Pendants temporels : départ et retour

2 décembre 2019

Le thème du départ et du retour se suffit difficilement à lui-même : il y a en général d’autres scènes plus intéressantes entre les deux.

giuseppe-palizzi-scène-de-chasse-à-courre,-départ-pour-la-chasse-et-le-retour-de-la-chasse-coll privDépart, scène de chasse à courre, Retour
Giuseppe Palizzi, collection privée

Au final donc, assez peu de peintres ont traité en pendant ce sujet ingrat, qui fait l’impasse sur le meilleur

Poerson 1650-75 Cincinnatus quitte sa charrue Musee des beaux arts, le MansCincinnatus quitte sa charrue Poerson-1650-75-Cincinnatus-retourne-a-sa-charrue-Musee-des-beaux-arts-le-MansCincinnatus retourne à sa charrue

Poerson 1650-75, Musée des Beaux Arts, le Mans.

Ce pendant est intéressant par l’échange des postures :

  • dans le premier tableau, Cincinnatus se courbe devant les émissaires de Rome, venus lui demander de sauver la patrie ; à l’arrière plan, le boeuf délaissé tourne déjà le dos ;
  • dans le second, c’est un des émissaires qui se courbe devant Cincinnatus, pour lui remettre un parchemin honorifique ; à l’arrière plan, la charrue présente déjà son timon, décoré de deux couronnes de laurier.

Il existe de nombreux tableaux sur la Parabole du Fils Prodigue : l’épisode le plus représenté est le Retour, emblème du pardon paternel. Vient suite celui du Fils parmi les Prostituées, ou parmi les Cochons : deux scènes visuellement attractives.

Mais je n’ai  trouvé qu’un seul exemple de peintre ayant simplement confronté le début et la fin de l’histoire.

Jan_Weenix II1668_The_Prodigal_Son_-Residenzgalerie, Salzburg 111x99L’enfant prodigue, Residenzgalerie, Salzburg (111 x 99 cm) Jan-Weenix-II-1668-Le-retour-de-lenfant-prodigue-National-Gallery-of-Canada-113-x-100Le retour de l’enfant prodigue, National Gallery of Canada (113 x 100 cm)

Jan Weenix II, 1668

De taille identique et de la même année, ces deux toiles ont tout pour être des pendants : les architectures se répondent, le même épagneul noir et blanc (symbole de fidélité : depuis Ulysse, on sait que les chiens reconnaissent leur maître à leur retour) fait le lien entre les deux. Cependant les points de fuite sont différents, ainsi que les costumes : il pourrait donc tout aussi bien d’agir de variantes peintes la même année.

Le premier tableau est une sorte de synthèse. Il comporte au centre la scène du départ (le fils, vêtu des riches habits provenant de sa part d’héritage, serre la main de son vieux père en montrant son cheval qui attend) ; mais également des références à des scènes ultérieures : le banquet avec les prostituées, et le fils gardant les troupeaux (évoqué par l’homme assis aux pieds des chevaux).

S’il s’agit de pendants, il est clair que l’artiste a jugé bon d’étoffer la scène initiale, afin de contrebalancer la charge émotionnelle de la scène finale.



Sigmund freudenberger 1780-depart -du-soldat-suisseLe départ du soldat suisse Sigmund freudenberger 1780-retour -du-soldat-suisseLe retour du soldat suisse

Sigmund Rreudenberger, 1780

A l’opposé, ces gravures suisses traitent le même thème sans aucune sentimentalisme et en toute normalité (industrie locale oblige) :

  • le futur mercenaire quitte sa femme, ses enfants, ses ruches, son vieux père qui lui prodigue un dernier conseil et sa vieille mère qu’un enfant console (à moins que les larmes ne soient dues aux oignons) ;
  • il revient en forme et en uniforme, reconnu par son chien et par sa femme.

L’absence a du être assez longue : le vieux père a du mal à marcher, et la famille s’est accrue (assez mystérieusement) de deux nouveaux petits suisses qui ne demandent qu’à partir à leur tour.

Les deux colombes à l’aplomb des deux époux sont comme l’enseigne de leur fidélité.



hippolyte-bellange 1828 le-depart-du-soldatLe départ du soldat hippolyte-bellange 1828 le-retour-du-soldatLe retour du soldat 

Hippolyte Bellangé, aquarelles, 1828 .

Devant une famille espagnole, un veux fantassin allume à son cigare à une braise que la femme lui tient.

Un autre, la tête bandée, s’entretient avec une autre famille devant une maison différente.

Les uniformes, pantalon et bicorne d’un côté, culotte et schako de l’autre, sont ceux de l’infanterie napoléonienne avant et après 1808. Plutôt que le Départ et le Retour du soldat, le pendant a probablement pour thème Avant la guerre (a statue de la Vierge évoquant la paix) et Après la guerre.


hippolyte-bellange 1828 Ier Empire - Soldat de la Grande Armee en conversation avec un couple d'Espagnols,

Ier Empire – Soldat de la Grande Armée en conversation avec un couple d’Espagnols
Hippolyte Bellangé, Aquarelle, 1828

Cette aquarelle pratiquement identique confirme bien qu’il ne s’agit pas de la famille du soldat.


Bellange 1824 Le depart du Petit Savoyard Musee CarnavaletLe départ du Petit Savoyard Bellange 1824 Le retour des Petits Savoyards Musee CarnavaletLe retour des Petits Savoyards

Bellangé, 1824, lithographies, Musée Carnavalet

En 1824 en revanche, Bellangé avait bien réalisé cet authentique pendant extérieur / intérieur sur le thème du départ et du retour. On devine qu’entre temps le père est mort : le petit savoyard, avec en main sa bourse bien remplie, devient le nouveau soutien de famille, seul homme parmi ces trois générations de femmes.


Bellange 1851 Le-depart-du-conscritLe départ du conscrit Bellange 1851 il-revient-SapeurIl revient Sapeur

Bellangé, 1851, illustrations pour le Magasin pittoresque

Bellangé traitera la version militaire du thème dans ce couple d’illustrations, où un jeune homme timide part breton, et revient français.


Quel que soit le régime, l’imagerie d’Epinal se chargera, jusqu’en 1870, de propager l’idée du service militaire qui métamorphose le conscrit.

Pellerin 1800-1815 Le depart du soldat MUCEM Pellerin 1800-1815 Le retour du soldat MUCEM

1800-1815

Pellerin 1843 Le depart et le retour du conscrit Bibliotheque municipale de Valenciennes

1843, Bibliothèque municipale de Valenciennes

Pellerin 1869 Le depart et le retour du

1869, Gallica

Pellerin 1869 Le_depart_du_conscrit dessin Gallica Pellerin 1869 Le_retour_du_conscrit dessin Gallica

1869, Gallica


O Neil 1857 eastward hoEastward Ho !
Henry O’Neil, 1857, Museum of London, Londres
o neil 1857 home againHome Again, India to Gravesend
Henry O’Neil, 1859, National Army Museum, Londres

Ce pendant, qui eut un grand succès patriotique à l’époque, montre le départ et le retour des soldats, lors de la mutinerie indienne de 1857 [1].

Son grand intérêt vient du fait que plusieurs personnages se retrouvent d’une toile à l’autre, ajoutant à la grande Histoire leur aventure particulière.


O Neil A1 O Neil A2

L’officier barbu, parti en uniforme rouge , revient blessé en uniforme kaki de campagne. Sur son képi « pork-pie » de Kilmarnock, il a enfilé un Havelock en coton blanc, coiffe qui protégeait la nuque du soleil brûlant.


O Neil B1 O Neil B2

Le jeune soldat de marine qui salue son père, un vétéran en habit de Chelsea Pensioner, revient en agitant la Victoria Cross qu’il a gagnée.


O Neil C1 O Neil C2

L’autre soldat de marine, aux cheveux roux, qui avait dû abandonner sa mère veuve et sa soeur, leur revient sain et sauf, avec son épée d’officier.


O Neil D2 O Neil E2

Deux autres anecdotes émouvantes complètent la scène du Retour :

  • un Highlander détourne les yeux d’une lettre qui lui annonce que sa femme l’a abandonné ;
  • juste au dessus, un père embrasse son fils né durant son absence.


mosler_leaving for war1869 perduLe départ pour la guerre (Leaving for War)
Henry Mosler, 1868, tableau perdu
mosler_lostcause-MORRIS-MUSEUM-OF-ART1869La cause perdue (The lost cause)
Henry Mosler, 1868, Morris Museum of Art

Pendant la guerre civile, Mosler était peintre aux armées dans le camp nordiste. Trois ans après la fin de la celle-ci, il peignit ce pendant mélancolique en hommage aux fermiers pauvres du Sud, qui avaient tout perdu dans le conflit.

A la petite maison vue de loin, un jour de grand soleil, avec ses colombes qui volent  et sa  cheminée qui fume, succède la ruine vide,  vue de près sous la lune. En quatre ans le vieux père a dû mourir, la femme, les deux enfants et le chien ont disparu, la végétation a repris ses droits, le toit s’est déformé : tout a changé, sauf le fusil, revenu avec l’homme , et qui reste son dernier point d’appui.


L’Enfant Prodigue

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’histoire de l’Enfant Prodigue a été très rarement traitée en pendant : soit les artistes ne représentent qu’un seul épisode spectaculaire ( les plaisirs et les vices, ou la déchéance parmi les porcs, ou le pardon du père), soit ils produisent une série en plusieurs épisodes (sept par exemple pour Murillo, quatre pour Tissot en 1889 ). Ceci s’explique sans doute par la différence de charge émotionnelle entre la scène banale du départ et la scène-choc du retour : comment le père va-t-il recevoir le fils indigne ?


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Le départ de l’Enfant Prodigue
Tissot, 1862, Petit Palais, Paris

Le Départ

Dans un décor et des costumes à la Carpaccio, Tissot  multiplie les anecdotes  amusantes : le singe qui s’agrippe au pilastre, le chien qu’on repêche dans l’eau pour rejoindre le teckel tiré en laisse sur le ponton, la bouteille vide qui flotte. Au centre, l’enfant prodigue, portant un étui qui contient sans doute un précieux cadeau, fait le baise-main à sa mère tandis que son père le bénit. Au bout du ponton, une barque l’attend pour le conduire au bateau…. qu’une barque emplie de prostituées accoste déjà.

Sous son apparence de pastiche policé, le tableau est moins anecdotique qu’il ne semble : le singe pourrait bien symboliser le démon qui guette ; la bouteille qui revient vide, la vanité des fêtes lointaines. Et le chien perdu qu’on repêche dit déjà la fin de l’histoire.


Le retour de l'Enfant Prodigue

Le retour de l’Enfant Prodigue
Tissot, 1862, Petit Palais, Paris

Le Retour

Tissot connait les règles qui font un bon pendant  : contraste extérieur-intérieur, mouvement de gauche à droite qui se prolonge d’un tableau à l’autre, contraste  de lieu : parti de Venise, l’Enfant Prodigue revient dans les Flandres. Mais le père et la mère sont trop vieux, le fils trop jeune pour correspondre aux personnages du début de l’histoire. Aucun raccord logique n’est à chercher  entre les scènes, la cohérence vient d’ailleurs : entre peinture vénitienne et peinture flamande, Tissot accomplit sous nos yeux un grand écart esthétique qui  le désigne lui-même comme le Fils Prodigue de l’Art, avec deux familles  et deux maisons.[2]


Tissot 1882 ca_The_Prodigal_Son_in_Modern_Life 1,_The_Departure Musee des BA NantesLe départ de l’Enfant Prodigue Tissot 1882 ca_The_Prodigal_Son_in_Modern_Life 2 En pays étranger, Musee des BA NantesEn pays étranger
Tissot 1882 ca_The_Prodigal_Son_in_Modern_Life 3,_Return Musee des BA NantesLe retour de l’Enfant Prodigue Tissot 1882 ca_The_Prodigal_Son_in_Modern_Life 4,_Le veau gras Musee des BA NantesLe Veau gras

L’Enfant Prodigue dans les Temps Modernes, Tissot, Musée des Beaux Arts, Nantes

Tissot reviendra entre 1880 et 1883 sur le thème de l’Enfant Prodigue, en costumes modernes cette fois, et développé en quatre épisodes. Pour la description détaillée de la série , voir [2].


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edouard_de_jans 1881 the_departure_of_the_prodigal_son Brugge Groeninge MuseumLe départ de l’Enfant Prodigue edouard_de_jans 1881 the_return_of_the_prodigal_son Brugge Groeninge MuseumLe retour de l’Enfant Prodigue

Edouard de Jans, 1881, Groeninge Museum, Bruges

Après le Médéval et et Moderne, voici maintenant l’Enfant Prodigue selon la mode orientaliste.  A première vue, le pendant ne fonctionne pas bien  : parti par la gauche, le fils prodigue revient par le milieu.

A seconde vue, on comprend que le peintre a mis en place des symétries bien plus élaborées : on perçoit le contraste entre l’intérieur et l’extérieur, entre les silhouettes qui se séparent et les corps qui  se retrouvent. Mais aussi entre la peau pâle et couverte, et la peau bronzée et nue : en s’agrippant à son père, le fils lui dénude la poitrine, et c’est comme s’il se déchargeait sur lui de toute le dureté du désert.

Enfin, on se rend compte que les postures se sont inter-changées : le fils, qui a quitté son père assis et effondré, revient s’effondrer contre son père debout. Même les gestes des bras  sont passés de l’un à l’autre :

  • au fils tenant de la main droite son bâton et disant adieu de la main gauche, répond la père, retenant de la main gauche le bras inerte du fils, et  accueillant de la droite son dos décharné ;
  • au père se tenant le front du bras gauche et tendant le droit en signe d’impuissance, répond le fils se tenant le front du bras droit, et tendant le gauche pour demander secours.



Paysages avec départ et retour

 

 

Cole-the-departure-1838Le départ Cole-The-return-1838Le retour


Thomas Cole, 1838, National Gallery of Arts, Washington

Le cas le plus emblématique est celui de ce pendant moral (voir Les pendants paysagers de Thomas Cole).


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Boudin 1890 Berck le depart des barques Musee des Beaux-Arts de ReimsBerck : le départ des barques Boudin 1890 Berck le retour des barques Musee des Beaux-Arts de ReimsBerck : le retour des barques

Boudin, 1890, Musée des Beaux-Arts, Reims

Le sujet du départ et du retour des pêcheurs vient ici animer un pendant paysager des plus classiques, opposant temps agité et temps calme (voir Pendants paysagers : deux états du monde).


Départ et retour modernes

Going and Coming, Norman Rockwell. The Saturday Evening Post, August 30, 1947.

Going and Coming
 Norman Rockwell, The Saturday Evening Post, 30 Août 1947

Départ en vacances  dans l’enthousiasme, le matin  à la campagne. Retour du lac Bennington dans la fatigue, le soir en ville.

Le jeu consiste à comparer les attitudes, jusqu’aux minuscules détails  : le père s’est affaissé sur son volant et son cigare a raccourci,  l’éternel chewing-gum de la grande soeur fait une bulle plus petite. Même la grand-mère granitique, au profil imperturbable, ramène sur ses genoux un rosier en souvenir.

Comme toujours chez Rockwell, ces deux  toiles jointes sont basées sur de nombreuses photographies réalisées avec ses voisins d’Arlington [3] , et sur un dessin très précis au crayon [4].



Charcoal study for Going and Coming
Dessin préparatoire pour Going and Coming

Un second jeu consiste à comparer le tableau définitif au dessin. Les modifications visent toutes à augmenter la symétrie :

  • suppression du cinquième enfant derrière la grand-mère, qui rompait l’équilibre filles/garçons ;
  • décalage du fanion vers le bas, pour que  le grand frère puisse  sortir sa tête, mais sans se lever  comme à l’aller ;
  • suppression des voitures à l’arrière-plan, de manière à rajouter l’opposition campagne/ville ;
  • simplification du premier plan : dans Going, la voiture de sport recule de manière à laisser la place à la ronce, tout en continuant de justifier la grimace du garçon
  • dans Coming, l’image  ironique du jeune couple en décapotable (contre-pied de la famille nombreuse en tacot) est éliminée, remplacée par le fanion.

Dans Coming,  le canot sur le toit (sans ses rames), la canne à pêche (tristement sortie par la fenêtre), les serviettes qui sèchent accrochées à la poignée,  la tête de Peau-Rouge et le mot Lake sur le fanion, regrettent l’éphémère séjour des citadins dans la nature. Comme le nom du lac a changé entre le dessin et le tableau, il est probable que Bennington ne fait pas référence au lac lointain de l’Etat de Washington, mais est un clin d’oeil à une petite ville du Vermont, toute  proche d’Arlington.

Le pendant de Rockwell s’inspire directement d’un pendant de George Hand Wright’, « Going to and Returning from the Seashore », consultable sur ce lien : https://collections.gilcrease.org/object/01262265


Références :

Pendants temporels : une transformation

1 décembre 2019

Ces pendants comparent l’Avant et l’Après d’une même situation, afin de suggérer ce qui s’est passé entre les deux : sorte d’ellipse qui vise en général à créer un effet comique, ou de scandale.

La transformation-catastrophe

Wenceslas Hollar 1666 A Londres avant et après le Grand Incendie Wenceslas Hollar 1666 B Londres avant et après le Grand Incendie

Londres avant et après le Grand Incendie
Wenceslas Hollar, 1666

Cette gravure panoramique a été réalisée juste après le grand incendie du 2 septembre au mercredi 5 septembre 1666. Le choix rarissime d’un pendant vertical permet de reconstruire maison par maison, au dessus de la ville détruite, l’image maintenant céleste de sa « condition florissante ».

L’image de la ville semble être tout à fait réaliste, comme si elle avait été prise depuis la tour de l’actuelle cathédrale de Southwark sur la rive sud de la Tamise. En fait, il s’agit d’un savant mélange de points de vue différents (comme le prouvent les croquis préliminaires qui ont été conservés).

Plus qu’un relevé géographique, ce pendant est avant tout une oeuvre de mémoire, que seul pouvait réaliser un habitant qui depuis des années dessinait la ville sous tous les angles. Document pour l’histoire réalisé par un témoin direct de l’événement, ce pendant est aussi le témoignage d’une lutte personnelle contre l’oubli

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Bernardo_Bellotto_-_The_Kreuzkirche_in_Dresden_-_1751La Kreuzkirche à Dresde,
Bernardo Bellotto, 1751, Ermitage, St. Petersbourg (197 x 187 cm)
the-ruins-of-the-old-kreuzkirche-dresden-1765Les ruines de la Kreuzkirche de Dresde
Bernardo Bellotto, 1765, Künsthalle, Zürich (84,5 × 107 cm)

Bien que les deux tableaux, de taille différente, n’aient pas été conçus comme des pendants, Bellotto avait forcément en tête le souvenir du premier lorsqu’il a peint le second, depuis le coin opposé de la place. Cette oeuvre-témoignage, réalisée à chaud quatre mois environ après l’écroulement du clocher (voir Les ruines de la Kreuzkirche) a donc toute sa place ici à la suite du pendant de Hollar,



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Hubert_Robert_L incendie de l Opera. Interieur de la salle le lendemain de l incendie_1781L’incendie de l’Opéra vu d’une croisée de l’Académie de peinture,
Hubert Robert, 1781, Collection privée
Hubert_Robert_-_Incendie_de_l'Opera_(1781)L’incendie de l’Opéra. Intérieur de la salle le lendemain de l’incendie
Hubert Robert, 1781, Louvre, Paris

Un témoignage direct

« Le soir du 8 juin 1781, l’Opéra de Paris… enclavé dans les bâtiments du Palais-Royal, prend feu. Hubert Robert, qui était alors logé dans les galeries du Louvre… se déplaça jusqu’à l’Académie de peinture dont les fenêtres donnaient sur le Palais-Royal. Il brossa rapidement une étude sur bois de la scène dont il fit un pendant le lendemain avec une seconde étude de l’intérieur de la salle incendiée. À partir de ces études, l’artiste acheva en moins de six semaines deux grands tableaux à la mise en scène dramatique…
Réservée généralement à la gravure, la description d’un événement contemporain dépeint par Hubert Robert est quasiment un unicum en peinture à cette époque… La critique de l’époque releva ce réalisme de l’événement dépeint, insistant sur l’expérience de la catastrophe, la vitesse d’exécution et la facilité du pinceau. En revanche elle reprochera à Hubert Robert la froideur des spectateurs face à la catastrophe et le fait qu’ils soient représentés en vêtements italiens ainsi que le non respect des distances entre le Louvre et l’Opéra. La critique se trouva également désemparée par la modernité du sujet et par l’utilisation d’un fait divers en peinture ». [0a]

La logique du pendant

Sous la spontanéité du reportage, le pendant se conforme à certains principes de composition : extérieur nuit contre intérieur jour, horizon ouvert contre horizon fermé, arcade au premier plan contre arcade à l’arrière-plan.

La scène anecdotique de l’homme montant à l’échelle pour mieux voir a pour symétrique la scène tragique des brancardiers remontant  un blessé. Hubert Robert est bien conscient du caractère paradoxal de cette destruction d’un lieu de spectacle : à la fois spectacle auquel on assiste du balcon, et trou fumant bien réel qui remplace les spectateurs.

Les réticences de la critique tient sans doute à cette double focale : en passant d’un tableau à l’autre, le regard est forcé de faire le grand écart entre l’observation distante et l’implication empathique.


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Claude-Marie Dubufe 1827 Adam et Eve Musee des Beaux-Arts NantesAdam et Eve (avant la Chute) Claude-Marie Dubufe 1827 Le Paradis perdu Musee des Beaux-Arts NantesLe Paradis perdu (après la Chute)

 Claude-Marie Dubufe, 1827, Musée des Beaux-Arts, Nantes

Dans une douce lumière, le jour se lève, la haute montagne surplombe la vallée verdoyante, le lion pacifique dort. Sur une douce pelouse et un rocher moussu, près d’un arbre feuillu et de fleurs, Eve regarde avec amour Adam qui regarde avec respect vers le Très-Haut. C’est alors qu’on distingue descendant le long du tronc la spirale du serpent, et les paroles venimeuses qu’il souffle dans l’oreille d’Eve. On comprend alors que le sourire d’Eve n’est pas d’amour, mais de séduction ; et que le regard d’Adam n’est pas respectueux, mais fourbe. Et que le sommeil du lion l’empêche de faire bonne garde.

Dans une lumière tragique, le crépuscule rougeoie sur une plaine désolée, le lion devenu sauvage se détourne. Sur la terre nue, près d’un arbre et de fleurs couchées, Adam regarde avec colère Eve qui s’agrippe à lui avec désespoir. Le serpent, qui a révélé sa nature satanique, s’agrippe au feuillage pour finir de casser le grand arbre du Paradis.


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A young Venetian woman, aged 23, depicted before and after contracting cholera. Coloured stipple engraving. Courtesy of Wellcome Library, London

Une jeune viennoise âgée de 23 ans La même une heure après l’invasion du choléra, et quatre heure avant sa mort.

Wellcome Library, London

Cette gravure italienne coloriée date de la deuxième pandémie de 1832, qui frappa l’Europe par sa brutalité. Elle reprend, en accentuant la beauté de la jeune fille, l’illustration du livre de référence :

Du_choléra_morbus_en_Russie_[...]Gérardin_Auguste_bpt6k5424032qUne jeune viennoise âgée de 23 ans Du_choléra_morbus_en_Russie_[...]Gérardin_Auguste_bpt6k5424032q (1)La même une heure après l’invasion du choléra, et trois-quarts d’heure avant sa mort.

Auguste Gérardin, « Du choléra-morbus en Russie, en Prusse et en Autriche », 1832

Obtenu par décalque (la chevelure est exactement la même, à la boucle près), le second visage n’est pas un document réaliste et scientifique : c’est une image délibérément terrifiante, conçue pour démontrer, par l’identité des contours, le caractère quasi-instantané de la dégradation.


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Billardet 1847 Abelard instruisant Heloise et Heloise et Abelard surpris par Fulbert, Musee des BA Nantes

Abélard instruisant Héloïse Abélard et Héloïse surpris par Fulbert

Billardet 1847, Musée des Beaux-Arts, Nantes

L’amour naissant

Debout devant le lutrin, le professeur lève doctement l’index gauche, mais presse de sa main droite celle d’Héloïse. Chez celle-ci, les mains sont inversées : c’est la droite qui est studieuse et la gauche amoureuse.


La funeste passion

Renversée sur le livre froissé, échevelée et déhanchée, Héloïse s’abandonne à l’étreinte pressante tandis que dans le dos d’Abélard se profile le cruel Fulbert. Le rouleau de parchemin tombé du livre fait une allusion ingénieuse à ce qui prochainement sera séparé du savant.


L’heureuse transformation

john-opie--A Moral HomilyUne Homélie morale (A Moral Homily ) john-opie--a-tale-of-romanceUn conte romantique (A Tale of Romance)

John Opie, vers 1800, Collection privée

A gauche, une gouvernante  à lunettes a posé de gros livres sur la table, pour lire aux enfants  une histoire lourde et ennuyeuse devant un rideau rouge fermé. En bas à droite, les deux plus jeunes jouent à un jeu de ficelle. Debout au fond, dominant les malheureux qui baillent ou sommeillent, une grande fille aux cheveux blonds et bouclés, l’index sur les lèvres, a une idée derrière la tête.

A droite, la gouvernante est partie et la grande fille a pris sa place, tenant un petit livre. On a repoussé la table inutile et ouvert le rideau sur le parc. Les deux plus jeunes ont dû partir courir dehors, c’est maintenant un chaton qui s’amuse avec la ficelle. Les deux filles brunes qui baillaient et s’étiraient à gauche s’enlacent maintenant à droite, captivées. Les deux petits qui rêvassaient derrière  les livres ont ouvert les yeux. Attirés par l’histoire, deux nouveaux enfants, plus grands, sont venus compléter le tableau et remplacer les deux absents.

En inter-changeant les places et faisant sortir et entrer  des acteurs, la composition montre par elle-même, tout en restant logique et équilibrée,  comment lutter contre l’ennui.


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constance-mayer-1810 La mere infortunee LouvreLa mère infortunée constance-mayer-1810 L'heureuse mereL’heureuse mère

Constance Mayer, Salon de 1810, Louvre

« La mère infortunée, debout, les bras pendants et les mains jointes,est vue de profil ; ses cheveux noirs tombent en désordre sur son dos ; sa physionomie exprime une profonde angoisse, et son regard enveloppe douloureusement la petite croix, piquée dans la terre, qui recouvre les restes chéris de son enfant. Le personnage, vêtu de blanc, se détache comme un fantôme sur un site sauvage c’est l’image du désespoir !

