4.2 L'Annonciation de Bruxelles

29 novembre 2017

Commençons par une description des différences entre le panneau central du retable de Mérode et l’Annonciation de Bruxelles, en suivant le catalogue du Musée  Royal des Beaux Arts [1]

Photographie haute définition : https://www.google.com/culturalinstitute/beta/asset/l-annonciation/qQFSi4Q3kb6IsQ?avm=3



Bruxelles-MerodeComparaison 1

La Vierge

La Vierge pose la main droite sur son sein, geste d’acquiescement qui répond à la demande de l’Ange. Alors que dans le panneau de Mérode, elle garde les yeux fixés sur sa lecture, encore inconsciente de l’arrivée du messager céleste : ce pourquoi la plupart des commentateurs considèrent que le sujet du retable est le dernier instant avant l’Annonciation.



Bruxelles_Robe Texte_GAP
Dans le panneau de Bruxelles, la robe est ornée de ce qui le plus ancien exemple connu d’une inscription en lettres d’or, formant galon. Elle semble inspirée de la prière du Salve Regina, mais l’inscription est partiellement illisible suite à des repeints.


Les  fenêtres à meneaux

Bruxelles_VoletGauche_GAP
La fenêtre de gauche est aux trois quarts fermée,  celle de droite est identique  à celle du panneau de Mérode. Les deux ont gardé le fond de métal doré qui, dans la version Mérode,  a été remplacé par le ciel bleu. Si on peut voir dans la fenêtre unique un symbole marial (fenestra coeli), la présence des deux fenêtres oblige ici à trouver une justification plus précise.



Bruxelles vitraux
Les vitraux montrent deux couples de prophètes ou de saints, qui n’ont pas été identifiés à ce jour. Dans chaque couple les personnages se font face, sur fond rouge et sur fond bleu.


La porte de gauche

Bruxelles_Porte_GAP
Elle s’ouvre sur un couloir dont la décoration murale laisse deviner  deux oiseaux et un bouquet, peut-être de roses.


La brosse

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Accrochée à gauche de la cheminée noircie, elle est un symbole de propreté et,de pureté.  Les tracés sous-jacents montrent d’ailleurs qu’un lavabo semblable à celui du panneau de Mérode était prévu à son emplacement.



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Bruxelles après Mérode

On a longtemps pensé que l’Annonciation de Bruxelles, plus simple que celle de Mérode, était une copie d’atelier, attribuée possiblement à Jacques Daret, un élève de Campin. En 1957, Carla Gottlieb [2] note une volonté de symétrie qu’elle attribue à l’esprit simplificateur de celui-ci :
⦁    le pied de la table est centré,
⦁    les objets de la table sont centrés,
⦁    la porte fait  pendant à la cheminée
⦁    le mur du fond est symétrique.


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Bruxelles avant Mérode

Les travaux de Dijksta en 1992 [3] ont inversé cette théorie : en effet les tracés sous-jacents montrent que le panneau de Bruxelles a subi en cours d’élaboration de nombreuses modifications, et pas le retable  de Mérode, sauf pour les quelques objets (lavabo, serviette, oculus) qui ne se trouvent que dans ce dernier.


Bruxelles detail croix ange

Croix de l’Ange (Bruxelles)

Mieux : certains détails du panneau du panneau de Bruxelles (notamment le motif de croix au niveau du cou de l’ange)  se retrouvent dans les tracés sous-jacents du retable de Mérode, mais ont disparu dans la version peinte.

D’où l’idée que l’Annonciation de Bruxelles aurait servi de prototype pour celle de Mérode, seuls les objets nouveaux nécessitant une élaboration pendant la phase de dessin préparatoire.

Cette conclusion a été vigoureusement contestée par Thürlemann ([4], p 306) , qui a proposé pour sauver l‘antériorité du retable de Mérode une théorie fort complexe ( l’élève aurait copié, pour le panneau de Bruxelles, non pas le retable de Mérode, mais ses tracés préparatoires réalisés par Campin).

Une autre théorie, proposée par Campbell [5] est que les deux oeuvres dérivent d’un prototype de Campin qui aurait été perdu.

Le consensus, soutenu par Kemperdick, semble être aujourd’hui que l’Annonciation de Bruxelles est antérieure au panneau central du triptyque de Mérode, mais sans doute pas de la même main.


SCOOP : d’autres  différences passées inaperçues, et pourtant très significatives…


Le vase

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Bruxelles_Lys_GAPBruxelles Merode_lys_GAPMérode

Le vase porte ici deux tiges de lys. Il est presque identique à celui du panneau de Mérode, mais légèrement pivoté, de manière à montrer l’oiseau dont ce dernier ne laissait deviner que le bec. Seule différence : les caractères coufiques  sont remplacés par des croix. [5a]


La table

Bruxelles_PiedTable_GAP
Elle est du même modèle rabattable que celle du retable de Mérode, mais on remarque que le pied a légèrement pivoté. C’est ce mouvement de rotation qui explique le pivotement du vase.

Tandis que la table de Mérode a 16 côtés, celle de Bruxelles n’en a que 14. On a proposé que les 16 côtés symbolisent les 16 prophètes de l’Ancien Testament, mais aucune explication n’a été fournie pour celle a 14 côtés. On compte parfois 14 apôtres (les Douze plus Matthias, le remplaçant de Judas Iscariote, plus Paul). L’avantage d’une table à 14 côtés est qu’elle permet d’évoquer à la fois  la Cène (13 convives) et les Apôtres, donc le Nouveau Testament.


Le livre de la table

Bruxelles_LivreTable_GAPBruxelles Merode_LivreMarie_GAPMérode

C’est celui qui, dans le retable de Mérode, se trouve dans les bras de Marie. La tissu blanc, dont on voit bien qu’il fait corps avec le livre, est ici décoré de rayures bleus verticales


Le livre de Marie

Bruxelles_LivreMarie_GAPBruxelles_LivreBourse_GAPBruxelles Merode_LivreTable_GAP

Mérode

C’est celui qui, dans le retable de Mérode, se trouvait sur la table. Il est ici dans les bras de Marie,et la bourse de transport est tombée à ses pieds. Le rouleau de parchemin a disparu.


Le banc

Bruxelles_PiedBanc_GAP
La composition est très semblable à celui de Mérode : Marie est assise devant le banc, sur un coussin qu’on devine à peine,  posé sur le marchepied amovible orné de pattes de lion.

Mais le banc recèle, en regardant bien, une inversion encore plus spectaculaire que celle des livres :
Bruxelles-Merode Comparaison Bancs

Le fait de  recopier les animaux de l’avant vers l’arrière du banc, et vice versa, fait que dans le panneau de Bruxelles les chiens et les lions regardent vers l’extérieur du banc, tandis dans le panneau de Mérode ils sont tournés vers l’intérieur.

Autre différence : le dossier se réduit dans le panneau de Bruxelles à une simple barre, ce qui explique la présence du tissu vert posé dessus.


Le bougeoir double

Bruxelles_Bougie_GAP
Le bougeoir porte dans sa partie droite une bougie éteinte, sans fumée, avec des traces de coulure.


Leuchter, Niederlande, 15. JahrhundertBougeoir néerlandais que XVème siècle, Musée de Cologne Imitateur de Van Eyck National Gallery of VictoriaVierge à l’enfant, Imitateur de Van Eyck, National Gallery of Victoria.

Ce type de bougeoir est en fait triple, car il permettait de ficher au milieu une troisième bougie.


Les figurines de la cheminée

Bruxelles-Merode Comparaison Figurines
Dans le panneau de Bruxelles, la femme et l’homme, assez âgé, sont représentés en buste, sortant d’une feuille de chêne, dans une expression d’un calme parfait. La moulure est ornée de roses.

Dans le retable de Mérode, le couple est plus jeune, et les deux enfourchent le galbe de la cheminée en joignant les mains ou en croisant les bras, comme possédés par les affres du désir ou du péché.

Cette différence notable de climat trouvera son explication plus loin.


La gravure de Saint Christophe

Bruxelles_SaintChristophe_GAP
Elle est accrochée au manteau de la cheminée par quatre points de cire rouge.

Si Saint Christophe était très populaire  de longue date, la présence d’une telle image domestique est d’une extrême modernité : ce type de gravure sur bois colorée à la main commençait tout juste à se répandre.



Saint_Christopher_1423

Saint Christophe, gravure provenant de Buxheim (Rhin supérieur), 1423,
collection Rylands, bibliothèque de l’université de Manchester

Il s’agit là de la plus ancienne estampe datée connue en Europe. L’inscription est la suivante :

Christophori faciem die quacumque tueris / illa nempe die morte mala non morieris
« En ce jour tu regardes l’image de St Christophe, en cette même journée tu ne mourras pas de la male mort. »

Ainsi l’image de Saint Christophe protège de la mort subite, la « male mort » qui est  le fait de mourir sans sacrements.


L’iconographie de Saint Christophe

Skt Christophorus 1430

Saint Christophe, 1430, Staatliche Museum zu Berlin

Cette gravure un peu postérieure est très proche de celle du panneau de Bruxelles :  traversée s’effectuant de droite à gauche, bâton fleurissant planté dans l’eau (ici un chêne, le plus souvent un palmier). Il manque le globe crucifère dans la main de l’enfant, qui figure en revanche sur la gravure de 1423.

Les différents détails illustrent la Légende Dorée : Christophe était un géant qui, aidé d’une perche, faisait chaque jour passer un fleuve aux voyageurs. Un jour, un enfant se présenta.

« Christophe leva donc l’enfant sur ses épaules, prit son bâton et entra dans le fleuve pour le traverser. Et voici que l’eau du fleuve se gonflait peu à peu, l’enfant lui pesait comme une masse de plomb ; il avançait, et l’eau gonflait toujours, l’enfant écrasait de plus en plus les épaules de Christophe d’un poids intolérable, de sorte que celui-ci se trouvait dans de grandes angoisses et, craignait de périr…
Il échappa à grand peine. Quand il eut franchi la rivière, il déposa l’enfant sur la rive et lui dit : Enfant, tu  m’as exposé à un grand danger, et tu  m’as tant pesé que si j’avais eu le monde entier sur moi, je ne sais si j’aurais eu plus lourd a porter. » L’enfant lui répondit : « Ne t’en étonne pas, Christophe, tu n’as pas eu seulement tout le monde sur toi, mais tu as porté sur les épaules celui qui a créé le monde : car je suis le Christ ton roi,  auquel tu as en cela rendu service; et pour te prouver que je dis la vérité, quand tu seras repassé, enfonce ton bâton en terre vis-à-vis de ta petite maison, et le matin tu verras qu’il a. fleuri et porté des fruits. »

Souvent, comme ici, l’iconographie simplifie l’histoire, en faisant fleurir  la perche pendant le trajet aller, et non au retour.


La bougie jaune

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L’iconographie habituelle montre, sur la rive à atteindre, un ermite qui brandit une lanterne pour aider le géant à traverser (ce « phare » ainsi que les monstres marins menaçant sont des  ajouts par rapport à la Légende Dorée).


Bruxelles_BougiesBlanche et Jaune

Ce détail, absent dans la gravure du panneau de Bruxelles, se retrouve en quelque sorte déporté à l’extérieur, sous la forme de la bougie éteinte. Tout comme dans le panneau de Mérode, il s’agit d’une bougie jaune, dont la couleur fait un contraste voulu avec le blanc de la bougie de la table.

On pourrait résumer ainsi le rôle de Christophe : porter en la protégeant de l’eau une lumière divine (l’auréole du Christ) en direction d’une bougie terrestre.


Saint Christophe et Marie

choir-portal-at-freiburg-minster
Portail du choeur du monastère de Freiburg

Il arrive, très rarement, que Saint Christophe et Marie soient mis en parallèle, tous deux au titre de « porteurs«  du Christ [6]. On peut remarquer que tous deux sont également des paradigmes du parfait serviteur : Christophe, parce qu’à la recherche du prince le plus puissant de ce monde, il est passé du service de Satan à celui de Jésus-Christ  [7] ; Marie parce qu’elle s’est dite la servante du Seigneur.

Dans le contexte savant qui a présidé à l’élaboration du panneau de Bruxelles, il n’est pas impossible que Saint Christophe, accablé le poids croissant de l’enfant, ait été compris  comme une métaphore de la grossesse de Marie (bien que cette idée ne soit appuyée par aucun texte).


Pendentif en forme de diptyque Annonciation. Saint Christophe Louvre

Pendentif en forme de diptyque,  Annonciation et Saint Christophe, Louvre, Paris

Dans cette iconographie unique à usage privé, Marie éclot d’une fleur de lys géante pour recevoir le message de l’Ange, tandis que sur le panneau de droite Christophe porte le Christ bénissant en direction de l’ermite (dont on ne voit que la tête).

Cette  mise en pendant exceptionnelle montre que, dans des cercles dévots, la coïncidence temporelle de l’Annonciation avec l’Incarnation pouvait être représentée en accolant, à la première, une image de la traversée des eaux figurant la grossesse de Marie.


Deux préfigurations de l’avenir

Bruxelles_Homoncule

Notons enfin que l’image de l’Enfant Jésus chevauchant Saint Christophe  et portant le globe surmonté d’une croix joue, dans le panneau de Bruxelles, exactement le même rôle que dans le retable de Mérode l’Enfant Jésus chevauchant le rayon de lumière et portant sa Croix : une préfiguration de l’avenir.


Bruxelles-MerodeComparaison 2
Il est temps de synthétiser sur un seul schéma tout ce que nous venons de détailler. Pour passer du panneau de Bruxelles au panneau central du retable de Merode, il faut :

  • remplacer les deux fenêtres par les deux oculus (flèche jaune) ;
  • remplacer la figurine de l’Enfant Jésus chevauchant Saint Christophe par celle de l’Enfant Jésus chevauchant les rayons (flèche rouge)
  • faire grimacer le couple tranquille (flèche pourpre) ;
  • remplacer la balayette par deux accessoires qui séparent l’idée de protection contre la saleté et celle de protection contre le feu : le lavabo avec sa serviette et le parefeu (flèches bleues) ;
  • inverser les livres (flèches vertes) ;
  • inverser les animaux du banc (flèches noires) ;
  • rajouter la fumée et le rouleau de parchemin (en violet) ;
  • faire pivoter la table et la cruche.

Il est loisible de s’arrêter là, de considérer que ces variations sont indépendantes les unes des autres, et relèvent de la pure fantaisie médiévale.

Pour ceux qui  apprécient la spéculation, nous proposons dans le chapitre suivant une théorie simple expliquant toutes ces variations, pour peu que l’on comprenne le sujet réel des deux panneaux.



