hand Baldung Grien SorciereSorcière et dragon, 1515 1523-Baldung-Grien-Deux-Sorcieres-kunsthalle-karlsruheDeux Sorcieres, 1523, Kunsthalle, Karlsruhe

Hans Baldung Grien

Parmi les nombreuses sorcières de Baldung Grien, deux seulement exhibent leur postérieur. Le premier dessin est souvent interprété à rebours : ce n’est pas la langue du monstre qui pénètre la sorcière, mais elle qui se soulage dans sa gueule, tandis qu’à l’autre bout, pénétrée par une tige, sa queue en trompette gicle vers le ciel. ([16], p 80).

Plutôt que la vue de dos, c’est la chevelure en bataille de la sorcière qui devient le marqueur graphique de toutes ses infractions aux ordres établis.


1925 illustration de Jean MorisotJean Morisot, 1925 Trouille 1958-65 Dolmance et ses fantomes de luxureDolmance et ses fantomes de luxure, Clovis Trouille, 1958-65

Après cette belle liberté, il faudra attendre le XXème siècle pour voir réapparaître la sorcière callipyge.



En Italie après Dürer

Giovanni Battista Palumba

Palumba est un graveur rare et mal connu, que ses influences multiples rendent difficilement classable. Cinq de ses quinze oeuvres connues comportent un nu de dos, exploité de manière intentionnelle et très originale.


1500-10 Giovanni Battista Palumba A0 Chasse du sanglier de Calydon schema 1Chasse du sanglier de Calydon
Giovanni Battista Palumba (maître IB), 1500-10

Cette composition dans le style de Mantegna reflète l’influence des sarcophages antiques sur le même thème, qui montrent très souvent un personnage vu de dos bloquant le sanglier par l’avant (voir 2 Le nu de dos dans l’Antiquité (2/2)). Ici ce piqueur (en violet) a pour pendant un confrère vu de face qui prend en sandwich le monstre (en bleu), tandis qu’Atalante avec son arc et Méléagre avec sa lance lui donnent le coup de grâce.



1500-10 Giovanni Battista Palumba A0 Chasse du sanglirr de Calydon schema 2
On remarquera que le trio de pointes masculines (en bleu), fait écho au triangle de forces développé par la chasseresse (en jaune).

1500-10 Giovanni Battista Palumba A1 Rapt de ganymede MET schemaEnlèvement de Ganymède
Giovanni Battista Palumba (maître IB), 1500-10, MET

L’influence de Dürer est particuilièrement marquée dans le paysage. Les deux personnages vus de dos sont habilement mis en scène au service de la dynamique du regard :

  • au premier plan, un cavalier ayant mis pied à terre et un chasseur à pied penché sur ses chiens, font face au spectateur ;
  • au second plan, le regard s’élève vers les deux nus de dos : un cavalier sur sa monture et un chasseur à pied, les deux les yeux levés vers le ciel ;
  • en haut de l’image, les yeux s’arrêtent sur l’image particulièrement audacieuse de l’aigle copulant en vol avec l’adolescent pâmé.

1500-10 Giovanni Battista Palumba A2 Vulcan forging a winged helmet with Mars and Venus British museumVulcain forgeant un casque ailé, avec Vénus et Mars, British Museum 1500-10 Giovanni Battista Palumba A3 Les trois gracesLes Trois Grâces

Giovanni Battista Palumba (maître IB), 1500-10

Dans ces deux compositions, le nu féminin vu de dos, à gauche, n’a pas d’équivalent à l’époque en Italie. De plus, pour les Trois grâces, Palumba s’écarte ainsi de la composition à l’antique , où la femme de dos est toujours au centre (voir 2 Le nu de dos dans l’Antiquité (2/2)). Il est donc très vraisemblable que ce nu, point d’entrée dans la composition, prenne sa source dans les Quatre femmes de Dürer.

L’intention érotique des deux gravures est manifeste :

  • bras de Mars posé sur l’épaule de Vénus, tandis qu’une branche érigée perce suggestivement la cuirasse ;
  • bras tâtant le sein et mains caressant discrètement les hanches.

1500-10 Giovanni Battista Palumba A4 Acteon change en cerf schema.Actéon changé en cerf

Ce dernier opus comporte lui-aussi sur la gauche un personnage vu de dos mais habillé, Actéon, qui invite le regard du spectateur à le suivre. La cible est ici la grotte où s’abritent Diane et ses nymphes, trio qui inverse assez fidèlement celui des Grâces. Ainsi la nymphe vue de dos vient clore le parcours visuel ouvert par l’homme à la tête de cerf.


En synthèse

Si l’on s’en remet aux conclusions de Panofsky, Dürer a puisé ses premiers nus de dos non pas directement dans les sources antiques, mais chez les premiers artiste italiens (Pollaiuolo, Mantegna) qui les avaient remis à l’honneur.

Il les multipliera ensuite, aussi bien au féminin qu’au masculin, jusqu’à une gravure maîtresse, les Quatre Femmes nues, dont la clé est probablement une synthèse entre le thème chrétien de la Femme comme instrument du Tentateur, et le thème classique de la Femme comme instrument de la Fatalité, à savoir le Jugement de Pâris.

Cette gravure aura une forte influence en Allemagne, notamment dans la mode des images de sorcières qui se déclenchera un peu plus tard ; mais aussi en Italie, en une sorte de retour à l’expéditeur.