La mère heureuse, au contraire, est assise et tient son enfant bien-aimé sur ses genoux ; elle le contemple amoureusement, tandis qu’il dort, et dans ses yeux brillent toutes les béatitudes maternelles. La jeune femme est blonde et se présente de profil, comme la figure précédente. Le sein droit est nu, ainsi que l’épaule gauche. Une draperie rouge est étendue sous l’enfant ; la jupe de la mère est bleue. Comme dans l’autre cadre, nous avons un paysage sévère, vigoureux ; mais, ici, il est baigné par les joyeuses clartés de l’astre du jour. C’est l’idéal du bonheur dans ses plus pures manifestations. » [0b]


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Philippe Jolyet 1905 La lecon peu interessante Musee des Ursulines MaconLa leçon peu intéressante Philippe Jolyet La suite au prochain numero Musee des Ursulines à MaconLa suite au prochain numéro

Philippe Jolyet, 1905, Musée des Ursulines, Macon

De la lecture soporifique à la lecture passionnante…


La transformation humoristique

Il s’agit ici d’une sorte d’ellipse, qui laisse deviner ce qui s’est passé entre les deux.

 


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Hogarth

hogarth before 1730-31 Tate GalleryBefore hogarth after 1730-31 Tate GalleryAfter

Hogarth,  1730-31,  Tate Gallery, Londres

Il s’agit ici d’une caricature des tableaux bucoliques alors en vogue sur le continent.

Nous sommes au même endroit, dans un bois, contre un rocher. Avant, le tablier laisse échapper des pommes ; après, le tablier est tombé par terre et les pommes aussi. L’homme et la femme se sont assis, et ont interverti leurs position. On note un débraillé certain, en particulier chez l’homme.

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hogarth before 1730-31 Paul Getty MuseumBefore hogarth after 1730-31 Paul Getty MuseumAfter

Hogarth, 1730-31, Paul Getty Museum

Même concept, mais en intérieur.

Avant

L ‘homme assis tire par sa jupe la femme debout, qui s’accroche à la table de toilette et la fait basculer, entraînant le miroir et une boîte dans sa chute ; le tiroir entrouvert révèle ironiquement  des papiers avec des  instructions sur  la manière de faire la cour ;  le chien jappe.


Après

L’homme debout remonte son pantalon à côté de la femme assise, tandis que le miroir brisé et  la boîte de poudre répandue –  symboles éculés des tableaux galants –  rappellent le caractère irréversible , côté féminin , de ce qui vient de se produire ; côté masculin, le chien  illustre les conséquences plus bénignes : un petit roupillon réparateur.


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hogarth before 1730-31 gravureBefore hogarth after 1730-31 gravureAfter

Gravure d’après Hogarth, 1730-31

La version gravée ajoute quelques détails croustillants.

Avant

Sur la gravure dans la gravure, marquée Before,  un Cupidon approche son flambeau d’un pétard (à noter également le pot de chambre sous le lit).


Après

Sous la gravure marquée Before, une seconde gravure marquée After a été révélée par la chute de la table de toilette, avec un Cupidon hilare désignant  le pétard  renversé (à noter également  le pot de chambre cassé et la tringle à rideau décrochée).


 

Tregear av 1841 Before MarriageAvant le mariage Tregear av 1841 After Marriage.Après le mariage

Tregear, avant 1841 

 

John Kay Before Marriage, ed Hugh Paton, Edinburgh, 1842Avant le mariage John Kay After Marriage, ed Hugh Paton, Edinburgh, 1842Après le mariage

John Kay, edité par Hugh Paton, Edimbourg, 1842

 

1861 The_great_matrimonial_admonisher_and_pacificator Before MarriageAvant le mariage 1861 The_great_matrimonial_admonisher_and_pacificator After MarriageAprès le mariage

The great matrimonial admonisher and pacificator, 1861

Ces têtes réversibles constituent un cas très particulier de pendant : en inversant les humeurs des personnages, le retournement agit aussi sur le spectateur, qui se trouve ainsi propulsé dans l’arrière-plan de l’image précédente.


Rops Ostende avec Uylenspiegel, no. 29, 16 August 1857Ostende avant Rops Ostende sans Uylenspiegel, no. 29, 16 August 1857Ostende après

Rops, Uylenspiegel, no. 29, 16 August 1857

Cette oeuvre de jeunesse de Rops ridiculise deux modes à la fois : celles des bains de mer et celle des crinolines.


Rops 1868 eau forte Le droit au travail Musee Rops NamurLe droit au travail Rops 1868 eau forte Le droit au repos Musee Rops NamurLe droit au repos

Rops, eau forte , 1868 Musée Rops Namur.

Même dégonflage de la gloire, mais ici pour le sexe fort.

A noter la valeur expressive de l’ombre : elle prend forme humaine et sa hauteur, inchangée dans les deux états, étalonne le changement de taille.


Rops 1878-81 Passe minuit Musee Rops Namur
Passé minuit
Rops, 1878-88, Musée Rops ,Namur

Ici l’Avant et l’Après sont emboîtés l’un dans l’autre grâce à l’image dans l’image.

Plusieurs métaphores visuelles viennent renforcer le propos :

  • les deux pointes érigées de la chemise de nuit s’opposant aux deux basques flaques ;
  • cette même chemise coiffant le poteau du lit ;
  • sur la table de nuit, l’éteignoir près de la bougie ;
  • le parapluie tombé à côté du chapeau ;
  • les fortes mains de l’épouse enserrant la tête chauve de l’époux.

Gravure pour Les Sonnets du Docteur, de Georges Camuset, Rops, 1884
Gravure pour Les Sonnets du Docteur, de Georges Camuset, Rops, 1884

Cette gravure est opportunément construite sur le modèle des publicités médicales.

  • Avant : un petit faune malade au bonnet de coton n’a plus la force que de lever sa plume, devant la « petite dame » [1] qui le toise d’un regard sévère.
  • Après : ragaillardi par l’effet du livre et transformé en Amour, il s’en va en livrer d’autres en faisant voler les feuilles de vigne.



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La Baionnette, 1917, « A la diable », revue civile et militaire, illustree par Gerda WegenerRecto La Baionnette, 1917, « A la diable », revue civile et militaire, illustree par Gerda Wegener versoVerso

La Baionnette, 1917, « A la diable », revue civile et militaire, couverture par Gerda Wegener

A l’ouverture du spectacle, la jolie diablesse vide de son sac les personnages (un marquis, une exploratrice, une sirène), accompagnée par un choeur de chats et trois petits musiciens (flûte, violon, violoncelle).

La fin du spectacle est plus mouvementée : sous les bouquets de fleurs, la diablesse s’esbigne. Deux chats et deux musiciens, qui révèlent leur arrière-train de faune, s’enfuient sous le rideau qui tombe,  rejoignant la sirène et le marquis qui s’envolent. Le flûtiste souffle une bougie, tandis que le dernier chat salue en montrant son derrière.

 

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  1_travail_avant_apres code-patrons-carotte

Dans le prolongement de Rops, deux images récentes sur les méfaits du travail...



Transformations discrètes

Parfois la formule « Avant-Après » sert de stimulus textuel réclamant de bien regarder l’image.

BeforeAfter Portraits of L. A. Plummer F.W.Benson et J.L.Smith, 1883-85, coll priv

Double portrait de L. A. Plummer
F.W.Benson et J.L.Smith, 1883-85, collection privée

Plummer était venu à Paris étudier l’Art en compagnie de ses compatriotes Benson et Smith [2]. Ce qui pourrait être un simple souvenir d’atelier se transforme, par la force du Before/After , en une devinette plaisante : sans doute faut-il voir, dans la cigarette allumée, le résultat de la vie parisienne sur le jeune américain sérieux : « Après l’utilisation de Paris ».

 

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71.226

Before and After
Andy Warhol, 1962, Whitney Museum of American Art, New York

Sous couvert d’une publicité pour se faire refaire le nez, Warhol illustre discrètement une transformation plus radicale : un changement de sexe (l’inclinaison différente du front accentue cet effet).

Références :
[0a] Pour des détails sur l’incendie de l’Opéra, voir http://catalogue.gazette-drouot.com/ref/lot-ventes-aux-encheres.jsp?id=1358030
[1] Sur les circonstances de réalisation de la gravure et les diverses éditions de ce livre gaillard, voir Jean-François Hutin, “Les illustrations des Sonnets du Docteur de Georges Camuset » http://www.biusante.parisdescartes.fr/sfhm/esfhm/esfhmx2017x01/esfhmx2017x01x014.pdf

Pendants temporels : temps anciens, temps modernes

30 novembre 2019

Ces pendants illustrent, de manière binaire, le passage du Temps : quelque fois de manière critique, afin de valoriser un des deux moments ; d’autre fois de manière purement comparative.

 

Barends Dirck grav Johann Sadeler 1568–1600 Mankind before the flow,Matt 24L’Humanité avant le Déluge (Matthieu 24) Barends Dirck grav Johann Sadeler 1568–1600 Mankind Awaiting the Last Judgement,Matt 24L’Humanité attendant le Jugement Dernier (Matthieu 24)

D’après un dessin de Dirck Barends, gravure de Johann Sadeler, après 1581

Les deux gravures mettent en parallèle deux bouleversements qui menacent une insouciante compagnie : l’inondation et l’incendie, le Déluge et le Jugement dernier . Le pendant illustre directement un passage de l’Evangile de Matthieu, qui appelle chacun à se tenir prêt, « car c’est à l’heure que vous ne pensez pas que le Fils de l’homme viendra » :

« Tels furent les jours de Noé, tel sera l’avènement du Fils de l’homme. Car de même que dans les jours qui précédèrent le déluge, on mangeait et on buvait, on épousait et on était épousé, jusqu’au jour où Noé entra dans l’arche, et qu’ils ne surent rien, jusqu’à la venue du déluge qui les emporta tous, ainsi sera aussi l’avènement du Fils de l’homme. Alors, de deux (hommes) qui seront dans un champ, l’un sera pris, l’autre laissé; de deux femmes qui seront à moudre à la meule, l’une sera prise, l’autre laissée. » Mathieu 24:37-41

Ainsi s’expliquent les deux antithèses aux convives insouciants : dans la gravure de gauche un paysan qui laboure son champ, dans celle de droite un corps emporté au ciel par un ange. Mais l’idée la plus originale est le contraste entre les convives nus et ceux en costume moderne, auxquels la scène de massacre de l’arrière-plan, en ces temps de guerre contre l’Espagne, rajoute un caractère de brûlante actualité.
Les deux textes en latin paraphrasent et développent le verset de Matthieu.

Côté Déluge :

Tout comme la terre fut submergée par les violentes tempêtes de la mer et bouleversée par des vagues déchaînées, et l’Arche Profonde emportée par les vagues – CE QUI ARRIVA AU TEMPS DE NOE (Matthieu 24) – ainsi les mortels, qui partout et constamment lâchaient la bride à leurs vices, et jouissaient d’agréables plaisirs sur des tables dressées, détruisaient les siècles par leur luxe immoral. Ut quondam tellus rapidis cum mersa procellis /Aequoris, insanis convulsaque fluctibus, atque / Per medias undas delata est Arca Profundi : / SICVT AVTEM ERAT IN DIEBVS NOE. Matt 24 / Mortales turpi frangebant saecula luxu/ Laxantes scelerum passim, et constanter habenas/ Laetaque ad instructas carpentes gaudia mensas.

Côté Jugement :

Ainsi, depuis les plus hauts sommets arrivera le Seigneur faisant tomber les flammes : mais il n’imposera pas à tous la même condition, il arrachera à leurs coupes ceux qui sont joyeusement à table. AINSI SERA l’AVENEMENT DU FILS DE L’HOMME (Matthieu 24) . Un paysan sera enlevé, son corps pris. Et un autre, ignorant, sera laissé dans le champ désolé, et un autre, abandonné, cherchera un compagnon pour la route. Sic Domini adventus descendet ab aethere summo, | Involvens flammas : nec cunctos ille sub una | Conditione premet, hos laete ad pocula mensae | ITA ERIT ET ADVENTVS FILII HOMINIS. Matt 24 | Eripiet, rapto tolletur corpore Arator. | Ignarusque alius vasto linquetur in agro, | Atque alter socium quaeret per strata relictus.


Raoux 1727 Vierges-antiques Palais des BA LilleVierges antiques Raoux 1727 Vierges-modernes Palais des BA LilleVierges modernes

Raoux, 1727, Palais des Beaux Arts, Lille

A gauche six vestales entretiennent le feu éternel devant la statue sévère de leur déesse, arrangent des fleurs ou apportent de l’encens.

A droite, les dieux se sont réfugiés dans le plafond peint, et huit jeunes filles modernes vaquent à des occupations moins sévères : faire une couronne de fleurs, arranger la nappe, transporter des boissons et une corbeille de fruit, lire, ou se regarder dans un miroir.

Comme dans tous ses autres tableaux d’adorables vestales, Raoux vise ici tous les publics : les grincheux verront un éloge de la Vertu antique, les amateurs de tendrons un hommage à l’éternel féminin.


Les collections imaginaires de Pannini

Il ne s’agit pas de comparer deux à deux l’état antique et actuel des monuments, mais d’afficher une totalité qui, à la fois dans le temps et dans l’espace, loue la compétence et la richesse du collectionneur – du moins dans le monde virtuel de la peinture.

pannini V1a 1758 galerie-de-peinture-avec-vues-de-la-rome-antique- Staatsgalerie, StuttgartGalerie de peinture avec vues de la Rome antique, Staatsgalerie, Stuttgart pannini V1b 1758 galerie-de-peinture-avec-vues-de-la-rome-moderne-MET BostonGalerie de peinture avec vues de la Rome moderne, Boston, Museum of Fine Arts

Pannini, 1753-57,  (170 × 245 cm)

Entre 1753 et 1757, le comte Étienne François de Choiseul, ambassadeur de Louis XV à Rome, commande à Pannini ces deux pendants [1], dans l’esprit des caprices architecturaux à l’italienne (voir Pendants architecturaux).


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pannini V2a 1758 galerie-de-peinture-avec-vues-de-la-rome-antique-MET New York.Galerie de peinture avec vues de la Rome antique pannini V2b 1758 galerie-de-peinture-avec-vues-de-la-rome-moderne-MET New York.Galerie de peinture avec vues de la Rome moderne

Pannini, 1757, MET New York (172,1 × 233 cm)

En 1757, le comte lui commande une deuxième exécution de ces tableaux (ce n’est pas une copie exacte, mais les tableaux représentés sont quasiment tous les mêmes – sauf une légère réorganisation sur la gauche de la Rome Atiquen pour regrouper les Arcs de Triomphe).


pannini V2a 1758 galerie-de-peinture-avec-vues-de-la-rome-antique-MET New York detail
pannini V2b 1758 galerie-de-peinture-avec-vues-de-la-rome-moderne-MET New York detail

Il se fait représenter au centre de chaque collection :

  • debout tenant son carnet de notes, avec Pannini derrière lui (portant la Croix de Cavaliere dello Speron d’Oro) ;
  • assis se retournant vers un jeune dessinateur, qui pourrait être Hubert Robert |2].


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pannini V3a 1758 galerie-de-peinture-avec-vues-de-la-rome-antique-LouvreGalerie de peinture avec vues de la Rome antique pannini V3b 1759 galerie-de-peinture-avec-vues-de-la-rome-moderne LouvreGalerie de peinture avec vues de la Rome moderne

Pannini, 1758, Louvre (231 × 303 cm)

En 1758-1759, Pannini réalise cette autre version des deux Galeries pour François-Claude de Montboissier, abbé de Canillac et chargé d’affaires à l’ambassade de France à Rome. Elle diffère dans la position des personnages (l’abbé remplaçant le comte) et dans les tableaux accrochés.


Les pendants temporels de Turner

Turner est certainement celui qui a poussé le plus loin la comparaison de l’état ancien et de l’état moderne, devenant même un des premiers grands spécialistes de le reconstruction virtuelle d’architectures antiques.

Voici les quatre  pendants, qu’il a dédié à ce thème. Pour l’analyse détaillée, voir  Les pendants de Turner : 1797-1828  et Les pendants de Turner : 1831-1843


Turner 1816 Le temple de Jupiter pannellenius reconstitue coll priveeLe temple de Jupiter pannellenius restauré, collection privée (116.8 by 177.8 cm). Turner 1816 Vue du temple de Jupiter pannellenius dans l'ile dEgine Alnwick CastleVue du temple de Jupiter pannellenius dans l’ile d’Egine, Alnwick Castle

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Turner 1815 Dido_Building_Carthage National GalleryDidon construisant Carthage, ou l’ascension de l’Empire carthaginois, 1815, National Gallery, Turner 1817 Le declin de l'Empire carthaginois Tate GalleryLe déclin de l’Empire carthaginois, 1817, Tate Gallery

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Turner 1838 A Ancient Italy – Ovid banished from Rome Coll privL’Italie ancienne : Ovide banni de Rome, Turner, 1838, Collection privée Turner, Joseph Mallord William, 1775-1851; Modern Italy: The PifferariL’Italie moderne : les Pifferari, Turner, 1838, Glasgow Art Gallery

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Ancient Rome; Agrippina Landing with the Ashes of Germanicus exhibited 1839 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851La Rome antique : Agrippine accostant avec les cendres de Germanicus, Le Pont Triomphal et le Palais des césars reconstitué, 1839, Tate Gallery  Turner 1839 MODERN ROME - CAMPO VACCINO coll priveeLa Rome Moderne : le Campo Vaccino, 1839, collection privée

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Turner 1840 Slavers throwing overboard the Dead and Dying — Typhoon coming on (The Slave Ship) Boston Mueum of Fine ArtsNégriers jetant par dessus bord les morts et le mourants – le typhon arrive / Le bâteau négrier (Slavers Throwing overboard the Dead and Dying—Typhoon coming on / The Slave Ship ,) Museum of Fine Arts, 1840, Boston Turner 1840 ROCKETS AND BLUE LIGHTS (CLOSE AT HAND) TO WARN STEAMBOATS OF SHOAL WATER Clark Art Institute WilliamstownFusées et lumières bleurs (tenues en main) pour prévenir les bâteaux à vapeur contre les hauts-fonds (Rockets and blue lights (close in hand) to warn steamboats of shoal water), 1840, Clark Art Institute, Williamstown



Thomas-Nast-Emancipation-The-past-and-the-future-Harpers-Weekly-January-24-1863
Emancipation, The past and the future
Thomas Nast, Harper’s Weekly, January 24, 1863

Le premier Janvier 1863, Lincoln avait émis la Proclamation d’Emancipation. Cette illustration la commémore :

  • en bas, un enfant porté par le Temps (symbolisant la Nouvelle Année) brise les chaînes d’un esclave :
  • les scènes de gauche et de droite comparent l’Avant et l’Après.



 

Life Magazine cover 1950 looks at 1914

Otho Cushing, ouverture de Life Magazine, décembre 1914

En imaginant, en 1914,  la couverture de Life telle qu’elle serait en 1950, ce remarquable pendant temporel  prévoit la victoire définitive du dénudé et du sauvage, ainsi que la mode de la pipe pour dames. Le couple du futur reste néanmoins conventionnel : la femme se tient toujours à gauche de l’homme, qui garde sa canne et son chapeau.

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Références :

Les pendants de Turner : 1797-1828

27 novembre 2019

Grand virtuose et grand précurseur, Turner nous a laissé des pendants parmi les plus inventifs qui soient. On les connait mal: ils ont souvent été réalisés à plusieurs mois, voire plusieurs années de distance ; et certains, jamais exposés côte à côte, sont passés inaperçus. J’en ai recensé trente en croisant différents ouvrages (mais certains m’ont probablement échappé), et je les ai présentés par ordre chronologique : .

Souvent binaires, ils montrent deux états opposés du monde (Matin/Soir, Mouvement/Repos, Guerre/Paix, Construction/Destruction). Ils s’apparentent souvent à une méthode de déclinaison d’un même motif, plutôt qu’à un packaging commercial : il faut dire que les prix très élevés de Turner ont rapidement rendu ses pendants inabordables.

Commençons par la première époque, encore das la tradition des paysagistes précédents, mais avec la Poésie en plus !


Turner 1797 Vue de Plumpton Rocks Harewood AVue de Plumpton Rocks depuis le barrage (Vers le Nord) Turner 1797 Vue de Plumbton Rocks Harewood BVue de Plumpton Rocks vers le barrage (vers le Sud)

Turner, 1797, Harewood House, Yorkshire

Ces deux huiles, probablement la toute première commande de Turner, ont été faites pour décorer deux portes condamnées dans la bibliothèque du Comte de Harewood, où elles se trouvent toujours. Elles montrent deux vues opposées des mêmes rochers, sur la rive Est d’un lac artificiel orienté Nord Sud.

Turner ne montre pas deux moments de la journée, mais deux moments de la traversée nord-sud, dans l’après-midi, lorsque les rochers sont pleinement éclairés : le départ (avec une seconde barque de promeneurs stationnant près des rochers), et l’arrivée à terre (la seconde barque, toujours arrêtée au même point, servant de pivot entre des deux vues).



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Willem_van_de_Velde_the_Younger,_Ships_on_a_Stormy_Sea_(c._1672) Toledo Museum of ArtsUne tempête se lève (Ships on a Stormy Sea) , Willem van de Velde le Jeune, vers 1672, Toledo Museum of Arts (132 x 192 cm) Turner 1801 Dutch Boats in a Gale (The Bridgewater Sea Piece)Bateaux hollandais dans la tempête : pêcheurs remontant leurs filets à bord (The Bridgewater Sea Piece), Turner, 1801, en dépôt à la National Gallery, Londres (162.5 × 221 cm)

Le tableau a été commandé à Turner par le Duc de Bridgewater pour compléter sa marine de van de Velde le Jeune. Toujours soucieux de marquer sa prééminence aussi bien sur ses contemporains que sur ses prédécesseurs, Turner a choisi un format nettement plus grand, de manière à imposer à son commanditaire de lui réserver un mur entier, plutôt que d’être exposé cote à côte avec le tableau hollandais. Quoiqu’il en soit, au Salon de 1801, le tableau fut considéré comme le meilleur, et fit beaucoup pour la réputation deTurner [1].

Le sujet imposé était donc : la tempête se lève, deux petits bateaux de pêche frôlent la collision tandis que plus loin de grands vaisseaux de ligne, ayant affalé leurs voiles et jeté l’ancre, restent parfaitement stables et à l’abri de l’échouage.

Pour la symétrie, Turner inverse le sens du vent et la direction du soleil. Et il accroît le caractère dramatique par une utilisation virtuose des effets de lumière :

  • le nuage, plus noir, semble poursuivre la voile ;
  • la plage lumineuse d’écume est plus large et le creux des vagues plus profond ;
  • la profondeur est accentuée par le spot de lumière qui vient frapper le dernier bateau à l’horizon, promesse d’éclaircie et de calme.



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Turner 1803 Chateau de Saint Michel Bonneville, Savoy Yale Center for British ArtChâteau de Saint Michel, Bonneville, Savoie, Yale Center for British Art, New Haven (91,5 x 122 cm) Turner 1803 Bonneville, Savoy, with Mont Blanc Dallas Museum of Arts,Vue de Bonneville, Savoie, avec le Mont Blanc, Dallas Museum of Arts (91,5 x 122 cm)

Turner, 1803

Exposés ensemble en 1803 à la Royal Academy, ces deux tableaux montrent le village de Bonneville avec le Mont Blanc à l’arrière-plan.


Bonneville and the River Arve from the Geneva Road, Looking East 1802 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851

Bonneville et la rivière Arve en regardant vers L’Est depuis la route de Genéve
Turner, 1802, Tate Gallery [2]

Les deux points de vue ont été réalisés d’après ce croquis dessiné par Turner lors de son voyage dans les Alpes en 1802, arrivant à Bonneville depuis Genève.

Dans cet essai précoce, il ne s’agit pas à proprement parler de pendants, mais de deux vues, éloignée et proche, d’un même paysage : Turner reconstitue ainsi, pour son usage personnel, l‘impression qu’il a dû recevoir lors de la première apparition du Mont Blanc à l’horizon. Pour renforcer cette impression de travelling, il a placé à l’arrière-plan du premier tableau le troupeau de moutons, près duquel nous nous trouvons dans le second : même procédé du point fixe que la barque à l’arrêt dans les deux vues de Plumpton Rocks.


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Turner 1808 Popes Villa At Twickenham coll privLa villa de Pope à Twickenham durant sa démolition, 1808, collection privée (91.5 cm par 120 cm) [3] Turner 1809 thomson aeolian harp Manchester Art GalleryLa harpe éolienne de Thomson,1809, Manchester Art Gallery (167 × 302 cm)

Là encore, ces deux tableaux ne sont pas techniquement des pendants (vu leur taille différente) mais des sortes de frères, que leur apparentement étroit justifie de présenter ensemble.


La villa de Pope à Twickenham

Malgré le tollé général, Lady Howe, surnommée à cette occasion la Reine des Goths, avait fait démolir en novembre 1807 la maison du grand poète, se plaignant de son exiguïté et des visiteurs incessants([4], p 105). Turner, qui lui même avait acheté une maison à Twickenham, village près de la Tamise [5], exposa l’année d’après ce tableau vengeur dans sa propre galerie.

Un poème datant de 1808 dit bien son indignation face à cette destruction :

 

Chère Soeur Isis, c’est ta Tamise qui t’appelle
Vois la désolation qui plane sur ces murs.
Les bois dispersés sont couchés sur ma berge
Où s’attardent les rayons scintillants du soir.
Là-bas, Maro britannique chanté par la science, longtemps adoré,
Et par un pays admiratif autrefois révéré.
Maintenant ta grotte paisible a été condamnée à la destruction,
Oublié le saule de Pope vers la terre penché.

Cité par [6]

« Dear Sister Isis tis thy Thames that calls
See desolation hovers o’er those walls.
The scatter’d timbers on my margin lays
Where glimmering evening’s ray yet lingering plays.
There British Maro sung by science long endear’d.
And to an admiring country once reverr’d.
Now to destruction doom’d thy peacefull grott
Popes willow bending to the earth forgot ».



Turner 1808 Popes Villa At Twickenham coll priv detail

Turner a lui même expliqué que le tronc abattu, au premier plan à gauche, était justement ce fameux saule, mort de vieillesse en 1801. Un autre passage du poème – « les bois dispersés sont couchés sur ma berge » attire également l’attention sur ce tronc (le mot « margin » ayant le double sens de berge, pour le fleuve, et de marge, pour le tableau). Il fait aussi allusion aux madriers des échafaudages que l’on voit au loin, dans le bâtiment en démolition dont la charpente a disparu.