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Références :
[1] « The Flemish Primitives : catalogue of early Netherlandish painting in the Royal Museums of fine arts of Belgium.- I. The Master of Flémalle and Rogier van der Weyden groups »,  Cyriel Stroo, Pascale Syfer-d’Olne, Musées royaux des beaux-arts de Belgique.
[2] « The Brussels Version of the Mérode Annunciation », Carla Gottlieb, The Art Bulletin, Vol. 39, No. 1 (Mar., 1957), pp. 53-59
[3] Asperen de Boer, J. R. J. van, and Jeltje Dijkstra. « Some Technical Aspects of Two Master of Flémalle Group Paintings: The Brussels and the Mérode Triptych. » In Le dessin sous-jacent dans la peinture, edited by Roger van Schoute, and Hélène Verougstraete. Colloque, Vol. 6. Louvain-la-Neuve: Collège Érasme, 1987. pp. 41–44.
[4] Thürlemann, Felix. « Robert Campin: A Monographic Study with Critical Catalogue ». Munich: Prestel, 2002
[5] Campbell, Lorne. « Robert Campin, the Master of Flémalle and the Master of Mérode »,  Burlington Magazine 116, no. 860 (November 1974). pp. 638, 643–45, fig. 14.
[5a] L’étude la plus détaillée sur les deux pichets est celle de Ellen Callmann, « Campin’s Maiolica Pitcher » Art Bulletin Vol. 64, No. 4 (Dec., 1982), pp. 629-631 http://www.jstor.org/stable/3050274 De la différence des points de vue, elle conclut que le pichet existait physiquement. Elle n’identifie pas l’oiseau.
[6] C’est l’opinion de Thürlemann ([G] , p 75) concernant le panneau de Bruxelles : « Marie est devenue le christophoros, le Porteur du Christ »
[7] « Réprouvé était un Chananéen d’allure terrible tant il était imposant. Il eut l’idée de se mettre au service du plus grand prince du monde et se présenta donc à un roi très puissant. Un jour, un jongleur évoqua le diable devant le roi très chrétien, qui se signa aussitôt. Réprouvé, fort étonné, demanda au roi le sens de ce geste. Celui-ci avoua, après bien des hésitations, sa peur devant le diable. Réprouvé, qui ne concevait de se mettre au service que du plus puissant, quitta donc le roi pour trouver le diable.
Dans le désert, il s’approcha d’un groupe de soldats, parmi lesquels s’en trouvait un particulièrement féroce, qui lui demanda où il allait. Lorsque Réprouvé répondit, le soldat lui dit : « Je suis celui que tu cherches ». Marchant ensemble, il fut étonné de voir le diable s’enfuir devant une croix. Réprouvé, qui l’avait suivi, lui demanda la raison de sa peur. Après bien des hésitations, le diable avoua craindre la croix. À ces mots, Réprouvé le quitta et partit à la recherche du Christ pour se mettre à son service. » https://fr.wikipedia.org/wiki/Christophe_de_Lycie

4.1 Une interprétation élémentaire

28 novembre 2017

Nous allons nous essayer à une première approche d’ensemble du retable de Mérode, dans une approche originale : celle des Quatre Eléments. La composition, avec ses trois scènes simultanées, communicantes ou pas, à la fois en extérieur et en intérieur, constitue un microcosme réaliste que le peintre a pu vouloir ordonner en respectant  la théorie en vigueur.



Le panneau central : Eau et Feu

Merode_Elements_Etat1
Dans le premier état du retable (réduit au panneau central), il se trouve que les objets qui évoquent l‘Eau (bassin, serviette, vase) se situent dans le quart haut gauche, et ceux qui évoquent le Feu (les deux bougies, la cheminée) dans  le quart haut droit.

L’idée de récupérer cette disposition pour la développer avec les deux autres Eléments a pu intervenir au moment de l’adjonction des panneaux latéraux. Et ce, sans rien modifier dans le panneau central.


Du triptyque au  « cyclique »

Merode Elements Cyclique

Nous allons tout de suite proposer une solution plus originale et plus dynamique, dans laquelle les domaines représentatifs de chaque Elément ne sont pas des bandes verticales, mais des trapèzes inclinés selon la diagonale des panneaux latéraux. Ceci accentue le continuité spatiale : les deux vues de la ville se raccordent dans l’élément Terre, le triptyque en quelque sorte se boucle sur lui-même, devenant  en quelque  sorte un « cyclique ». Autre conséquence bienvenue : au centre du retable se libère une étroite bande verticale qui échappe  au strict domaine de l’Eau.

Qu’il parcoure le retable de gauche à droite ou de haut en bas, le regard va forcément traverser les cloisons immatérielles qui séparent ces ambiances élémentaires : nous leur avons donné les couleurs traditionnellement  attribuées aux Quatre Eléments, et nous avons représenté par des traits gras les deux frontières où ils s’affrontent : Air contre Terre et Feu contre Eau. Les deux autres lignes de séparation  sont des transitions harmonieuses où les éléments se marient : Air et Eau, Feu et Terre.


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Le positionnement des personnages

Merode Elements Personnages

Panneau de gauche

Le donateur s’aventure jusqu’à la  limite Terre/Air, frontière conflictuelle où il reste bloqué. Lorsque la donatrice et le messager ont été plus tard rajoutés , l’une l’a été en pleine zone Terre, l’autre sur la frontière, comme le donateur.


Panneau central

L’Ange  stationne sur sa frontière harmonieuse entre l’Air et l’Eau, tandis que  Marie est entièrement englobée côté Eau. Personne n’occupe la frontière conflictuelle entre L’Eau et le Feu. Tout ceci par une  qu’une coïncidence heureuse, puisque le panneau central a été conçu avant l’idée du découpage diagonal.


Panneau de droite

Un autre personnage se trouve à cheval sur une limite harmonieuse : Joseph, dont tous les outils et toutes les productions sont en zone Feu, tandis que  sa tête enturbannée est en zone Terre.

Au  final, les deux femmes se retrouvent dans le domaine symbolique qui leur revient de droit :

  • la donatrice en zone Terre ;
  • Marie en zone Eau, en hommage à sa pureté.

Les quatre hommes quant à eux sont tous à cheval sur une limite :

  • le messager et le donateur sur la frontière infranchissable Terre/Air ,
  • l’Ange entre l’Air et L’Eau (entre le ciel dont il vient et Marie à laquelle il s’adresse),
  • Joseph entre le Feu et la Terre, ce qui est bien le lieu idéal pour un artisan quelque peu prométhéen.


Le positionnement des ouvertures

Merode Elements Ouvertures
Dans le panneau de gauche, le portail entre la ville et le jardin est de plain-pied, en zone Terre. En revanche la porte de la chambre figure un seuil entre  Terre et le Ciel, infranchissable autrement que par le regard. Deux éléments d’architecture matérialisent cette même frontière : le fronton en escalier de la bretèche, et les trois degrés qui montent vers la chambre : l’un que peuvent gravir seulement les oiseaux, l’autre seulement l’Ange.

Dans le panneau central, les deux oculus tombent l’un en zone Air (celui par lequel l’Enfant Jésus descend du ciel), l’autre en zone Eau, mais ce ne peut être là encore que par une heureuse coïncidence.

Dans le panneau de droite, la porte se trouve en zone Terre : on entre de plain-pied entre la ville et l’atelier. Joseph ainsi que deux de ses créations, la souricière externe et la chaufferette, se trouvent à cheval sur la limite Feu/Terre, que souligne  la diagonale du vilebrequin.


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 Les fleurs et les animaux

Merode Elements Animaux Fleurs

Panneau de gauche

Les fleurs terrestres de la pelouse font pendant au rosier marial qui monte vers le ciel. Le cheval blanc terrestre  est équilibré par les oiseaux, habitants de l’Air.


Panneau central

Une analogie visuelle existait déjà entre les deux  arcades, celle de la niche, avec ses fleurons de pierre et les gargouilles du bassin,  et celle de la cheminée, avec les deux fleurs et les deux griffons des chenets : elle se trouve heureusement intégrée dans le découpage diagonal.

En revanche, le positionnement des chiens et des lions  du banc échappe à cette structure, ce qui prouve bien qu’elle n’était pas présente au moment de l’élaboration du panneau central.


Deux objets de synthèse

Merode central lys bougie
Dans la bande centrale qui échappe au domaine de l’Eau, deux objets voisinent sur la table : le lys et la bougie.

Du point de vue de la Théorie des Eléments, tous deux peuvent être considérés comme  des objets de synthèse qui illustrent, de bas en haut une succession bien précise des Elements, selon le tableau ci-dessous :

Merode_Elements_Lys Bougie
L’analogie entre la fleur de lys et le feu est à la fois visuelle (les pétales comme des flammes blanches) et symbolique (les deux ont à voir avec la reproduction).

Cette succession n’est pas la même que celle des bandes diagonales, et fait cette fois apparaître une seule frontière problématique  : celle entre l’Eau et le Feu. Gardons en tête  que « comment conserver la fleur dans l’eau » et  « comment allumer la bougie de la table » pourraient bien être les deux questions fondamentales du panneau central : nous y reviendrons dans 4.5 Annonciation et Incarnation comparées.


Cette approche par les Eléments  n’avait pas pour ambition d’expliquer le très complexe symbolisme du retable de Mérode. Tout au plus a-t-elle pu servir de fil conducteur  au peintre qui a rajouté les panneaux latéraux, en tant que  thème secondaire venant étoffer les thèmes autrement plus ambitieux que nous découvrirons peu à peu ;  et l’aider à positionner les  personnages nouveaux et les  détails  animaux et floraux.

A nous, elle a permis, dans un premier balayage, d’appréhender les différents climats symboliques qui scandent la composition.



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3.3 L’énigme de la planche à trous

28 novembre 2017

Après l’interprétation de la souricière par Shapiro (voir 2.1 1945 : Shapiro et suivants : la bataille des souricières), la planche à trous de Joseph devenait un point crucial pour la compréhension de l’ensemble. Elle allait donner du fil à retordre à trois générations d’historiens d’art (du moins ceux qui n’ont pas simplement passé aux profits et pertes cet objet particulièrement irritant).

Merode_Tariere_GAP



Un couvercle de chaufferette

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Vermeer, La laitière (détail),1658, Rijksmuseum, Amsterdam

Le premier à tenter d’identifier  l’objet est Panofski, qui y voit, en 1953, « le couvercle perforé d’une chaufferette, contenant une bassinoire » [1]. Ce type d’objet (Voetenstoof ou simplement Stoof) était courant dans les intérieurs flamands. Mais faute d’une symbolique religieuse, la proposition de Panofski est restée en suspens.


La base d’un bloc de pointes

Hours of Catherine of Cleves Passion MS M.945, ff. 63v–64r Heures de Catherine de Clèves, vers 1440, Morgan Library, New York Hieronymus Bosch Christ Carrying the Cross (detail) (1490-1510) Gemaldegalerie, Kunsthistorisches Museum, ViennaBosch (1490-1510) Gemaldegalerie, KunsthistorischesMuseum, Vienna (détail)
Lucas de Leyde Portement de croix 1509 detailLucas de Leyde, 1509 Joachim_Beuckelaer_-_Christ_carrying_the_Cross_-_Google_Art_Project 1561, National Museum, Stockholm detailJoachim_Beuckelaer, 1561, National Museum, Stockholm.

Cliquer pour voir l’ensemble

Margaret Freeman en 1957 [2] puis  Charles de Tolnay [3], y reconnaissent la base d’un de ces blocs de pointes que l’on voit dans certains Portements de croix, accrochés par une corde au cou du Christ, afin d’ajouter à ses souffrances. Ce serait donc un symbole de la Passion. [4]


Le couvercle d’une boîte à appâts

Hours of Catherine of Cleves Appat MS M.945, ff. 84v–85r
Heures de Catherine de Clèves, vers 1440, Morgan Library, New York

Reprenant le problème en 1959, Schapiro [5] tente un rapprochement avec un couvercle de boîte à appâts pour poissons, qui figure comme bas de pages dans les Heures de Catherine de Clèves (un manuscrit dont l’iconographie se rapproche en bien des points de celle du retable de Mérode). La planches à trous prolongerait ainsi la souricière dans le thème du piège pour le démon. Mais la ressemblance est lointaine, et il est douteux qu’un spectateur, même à  l’époque, ait pu reconnaître un tel ustensile.


Un labyrinthe pour souris

En 1966, Irving Zupnic [6] se ridiculise en confondant les souricières avec des rabots, et en imaginant pour la planche à trou un modèle farfelu de souricière.


Un parefeu

En 1968, William Heckscher y voit un parefeu, semblable à celui du panneau central. Ainsi l’objet s’inscrirait ainsi dans la thématique de Joseph protecteur contre le Démon.

Par ailleurs, il remarque avec Freemann que les trous de la planche de Joseph sont très différents de ceux du parefeu, empâtés, lesquels seraient en fait non pas des trous mais des têtes de clous en fer. Ainsi le parefeu est un rempart renforcé, puisque ses trous sont bouchés.
[7], p48


Merode_trous
La différence de traitement, bien réelle, est plutôt vue maintenant comme une preuve que le panneau central et le panneau de droite ne sont pas de la même main.


Un présentoir pour bâtons

En 1969, Charles Minott [8] émet cette hypothèse ad hoc en s’inspirant du légendaire épisode du mariage de Marie et de l’élection de Joseph :

«Et voici qu’un ange du Seigneur apparut, disant : « Zacharie, Zacharie, sors et convoque les veufs du peuple. Qu’ils apportent chacun une baguette. Et celui à qui le Seigneur montrera un signe en fera sa femme. » (…) Joseph jeta sa hache et lui aussi alla se joindre à la troupe. Ils se rendirent ensemble chez le prêtre avec leurs baguettes. Le prêtre prit ces baguettes, pénétra dans le temple et pria. Sa prière achevée, il reprit les baguettes, sortit et les leur rendit. Aucune ne portait de signe. Or Joseph reçut la sienne le dernier. Et voici qu’une colombe s’envola de sa baguette et vint se percher sur sa tête. Alors le prêtre : « Joseph, Joseph, dit-il, tu es l’élu : c’est toi qui prendras en garde la vierge du Seigneur. »        Proto-évangile de Jacques [9]

Malheureusement, aucune iconographie ne montre les bâtons fichés dans les trous d’une planche, et aucun texte ne parle de 25 prétendants (le nombre de trous dans la planche de Joseph). Sans parler de l’anachronisme, puisque l’épisode des prétendants a lieu avant l’Annonciation.



Une proposition qui a retenu l’attention plus longtemps est celle du filtre pour pressoir : on la rencontre encore çà et là sur le web.

Un filtre pour pressoir

Lavin PressoirJPG
En 1977, Marylin Aronberg Lavin    [10] pense clore la question : lors d’un voyage en Toscane, elle reconnait l’objet mystérieux au fond d’un pressoir campagnard. Sa présence dans le retable s’expliquerait donc par une allusion au Pressoir Mystique, thème qui remonte à un texte particulièrement sanglant d’Isaïe :

« J’ai été seul à fouler au pressoir, Et nul homme d’entre les peuples n’était avec moi; Je les ai foulés dans ma colère, Je les ai écrasés dans ma fureur; Leur sang a jailli sur mes vêtements, Et j’ai souillé tous mes habits. »
Isaïe 63 : 3, Traduction Louis Segond
« Torcular calcavi solus, et de gentibus non est vir mecum; calcavi eos in ira mea, et adspersus est sanguis eorum super vestimenta mea, et omnia indumenta mea inquinavi »

Saint Augustin  a relié ce passage avec celui de la Grappe Merveilleuse du Livre des Nombres (13 : 23-24), expliquant que le Christ était cette grappe de la Terre Promise qui devait être mise au pressoir.