Article suivant : 8 Le nu de dos dans les Pays du Nord

Références :
[1] Panofsky, Meaning in the Visual Arts, p 244 et ss https://www.academia.edu/35167825/Panofsky_Erwin_Meaning_in_the_Visual_Arts?email_work_card=view-paper
[2] Margaret A. Sullivan « The Witches of Dürer and Hans Baldung Grien », Renaissance Quarterly, Vol. 53, No. 2 (Summer, 2000), pp. 333-401 (70 pages) https://www.jstor.org/stable/2901872?seq=1#metadata_info_tab_contents
[3] Jane L.Carroll, « Saints, Sinners, and Sisters « : Gender and Northern Art in Medieval and Early Modern Europe » p 94 2017 https://books.google.fr/books?id=4kMrDwAAQBAJ&pg=PA94&dq=durer+four+naked+women+seasons
[4] Jeroen Stumpel « The Foul Fowler Found out: On a Key Motif in Dürer’s Four Witches », Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art Vol. 30, No. 3/4 (2003), pp. 143-160 https://www.jstor.org/stable/3780914
[5] Elizabeth Garner https://www.albrechtdurerblog.com/the-revelation-of-truth-erronously-called-the-four-witches/
[6] Titien fera lui-aussi un usage inattendu de dards tournés vers la terre dans son Diane et Callisto en 1556-59, (voir XXX Titien pendants).
[7] Jessie Poesch, « Sources for Two Dürer Enigmas », The Art Bulletin Vol. 46, No. 1 (Mar., 1964), pp. 78-86 https://www.jstor.org/stable/3048142
[8] Hans Rupprich, « Wilibald Pirckheimer und die erste Reise Dürers nach Italien », p 70 et ss
[9] Ludwig von Buerkel, « Münchner Jahrbuch der bildenden kunst », Volume 8, p 2, 1931
https://books.google.fr/books?id=TkjrAAAAMAAJ&q=Altera+,+quum+duae+nos+bene+conspiciunt&dq=Altera+,+quum+duae+nos+bene+conspiciunt
[9a] E.J. Dwyer, ‘The Subject of Dürer’s Four Witches’, Art Quarterly, vol. 34 (1971), pp. 456 à 470
[9b] Par un raisonnement d’une rare complexité, Dwyer identifie les Saisons dans un ordre qui ne serait pas cyclique : les femmes du centre seraient le Printemps (vue de dos) opposée à l’Hiver, les femmes latérales l’Automne à gauche et l’Eté à droite ( [9a] , p 466)
[10] Jean Wirth, La Jeune fille et la mort: recherches sur les thèmes macabres dans l’art, p 75 et ss https://books.google.fr/books?id=unmnEoJRi9AC&pg=PA75#v=onepage&q&f=false
[11] Sur cette chasse et ses représentations, voir l’étude très complète de Jean-Yves Cordier https://www.lavieb-aile.com/2020/11/le-hibou-harcele-sur-les-vitraux-d-ecouen.html
[13] https://www.albrecht-duerer-apokalypse.de/die-4-hexen/
https://en.wikipedia.org/wiki/The_Four_Witches#:~:text=The%20Four%20Witches%20(German%3A%20Die,German%20Renaissance%20artist%20Albrecht%20D%C3%BCrer
[14] Paul baron de Praun, Christoph Gottlieb von Murr, « Description du cabinet de Monsieur Paul de Praun à Nuremberg », 1797, p 76
https://books.google.fr/books?id=N7KS-JbVIDEC&pg=PA76&dq=%22O.G.H%22+durer
[15] Panosfsky, « The life and art of Albrecht Dürer » http://s3.amazonaws.com/arena-attachments/2204056/34d872b156869cdd93c4556909039d9e.pdf?1526887229
[16] Charles Zyka The appearence of witchcraft : Print and visual culture in sixteenth-century Europe, 2007
https://books.google.fr/books?id=djyFM27pKw8C
Chapitre 3 avec illustrations :
https://yale.instructure.com/courses/2643/files/218058/download?verifier=JiZaO3rpkQYLoPaz735gddkkfSTgp2xWLTjPaje9

8 Le nu de dos dans les Pays du Nord

29 janvier 2024
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Passé de mode en Italie, la vue de dos fleurit dans la seconde moitié du XVIème siècle chez les Maniéristes du Nord [0a], qui la mettent à toute les sauces. En réaction à cette surabondance, elle se raréfie à la période baroque, puis classique, sauf pour quelques thèmes avalisés pas les siècles.

Article précédent : 7 Le nu de dos chez Dürer

Les maniéristes du Nord

Frans Floris

Frans_Floris_-_Banquet_of_the_Gods 1550 musée royal des Beaux-Arts d'AnversFestin des Dieux
Frans Floris I, 1550, Musée royal des Beaux-Arts d’Anvers

Frans Floris est le premier maniériste à ramener dans le Nord ce sujet inventé par la renaissance italienne. Tandis que Raphaël à la Farnésine avait traité le thème en contre-plongée (voir 5 Le nu de dos en Italie (1/2)), Floris le retravaille en vue plongeante, en saturant le premier plan par trois opulents fessiers :

  • Junon assise son Paon, face à Jupiter avec son aigle ;
  • Mars assis sur sa cuirasse, face à Vénus avec sa rose ;
  • Flore assise sur sa gerbe, dialoguant avec Bacchus sur son tonneau.