Turner 1808 Popes Villa At Twickenham coll priv detail 1

Les trois ouvriers qui marchandent un chapiteau et un fragment de corniche [5], sous l’oeil d’un couple mélancolique, illustrent la dilapidation de l’héritage de Pope.

« Tous ces détails contribuent au profond sens du decorum dans cette oeuvre : nous contemplons la maison morte d’un poète mort, au jour mourant et à la saison de la mort, avec au premier plan un arbre mort qui rappelle le saule mort de Pope. » ([4], p 105)


La harpe éolienne de Thomson

L’année suivante, Turner expose toujours dans sa propre galerie ce second tableau : il s’agit d’une vue idéalisée de la Tamise, avec des ruines et un tombeau imaginaire entouré de trois danseuses (Les Grâces) et de quatre autres femmes (les Saisons) [6]   . L’inscription « Thomson » et la harpe sculptée identifient le tombeau comme celui du poète James Thomson, auteur des « Seasons » et de « An Ode on Aeolus’s Harp (1748) » ; monument imaginaire auquel le poète Morris avait lui-même dédié en 1749 « The Ode Occasioned by the Death of Mr. Thomson », où situe le tombeau dans les bois de Richmond.

Ainsi la rêverie du peintre donne une conclusion visuelle à une chaîne de rêveries de poètes.


Deux tableaux apparentés

Turner a accompagné l’exposition de 1809 par le plus long de ses poèmes [7], qui réunit les deux tableaux et les deux poètes dans une même nostalgie. En voici le début :

Sur la tombe de Thomson, les gouttes de rosée distillent
Des larmes de pitié versées pour le Temple perdu de Pope.
A leur valeur et à leurs vers s’attache encore un souvenir attristé,
Qui ne daigne pas se laisser prendre dans les chaînes de la mode.

On Thomson’s tomb the dewy drops distil,
Soft tears of Pity shed for Pope’s lost fane.
To worth and verse adheres sad memory still,
Scorning to wear ensnaring fashion’s chain.

Le poème précise plus loin que, depuis les hauteurs de Putney, Thomson pouvait contempler au loin la clairière de Twickenham. En fait, Turner a modifié la topographie de la Tamise pour pouvoir montrer, à l’arrière-plan du tombeau de Thomson, l’emplacement de la maison de Pope [7a].

Ainsi, développant pour les paysages élégiaques de la Tamise la même technique que pour les deux vues touristiques de Bonneville avec leur troupeau de moutons, Turner insère dans les deux tableaux des éléments visuels qui balisent, de l’un à l’autre, le voyage du souvenir.



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Turner 1809 Tabley, Cheshire, the Seat of Sir J.F. Leicester, Bart. Calm Morning Tate GalleryMatin calme, Tate Gallery Turner, Joseph Mallord William, 1775-1851; Tabley, Cheshire, the Seat of Sir J. F. Leicester, Bt: Windy DayJour venteux, Tabley House

Tabley, Cheshire, the Seat of Sir J.F. Leicester, Bart., Turner, 1809 [8]

Le pendant est ici manifeste : les deux tableaux, commandés en même temps, représentent le même coin de campagne à des moments et dans des conditions atmosphériques différents. La vue est prise depuis le lac de Moat, sur lequel le baronnet Sir John Leicester organisait des partys nautiques. Par déférence, le château du commanditaire est représenté ; mais par élégance, sous forme d’une simple silhouette à l’arrière-plan.

L’idée – qui avait déjà fait le succès de Vernet (voir Pendants paysagers matin soir) – de confronter deux états d’un même paysage, était à la fois flatteuse pour le peintre (démonstration d’habileté) et pour le propriétaire des lieux. Turner y reviendra en 1827, toujours sur commande d’aristocrates fortunés (voir plus loin les pendants pour William Moffatt et John Nash)



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Turner 1810 Lowther Castle, Lowther CastleLowther Castle, The North Front, with the River Lowther: Mid-day, Lowther Castle Turner 1810 Lowther Castle - Evening ,Bowes Museum, Barnard CastleLowther Castle – Evening, Bowes Museum, Barnard Castle

Turner, 1809

En attendant, dans la foulée du succès du pendant Tabley, Turner exécute pour Lord Lonsdale deux vues lointaines de Lowther Castle depuis le Nord, confrontant la lumière de midi et celle du soir. De même qu’entre les deux tableaux le temps s’est écoulé, de même la distance avec le château s’est accrue, le peintre reculant de la vallée sur la colline.

Les deux pendants de Lowther Castle nous convient à une promenade immobile.



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Petworth, Sussex, the Seat of the Earl of Egremont: Dewy Morning exhibited 1810 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Petworth, Sussex, the Seat of the Earl of Egremont: Dewy Morning (91,5 x 120,5 cm) Cockermouth Castle exhibited 1810 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Cockermouth Castle (60,5 x 90,0 )

Turner, 1810, Petworth House

L’année suivante le duc d’Egremont lui commande également deux vues de ses deux châteaux, mais de taille différente et ne formant pas pendant. [9]



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Turner 1810 High_Street,_Oxford Ashmolean Museum, OxfordHigh Street, Oxford 1810, Ashmolean Museum, Oxford Turner 1812 Vue d'Oxford depuis Abington Road gravure de John Pye 1818Vue d’Oxford depuis Abington Road, gravure de John Pye, 1818

Le libraire et encadreur James Wyatt a commandé en 1810 et 1812 ces deux vues d’Oxford, dans l’intention des les éditer en gravures. La vue de l’intérieur de la cité est très célèbre pour ses multiples détails, et fait l’orgueil de l’Ashmolean Museum. La vue depuis la campagne existe toujours, ignorée de tous dans une collection privée. Elle est prise vers le Nord, depuis une colline au dessus du village de South Hinksey. [10]


La logique du pendant

Turner 1810 High_Street,_Oxford Ashmolean Museum, Oxford aujoud'hui

Oxford Hifh Street en 1810 et en 2015

Bien qu’on ne connaisse pas ce qui revient aux exigences du commanditaire, ce pendant très réaliste obéit à quelques-uns des principes déjà rencontrés :

  • vue de près et vue de loin,
  • ville animée et campagne calme,
  • matin et fin d’après-midi (d’après la direction des ombres).



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Turner 1814 Le Mont Blanc vu de Fort Rock, Val d’Aoste, Piemont Coll privLe Mont Blanc vu de Fort Rock, Val d’Aoste, Piemont, vers 1814 The Battle of Fort Rock, Val d'Aouste, Piedmont, 1796 exhibited 1815 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851La bataille de Fort Rock en 1796, Val d’Aoste, Piemont, 1815, Tate gallery

(Toutes les précisions qui suivent sont tirées de [4] , p 124)

Les deux aquarelles montrent pratiquement le même paysage, une route près du village de Levergogne, le long des gorges vertigineuses de la Doire. La vue sur le Mont Blanc a probablement été réalisée en premier, et la scène militaire conçue l’année d’après, dans l’intention de former un pendant Paix / Guerre relié à l’actualité la plus brûlante. Turner nous montre donc le passage, au même endroit, de l‘armée de Napoléon déferlant à la conquête de l’Italie.

Une « bataille » ironique (SCOOP !)

Turner 1815 The Battle of Fort Rock in 1796 Val d’Aoste, Piemont Tate gallery detail

Il n’y a jamais eu de « bataille » à cet endroit. Le terme s’applique,  par dérision, à l‘assassinat d’un civil, sous les yeux de sa femme tenant son enfant, au pied d’un arbre brisé.

Finalement, en 1815, Trner n’a exposé que le paysage de guerre, accompagné des vers suivants extraits de son grand poème inachevé, The Fallacies of Hope (Les Leurres de l’Espérance) :

La montagne couronnée de neige et d’immenses tours de glace,
Opposaient en vain leurs maigres barrières ;
Vers l’avant, le fourgon se frayait un chemin continuement,
Propulsé comme la Reuss sauvage alimentée par les glaciers natals,
Il roule impétueusement, gagne de la puissance à chaque choc,
s’élevant contre la contrainte ; jusqu’à ce que, tout ayant cédé à sa force de dispersion,
La dévastation élargisse, en bas de la passe,
son cours destructeur. Ainsi, la rapine a régné,
Triomphante ; et des hordes de pillards, exultantes, ont répandu,
Belle Italie, sur tes plaines le malheur.

The snow-capt mountain, and huge towers of ice,
Thrust forth their dreary barriers in vain;
Onward the van progressive forced its way,
Propell’d as the wild Reuss, by native glaciers fed,
Rolls on impetuous, with ev’ry check gains force
By the constraint uprais’d ; till, to its gathering powers
All yielding, down the pass wide devastation pours
Her own destructive course. Thus rapine stalk’d
Triumphant ; and plundering hordes, exulting, strew’d,
Fair Italy, thy plains with woe.


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Turner 1816 Le temple de Jupiter pannellenius reconstitue coll priveeLe temple de Jupiter pannellenius restauré, collection privée (116.8 by 177.8 cm). Turner 1816 Vue du temple de Jupiter pannellenius dans l'ile dEgine Alnwick CastleVue du temple de Jupiter pannellenius dans l’ile d’Egine, Alnwick Castle

Turner, 1816

Le titre à rallonge du second tableau est :

Vue du temple de Panellenius, sur l’île d’Égine, avec la danse nationale grecque de la Romaika: l’Acropole d’Athènes au loin. Peint à partir d’un croquis pris par H. Gally Knight Esq. en 1810

View of the Temple of Panellenius, in the Island of Aegina, with the Greek National Dance of the Romaika: the Acropolis of Athens in the Distance. Painted from a sketch taken by H. Gally Knight Esq. in 1810

Ce pendant spectaculaire oppose :

  • le Temple reconstitué tel qu’il se trouvait du temps des Anciens Grecs, à l’aube et animé par une joyeuse procession de mariage,
  • le même Temple démoli, au crépuscule, avec des grecques d’aujourd’hui exécutant sous le regard de Turcs leur danse nationale (la Romaika, autre nom du sirtaki).

Le titre insiste sur l’Acropole à l’horizon pour des raisons d’actualité : durant l’exposition des pendants, le Comité de la Chambre des Communes se réunissait pour envisager l’achat par Lord Elgin des sculptures de Phidias. [11]



Turner 1816 Le temple de Jupiter pannellenius reconstitue coll privee detail
Dans la même veine, le bas-relief de gauche représente le char victorieux du Soleil, s’ajoutant à la thématique du lever du jour.


Un pendant militant (SCOOP !)

L’inscription ΑΝΝΙΚΕΡΙΣ ΑΡΜΗΛΑΤΗΣ , à côté du bas-relief, est une énigme érudite qui n’a pas inspiré les commentateurs. Il faut dire qu’elle est composée de deux mots grecs très rares :

  • ANNIKERIS a laissé son nom pour avoir racheté Platon de l’esclavage, justement sur l’Ile d’Egine ;
  • ARMELATES est le nom grec de la constellation du Cocher, et semble donc commenter le bas-relief voisin. Mais il se trouve que ce mot signifie aussi le marin.

Or Annikeris, selon une unique source (Claude Aelien, Histoire variée II, 27) aurait justement été marin. 

L’inscription « ANNIKERIS le marin », jouxtant le bas-relief imité de la frise du Parthénon, est donc une invitation à la générosité pour racheter, non pas Platon, mais les marbres de Phidias.


La logique du pendant

Les vers suivants accompagnaient l’exposition :

C’était tôt le matin le plus ; bientôt le soleil,
S’élevant au-dessus d’Abardos, verserait sa lumière
Dans la forêt et avec ses rayons diagonaux
Entrant en profondeur, illuminerait les pins branchus,
Éclairerait leur écorce, teindrait en rouge plus vif
Ses tâches rouille, et jetterait sur le sol
De longues lignes d’ombre, où ils se dressaient
Comme les piliers du temple.

Poème de Robert Southey, Roderic le dernier des Goths (1814)

Twas now the earliest morning; soon the Sun,
Rising above Abardos, pour’d his light
Amid the forest, and with ray aslant
Entering its depth, illumined the branking pines,
Brightened their bark, tinged with a redder hue
Its rusty stains, and cast along the ground
Long lines of shadow, where they rose erect
Like pillars of the temple

Tirés d’une époque et d’un contexte objectivement très différent, ces vers tracent une sorte de parallèle visuel entre deux levers de soleil, dans un sorte de syncrétisme historique rapprochant l’Espagne, sous le joug des Maures, et la Grèce, sous celui des Turcs.

Avec ce pendant militant pour la cause philhellénique, Turner inaugure une conception très personnelle de la peinture de paysage, comme outil de restitution de l’Histoire et de réflexion sur l’essor et le déclin des civilisations. Thème qui allait inspirer plusieurs de ses pendants dans les vingt prochaines années.



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Turner 1815 Dido_Building_Carthage National GalleryDidon construisant Carthage, ou l’ascension de l’Empire carthaginois, 1815, National Gallery, Turner 1817 Le declin de l'Empire carthaginois Tate GalleryLe déclin de l’Empire carthaginois, 1817, Tate Gallery

Les deux tableaux ont été exposés séparément, à deux ans de distance, et la plupart des contemporains (sauf Ruskin) n’ont pas souligné qu’il s’agissait de pendants.


Didon construisant Carthage (soleil levant)

Turner a considéré longtemps le premier des deux tableaux comme le sommet de son oeuvre, souhaitant une fois mort être enterré roulé dans cette toile. Finalement, il la légua à la National Gallery, à la condition qu’elle soit accrochée à côté de l’Embarquement de la reine de Saba de Claude Lorrain, ce qui fut fait [12].

Turner 1815 Dido_Building_Carthage National Gallery detail
Les deux mâts qui dominent la rive gauche attirent l’oeil sur deux personnages principaux. D’après l’Énéide de Virgile, la reine Didon, fuyant Tyr avec les cendres de son époux Sychée, trouva refuge sur les côtes d’Afrique du Nord, où elle fonda la ville de Carthage. Le guerrier de dos en face d’elle est probablement Enée, dont elle était amoureuse et pour qui elle se suicidera plus tard.



Turner 1815 Dido_Building_Carthage National Gallery detail 3
La composition est trompeuse : la plupart des commentateurs disent que le bâtiment en cours de construction est le Mausolée de Sychée, alors que celui-ci se trouve sur l’autre rive (identifié par l’inscription presque illisible SICHAEO) : il est bâti au dessus du débouché d’un cloaque, signe pour les Anciens de la prospérité et de la perennité d’une cité. L’arbre neuf à côté du tronc mort symbolise l’essor de Carthage à partir de la mort de Sychée ([4], p 162)



Turner 1815 Dido_Building_Carthage National Gallery detail 2
Sous le regard de deux jeunes filles nubiles, des enfants jouent à faire voguer des bateaux, présage de la fertilité à venir de cette puissance maritime.


Le déclin de l’Empire carthaginois (soleil couchant)

Le pendant, de taille légèrement différente, a été réalisé deux ans plus tard. Voici son titre complet :

Le déclin de l’empire carthaginois – Rome étant déterminé à renverser sa rivale haïe, exigea d’elle des conditions qui soit pourraient la forcer à la guerre, soit la ruiner si elle s’y conformait : les Carthaginois amollis, dans leur désir excessif de paix, consentirent à donner jusqu’à leurs bras et leurs enfants.

The Decline of the Carthaginian Empire – Rome being determined on the Overthrow of her Hated Rival, demanded from her such Terms as might either force her into War, or ruin her by Compliance: the Enervated Carthaginians, in their Anxiety for Peace, consented to give up even their Arms and their Children


Voici les vers de Turner accompagnant ce tableau dans le catalogue, extrait des Fallacies of Hope :

Au sourire d’espoir illusoire :
La sécurité du chef et la fierté de la mère,
Allaient céder à l’emprise insidieuse du conquérant ;
Tandis qu’au dessus des vagues occidentales un soleil ensanglanté,
En rassemblant la brume formait un signe d’orage
Et de mauvais augure.

At Hope’s delusive smile,
The chieftain’s safety and the mother’s pride,
Were to th’insidious conqu’ror’s grasp resign’d;
While o’er the western wave th’esanguin’d sun,
In gathering haze a stormy signal spread,
And set portentous.’

Le moment historique choisi par Turner est celui, entre la Deuxième et la Troisième Guerre punique, où les Carthaginois, affaiblis par cinquante années de paix, acceptèrent de livrer en otage trois cent de leurs enfants. On voit à gauche les mères accompagnant leurs enfants à l’embarquement, tandis qu’au centre le sol est jonché de symboles de la richesse et des plaisirs qu’on leur a préférés. Sur la gauche, la statue de Mercure, Dieu du Commerce, domine le désastre.


Turner 1817 Le declin de l'Empire carthaginois Tate Gallery detail
Au centre, la couronne abandonnée à côté de la rame rappelle les amours funestes de la reine Didon et d’Enée le navigateur.


La logique du pendant (SCOOP !)

En plus des oppositions classiques entre l’aube paisible et le coucher de soleil orageux, Turner a construit une opposition plus subtile entre le bras de mer ouvert et le canal en cul de sac, sorte de Méditerranée symbolique : d’abord elle protège la liberté de Carthage puis, fermée par les richesses, donne accès à l’envahisseur.



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Turner 1818 a-first-rate-taking-in-stores Cecil Higgins Art Gallery BedfordL’approvisionnement d’un vaisseau de haut-bord (a first rate taking in stores) Turner 1818 Perte d'un Indiaman Cecil Higgins Art Gallery BedfordPerte d’un Indiaman (The Loss of an East Indiaman)

Turner, 1818, Cecil Higgins Art Gallery Bedford ([4], p 143)

Un « first-rate » était un vaisseau de guerre armé de plus de 110 canons. Turner a réalisé cette aquarelle de mémoire et en une journée, à la demande de son patron et ami Walter Fawkes qui souhaitait avoir une idée de la taille d’un tel navire de guerre. L’idée de montrer son approvisionnement vient probablement de la nécessité de souligner le contraste de taille avec les bateaux ordinaires. L’un d’eux bat pavillon néerlandais, détail qui rappelle que le blocus de la période napoléonienne n’est plus qu’un souvenir.

Sur la réalisation de cette aquarelle, on dispose du témoignage extraordinaire de Hawkey Fawkes, le fils aîné de Walter, qui observa Turner durant toute la matinée :

Il commença par verser de la peinture humide jusqu’à ce que <le papier> soit saturé, il déchira, gratta, frotta dans une sorte de frénésie et le tout était un chaos – mais progressivement et comme par magie le ravissant navire, avec toute sa minutie exquise, est venu au monde, et au déjeuner le dessin a été porté en triomphe.

He began by pouring wet paint till <the paper> was saturated, he tore, he scratched, he scrubbed at it in a kind of frenzy and the whole thing was chaos – but gradually and as if by magic the lovely ship, with all its exquisite minutia, came into being and by luncheon time the drawing was taken down in triumph.

Réalisé dans la foulée pour le même commanditaire, la seconde aquarelle montre le catastrophe du Halsewell, un « indiaman » qui s’échoua en 1786 en faisant 166 victimes : naufrage célèbre dont Turner avait entendu parler dans son enfance. Le mat brisé et la vague qui recouvre à moitié le pont montrent qu’il s’agit des derniers instants de l’équipage.


La logique du pendant (SCOOP !)

Il oppose deux scènes paradoxales : le bateau de guerre en paix, le bateau de commerce en lutte contre l’océan. La forteresse flottante, verticale et immense, contraste avec le bateau en perdition, incliné et réduit aux dimensions d’un radeau : contraste qu’accentuent plastiquement la contre-plongée et la plongée.

Plus insidieusement, on peut ranger ce pendant dans la même catégorie « Construction – Destruction » que les pendants d’Egine et de Carthage, réalisés juste avant.
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On a conservé quatre panneaux d’une série inachevée que Turner avait prévu de consacrer à la visite d’Etat du Roi George IV en Ecosse [13] . En appariant ces panneaux  d’après leur taille (ils ont deux largeurs différentes) et d’après la date de la scène représentée, on obtient une série assez plausible, composée de deux « pendants » intérieur / extérieur et repos /mouvement.

George IV's Departure from the 'Royal George', 1822 c.1822 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851George IV quittant le Royal George sur sa barge, le 15 août 1822 (75,2 x 92,1 cm) George IV at the Provost's Banquet in the Parliament House, Edinburgh c.1822 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851George IV au Banquet du Prévôt au Palais du Parlement, le 24 août 1822,.Edimbourg (68,6 x 91,8 cm)

Turner, 1822, Tate Gallery

Accompagné de nombreux bateaux et se dirigeant vers la flottille qui l’attend à gauche, la barge royale avance, repérée seulement par l’étendard de commandement rouge de l’Admiral of the Red (le plus haut grade de la Royal Navy depuis Trafalgar).

Dans le second tableau, la scène est statique et c’est l’oeil qui parcourt le trajet inverse, depuis le fond de la table où siègent les trois cent convives, jusqu’au dais rouge du roi, au premier plan à droite.

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George IV at St Giles's, Edinburgh c.1822 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851George IV à Saint Gilles, Edimbourg, le 25 août 1822 (74,6 x 91,8 cm)
Shipping c.1825-30? by Joseph Mallord William Turner 1775-1851

Shipping c.1825-30? by Joseph Mallord William Turner 1775-1851

Navigation (Shipping) (67,9 x 918)

Turner, 1822, Tate Gallery

Le lendeman matin, nouvelle scène statique où l’oeil repart dans l’autre sens, depuis la chaire au premier plan à gauche jusqu’à la tribune royale tout au fond.

Enfin, le roi va rejoindre le vaisseau-amiral au fond à droite, sur sa barge cette fois frappée de l’Union Jack.



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Turner 1826 Mortlake Terrace Early Summer Morning Frick Collection New YorkTôt un matin d’été, Frick Collection New York, 1826 (93 x 123.2 cm) Turner 1826 Mortlake Terrace NGA WashingtonSoir d’été, NGA, Washington, 1827 (92.1 x 122.2 cm)

Mortlake Terrace : the seat of William Moffatt, Esquire

Ces deux pendants montrent la terrasse de tilleuls qui donnait son nom à la maison (« The Limes », 123 Mortlake High Street) de l’homme d’affaire William Moffatt, sur la rive Sud de la Tamise. Plusieurs croquis préliminaires ont été conservés [14] .


Tôt un matin d’été

Dans la vue vers l’Est, le matin, l’idée est de montrer la maison et la pelouse à contre-jour, seul le fleuve et le haut des arbres étant éclairés par le soleil levant. De ce fait le carré de lumière et les ombres des troncs projetées sur le muret sont totalement factices (le soleil à l’Est se trouvant derrière la maison) : elles ne se comprennent que dans le contexte du pendant, afin de créer une symétrie avec les obliques de l’autre tableau.


Turner 1826 Mortlake Terrace Early Summer Morning Frick Collection New York detail

Un jardinier et son aide ont sorti leurs outils pour tondre (faux, balai et brouette). Deux badauds ont fait halte près du muret.


Soir d’été

La vue vers l’Ouest est en revanche géométriquement exacte, avec les ombres des troncs se déployant en éventail sur la pelouse.


Turner 1826 Mortlake Terrace NGA Washington detail 1

Le jardinier a abandonné son escabeau contre un tronc, une enfant sa poupée sur une chaise une amatrice ses estampes qui sont tombées de la table : les deux se sont précipitées vers le fleuve pour voir passer le cortège du Lord Maire rentrant vers Londres, accompagné de bateaux de plaisance et de barge de travailleurs ([4], p 181) :

de même que la pelouse réunit maîtres et jardiniers, la Tamise transporte, en raccourci, toutes les classes de la société anglaise.


Turner 1826 Mortlake Terrace NGA Washington detail

Deux jours avant l’exposition à la Royal Academy en 1827, Turner (ou un collègue, selon les sources) a rajouté le chien et l’ombrelle, découpés dans un morceau de papier brun et collé sur la toile : cette silhouette noire et bien délimitée attire l’oeil, par contraste, sur l’empâtement blanc qui mord le muret à l’aplomb du cercle solaire, imité symboliquement au sol par l’ombrelle et le cerceau.


Turner 1826 Mortlake Terrace aujourdhui

Mortlake Terrace aujourd’hui



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Turner 1827-28 East Cowes Castle Victoria and Albert MuseumLe départ de la régate (The Regatta Starting for their Moorings), Victoria and Albert Museum (91.4 x 123.2 cm) Turner 1827-28 East Cowes Castle, the Seat of J. Nash, Esq., the Regatta Beating to Windward Indianapolis Museum of ArtsLa régate se battant face au vent (the Regatta Beating to Windward), Indianapolis Museum of Arts

East Cowes Castle, The Seat of John Nash, Esq.
Turner, 1827-28

Les deux tableaux ont été peints pour l’architecte John Nash, qui s’était fait construire le château néo-gothique de East Cowes Castle sur l’Ile de Wright. Château dont la silhouette apparaît fictivement à l’arrière-plan des deux tableaux. On note également dans les deux la silhouette imposante du trois-mâts royal, sans drapeau puis drapeau hissé.

En 1827, Turner avait visité East Cowes Castle et avait observé les courses annuelles du Royal Yacht Club. Depuis la côte et un navire de guerre amarré dans la Manche, il avait réalisé soixante-dix dessins et huit croquis à l’huile de la régate, technique laborieuse qui a abouti à ces deux tableaux seulement.[15]

L’idée est de comparer

  • le départ de la course, dans le calme du port au matin,
  • l’arrivée à son but (la bouée), en pleine mer et en plein vent, dans la lumière de l’après-midi.