Hortus Deliciarum, Herrade de Landsberg, entre 1159 et 1175
Hortus Deliciarum, Herrade de Landsberg, entre 1159 et 1175

A partir du XIIème siècle, on trouve des illustrations montrant le Christ foulant des raisins dans une presse, d’où jaillit du vin pour la populace.


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Spiegel des Lindens Christi,XVème sièle, Ms-306-f.-1-r, Bibliothèque de la Ville de Colmar

Au XIVème siècle, l’iconographie du Pressoir mystique  évolue vers la métaphore de la Passion : c’est le Christ lui-même qui prend la place du raisin, son sang jaillissant de ses blessures.


Conclusion sur le pressoir

La force de cette hypothèse est qu’elle rattache la planche à trous aux nombreux objets du retable qui font référence à Isaïe (voir  2.3 1969 : Minott épuise Isaïe). Sa faiblesse est qu’elle s’appuie sur une iconographie rare, et qu’aucun des pressoirs représentés ne nécessite un tel filtre : c’est le plus souvent une table avec un orifice latéral.

Hours of Catherine of Cleves Appat MS M.945 p118–121
Heures de Catherine de Cleves, MS M.945 p118–121

Il est donc très peu probable qu’un spectateur ait pu reconnaître là un élément de pressoir, et à fortiori le symbolisme du pressoir mystique.


Une proposition inédite !

Femme donnant a manger a ses poules Ibn Butlan, Tacuinum sanitatis Rhenanie, 3e quart du XVe siecle Paris, BNF, departement des Manuscrits, Latin 9333, fol. 63

Femme donnant à manger à ses poules, Ibn Butlân, Tacuinum sanitatis,
Rhénanie, 3e quart du XVe siecle Paris, BNF, département des Manuscrits, Latin 9333, fol. 63

Personne n’a rapproché la planche à trous du retable de Mérode avec ce magnifique exemple d’époque (la symbolique des poules étant assez pauvre).



Aucune nouvelle hypothèse n’est, à ma connaissance, venue depuis éclaircir – ou obscurcir – le problème. Or, aussi étrange que cela puisse paraître, il existe bien un objet capable de réconcilier le parefeu de Heckscher et la boîte à appâts de Schapiro, autrement dit le thème de la protection et celui du piège. Et cet objet, nous l’avons sous les yeux depuis le début… depuis l’intuition de Panofski.


Roubo Planche 5Planche 5Une chaufferette Roubo Planche 7  Planche 7Une souricière

L’Art du layetier , par M. Roubo, 1782

Ce traité de 1782, repéré par H.Installé [11], montre que le même artisan, le layetier, fabriquait encore des chaufferettes pour dame et des souricières du même modèle exactement que celles du retable de Mérode. Cette découverte confirme ce que la logique voulait. De nos jours, l’hypothèse de la chaufferette est admise par la plupart des historiens d’art [12].


L’étincelle d’amour

Cathedrale d'Angers Fresque du Mausolee de rene d'Anjou 1444 1480
Cathédrale d’Angers, Fresque du Mausolée de  René d’Anjou, 1444-1480

Le roi René avait pour emblème une chaufferette avec pour devise « D’ardant désir », symbole de l‘amour qui l’unissait à sa première épouse Isabelle de Lorraine.

Tout le danger de de type de chaufferette ouverte est celui des braises et des étincelles, comme l’exprime cette ballade de Charles d’Orléans (1415-1440) :

L’embuche de plaisir entra
Parmi tes yeux furtivement :
Jeunesse ce mal pourchassa,
Qui t’avait en gouvernement;
Et puis bouta privément,
Dedans ton logis l’étincelle
D’ardent désir qui tout ardy (brûla),
Lors fust navré ; or t’ai guery,
Si la plaie ne se renouvelle.[13]


La chaufferette flamande, protection et piège

Le bois, faible conducteur de la chaleur, protège les pieds contre les braises. En les rendant incapables de détruire et de brûler, mais seulement de réchauffer, on peut dire que la chaufferette est une sorte de piège pour les braises.

Ainsi, balayant le retable du panneau central au panneau de droite, du parefeu aux deux modèles de souricières,  le spectateur curieux pouvait déduire l’existence d’une seconde sorte de parefeu,  en cours de fabrication ; et la forme carrée de la planche ainsi que sa taille modeste, l’aiguillait rapidement vers un couvercle de chaufferette.[14]



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Références :
[1] « the perforated cover o f a footstool intended to hold a warming pan », Panofsky, .1953 ,Early Netherlandish Painting, I, 164
[2] M. Freeman, « The Iconographv of the Merodc Altarpiece », Bulletin of the Metropolitan Museum of Art (xvi, 1957),130-39
[3] de Tolnay, « L’Autel Mérode », p 75.
[4] On trouvera une discussion sur l’iconographie du Christ à la Planchette dans René Journet, Deux retables du XVè siècle à Ternant, 1963, Annales littéraires de l’Université de Besançon, vol 49, p 41. https://books.google.fr/books?id=TIN5VvLeepoC&pg=PA3&lpg=PA3&dq=Deux+retables+du+XV%C3%A8+si%C3%A8cle+%C3%A0+Ternant&source=bl&ots=WKh6A2tdgV&sig=KsSeNeUn-98R6dHZ4BPGLMxtJGI&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwitxurg9uDXAhVDJ1AKHT2RBWMQ6AEIJzAA#v=onepage&q=Deux%20retables%20du%20XV%C3%A8%20si%C3%A8cle%20%C3%A0%20Ternant&f=false
[5] Meyer Shapiro, « Note on the Mérode Altarpiece, » Art Bulletin ( X L I, 1959). 327f
[6] Irving Zupnic, The Mystery of the Merode Mousetrap, » Burlington Magazine (CVIII, 1966), 126-33
[7] W. S. Heckscher, « The Annunciation of the Merode Altarpiece; an Iconographical Study, » Miscellanea Joseph Duverger (Ghent, 1968), 37-65, esp. 49.
[8] Charles Minott, « The Theme of the Mérode Altarpiece, » Art Bulletin ( L I, 1969), 267-71
[9] Sur l’épisode du bâton de Joseph, voir http://bcs.fltr.ucl.ac.be/FE/28/NAISS/04_Mariage.htm
[10] Marylin Aronberg Lavin, « The Mystic Winepress in the Merode Altarpiece.” Studies in Late Medieval and Renaissance Painting in Honor of Millard Meiss, edited by Irving Lavin and John Plummer, 297-302. New York: New York University Press, 1977.
[11] Maryan Wynn Ainsworth, « Early Netherlandish Painting at the Crossroads : A Critical Look at Current Methodologies », Metropolitan Museum of Art, 2001, p 17, note 36. On peut consulter l’Art du Layetier sur Gallica http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1067202h.r=roubo%20layetier?rk=21459;2
[12] Installé (1992), Arasse dans « Le détail » (1993), Thürlemann 2002
[14] Il ne s’est pas conservé de chaufferette en bois antérieure au XVIème siècle, et je n’ai pas pu en trouver sur une enluminure. Voici néanmoins une chaufferette en métal de l’époque de Campin :
Morgan Library Manuscrit M.358 1445 Provence Mois de fevrier
Heures de Catherine de Cleves
Morgan Library Manuscrit M.358 1445
http://www.themorgan.org/collection/Hours-of-Catherine-of-Cleves/thumbs

3.2 Joseph second rôle

27 novembre 2017

Pour faire sentir à quel point l’iconographie du retable de Mérode est complexe et  exceptionnelle, nous allons parcourir les très rares exemples ou un peintre s’est aventuré à représenter Joseph dans une Annonciation.



Un sujet délicat

Toute la difficulté de la représentation est que, selon l’Evangile de Matthieu, la Vierge Marie à ce moment n’habitait pas das la maison de Joseph :

« Or la naissance de Jésus-Christ arriva ainsi. Marie, sa mère, ayant été fiancée à Joseph, il se trouva, avant qu’il eussent habité ensemble, qu’elle avait conçu par la vertu du Saint-Esprit.  Joseph, son mari, qui était juste et ne voulait pas la diffamer, se proposa de la répudier secrètement. Comme il était dans cette pensée, voici qu’un ange du Seigneur lui apparut en songe, et lui dit:  » Joseph, fils de David, ne craint point de prendre chez toi Marie ton épouse, car ce qui est conçu en elle est du Saint-Esprit. Et elle enfantera un fils, et tu lui donneras pour nom Jésus, car il sauvera son peuple de ses péchés.  » Or tout cela arriva afin que fût accompli ce qu’avait dit le Seigneur par le prophète:
Voici que la Vierge sera enceinte et enfantera un fils; et on lui donnera pour nom Emmanuel, ce qui se traduit: Dieu avec nous. Réveillé de son sommeil, Joseph fit ce que l’ange du Seigneur lui avait commandé: il prit chez lui son épouse.  Et il ne la connut point jusqu’à ce qu’elle enfantât son fils, et il lui donna pour nom Jésus. » Mathieu 1, 18-23

giovanni di paolo annunciation c. 1435 national gallery washington
L’Annonciation et l’Expulsion du Paradis
Giovanni di Paolo, vers 1435, National Gallery of Art, Washington

Joseph est en train de se sécher auprès du feu. S’il figure dans le tableau, c’est isolé derrière une cloison temporelle :  il préfigure le Futur, la Noël, tout comme le tiers gauche du panneau rappele le Passé, la Chute.



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Annonciation 1460-1470 Meister von Maria am Gestade Wien, Maria am GestadeAnnonciation  
Meister von Maria am Gestade, 1460-1470,  eglise de Ste Maria am Gestade,Vienne

Joseph est ici relégué dans le jardin, assoupi sur son bâton. Image d’un père terrestre bien inoffensif (sa virilité réduit au bâton)  sous celle d’un Père céleste en pleine forme.


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Annonciation Marzal de Sas 1393-1410 Saragosse Musee provincial
Annonciation, Andrés Marzal de Sas, 1393-1410, Saragosse, Musée provincial

Joseph est en train de tailler à la hâche une branche, dans son atelier que la porte hermétiquement close isole de la chambre de Marie.




Annonciation Marzal de Sas 1393-1410 Saragosse Musee provincial detail
Dans la pièce du premier étage, une même porte en arcade est ouverte, permettant à l’Ange de rentrer latéralement. Au-dessus du toit, Isaïe brandit un phylactère portant sa prophétie tandis que, sur une pluie de rayons dorés, l’Enfant Jésus portant sa croix traverse miraculeusement la voûte dans le sillage de la colombe.


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Reims, Palais du Tau Scènes de la vie de la Vierge annonciation

Tapisserie de l’Annonciation
Scènes de la vie de la Vierge, Palais du Tau,  Reims

Joseph travaille  à l »écart dans un appentis, noyé dans la masse des inombrables figurants.



Durant la grossesse


Le doute de Joseph Maitre du Jardin du Paradis c. 1430. Strasbourg, musée de l’Œuvre Notre-Dame

Le doute de Joseph
 Maître du Jardin du Paradis, vers 1430, Strasbourg, Musée de l’Œuvre Notre-Dame

Presque aussi rare en Occident est l’illustration de la suite du passage de Matthieu, où l’ange brandit la prophétie pour retenir Joseph qui s’apprête à abandonner son atelier et à répudier Marie, ayant découvert son ventre rebondi.

L’iconographie du Doute de Joseph est bien plus courante dans l’art byzantin, mais associée à la Nativité (voir Le mystère du Doute de Joseph).


Lors de la Nativité


Anonyme_The_Holy_Family_with_Angels_-vers 1425 Gemaldegalerie, Berlin

La Sainte Famille avec des Anges
Anonyme, vers 1425, Gemäldegalerie, Berlin

Si Joseph est incontournable dans les Nativités, il est très rare de le voir représenté dans son activité de charpentier. Il faut toute la fantaisie du début du XVème siècle pour placer un établi à côté de la Crèche. Des anges s’occupent de réparer le toit, tandis qu’un autre ange arrange un oreiller sous la tête de Marie, qui se rétablit en mangeant sa soupe.

Ayant puisé de l’eau à la fontaine dorée, deux anges la transportent vers la marmite qui chauffe, à côté de laquelle deux autres font sécher les langes. Une servante remplit d’eau chaude la baignoire, surmontée, selon l’expression de Panofski, par « un des premiers et des plus élégants rideau de douche de l’ histoire. »

Pendant ces préparatifs, le petit Jésus se retourne vers sa mère pour quêter son approbation : au mépris de toute probabilité physiologique, il court, en traînant son lange derrière lui, vers son père qui l’attire en agitant deux papillons.

Sur l’établi, on voit une planche munie de deux pieds assemblés avec le marteau :  sans doute un tabouret qu’il est en train de fabriquer pour le petit garçon.


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La Sainte famille Heures de Catherine de Cleves vers 1440

La Sainte Famille
 Heures de Catherine de Clèves, vers 1440, The Morgan Library

Ici, la miniature s’amuse à mettre en parallèle  Marie allaitant et le bon Joseph mangeant sa soupe, assis dans un tonneau transformé en fauteuil, un pied déchaussé et la bourse pendouillant sous son gros ventre.

Autour d’une cheminée similaire à  celle du panneau de Bruxelles, on voit combien cette  miniature s’en éloigne : il s’agit ici d’exploiter le potentiel anecdotique et familier de l’histoire de la Sainte Famille, et d’évacuer sous une accumulation  de détails prosaïques son caractère sacré. Le retable de Mérode fait exactement l’inverse : par le placement choisi des objets du quotidien, il les sacralise et en fait les  éléments d’un discours théologique.



Vers  la fin du XVème siècle apparait sporadiquement une iconographie proche de celle du retable de Mérode, où Joseph menuisier est montré en train de percer une pièce de bois.


Annonciation avec Joseph XVeme Museo Correr Venise 1

Annonciation avec Saint Joseph et un prophète
Peintre flamand avant 1490,  musée Correr, Venise

L’Annonciation est peinte en grisaille sur le verso des deux panneaux latéraux d’un retable disparu.




Annonciation avec Joseph XVeme Museo Correr Venise 2
Au recto, le panneau de gauche montre un prophète lisant, et celui de droite Joseph commençant à percer un quatrième trou dans une planche carrée.

Si le prophète est Isaïe, l’idée pourrait être de mettre en parallèle la prophétie, sur papier et sa réalisation, sur bois : la planchette trouée étant alors le prétexte à une préfiguration de la Crucifixion.


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veit stoss

La Sainte Famille
Gravure de Veit Stoss, vers 1490

L’intention est bien plus claire dans cette gravure du très grand artiste qu’était Veit Stoss.

Tandis que Marie raccommode la petite robe de Jésus sur un porte-manteau en forme de croix, Joseph manipule une tarière elle-aussi en forme de croix pour percer deux trous dans une poutre. Tournant le dos à ces lourds symboles , l’enfant joue, inconscient du destin qui l’attend.



Stos dans Jozef De Coo
La Sainte Famille
Panneau sculpté, Académie de Cracovie

Ce panneau, d’une iconographie très semblable à celle du dessin, provient de l’article de Josef de Coo consacré aux bancs-tournis, dont on voit ici un nouvel exemple.