Floris_Goettermah 1557 l_Alte_Galerie_Schloss_Eggenberg_Universalmuseum_Joanneum GrazLe Festin des Dieux
Frans Floris I, 1557, Alte Galerie Schloss Eggenberg, Universalmuseum Joanneum, Graz

Quelques années plus tard, il retravaille la composition pour décorer la « villa » anversoise de son patron, le banquier Nicolaes Jonghelinck. C’est cette fois Saturne qui se trouve vu de dos au centre, regardant les couples amoureux, tandis qu’un putto lui tend sa faux avec insistance. A droite un autre putto grimaçant ramène les armes de Mars. Au fond un enfant ailé, Cupidon en personne, est déjà pris à partie par les Parques et survolé par le Furies. La fête et l’amour n’ont qu’un temps, bientôt le Temps et la Guerre reprendront leur travail de fauche.


 

Jan Sanders van Hemessen

Triptyque du Jugement dernier (panneau central)
Jan Sanders van Hemessen, 1536-38, Eglise St Jacques, Anvers

Dans cet amoncellement d’académies, l’homme et la femme debout à gauche se distinguent par leur regard vers le ciel :

  •  les mains de l’homme, croisés sur le sexe par pudeur, caractérisent Adam ;
  • la longue chevelure de la femme et ses yeux tournées vers Marie, permettent de reconnaître Eve.

Cette opposition entre Eve nue et Marie habillée prépare ce qui deviendra, une vingtaine d’années plus tard, un topos pleinement assumé de la peinture italienne : (Immaculée Conception de Marteen de Vos et Portelli, voir Habillé/déshabillé : la confrontation des contraires).



Judith, Jartelln Sanders van Hemessen, vers 1540, The Art Institute of Chicago.

Il peut sembler paradoxal que les seins et les fesses de l’héroïne biblique, parangon de la chasteté, occupent l’essentiel de la surface utile. Ce cadrage audacieux participe à la dynamique de l’image, en obligeant l’oeil à analyser ce qui se trouve en périphérie, le sac, l’épée et la tête :

« De droite à gauche, le spectateur suit ainsi les trois temps du récit : Judith à droite a apporté un sac pour la tête, elle a prémédité son coup ; Judith au centre dégaine l’épée, elle passe à l’action ; la tête d’Holopherne à gauche éclairée par la lumière dans l’ombre de la tente est en quelque sorte déjà séparée du corps. Ces trois temps réunis en un seul mouvement condensent le récit dans l’instant prégnant d’une scène. Peintre anversois de la Renaissance flamande maniériste, Jan Sanders van Hemessen a en quelque sorte sécularisé la scène, en représentant une héroïne volontaire, énergique, libérée, dont la nudité combattante évoque plus les héroïnes de l’Antiquité que le culte de l’Eglise » Stéphane Lojkine [0b]

 


Maarten van Heemskerck

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1550-60 Maarten van Heemskerks Douze homme forts

Douze homme forts
Maarten van Heemskerck, 1550-60, d’après l’article d’Ilona van Tuinen [1]

Cette série de panneaux se composte de quatre scènes de la vie d’Hercule, quatre de la vie de Samon, et quatre dieux antiques. Leur disposition initiale a été perdue, mais Ilona van Tuinen a proposé une reconstitution plutôt convaincante, basée sur des arguments techniques et iconographiques. Les douze panneaux auraient été disposés en quatre trios, chacune comportant un dieu, un Hercule et un Samson.



1550-60 Maarten van Heemskerks Douze homme forts schema
Le critère de la vue de dos, non examiné dans l’étude, vient fortement à l’appui de cette reconstitution. Les quatre vues de dos, qui se répartissent inégalement entre les séries initiales (un Hercule, un Samson et deux dieux) viennent se placer symétriquement au sein de deux des trios : celui qui symboliserait le Triomphe sur le Péché, et celui du Triomphe sur le Mal.


Maarten van Heemskerck 1565 Concert_of_Apollo_and_the_Muses_on_Mount_Helicon_(Chrysler_Museum_of_Art)Concert d’Apollon et des Muses au Mont Hélicon
Maarten van Heemskerck, 1565, Chrysler Museum of Art

Un des charmes de cette composition est son manque complet de formalisme. Les femmes nues sont justifiées par la baignade dans la fontaine, et il est bien difficile, parmi les nombreux personnages, de distinguer les neuf Muses.


Maarten van Heemskerck 1565 Concert_of_Apollo_and_the_Muses_on_Mount_Helicon_(Chrysler_Museum_of_Art) schema1 Maarten van Heemskerck 1565 Concert_of_Apollo_and_the_Muses_on_Mount_Helicon_(Chrysler_Museum_of_Art) schema2

Si on s’en tient à la règle qu’il s’agit des femmes – nues au habillées – qui tiennent un instrument de musique, on en trouve effectivement neuf, dont deux sont nues et vues de dos (schéma de gauche). Si on considère que les instruments abandonnés au premier plan appartiennent aux deux femmes debout derrière l’organiste, et si on néglige les silhouettes de l’escalier, on en compte également neuf.

Autant la nudité de la muse assise à côté d’Apollon est logique (puisque lui aussi est nu), autant celle de la femme de gauche tranche avec ses voisines immédiates : ce nu n’est là que pour attirer l’oeil. La réflectographie infrarouge a d’ailleurs révélé qu’avant d’avoir cette idée, Heemskerck avait placé là deux têtes masculines barbues [2], voyeurs ou admoniteurs.

Il s’agit là d’un des premiers exemples de l’exploitation typiquement maniériste du nu debout vu de dos comme point d’accroche du regard, indiquant où commencer la lecture.


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Spranger

Flamand d’origine, Spranger est par son long séjour en Italie, puis par sa période de gloire à Vienne au service de Rodolphe II, l’artisan de la survie du maniérisme italien, sous une forme exacerbée, dans les écoles du Nord.