Suite de l’article :  Les pendants de Turner : 1831-1843


Références :

[4] The Life and Masterworks of J.M.W. Turner, Eric Shanes https://books.google.fr/books?id=LG-lCgAAQBAJ&pg=PT162
[5] Morris R. Brownell, « The iconography of Pope’s villa : images of iconic fame », p 133 et ss dans « The Enduring Legacy: Alexander Pope Tercentenary Essays », publié par G. S. Rousseau, Pat Rogers https://books.google.fr/books?id=bNwfUU_jqX8C&pg=PA146
[6] « Tombs of the Ancient Poets: Between Literary Reception and Material Culture« , publié par Nora Goldschmidt, Barbara Graziosi, p 310 et ss https://books.google.fr/books?id=q0VvDwAAQBAJ&pg=PA310&lpg=PA310

[7]

To a gentleman in Putney, requesting him to place one on his grounds.
On Thomson’s tomb the dewy drops distil,
Soft tears of Pity shed for Pope’s lost fame [sic, for ‘fane’, i.e. temple],
To worth and verse adheres sad memory still,
Scorning to wear ensnaring fashion’s chain.
In silence go, fair Thames, for all is laid;
His pastoral reeds untied, and reeds unstrung,
Sunk in their harmony in Twickenham’s glade,
While flows thy stream, unheeded and unsung
Resplendent Seasons! chase oblivion’s shade,
Where liberal hands bid Thomson’s lyre arise;
From Putney’s height he nature’s hues survey’d,
And mark’d each beauty with enraptur’d eyes.
The kindly place amid thy upland groves
Th’ Æolian harp, attun’d to nature’s strains,
Melliferous greeting every air that roves
From Thames’ broad bosom or her verdant plains,
Inspiring Spring! with renovating fire,
Well pleas’d, rebind those reeds Alexis play’d,
And breathing balmy kisses to the Lyre.
Give one soft note to lost Alexis’ shade.
Let Summer shed her many blossoms fair,
To shield the trembling strings in noon-tide ray;
While ever and anon the dulcet air
Shall rapturous thrill, or sigh in sweets away.
Bind not the Poppy in the golden hair,
Autumn! kind giver of the full ear’d sheaf;
Those notes have often echo’d to thy care
Check not their sweetness with thy falling leaf.
Winter! thy sharp cold winds bespeak decay;
Thy snow-fraught robe with let pity ’zone entwine,
That gen’rous care shall memory repay,
Bending with her o’er Thomson’s hallow’d shrine

[7a] Tom Brigden « The Protected Vista: An Intellectual and Cultural History », p 51 https://books.google.fr/books?id=CVOWDwAAQBAJ&pg=PT51

Les pendants de Turner : 1831-1843

27 novembre 2019

Dans cette seconde période, Turner va utiliser la technique des pendants au service d’éblouissantes démonstrations visuelles, de plus en plus complexes

(article précédent : Les pendants de Turner : 1797-1828)

Watteau Study by Fresnoy's Rules exhibited 1831 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851L’atelier de Watteau selon les règles de Fresnoy (Watteau Study by Fresnoy’s Rules) Lucy, Countess of Carlisle, and Dorothy Percy's Visit to their Father Lord Percy, when under Attainder ... exhibited 1831 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851La visite de Lucy, comtesse de Carlisle et Dorothy Percy chez leur père, Lord Percy, alors sous attainder (Lucy, Countess of Carlisle, and Dorothy Percy’s Visit to their Father Lord Percy, when under Attainder)

Turner 1831, Tate Gallery, Londres

Ces deux pendants ont été peints, faute de support plus orthodoxe, sur deux panneaux provenant des portes d’une armoire du château de Petworth, où Turner avait ses habitudes. Le propriétaire en était son patron, Lord Egremont, qui était apparenté aux Percy, les propriétaires précédents.


L’atelier de Watteau

« Watteau apparaît au centre, entouré d’admirateurs et d’oeuvres que Turner connaissait, dont « Les Plaisirs du Bal » (la grande peinture à gauche, maintenant à Dulwich College Gallery) et La Lorgneuse (‘The Flirt’ ) qui appartenait à son ami, le poète Samuel Rogers. » Notice du site de la Tate Gallery.


La visite à Lord Percy

« La peinture montre  Henry Percy (assis) et ses filles Lucy (à gauche) et Dorothy (à droite). Elles avaient obtenu sa libération de la Tour de Londres, où il  était emprisonné sans preuve depuis seize ans,  sous le soupçon d’être impliqué dans la Conspiration des Poudres. L’histoire est rappelée par  les peintures sur le mur: une vue de la tour et un grand tableau de l’Ange libérant saint Pierre de prison ». Notice du site de la Tate Gallery.


La logique du pendant

Un personnage principal, masculin, occupe la centre de chaque composition : Watteau debout contre un fauteuil et regardant vers la droite fait écho  à Henry Percy assis regardant vers la gauche.

Le décor est conforme aux règles empiriques des Pendants architecturaux :

  •  deux murs-frontons ferment les bords externes : ici, ils servent à exposer des tableaux dans le tableau ;
  • une forme de continuité existe entre les bords internes : ici , elle est assurée par les couples assis près de la fenêtre et les femmes debout près de la porte ;
  • une source centrale de lumière éclaire les deux panneaux.

Les « tableaux dans le tableau » rendent hommage aux maîtres que Turner avait ou admiré chez ses amis ou chez son patron  : Watteau, représentant la peinture du XVIIIème siècle et Van Dyck celle du XVIIème. Le pendant est également un hommage à la couleur blanche et à la couleur rouge.

Turner avait accompagné le pendant de gauche d’un texte du théoricien de l’Art  Charles-Alphonse du Fresnoy, édictant  la « règle » suivante :

« Le Blanc tout pur avance ou recule
indifféremment : il s’approche avec du Noir,et s’éloigne sans lui. Mais pour le Noir tout pur,
il n’y a rien qui s’approche davantage. »

 

 L’art de peinture de Charles-Alphonse
Du Fresnoy,traduit en françois par Roger de Piles, 1668

« White, when it shines with unstain’d lustre clear,
May bear an object back or bring it near,
Aided by black it to the front aspires,
That aid withdrawn it distantly retires ;
But Black unmixt, of darkest midnight hue,
Still calls each object nearer to the view. »

 
The art of painting of CharlesAlphonse Du Fresnoy,traduction en vers anglais
par John Dryden, 1783

La versification anglaise délaye le texte original latin, tandis que  la traduction française le rend presque hermétique à force de concision.


Turner Watteau Detail

Sans doute Turner veut-il nous faire percevoir que la toile blanche, à cause de la silhouette noire à côté, nous apparaît plus proche que le drap blanc, qui pourtant est situé au premier plan.

Seul le titre du premier panneau fait référence à la « règle de Du Fresnoy » : cependant le second panneau pourrait bien illustrer le passage qui le suit immédiatement dans le texte :

« La lumière altérée de quelque couleur ne manque
point de la communiquer aux Corps qu’elle frappe,
aussi bien que l’air par lequel elle passe. »
 « Whate’er we spy thro’ color’d light or air,
A stain congenial on their surface bear,
While neihb’ring forms by joint reflection give,
And mutual take the dyes that they receive. »

C’est ainsi que la lumière filtrée par le tissu du rideau teint de rouge tout ce qui l’environne.

Turner Lucy, detail



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Shadrach, Meshach and Abednego in the Burning Fiery Furnace exhibited 1832 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Shadrach, Meshach et Abednego dans la fournaise Christ Driving the Traders from the Temple c.1832 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Le Christ chassant les marchands du Temple (inachevé)

Turner, 1832, Tate Gallery [17]

Tandis que les femmes de Nabuchodonosor se prélassent dans le luxe, les trois Hébreux sont plongés dans la fournaise, pour avoir refusé de sacrifier à l’idole païenne visible à l’arrière-plan (ils en ressortiront sans blessures). Le tableau était accompagné par le passage correspondant de la Bible (Daniel, 3,26)

Pour faire pendant avec cette scène de l’Ancien Testament en extérieur , Turner avait commencé une scène de l’Ancien Testament en intérieur, qui se prêtait à la même composition en trois plans : les prostituées, le Christ au milieu des marchands et au fond le Tabernacle.

Le pendant était donc régi par une logique purement visuelle. Mais la vraie motivation pour Turner étant la compétition avec son collègue George Jones, il n’a achevé et exposé que le tableau biblique. Voici, pour comparaison, les oeuvres exposées en concurrence en 1832 à la Royal Academy :



Shadrach, Meshach and Abednego in the Burning Fiery Furnace exhibited 1832 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Shadrach, Meshach et Abednego dans la fournaise, Turner The Burning Fiery Furnace exhibited 1832 by George Jones 1786-1869The Burning Fiery Furnace, George Jones

On voit bien ici tout l’anticonformisme ironique et la profondeur de Turner : en omettant les personnages principaux de l’histoire (le roi et les trois hébreux), il accorde toute la place aux héros secondaires (les femmes devant et l’idole derrière), donnant ainsi à la fournaise son véritable sens :

l’Enfer sur terre, entre la Luxure et l’Impiété.



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Turner 1835 The Burning of the Houses of Lords and Commons, October 16, 1834 Cleveland Museum of ArtsCleveland Museum of Art Turner 1835 The Burning of the Houses of Lords and Commons, October 16, 1834 Philadelphia Museum of ArtsPhiladelphia Museum of Art

L’Incendie de la Chambre des Lords et de la Chambre des Communes le 16 Octobre 1834, Turner 1835

Exposés côte à côte en 1835, les deux tableaux ont été achevés sur les murs mêmes de la Royal Academy, dans les jours frénétiques (varnishing days) qui précédaient l’ouverture au public. Turner travaillait d’après ses esquisses et ses propres souvenirs de l’incendie, dont il avait été témoin depuis la rive sud de la Tamise.

Le pendant se compose d’une vue de loin et d’une vue de près comme si nous remontions la Tamise à la place des steamers qui tentaient vainement d’apporter le matériel de lutte contre l’incendie, empêchés par la marée basse. Le pont de Westminster, vu de face puis de biais, semble pivoter autour des tours de la cathédrale exagérément grandies, points fixes au dessus du chaos et rescapées de la catastrophe. [17a]



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The Arch of Constantine, Rome c.1835 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851L’arc de Constantin, Rome (91,4 x 121,9 cm) Tivoli: Tobias and the Angel c.1835 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Tivoli, Tobie et l’Ange (90,5 x 121 cm)

Turner, vers 1835, Tate Gallery

Ces deux tableaux presque achevés [18] ont été conçus en pendants : l’un montre la ville antique au crépuscule, l’autre la campagne romaine au lever du jour, « christianisée » par la présence des deux voyageurs bibliques, Tobie et son Ange. Il y a manifestement un parallèle entre la rue maintenant vide (où défilaient les armées triomphante) et la rivière cascadante.

Ainsi ce pendant Soir/Matin se complique d’un pendant Guerre/Paix, d’un pendant Temps anciens/Temps Modernes et d’un pendant Paganisme/Christianisme.



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La date de ce pendant étant inconnue, on ignore s’il faut y voir un galop d’essai, ou au contraire une somme, des pendants sur ces mêmes thèmes que Turner va désormais décliner jusqu’à la fin de sa carrière.

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Turner 1838 A Ancient Italy – Ovid banished from Rome Coll privL’Italie ancienne : Ovide banni de Rome, Collection privée Turner, Joseph Mallord William, 1775-1851; Modern Italy: The PifferariL’Italie moderne : les Pifferari, Glasgow Art Gallery

Turner, 1838

L’idée est ici d’opposer le départ du célèbre poète, dans un paysage marin au soleil couchant, et l’arrivée de ses modestes descendants, dans un paysage campagnard, au soleil levant. Les pifferari étaient des bergers des Abruzzes qui descendaient chaque Noël vers les villes d’Italie centrale, en souvenir des souffrances de Marie ([4], p 211).

Au travers des siècles, le son joyeux de leurs cornemuses fait pour Turner écho à la lyre éteinte du poète. Et l’empilement moyenâgeux des tours et des églises succède à l’étagement majestueux des palais et des temples, comme les ruines après Babel.



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Ancient Rome; Agrippina Landing with the Ashes of Germanicus exhibited 1839 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851La Rome antique : Agrippine accostant avec les cendres de Germanicus, Le Pont Triomphale et le Palis des césars reconstitué, Tate Gallery , [19] Turner 1839 MODERN ROME - CAMPO VACCINO coll priveeLa Rome Moderne : le Campo Vaccino, collection privée

Turner, 1839

En 1839, Turner expose à la Royal Academy un pendant Ancien/Moderne dans la même veine comparative que les paysages italiens de l’année précédente, mais focalisés ici sur la ville de Rome.

La mort de Germanicus, sans doute empoisonné sur ordre de l’empereur Tibère, prélude à une fin de règne sanglante et, au delà, à la fin de Rome elle-même. La poème accompagnant le tableau insiste sur cette impression de splendeur au moment des derniers feux :

Le fleuve clair, Aye, le Tibre jaune scintille sous ses rayons, juste lorsque le soleil se couche.

The clear stream, Aye, the yellow Tiber glimmers to her beam, Even while the sun is setting.


Dans l’autre pendant, le jour se lève sur les sublimes ruines du Forum, seulement fréquentées par des bergères trayant et faisant paître leurs chèvres : lait chaud et femmes vivantes qui font écho, dans l’autre tableau, aux matrones voilées attendant l’urne près d’une faux.

Le tableau était accompagné de deux vers de Byron :

Le lune est là, et pourtant ce n’est pas la nuit.
Le soleil encore partage le jour avec elle.

The moon is up, and yet it is not night
The sun as yet divides the day with her.


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Turner 1840 Slavers throwing overboard the Dead and Dying — Typhoon coming on (The Slave Ship) Boston Mueum of Fine ArtsNégriers jetant par dessus bord les morts et le mourants – le typhon arrive / Le bâteau négrier (Slavers Throwing overboard the Dead and Dying—Typhoon coming on / The Slave Ship ,) Museum of Fine Arts, Boston Turner 1840 ROCKETS AND BLUE LIGHTS (CLOSE AT HAND) TO WARN STEAMBOATS OF SHOAL WATER Clark Art Institute WilliamstownFusées et lumières bleurs (tenues en main) pour prévenir les bâteaux à vapeur contre les hauts-fonds (Rockets and blue lights (close in hand) to warn steamboats of shoal water), Clark Art Institute, Williamstown

Turner, 1840

Ce pendant est un des plus déconcertant et des plus méconnus de Turner : les deux tableaux ont pourtant été exposés et achetés ensemble (par Thomas Griffith), puis séparés définitivement trois ans après.

Le tableau militant a éclipsé, par sa célébrité (il a appartenu pendant 28 ans à Ruskin), son pendant plus discret ; et l’absence de rapport clair entre les deux sujets a fait que ces deux tableaux ne sont jamais présentés ensemble.


La bateau-négrier

Le tableau était accompagné des vers suivants :

En haut, les gars, amenez les mâts de hune et amarrez-les ;
Ce soleil couchant courroucé et les bords de ces nuages farouches
Déclarent l’arrivée du Typhon là-bas.
Avant qu’il ne balaie vos ponts, jetez par-dessus bord
Les morts et les mourants – peu importent leurs chaînes
Espoir, Espoir, fallacieux Espoir !
Où est ton marché maintenant ?
Aloft all hands, strike the top-masts and belay;
Yon angry setting sun and fierce-edged clouds
Declare the Typhon’s coming.
Before it sweeps your decks, throw overboard
The dead and dying – ne’er heed their chains
Hope, Hope, fallacious Hope!
Where is thy market now?

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La logique du pendant

L’opposition de couleurs classique chez Turner (soleil couchant / ciel bleu ) fait penser au départ à un pendant purement formel, deux marines par temps de tempête.

Cependant il y a bien un sujet commun : les deux bateaux cherchent à échapper à une menace mortelle : le typhon et les hauts-fonds.

De plus le contraste des technologies (bateau à voile, bateau à vapeur) suggère un pendant Temps anciens / Temps modernes.

Enfin, une symétrie plus cynique est portée par les personnages :

  • dans un cas, ceux qui viennent au secours du bateau (du moins dans la logique négrière) sont les morts et le mourants, jetés en mer avec leurs chaînes, et dont l’un est dévoré par les poissons ;
  • dans l’autre les sauveteurs sont à l’abri sur la plage, munis de perches (d’où les fusées du titre) et d’une lunette de marine.

Cette charge grinçante contre l’esclavage montre bien son caractère dépassé et absurde (seules les chaînes flottent) . Mais on passe trop souvent sous silence son pendant optimiste, éloge du progrès et de la solidarité humaine.



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Turner 1841 Glaucus_and_Scylla Kimbell art MuseumGlaucus et Scylla, Kimbell Art Museum The_Dawn_of_Christianity_The_Flight_into_Egypt-Ulster-MuseumL’aube du Christianisme (La fuite en Egypte), Ulster Museum, Belfast

Turner, 1841

Bien que peints sur des supports différents (bois et toile), il est certain que les deux tableaux ont été exposés en pendant en 1841, dans des cadres circulaires.

L’opposition entre le Paganisme disparu et le Christianisme naissant est marquée par l’opposition lumineuse entre le crépuscule et l’aube.

Le second tableau était accompagné par ces simples mots :

Cette étoile s’et levée
That star is risen


La logique du pendant (SCOOP !)

Personne ne sait pourquoi Turner a choisi précisément l’épisode de Glaucus et Scylla, tiré des Métamorphoses d’Ovide, pour illustrer le paganisme [20] .

La raison est simple, presque enfantine, et purement visuelle – ce pourquoi sans doute elle a échappé à l’érudition. Pour une fois, Turner n’a pas opposé une scène de repos et une scène de mouvement, mais deux scènes de mouvement, et plus précisément de fuite :

  • la nymphe Scylla fuit Glaucus, transformé en un monstre marin effrayant, incapable de la poursuivre sur terre ;
  • la Sainte Famille fuit l’Egypte résumée par le serpent dans l’eau, empêché de les rejoindre par le pont rompu et la falaise.


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War. The Exile and the Rock Limpet exhibited 1842 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851La Guerre – L’Exil et la bernacle  (War. The Exile and the Rock Limpet)
Peace - Burial at Sea exhibited 1842 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851La Paix -Sépulture en mer (Peace – Burial at Sea)

Turner, 1842, Tate Gallery, Londres

La Guerre

« Le tableau … montre Napoléon en exil sur l’île de Sainte-Hélène. Il a été peint l’année du retour des cendres en France. L’image ne diabolise ni n’héroïcise le personnage, mais suggère la futilité des conflits. La sihouette isolée, en uniforme , apparaît incongrue dans son environnement, tandis que la palette rouge rappelle le traumatisme de la bataille. Dans les vers attachés à la toile, Turner compare le coucher du soleil à une «mer de sang». » Notice du site de la Tate Gallery.

Ce commentaire consensuel rend bien peu compte des réactions indignées des contemporains et de l’incompréhension des critiques. Pour comprendre les intentions de Turner, il est indispensable de donner la totalité de ses vers, qui imaginent en ces termes le discours que tient Napoléon à la bernacle

« Ah ! Ta coquille en forme de tente
Est comme le bivouac nocturne d’un soldat
Au milieu d’une mer de sang
– Mais tu peux rejoindre tes camarades. »

« Ah: Thy tent-formed shell is like
A soldier’s nightly bivouac, alone
Amidst a sea of blood –
– But you can join your comrades »

Turner, Fallacies of Hope

Donc Napoléon croit voir la  tente  d’un dernier soldat isolé dans la bataille, et  dans sa générosité de vaincu, donne l’autorisation au coquillage de faire retraite vers ses camarades : injonction bien ridicule vu l’obstination naturelle de la bernacle à rester sur son coin de rocher.



Turner War. The Exile and the Rock Limpet detail
Et nous, que voyons nous ?
A droite des châteaux dans les nuages au dessus d’un rivage transformé en champ de bataille. Puis une sentinelle anglaise derrière l’Empereur perdu dans ses chimères – il la dédaigne,   mais c’est bien la cruelle réalité. Puis un Napoléon perché sur son propre reflet comme sur des échasses [6]: manière de dire que sa hauteur et sa gloire sont aussi fallacieuses qu’un reflet dans une flaque. Enfin la bernacle, dont la forme triangulaire évoque pour le spectateur non pas une tente imaginaire, mais évidemment le bicorne qui vient compléter le reflet.

Ainsi, la flaque met en évidence un  syllogisme spéculaire  : si Napoléon est regardé par la sentinelle, et si la bernacle est regardée par Napoléon, alors Napoléon n’est qu’une grande bernacle, incrustée jusqu’à la mort sur son rocher.


La Paix

« La Paix montre la sépulture en mer de l’ami et rival de Turner, le peintre Sir David Wilkie, mort près de Gibraltar à son retour de Terre Sainte sur le vaisseau l’Oriental. « La palette froide et les noirs saturés créent un contraste frappant avec son pendant, Guerre, et  traduisent le calme et la dignité de la mort de Wilkie, comparée à la mort en disgrâce de Napoléon. » Notice du site de la Tate Gallery.

Là encore, les vers d’accompagnement ajoutent à la compréhension :

« La torche de minuit luisait sur le côté du steamer
Et la course du mérite fut stoppée sur le bas-côté. »

« The midnight torch gleam’d o’er the steamer’s side
And Merit’s corse was yielded to the side. »


Turner Peace - Burial at Sea 1842 detail
La mise à la mer eut lieu à 20h30 [7], mais Turner la place symboliquement à minuit, ce qui autorise ce spectaculaire effet de clair-obscur : dans la lueur  puissante de la torche de l’autre vaisseau se découpe en ombre chinoise, derrière la roue à aube du steamer, la plateforme d’où sans doute le cadavre a été jeté.


La logique du pendant

Au delà du contraste jour/nuit et du motif turnérien du ciel mélangé à  la mer, ce qui unit en profondeur les deux tableaux est le thème de la mort au loin : tandis que la dépouille  de Napoléon a été rapatriée en grande pompe, celle de Wilkie a été escamoté à la sauvette.

L’ironie acide de La Guerre  venge cette injustice : tandis que les empires terrestres finissent dans la solitude, sur une île aussi infime qu’une coquille, c’est l’immensité de la mer qui accueille les peintres de mérite, dans la fraternité de deux vaisseaux anglais :  ce que glorifie la sobriété austère de La Paix.



Shade and Darkness - the Evening of the Deluge exhibited 1843 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Ombre et ténèbres – Le Soir du Déluge Shade and Darkness — The Evening of the Deluge) Light and Colour (Goethe's Theory) - the Morning after the Deluge - Moses Writing the Book of Genesis exhibited 1843 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Nuit et couleur (Théorie de Goethe) – Le Matin après le Déluge – Moïse écrivant le Livre de la Genèse Night and Colour (Goethe’s Theory) – the Morning after the Deluge – Moses Writing the Book of Genesis

Turner, 1843, Tate Gallery, Londres

Ombre et obscurité – Le soir du déluge

Une ligne d’oiseaux noirs vole au dessus d’épaves indistinctes


turner 1843 deluge-Shadow and Darkness The Evening of the Deluge detail

En regardant mieux on distingue deux couples d’animaux (chiens et chevaux), puis une file de couples s’étendant jusqu’à l’horizon et à la silhouette presque indiscernable de l‘arche.

Des vers de Turner explicitent le spectacle  :

« La lune lança en vain son malheureux présage ;
Mais l’homme coupable dormait; le Déluge enveloppa tout de ses ténèbres profondes,
Puis vint le dernier signe : la géante carcasse flotta ,
Les oiseaux surpris quittèrent en criant leur abri nocturne,
Et les bêtes pataugèrent jusqu’à l’arche. »
 
Turner, les Leurres de l’Espérance

« The moon put forth her sign of woe unheeded;
But disobedience slept; the dark’ning Deluge closed around
And the last token came: the giant framework floated,
The roused birds forsook their nightly shelters screaming,
And the beasts waded to the ark ».

Turner – The Fallacies of Hope

L’expression « l’homme coupable dormait » désigne  le corps nu allongé au premier plan à gauche.


Lumière et couleur (Théorie de Goethe)- Le matin après le déluge – Moïse écrivant le livre de la Genèse

turner 1843 deluge Night and Colour The Morning After the Deluge detail

Ici, l’explosion triomphale de lumière célèbre l’alliance de Dieu avec l’homme. Au centre, sous la silhouette de Moïse écrivant, on distingue le serpent d’airain qu’il avait élevé dans le désert pour guérir les Hébreux des morsures des serpents. Au dessous, d’innombrables têtes humaines flottent, prises dans des bulles brillantes. Tandis que l’ensemble du tableau forme également une grande bulle irisée.

Cependant l’opposition entre les deux tableaux est loin d’être manichéenne, comme le montre le poème qui accompagne celui-ci, et sa conclusion pessimiste sur la transience des êtres :

L’arche s’était fixée sur Ararat; Le soleil revenu
Faisait s’exhaler des bulles humides de la terre , et émule de la lumière,
Reflétait ses formes perdues, chacune en forme prismatique
Précurseur de l’espoir, éphémère comme la mouche d’été
Qui naît, volette, croît et meurt.
The ark stood firm on Ararat; th’ returning sun
Exhaled earth’s humid bubbles, and emulous of light,
Reflected her lost forms, each in prismatic guise
Hope’s harbinger, ephemeral as the summer fly
Which rises, flits, expands, and dies.
 


La logique du pendant

Comme l’indique le titre du second tableau, le pendant a clairement un enjeu théorique vis à vis des théories de Goethe sur la Lumière, notamment en ce qui concerne l’origine des couleurs et le contraste émotionnel entre les couleurs froides et et les couleurs chaudes : le bleu et tous ses dérivés, violets et violets suggérant la tristesse et l’abattement ; les rouges, les jaunes et les verts étant associées au bonheur, à la gaieté, à la joie. [23].

Il a également une portée théologique. Selon une expression du prédicateur Samuel Mather, « Le Déluge est l’ombre du Jugement Dernier » [23a]. Le pendant est donc aussi une méditation sur la Lumière comme métaphore de Dieu : de son absence et de son retour.

Enfin, il a une valeur épistémologique. La « Théorie des couleurs » de Goethe faut aussi référence aux « post-images », tâches colorées qui se produisent si on ferme l’oeil après avoir été ébloui par le soleil, et qui prouvent que la rétine n’est pas un simple récepteur passif.

« La vision du soleil qui avait dominé tant de tableaux de Turner, devient maintenant une fusion de l’oeil et du soleil. Par la post-image, le soleil s’intègre au corps, et c’est le corps qui agit comme la source de ses effets. » [24].

Dans ce point culminant de ses expérimentations sur le format circulaire, Turner nous montre les deux scènes, au choix, telles qu’on les verrait au travers de lentilles, ou telles qu’elle sont engendrées par la rétine. Ainsi le pendant esquisse un renversement de la conception du réel, non plus donné externe mais construction par le regard

En définitive, la complexité du pendant tient à la superposition de deux thèmes, dont l’un crée une opposition et l’autre une solidarité entre les deux tableaux :

  • opposition des effets optiques de l’ombre et de la lumière, du noir et des couleurs ;
  • composition identique :
    • au centre un symbole d’espérance (l’arche ou le serpent d’airain, tous deux précurseurs de la Croix et du Salut),
    • au dessous des cadavres et des bulles qui dénient cette espérance religieuse, et renvoient au grand cycle naturel de la la création et de la destruction.