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Colin de Coter 1493 Saint Luc peignant la Vierge, Eglise de Notre-Dame de Vieure

Saint Luc peignant la Vierge
Colin de Coter, 1493, Eglise de Notre-Dame de Vieure

Ici, la métaphore de la Crucifixion est impossible, puisque Joseph est en train de percer une série de trous dans une planche rectangulaire, sans utilité évidente.



Colin de Coter 1493 Saint Luc peignant la Vierge, Eglise de Notre-Dame de Vieure detail
Le geste mécanique du vilebrequin, à l’arrière-plan, semble surtout conçu pour mettre en valeur le geste habile du pinceau, au premier plan. Comme souvent, le thème de Saint Luc peignant la Vierge sert de prétexte  à l’auto-glorification de l’Artiste,  ici sur le dos de l’humble Joseph.


La planche à trous du retable de Mérode ayant énervé quatre générations d’historien d’art, toutes les réserves des musées et des sacristies ont été passées au crible et il est peu probable qu’on découvre encore d’autres exemples de Joseph perforant.

De ces rares exemples ne semble pas émerger une iconographie unique dont le sens aurait été perdu : mais bien plutôt une formule visuelle exploitée à des fins variées, parmi lesquels la Préfiguration de la Passion. Métaphore  qui  reviendra bien plus tard, telle une comète périodique, dans cette oeuvre célébrissime :

Saint Joseph charpentier Georges de La Tour 1638 -1645 Louvre Paris
Saint Joseph charpentier
 Georges de La Tour, 1638 -1645, Louvre ,Paris


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3.1 Une élaboration progressive

27 novembre 2017

Un fait incontournable : le triptyque de Mérode n’a pas été conçu comme un tout, mais en trois étapes.



Un certain manque de cohérence

Des points de vue disparates

On a remarqué depuis longtemps un manque de cohérence d’ensemble :
⦁    à gauche, les donateurs et l’ange sont vus de plain pied ;
⦁    au centre et droite, Marie et Joseph sont montrés en vue plongeante.

Bien que le jardin du panneau de gauche  mène à la pièce de Marie, leur raccordement spatial pose problème :
⦁    la porte qu’on devine derrière l’ange ne coïncide pas avec le haut de l’escalier ;
⦁    à travers les deux oculus, on devrait voir le mur crénelé.


Des anomalies théologiques

Des traités de dévotion du début du XIVème siècle décrivent  la chambre de Marie comme hermétiquement close, à l’image de sa virginité, et l’Ange y pénétra dans passer par la porte

De même, les blasons du donateur et de la donatrice apposés sur la fenêtre centrale comme une marque de propriété jurent avec le caractère sacré de la chambre de Marie [1].


Un tableau de pélérinage ?

Ces anomalies ont conduit M.Botvinick [2] a considérer le triptyque comme le souvenir (ou le substitut) d’un pélérinage à un sanctuaire marial, très en vogue à l’époque. Il propose celui de Walsingham, en Angleterre, où l’on adorait une réplique de la Maison de Marie conservée à Lorette A côté de ce sanctuaire se trouvait un portail nommé Knight’s Gate, en souvenir du miracle d’un chevalier qui, poursuivi par des brigands, aurait été transporté avec son cheval à travers la porte.



Merode_cheval
D’où, selon Botvinick, la présence du cheval blanc que l’on voit derrière la porte.


Une comparaison éclairante

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Triptyque de Latour D’Auvergne, vers 1497, North Carolina Museum of Art

A contrario, ce triptiyque montre la symétrie inhérente au thème de l’Annonciation avec donateur et donatrice : Jean et Jeanne de Latour d’Auvergne, sont placés, côté Ange et côté Vierge, à côté de leurs Saints patrons : Saint Jean Baptiste (celui qui annonce, comme l’Ange) et Saint Jean l’Evangéliste (celui qui assiste aux apparitions, comme Marie). La perspective centrale accentue cette volonté de symétrie, qui contraste de manière éclatante avec la scénographie bricolée du retable de Mérode : situer la scène dans un pavillon ouvert des deux côtés (tout en conservant le mur du fond et l’archaïsme des rayons passant par la fenêtre)  résout tous les problèmes de discontinuité.

Une évolution en trois temps

L’explication de ces anomalies est qu’il s’agissait d’un retable de dévotion privée, donc plus libre d’échapper à l’iconographie traditionnelle. Et que, de plus, il n’a pas été conçu comme un tout.

L’étude technique a montré que le bois du panneau central a été coupé 25 ans avant celui des panneaux latéraux. De plus, dans le panneau de gauche, la donatrice et le messager ont été rajoutés plus tard (la radiographie montre la trace de la pelouse en desoous).. On s’accorde désormais sur une évolution en trois temps [3], p 198.



Merode_Premier Etat

Premier état

Le panneau central a été peint d’abord : il s’agissait probablement d’une Annonciation autonome, une oeuvre de l’atelier de Campin comparable (et probablement postérieure) à celle qui se trouve aujourd’hui au musée de Bruxelles (voir 4.2 L’Annonciation de Bruxelles). La fenêtre et les deux oculus [4] présentaient un fond doré (en fait un métal recouvert d’un glacis jaune), que les deux fenêtres du panneau de Bruxelles ont conservé.



Merode_Deuxieme Etat

Deuxième état

Dans un second temps, le panneau a été acheté par un commanditaire, qui a fait rajouter  le côté gauche avec lui-même agenouillé et le volet droit avec Saint Joseph. Une symétrie flagrante s’institue entre les deux personnages latéraux : le donateur, debout tête découverte  en extérieur , et Saint Joseph, assis tête nue dans l’atelier.
En même temps,dans le panneau central, on a recouvert le fond d’or par le ciel et les nuages, afin d’assurer une continuité avec les deux autres panneaux. Le tableau religieux se trouve ainsi personnalisé et actualisé dans le présent d’une ville flamande

MerodeComplet_GAP
Etat final

Dans un troisième temps, possiblement à l’occasion du mariage du donateur, on a rajouté dans le panneau de gauche, simultanément, son épouse et le messager.

Le moment de l’ajout des armoiries des vitraux n’est pas connu. Il n’est pas exclu que les armoiries visibles actuellement ne recouvrent des armoiries plus anciennes.



Une identification incertaine

Merode_armoiries

En 1898, Tschudi découvrit que les armes de l’écusson de gauche (traditionnellement celui du mari) étaient celles d’une famille bourgeoise de Malines (Mechelen) , les Engelbrechts. Il se trouve qu’étymologiquement, Engel-brecht signifie « L’ange apporte », ce qui pourrait expliquer une dévotion particulière pour l’Annonciation. Cependant, cette forme d’armoirie des Engelbrechts (deux anneaux de chaîne), qui rappelle l’emprisonnement de Peter Engelbrechts, à Cologne, n’est attestée qu’après 1450. Ce qui signifierait  qu’elles ont été ajoutées longtemps après la réalisation du triptyque.



Le blason de droite (trois cercles) n’a pas été identifié. Du coup, sur l’identification du couple, plusieurs théories s’opposent. Pour A.Châtelet (1996) il s’agirait de Yan Imbrechts et Elisabeth Van Bergen, morte en 1421 : le triptyque ayant été achevé plus tard, il s’agirait d’une sorte de mémorial, ce qu’aucun détail ne confirme. Pour Installé (1992) et Thürlemann (1995), il s’agirait de Peter Engelbrechts de Cologne et Malines, qui fut marié trois fois. Entre 1425 et 1428, son épouse était Gretgin Schrinmechers, ce qui signifie littéralement « ébéniste » et pourrait, par un deuxième jeu sur le nom, expliquer le choix de Saint Joseph le charpentier pour compléter le triptyque.  Selon Thürlemann, la donatrice rajoutée postérieurement  serait la seconde femme de Peter, Heylwich Bille, vers 1456. Mais son vêtement reste celui d’une femme des années 1420, et il n’y a pas de lien avec le second blason.


Un écho des armoiries (SCOOP !)

Merode echo armoiries
Les marques de la lame de la scie et de la hache, une croix et trois cercles, semblent rappeler les armoiries du panneau central (la croix,  instrument de supplice, pouvant être un équivalent de la chaîne qui symbolise l’emprisonnement). Ceci  milite en faveur du fait que le volet Joseph ait été rajouté en même temps que ces armoiries.


Un peintre ou deux peintres ?

Merode_trous

Le peintre qui a rajouté le  volet droit semble être différent du peintre du panneau central : on a remarqué notamment que les trous du parefeu sont peints avec moins de précision que ceux de la planche (qui présentent un reflet lumineux sur le bord) .

Cependant, ces différences  peuvent aussi être dûes à l’ambiance lumineuse très différente entre la chambre de Marie, éclairée comme par un flash, et l’atelier de Joseph dans la pénombre.



Merode Dijon tete Joseph
Le peintre du volet droit est par ailleurs très proche par le style de celui de la Nativité de Dijon (voir 1 Soleil en Décembre).


Une explication stimulante

Dans un livre récent [5], Lynn F. Jacobs explique que, comme dans d’autres triptyques de la même époque,  le panneau central était une oeuvre d’atelier, standardisée, réalisée hors de  toute commande. Les volets latéraux, plus personnalisés, ont été réalisés sur commande, au moment où le panneau central a trouvé acquéreur : on a alors supprimé le fond d’or standard et rajouté  les armoiries.

Lynn F. Jacobs analyse également les anomalies de raccord entre le panneau gauche et la chambre :

  • côté jardin, la porte qui peut être lue comme gênant la montée et la vision du donateur, ce qui en fait un seuil paradoxal qui à la fois donne et refuse l’accès à la chambre close de l’Annonciation ;
  • côté chambre, l’entrée est peu visible et semble en surplomb par rapport au palier.

Pour l’auteur, ces anomalies sont volontaires et soulignent le caractère surnaturel de ce seuil très particulier, différent des deux autres seuils du retable : le portail de gauche et la porte de l’atelier de Joseph.Nous arriverons à une conclusion similaire par un autre axe d’analyse (4.1 Une interprétation élémentaire)


Un développement harmonieux

Intro Messager Donateur

Quels qu’ils soient, les différents peintres qui se sont succédé ont fait de leur mieux  pour maintenir une cohérence d’ensemble : c’est ainsi par exemple que la bourse du donateur fait écho à la bourse de l’ange, celle qu’il vient de déposer sur la table ; de même, le peintre qui a ensuite rajouté le messager a pris soin de lui faire tenir son chapeau entre les mains, tout comme le donateur. Inutile donc de chercher une intention  profonde sous ce jeu d’imitations successives.



A la recherche d’une interprétation qui se dérobe

En réaction aux abus interprétatifs du symbolisme caché, la dernière  génération d’historiens d’art a tendance a mettre l’accent sur la construction hétéroclite du retable, et à manifester son scepticisme sur la nécessité d’un décryptage :

« Ce processus de composition par étapes a apparemment conduit à des anomalies iconographiques qui réfutent toute intention sérieuse, de la part de l’artiste ou de son patron, pour produire une image comportant un contenu symbolique cohérent, fut-il caché ou pas » [1], p 5

L’époque des interprétations d’ensemble, comme l’avaient tentée Minott, Gottlieb ou  Hahn, est-elle définitivement révolue ?  Pas nécessairement, car au moment de l’ajout des  panneaux latéraux , un programme iconographique a très bien pu être conçu pour prolonger et expliciter la symbolique du panneau central.

Il est clair néanmoins que la prise en compte de cette genèse progressive est indispensable  pour toute interprétation globale, ce qui remet fortement en cause les tentatives précédentes.


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Les limites de l’interprétation de Minott  (2.3 1969 : Minott épuise Isaïe)

La bougie qui fume est le seul élément du panneau central que Minott ait pu rattacher à un verset d’Isaïe. Comme ce panneau a été réalisé de manière autonome, on est obligé de conclure que la bougie n’a rien à voir avec Isaïe. Par contre, il reste possible que le programme iconographique ait prévu, à l’occasion de l’adjonction du volet Saint Joseph,  de rajouter dans celui-ci le thème d’Isaïe, classique dans les Annonciations.

Il reste même possible que, lors de la troisième étape, l’adjonction du messager dans le panneau de gauche n’ait pas eu seulement pour but, comme le pense Nickel, de créer un trio profane en balance du trio sacré : et s’il s’agissait, à nouveau, de renforcer, mais cette fois sur la gauche, le thème d’Isaïe ?

En revanche, l’interprétation d’ensemble selon la théorie de l’Avent semble sérieusement compromise.


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Les limites de l’interprétation de Hahn (2.5 1986 Hahn : Joseph père de famille)

Pour Hahn, le parefeu et la cheminée vide, dans le panneau central,  sont des symboles de la chasteté de Joseph : faut-il renoncer à cette interprétation, qui semble pourtant assez convaincante ?

Il se trouve que la cheminée vide, avec ses figurines d’homme et de femme, existe dans les deux Annonciations, celle de Mérode et celle de Bruxelles. La cheminée est éteinte puisque nous sommes le 25 mars, au moment de l’Annonciation



Saint Famille Clasisses Puy Bartemely d'Eyck 1432
Saint Famille, Barthelemy d’Eyck, 1432, Cathédrale du Puy

Après l’hiver, pour éviter la saleté et les courants d’air, on fermait les cheminées par des panneaux de bois, comme on le voit sur ce tableau contemporain du retable de Mérode [6].



Loyset Liedet Mystere de la Vengeance 1465 British Library
Mystère de la Vengeance
Loyset Liédet ,1465, British Library

Même fermée, la cheminée restait un point d’accès favori pour le Diable.



F192-a-weyden-annonciation detail

Annonciation
Van der Weyden, vers 1440, Louvre, Paris
Cliquer pour voir l’ensemble

Aussi, Van de Weyden a bien pris soin de montrer les deux verrous qui la bloquent, et de la frapper au milieu d’une grande croix pour plus de sécurité (à noter que le banc ici n’est pas tournis, et qu’il comporte quatre lions).



Merode cheminee
La cheminée du retable de Mérode, intentionnellement montrée ouverte et sale, symbolise assez clairement la sexualité des couples ordinaires, opposée à la virginité de Marie, et n’a rien a voir avec Joseph.  C’est donc abusivement  que Hahn peut interpréter la cheminée éteinte comme le symbole de sa sexualité éteinte.


Merode Bruxelles parefeu brosse

De même, il existe un objet qui contrebalance la dangerosité de la cheminée : dans le retable de Mérode, le parefeu protège contre les flammes ; dans le panneau de Bruxelles,  la brosse pendue au mur fait barrage à la poussière et à la suie. C’est donc là encore une coïncidence heureuse qui transformerait le parefeu préexistant en emblème de la chasteté de Joseph. En revanche, il est parfaitement possible  qu’on ait a eu l’idée, postérieurement, de rajouter entre les mains de Joseph la planche à trous, pour faire visuellement pendant au  parefeu .

Dernière limite, et non la moindre,  de l’interprétation de Hahn : pour  sa théorie des trois critères du  mariage chrétien, elle n’utilise que des éléments du panneau central : le minuscule Enfant Jésus à l’appui du critère  « proles », le lys et la cheminée/parefeu à l’appui du critère « fides »,  la partie lavabo  à l’appui du critère « sacramentum ». Or cette théorie du mariage ne prend son sens  qu’avec l’adjonction de Saint Joseph lors de la deuxième étape, puis de l’épouse du donateur lors de la troisième. Il semble impossible qu’une théorie aussi complexe ait été contenue en germe dans le panneau central, à l’insu du peintre lui-même, et se soit vue magiquement actualisée lors des deux adjonctions successives.