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Spranger 1580-82 Hermaphroditos_and_Salmacis Kusthistorisches Museum WienHermaphrodite et Salmacis, 1580-82 Spranger 1585 ca Hercule et Omphale Kusthistorisches Museum WienHercule et Omphale, vers 1585

Spranger, Kusthistorisches Museum, Vienne

Comme ses prédécesseurs italiens, Spranger est bien conscient du potentiel esthétique et érotique du derrière : il l’exploite dans plusieurs tableaux mythologiques, qui combinent les contrastes féminin/masculin, recto/verso, debout /assis, et nu/habillé (pour plus de détails, voir Pendants avec couple pour Rodolphe II)


1580-90 Spranger Sarah presenting Hagar to Abraham Dulwich Picture GallerySarah présentant Agar à Abraham
Spranger, 1580-90, Dulwich Picture Gallery

Ici tous ces contrastes se cumulent, plus l’opposition jeune / âgé.



1610 Lucas Kilian Hercules_and_Antaeus_LACMAHercule et Antée
1610, gravure de Lucas Kilian d’après Spranger, LACMA

Cet Hercule particulièrement fessu jouit d’une double queue :

  • dans son dos, la crinière tressée du Lion de Némée ;
  • entre ces jambes, celle du même lion.

Non content de vaincre le géant Antée après avoir vaincu le lion à l’arrière-plan, il en profite aussi pour écraser sous son pied l’Envie, cette vieille femme qui se transforme en racine sous ses pieds. Cette emphase visuelle illustre une moralité stoïcienne tout aussi  ampoulée :

En voyant les succès des hommes, ne te mines pas,
Si ce que tu voies t’émeut, ferme-toi aux douleurs des autres.
Car que ne contamine-t-il pas, le souffle de l’Envie ? Bien au contraire,
Si tu crois avoir vaincu un lion par ta force herculéenne,
Etre, qui que tu sois, le seul parmi tous à avoir dompté l’Envie,
Tu reconnaitras que ce qui marche, c’est l’Espérance et la Chance.

Successus hominum non intabesce videndo,

visa tibi moveant sed damna aliena dolores.

Invidia afflatu nam quid non polluit? Immo,

viribus Herculeis victum a te crede leonem,

millibus e cunctis unus quicumque jubebis

invidiae domitor, spem, fortunamque valere.


spranger 1596 mars_venus staedelmuseum Frankfurt-am-Main1596 spranger mars_venus non date staedelmuseum Frankfurt-am-MainNon daté

Mars et Vénus, Spranger, Staedelmuseum, Frankfurt-am-Main

Dans ces deux recto-verso opposés, la vue de dos aide à comprendre la dynamique :

  • dans le premier croquis, Mars pousse Vénus vers le lit, aidé par le petit amour qui lui fait basculer les jambes par en dessous ;
  • dans le second, il l’attire à lui, en fermant derrière eux le rideau.


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Goltzius

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Goltzius 1585 Venus and Mars Surprised by Vulcan RikjsmuseumVénus et Mars surpris par Vulcain
Hendrick Goltzius, 1585

Goltzius, qui a gravé plusieurs tableaux de Spranger, s’approprie ici son style au service d’un sujet original : sous la risée des Dieux de l’Olympe, Vulcain leur dévoile Mars couché avec sa femme Vénus, en flagrant délit d’adultère.

Ici la vue de dos se justifie par le sujet : elle isole Vulcain, face à tous les autres, dans son rôle ambigu : à la fois vengeur, spectateur de son malheur et acteur de son propre ridicule.


Goltzius 1586 ,Titus Manlius from The Roman HeroesTitus Manlius Goltzius 1586 Marcus Valerius Corvus from The Roman HeroesMarcus Valerius Corvus Goltzius 1586 Calphurnius from The Roman HeroesCalphurnius

Goltzius 1586 , série des Héros romains

Plus généralement, elle s’inscrit parfaitement dans le goût maniériste pour les musculatures exagérées et les points de vue surprenants.



Goltzius 1592 Hercule Farnese METHercule Farnese
Goltzius, 1592, MET

Fascinée par la sculpture, la gravure trouve une voie originale vers la troisième dimension par l’entrecroisement virtuose de traits.



Goltzius 1592 Hercule Farnese MET detail
Ici le traitement sculptural d’Hercule se traduit par trois réseaux superposés (plus les points au centre des carrés), tandis que les visages des spectateurs se contentent de deux, dans un traitement purement pictural.


Goltzius 1594 PlutoGoltzius, 1594, gravure sur bois 1595 ca JAN HARMENSZ MULLER Pluton Royal Collection TrustJan Harmenz Muller, vers 1595, Royal Collection Trust

Pluton

Porté par le succès de l’Hercule Farnese, le géant nu vu de dos se décline et s’imite : Goltzius montre les trois fleuves de l’Enfer,  Muller les trois têtes de Cerbère.


Jan Harmensz. Muller Abduction of a Sabine Woman LACMA Jan Muller 1593 Rapt d'une Sabine, d'apres un modele perdu de Adriaen de Vries A1 Jan Muller 1593 Rapt d'une Sabine, d'apres un modele perdu de Adriaen de Vries A2

Enlèvement d’une Sabine, trois vues d’après un modèle en cire de Adriaen de Vries
Jan Muller, 1593

Les graveurs pratiquent désormais sans retenue la vue de dos, masculine comme féminine, et noient la sexualité dans l’hypertrophie musculaire.