Suite et fin de l’article :  Les pendants de Turner : 1844-1850

Références :
[23] Turner s’opposait en revanche à la théorie de Goethe selon laquelle les couleurs résultaient d’un mélange d’ombre et de lumière, s’en tenant à la conception de Newton pour qui toutes les couleurs résultent de la lumière. Pour une discussion complexe et détaillée sur l’illustration de cette divergence sur les deux pendants, voir Gerald Finley, [11] , p 201-209
[23a]. « The Gospel of the Old Testament: An Explanation of the Types and Figures by which Christ was Exhibited Under the Legal Dispensation », rewitten by Alexander Towar, 1832 https://books.google.fr/books?id=iK8sAAAAYAAJ&pg=PA92
[24] Jonathan Crary, Techniques of the Observer: On Vision and Modernity in the Nineteenth Century. Cité dans http://www.tate.org.uk/context-comment/articles/sun-god

Les pendants de Turner : 1844-1850

27 novembre 2019

Dans sa dernière période, les pendants de Turner reflètent l’évolution se son style, vers la simplification et l’abstraction. Les deux derniers cependant sont exceptionnels  : l’un est une sort de manifeste pessimiste, l’autre unretour aux origines.

Article précédent :  Les pendants de Turner : 1831-1843

Sunset From the Top of the Rigi c.1844 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Le lever de soleil depuis le haut du Rigi Lake Lucerne: the Bay of Uri from above Brunnen c.1844 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Le Lac de Lucerne : la baie d’Uri vue des hauteurs de Brunnen (Lake Lucerne: the Bay of Uri from above Brunnen)

Turner 1844, Tate Gallery [25]

Ces deux pendants assez abîmés sont connectés par la topographie :

Turner 1844 Lake Lucerne the Bay of Uri from above Brunnen coll priv

La baie d’Uri vue des hauteurs de Brunnen
Turner, 1842, collection privée

Cette aquarelle plus ancienne montre le lac depuis le même point de vue, avec le mont Rigi au fond.



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The Arrival of Louis-Philippe at the Royal Clarence Yard, Gosport, 8 October 1844 c.1844-5 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851L’arrivée de Louis-Philippe au Royal Clarence Yard à Gosport, 8 Octobre 1844 The Disembarkation of Louis-Philippe at the Royal Clarence Yard, Gosport, 8 October 1844 c.1844-5 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Le départ de Louis-Philippe du Royal Clarence Yard à Gosport, 8 Octobre 1844

Turner, 1844-45, Tate Gallery

Ce pendant n’a retrouvé son titre que récemment (Ian Warrell, 2003), notamment grâce à la haie de soldats en rouge (à l’arrière-plan à droite du second tableau) : on pensait auparavant à des scènes vénitiennes [26]. Dans ses lettres, Turner indique qu’il s’était déplacé à Portsmouth pour assister à la visite d’Etat de Louis-Philippe, qu’il avait d’ailleurs rencontré personnellement lors de son exil à Twickenham dans les années 1810 .



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En 1845, Turner expose dans deux salles de la Royal Academy deux pendants vénitiens, illustrant au total les quatre moments de la journée.

Venice - Noon exhibited 1845 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Venise – Midi Venice - Sunset, a Fisher exhibited 1845 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Venise – Coucher de soleil, un pêcheur

Turner, 1845, Tate Gallery

Le premier tableau serait une vue prise depuis les Jardins Public, montrant à gauche l’église San Giorgio et à droite le Palais des Doges. Le second montre la jonction entre le canal de la Guiudecca et le Grand Canal, avec au centre l’église de la Salute [27].

Autrement dit une vue lointaine et une vue plus proche, dans la même direction.


Turner 1845 B1 venice-evening-going-to-the-ball Coll privVenise, le Soir, Départ pour le bal (pour William Wethered) Turner 1845 B2 Morning, returning from the Ball, St Martino coll privVenise, le Matin, Retour du bal – San Martino (pour Francis McCracken)

Turner, 1845, Collection privée

Ces deux tableaux ont été peints pour deux commanditaires différents, comme Turner le précise dans une lettre de mai 1845 à Francis McCracken, de Belfast :

Le sujet <de votre tableau> est Retour du bal – l’aube lorsque la Lune retire sa lumière et que le matin rose commence, – la société se met en pause. Départ pour le bal – coucher du soleil et lever de la lune au dessus de Venise – est peint pour un gentleman de King’s Lyne (William Wethered) : le Campo Santo avec ses bâteaux et ses masques se dirigeant vers la ville. Le vôtre est le retour vers San Martino, une île de l’Adriatique.

« The Subject <of your picture> is Returning from the Ball – the dawn of day when the Moon withdraws her light and rosy Morn begins, – the company Pause. Going to the ball – sun setting and moon rising – over Venice is painted for a gentleman of King’s Lyne: the Campo Santo with Boats and masqueraders proceeding towards the City. Yours returning to St Martino, an Island in the Adriatic »

Suite aux critiques mitigées de la presse, les deux commanditaires se dédirent, et Turner reprit les tableaux, puis vendit finalement la paire à B.G.Windus. [27a]

Ce cas particulièrement intéressant montre bien que Turner concevait graphiquement ses couples de tableaux en symétrie, même s’ils étaient destinés à être vendus séparément : manière raisonnable de parer à tout éventualité face à la versatilité des commanditaires, mais aussi preuve de la prééminence qu’il donnait à l’exposition de la Royal Academy : même séparés dès après leur naissance, ses rejetons seraient à tout jamais des jumeaux.



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Going to the Ball (San Martino) exhibited 1846 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Venise, le Soir, Départ pour le bal (San Martino) (61,6 x 92,4 cm) Returning from the Ball (St Martha) exhibited 1846 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Venise, le Matin, retour du bal (Santa Martha) (61,6 x 92,4 cm)

Turner, 1846, Tate Gallery
Titres donnés par la Tate Gallery) [28]

En 1846, Turner expose un autre pendant vénitien portant presque les mêmes titres que celui de l’année précédente; et destiné lui-aussi aux mêmes commanditaires, d’où de nombreuses confusions. Il faut dire que Turner lui même n’aidait pas. Ecrivant le 14 juin 1846 la même lettre aux deux commanditaires, il se trompe d’enveloppe (mettant la lettre pour McCracken dans celle pour Wethered, et vice versa ; de plus il semble s’embrouiller dans les titres des tableaux. Dans la lettre pour Wethered par exemple, il écrit :

Le sujet de votre tableau étant (St Martino) Retour du bal – et non (Ste Martha) Départ pour le Bal, qui est pour M. F.Mc Cracken de Belfast.

The subject of your picture being (St Martino) returning from the Ball – and not (St. Martha) going to the Ball, which is fot Mr F.McCracken of Belfast. »



Turner 1845 46 Venise synthese

Quelque chose cloche : si l’on regroupe les informations fournies par Turner dans ses lettres de 1845 et 1846, le plus vraisemblable est qu’il ne s’est pas trompé sur le nom des églises mais sur les destinataires (comme pour l’enveloppe) : ainsi deux Départs (avec le soleil couchant) auraient été destinés à Wethered et les deux Retours vers san Martino (une île imaginaire) à McCracken.

Finalement, ni l’un ni l’autre ne se décidèrent à acheter, et le pendant invendu resta chez Turner jusqu’à sa mort.



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Venetian Festival c.1845 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Festival vénitien Riva degli Schiavone, Venice: Water F?te c.1845 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Riva degli Schiavone, Venise : fête aquatique

Turner, vers 1845-46, Tate Gallery

Ce quatrième pendant vénitien, non daté mais visiblement de la même époque, est resté inachevé et n’a pas été exposé. [29]



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The Angel Standing in the Sun exhibited 1846 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851L’Ange debout dans le soleil Undine Giving the Ring to Massaniello, Fisherman of Naples exhibited 1846 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Ondine donnant l’anneau à Massaniello, pêcheur de Naples

Turner, 1846, Tate Gallery

L’Ange debout dans le soleil

Le tableau était accompagné d’un extrait de l’Apocalypse :

« Et je vis un ange debout dans le soleil; et il cria d’une voix forte à tous les oiseaux qui volaient par le milieu du ciel:  » Venez, rassemblez-vous pour le grand festin de Dieu, pour manger la chair des rois, la chair des chefs militaires, la chair des soldats vaillants, la chair des chevaux et de ceux qui les montent, la chair de tous les hommes, libres et esclaves, petits et grands. «  Apocalypse 19:1-18.

Ainsi que d’une citation du Voyage of Columbus, de Samuel Roger :

Le vol d’un Ange des Ténèbres
La marche du matin qui brille au soleil
La fête des vautours à la fin du jour.

The Flight of an Angel of Darkness
The morning march that flashes to the sun
The feast of vultures when the day is done


La composition est ternaire :
Turner 1846 The Angel standing in the Sun Tate Gallery serpent

  • au centre, l’Archange Michel brandit son épée pour attirer les vautours, à l’aplomb d’un serpent enchaîné ;


Turner 1846 The Angel standing in the Sun Tate Gallery detail gauche

  • en bas à gauche Adam, Eve, Abel mort et Caïn s’enfuyant, suivis par un squelette qui imite le geste d’affliction d’Adam ;



Turner 1846 The Angel standing in the Sun Tate Gallery detail droite

  • en bas à droite, Dalida et Judith coupant la tête de Samson et d’Holopherne

Ainsi l’Ange vengeur vient punir ceux qui trahissent, leur frère ou leur amant.

Solaire et sanglant, ce pseudo Jugement Dernier où il n’y a que des condamnés n’est pas loin du « Soleil cou coupé » d’Apollinaire.


Ondine donnant l’anneau à Massaniello, pêcheur de Naples

Ce sujet unique et compliqué a maintenant été décortiqué par les historiens d’art. Il s’agit d’une invention de Turner, qui condense en une seule scène deux histoires de trahison :

  • une historique, celle du pêcheur Masaniello, leader de la révolte de Naples en 1646, finalement trahi et assassiné par ses propres partisans ;
  • une littéraire, celle de la nymphe Ondine, qui propose à un pêcheur un anneau de mariage, et le détourne de son aimée. [30]

Naples, cité de la sirène Parthénope, a dû faciliter cette fusion : on voit à gauche le Vésuve en éruption, et à droite le pêcheur remontant dans ses filets un mélange de poissons et de naïades.



Turner 1846 Undine Giving the Ring to Massaniello, Fisherman of Naples Tate Gallery detail
En haut Ondine brandit son anneau au centre d’un halo lumineux.


La logique du pendant

Le thème commun repéré par G.Finley, la Trahison, n’épuise pas la signification d’un pendant aussi complexe et obsessionnel, travaillée par des combats personnel : la lutte contre les critiques (l’Ange vengeur) [31], et la Révolution salutaire (le Vésuve, le bonnet phrygien)
[hop]
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Au Salon de 1850, un an avant sa mort, Turner achève sur les murs mêmes de la Royal Academy une série de quatre paysages sur le thème d’Enée. Je résume ci-dessous l’analyse de G.Finley ([11], p 71 et ss), différente sur certains points des commentaires de la Tate Galery [32].
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Turner 1850 A1 Aeneas relating Troy history to Dido Tate GalleryEnée racontant son histoire à Didon [33] Mercury Sent to Admonish Aeneas exhibited 1850 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Mercure envoyé pour mettre en garde Enée

 

Turner 1850, Tate Gallery

Enée racontant son histoire à Didon (Nuit)

Le premier tableau, disparu depuis 1920 (peut-être en 1928 lors de l’inondation de la Tate Gallery) montrait à gauche Didon et Enée dans une barque avec à l’horizon une série de bâtiments inspirés du Château Saint Ange, du Palais des Doges et du Pont des Soupirs.

Il était accompagné des vers suivants :

Sous la lumière du pâle croissant de la Lune
Didon écoutait Troie être perdue et gagnée.

Beneath the moon’s pale crescent shone,
Dido listened to Troy being lost and won

Turner a repris littéralement le passage l’Eneide :

« tantôt, à la tombée du jour, elle veut refaire un même banquet
et, dans son délire, veut encore entendre les épreuves d’Ilion,
restant à nouveau suspendue aux lèvres du narrateur. » Enéide, Livre IV, vers 77

[hop]

Mercure envoyé par Jupiter pour réprimander Enée (Matin)

Dans la brume matinale
Mercure attendait de lui parler de sa flotte négligée

Beneath the morning mist,
Mercury waited to tell him of his neglected fleet

Selon la « charte visuelle » de la série – qui respecte le passage de l’Eneide décrivant cette scène – Enée ne peut être que le personnage en manteau rouge assis au niveau des femmes :

« Le héros portait une épée à la garde constellée de jaspe fauve,
et de ses épaules tombait un manteau resplendissant
de pourpre tyrienne, présent réalisé par la riche Didon,
qui en avait rehaussé la trame d’un mince fil d’or. » Enéide, Livre IV, vers 261.

Sur le rocher se tiennent Cupidon et Mercure sur le point de transmettre l’ordre de Jupiter : quitter Didon et reprendre la mer. Toute la moitié droite du tableau montre la flotte en attente.



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The Visit to the Tomb exhibited 1850 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851La visite à la tombe The Departure of the Fleet exhibited 1850 by Joseph Mallord William Turner 1775-1851Le départ de la flotte

Turner 1850, Tate Gallery


La visite à la tombe (soleil couchant)

Le soleil s’est couché avec colère face à une telle supercherie.

The sun went down in wrath at such deceit

Cette scène, qui ne figure pas dans l’Eneide d’Ovide, a été extrapolée par Turner, probablement à partir d’un passage de l’Eneide de Dryden décrivant une visite de Didon seule à la tombe de son mari Sycheus.

Didon (en blanc) et Énée (en rouge), accompagnés de Cupidon, ont visité le mausolée dans l’espoir que le souvenir de son mari puisse arrêter la passion mortifère de Didon pour Enée. Le mausolée se trouve en haut de la rive gauche, et les deux amants sont en train de repartir, désespérés, le charme n’ayant pas été rompu.


Le départ de la flotte (Matin)

La lune d’orient brillait sur la flotte en partance,
Ayant invoqué Némésis, le prêtre tendait la coupe empoisonnée.

The orient moon shone on the departing fleet,
Nemesis invoked, the priest held the poisoned cup.

La série se conclut par une scène à la lumière de la Lune, comme la première. Mais nous sommes ici à l’aube, après le départ d’Enée : Didon se suicide entourée de ses suivantes, un prêtre brandissant au dessus d’elle la coupe empoisonnée.


La logique de la série (SCOOP !)

Le premier pendant est consacré à Enée (celui qui s’en sort) :

  • comment il se laisse détourner de sa tâche – fonder Rome en revanche de la destruction de Troie – par son amour pour une femme fatale (scène nocturne) ;
  • comment il revient à  son devoir grâce à l’intervention des Dieux (scène matinale, temps de brouillard) .

Le second pendant est consacré à Didon (celle qui y reste) :

  • comment elle tente de rompre le charme par l’intervention de son mari défunt (scène au soleil couchant) ;
  • comment elle trouve la mort au moment où Enée s’échappe (scène matinale) .

Très équilibrée et solidement construite, cette série renoue avec le couple Didon et Enée des premiers pendants d’Histoire de Turner. Au sommet de son art, la composition quasi identique de chaque tableau (une faille lumineuse entre deux rives) marque l’obtention d’une sorte de structure idéale, de décor universel dans lequel toutes les scènes se moulent.



Turner Synthese

Les deux-tiers des pendants de Turner proposent un contraste de lumière (21 sur 30). Les deux-tiers également (22 sur 30) illustrent un thème binaire. Seuls deux pendants sont purement formels (c’est-à-dire sans thème commun repérable).

Turner a produit des pendants binaires tout au long de sa carrière, mais on peut distinguer trois grandes périodes :

  • jusqu’à 1828, il s’en tient à des oppositions déjà explorées par les paysagistes du XVIIème (Le Lorrain) et du XVIIIème siècle (Vernet) ;
  • entre ses deux pendants « théoriques » de 1831 et 1843, il prend conscience du potentiel conceptuel de la formule, et produit ses pendants les plus inventifs et les plus démonstratifs ;
  • à la fin de sa carrière, il revient à des oppositions simples, mis à part son pendant le plus hermétique : l’Ange dans le soleil et Ondine, sorte de méditation pessimiste traversée par l’idée de Trahison et saturée d’obsessions personnelles.


Références :
[27a] Je reprend ici les informations récentes données dans https://www.turnerintottenham.uk/going-to-the-ball.html, et non celles du site de la Tate, qui sont basée sur le catalogue raisonné de Martin Butlin et Evelyn Joll, « The Paintings of J.M.W. Turner », revised ed., New Haven and London 1984.
[30] La source de Turner est semble-t-il non pas l’histoire romantique de l’écrivain allemand Friedrich De La Motte Foucqué (1811), mais le ballet « Ondine ou la Naïade », de Jules Perrot et Cesare Pugni. joué à Londres de 1843 à 1846, qui transpose en Sicile la fable germanique, en ne gardant guère que le nom dOndine : Matteo, un pêcheur révolté, est attiré dans la mer par la Naïade https://en.wikipedia.org/wiki/Ondine,_ou_La_na%C3%AFade.
[33] Voir l’article de Eric Shanes, Picture in Focus, Turner Studies N°1, p 49, 1980

Les autoportraits allégoriques de Léopold Armand Hugo (1 / 2)

20 novembre 2019

Fils d’une artiste-peintre et neveu d’un génie, Léopold Armand Hugo est resté comme l’exemple du raté magnifique, du touche-à-tout loufoque et du mari malheureux [1]. Son oeuvre graphique est en grande partie consacrée à sa propre image.

Une bonne partie des gravures présentées ici, conservées à la BNF, n’ont jamais été étudiées ni reproduites : elles jettent un jour nouveau sur une oeuvre injustement méconnue.

La plupart des auto-portraits de Léopold n’étant pas datés, je les ai classés en quatre grandes catégories, qui rendent hommage à ses multiples talents.

Leopold Armand Hugo recto

 

« La famille de Victor Hugo, j’entends son ascendance, s’est typifiée depuis à mes yeux dans un très singulier et pas désagréable bonhomme, fils d’Abel Hugo, du nom de Léopold Hugo, et qui disait à l’illustre poète : « Oui, mon oncle. » C’était un personnage aux gros yeux globuleux, grisonnant, représentant à lui tout seul une encyclopédie de connaissances inutiles, un peu peintre, un peu sculpteur,un peu mathématicien, un peu métaphysicien. Doux et modeste comme une bête à bon Dieu, il faisait tapisserie avenue d’Eylau, entretenait à voix basse non les invités de qualité, mais les femmes, enfants et amis de ceux-là. Il était d’une grande urbanité d’autrefois, ainsi que le maître de maison lui-même, s’effaçait devant tout le monde et subissait étonnamment les raseurs. A distance, il m’apparaît aujourd’hui, ce brave homme, comme un héréditaire, comme une réduction dde « son oncle », comme un carrefour de facilités géniales et de trous béants, de chimères et de notions, notations et inventions verbales, fort analogue, pour l’architecture, à la place royale que fut le cerveau de Hugo. »  Léon Daudet, [2]


Portrait de Leopold , Julie Duvidal, Musee Vivenel, Compiegne

Léopold enfant, par sa mère Julie Duvidal de Montferrier
Musée Vivenel, Compiègne

Léopold apprit le dessin de sa mère Julie…

Juie Duvidal ecrivant Leopold Armand Hugo copyright Musee des Arts Decoratifs Paris JPG Juie Duvidal peignant Leopold Armand Hugo copyright Musee des Arts Decoratifs Paris JPG

Julie Duvidal lisant et peignant
Léopold Armand Hugo, Musée des Arts Décoratifs, Paris, Copyright MAD, Paris.

 …mais pratiqua  ensuite tous les Arts (sculpture, peinture, gravure, musique, architecture et arts décoratifs) ainsi que toutes les Sciences.


Boite a couleurs de Francois Marius Granet

Boîte à couleurs du peintre François Marius Granet offerte à Julie Duvidal, MAD
Photo Christophe Delliere, extrait du catalogue « Le Dessin sans Reserve », exposition MAD du 23 juin 2020 au 31 janvier 2021, p 58.

Ces dessins font partie d’un lot de 91 dessins de Léopold Hugo, récemment découvert dans cette boîte à couleurs.


Auto-portraits dédoublés

Leopold Armand Hugo BNF 1864 Amicitiae

Amicitiae (A l’amitié)
Léopold Armand Hugo, 1864, BNF

Cette gravure est le premier exemple des nombreux projets d’art décoratif que Léopold abandonnera tout au long de sa carrière, toujours marqués par le gigantisme (« Largeur du tableau : 5 m »). Le nom des deux amis n’est pas précisé, mais je proposerai plus loin une hypothèse familiale. Le travail approximatif montre le talent fort modeste de Léopold graveur en 1864. Elle est aussi un premier exemple de son goût – une constante dans ses auto-portraits – pour les représentations doubles : en vrai devant le rideau, et en figure idéalisée au dessus : en l’occurrence un triton à la queue bifide brandissant une branche d’olivier.


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Leopold Armand Hugo BNF Autoportrait avec Horace Vernet

Auto-portrait avec Horace Vernet
Léopold Armand Hugo, BNF

Dans cet étrange auto-portrait avec son maître et son chat (tous deux portant  moustaches), Léopold regarde au delà de sa toile, en cachant sa main droite derrière son dos dans une posture presque impossible. Le bras droit du fauteuil étant également absent, on se perd en conjectures sur cette amputation symbolique.


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Leopold Armand Hugo BNF Autoportrait en bourgeois

Double auto-portrait en bourgeois et peintre, Léopold Armand Hugo, BNF

Léopold détourne ici le procédé du « tableau dans le tableau » pour exposer, non plus son Maître mais lui-même, dans une personnalité dédoublée .

Ainsi la vignette le montre en bourgeois lisant son journal dans le rue, à côté de deux chiens qui se flairent ; tandis que le corps de la gravure le représente en peintre en robe d’intérieur, assis devant un rideau sur lequel un tableau est accroché, la palette dans la main droite et le pinceau dans la main gauche (il n’a pas jugé utile  d’inverser les mains sur le cuivre).


Auto-portraits en Savant

Leopold Armand Hugo BNF 1846 Autoportrait a Constantine (CIRTA)

Auto-portrait à Constantine
Léopold Armand Hugo, BNF, daté 1846

Cette gravure, largement antidatée, illustre les débuts prometteurs de Léopold, jeune explorateur en binocles de 18 ans :

« En 1846 et 1847 il a parcouru presque toute l’Algérie, au point de vue d’études de colonisation. Il a voyagé tantôt avec Tocqueville l’économiste, alors député, tantôt avec Abel Hugo, son père, publiciste , tantôt avec Victor Foucher, son parent, Directeur général de l’Algérie, tantôt avec le gouverneur général Bugeaud d’Isly et avec le commandant, depuis amiral, Fourichon. M. Hugo, alors jeune explorateur, a entendu successivement Lamoricière à Oran, et Bedeau à Constantine et à Bougie (expédition de Kabylie), exposer leurs projets de « colonisation civile », respectivement ayant en vue la plaine d’Arzeu et la vallée du Rurnmel et du Bou-Merzoug. » [3]

La stèle marquée CINTA rappelle le nom romain de Constantine. Le pont El Kantara sur le Rhumel, fortement étayé, s’effondrera en 1857 : il est possible que cette image, au delà du marqueur géographique, symbolise dans l’esprit de Léopold la colonisation, à la fois victorieuse (le pont fut un lieu de combat lors de l’investissement de la ville en 1836) et réparatrice.

 

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Leopold Armand Hugo BNF Autoportrait etudiant

Léopold Hugo étudiant
Maison de Victor Hugo, BNF 

Tout comme dans le double auto-portrait dans la rue et dans l’atelier, la vignette montre Léopold en extérieur,  MANUEL de minéralogie en poche. Tandis que le corps de la gravure le montre dans son bureau, environné d’ouvrages qui illustrent toute  l’étendue de son savoir.

Ici le principe est le même, mais inversé : la vignette montre le minéralogiste  en extérieur, MANUEL en poche.

Tandis que le corps de la gravure illustre, en intérieur, l’étendue de son savoir. A gauche les livres GEOMETRIE et CRISTALLOIDES, ainsi que les graphiques et les modèles, font allusion à son oeuvre principale : pas moins que le renouvellement de la Géométrie, à laquelle il s’attellera dans une série d’ouvrages de moins en moins mathématiques et de plus en plus farfelus.


Leopold Armand Hugo BNF Autoportrait etudiant detail 1

A droite, le livre de ZOOLOGIE rappelle peut être sa contribution de 1874 : « Schéma de la reptation de la vipère noire d’Egypte ». 

Deux autres livres, MUSIQUE et SOCIETE DE GEOGRAPHIE évoquent ses talents de compositeur et son appartenance à de nombreuses sociétés savantes.

Le livre marqué SENARMON(T) rend hommage à son professeur de minéralogie à l’Ecole des Mines, Henri Hureau de Sénarmont.

Enfin le livre de STATISTIQUES renvoie à  sa profession de Chef de Bureau au Ministère des Travaux Publics.


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Leopold Armand Hugo BNF Autoportrait en ornithologue

Double auto-portrait en Naturaliste, BNF

Ici le principe est le même, mais inversé.  Le corps de la gravure montre Léopold en zoologiste et marin, en pleine action, la casquette et la vareuse frappées d’un blason en forme d’ancre, venu en barque avec toile et palette pour croquer les oiseaux sur le motif.



Leopold Armand Hugo BNF Autoportrait en ornithologue detail 1
La vignette montre le même en atelier, toque d’artiste sur la tête, manipulant d’un air pensif  une statuette d’ibis à côté d’un chevalet et d’une guitare.


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Leopold Armand Hugo BNF Autoportrait a la toque 1861 Rose Maury

Auto-portrait de Léopold Armand Hugo à la toque, en 1861
Gravé par Rose Maury, après 1880, BNF

Largement antidatée elle-aussi, cette gravure date de la dernière période de sa carrière, où Léopold confiait ses oeuvres d’intérêt public à une professionnelle, la jeune graveuse Rose Maury (voir Le secret des soeurs Duvidal). Il s’agit ici d’immortaliser un sien auto-portrait réalisé en 1861, d’où la signature accompagnée de IPS P (inxit) à l’intérieur du cadre (le tableau a aujourd’hui disparu).

La toque sur la tête et la plume à la main, campé entre un secrétaire surplombé d’une mappemonde et une étagère portant une lunette, le portrait magnifie Léopold en tant que Géographe, à la fois explorateur (la toque) et savant (les paperasses).