Les conditions d’une interprétation d’ensemble

Nous avons maintenant deux conditions simples que toute interprétation se doit de respecter.  S’il existe un thème d’ensemble :
⦁    il ne peut avoir été introduit qu’au moment de l’adjonction des panneaux latéraux ;
⦁    il ne peut que développer et expliciter un thème qui était déjà présent dans le panneau central.



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Références :
[1] Falkenburg, Reindert L. « The Household of the Soul: Conformity in the ‘Merode Triptych’. » In Early Netherlandish Painting at the Crossroads: A Critical Look at Current Methodologies, edited by Maryan W. Ainsworth. New York: The Metropolitan Museum of Art, 2001.http://www.academia.edu/5166635/The_Household_of_the_Soul_Conformity_in_the_Merode_Triptych
[2] Botvinick, Matthew. « The Painting as Pilgrimage: Traces of a Subtext in the Work of Campin and His Contemporaries. » Art History 15 (March 1992). pp. 2, 6–18
[3] « The master of Flémalle and Rogier van der Weyden : an exhibition », Kemperdick, Stephan, Sander, Jochen, Frankfurt am Main, Städel Museum, 2009
[4] Il y a ici une ambiguité amusante. Dans l’article du restaurateur (W SUHR The restoration of merode altarpiece – The Metropolitan Museum of Art
https://www.metmuseum.org/pubs/bulletins/1/pdf/3257689.pdf.bannered.pdf ) il est question des trois fenêtres du panneau central. La plupart des historiens d’art comprennent : les trois ouvertures de la fenêtre du fond. Carla Gottlieb comprend, quant à elle, la fenêtre du fond plus les deux oculus, ce qui me semble plus logique.
[6] Dans ce tableau, on n’a pas manqué d’interpréter le chapeau coiffant le bougeoir comme le symbole du renoncement de Joseph à la sexualité masculine( voir Patricia Lea’, “CLEAN HANDS ARE NOT ENOUGH: LECTIO DIVINA FOR NOVICES IN THE MÉRODE ANNUNCIATION”, p 20). Une interprétation plus plausible est que ce type de grand chapeau de paille était le symbole du voyageur : accrocher son chapeau au bougeoir signifie tout simplement la fin du voyae périlleux de la Sainte Famille en Egypte.

2.5 1986 Hahn : Joseph père de famille

26 novembre 2017

Cynthia Hahn [1] est la dernière à avoir proposé une lecture d’ensemble du triptyque. Voici comment elle résume elle-même son article :

« L’interprétation du Triptyque de Mérode  a toujours présenté des difficultés. En particulier, les chercheurs se sont concentrés sur le panneau de droite, mais n’ont jamais complètement expliqué la raison  de la présence de Joseph. Dans cet essai, la métaphore de Saint Ambroise de l’Artisan de l’âme nous permet de comprendre Joseph comme une figure de Dieu le Père dans la Trinité Terrestre de la Sainte Famille. Plutôt que de reposer sur une série d’objets au «symbolisme caché» dans un ensemble mal défini, la composition du triptyque est basée sur la compréhension contemporaine des thèmes universels du mariage et de la famille. Les objets ne prennent une signification extra-naturelle que dans le modèle bien structuré de la dévotion à la Sainte Famille. »



Le Jardin du paradis, réouvert par la pureté de Marie qui rachète le péché d'Eve

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Le Jardin du paradis, réouvert par la pureté de Marie qui rachète le péché d'Eve

Le couple aspirant à l'Ideal du Mariage Chrétien

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Le couple aspirant à l'Ideal du Mariage Chrétien

La Progéniture (proles), premier critère du mariage chrétien

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La Progéniture (proles), premier critère du mariage chrétien

Les accessoires nécessaires pour le sacrement (sacramentum), troisième critère du mariage chrétien

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Les accessoires nécessaires pour le sacrement (sacramentum), troisième critère du mariage chrétien

La pureté de Marie, summum de la fidélité (fides), troisième critère du mariage chrétien

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La pureté de Marie, summum de la fidélité (fides), troisième critère du mariage chrétien

Un cierge de mariage

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Un cierge de mariage

Marie étudiant, image de la Sainte Famille laborieuse

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Marie étudiant, image de la Sainte Famille laborieuse

Un couple soumis aux tourments de la luxure, par opposition au mariage chrétien

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Un couple soumis aux tourments de la luxure, par opposition au mariage chrétien

Le feu éteint et le parefeu représentent la pureté actuelle de Joseph, summum de la fidélité (fides), troisième critère du mariage chrétien

X
parefeu représentent la pureté actuelle de Joseph, summum de la fidélité (fides), troisième critère du mariage chrétien

Même interprétation que Schapiro

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Même interprétation que Schapiro

Un second parefeu

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Un second parefeu

Les outils de l'Artisan de l'Ame

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Les outils de l'Artisan de l'Ame

En Joseph se superposent les figures du Dieu le Père (le bon artisan), du bon Travailleur et du Mari idéal, pivot de la Trinité Terrestre (Joseph, Jésus, Marie) qui décalque ici-bas la Trinité Céleste (le Père, le Fils, le Saint Esprit).

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En Joseph se superposent les figures du Dieu le Père (le bon artisan), du bon Travailleur et du Mari idéal, pivot de la Trinité Terrestre (Joseph, Jésus, Marie) qui décalque ici-bas la Trinité Céleste (le Père, le Fils, le Saint Esprit).

 Synthèse de cette interprétation (Balayer pour voir les légendes.)



Joseph : une figure positive

Pour Minott (voir 2.3 1969 : Minott épuise Isaïe), la hache, la scie et le bâton renvoient au verset 10:15 d’Isaïe. dont le commentaire par Saint Jérôme conduit à la vision noire du panneau droit – l’atelier hanté par la présence du démon. Pour C.Hahn, la source est plutôt à chercher dans le « Commentaire de  Luc » par Saint Ambroise, qui présente Joseph comme une image du Dieu Créateur :

« Il n’est pas de trop d’expliquer pourquoi il (Jésus) eut comme père un artisan. Par cette image en effet, il montrait qu’il avait pour père l’Artisan de toute chose, celui qui a créé la terre… Même si l’humain n’est pas comparable au divin, le symbole est parfait, car le Père du Christ travaille par le feu et par l’esprit (Matthieu 3:11) et, comme un bon artisan de l’âme, il nous élague de nos vices, il porte sa hache sur les arbres stériles, il coupe ce qui est sans valeur, conservant les pousses bien formées, il amollit dans le feux de l’esprit la rigidité des âmes, et il façonne l’humanité par différentes sortes de ministères, pour différents usages ».

Manière polie de contredire sans le dire un docte prédécesseur :

« Comme Minott l’a démontré, les outils ne sont pas  seulement ceux d’un charpentier ordinaire, mais aussi ceux du céleste artisan. Cependant, ils  ne sont pas diaboliques comme chez Saint Jérôme, mais les moyens du salut comme chez Saint Ambroise ».


Heures de Catherine de Cleves MS M.917, pp. 146–149
C.Hahn remarque d’ailleurs avec raison que la « hache » du panneau droit est en fait une « doloire« , utilisée pour l’équarrissage et non pour la coupe, comme on le voit dans cette miniature des Heures de Catherine de Clèves.



Joseph et le feu

Au XVème siècle, Joseph devient une figure positive, un modèle de vertu et de perfection. Dans le triptyque de Mérode, la planche qu’il troue est un parefeu, accointance avec le feu qui renvoie encore une fois au texte de Saint Ambroise.

A l’appui de cette accointance, C.Hahn cite une prière de l’Office de Saint Joseph de Liège :

« Oh modèle de pureté, Joseph le juste, enflamme notre coeur de l’amour de Dieu et  par tes prières, éteins les flammes de nos vices de sorte que le feu de l’impureté ne nous traîne pas sur terre et que nous puissions vivre chastement ».

Si dans l’iconographie Joseph est souvent associé au feu ou à une cheminée, c’est parce que sa chasteté était vue comme un contrôle du feu du désir, « la concupiscence charnelle de la chair corrompue », la « fournaise ardente » selon l’expression du théologien Gerson.



Merode_cheminee_GAP

« La cheminée du Triptyque de Mérode, maintenant vide mais montrant les traces de feux passés, suggère une métaphore  à la fois du contrôle du désir et de sa présence passée. Les figurines d’homme et de femme sculptées des deux côtés du manteau semblent encore souffrir des flammes, se tordant, tournant et grimaçant. La culotte serrée de l’homme, le geste des mains de la femme relevant sa jupe entre ses jambes, soulignent l’aine des deux personnages, d’une manière comparable aux images de la Luxure. Ces figurines pourraient représenter le mariage avant la grâce, le pôle opposé de la chasteté  digne et parfaite du couple sacré, qui contrôle le feu dévorant du désir et n’est pas dérangé par ses flammes ». C.Hahn, p 61

Pour Schapiro et Arasse, la fabrication du parefeu serait le déplacement symbolique d’une sexualité contrariée. Pour C.Hahn, c’est plutôt « la démonstration et le modèle de la chasteté de Joseph« .

Conclusion de cette première partie  :

« Le sujet de dévotion présenté par le triptyque de Mérode n’est pas l’Annonciation seule, ni Marie ou Joseph pris individuellement, mais l’unité de  la famille, en l’occurrence la Sainte Famille. L’élévation de Joseph à un nouveau stade de dignité, à travers le renouveau de son culte et son statut comme figure de Dieu le Père et Artisan de l’Ame, lui confère la place cruciale de chef de cette famille et d’époux de Marie, dans une vision sanctifiée du mariage ».



Le mariage dans le triptyque

Le thème du mariage dans le triptyque avait déjà été pressenti par plusieurs historiens d’art :
⦁    être témoin de l’événement dans la chambre de l’Annonciation était, pour les donateurs, « la plus haute forme imaginable d’instruction matrimoniale » (Schapiro et Heckscher) ;
⦁    le cierge pourrait être un cierge de mariage (Snyder)

C.Hahn rappelle que, pour les théologiens,  un mariage chrétien valide repose sur trois critères, qu’elle repère tous trois dans le tableau :
⦁    proles (la progéniture) : le petit Enfant Jésus ;
⦁   fides (la fidélité) : elle se trouve ici porté au summum dans la virginité de Marie (le lys blanc) et dans celle de Joseph (cheminée sans feu et avec parefeu)
⦁    sacramentum (le sacrement) : le lavabo, le bassin et la serviette sont présents dans les sacristies médiévales (voir 2.4 1970 : Gottlieb explique tout (ou presque) ).

Ils illustreraient ici l’idée que l’Annonciation représente le mariage entre Jésus et l’Eglise, symbolisée par Marie et son livre.

Elle relève ensuite les nombreuses relations entre l’Annonciation et le mariage à la fin du Moyen Age. A cette époque apparaît aussi le thème de la vertu par le  travail : Joseph à ses outils, et Marie dans son étude des textes, sont montrés dans leurs vertueuses occupations de tous les jours. Jésus arrivant sur son rayon complète la Sainte Famille, dont une prière (dans la Légende Dorée) rappelle les trois fonctions :

« Joseph vous perfectionnera, Marie vous éclairera et Jésus vous sauvera ».

Ainsi, le triptyque illustre le thème de la  « Trinité Terrestre » de Gerson, Joseph reprenant ici-bas les prérogatives de Dieu le Père.


Le jardin du Paradis

Pour C.Hahn, le jardin, avec ses portes ouvertes,  ne peut  pas être le jardin clos (hortus conclusus) qui est un des emblèmes de Marie. Il représenterait plutôt, avec ses oiseaux et ses roses, le retour au jardin du paradis que permet le mariage chrétien,  Marie rachetant par sa pureté le péché d’Eve et Joseph celui d’Adam.


giovanni di paolo annunciation c. 1435 national gallery washington
Annonciation, Giovanni di Paolo,  c. 1435, National Gallery, Washington

La composition serait analogue à celle de Giovanni de Paolo, avec Joseph à droite et le jardin du paradis à gauche. Remplaçant Adam et Eve, le couple des donateurs représente l’humanité tout entière réadmise au paradis ; mais aussi tout couple chrétien désireux de prendre pour modèle le mariage idéal de Marie et de Joseph.

En conclusion « Marie et Joseph assument simultanément leur rôle mondain et sacré, et les objets autour d’eux focalisent l’intérêt, mais aussi ouvrent l’esprit à des vérités théologiques universelles. Ainsi, les objets tels que la souricière, la hache ou le lavabo, proposent à la méditation un chemin, un continuum, entre ce monde et sa signification céleste ».



Ce que j’en pense

C.Hahn réussit le tour de force de synthétiser l’essentiel des apports de ses devanciers, et de proposer une lecture très cohérente de l’ensemble, étayée sur des idées nouvelles à l’époque : la réévaluation positive du rôle de Joseph, le thème de la Trinité Terrestre, la valorisation du travail et de la cellule familiale.

Elle abandonne définitivement l’identification de la planche à trous avec un élément de pressoir (Lavine) et y voit un second parefeu, symbole de la pureté de Joseph. Elle fait un sort un peu trop définitif à mon goût à l’interprétation de Minott : exit Isaïe, exit  le Diable. Et  ne propose pas d’explication alternative pour l’homme près de la porte, ainsi que pour la bougie qui fume.

La mise en valeur de Joseph comme Bon Artisan et  Pater Familias n’est pas inconciliable, selon moi, avec sa face obscure : c’est tout de même un fabricant de souricières, quelqu’un  qui ose prendre au piège le démon.

Concernant le jardin, C.Hahn a raison de souligner cette évidence qu’il ne peut être l’« hortus conclusus » de Marie.  Mais  cette cour entre deux portes ouvertes n’est selon moi ni assez fleurie ni feuillue pour en faire un paradis plausible.

En conclusion : en privilégiant le thème de la Sainte Famille et de la Trinité Terrestre, C.Hahn d’une part minimise le côté « démoniaque » du personnage de Joseph, et d’autre part force l’interprétation du triptyque en en faisant une démonstration théologique des trois critères du mariage chrétien. Si le thème du mariage n’est pas absent (à preuve les donateurs), le thème principal reste, comme l’avait pressenti Minott, l’instant d’avant l’Annonciation et les mystères de l’Incarnation.



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Références :

[1] ‘Joseph Will Perfect, Mary Enlighten and Jesus Save Thee’: The Holy Family as Marriage Model in the Mérode Triptych, Cynthia Hahn, The Art Bulletin, Vol. 68, No. 1 (Mar., 1986), pp. 54-66 https://www.jstor.org/stable/3050863

2.4 1970 : Gottlieb explique tout (ou presque)

26 novembre 2017

L’article de Carla Gottlieb [1] fait date en tant que monument (certains diraient caricature) du symbolisme déguisé, avec une débauche de citations tous azimuts et de placages forcés. Il vaut la peine d’en résumer les grandes lignes, car certaines de ses intuitions peuvent encore  servir.