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Abraham Bloemaert

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Goltzius d apres Spranger_-_Mars_and_Venus_1588Goltzius d’après Spranger, 1588 Abraham Bloemaert Mars et venus 1592 Getty MuseumAbraham Bloemaert, 1592, Getty Museum

Mars et Vénus

Bloemaert resserre magistralement la composition de la gravure, en décalant Vénus sur les genoux de Mars et en le retournant vers lui. Le bras levé de Vénus remplace le putto pour soulever le rideau et les personnages se symétrisent dans l’ouverture en triangle. On notera le détail du putto en haut à droite, brandissant un petit phallus. Ce dessin était probablement un modèle pour une peinture ou une gravure, qui n’a pas été réalisée.


Abraham Bloemaert Jugement de Paris 1590-92 coll partJugement de Paris
Abraham Bloemaert, 1590-92, collection privée

Bloemaert emprunte à la célèbre gravure de Marcantonio Raimondi (voir 5 Le nu de dos en Italie (1/2)) :

  • l’idée de centrer la composition sur Minerve vue de dos,
  • les chars qui stationnent dans le ciel (celui de Junon tiré par des paons, celui de Vénus surplombé par trois Amours, celui de Diane escorté par un chien) ,
  • le dieu fluvial dans le coin inférieur droit (ici complété par des faunes),
  • les nymphes dans le coin inférieur gauche (ici complétées par Diane).

Le nu de dos sépare ici efficacement les deux camps :

  • à gauche le camp féminin avec le groupe des nymphes et les déesses perdantes ;
  • à droite le camp masculin où Vénus vient recevoir son trophée, avec un geste d’une sophistication consommée.


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Gillis Congnet

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Coignet,_Gillis 1585 ca Diana_Discovering_Callisto’s_Pregnancy musée des Beaux-Arts de BudapestGillis Congnet, vers 1585, Musée des Beaux-Arts, Budapest Cornelis Cort (d’après Le Titien) 1566 Diane et Callisto Londres, British MuseumCornelis Cort (d’après Titien), 1566, British Museum

Diane découvrant la grossesse de Callisto

Congnet a clairement repris la célèbre composition de Titien qu’il a pu connaître par la gravure de Cort, ou bien directement lors de son voyage en Italie [2a]. Il a encadré le groupe de Callisto par deux nymphes de son cru, levant symétriquement le bras. Mais la différence la plus importante est la suppression de la fontaine, qui joue un rôle symbolique important dans la composition de Titien (voir Les pendants de Titien). Congnet n’a conservé que le ruisseau, au milieu duquel il a planté deux nymphes recto-verso : c’est entre leurs ventres vierges que Diane aperçoit le ventre scandaleux de Callisto : une invention discutable quant au decorum, mais satisfaisante quant à la libido.


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Cornelis Cornelisz van Haarlem

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Cornelis van Haarlem 1588 ca The fall of Titans Statens Museum for Kunst CopenhagueLa chute des Titans
Cornelis Cornelisz van Haarlem, 1588, Statens Museum for Kuns, Copenhague

Le sujet de la Titanomachie (tout comme celui, plus fréquent de la Chute des anges rebelles) est l’occasion pour les artistes d’une démonstration d’anatomies.


Cornelis van Haarlem 1588 ca The fall of Titans Statens Museum for Kunst Copenhague schema

Cornelis Cornelisz van Haarlem est le seul à avoir structuré sa composition entre les deux puissants piliers d’un nu debout de face (en bleu) et d’un nu debout de dos (en violet), entre lesquels s’étagent au moins trois autres couples recto-verso.


Cornelis van Haarlem 1588 ca The fall of Titans Statens Museum for Kunst Copenhague detail chiens

Les deux gueules de chien latérales, également vues de face et de dos, confirment cette symétrie.



Cornelis van Haarlem 1588 ca The fall of Titans Statens Museum for Kunst Copenhague papillons
Cornelis a profité de l’enchevêtrement des corps pour glisser le portrait d’un contemporain, dont l’identité s’est perdue. Tandis que la plupart des Titans sont intégralement nus, deux figures du premier plan ont pour cache-sexe une libellule et un papillon. Le second papillon sert à attirer l’oeil sur le contraste entre la cuisse brune et le ventre pâle et bombé, indiscutablement féminin : pure plaisanterie visuelle, sans aucune source dans le récit d’Ovide.


Cornelis van Haarlem 1589 Le combat entre Ulysse et Irus coll part
Le combat entre Ulysse et le mendiant Irus
Cornelis van Haarlem, 1589, collection particulière

Ce sujet rare permet à Cornelis de reprendre les mêmes ingrédients: opposition au premier plan d’un nu de dos et d’un nu de face, au dessus d’un corps vu en raccourci.

Ici le héros gigantesque fait système avec le petit enfant assis sur un rocher : tous deux désignent le vide au centre du tableau, d’où le regard tombe vers l’adversaire abattu.


Cornelis van Haarlem 1590 allegoria_della_fortuna Musee Art et Histoire de GeneveAllégorie de la Fortune
Cornelis van Haarlem, 1590, Musée d’Art et d’Histoire, Genève

Deux ans après la Chute des Titans, Cornelis utilise le même principe des nus au premier plan canalisant l’échappée vers le centre :

  • nus debout latéraux, ici tous deux vus de dos ;
  • corps vus en raccourci au centre : l’un couché et l’autre tombant en arrière, dans un suspens spectaculaire.