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Leopold Armand Hugo BNF Autoportrait decore Rose MauryAutoportrait décoré (pastel) BNF
Leopold Armand Hugo BNF Autoportrait aux lunettesAuto-portrait de Léopold Hugo (aquarelle), BNF

Ces gravures également confiées à Rose Maury immortalisent apparemment deux autres oeuvres de Léopold, un pastel et une aquarelle. Le second portrait, avec ses initiales LH, est bien celui de Léopold à la soixantaine, avec ses binocles et son plaid. Le premier, celui d’un notable arborant trois décorations, dont une croix au col [5], pose question.


Leopold Armand Hugo Autoportrait avec son pere Abel copyright Musee des Arts Decoratifs Paris

Double portrait de Léopold Armand Hugo et de son père Abel
Léopold Armand Hugo, Musée des Arts Décoratifs, Paris, Copyright MAD, Paris.

Ce médaillon plein de piété filiale confirme que l’homme à la croix est bien Léopold.


Auto-portraits en Inspiré

 

 

Leopold Armand Hugo Autoportrait grec copyright Musee des Arts Decoratifs ParisAutoportrait grec, Musée des Arts Décoratifs, Paris, Copyright MAD, Paris   Par Leopold Hugo eleve d Horace Vernet. Son portrait croquis du marbre expose en 1874.Autoportrait officiel (Salon de 1874), collection privée

Le dessin au crayon (un projet pour un timbre-poste ?) montre Léopold sous son profil préféré, dans une jeunesse éternelle.

Le dessin à la plume porte, à son dos : « Par Léopold Hugo élève d’Horace Vernet. Son portrait ; croquis du marbre exposé en 1874 ».


Leopold Armand Hugo BNF 1871 Autoportrait en sphinxAutoportrait en Sphinx en une seule spirale, 1871, BNF   
 
Leopold Armand Hugo Autoportrait a la pipe Musee Rodin
Autoportrait en une seule spirale, musée Rodin

Ici il s’applique à prouver sa sûreté de main en inscrivant sa binette  dans une spirale unique, à la manière de la célèbre Face du Christ de Mellan (voir 1 Sainte face : La ligne sans pareille). Mais l’ajout maladroit de la pipe et de la coiffe disent bien l’ambition démesurée de l’amateur et ses évidentes limitations techniques. Quant à son égotisme désinhibé, il s’exprime dans la triple signature :

  • dans le cuivre,
  • dans la marge (Léop. Hugo ips del et sc : lui-même l’a dessiné (delineatus est) et l’a gravé (sculpsit)
  • dans la dédicace au crayon : « A Auguste Rodin / salutations empressées Léopold Hugo » et « offert à Monsieur A. Rodin / par son dévoué / L. Hugo. »


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Leopold Armand Hugo BNF Autoportrait avec cristallisation de bichromate de potasse

« Autogravure » d’une cristallisation de bichromate de potasse
Léopold Armand Hugo, BNF

Léopold réussit ici une autre type de performance graphique, en inventant un type inédit de selfie, l’autogravure au bichromate, comme l’indique la mention au crayon au dos de l’exemplaire conservé à la BNF. Sont également mentionnés, comme souvent, ses divers titres : « avec silhouette de Léopold A. Hugo, m. de la s. de Minéralogie élève d’Horace Vernet et sculpteur (salons de 1874 et 1877). »


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Leopold Armand Hugo BNF Ermite et ritter
Le chevalier et l’ermite, Léopold Armand Hugo,  BNF [6]

Cette gravure oppose la figure du ritter, les deux mains sur son épée, et celle de l’ermite, les deux mains sur son chapelet : dans sa grotte en haut de l’escalier, environné de chauves-souris et d’araignées, sur son prie-Dieu fait de deux flasques, il se regarde dans un miroir en forme de soleil (il doit y avoir derrière une source de lumière, qui projette sur le mur les ombres des rayons).


Leopold Armand Hugo BNF Ermite et ritter detail 3Vignette du chevalier et de Leopold Armand Hugo BNF RitterRitter, Léopold Armand Hugo, BNF

Tout comme celui de son oncle, l’imaginaire de Léopold est volontiers germanique et médiéval. Son goût pour les jeux mathématiques et graphiques transparaît dans la date inscrite sur l’épée, 1551, choisie probablement parce qu’elle est un palindrome (nous verrons un autre exemple un peu plus loin).


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Leopold Armand Hugo BNF Gutenberg

Gutenberg
Leopold Armand Hugo, BNF

Dans le même veine germanique, en représentant Gutenberg dans un atelier qui tient plus de celui du graveur et de l’alchimiste que de celui de l’imprimeur, des burins posés devant lui sur sa table et le regard perdu dans le lointain, c’est encore un portrait idéalisé de lui-même qu’il nous livre, en praticien, inventeur et visionnaire. A remarquer le chat, couché par terre sur la chaufferette.

L’idée vient probablement d’un vieil article de la Revue des deux mondes [7] :

« En dehors de la ville, près de Saint-Arbogast, dans une maison isolée, s’était réfugié l’alchimiste, qui travaillait seul, et que ses associés visitaient. Il est facile de se le représenter dans cette antique maison allemande, au fond d’une grande cave de pierre de taille rose comme toutes les pierres du bord du Rhin, la robe de chambre fourrée sur les épaules, le bonnet fourré sur les yeux, assis près de sa forge et cherchant, non comme le croyait le vulgaire, et comme Nicolas Flamel ou Angelo Catho, les figures généthliaques et la sixième maison du zodiaque, mais bien le grand arcane, l’imprimerie, l’infini donné à la pensée de l’homme. »


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Leopold Armand Hugo Boite en maroquin Maison de Victor Hugo Hauteville House
Projet pour une boîte en maroquin
Léopold Armand Hugo, 1881, Maison de Victor Hugo, Hauteville House [8]

Cette allégorie complexe est probablement motivée par le palindrome de la date, 1881, autour de l’étoile à cinq branches. Si la date est réellement 1881, Léopold s’est ici considérablement rajeuni, exposant son profil noble, barbe noire et sans binocles.



Leopold Armand Hugo Boite en maroquin Maison de Victor Hugo Hauteville House detail pieuvre

Sous un soleil noir (coupé par une des arêtes), à côté d’une branche en fleur, d’une branche de rosiers et d’une branche de chêne avec gland, on reconnait le Lion de Normandie affrontant la Pieuvre d’Oceano Nox sous une branche de laurier, hommage probable à la gloire avunculaire. Les deux orifices allongés étaient probablement destinés au passage d’un ruban.

Comme souvent, il y a trois signatures : l’une pour la gravure, l’autre pour la boîte, et l’autre pour le portrait : ainsi le Léopold peint sur la boîte imaginée par Léopold, dans la gravure exécutée par Léopold, forment une auto-référence qui n’est pas sans rappeler le principe des double-portraits en vignette.


Auto-portraits en Fils de famille

Leopold Armand Hugo BNF Le piano

Auto-portrait devant un piano
Léopold Armand Hugo, vers 1870

On ne sait pas qui sont les deux couples en habit de cérémonie, hommes en chapeau-claque et dames en tournure, sans doute des membres de sa famille. Mais on reconnait bien Léopold vêtu en artiste , étudiant debout une une partition illisible et s’apprêtant sans doute à esquisser quelques notes de la main gauche. L’encrier et la partition signée Léopold l’identifient comme compositeur, et le titre de l’oeuvre, Les Orientales, donne la source de son inspiration : tonton.


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Leopold Armand Hugo BNF Autoportrait avec ses ascendants

Auto-portrait avec ses Grands Modèles
Léopold Armand Hugo, BNF

Léopold se représente ici habillé en sculpteur en calotte et mordillant bizarrement ses binocles. On a peine à croire que cette image improbable soit exempte d’autodérision, et pourtant j’ai bien peur qu’il n’y en ait pas la moindre trace.


Mon Grand-Père

Le general Leopold HUgo 1826 Julie Duvidal Musee du chateau de versaillesJulie Duvidal, 1826, Maison de Victor Hugo, Hauteville House Le general Leopold HUgo Leopold Armand Hugo Maison de Victor Hugo Hauteville HouseLéopold Armand Hugo, Maison de Victor Hugo, Hauteville House

Le général Léopold Hugo 

Léopold a réalisé une gravure de son grand-père (et homonyme héroïque) le général Léopold Hugo, à partir du portrait peint par sa mère, comme il l’a indiqué en bas à gauche : « Julie DUVIDAL P. 1826 ».

Mais je ne pense pas qu’il ait réalisé réellement le buste gigantesque représenté sur la gravure


Mon Père

Duvidal_de_Montferrier_-_Abel_Hugo_1830 Chateau de VersaillesJulie Duvidal, 1830, Musée du Château de Versailles Abel Hugo par Rose Maury Maison de Victor Hugo Hauteville HouseGravure de Rose Maury, vers 1880, Maison de Victor Hugo, Hauteville House

Abel Hugo

De même il a fait graver par Rosa Maury le portrait de son père Abel peint par sa mère.


Mon Oncle

Leopold Armand Hugo BNF Autoportrait avec ses ascendants detail

Victor est représenté en toge devant une pile de ses oeuvres, tenant dans sa dextre les palmes de la Gloire et dans la senestre les Tables de la Loi, sous forme de trois adjectifs substantivés. Je ne crois pas que Léopold, dans sa naïveté, ait vu que la taille minime de la statue (qu’il semble écraser de la main) ainsi que les palmes tenues à l’envers puissent poser question ; ni même que les trois adjectifs (VRAI, VIVANT, SUBLIME) puissent pousser le spectateur à tenter de les associer aux trois effigies : ce sont simplement les qualités de l’ART tels que servi par les deux Artistes de la famille : Victor bien sûr mais surtout Léopold.

Moi et mon oncle

Du coup , il faut comprendre le petit portrait du père et l’immense buste du grand-père non dans un vague contexte de rivalité oedipienne, mais seulement comme une Sculpture et une Peinture, deux productions de l’Art en général et de sa mère en particulier, .

Du coup, une équivalence graphique s’établit entre le Neveu et l’Oncle, celui-ci jouant en somme le rôle de la « vignette » et prenant, en modèle réduit, la même pose que le Sculpteur en majesté :

  • tandis que Victor empile des livres derrière lui, Léopold accumule devant lui des oeuvres graphiques et plastiques ;
  • tandis que Victor tient les Tables de l’Art dans sa senestre, Léopold coince son carnet de notes sous son bras gauche ;
  • tandis que Victor tient fermement ses palmes de la dextre, Léopold ne tient entre ses doigts que du vide, image d’une gloire encore absente, mais qui ne peut manquer d’advenir.


 

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Leopold Armand Hugo BNF Autoportrait en sculpteur modelant un buste de Victor Hugo Rose Maury

Auto-portrait en sculpteur
Léopold Armand Hugo, gravure de Rose Maury, BNF

Une inscription au crayon sur l’exemplaire de la BNF précise le sujet : « Léopold Hugo modelant un buste de son oncle V.H. ». La barbe et la chevelure blanche, ainsi que l’exécution confiée à Rose Maury, situent la gravure assez tard, dans les années 1880.

Où est caché l’objet que Léopold considérait apparemment comme constitutif de son identité ?


Amitié et rivalité impossibles

Or entre février et avril 1883, on sait que Rodin se déplaçait chez Victor Hugo pour faire en catimini le buste du grand homme, qui rechignait aux séances de pose ; et que l’ébauche en terre restait dans l’appartement [9]. Léopold a certainement croisé Rodin das cette période et a entrepris des travaux d’approche en lui offrant une dizaine de gravures à titre confraternel, avec d’aimables dédicaces :

  • Au statuaire Rodin / avec mille amitiés
  • salutations empressées
  • offert à Monsieur A. Rodin / par son dévoué
  • souvenir amical


Se rêver artiste

Je suis prêt à parier que Léopold, pas plus que de buste colossal de son grand père, n’a jamais réalisé de buste de son oncle : si tel était le cas, il ne l’aurait certainement pas représenté de dos.


Leopold Armand Hugo BNF Autoportrait a la toque 1861 Rose MauryAutoportrait en explorateur, 1861
Leopold Armand Hugo BNF Autoportrait en sculpteur modelant un buste de Victor Hugo Rose MauryAutoportrait en sculpteur modelant le buste de V.H., vers 1883

Sans doute s’est-il contenté de peindre, aiguillonné par sa rencontre avec Rodin, un second auto-portrait en sculpteur, tout comme une vingtaine d’années avant il s’était rêvé en explorateur. La manière de signer à l’intérieur de l’image est la même : LEOP.HUGO IPSE P(inxit) – sinon que la date est remplacée par PARISI (parisien). Et l’emplacement en miroir des signatures fait que les deux gravures, probablement commandées ensemble à Rose Maury, fonctionnent comme des pendants.



Tous les éléments sont désormais en place pour aborder le point culminant et ultime de l’oeuvre gravée de Léopold Hugo (voir Les autoportraits allégoriques de Léopold Armand Hugo (2 / 2) ).

Références :
[2] « Fantômes et Vivants – Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux de 1880 à 1905 », Léon Daudet https://books.google.fr/books?id=Vtk5DwAAQBAJ&pg=PT16
[3] « Comptes rendus des séances de la Société de géographie et de la Commission centrale », 1885, p 296
[5] Je n’ai pas réussi à confirmer que Léopold était réellement décoré. Un grand merci à Jérôme CORNIEUX (https://le-chene-et-le-laurier.blogspot.com) qui a identifié les décorations comme étant celles de l’Ordre de Charles III d’Espagne et la Croix Rouge espagnole.
[7] « La revue des deux mondes », 1843, p 318 https://books.google.fr/books?id=6s82AQAAMAAJ&pg=PA318

Les pendants de Mattia Preti

15 novembre 2019

Dans l’abondante production de Mattia Preti, on ne connaît que sept pendants. Peints entre 1655 et 1680 environ, ils sont caractéristiques du baroque tardif de la fin du siècle classique. Ils sont présentés dans l’ordre chronologique, d’après la catalogue raisonné de John T. Spike [1] .

Preti 1646 ca La resurrection de Lazare palazzo rosso genesLa résurrection de Lazare (229 × 229) Preti 1646 clorinda libera olindo e sofronia dal rogo palazzo rosso genesClorinde épargne le bûcher à Sophronie et Olinde (248 × 245)

Preti, 1646-50, Palazzo Rosso, Gênes 

Le cardinal Giovanni Battista Pallotta a commandé ces deux tableaux, qui selon le biographe de Preti, De Dominici, se faisaient pendant.

Les compositions sont similaires :

  • à gauche le sauveur (Le Christ ou la reine guerrière Clorinde, casquée et à cheval) ;
  • à droite, incliné en diagonale, le corps attaché et à demi vêtu de Lazare sauvé du tombeau, ou de Sophronie (avec en haut, très peu visible, son amant Olinde) sauvée du bûcher.

Si les deux scènes se passent à Jérusalem et observent le contraste classique entre un décor naturel (une grotte) et un décor humanisé (la ville), le pendant reste tout de même très audacieux :

  • mise en parallèle d’un sujet sacré et d’une sujet littéraire (même s’il est tiré de la Jérusalem délivrée du Tasse) ;
  • mise en équivalence du Christ avec une femme déguisée en homme ;
  • contraste entre le corps puant de Lazare (voir les deux femmes qui se bouchant le nez) et le corps sensuel de Sophronie ;
  • disharmonie de la vue plongeante et de la vue en contre-plongée.


Preti 1646 ca La resurrection de Lazare palazzo rosso genesLa résurrection de Lazare, Preti,    (229 × 229) Guerchin Le Christ chassant les marchands du Temple Palazzo Rosso GenesLe Christ chassant les marchands du Temple, Guerchin (250 x 310 cm)

Palazzo Rosso, Gêne

Ces audaces expliquent sans doute pourquoi, d’après l’inventaire après décès du cardinal Pallotta, le Lazare était finalement accroché, avec un encadrement similaire, dans la même pièce que ce tableau de Guerchin, constituant malgré la différence de taille un pendant plus conventionnel [1a].



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Preti 1656 – 1660 Hercule libere thesee Palazzo Arnone CosenzaHercule libère Thésée Preti 1656 – 1660 Hercule libere promethee Palazzo Arnone CosenzaHercule libère Prométhée

Preti, 1656–60, Palazzo Arnone, Cosenza

Dans les deux tableaux, Hercule est reconnaissable à ses deux attributs habituels : la peau de lion et la massue. Prométhée est identifié par la plaie de son flanc (un vautour chaque jour lui mange le foie).

La contre-plongée accentue le caractère dramatique, le spectateur se trouvant placé au niveau du prisonnier attaché. Une forte symétrie se dégage des postures :

  • Thésée tête en haut et mains libérées, Prométhée tête en bas et pieds libérés ;
  • Hercule montrant son profil gauche puis son droit ;
  • Hercule parallèle au prisonnier, puis se relevant à angle droit.

Ce dispositif suggère le mouvement d’Hercule se redressant, comme si les deux tableaux montraient deux instants d’un même effort.



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Preti 1651-1661 La Mort de Didon Musee de ChamberyLa mort de Didon Preti 1651-1661 Judith montrant la tete d Holopherne Musee de ChamberyJudith montrant la tête d’Holopherne  

Preti, 1651-1661, Musée de Chambery

L’histoire de Didon

« Parti de Troie, après la chute de la ville par les Grecs, Enée avec ses compagnons arrive à Carthage. La reine Didon tombe amoureuse de l’étranger. Le héros en oublie sa mission : la fondation d’une nouvelle ville. Rappelé à l’ordre par les dieux, il décide, craignant le désespoir de Didon de partir de Carthage sans prendre congé de la reine. Didon vient de comprendre l’abandon de celui qu’elle aime. Elle fait dresser un bûcher dans l’intention d’y brûler les armes, les vêtements de l’impie, le lit même où les deux amants se sont unis. Mais cette mise en scène n’est imaginée que pour tromper la sœur et la nourrice de Didon. Dans la violence de sa passion, c’est à elle-même que la reine destine le bûcher. » [1b]

Le tableau nous montre l’Amour qui pleure en haut à droite, la soeur éplorée en bas à droite, le bûcher qui rougeoie en bas à gauche. La statue d’Hercule en haut à gauche rappelle que  Didon avait importé à Carthage le culte d’Hercule Tyrien (son propre mari, Sicardas, en était lui-même un prêtre). La statue est dans l’ombre : en somme Didon met fin à ces jours sous l’effigie d’un mari  et d’un culte définitivement éclipsés par son amour pour Enée.


L’histoire de Judith

Judith a coupé la tête du général ennemi Holopherne, en lui promettant une nuit d’amour. Elle la montre aux Juifs pour raviver leur courage.


La logique du pendant

Il expose en vis à vis deux héroïnes,  l’une de de l’histoire antique et l’autre de l’histoire sainte,  en extérieur jour et extérieur nuit. L’homme à la barbe et au turban blanc fait le lien entre ces deux histoires « orientales ».  Dans une contre-plongée  spectaculaire,  ces femmes violentes ont la séduction des grandes passionnées, décolletées l’une pour se poignarder par amour, l’autre pour s’offrir  par haine : à gauche le courage du désespoir, à droite celui de l’espoir.



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Preti 1670 ca Festin d'Absalon OttawaLe Festin d’Absalon, Ottawa (182.8 x 261.6 cm) Preti 1670 ca Parabole de Lazare et du riche localisation inconnueParabole du Riche et de Lazare (localisation inconnue)

Preti, vers 1665

Ces deux pendants sont décrits en 1742 par le biographe de Preti, Bernardo de Dominici, comme faisant partie de la collection de Don Antonio Caputo ([2] , p 340-41)


Le Festin d’Absalon (Samuel 13:28)

Absalon (le jeune homme tendant l’index, à droite) fait exécuter son demi-frère Amnon pour avoir violé sa soeur Tamar (la femme au chapeau, entre les deux).

« En plongeant dans l’ombre toutes les figures principales, à l’exception d’Absalon, Preti accentue l’effet bidimensionnel de leurs formes, se découpant sur les fonds plus clairs de la table, du ciel et de l’architecture. Le point de vue est bas, ce qui limite notre perception du décor à des fragments aperçus sous les bras ou entre les têtes. »[3]



Preti 1670 ca Festin d'Absalon Ottawa schema

L’ordre donné par le bras tendu se répercute, au travers de la toile, dans l’horizontalité de la victime, dont les deux mains se protègent moins des poignards que des mains nues de son meurtrier.


Parabole du riche et de Lazare (Luc 16:19–30)

Le mendiant Lazare se présente en position d’infériorité devant le Riche : la parabole explique que, lorsque tous les deux seront morts, la hiérarchie s’inversera: Lazare près de Dieu et le riche aux Enfers.

Le torse décharné et la main vide de Lazare voisinent avec les signes de luxe superflu que sont l’énorme pâté, la harpe, la flûte et l’éventail. A l’autre bout de la table, rejeté en arrière près son festin, le riche se cure les dents sans jeter un regard au mendiant.


La logique du pendant

Formellement, le point de vue bas, la table longue, la nappe blanche couverte de mets, le négrillon au premier plan, l’étalage d’argenterie et la colonne cannelée sur la droite, créent une unité entre ces deux scènes de festin.

La logique chronologique place en premier l’épisode de l’Ancien Testament. On remarque que les obliques des deux personnages principaux, Absalon à gauche et le riche à droite, obéissent ainsi à la même logique de « redressement » que dans le pendant d’Hercule.

Cependant c’est en mettant en balance les deux personnages hors du festin que l’idée profonde du pendant se comprend :

  • Absalon se levant de sa chaise désigne le coupable à punir ;
  • de même Lazare de son bras qui mendie vainement désigne le riche à la punition divine.

Les deux tableaux sont donc des appels à la Justice immanente.



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Preti 1668 ca David jouant de la harpe devant saul coll privDavid jouant de la harpe devant Saül, collection privée (208.5 x 301.8 cm) Preti 1668 ca Festin d'Absalon CapodimonteLe Festin d’Absalon, Capodimonte, Naples (209 × 297 cm)

Preti, vers 1668

Selon Bernardo de Dominici, ces deux tableaux formaient pendant dans la collection du Duc de San Severino Gruther ([2] , p 372). Le Festin d’Absalon, ici apparenté à une scène biblique, devait chronologiquement être accroché à droite (Absalon étant le fils du roi David.


David jouant de la harpe devant Saül

« Un jour, les serviteurs de Saül lui dirent : « Tu vois bien que Dieu a permis que tu sois terrorisé par un mauvais esprit. 16 Ô roi, nous sommes à ta disposition. Si tu nous en donnes l’ordre, nous chercherons un homme qui joue bien de la harpe+. Chaque fois que Dieu permettra que tu sois terrorisé par un mauvais esprit, cet homme jouera de la harpe et tu te sentiras mieux. «  Samuel 1, 16:15-16

Tous les regards, du roi, de ses guerriers et des servantes, convergent vers le beau David.



Preti 1668 ca David jouant de la harpe devant saul coll priv detail
Preti a traduit le pouvoir pacifiant de la harpe sur l’âme sombre de Saül, par le détail de sa main, restant en suspens sur la pointe de la lance qui lui présente un page, qui tient aussi son bouclier.


Le Festin d’Absalon (Samuel 13:28)

La composition est similaire à celle du pendant précédent, mais les effets dramatiques sont accentués : l’arcade de l’arrière-plan amplifie le geste de commandement, et conduit l’oeil vers les deux poignards brandis parallèlement. Entre eux, la gorge offerte d’Amnon, posée entre les assiettes, expose spectaculairement la transformation du convive en viande.


La logique du pendant

L’idée est sans doute de confronter deux épisodes de l’histoire de David, l’un raconté dans le Premier Livre de Samuel et l’autre dans la second.

David non seulement soulage Saül de ses terreurs, mais il lui succède sans violence, prenant le pouvoir après qu’il ait été tué par les Philistins.

Absalon, tout aussi beau que son père, est en revanche un héros négatif : non seulement il a fait tuer Amnon, son demi-frère et le fils aîné de David, mais il se révolte ensuite contre son propre père David. Celui-ci aurait souhaiter l’épargner, mais son général Joab l’exécute :

« Et il prit en main trois javelots, et les enfonça dans le cœur d’Absalon encore plein de vie au milieu du térébinthe. » Samuel 2, 18:14.

Dans ce second pendant avec Absalon, l’idée de Preti est différente, et cohérente avec l’accentuation des effets dramatiques : il s’agit probablement ici d’opposer la violence latente de Saül, apaisée par David, et la violence déchaînée d’Absalon, qui se retournera à la fin contre lui.


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Preti 1668 ca Festin d'Absalon CapodimonteLe Festin d’Absalon (209 × 297 cm) Preti 1668 ca Festin de Balthazar Capodimonte WGA18380Le Festin de Balthasar (204 x 307 cm)

Preti, vers 1668, Capodimonte, Naples

Ce qui complique la situation est la présence dans la même collection du Duc de San Severino d’une autre toile de Preti, du même format, montrant elle-aussi un festin biblique. Bernardo de Dominici décrit ce tableau jute après « Le Festin d’Absalon », mais sans le considérer comme son pendant. Abstraction faite de ce témoignage, il faut bien constater que les deux tableaux s’apparient parfaitement ; les deux tables dans le prolongement l’une de l’autre, autour du le thème de « la mort en ce festin » et l’esthétique du coup de théâtre.

L’exil à Babylone venant chronologiquement après l’époque d’Absalon, Le Festin de Balthasar devait se situer à droite.


Le Festin de Balthasar (Daniel 5:1-30)

Balthazar, souverain de Babylone, festoie en joyeuse compagnie. Il fait amener par un serviteur les vases sacrés pris dans le Temple de Jérusalem, pour y boire à la santé des dieux païens. Le même serviteur lui montre alors une main surnaturelle, dans le coin en haut à gauche, qui vient de tracer sur le mur les mots mystérieux : Conto, Peso, Divisione (Mane, Thecel, Phares).

Le prophète Daniel interprétera l’inscription comme signifiant la fin du règne de Balthazar : Compté (Terminé), Pesé (Jugé), Divisé. Balthazar mourra la même nuit et son royaume sera effectivement divisé.


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Preti 1676 ca Noces de Cana Chiesa di San Domenico Maggiore NapoliLes Noces de Cana Preti 1676 ca Cena in casa di Simone il fariseo Chiesa di San Domenico Maggiore NapoliLe repas dans la maison de Simon

Preti, vers 1676, Chiesa di San Domenico Maggiore, Naples

 

Les deux tableaux ont été offerts à l’église par un collectionneur privé avant 1856, et se trouvent maintenant difficilement accessibles, à plusieurs mètres de hauteur.

L’idée purement formelle d’apparier deux scènes de festin du Nouveau Testament se double d’une intention plus profonde : car les deux sont des préfigurations de la future Passion : d’un part la Cène, d’autre part la Mise au tombeau.