L'artiste

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L'artiste

La porte et la clé du Paradis

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La porte et la clé du Paradis

Les marches montant vers l'autel

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Les marches montant vers l'autel

La nature humaine de Jésus

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La nature humaine de Jésus

La nature divine de Jésus

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La nature divine de Jésus

Piscine liturgique

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Piscine liturgique

Ange habillé en diacre

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Ange habillé en diacre

Table d'autel

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Table d'autel

La couche de la Bien Aimée

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La couche de la Bien Aimée

La chambre de la Bien Ailée (poutres en cèdre)

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La chambre de la Bien Ailée (poutres en cèdre)

La chambre de la Bien Ailée (jalousie)

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La chambre de la Bien Ailée (jalousie)

Arrivée du printemps, mariage de Dieu et de la Vierge, ère de la Loi et ère de la Grâce

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Arrivée du printemps, mariage de Dieu et de la Vierge, ère de la Loi et ère de la Grâce

Petits renards du Cantique des Cantiques

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Petits renards du Cantique des Cantiques

Enfant Jésus, célébrant de sa propre messe.

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Enfant Jésus, célébrant de sa propre messe.

 Synthèse de cette interprétation (Balayer pour voir les légendes.)



Panneau de gauche

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La porte ouverte est celle du Paradis, réouverte au moment de l’Incarnation : elle symbolise aussi la Rédemption (p 67).

La seconde clé (dont la forme ressemble peut-être au monogramme IHC du Christ) représente Jésus en tant que clé du Paradis (p 68).

Le jardin, qui est le hortus conclusus deMarie, est aussi le Jardin du Paradis. Le vieillard près de la porte est l’artiste, récompensé pour sa piété. (p 73).


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La chambre de Marie est une Eglise

Piscine de Choeur
L’ensemble constitué par la niche, le bassin et la serviette est une « piscina », la fontaine liturgique qui servait aux ablutions du prêtre durant la messe. Ce n’est pas un symbole de la pureté de Marie, mais de la rédemption apportée par Jésus (p 65).

La table est une table d’autel, portant les objets de la liturgie. Mais à ce stade elle est encore  hébraïque (ses seize côtés représentant les seize prophètes de l’Ancien Testament). Les trois marches sont celles qui, dans une église, montent vers le niveau de l’autel (p 73).

L’ange porte les habits liturgiques d’un diacre (l’aube et l’étole), qui assiste le célébrant lors de la messe. Ici, le célébrant n’est autre que l’Enfant-Jésus lui-même, portant sa croix et transformant le temple juif en église chrétienne (p 74).


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La chambre de Marie est un Tabernacle

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Prêtre bénissant un tabernacle,
Ms 565, f. 168, Pontifical romain à l’usage de Vienne, Bibliothèque municipale de Lyon,

L’évènement unique de l’Incarnation étant récapitulée quotidiennement dans l’Eucharistie, on peut considérer que la chambre de Marie est également le tabernacle dans lequel s’opère la Transubstanciation. Le tabernacle est également un symbole du ventre de Marie (p 75).

Bon. Mais cela n’explique pas tout.


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La chambre de Marie est  celle du Cantique des Cantiques

La fiancee et son bien-aime, le Cantique des Cantiques, illustrateur de la bible historiale de Petrus Cosmetor, Bible historiale, 1342, France, musee Meermanno Westreeianum, La Haye

La fiancee et son bien-aime, le Cantique des Cantiques,
Bible historiale de Petrus Cosmetor, 1342, France, musee Meermanno Westreeianum, La Haye.

Ce texte biblique  (interprété au Moyen Age comme le mariage du Christ et de l’Eglise) précise que, dans la chambre de l’Epouse, les poutres sont en cèdre, les chevrons en cyprès. et les fenêtres sont munies de jalousies. A travers elles, le Fiancé (le Christ) contemple sa bien-aimée (l’Eglise, ou encore Marie). (p 77).

Les deux oculus représentent les deux natures de Jésus : sa nature divine, non manifestée dans celui du fond ; sa nature humaine dans celui de devant, avec l’homoncule (p 78).

La fenêtre derrière Marie représente (p 79) :

  • côté volet fermé, le Fiancé Céleste caché aux yeux des mortels ;
  • côté jalousie, le Fiancé Céleste qui reluque la Fiancée.

Voilà donc qui explique le mobilier.


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Autres détails

Merode_nuages
Restent les nuages : ils représentent l’arrivée du printemps (p79), corroborée par le rosier du panneau de gauche (p 80). Mais aussi le mariage de Dieu et de la Vierge (le ciel souriant, côté Ange, et le ciel agité, côté Marie,  représentant le dieu de la Colère et le Dieu de la Grâce) (p 81).

Le ciel agité peut aussi représenter l’ère de la Loi ou de l’Antéchrist (qui se termine), et le ciel clair l’ère de la Grâce (qui s’annonce).

Le lys sur la table, avec ses trois fleurs (personnellement je n’en vois que deux), représente les trois virginités de Marie : ante partem, in partu et post partem. Mais la fleur représente aussi Nazareth (à cause d’une traduction incorrecte relevée par Saint Bernard).

Comme d’habitude, le vitrail de l’oculus, traversée par la lumière, représente  la conception immaculée.


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Retour au Cantique des Cantiques

Merode banc
Le banc, trop long pour symboliser un trône, représente plutôt la couche sur laquelle s’étend la Fiancée. Mais c’est aussi un siège ecclésiastique   (p 82).


Merode_Souriciere_Copeaux

Saint Joseph et ses souricières s’expliquent par le vers suivant du Cantique :  » Prenez-nous les renards, les petits renards, qui ravagent les vignes, car nos vignes sont en fleur. ».

En effet, les petits renards, c’est comme des souris (p 83).


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Conclusion de C.Gottlieb

« Aucune autre preuve n’est nécessaire pour affirmer que le tableau de Campin montre le mariage de Dieu avec l’Humanité, selon l’interprétation du Cantique des Cantiques par les exégètes. » (p 83)


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Conclusion personnelle

Une fois expurgé des nombreuses citations et références savantes, l’article relève moins de la démonstration logique que du patchwork et du dictionnaire de rimes. Il fleure  bon ses années 70 : une époque attrape-tout, pleine d’affirmations péremptoires et de fulgurances.



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Références :

[1] Carla Gottlieb, « Respiciens per Fenestras: The Symbolism of the Mérode Altarpiece », Oud Holland, Vol. 85, No. 2 (1970), pp. 65-84 http://www.jstor.org/stable/42710852

2.3 1969 : Minott épuise Isaïe

26 novembre 2017

Paru en 1969, l’article de Charles Minott [1] constitue une tentative audacieuse pour trouver une explication globale. Le fil conducteur serait des références au texte d’Isaïe, dont le triptyque  semble truffé.

A noter que cette interprétation est actuellement considérée comme l’exemple même des excès du « symbolisme déguisé », qui trouve à chaque objet une justification littéraire.



Isaïe au milieu de sa vision

X

Isaïe au milieu de sa vision

Et il n'éteindra point la mèche qui brûle encore; Il annoncera la justice selon la vérité." Isaïe, 42:1,3

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Et il n'éteindra point la mèche qui brûle encore; Il annoncera la justice selon la vérité." Isaïe, 42:1,3

"Mais l'un des Séraphins vola vers moi, tenant à la main un charbon ardent, qu'il avait pris sur l'autel avec des pincettes. Il en toucha ma bouche et dit: "Vois, ceci a touché tes lèvres; ton iniquité est enlevée et ton péché expié." Isaïe, 6:6-7,

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"Mais l'un des Séraphins vola vers moi, tenant à la main un charbon ardent, qu'il avait pris sur l'autel avec des pincettes. Il en toucha ma bouche et dit: "Vois, ceci a touché tes lèvres; ton iniquité est enlevée et ton péché expié." Isaïe, 6:6-7,

"Est-il possible que la tarière se vante aux dépens de celui qui la manie et dise : c'est moi qui ai fait le trou ? " Targum d'Isaïe, version araméenne d'Isaïe 10:15.

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"Est-il possible que la tarière se vante aux dépens de celui qui la manie et dise : c'est moi qui ai fait le trou ? " Targum d'Isaïe, version araméenne d'Isaïe 10:15.

"Ainsi parle l'Eternel: Le ciel est mon trône, Et la terre mon marchepied. Quelle maison pourriez-vous me bâtir, Et quel lieu me donneriez-vous pour demeure?" Isaïe, 66:1

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"Ainsi parle l'Eternel: Le ciel est mon trône, Et la terre mon marchepied. Quelle maison pourriez-vous me bâtir, Et quel lieu me donneriez-vous pour demeure?" Isaïe, 66:1

La scie est l'attribut d'Isaïe :en effet, le roi Manasseh, mis en rage par les visions que le prophète lui avait révélées, l'avait fait scier en deux avec une scie en bois.

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La scie est l'attribut d'Isaïe :en effet, le roi Manasseh, mis en rage par les visions que le prophète lui avait révélées, l'avait fait scier en deux avec une scie en bois.

Le bâton renvoie à Joseph. La hache à Saint Jean-Baptiste : "Déjà la cognée se trouve à la racine des arbres" Matthieu, 3:10

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Le bâton renvoie à Joseph. La hache à Saint Jean-Baptiste : "Déjà la cognée se trouve à la racine des arbres" Matthieu, 3:10

"J'ai été seul à fouler au pressoir" Isaïe 63 : 3,

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"J'ai été seul à fouler au pressoir" Isaïe 63 : 3,

 Synthèse de cette interprétation (Balayer pour voir les légendes.)



Un atelier hanté

Merode_PanneauDroit_GAP

Minott relève que de nombreux objets de l’atelier de Joseph peuvent être des allusions à des versets d’Isaïe .

Hache, Scie, bâton

« La hache se glorifie-t-elle envers celui qui s’en sert? Ou la scie est-elle arrogante envers celui qui la manie ? Comme si la verge faisait mouvoir celui qui la lève, Comme si le bâton soulevait celui qui n’est pas du bois! » Isaïe, 10:15, traduction Louis Segond


Tarière

« Est-il possible que la tarière se vante aux dépens de celui qui la manie et dise : c’est moi qui ai fait le trou ? La scie doit-elle fanfaronner et dire : c’est moi qui ai scié ? Si quelqu’un lève un bâton pour frapper, ce n’est pas le bâton qui frappe, mais bien celui qui le brandit ». Targum d’Isaïe, version araméenne d’Isaïe 10:15.


Un commentaire de Saint Jérôme explique et développe le verset 10:15 d’Isaïe :

« Ainsi, bien que vous ne soyez que le moyen de la volonté de Dieu, vous pourriez vous draper dans votre hauteur et dire que ce qui est arrivé est dû à votre vertu. Ce que Isaïe dit aux Assyriens peut être appliqué à l’arrogance des hérétiques et au Diable, qui est  appelé la scie, la hache et le bâton dans les Ecritures, car à travers lui les arbres stériles sont abattus et tranchés par la hache, et l’entêtement des impies est scié, et ceux qui n’acceptent pas la discipline sont battus par le bâton ». Saint Jérôme, Commentaire sur Isaïe,  X 157

Ainsi, pour Minott,

« Joseph est le maître paisible d’un atelier hanté, inconscient de ce que les outils qu’il brandit sont diaboliques, et que ses productions même font partie de la « colère » et de l' »ordre » de Dieu, les moyens par lesquel le Diable sera contrecarré ».


La Scie d’Isaïe

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En plus du verset 10:15, la scie renvoie directement au personnage  d’Isaïe : en effet, le roi Manasseh, mis en rage par les visions que le prophète lui avait révélées, l’avait fait scier en deux avec une scie en bois (manuscrit apocryphe « L’ascension d’Isaïe »).


Le tabouret

Dans cette métaphore tragique, le tabouret carré dominé par la scie,  peut, selon Minott,  représenter la Terre, royaume de Satan, que  l' »L’ascension d’Isaïe » appelle le « Prince de ce monde ».

Le tabouret représente directement  la Terre dans cet autre verset d’Isaïe :

« Ainsi parle l’Eternel: Le ciel est mon trône, Et la terre mon marchepied. Quelle maison pourriez-vous me bâtir, Et quel lieu me donneriez-vous pour demeure? »  Isaïe, 66:1


Le bâton de Joseph

Merode_Doloire_GAP

De manière directe, le bâton renvoie à Joseph, choisi parmi les prétendants de Marie parce que son bâton avait fleuri . Or cet épisode du Proto-évangile de Jacques est lui-même inspiré par un verset d’Isaïe :

« Puis un rameau sortira du tronc d’Isaïe, Et un rejeton naîtra de ses racines. » Isaïe, 11:1


La hache de Saint Jean Baptiste

Minott convoque ensuite un autre personnage : Saint Jean Baptiste, auteur d’une forte parole dans la droite ligne d’Isaïe :

« Déjà la cognée se trouve à la racine des arbres : tout arbre qui ne produit pas de bons fruits va être coupé et jeté au feu. » Matthieu, 3:10

Charbon ardent

Merode_Craie

« Mais l’un des Séraphins vola vers moi, tenant à la main un charbon ardent, qu’il avait pris sur l’autel avec des pincettes. Il en toucha ma bouche et dit: « Vois, ceci a touché tes lèvres; ton iniquité est enlevée et ton péché expié. » Isaïe, 6:6-7


La planche à trous

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« J’ai été seul à fouler au pressoir, Et nul homme d’entre les peuples n’était avec moi; Je les ai foulés dans ma colère, Je les ai écrasés dans ma fureur; Leur sang a jailli sur mes vêtements, Et j’ai souillé tous mes habits. »
Isaïe 63 : 3, Traduction Louis Segond

Ce rapprochement avec Isaïe n’est pas de Minott, mais de M.Lavin [2], qui a par la suite identifié la planche à trous comme le filtre d’un pressoir (voir  3.3 L’énigme de la planche à trous).

L’Avent plutôt que l’Annonciation

Bruxelles-MerodeComparaison 1

En comparant avec le panneau de Bruxelles, dans lequel Marie fait de sa main droite un geste d’acceptation, Minott remarque que le panneau de Campin ne montre pas exactement l’Annonciation, mais l’instant juste avant.

« Iconographiquement, le triptyque de Mérode figure la promesse plutôt que l’accomplissement qu’implique l’Annonciation ».

Minott rappelle alors la notion théologique de l’Avent, qui se compose de trois périodes :

  • le Premier Avent, qui se termine par la naissance du Christ ;
  • le Troisième Avent, qui commence avec son retour glorieux à la fin des temps ;
  • et le Deuxième Avent, la  période intermédiaire dans laquelle nous sommes, et où Jésus revient en permanence dans le coeur des hommes.

« Historiquement, l’Incarnation représente le passage entre deux époques, de l’ancienne ère sub lege à la nouvelle ère sub gratia…. Ainsi, le rétable de Mérode nous montre clairement le dernier instant de l’ancienne époque… « 

La promesse de l’Incarnation remonte au verset capital d’Isaïe :

« C’est pourquoi le Seigneur lui-même vous donnera un signe, Voici, la jeune fille deviendra enceinte, elle enfantera un fils, Et elle lui donnera le nom d’Emmanuel. » Isaïe, 7:14

que l’Ange Gabriel actualise au moment de l’Annonciation :

« Voici que tu vas concevoir et enfanter un fils ; tu lui donneras le nom de Jésus. »  Luc 1:31

Le véritable thème du triptyque serait donc celui de l’Avent, la promesse de l’Incarnation, d’où l’omniprésence des références  à Isaïe.