Cornelis van Haarlem 1590 Massacre des Innocents Rijksmuseum schema

Le massacre des Innocents
Cornelis Cornelisz van Haarlem, 1590, Rijksmuseum, Amsterdam

Ici, les deux nus de dos sont au centre (en violet), piétinant la même mère et coupant chacun la gorge à un enfant (en rouge). Ils balisent une symétrie peu évidente à première vue :

  • à l’arrière-plan gauche, un guerrier tombé à terre est frappé par un groupe de femmes ;
  • à l’avant-plan droit, un guerrier debout échappe à un groupe de femmes.

On notera la créativité de son cache-sexe : la chevelure blonde de la mère, tendue vers son fils comme pour le retenir.


Drapeniers altaar Frans Hals MuseumTriptyque de la Guilde des Marchands de laine (Drapeniers altaar)
Musée Frans Hals, Harlem

Le panneau central été commandé à Cornelis en 1590 pour remplacer le vieux panneau central du triptyque (peut être une Assomption), en s’insérant entre les volets latéraux peints en 1546 par Maarten van Heemskerk (Adoration des bergers et Adoration des Mages). On voit que Cornelis n’a  fait aucun effort d’harmonisation avec l’oeuvre de son prédécesseur.


Cornelis van Haarlem 1588 ca The fall of Titans Statens Museum for Kunst CopenhagueChute des Titans, 1588 Massacre des Innocents, 1591

Cornelis Cornelisz van Haarlem

Il se livre en revanche à un savant panachage de ses deux oeuvres à succès :

  • de La chute des Titans, il reprend l’idée d’encadrer la composition entre deux nus debout, en vue de face et vue de dos ;
  • du Massacre des Innocents du Rijksmuseum, il récupère la figure centrale du nu de dos accroupi tranchant la gorge d’un enfant.


Cornelis-van-Haarlem-1591-The_Wedding_of_Peleus_and_Thetis-MauritshuisLa mariage de Pelée et Thétis
Cornelis Cornelisz van Haarlem, 1591 Mauritshuis

La même année, dans ce tableau qui n’a plus rien de biblique, il conserve son nu de dos à droite et le transforme en échanson, pour fermer la composition tout en résumant le sujet : la boisson et l’amour.


Cornelis van Haarlem 1592 Die_Sintflut Herzog Anton Ulrich-Museum BraunschweigLe Déluge (Die Sintflut)
Cornelis van Haarlem, 1592, Herzog Anton Ulrich-Museum, Braunschweig

Dans cet autre tableau de catastrophe, il revient à son procédé favori : encadrer la composition entre deux nus recto-verso.


Cornelis van Haarlem 1594 Apollo urged by Jupiter and the other gods to resume control from Phaeton over the chariot PradoJupiter s’excuse d’avoir dû abattre la charriot de Phaéton, auprès d’Apollon en larmes.
Cornelis Cornelisz van Haarlem, 1594, Prado, Madrid

Deux puissants nus de dos, Mars et Neptune (plus Hercule dans l’ombre à sa droite) encadrent le dialogue entre Jupiter et Apollon. Malgré cette aide pour la lecture, le sujet n’a été compris qu’en 1986 par Sluitjer, grâce au chariot cassé à l’arrière-plan [3].


Cornelis van Haarlem 1617 BATHSHEBA Gemaldegalerie, Berlin1617, Gemäldegalerie, Berlin Cornelis van Haarlem 1624 Bathseba à sa toilette Pommersfelden, château Weissenstein1624, château Weissenstein, Pommersfelden

Bethsabée au bain, Cornelis Cornelisz van Haarlem

Cornelis reprendra de loin en loin cette formule du nu de dos latéral, isolé ou accouplé en  recto-verso.


Cornelis van Haarlem 1628 The-Judgment-of-Paris National Gallery BudapestLe Jugement de Paris, National Gallery, Budapest Cornelis van Haarlem 1628 The_Mirror_of_Time Nationalmuseum StockholmLe miroir du Temps, Nationalmuseum, Stockholm

Cornelis Cornelisz van Haarlem, 1628

En 1628, alors que l’emphase maniériste est complètement passée de mode, il reste fidèle au pilier latéral. Dans le Miroir du Temps, le nu de dos sert à attirer l’oeil vers le squelette qu’il masque, et que le Temps montre au couple avec son miroir. Sur ce thème, voir 4 Fatalités dans le rétro.


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Joachim Wtewael

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Joachim Wtewael 1600 he_Battle_Between_the_Gods_and_the_Titans Chicago art InstituteLa bataille entre des Dieux et les Titans
Joachim Wtewael, 1600, Chicago art Institute

Dix ans après Cornelis Cornelisz van Haarlem, un autre maniériste hollandais de la même génération, reprend le thème de la Titanomachie, avec rien moins que trois guerriers debout vus de dos :

  • les deux nus qui flanquent la composition sont des Titans, en duel respectivement avec Saturne dans un nuage et Minerve en vol ;
  • le troisième est Mars lui-même, qui n’a pas craint de mettre pied à terre.



Joachim Wtewael 1600 he_Battle_Between_the_Gods_and_the_Titans Chicago art Institute schema
Sa haute figure centrale, mise en valeur par des étoffes multicolores, est l’antithèse des deux Titans courbés et poussés dans les coins. Il a cessé de combattre et, de sa main tendue vers Jupiter, fait le signe de la victoire.