Les personnages principaux de chaque épisode se retrouvent au centre :

  • Jésus et l’échanson apportant l’eau transformée en vin ;
  • Jésus et Marie-Madeleine qui lui lave les pieds.



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Preti Cristo e la Cananea Palazzo Abatellis PalermeLe Christ et la Cananéenne (Matthieu 15:21-28) Preti Cristo e adultera Palazzo Abatellis PalermeLe Christ et la femme adultère (Jean 8:1-11)

Preti, vers 1650 , Palazzo Abatellis, Palerme

Ces pendants ont été réalisés pour les appartements du Preiur de la Chartreuse de San Martino. L’idée est ici de montrer Jésus en compagnie de deux femmes considérées comme indignes : l’étrangère et l’adultère. ‘

La direction de l’index gauche de Jésus impose le sens d’accrochage : les deux femmes sont dos à dos au centre des deux pendants.
A noter que, dans l’épisode de la Cananéenne, le petit chien fait partie de l’histoire (voir Les pendants de Jean-François de Troy).


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Preti 1680 ca Christ tente par le demon Palazzo Spada RomaLe Christ tenté par le démon Preti 1680 ca Cristo e adultera Palazzo Spada RomaLe Christ et la femme adultère

Preti, vers 1680, Palazzo Spada, Roma

Preti utilise la même composition (Jésus sur les bords, désignant de l’index le centre) dans cet autre pendant où la Femme adultère fait pendant à Satan, qui défie le Christ de changer en pain une pierre.


La logique du pendant (SCOOP!)

A la pierre visible du côté gauche fait pendant une pierre invisible, audible seulement dans les paroles de Jésus pour défendre la Femme adultère : « Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre. ».



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Preti 1680 ca A1 Loth et ses filles National Museum of Fine Arts La ValetteLoth et ses filles Preti 1680 ca A1 L'ivresse de Noe National Museum of Fine Arts La ValetteNoé et ses fils

Preti, vers 1680, Musée des beaux Arts, La Valette

Ce pendant au sujet très standard date de la fin de la carrière de Preti, à un moment où il se s’était spécialisé dans les tableaux d’autel et les peintures de dévotion. Les deux épisodes se succèdent dans la Genèse, et sont vus traditionnellement comme des avertissements contre l’ivresse et la luxure.

Les compositions sont parallèles (et non symétriques comme dans les pendants précédents) :

  • à gauche de chaque tableau, le péril évité : la destruction de Sodome et Gomorrhe, le Déluge (évoqué par l’arche bizarrement perchée sur le tonneau) ;
  • à droite les conséquences de l’ivresse : l’inceste et le déshonneur (deux fils de moquent de la nudité de Noé mais le troisième le recouvre d’un linge.


Les pendants de Gregorio Preti

Gregorio Preti était le frère aîné et le premier maître de Mattia. Son oeuvre, très mal connue, comporte au moins deux pendants.

Gregorio Preti Les noces de Cana Palais Taverna di Montegiordano Rome, 147 x 293 cmLes noces de Cana Gregorio Preti Le repas dans la maison du Pharisien Palais Taverna di Montegiordano Rome, 147 x 293 cmLe repas dans la maison du Pharisien

Gregorio Preti, date inconnue, Palais Taverna di Montegiordano, Rome

Grrgorio traite le même sujet que son frère pour San Domenico Maggiore, mais avec une composition différente et plus radicale. D’après les lignes de fuite, le spectateur est sensé se placer au centre des deux pendants, au plus près de la figure du Christ. L’étrange cohabitation entre une vue d’en haut que la tablée, et une vue de face, s’assimile à un mouvement de camera qui, accompagnant le geste de Marie-Madeleine, fait s’agenouiller auprès d’elle le spectateur.

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Gregorio Preti David et Abigail Palais Taverna di Montegiordano Rome, 140 x 166 cmDavid et Abigaïl Gregorio Preti Erminie et les bergers Palais Taverna di Montegiordano Rome, 140 x 166 cmErminie et les bergers

Gregorio Preti, date inconnue, Palais Taverna di Montegiordano, Rome

Encore un pendant appariant, sans grande nécessité, une scène biblique et une scène de la Jérusalem délivrée :

  • Abigaïl se présente à David en lui offrant des provisions;
  • Erminie se présente aux bergers en tenant les armes de Clorinde.


Références :
[1] John T. Spike, « Mattia Preti: Catalogo ragionato dei dipinti », Firenze, 1999
J’ai consulté aussi l’excellent site dédié à l’oeuvre de Preti : http://mattia-preti.it
[3] John T. Spike, « The Feast of Absalom by Mattia Preti, » in Annual Bulletin-National Gallery of Canada, Ottawa, 1979 https://www.beaux-arts.ca/bulletin/num1a/spike5.html

Les pendants rhétoriques de Batoni

6 novembre 2019

Batoni, un des peintres les plus chers de son temps, a mis au point quelques pendants d’un type très particulier, que j’ai baptisés « pendants rhétoriques ».

Je présente ici dans l’ordre chronologique l’ensemble de ses pendants répertoriés, d’après l’ouvrage de référence de Edgar Peters Bowron et Peter Björn Kerber [1].


Batoni Pompeo 1740 La Peinture La Sculpture l'Architecture copieLa Peinture, La Sculpture, l’Architecture (copie)
Cliquer pour voir l’original, disparu en 1944 en Pologne
Batoni Pompeo 1740 Apollon, la Musique et la Metrique Collection priveeLa Poésie, la Musique et la Métrique (?), Collection privée

Pompeo Batoni, 1740

Ce pendant de jeunesse a été réalisé pour Francesco Conti, un aristocrate de Lucques qui avait financé la poursuite des études de Batoni à Rome. Les six figures ont les attributs habituels des différents Arts, mais leur habile disposition échappe au cadre scolaire.

En position d’infériorité comme il se doit, la Sculpture avec tous ses accessoires (modèle, compas, drille à lanière, marteau, burin) regarde avec admiration la Peinture, qui avec ses seuls pinceaux, réussit la parfaite imitation (le masque) du réel (le buste musculeux sur le tableau du chevalet) ; à leur gauche l’Architecture (compas, équerre, plan) les domine, puisqu’elle les emploie toutes deux.


Rapahel Ecole d'Athenes Archimede ou Euclide (detail)

Dans l’autre pendant, l’Art majeur est la Poésie, personnifiée par Apollon (lyre, couronne de lauriers) : il a pour compagnes la Musique (deux hautbois) et en position auxiliaire une femme avec une ardoise et un compas : ce sont d’habitude les attributs de la Géométrie (Raphaël dans l’Ecole d’Athènes montre Euclide ou Archimède traçant des figures sur une ardoise). Mais ici, d’après le contexte, Batoni en fait les attributs d’une Allégorie originale : la Métrique, à savoir ce que Poésie et Musique ont en commun en matière de rigueur et de nombres.


La logique du pendant

D’un côté les Arts de la Vue, de l’autre les Arts du Son.


Batoni Pompeo Allegorie des Arts Staedel Museum Francfort
Allégorie des Arts
Pompeo Batoni, 1740, Staedel Museum, Francfort

Quelques mois plus tard, pour le marquis florentin Riccardi, Batoni regroupe en un seul tableau les six figures précédentes : deux des femmes au compas sont fusionnées en une seule figure centrale, en robe bleu, portant équerre et compas : dominant toutes les autres disciplines, elle représente probablement la Mesure, l’Art de déterminer la Juste proportion. Les autres Allégories sont identiques à celles des pendants, avec pratiquement les mêmes attributs :

  • Sculpture (buste d’Hadrien, compas, drille, marteau, burin),
  • Peinture (le tableau qu’elle peint représente ici Mercure en vol tenant son caducée),
  • Poésie (les deux livres portent les noms d’Homère et de Virgile),
  • Musique (les deux hautbois sont à peine visibles, cachés dans l’ombre).



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Batoni Pompeo 1740-43 Promethee faconnant l'Homme avec de la glaise Collection priveeProméthée façonnant l’Homme avec de la glaise Batoni Pompeo 1740-43 Atalante pleurant Meleagre Collection priveeAtalante pleurant Méléagre

Pompeo Batoni , 1740-43 Collection privée

Dès l’arrivée à Lucques du pendant des Six Arts, un autre patron de Batoni, Sardini, lui commanda celui-ci, inspiré de deux épisodes des Métamorphoses d’Ovide. Très admiré, ce pendant que Batoni mit trois ans à achever, lui ouvrit la voie du succès et des prix de plus en plus élevés.


Prométhée façonnant l’Homme avec de la glaise

La creation de l'homme par Promethee (IIIe siecle av. JC – Musee du Louvre, ParisLa création de l’homme par Prométhée, IIIe siècle av. JC, Musée du Louvre, Paris Hermes du Belvedere (copie en bronze)Hermès du Belvédère (copie en bronze)

Pour le premier tableau, Batoni a condensé le motif d’un sarcophage qu’il avait dessiné à Rome : Minerve remet à Prométhée un papillon, symbolisant l’âme, afin qu’il l’insuffle dans la glaise (voir Le crâne et le papillon). Pour la statue, il reprend la pose de l’Hermès du Belvédère.


La Mort de Méléagre

Sarcophage de Meleagre Musee du Louvre, Paris

Sarcophage de Méléagre, Musée du Louvre, Paris

Pour le second tableau, Batoni n’a pas suivi littéralement le texte d’Ovide, mais s’est inspiré d’une autre oeuvre antique qui était visible à cette époque à Rome. L’histoire se lit de droite à gauche :

  • Méléagre tue ses deux frères, qui lui reprochaient d’avoir donné la dépouille du sanglier de Calydon à la chasseresse Atalante, dont il était amoureux ;
  • Atalante, son lévrier à ses pieds, assise devant le lit de mort de son amant ;
  • Althée, la mère de Méléagre : à sa naissance, les Moires lui avaient prédit qu’il mènerait une vie glorieuse, le temps que les tisons du foyer familial soient consumés par le feu. Althée avait enlevé la bûche du feu afin de protéger son fils ; pour venger le meurtre de ses deux autres fils, Althée remet la bûche dans le feu.

Batoni reprend, en les condensant, les mêmes personnages et accessoires. Le tison rallumé devient central, juste au dessus du coeur du héros qui s’arrête.


La logique du pendant (SCOOP !)

On remarque l’opposition extérieur / intérieur, qui deviendra systématique dans tous les pendants de Batoni (la scène extérieure étant toujours à gauche). Comme dans le pendant précédent, chaque tableau comporte trois figures principales (la statue comptant pour un) : le nombre de figures déterminait le prix.

Entre deux scènes n’ayant a priori rien à voir, Batoni a réussi à créer, visuellement, des correspondances inattendues :

  • le vieux Prométhée tenant sa spatule contraste avec l’autre personnage assis, la jeune Atalante tenant son arc ;
  • la statue debout contraste avec le cadavre allongé ;
  • Minerve tendant son bras gauche en pleine lumière, au premier plan, contraste avec Althée tendant son bras droit dans l’ombre, à l’arrière-plan ;
  • au centre du tableau, le papillon, symbole de l’âme qui arrive dans la tête, contraste avec le tison, symbole de la vie qui s’en va.

Le thème du pendant nous est confirmé par une lettre de septembre 1740 de Batoni à son patron :

« Comme la première peinture évoque les origines de la Vie, je voudrais que l’autre évoque la Mort, mais pas selon une conception horrible et effrayante. » ([X1], p 17).



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Batoni Pompeo 1742 Hercule a la croisee des chemins Palais Pitti FlorenceHercule entre la Vertu et le Vice, 1742 Batoni Pompeo 1742 Hercule au berceau etranglant des serpents Palais Pitti FlorenceHercule au berceau étranglant des serpents, 1743

Pompeo Batoni, Palais Pitti, Florence

Commandé par la marquise Gerini, ce pendant extérieur/ intérieur, avec trois figures de chaque côté, est contemporain du précédent et très proche par sa composition. Le sujet est Hercule, mais bizarrement, les deux épisodes choisis ne suivent pas l’ordre chronologique.


Hercule entre la Vertu et le Vice

La scène en extérieur montre Hercule assis, déjà vainqueur du Lion de Némée, hésitant entre deux jeunes femmes :

  • Minerve debout et portant un casque décoré d’un Sphinx (la Sagesse), lui montre en haut du mont le Temple de la Gloire ;
  • une blonde couchée par terre lui tend une rose : sa chevelure serpentine, son masque posé près des cartes à jouer, sa flûte sur la partition, disent assez le caractère dangereux, duplice et éphémère des Plaisirs.


Hercule au berceau étranglant des serpents

L’autre tableau est donc un flash back : Hercule, né des amours de Jupiter avec la reine de Thèbes Alcmène, subissait la jalousie de Junon, qui envoya deux serpents pour l’étouffer. Batoni a choisi le moment précis où Alcmène et son époux Amphytrion, s’arrachant à de leur lit, constatent le premier exploit du demi-dieu.


La logique du pendant

On voit que les raisons formelles priment ici sur la logique narrative. De manière assez artificielle, Batoni a décalqué la composition de son pendant à succès :

  • Minerve debout tend cette fois le bras droit au dessus du héros assis (Hercule à la place de Prométhée) ;
  • Amphytrion brandissant la torche du bras gauche rappelle Althée brandissant son tison du bras droit ;
    un couple d’objets symboliques, la rose et la lampe, remplace, de manière moins convaincante, le couple papillon/tison



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Batoni Pompeo 1745 Achille eduque par Chiron Galleria_degli_Uffizi,_FlorenceAchille éduqué par Chiron Batoni Pompeo 1745 Achilles_at_the_Court_of_Lycomedes,_Galleria_degli_Uffizi,_FlorenceAchille caché parmi les filles du roi Lycomède

Pompeo Batoni, 1746, Offices, Florence

Ce pendant, plus grand que tous les précédents, fut commandé à Batoni par Francesco Buonvisi, un autre de ses patrons de Lucques. Comme presque toujours chez Batoni, le pendant se compose d’une scène d’extérieur, à la campagne avec le centaure Chiron, puis d’une scène d’intérieur, dans le palais du roi Lycomède où Achille a par la suite trouvé refuge. Les deux épisodes sont racontés dans l’Achiléide de Stace.


Achille éduqué par Chiron

L’éducation du héros par le Centaure est complète, et reprend les éléments suggérés par Stace : poésie (lyre), chasse (carquois), médecine (herbes).

« ici point de javelots rougis du sang des hommes, point de frênes fracassés dans des noces sanglantes, point de cratères brisés sur des ennemis qui étaient des frères, mais des carquois innocents, des dépouilles des bêtes fauves. Tout cela est du temps de sa verte jeunesse ; maintenant, affaibli par l’âge, son unique soin est de connaître les herbes salutaires aux malheureux mortels, ou d’apprendre à son élève à chanter sur la lyre les antiques héros. »  Stace, Achiléide

L’Astronomie (sphère armillaire) est un rajout de Batoni.


Carraci Le triomphe de Galathee Galerie Farnese Rome
Le cortège marin de Galatée et de ses compagnes
Carraci, Gallerie Farnèse, Rome

Pour le couple de l’arrière-plan, Batoni a recyclé une scène célèbre de Caracci, en lui donnant probablement un sens différent : celui de l’enlèvement de la nymphe Thétis par le mortel Pelée, union dont naquit Achille.


Achille caché parmi les filles du roi Lycomède

Pour qu’il échappe à son destin fatal, Achille a été caché par sa mère Thétis parmi les filles du roi Lycomède, déguisé en femme et appelé Pyrrha (la rousse). Afin de récupérer le héros pour la Guerre de Troie, le rusé Ulysse offre aux jeunes filles une corbeille de bijoux et de fins vêtements, parmi lesquels il a dissimulé une épée. Elles se précipitent sur les parures et Achille se trahit en saisissant l’épée. Le détail des deux hommes de droite (Ulysse disant à son confident Arcade : « Ah ! Regarde-le ! ») vient de la pièce de Métastase, Achille in Sciro ([1] p 28)


La logique du pendant (SCOOP !)

Le choix des deux scènes n’obéit probablement pas au seul objectif narratif. Dans le premier tableau, l’arc passé au cou de l’hermès et le carquois en position avantageuse de substitut suggèrent une mise en suspens de la virilité : être élevé par un vieux centaure ne fait pas une éducation sexuelle (« Tout cela est du temps de sa verte jeunesse »)

L’épisode de droite montre plus que l’absence de sexe : l’abstinence allant jusqu’à l‘inversion. Mais la ruse d’Ulysse remet le héros sur le droit chemin, et l’épée heureusement dégainée dément le marasme du carquois.

De la virilité sublimée à la virilité recouvrée…



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Les raisons du succès

La méthode Batoni, faite d’allégories à décoder, de citations parlantes et d’auto-citations avantageuses, était parfaitement comprise, et justement appréciée :

« Ses contemporains comprenaient les citations et paraphrases entre ses images non comme le résultat d’une méthode de travail économique, mais comme des allusions délibérées et maîtrisées, la marque-même de l’érudition en peinture. Les patrons de Batoni appréciaient l’intégration lisse de leitmotifs bien connus et reconnaissables, tirés de chefs d’oeuvres canoniques de l’Antiquité aussi bien que du XVIème ou du XVIIème siècle. En fait, cette compétence était non seulement attendue mais grandement valorisée chez un peintre d’histoire, et Batoni la poussa à de nouveaux sommets en concevant des compositions qui rendaient ces citations totalement naturelles. Il réussissait à faire interagir les figures empruntées avec les autres figures et les décors, comme si l’ensemble avait été créé à partir de rien pour cette situation précise. » ([1], p 33)



Pendants rhétoriques

Nous en arrivons maintenant à la courte période, entre 1745 et 1748, des pendants rhétoriques, dérivés complexes des allégories : plutôt que de se contenter d’illustrer une notion abstraite par ses attributs conventionnels, ils transposent visuellement une ou plusieurs phrases, que l’on peut reconstituer mot à mot.

BATONI Pompeo 1747 Time Orders Old Age to Destroy Beauty National Gallery LondresLe Temps ordonne à la Vieillesse de détruire la Beauté, 1745-46, National Gallery, Londres BATONI Pompeo 1747 Sensuality Hermitage, St. PetersburgLa Lubricité, 1745-47, Ermitage, St. Petersbourg

Pompeo Batoni

Dans une lettre à son patron Talenti, Batoni explique ses intentions et exprime sa fierté pour sa réalisation :

« …Sans employer l’histoire ou la mythologie, on peut inventer des choses que personne n’a encore pensées, ou du moins n’a encore peintes ni sculptées de manière aussi appropriée et véridique, et qui ne craignent pas la comparaison avec les images des Grecs, et n’auraient pas d’égal dans le plaisir qu’elles procurent et les exemples qu’elles donnent pour la vie civique. » ([X1], p 30)

Si le sujet du Temps détruisant la Beauté est classique, le sujet de l’autre pendant est une invention de Batoni, dont il nous a heureusement laissé l’explication :

« La Lubricité écarte d’elle l’Amant laissé sans richesses, qui est en même temps embrassé par la Pauvreté, soeur de la Lubricité. Celle-ci est une femme affichant dans ses vêtements, dans ses bijoux et dans sa coiffure, la vanité et la pompe du monde … L’amant aura l’âge approprié, habillé à la mode grecque avec un manteau de philosophe sur l’épaule ; et la Pauvreté sera une autre femme montrant par son visage et ses vêtements qu’elle est pauvre et misérable. »


La logique du pendant

Ces deux images alambiquées, toujours avec le contraste extérieur / intérieur, constituent chacune une phrase à trois prédicats.

Décodées terme à terme, elles donnent une moralité finalement assez banale :

  • pour une fille, la menace est le Temps, qui la livre à la Vieillesse ;
  • pour un garçon, la menace est la Lubricité, qui le pousse vers la Pauvreté.



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Batoni Pompeo 1745 ca _Truth_and_MercyMontreal Museum of Fine ArtsLa Vérité et l’Amour Batoni Pompeo 1745 ca _Peace and Justice Montreal Museum of Fine ArtsLa Paix et La Justice

Pompeo Batoni, vers 1745, Montreal Museum of Fine Arts

Toujours la classique opposition entre extérieur et intérieur. Le pendant traduit visuellement un passage des Psaumes :

« Amour et Vérité se rencontrent, Justice et Paix s’embrassent ». Psaume 84:11

Pour éviter toute erreur, chaque notion est identifiée par son ou ses attributs :

  • Véritéle miroir ;
  • Amourle pélican qui se sacrifie pour nourrir ses enfants ;
  • Paix : la corbeille d’abondance et la branche d’olivier ;
  • Justicela balance et le faisceau de licteur.

L’invention réside dans l’idée de représenter chaque copule grammaticale par un couple, ce qui induit quelques contraintes : la Vérité étant toujours une jeune fille nue, l’Amour est nécessairement masculin ; de même on voit mal la Paix représentée par un homme, plus adéquat pour la Justice.


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BATONI Pompeo 1747 Mercure couronnant la Philosophie, Mere des Arts Ermitage Saint PetersbourgMercure couronnant la Philosophie qui régne sur les Arts, Ermitage, Saint Petersbourg BATONI Pompeo 1747 Le temps revele la Verite Rhode Island School of Design MuseumLe Temps révèlant la Vérité, Rhode Island School of Design Museum

Pompeo Batoni, 1747

Ce deuxième pendant de la même période illustre cette fois deux phrases à deux prédicats, assez faciles à décrypter, mais qui n’ont apparemment rien à voir :

  • La Sagesse (Mercure)  couronne la Philosophie (portant un livre marqué Platon) qui règne sur les Arts :la Peinture (pinceau, palette), la Sculpture, la Géométrie (compas, équerre) ; la Métallurgie ( casque, bouclier) et la Musique (lyre) ;
  • le Temps dénude la Vérité (avec son miroir), ennemie du Mensonge (l’homme dans l’ombre avec son livre froissé).


La logique du pendant

On peut noter des symétries visuelles : l’habillage maximal (jusqu’à la couronne) s’oppose au déshabillage intégral. Plus l’opposition entre les deux objets portés par les putti, la torche et la sablier (lumière / extinction), et le contraste habituel entre extérieur et intérieur.

Mais l’idée précise sous ce pendant est un éloge érudit à Platon ([X1], p 31) :

  • la lettre « H » inscrit sur le livre du Menteur l’identifie comme étant Hésiode qui, selon Platon, avait calomnié Cronos dans sa Théogonie , « tel un peintre dont le portrait n’a aucune ressemblance avec son modèle » (République, 2, 377d-e) ; le dieu du Temps se venge ici en rétablissant la Vérité ;
  • dans le second tableau, Mercure désigne à la Philosophie le Temple de la Gloire, demeure des Vertueux ; or selon Platon, le but des Arts est de produire des images de la Vertu (République, 3, 400e)

Ce pendant est donc un manifeste platonicien, par lequel Batoni se proclame justement comme un artiste qui produit des images de la Vertu.



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Batoni Pompeo 1748 Hercules at the Crossroads, Collections du Prince de LichtensteinLe Choix d’Hercule entre la Vertu et le Plaisir Batoni Pompeo 1748 Venus Presenting Aeneas with Armour Forged by Vulcan,Collections du Prince de LichtensteinVénus apportant à Enée les armes forgées par Vulcain

Pompeo Batoni, 1748, Collections du Prince de Lichtenstein, Vaduz

Le Choix d’Hercule entre la Vertu et le Plaisir

Le premier tableau est très proche, par sa composition, du « Mercure couronnant la Philosophie » du pendant précédent. Mais pour ses éléments narratifs, il reprend le thème déjà traité en 1742 : on retrouve Minerve debout montrant le Temple de la Gloire, et la belle blonde allongée par terre avec sa rose et les autres attributs du Plaisir : le masque posé sur ses genoux, les dés, les pièces la flûte et le tambourin à ses pieds. Batoni a enrichi l’image avec l’idée amusante des amours qui peinent à apporter au héros sa lourde massue. Plus virtuose, la composition joue des deux diagonales pour suggérer le chemin qui monte et celui qui descend, avec Hercule au centre.


Vénus apportant à Enée les armes forgées par Vulcain

Dans le second tableau, le centre est occupé par Vénus, descendue sur un nuage pour apporter à Enée les armes forgées par Vulcain, que des amours présentent en les accrochent à un tronc. Le Dieu-fleuve avec sa rame, sur la gauche, représente le Tibre, cité dans le passage correspondant de l’Enéide :

« Et toi Tibre, père de ces ondes, que de boucliers, que de casques, que de corps généreux tu vas rouler dans tes flots » Enéide, Chant VIII


La logique du pendant

On voit rapidement qu’il faut lire les deux tableaux par superposition :

  • la rame du dieu Tibre se substitue à la massue,
  • Enée remplace Minerve avec son casque et son manteau bleu,
  • Vénus nue remplace Hercule en position centrale,
  • les armes exposées sur l’arbre remplacent les ustensiles de plaisir traînant par terre.

Ces transformations prennent sens dans une lecture d’ensemble : Enée revêtu des habits de Minerve représente en quelque sorte le Héros qui a choisi la Vertu. Et Vénus nue (c’est à dire véridique) a revêtu sa face positive : non plus celle qui amollit les hommes, mais celle qui les motive pour combattre.

Le sujet du pendant est donc la promotion simultanée de l’homme en héros, et de la pourvoyeuse de plaisirs en pourvoyeuse d’armes.



Les derniers pendants

Au faite de sa carrière et ne travaillant guère plus que pour des princes et des rois, Batoni produira encore deux pendants, excessivement onéreux, qui reviennent à des sujets plus classiques et à des logiques moins complexes.

Batoni Pompeo 1768-70 Thetis Takes Achilles from the Centaur Chiron Ermitage Saint PetersbourgLe Centaure Chiron rend Achille à sa mère Thetis , 1768-70 Batoni Pompeo 1768-70 Continence of Scipio Ermitage Saint PetersbourgLa continence de Scipion, 1771

Pompeo Batoni, Ermitage Saint Petersbourg

A la pointe du goût pour les pendants sophistiqués, l’impératrice Catherine II de Russie commanda à Batoni une scène si originale qu’il n’en existe aucun autre exemple. Comme on l’a vu plus haut, la déesse Thétis avait confié au sage Chiron son fils Achille, pour qu’il fasse son éducation (on voit à gauche la grotte du centaure, ornée d’un hermès). Mais Thétis, ayant appris que son fils mourrait lors de la guerre de Troie, décida de le confier à la protection du roi Lycomède, dans l’ile de Scyros. On voit, sous la seconde arche, les nymphes embarquant dans une coquille Achille endormi.