Les trois Avents seraient présents dans le triptyque :
⦁    dans le minuscule Enfant-Jésus portant sa croix (Premier Avent),
⦁    dans les donateurs de la partie gauche (Deuxième Avent),
⦁   dans la  structure en Jugement dernier (troisième Avent) de l’ensemble   : l’Enfer à droite dans l’atelier de Joseph, les élus à gauche sous forme des donateurs, la croix au centre



La mèche qui fume

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Minott rattache cet élément central du panneau central à une autre citation d’Isaïe :

« Voici mon serviteur, que je soutiendrai, Mon élu, en qui mon âme prend plaisir. J’ai mis mon esprit sur lui; Il annoncera la justice aux nations.Il ne criera point, il n’élèvera point la voix, Et ne la fera point entendre dans les rues.Il ne brisera point le roseau cassé, Et il n’éteindra point la mèche qui brûle encore; Il annoncera la justice selon la vérité. » Isaïe, 42:1,3

Le « serviteur » dont parle Isaïe sera identifié à Jésus dans l’Evangile de Saint Matthieu, puisque celui-ci demande a ses disciples de conserver l’incognito  :

« Beaucoup de gens le suivirent, et il les guérit tous.
Mais Jésus leur défendit vivement de le faire connaître.
Ainsi devait s’accomplir la parole prononcée par le prophète Isaïe. »
Matthieu 12:15-17


Memling Annunciation 1465-70 MET

Memling Annunciation 1465-70 Metropolitan Museum, New York

Minott rapproche la bougie fumante (mais néanmoins  éteinte, malgré le bout de flamme qu’il prétend y voir) de la bougie allumée (mais non fumante) que tient Marie dans l’Annonciation de Memling.



Isaïe le messager

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Minott n’ignore pas que le petit homme a été identifié, par son badge, comme un messager de la cité de Malines [3]. Mais il remarque que ce badge est décoré de douze perles, comme les douze portes de la Jérusalem Céleste de l’Apocalypse. Or Isaïe fut désigné par Dieu comme son Messager à Jérusalem (chapitre  6). De plus, dans  le manuscrit apocryphe « L’ascension d’Isaïe », le prophète raconte sa vision dans laquelle il a été témoin, en accéléré, de la descente du fils de Dieu, du rôle de Joseph pour tromper le démon, puis de la vie et de la  mort du Christ. Pour Minott :

« il y a  peu de doute que le messager qui se trouve à côté de la porte du panneau de gauche est Isaïe au milieu de sa vision. »



Ce que j’en pense

Malgré des intuitions intéressantes, l’article de Minott pèche par son  systématisme  en faveur d’Isaïe, basé sur des enchaînement de citation quelque peu forcés. En particulier, l’identification de la bougie comme la « mèche qui fume » d’Isaïe n’est pas convaincante : la bougie n’est pas en train d’être rallumée, mais bel et bien en train de s’éteindre. Enfin, Le thème de l’Avent semble trop intellectuel pour un retable à usage privé, et complexifie inutilement la lecture.

Nous retiendrons trois point importants  :
⦁    le retable montre l’instant juste avant l’Annonciation ;
⦁    le personnage près de la porte du rempart peut très bien représenter Isaïe, modernisé en messager de la ville de Malines dans le présent du tableau, celui des donateurs ;
⦁    les références au texte d’Isaïe se concentrent dans le panneau droit, l »atelier hanté » par la présence du démon, incarné par les différents outils.



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Références :
[1] Charles Minott, ‘ »The Theme of the Mérode Altarpiece, » Art Bulletin ( L I, 1969), 267-71 https://www.jstor.org/stable/3048631
[2] Marylin Aronberg Lavin, The Mystic Winepress in the Merode Altarpiece.” Studies in Late Medieval and Renaissance Painting in Honor of Millard Meiss, edited by Irving Lavin and John Plummer, 297-302. New York: New York University Press, 1977. https://www.academia.edu/3088186/The_Mystic_Winepress_in_the_M%C3%A9rode_Altarpiece

[3] Nickel, Helmut – The man beside the gate. Helmut Nickel. Bulletin of the Metropolitan Museum of Art / ,24/8 (1965-1966) ,237-244

2.2 1957 Freeman : un chef d'oeuvre aux Cloisters

26 novembre 2017

L’article de 1957 de  M.Freeman [1] a le mérite de faire un état des lieux de la recherche, en ces tous débuts de l’étude du retable, qui nous évitera de nous référer aux articles antérieurs.  Elle ne propose pas une interprétation d’ensemble, mais considère l’oeuvre comme un puzzle, dont elle présente successivement toutes les pièces, éclairées par les  citations adéquates.



Porte ouverte pour montrer le spectacle pittoresque de la rue

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Porte ouverte pour montrer le spectacle pittoresque de la rue

Le rosier contre le mur symbolise les souffrances du Christ en Croix, mais la "rose sans épines"est également un symbole de Marie

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Le rosier contre le mur symbolise les souffrances du Christ en Croix, mais la "rose sans épines"est également un symbole de Marie

Les myosotis sont souvent appelés "yeux de Marie", les violettes et les marguerites sont des symboles de son humilité

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Les myosotis sont souvent appelés "yeux de Marie", les violettes et les marguerites sont des symboles de son humilité

Sept rayons = sept Dons du Saint Esprit. Enfant Jésus portant sa Croix : manière de représenter le mystère de l'Incarnation (préfiguration de la Crucifixion)

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Sept rayons = sept Dons du Saint Esprit. Enfant Jésus portant sa Croix : manière de représenter le mystère de l'Incarnation (préfiguration de la Crucifixion)

Lavabo : pureté de Marie

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Pureté de Marie

Lys : chasteté de Marie

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Lys : chasteté de Marie

Bougie qui fume : extinction de la Divinité de Jésus

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Bougie qui fume : extinction de la Divinité de Jésus

Livre : connaissance des Saintes Ecritures par Marie

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Livre : connaissance des Saintes Ecritures par Marie

Banc : trône de Salomon

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Banc : trône de Salomon

Coussin sur le sol : humilité de Marie

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Coussin sur le sol : humilité de Marie

Souricières : piège pour le Démon (cf Schapiro)

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Souricières : piège pour le Démon (cf Schapiro)

Planche à trous : bloc de pointes pour la Passion du Christ (voir 3.3 L’énigme de la planche à trous)

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Planche à trous : bloc de pointes pour la Passion du Christ (voir 3.3 L’énigme de la planche à trous)

 Synthèse de cette interprétation (Balayer pour voir les légendes.)



La chambre de Marie

« Lorsque l’ange Gabriel fut envoyé pour montrer l’Incarnation de Notre Seigneur Jésus-Christ, il la trouva seule, enfermée dans sa chambre où, comme dit Saint Bernard, les filles et les vierges ont à habiter dans leurs maisons, sans courir à l’extérieur. » Jacques de Voragine, Légende Dorée

« Voici ma petite chambre, si jolie et si propre. Pour servir Dieu mon Créateur et pour mériter sa Grâce, je voudrais lire mon psautier, un psaume après l’autre, jusqu’à ce que je les aies tous lus. » Mystère de Marie, XVème siècle


Les livres de Marie

« Elle comprenait très bien les livres des prophètes et les Saintes Ecritures… Elle tirait profit de les lire et de comprendre leur sens. » Speculum humanae salvationis

En particulier, elle connaissait la prophétie d’Isaïe.


L’humilité de Marie

Le peintre « a placé la Vierge Marie sur le sol, non pour qu’elle puisse lire les textes plus facilement, ni parce que, vu sa jeunesse, elle aimait s’asseoir par terre, mais parce que c’est la position convenable pour  la Vierge de l’Humilité. » C.Freeman, p131



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On devine d’ailleurs  sous sa robe un coussin bleu, analogue à celui qui est posé sur le banc.


Le banc

« Il a été interprété (Panofski) comme symbolisant le trône de Salomon, un des prototypes de la Vierge Marie dans l’Ancien Testament ». C.Freeman, p131

« Le trône du sage roi Salomon  est la Vierge Marie, dans lequel s’est trouvé et a vécu Jésus Christ, la vraie sagesses…. Ce  même trône  avait deux grands lions qui signifiaient que Marie avait retenu dans son coeur… les deux tablettes des dix commandements de la Loi ». Speculum humanae salvationis


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Banc XVème siècle, Metropolitan Museum, New York

« Le banc de la peinture a deux petits lions et deux petits chiens… Il est difficile de savoir si Campin a voulu ici suggérer le siège de Salomon, ou a simplement équipé la petite chambre avec un banc très similaire a celui qui se trouve aux Cloisters, et qui lui aussi a deux petits lions et deux petits chiens comme fleurons ». C.Freeman, p 131


Le lys de la chasteté

« Marie est la violette de l’humilité, le lys de la chasteté, la rose de la charité et la gloire et la splendeur des cieux ». Saint Bernard

« Le lys est une herbe avec une fleur blanche, et bien que les pétales de la fleur soient blanches, elle brille au milieu à l’image de l’or ». Bartholomaeus Anglicus

« Ainsi, le lys est le symbole de Marie elle-même, le pur écrin pour cet « or » qui est le Christ ». C.Freeman, p 131


Le lavabo, le bassin et la serviette

Ce sont des symbole de la pureté de Marie.

Le bassin « rappelle le lavage  liturgique des mains du prêtre avant et pendant la messe. On peut aussi le considérer, selon Erwin Panofski, comme l’équivalent à l’intérieur de la « fontaine des jardins » et du « puits d’eau vive », images poétiques du Cantique des Cantiques qui s’appliquent à Marie ».  C.Freeman, p 132


Le vitrail

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C’est une des allégories les plus connues de la virginité de Marie.

« Tout comme l’éclat du soleil emplit et pénètre une fenêtre de verre sans l’endommager, et perce sa forme solide avec une subtilité imperceptible, sans la blesser en pénétrant et sans la détruire en émergeant, ainsi le Verbe de Dieu,  la Splendeur du Père, entra dans la chambre de la vierge puis ressortit de ses entrailles fermées. » Saint Bernard de Clairvaux


Les sept rayons

La représentation la plus courante de l’Annonciation est celle d »une colombe, le Saint Esprit, envoyée par le Père sur un faisceau de rayons.



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Annonciation, Van Eyck, 1434-36, National Gallery of Art, à Washington

Lorsqu’il sont sept, comme chez Van Eyck, ils représentent les sept Dons du Saint Esprit.


L’Enfant-Jésus

Campin a gardé les sept rayons pour symboliser le Saint Esprit, et remplacé la colombe par un Enfant-Jésus minuscule, portant sa croix.

« Cette manière plutôt directe  de représenter le mystère de l’Incarnation était désapprouvée par l’Eglise, mais avait été populaire en Italie et reprise un peu partout pendant le siècle précédent notre tableau. Le fait que le petit Enfant porte sa croix souligne la signification de l’Annonciation : que Dieu devient Homme pour souffrir et mourir afin de racheter l’Humanité du péché originel d’Adam ». C.Freeman, p 134



Les éléments problématiques



La chandelle de la table

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Pour Freeman, elle pose problème, car elle vient juste d’être  éteinte, comme le montre la spirale de fumée. Dans les Annonciations, une bougie allumée représente la chair du Christ.

Selon Durandus, la cire« qui a été produite par les abeilles virginales, représente l’humanité ou la chair du Christ… la mèche dans la cire représente son âme… La lumière de la chandelle représente sa divinité. »

« Jésus, le fils de Marie, est la véritable chandelle allumée, offerte  à Dieu le Père pour la race humaine… Et Marie est le chandelier.«   Speculum humanae salvationis

Une première solution, proposée par Millard Meiss, est que la bougie éteinte fasse référence à la vision de Sainte Brigitte, selon laquelle, au moment de la Nativité « le rayonnement divin… annihila totalement la lumière naturelle« . Mais d’une part nous sommes au moment de l’Annonciation, d’autre part dans toutes les Nativités influencées par la vision de Sainte Brigitte, la chandelle est représentée allumée (voir Fils de Vierge)



campin - The Nativity (detail). 1425. Panel. Musee des Beaux-Arts, Dijon

Nativité (détail), Campin, Dijon, Musée des Beaux Arts

Une seconde solution, explique Freeman,  est que

« Campin ait délibérément éteint la flamme, qui symbolise la Divinité du Christ, pour souligner le fait que, lors de l’Incarnation « le Verbe se fit Chair » et Dieu devint un homme... Il semble être dans le tempérament de Campin, malgré que cela le place sur un terrain théologique dangereux , qu’il ait ainsi souligné le côté humain du Christ. Et il semble presque que la figurine de l’Enfant Jésus, dans notre tableau, par la rapidité de sa descente depuis les Cieux, soit responsable de l’extinction de la chandelle. » Freeman, p 135

Cette explication est pour le moins contre-intuitive puisqu’elle implique que, durant toute sa vie terrestre, le Christ devrait être symbolisé par une chandelle sans flamme.

Nous reviendrons sur ce problème dans 4.6 L’énigme de la bougie qui fume .


La porte ouverte

Traditionnellement, la pièce de l’Annonciation était totalement close :

« Où la trouva-t-il ? C’était, je crois, dans l’intimité de la pièce où, la porte close, elle s’était retirée pour prier son Père.. Il n’était pas difficile pour l’Ange de pénétrer la porte fermée de la retraite de Marie, sa nature subtile le rendait capable d’entrer à sa guise sans même que les verrous de fer ne lui fassent obstacle. » Saint Bernard.

De plus, la porte fermée est un symbole de Marie.

« Campin a-t-il représenté la porte ouverte pour que ses patrons,  les donateurs agenouillés, participent à l’événement ?… Ou avait-t-il en tête le symbolisme de Voragine : « La porte du Paradis qui à cause d’Eve fut fermée à tous les hommes est maintenant ouverte par Marie, la Vierge bénie. » ? … En fait, bien peu d’Annonciations suivent à la lettre  la description de Saint Bernard… Il se peut bien que la porte ouverte soit simplement le moyen trouvé par l’artiste pour intégrer le panneau gauche et le panneau central, tout en créant une mince barrière entre les deux, la scène sacrée et la profane. »  Freeman, p 136


Le jardin

Le rosier contre le mur symbolise les souffrances du Christ en Croix, mais la « rose sans épines »est également un symbole de Marie. Les myosotis sont souvent appelés « yeux de Marie », les violettes et les marguerites sont des symboles de son humilité.


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Le jardin clos est aussi un symbole marial.

« Pour être parfaitement consistant, Campin aurait dû fermer le jardin, mais il n’aurait alors pas pu peindre la petite scène de rue derrière, où un chevalier en veste rouge et grand chapeau noir monte un cheval blanc, où une femme s’assoit pour bavarder sur un banc devant une échoppe, qui présente des pièces de vêtement claires, qui semblent être des dessous pour l’hiver ».