Henri_Martin_-_'Titans_Fighting_against_Jupiter',_1884-1885 Museu Nacional de Belas Artes Rio de JaneiroLes Titans luttant contre Jupiter
Henri Martin, 1884-85, Museu Nacional de Belas Artes, Rio de Janeiro

Rarement traité, ce sujet appelle mécaniquement la vue de dos et le contreplongée.


v1601, Mauritshuis Joachim Wtewael 1606-10. Mars and Venus Surprised by the Gods Getty Museum1606-10, Getty Museum

Joachim Wtewael, Mars et Vénus surpris par les Dieux, 21 x 15,5 cm

Wtewael remploiera par deux fois le nu de dos, en transposant la gravure de Goltzius dans ces deux tableaux sur cuivre, véritables chefs d’oeuvre de la miniature [4].


vJoachim Wtewael, 1615 Peter_Paul_Rubens-1597-99-The_Judgment_of_Paris-National-GalleryRubens, 1597-99

Le Jugement de Paris, National Gallery Londres

Ces deux Jugements de Pâris de la National Gallery paient tous deux un lointain tribut à la composition de Marcantonio Raimondi, avec Minerve vue de dos, le petit Cupidon dans les jambes de sa mère, la couronne en vol, et le dieu fluvial dans le coin inférieur droit.

Dans sa fuite en avant maniériste, Wtewael surenchérit dans la surcharge en situant le Jugement de Pâris dans un Eden surpeuplé, avec au fond à droite un banquet de nymphes et de satyres pétrifiés sous le figure menaçantes d’Eris.



Peter_Paul_Rubens 1597-99 The_Judgment_of_Paris National Gallery schema
Quinze ans plus tôt, le jeune Rubens, juste avant ou au début de son premier séjour en Italie, avait déjà éliminé les torsions et les élongations dans une solide composition triangulaire, où Minerve forme à la fois un couple vu de dos avec Pâris (en vert), et un couple recto-verso avec Junon (en bleu), qui se décale vers la droite afin de marquer sa défaite.



Après le maniérisme

Après les extravagances maniéristes, le nu de dos, à nouveau considéré disgracieux et inconvenant, se raréfie à l’époque baroque, puis classique : significativement, on n’en trouve aucun exemple chez Poussin. Il ne se maintient que dans quelques sujets, bien balisés depuis l’Antiquité : les Trois Grâces, le Jugement de Pâris, les Forges de Vulcain, les Travaux d’Hercule, ou les Baigneuses.

On trouvera ci-dessous quelques rares utilisations remarquables.

Le nu de dos chez Jordaens

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La Fertilité

v1623, Musées royaux des Beaux Arts, Bruxelles 1650-78 Jordaens_Allegory_of_Fertility Musee des Beaux Arts, Gand1650-78, Musée des Beaux Arts, Gand

Jacob Jordaens, Allégorie de la Fertilité (satyres et nymphes offrant des fruits à Pomone)

Il faut s’appeler Jordaens et être au sommet du succès pour oser placer au centre du tableau, comme personnage principal, un fessier aussi triomphal, aggravé par la pose penchée et par le linge qui le dévoile.

La seconde version est une autocitation, nettement moins provocante.


Vénus Colonna (Type Aphrodite de Cnide, Praxitèle), Musées du Vatican

La source de Jordaens est très probablement cette Vénus, dont la vue de dos était célèbre par une anecdote racontée par Pline, non sans rapport avec le thème de la Fertilité :

« Le petit temple où elle est placée est ouvert de tous côtés, afin que la figure puisse être vue en tous sens, la déesse même y aidant, à ce qu’on croit. Au reste, de quelque côté qu’on la voie, elle est également admirable. Un individu, dit-on, se passionna pour elle, se tint caché pendant la nuit dans le temple, et se livra à sa passion, dont la trace est restée dans une tache ». Pline Histoire Naturelle, livre XXXVI

Dans un passage savoureux [5], le Pseudo-Lucien fait faire par Callicratidas, qui préférait les garçons, un éloge passionné de cette croupe, et précise que la tache compromettante se situait à l’arrière de la cuisse.


1624 Moeyaert Mercure et Herse MauritshuisMercure et Hersée
Moeyaert, 1624, Mauritshuis
1650 SALOMON DE BRAY Hagar BrouAgar amené à Abraham par Sarah
Salomon de Bray, 1650, Agnes Etherington Art Centre, Queen’s University, Kingston

Ces deux peintres néerlandais ont probablement emprunté le motif à Jordaens.


1630 ca Matteo Loves Venus pleurant AdonisVénus pleurant Adonis, vers 1630, Matteo Loves, collection particulière

Ce peintre portugais éloigné, en revanche, s’est probablement directement inspiré, pour sa Vénus vue de dos,  de la Vénus Colonna, en transformant la serviette en mouchoir.


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Jordaens 1652 Jupiter, Io et JunonJupiter, Io et Junon
Gravure de Jordaens, 1652

Jordaens lui-même remploiera  la vue de dos libidinale dans ce sujet très osé, qu’il n’a traité qu’en gravure : Jupiter reluque le dos de la nymphe Io tandis que, dans son propre dos, la jalouse Junon apparaît dans un nuage et interrompt l’action. On connait la suite : pour parvenir à ses fins, Jupiter sera obligé de transformer Io en vache et lui-même en taureau.

Le bras levé de la nymphe sert à attirer l’attention sur l’oblique symétrique, le vieux tronc qui matérialise de manière éloquente l’excitation du dieu.


Jordaens 1655 Bacchus et Ariane Musee de BostonBacchus et Ariane, Jordaens, 1655, Musée de Boston

Les trois satyres ont découvert Ariane endormi, dont Bacchus tombe amoureux.  Ici, la vue de dos exprime simplement la marche en avant, et accompagne le mouvement d’élévation vers le ciel de la couronne aux douze étoiles (la constellation de la Couronne boréale).