La Continence de Scipion  est un standard des pendants (voir Les pendants d’histoire : l’âge classique). Rappelons que Scipion renonce à une princesse d’une extraordinaire beauté, qu’il avait capturée,  pour la restituer  à son fiancé légitime.


La logique du pendant

Mis à part l’opposition purement formelle entre l’extérieur et l’intérieur, entre les arches rocheuses et les arcades du palais, l’appariement entre les deux scènes n’a rien d’évident. A la réflexion, le thème commun est la prééminence de l’Amour sur le Pouvoir :

  • s’inclinant devant l’amour maternel, Chiron rend son élève favori à Thétis ;
  • s’inclinant devant l’amour légitime, Scipion rend sa captive favorite à son fiancé.



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La continence de Scipion

Batoni Pompeo 1775 La clemence d'AlexandreAlexandre et la famille de Darius, Pompeo Batoni, 1775, Preußische Schlösser und Gärten

Coriolan et sa famille

Ce tableau faisait partie d’une série de trois commandés par Frédéric II. Les deux autres ont disparu ou n’ont pas été achevés.



Références :
[1] « Pompeo Batoni: Prince of Painters in Eighteenth-century Rome », Edgar Peters Bowron, Peter Björn Kerber, Museum of Fine Arts, Houston, National gallery (Londres) https://books.google.fr/books?id=Oaz12CpPKaYC&pg=PA30#v=onepage&q&f=false

Les autoportraits allégoriques de Léopold Armand Hugo (2 / 2)

3 novembre 2019

Dans l’oeuvre graphique de Léopold Hugo, une série de trois gravures fait exception : non pour sa qualité, mais pour les questions qu’elle pose sur le fonctionnement d’un ego aussi hypertrophié qu’attachant. Enigme biographique et oeuvre ultime, elle sont le véritable testament artistique de Léopold Hugo.

Il est recommandé de lire auparavant le premier volet de cet article : Les autoportraits allégoriques de Léopold Armand Hugo (1/2)

Leopold Hugo pendant venitien 18611861, collection privée Leopold Hugo pendant venitien 18831883, Maison de Victor Hugo, Hauteville House [1]

Pendant vénitien, Léopold Hugo

Le clou de l’oeuvre graphique de Léopold est sans doute ce pendant, dont le moindre des mystères est le délai de 22 ans qui sépare les deux estampes.


Les dates

Leopold Hugo pendant venitien 1861 date Leopold Hugo pendant venitien 1883 date

 

D’un côté, la date est inscrite en chiffres romains, sur une banderole entre les deux portraits : forme de solennité propre à  commémorer un événement. Mais est-elle vraiment la date de la gravure ? C’est possible : Léopold date rarement ses gravures mais  lorsqu’il le fait, c’est de manière ostensible, comme partie intégrante du dessin ( voir « Le Sphinx » et la « Boîte en maroquin »).

De l’autre, la date est inscrite sur un cube orné d’un compas, double symbole de la géométrie. Comme pour le 1881 de la « Boîte en maroquin », les chiffres arabes ont pu être préférés par raison de symétrie, ou par concision ( MDCCCLXXXIII ).



Leopold Hugo pendant venitien 1883 date inversee
En inversant la gravure, on voit que Léopold s’est probablement trompé sur le dernier chiffre : la date n’est pas 1888, mais bien 1883.


Les signatures du dessinateur

Leopold Hugo pendant venitien 1861 signature Leopold Hugo pendant venitien 1883 signature

Le texte est quasiment identique des deux côtés : L.HUGO Pinx.IPS.F. (pinxit ipse fecit : a peint et a fait lui-même).

Mais dans la gravure la plus ancienne, Léopold a mentionné son titre de comte, ce qui est tout à fait exceptionnel : dans toutes ses autres estampes, il signe sans son titre, qu’il ne rechignait  pourtant pas à préciser dans toutes les autres situations (épistolaires, scientifiques, professionnelles)  :  mais en tant qu’artiste – probablement pour ne pas passer pour un dilettante _ il ne le met jamais, sauf ici. Nous allons voir pourquoi dans un instant.


A propos, voyez-vous ce que signifient les quatre lettres MVSA autour de l’étoile à cinq branches ?

A noter que, dans les deux cas, il n’a pu s’empêcher de signer une deuxième fois juste à côté : sur un livre et sur un médaillon.


Par Leopold Hugo eleve d Horace Vernet. Son portrait croquis du marbre expose en 1874.Autoportrait, collection privée Leopold Hugo pendant venitien 1883 medaillon

Le dessin à la plume est bien le  croquis du médaillon de marbre exposé au salon de 1874 : on le voit ici posé entre une branche de laurier, les outils du sculpteur, la palette du peintre, et les diagrammes du géomètre.


Les signatures du graveur

On sait que Léopold a confié la gravure de ses oeuvres tardives à la jeune toulousaine Rose Maury (voir Le secret des soeurs Duvidal). Mais ici, de manière, très extraordinaire, c’est un membre de la famille qui s’est chargé de cette tâche fastidieuse.

Leopold Hugo pendant venitien 1861 signature Montferrier Leopold Hugo pendant venitien 1883 signature Montferrier

Coté signature du graveur, on note la même mention de Comte, mais uniquement dans la première gravure. Ce détail va nous aider à identifier cet énigmatique A. de Montferrier.


Le comte Anatole de Montferrier (1833-1887)

Né à Pont-à-Mousson le 28 avril 1833, il était le frère du quatrième marquis de Montferrier, Antoine-Edgar, et en tant que cadet portait le titre de Comte. On ne sait pas grand chose sur lui : il écrivit plusieurs opuscules politiques autour de 1870, fut directeur d’un journal éphémère « Le Châtiment », se maria sur le tard le 25 novembre 1873, à Nancy, avec Adèle de Frongoust et mourut à Paris en 1887.

Cousin de Léopold, il aurait donc pu être en théorie être l’auteur des deux gravures : mais pourquoi aurait-il signé avec son titre en 1861, et pas en 1883 ?   Un autre candidat est plus problable.


Le marquis Antoine-Edgar de Montferrier (1832-1894)

Son frère aîné Antoine-Edgar .était très lié avec Léopold, puisque celui ci fut son témoin de mariage (le 7 mai 1860 à Paris 6ème), avec la fille d’une célébrité du Second Empire, Abel Villemain, Secrétaire Perpétuel de l’Académie Française. Ceci facilita son ascension sociale puisque, de rentier à Metz, il devient en 1861 sous-préfet de Tonnerre, où naît son fils Antoine-Abel le 17 avril 1861.

L’année 1861, celle de la première gravure, est donc très significative pour le quatrième marquis : c’est l’année où il assure sa descendance. De plus, il porte encore le titre de Comte puisque son père, le troisième marquis, ne mourra qu’en 1868. Léopold, quant à lui, était Comte Hugo depuis la mort de son père Abel en 1855.

Il est assez logique que sur la gravure de 1861, les deux cousins aient fait figurer, par symétrie, leur titre commun.

Autre conséquence de la mention Comte de Montferrier : la première gravure date au plus tard de 1868 Il est donc très vraisemblable que la date de 1861  soit .la bonne, et que Léopold Hugo ait fait appel à son cousin parce qu’à cette époque, il n’avait probablement encore jamais gravé.


Leopold Armand Hugo BNF 1864 Amicitiae

Amicitiae, 1864

La première estampe datée de Léopold est celle-ci, et ses talents de graveur laissent encore à désirer. Vu la couronne comtale qui domine l’ensemble, il est plus que probable que les amis ici célébrés ne sont autres que nos deux  cousins.


Les armoiries

Leopold Hugo pendant venitien 1861 armoiries1861 Leopold Hugo pendant venitien 1883 armories1883

Les armoiries dont exactement les mêmes dans les deux gravures : on reconnaît dans la moitié gauche celle des Hugo, dans la moitié  droite celle des Duvidal.


Leopold Armand Hugo, Maison de Victor Hugo, Hauteville House
Armories familiales
Léopold Armand Hugo, Maison de Victor Hugo, Hauteville House

En tant qu’armes d’alliance de ses deux parents, ce sont les armories de Léopold. Mais on peut tout aussi bien les considérer ici comme l’emblème de la collaboration des deux comtes et cousins, , Hugo et Duvidal.


Deux aspects de Venise

Leopold Hugo pendant venitien 1861 venise Leopold Hugo pendant venitien 1883 Venise

Venise est vue sous deux aspects : vue intérieure d’un palais, et vue extérieure vers l’église de la Salute (représentée très approximativement), depuis la place Saint Marc, de l’autre côté du Grand Canal.



1861 :  un Autoportrait en Doge

Leopold Armand Hugo BNF Autoportrait a la toque 1861 Rose MauryAutoportrait à la Toque, 1861, BNF Leopold Hugo pendant venitien 1861 tableau

On reconnait l’Autoportrait à la Toque, daté justement de 1861 : c’est donc à l’occasion de cette première peinture importante que Léopold a eu l’idée de cette gravure commémorative.


541px-Portrait_of_Doge_Marino_Grimani_by_Domenico_Tintoretto,_Cincinnati_Art_Museum inverse Portrait du doge Marino Grimani, Tintoret (inversé) Leopold Hugo pendant venitien 1861 tableau

Mais en recadrant le portrait et en ouvrant le manteau comme une cape,  il l’a transformé en portrait de doge.


1861 : Muse et courtisane

Leopold Hugo pendant venitien 1861 courtisane
Posé de biais sur le sol, le tableau est observé par une femme dont on voit le profil dans le miroir, et dont les seins nus indiquent qu’il s’agit d’une courtisane.


Deux Venitiennes Carpaccio Deux Vénitiennes, Carpaccio (extrait inversé) La courtisane Veronica Franco, Le Tintoret, 1555, Musee du PradoLa courtisane Véronica Franco, Le Tintoret, 1555, Prado, Madrid

Ce fantasme trouve sa source dans un édit qui prescrivait aux courtisanes de se montrer gorge nue à leur balcon, pour détourner les hommes des vices honteux qui s’étaient développés à Venise au contact des civilisations orientales.

Le titre de la banderole s’applique probablement moins à la femme elle-même ( AUG<usta> ou ALL<egra> VENEZIANA) qu’à l’ensemble de la gravure : « ALLEGORIA VENEZIANA ».


Leopold Armand Hugo BNF Femme a la vague Rose Maury Leopold Armand Hugo BNF Femme nue entre deux dauphins

La présence de cette Muse dénudée explique aussi peut être la délocalisation des travaux à Tonnerre : en 1861, Léopold vit avec sa femme et sa petite fille à Paris. Ses deux seules autres gravures dénudées, bien anodines et largement postérieures à sa période maritale, sont toutes deux des fantasmes parfaitement autorisés : Sirène ou Naïade courtisée par deux dauphins.


1883 : un diptyque léonin

Leopold Hugo pendant venitien 1883 vignettes

En 1883, les deux « vignettes », portait et miroir, sont remplacées sur le rideau par une sorte de diptyque :

  • à gauche un lion est marqué au front d’une croix ancrée (l’emblème des Templiers) et est surmonté par les mots SANCTUS écrits en miroir (avec des erreurs) et sans doute le mot MARCUS interrompu faute de place ;
  • à droite on reconnait, cadré au plus juste, l’Auto-portrait en Sculpteur  modelant le buste de V.H.

Ainsi, tout comme le pendant de 1861 commémorait l’Autoportait en explorateur, celui de 1883 commémore l’Autoportait en sculpteur.

Sur la banderole à droite, la devise GNOTI SEAUTON est sans doute à mettre en pendant avec cet étrange portrait biface, où Léopold en blouse  se reflète  en  chevalier maudit, et en lion.


Les grandes étapes de la vie de Léopold

A ce stade, il parait utile de récapituler quelques points intéressants de la biographie de Léopold (qui n’a jamais été étudiée en détail).

  • 1840 (11 mars) : baptisé à 12 ans (pourquoi ?), Léopold a pour parrain l’ancien roi d’Espagne Joseph Bonaparte, dont son père Abel avait été le page [2]
  • 1855 :
    • mort de son père le 8 février,
    • mariage à Versailles le 22 octobre 1855 avec Marie Jeanne Clémentine Solliers, une dijonnaise décorative, roturière mais fille d’un Chevalier de la Légion d’Honneur (Léopold a-t-il attendu la mort de son père pour convoler ?)
  • 1856 : naissance de sa fille Zoé le 30 juillet (soit 9 mois après le mariage : contrairement à ce que dit Wikipedia, Clémentine n’était donc pas enceinte lors du mariage) ;
  • 1861 :
    • premier pendant et Autoportait à la Toque
    • nomination de Antoine Edgar Duvidal de Montferrier comme sous-préfet de Tonnerre
    • le 17 avril, naissance à Tonnerre de Antoine Abel Duvidal de Montferrier
  • 1865 : mort de sa mère Julie
  • 1866 à 1877 : parution de ses écrits mathématiques
  • 1869 : Clémentine quitte le domicile familial
  • 1870 : Clémentine a une fille avec un officier allemand, elle vit ensuite à l’étranger, utilise le prestige du nom d’Hugo et fait à Léopold de fréquentes demandes d’argent [3] ;
  • 1874 et 1878 : il expose des sculptures au Salon
  • 1876 : mort de sa fille chérie (« Sainte Zoé » selon une de ses gravures) ;
  • 1883 : second pendant (dernière gravure datée de Léopold) et Autoportait modelant le buste de VH
  • 1885 :
    • 1er mars : mise à la retraite ;
    • 25 mars : jugement de divorce avec Clémentine (qui réside à Rome)
    • 22 mai : mort de son oncle Victor Hugo ;
    • 15 septembre : prononcé du jugement de divorce : le bon cousin Antoine-Edgar est témoin.
  • 1885-89 : parution de plusieurs oeuvres musicales, dont « Les Déchirements trois déplorations pour le piano forte » en 1885
  • 1894 : le 10 novembre, mort de Antoine-Edgar Duvidal de Montferrier à Paris XVIème
    1895 : le 19 avril, décès dans la solitude, après six mois de maladie. Son légataire est Antoine-Abel Duvidal de Montferrier.

Deux périodes contrastées

Autrement dit, les deux pendants se placent dans des années sans événement marquant, mais dans des phases contrastées de sa vie :

  • pour le premier, il est marié, père comblé, et son épouse n’a pas encore – à ce qu’on sait – donné de signes d’infidélité : la femme de la gravure n’est donc probablement pas un portrait à charge de Clémentine en courtisane (Léopold était par ailleurs peu porté sur l’humour et l’autodérision) ;
  • pour le second, il a perdu celles qu’il aimait (sa mère et sa fille), s’est séparé de corps d’avec sa femme, et il donne dans ses écrits de sérieux signes de dérangement.

Un souvenir de Léon Daudet, de l’époque ou Rodin faisait le buste de Hugo (1883), jette (s’il n’est pas inventé) une lumière triste sur ces années où Léopold, pour sauver les apparences, se rendait encore en couple chez son oncle :

« Mais celui-ci (Lockroy) aimait surtout faire tourner en bourrique Léopold Hugo, fils d’Abel Hugo, charmant homme, légèrement « demeuré », avec un grand front génial et une parole lente, dont Hugo et Jean Aicard courtisaient concurremment l’aimable femme.
— Mon cher Aicard, disait Hugo, nous avons ce soir à dîner mon neveu le comte Hugo et sa femme, la comtesse Hugo… Aicard haussait dans un sourire sa face barbue et perforée, pareille, selon Mistral, « à une pierre ponce trouvée au fond du Rhône », et répondait :
— Mon cher maître, je serai ravi de me trouver avec eux.
— Vous ne me comprenez pas, mon cher Aicard. Nous avons ce soir à dîner mon neveu, le comte Hugo et sa femme, la comtesse Hugo, ma nièce. .
Aicard cette fois comprenait, bredouillait quelques mots d’excuse et allait prendre son vestiaire. » [4]


Le graveur du second pendant

Leopold Armand Hugo Le marquis de Montferrier et le chevalier de Baillarguet

Le marquis de Montferrier et le chevalier de Baillarguet
Dessin de Abel de Montferrier, gravure de Léopold Armand Hugo

Cette gravure date des années 1880, période où Léopold, à la fin de sa vie, faisait les portraits de ses ancêtres. Il s’agit ici de son arrière-grand-père maternel, le troisième marquis de Montferrier, accompagné de son frère cadet, Jacques Duvidal de Montferrier, chevalier de Baillarguet.


Leopold Armand Hugo Le marquis de Montferrier et le chevalier de Baillarguet detail signature

Le dessin, réalisé « d’après d’anciens documents », est signé « Cte Abel de Montferrier » : ce qui va nous ouvrir de nouvelles perspectives.


Deux styles très différents

Leopold Hugo pendant venitien 1861 armoiries1861 Leopold Hugo pendant venitien 1883 armories1883

Si l’on compare les éléments communs aux deux pendants, par exemple les armoiries ou les rideaux, on est frappé par la différence de style. Est-il vraiment possible que ces différences s’expliquent par le vieillissement d’Antoine-Edgar ? Maintenant que nous savons que Léopold collaborait artistiquement avec son petit cousin, Antoine-Abel, âgé de 22 ans en 1883, celui-ci devient un candidat très sérieux pour la gravure du second pendant.

Ainsi, ce pendant familial, débuté en 1861 par le quatrième marquis de Montferrier, aurait été terminé en 1883 par le son fils, le futur cinquième marquis, qui avait pour cela trois excellentes raisons :

  • sa collaboration attestée avec Léopold pour une autre gravure familiale, celle des deux frères Montferrier et Baillarguet ;
  • ses propres talents artistiques (pour une illustration de sa main, voir Autour de Julie Duvidal : les marquis de Montferrier) ;
  • le fait que le premier pendant datait de l’année de sa propre naissance : reprendre le flambeau était donc un signe fort de continuité familiale chez les Montferrier, et d’amitié poursuivie avec Léopold Hugo.


La différence des signatures

Leopold Armand Hugo Le marquis de Montferrier et le chevalier de Baillarguet detail signatureGravure Montferrier / Baillarguet Leopold Hugo pendant venitien 1883 signature MontferrierPendant de 1881

S’il s’agit bien du même auteur Antoine-Abel de Montferrier, la différence de signature peut s’expliquer assez simplement :

  • dans la gravure dédiée à ses propres ancêtres, il est logique qu’il signe avec son titre et son prénom ;
  • dans le second pendant, il ne mentionne pas son titre parce que Léopold ne le fait plus jamais ; et il ne précise pas Abel parce que cela ne le différencierait pas assez de la signature de son père (A.de MONTFERRIER) : il préfère indiquer « de Montferrier » en cursive, pour marquer discrètement qu’il ne s’agit pas du même graveur, tout en se plaçant dans la continuité.


Le premier pendant antidaté ?

Il existe une autre hypothèse : si Abel est le graveur du second pendant, ne serait-il pas aussi celui du premier, qui aurait été réalisé en même temps, en 1883, mais antidaté, comme tant d’autres gravures de Léopold ?

La difficulté est alors d’expliquer pourquoi le style des deux pendants est si différent, et pourquoi Abel aurait signé de trois manières distinctes trois gravures de la même époque.


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La synthèse

rmand Hugo BNF Facade de meuble

Projet de façade
Léopold Armand Hugo, 1883, BNF

Dans ce document exceptionnel, qui ne porte d’autre date que celle inscrite à l’intérieur de la seconde gravure, Léopold nous révèle la destination des pendants : deux panneaux décoratifs dans un meuble.


Leopold Hugo Projet de facade 1883 Musee Rodin inverse detail2 Leopold Hugo Projet de facade 1883 Musee Rodin inverse detail1

Panneaux inversés

Léopold cette fois manié lui-même le burin, sans se compliquer la vie en inversant les gravures : il les a recopiées d’après les tirages papier, avec beaucoup de minutie : tous les détails y sont.

Leur répartition en diagonale et non côte à côte, peut sembler bizarre : à la réflexion, elle fait sens, si l’on considère les deux rideaux comme ceux d’un théâtre vénitien, l’un qui s’ouvre et l’autre qui se ferme

eopold Hugo Projet de facade 1883 Musee Rodin cle de sol Leopold Hugo Projet de facade 1883 Musee Rodin cle de fa inversee

…et la vie entre les deux comme une mélodie sifflée par une déesse sur une flûte de pan.

Il est alors logique que la jeunesse, la partie gaie, soit associée à la clé de sol ; et la vieillesse, la partie grave, à la clé de fa.


  

 

 

 


Leopold Armand Hugo BNF Nature morte au canevasNature morte au canevas

Leopold Armand Hugo BNF Autoportrait Musica Artes Rose MauryMusica et Artes (Auto-portrait de Léopold Hugo ?)

Léopold Armand Hugo, BNF 

La flûtiste personnifie la Musique : on la retrouve dans ces deux gravures. N’ayant pas identifié de musicien du XIXème siècle qui soit également peintre (voir la palette), je suppose que la gravure Musica et Artes, toujours confiée à Rose Maury, doit être rangée dans la série des auto-portraits (d’autant que le cadre, avec son décrochement, rappelle celui de l’auto-portrait en lion de 1883).


Leopold Armand Hugo BNF Facade de meuble detail 2

Enfin, il se peut que l’emblème du bas, sous le motif composé d’une palette et d’un burin, constitue un dernier portrait idéalisé de Léopold, assez similaire à la gravure du ritter et de l’ermite : ici LEX (la Loi) est symbolisée par l’épée, et PAX par la peau de lion.



Leopold Armand Hugo BNF Facade de meuble detail 1
Quant à la femme du haut, il est vraisemblable qu’il s’agisse d’un des deux amours de Léopold : sa mère Julie ou sa fille Zoé.


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En conclusion

A l’issue de cette longue analyse, voici l’histoire reconstituée de cette extraordinaire série :

Le pendant de 1861

Léopold est si fier de son Autoportrait à la Toque qu’il décide à l’idée d’une gravure commémorative ; il en confie la réalisation à son confident et cousin Antoine Edgar qui, cette même année où Léopold se voit visité par la Muse, connait lui aussi un double succès : il est sous-préfet et il est père.

Ainsi, pour les deux comtes et cousins, le projet devient familial : un palais vénitien comme métaphore de la sous-préfecture de Tonnerre, une muse dénudée qui pourrait aussi une mère allaitante, et  une gravure  en commun, pour fêter tout cela.


Le pendant de 1883

Vingt deux ans plus tard, Léopold a blanchi, perdu ses êtres chers et ses illusions, et c’est Rodin qui lui a soufflé l’apogée de sa carrière de sculpteur, le buste de son oncle Victor. Aussi, comme d’habitude, il compense : par l’Autoportrait en sculpteur modelant le buste de V.H. Le tableau a-t-il existé en réalité, où seulement dans la gravure commandée à Rose Maury ?

Chez les Montferrier en tout cas, on connait la solitude et les fictions de Léopold : son petit cousin Abel l’aime beaucoup, et propose, pour boucler la boucle amorcée par son père à sa naissance, de compléter le pendant vénitien.


La façade de meuble

Léopold envisage-t-il déjà d’abandonner la Gravure pour la Composition musicale, à laquelle il s’adonnera après sa retraite en 1885 ? Toute sa vie il a rêvé de réalisations monumentales, tapisseries ou tableaux géants, qui ne décorent que son imaginaire.

Cette fois il a l’idée d’un meuble qui serait le résumé de sa vie artistique : encadrant une portée musicale encore vierge, il place ses deux autoportraits les plus intimes :

  • il y a vingt deux ans, en explorateur et en doge visité par la Muse ;
  • aujourd’hui, en sculpteur et en lion, crucifié mais sanctifié


Leopold Armand Hugo BNF Chevalier aux lions

Le Chevalier aux lion 
Léopold Armand Hugo, BNF

Concluons par cette allégorie énigmatique, qui revêt la structure classique des doubles auto-portraits de Léopold, avec une sa vue principale, en scène d’extérieur, et sa vignette, en scène d’intérieur .



Leopold Armand Hugo BNF Chevalier aux lions detail
En vignette, un gentilhomme barbu, avec une fraise typique du début du XVIIème siècle, dans un cadre orné de deux têtes barbues, elles-mêmes coiffées d’un casque en forme de tête barbue : l’ensemble, dans le meilleure veine décorative de Léopold, est très réussi.



Leopold Armand Hugo BNF Chevalier aux lions detail 2

Dans le corps de la gravure, le même gentilhomme en casque et cuirasse aux armes d’Angleterre (les trois lions), la main droite posée sur son épée et devant sa bannière (ornée en haut d’un lion dressé)

Je n’ai pas réussi à identifier ce gentilhomme anglais. Et je soupçonne que, tout comme les reitres germaniques, il sort tout armé de l’imagination de Léopold. Car si la prolifération de têtes barbues et de lions saute aux yeux, un autre dispositif plus malin finit par éveiller l’attention : avec sa patte sur l’épée et son étendard dans le dos, le chevalier est exactement homologue – tel un cristal qui garde sa forme en changeant d’échelle – au lion la patte sur un chapiteau, et son étendard comtal sur le dos.

Lion de Venise ou Lion d’Angleterre : dans Léopold, il y a LEO.



Références :
[2] La Chronique médicale : revue bi-mensuelle de médecine historique, littéraire & anecdotique, 1902, p 167 https://archive.org/details/BIUSante_130381x1902x09/page/n167

[3]

« Le moyen mis en avant pour lui forcer la main était simple : comme Mme Solliers séjournait tantôt à Londres, tantôt à Bruxelles, toujours dans de grandes villes, où l’éclat du nom d’Hugo avait pénétré, elle lui écrivait : « Si je n’ai pas d’argent, je vais donner des leçons de déclamation, de poésie, et j’indiquerai que le cours a lieu chez la comtesse Léopold Hugo. » Et le neveu du grand homme baissait la tête, se laissant ainsi rançonner . Un jour,- exactement le 3 mars 1894, — il avait cette idée précautionneuse de couper complètement les vivres à sa femme, sauf pour le cas où elle se remarierait. Il pensait qu’un second mariage l’arrêterait dans ses fantaisies — et lui serait une sauvegarde. Dans cette hypothèse, il lui assurait une rente viagère de 2,000 francs. Comme de juste, sa résolution était bien prise : enlever toute sa fortune — 500,000 francs environ — à l’ex-comtesse Léopold. Dans ce but, il avait, du reste, dés 1880, institué un neveu, M. le marquis de Montferrier, son légataire universel. » Le Journal, 18 juillet 1896

[4] « Ric et Rac : grand hebdomadaire pour tous », 22 décembre 1937 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k55112919/f5.image.r=%22l%C3%A9opold%20Hugo%22?rk=1094426;0