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Un nouveau thème : la femme du roi Candaule

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1646 jacob-jordaens king-candaules-of-lydia-showing-his-wife-to-gyges Nationalmuseum Stockholm,Le roi Candaule de Lydie montrant sa femme à Gyges
Jordaens, 1646,Nationalmuseum Stockholm

Jordaens est le premier à voir pensé à la vue de dos pour illustrer avec précision l’histoire de voyeurisme racontée par Hérodote. Le roi Candaule veut montrer la beauté de la Reine, dont il est très fier, à son serviteur Gygès :

« Je te placerai dans la chambre où nous couchons, derrière la porte, qui restera ouverte : la reine ne tardera pas à me suivre. A l’entrée est un siège où elle pose ses vêtements, à mesure qu’elle s’en dépouille. Ainsi, tu auras tout le loisir de la considérer. Lorsque de ce siège elle s’avancera vers le lit, comme elle le tournera le dos, saisis ce moment pour l’esquiver sans qu’elle le voie ». Bien sûr la Reine remarquera Gygès, et en fera le futur Roi, en emplacement de Candaule.

Jordaens montre Gygès et Candaule sur la droite, mais c’est bien sûr le spectateur qu’il place dans la situation du voyeur.


1650 ca Jacob Van Loo, Coucher a l'italienne musee des Beaux-Arts de LyonCoucher à l’italienne, Jacob Van Loo, vers 1650, Musée des Beaux-Arts de Lyon Rubens (ecole) 1645-1650 Le bain de Diane La_modella_del_pittore coll partLe bain de Diane (La modèle du peintre), Rubens (école), 1645-1650, collection particulière

Van Loo pousse d’un cran dans la provocation, en supprimant l’alibi mythologique : le cadrage serré invite le spectateur non plus à regarder, mais à suivre la femme dans son lit.

Dans le second tableau, le peintre anonyme a repris le chien, la chemise blanche et le rideau rouge de Jordaens, dans une scène d’extérieur totalement artificielle.


1675–80 Eglon van der Neer _Die_Frau_des_Candaule_entdeckt_den_versteckten_Gyges Museum Kunstpalast DusseldorfEglon van der Neer, 1675–80, Museum Kunstpalast, Dusseldorf 1670 ca Frans_van_Mieris_(I)_-_Gyges_in_de_slaapkamer_van_koning_Candaules_-_G_2345_-_Staatliches_Museum_SchwerinFrans van Mieris (I), vers 1670, Staatliches Museum, Schwerin

Le roi Candaule de Lydie montrant sa femme à Gygès

En plan large, la composition de Jordaens devient un amusement graphique, sur le mode « Trouvez Gygès ».

Le voyez-vous ?

  • Eglon van der Neer l’a dissimulé dans l’ombre à gauche du lit. A noter l’écho amusant de la croupe de la Reine dans celle du cheval qui détale.
  • Frans van Mieris nous fait croire qu’il se cache également à gauche, jusqu’à ce que nous comprenions que cette tête n’est qu’une statue : il n’y a pas d’autre Gygès que nous.


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Une invention isolée (SCOOP !)

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Francois Perrier, 1638, Segmenta nobilium signorum et statuarum, planche 84« Vénus émergeant de la mer, statue de Praxitèle dans les jardins Borghese »
François Perrier, 1638, Segmenta nobilium signorum et statuarum, planche 84.
1640-65 Carel_van_Savoyen_(attr.) Venus_and_Adonis_on_a_dolphin Musee des BA BordeauxVénus et Adonis sur un dauphin
Carel van Savoyen (attr.), 1640-65, Musée des Beaux-Arts, Bordeaux

Van Savoyen s’est inspiré d’une des planches du célèbre recueil de statues romaines gravé par François Perrier, répertoire inépuisable de modèles pour des générations d’artistes. Sa première idée originale a été d’agrandir le dauphin pour que la mère et le fils puissent se tenir sur son dos, mode de transport quelque peu acrobatique. Sa seconde idée, plus convaincante, est purement graphique : le S du dauphin, que Cupidon effleure de la main gauche, fait écho au S du voile que sa mère déploie de la main droite.


Références :
[0a] https://fr.wikipedia.org/wiki/Mani%C3%A9risme_du_Nord
[0b] Stéphane Lojkine https://utpictura18.univ-amu.fr/notice/4986-judith-jan-sanders-van-hemessen
[1] Ilona van Tuinen, The struggle for salvation: a reconstruction and interpretation of Maarten van Heemskerck’s « Strong men », Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art, Vol. 36, No. 3/4 (2012), pp. 142-162 https://www.jstor.org/stable/24364748
[2] https://chrysler.emuseum.com/objects/26855/concert-of-apollo-and-the-muses-on-mount-helicon
[2a] Maud Lebrun « Une interprétation de Diane et Callisto de Gillis Congnet » dans « Les Pays-Bas et Titien au XVIe siècle » https://koregos.org/fr/maud-lebrun-les-pays-bas-et-titien-au-xvie-siecle/9680/
[3] https://www.museodelprado.es/en/the-collection/art-work/jupiter-and-the-gods-urging-apollo-to-take-back
[4] Anne W. Lowenthal « Joachim Wtewael: Mars and Venus Surprised by Vulcan » 1995, Getty Publications https://www.getty.edu/publications/resources/virtuallibrary/0892363045.pdf
[5] Oeuvres complètes de Lucien de Samosate, Traduction Eugène Talbot, 1874, Volume 1 p 543 https://books.google.fr/books?id=mcQzAQAAMAAJ&printsec=frontcover&dq=Callicratidas#v=onepage&q=Callicratidas&f=false
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