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Références :
[1] Freeman, Margaret. « The Iconography of the Merode Altarpiece. » The Metropolitan Museum of Art Bulletin, n.s., 16, no. 4 (December 1957). pp. 130-139.

2.1 1945 : Schapiro and co : la bataille des souricières

26 novembre 2017

Joseph et ses souricières



On n’en connaît dans toute l’Histoire de l’Art que deux autres exemples et qui  ne se trouvent pas  dans des Annonciations.


The Holy Family, Joseph surrounded by the tools of his trade, Mary at the loom. Painting by Martin Torner Pere Terrencs 1460-1480's detail

La Sainte Famille (détail)
Martin Torner, 1460-1480, Collection Villalonga Planes, Palma de Majorca

Joseph examine ce qui pourrait être une souricière qu’il vient de fabriquer. Mais tout aussi bien un rabot qu’il est en train de régler.



The Holy Family, Joseph surrounded by the tools of his trade, Mary at the loom. Painting by Martin Torner 1460-1480's palma de majorca coll Villalonga Planes

Marie travaille à son métier à tisser : elle est en train de fabriquer, à partir des fils de trame rouge enroulés sur le tambour, le galon doré qui s’enroule dans l’autre sens.

Entre le menuisier et la tisserande, l’Enfant Jésus amène à sa mère une bobine vide que son père vient de fabriquer, semblable à celles de la corbeille aux pieds de Marie ou à celles que brandissent les trois anges.



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Adoration of the Magi:  detail of central panel of a triptych

Adoration des Mages
Maître de la Légende de Sainte  Barbe, vers 1480, Galeria Colonna, Rome

(cliquer pour voir l’ensemble)

Dans ce tableau, visiblement inspiré du retable de Mérode, Joseph perce un trou dans une planche à côté d’une souricière et d’une tarière.


Les souricières du volet droit du retable de Mérode sont donc un « unicum » iconographique, sur lequel les historiens d’art se sont fait les dents depuis 80 ans : petit aperçu chronologique

1932 : la souricière, piège contre le Démon

Des 1932, Johan Huizinga [1]avait identifié les deux objets mystérieux comme étant souricières et établi un lien avec un texte du théologien Petrus Lombardus : « Et que fit le Rédempteur  à notre geôlier ? Il lui tendit sa croix comme souricière. Et il y posa son propre sang en guise d’appât. » [2]

Mais sa trouvaille passa à l’époque totalement inaperçue. C’est Meyer Schapiro qui, dix ans plus tard, redécouvrit et élucida la souricière, dans un article qui allait devenir un classique de l’Histoire de l’Art.


En aparté : la Croix comme piège chez Ludolphe le Chartreux

Ludolphe le Chartreux, dans ses Meditationes Vita Christi [2a], un texte très populaire à la fin du XIVème siècle, compile différentes anecdotes qui illustrent comment les contemporains de Campin pouvaient se représenter la question.

Les démons qui essayent de détacher Jésus 

Selon Saint Jérôme : « Aussitôt qu’il eut été crucifié, les démons sentirent leur force brisée. Comprenant alors la vertu de la croix, ils tentèrent de le faire descendre de ce bois sacré, afin qu’il n’y consommât point l’oeuvre déjà commencée de notre rédemption. Mais le Seigneur, connaissant l’embûche que ses ennemis lui tendaient, demeura sur l’arbre du salut pour renverser le pouvoir de Satan ».

 

Le démon perché sur la Croix :

« Dans la glose sur le Livre de Tobie, nous lisons que le démon se tenait sur un bras de la croix pour examiner s’il ne découvrirait pas en Jésus-Christ quelque tâche de péché. »

L’anxiété du démon se comprend ainsi :

  • soit Jésus-Christ est touché par la Péché originel comme tous les autres, et sa mort est naturelle ;
  • soit il ne l’est pas, et le fait qu’il ait accepté de mourir bouleverse l’ordre établi.

 

La croix qui catapulte le Démon hors de ce monde

(Selon Saint Grégoire), « il avait fini par croire que Jésus était Dieu en voyant ses miracles, mais en voyant ses souffrances il avait fini par douter. » La croix est donc comme le trébuchet dans lequel Satan vint se précipiter.

 

Le Christ comme appât

Pour terminer, Ludolphe rappelle le texte de Saint Augustin que Shapiro va exploiter.


1945 : L’article célèbre de Schapiro [3]

La métaphore de Saint Augustin

La première découverte de Schapiro est d’avoir exhumé une métaphore de Saint Augustin.

« Envisageant la rédemption de l’homme par le sacrifice du Christ, Saint Augustin emploie la métaphore de la souricière pour expliquer la nécessité de l’incarnation. La chair humaine du Christ est un appât destiné au diable qui, en s’en emparant, suscite sa propre ruine. « Le diable exulta quand le Christ mourut, mais par la mort même du Christ le diable fut vaincu, comme si, dans la souricière, il avait englouti l’appât. Il se réjouit de la mort du Christ comme un bailli de la mort. Ce dont il se réjouissait fut la cause de sa propre perte. La croix du Christ fut la souricière du diable; l’appât avec lequel il fut pris fut la mort du seigneur ». »

« Dans un autre sermon, il dit : « Nous sommes tombés entre les mains du Prince de ce monde, qui séduisit Adam et en fit son serviteur et qui commença par nous posséder comme esclaves. Mais vint le Rédempteur et le séducteur fut vaincu. Et que fit notre Rédempteur à celui qui nous tenait captifs ? Pour notre rançon, il offrit Sa Croix comme piège : il y plaça comme appât Son propre Sang ». L’image de la souricière n’était qu’une des différentes métaphores de la tromperie par lesquelles les théologiens essayaient de justifier l’incarnation et le sacrifice du Christ, paiement de la rançon due au diable, qui tenait l’homme prisonnier à cause du péché d’Adam et Eve« .


Le lien avec Joseph

Schapiro se demande ensuite pourquoi cette métaphore aurait pu inspirer le panneau de Joseph :

« Dans le triptyque de Mérode, qui fut probablement exécuté dans les années 1420-1430, l’introduction de Joseph est particulièrement liée aux intérêts du moment et du lieu. C’est un moment de forte propagande pour le culte de Joseph, qui ne se développe qu’à la fin du XV° siècle. »

Jean de Gerson. Ouvrages de Jean de Gerson et d'autres theologiens1401-1500 NAL 226 gallicaOuvrages de Jean de Gerson et d’autres théologiens, Gallica

Un des propagandistes de Joseph à cette époque est le théologien Gerson.

« Bien que, dans ses écrits, il n’y ait rien sur la souricière, la façon dont Gerson parle de Joseph n’est pas sans rapport avec le détail du panneau de Mérode. »

Gerson parle souvent du rôle de Joseph pour tromper le diable au moment de l’Incarnation, et  se demande notamment quelle est la meilleure manière de le représenter. Comme un vieil homme ?

« Aux débuts du Christianisme, alors que la doctrine de la virginité perpétuelle de Marie ne s’était pas encore profondément enracinée dans le cœur des croyants, il fallait combattre les hérétiques qui citaient le passage de l’Évangile sur les frères et les sœurs du Christ. Aussi les artistes faisaient-ils de Joseph un vieil homme au moment de la naissance du Christ, afin d’indiquer son incapacité à engendrer un enfant. »

L’inconvénient de cette représentation était que

« si Joseph avait été trop vieux, le diable aurait soupçonné la cause surnaturelle de la naissance du Christ et, ainsi, il n’aurait pas été trompé par l’appât du Dieu fait homme ».

Gerson préconise donc plutôt de représenter Joseph comme un jeune homme.

Schapiro rappelle alors les deux opinions sur la question de savoir si le diable était dupe ou non au moment de l’incarnation :

« Sur la question de savoir si le diable connaissait l’incarnation, les théologiens étaient divisés. Certains, se fondant sur des passages des Évangiles (Marc, 1 : 24 et Luc 4:34, 41), croyaient que le diable savait depuis le début la paternité divine de l’enfant de Marie ; d’autres, suivant St Ignace, dont on lisait l’opinion à l’office de la veille de Noël dans le bréviaire romain, soutenaient que la Vierge avait épousé Joseph précisément pour cacher la naissance du Christ au Diable qui pensait ainsi que l’enfant avait été engendré par Joseph.« 

Si le retable de Mérode se rattache à la seconde conception : « Joseph a trompé le Trompeur pour l’empêcher d’être au courant de l’Incarnation », et s’il est inspiré par les écrits de Gerson, alors il aurait été logique qu’il montre Joseph en jeune homme. Mais Schapiro explique que les théologiens se contredisaient eux-même sur la question.

« Dans le cas présent, ce qui est important c’est que, pour l’imagination religieuse de la fin du Moyen Age, Joseph était le gardien du mystère de l’incarnation et l’une des principales figures de la machination divine destinée à tromper le diable. Dans ses méditations sur la rédemption, Gerson n’emploie pas la figure de la souricière. L’hameçon et l’appât sont les instruments qui la remplacent, comme je l’ai remarqué plus haut. Dans l’Exposition de la passion du Seigneur, il appelle le diable « Léviathan qui a essayé de mordre la chair précieuse de Jésus-Christ de la morsure de la mort ». « Mais l’hameçon divin, qui était caché à l’intérieur de la chair et uni à elle, déchira les mâchoires du diable et les ouvrit, en libérant la proie dont on pouvait s’attendre à ce qu’il la tînt et la dévorât ». »

Autrement dit, si le piège a fonctionné, c’est parce qu’il n’ a pas complètement fonctionné : le démon n’a pas été capturé, mais il a été blessé par cet hameçon que constitue la divinité de Jésus.


 

Un sens sexuel latent

Dans la seconde partie de son article, Schapiro explique les mécanismes mis en cause cet art nouveau qui utilise comme symbole les objets du quotidien. Il  rappelle que la souris est une « créature dans laquelle se concentre très fortement un sens érotique et diabolique ». Ainsi, au dessous de la strate théologique :

« il n’est ainsi guère arbitraire de voir dans la souricière de Joseph un instrument doué d’un sens sexuel latent dans ce contexte de chasteté et de fécondation mystérieuse… la métaphore théologique de la rédemption, la souricière, condense en même temps les symboles du diabolique, de l’érotique et de leur répression ; le piège est à la fois un objet femelle et le moyen de détruire la tentation sexuelle. »

Il n’y a rien à dire de plus sur ces quelques pages lumineuses, sinon d’en conseiller vivement la lecture.

A noter que Schapiro ne dit rien  sur la nécessité de montrer deux souricières, et ne s’intéresse pas à leur mécanisme technique.



Après Schapiro



1966 : deux rabots

Vingt ans plus tard, l’interprétation devenue classique de Schapiro se voit méchamment contestée par Irving Zupnick [4], qui reconnait non pas deux souricières, mais deux rabots. Ses arguments méritent d’être cités comme modèles de docte aveuglement.


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1) L’objet sur l’étal est un « rabot générique« , servant d’enseigne au charpentier


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2) L’objet sur l’établi est un rabot, puisque c’est le seul outil qui manque dans la série. Il y en a eu tellement de modèles que celui-ci peut bien en être un, même si on ne voit pas bien comment il marche. Zupnick comble le doute par une description extraordinairement détaillée  (et imaginative) :

« La matière protubérante qui sort par l’ouverture en U est blanc jaunâtre ; par sa forme se pourrait être tout aussi bien un copeau qu’un morceau de fromage. Ce qui sort du couvercle au dessus de l’ouverture n’est pas un ressort pour mettre le mécanisme en action, mais bien une barre de tension permettant de garder le couvercle fermé. Sa partie supérieure a un rebord presque imperceptible qui s’accroche sous une barre transversale en métal, laquelle peut être tournée grâce aux deux écrous-papillon qui apparaissent juste à l’extérieur des deux montants en bois. Si cette barre métallique avait une section elliptique (la petite taille du tableau rend ce détail ambigu), elle permettrait, en la tournant, de faire pression sur la barre de tension, expliquant ainsi la nécessité des écrous-papillon. Le dessus du couvercle est renforcé par une pièce de bois en taquet, près du bas de la barre de tension. La nécessité de ce renforcement à ce point et d’un moyen de maintenir fortement le couvercle fermé, suggère que le concepteur anticipait une poussée vers le haut, de la part de quelque chose situé sous le couvercle ; et ceci augmente la possibilité que le couvercle serve à maintenir en place quelque chose de très semblable à la lame de notre rabot hypothétique. »


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3) Zulnick réussit ensuite le tour de force inverse : voir une souricière dans ce qui n’en est manifestement pas une. Pour cela, il remarque :

  • que les trous dans la planche de Joseph sont disposés au hasard (ce qui est évidement faux)
  • que Joseph pourrait très bien percer ensuite une seconde planche identique
  • puis relier les trous par des bâtonnets,
  • constituant ainsi « à cause de l’espacement aléatoire, un labyrinthe dans lequel on pourrait leurrer et capturer une souris ».

Bonne chance !


1966 : première vérification expérimentale

Réagissant immédiatement, John Jacob [5] rappelle avec raison que, dans un rabot, les copeaux sortent par l’avant et non par une minuscule ouverture à l’arrière. Ayant fait construire une reproduction, il l’amorce en plaçant un fromage planté dans un clou, en équilibre sous la pièce en saillie.Ce montage capture effectivement une souris la nuit du 27 au 28 avril 1966 dans la Walker Art Gallery,de Liverpool, ce qui semble clore définitivement la question.


1968 : on a trouvé l’appât

Venant au secours de la victoire, Heckscher affime contre toute vraisemblance  que les débris épars sur l’établi ne sont pas des copeaux, mais des appâts pour la souricière :  du fromage ou du jambon [6]  , p 48


1976 : retour du rabot

Moins perspicace qu’à l’ordinaire, Arasse revient au rabot pour l’objet posé sur l’établi (celui de l’extérieur restant bien pour lui une souricière) : en effet, il est étrange que le rabot,  outil traditionnel, soit absent, et on voit des copeaux sur l’établi [7].


1979 : la souricière n’aurait pas dû marcher

Treize ans après la preuve expérimentale de John Jacob , Klijn [8] montre que la souricière  ne peut pas fonctionner telle quelle : il lui manque une pièce essentielle, un petit bâton attaché par un fil, permettant de l’amorcer. Telle que Jacob l’a bricolée, elle n’aurait jamais dû fonctionner ! (en fait Jacob avait remplacé le bâton par un clou transperçant le fromage).

Le fait que Campin ait représenté un mécanisme incomplet n’a pas nécessairement  une portée symbolique :  dans un atelier, rien d’étonnant de voir un objet en cours de fabrication.


1992 : la souricière complète

Mascall Couverture 1590

En analysant un traité pratique de 1590 sur le piégeage de différents nuisibles [10], David C. Drummond [11] montre que ce modèle de souricière était bien connu.


mousetrap1Désamorcée mousetrapAmorcée

Maquette de John and Lee Wilson [9]

En faisant ressort, la corde activait la languette qui fermait la couvercle. La souris se trouvait alors  assommée à l’intérieur du boîtier [10a].


Un peu plus loin dans l’interprétation

Mascall's Following trappe David C. Drummond 1992
Traité de Léonard Mascall, 1590, illustration de David C. Drummond [11]

Le schéma de Mascall montre une pièce basculante en forme de croix,  à l’intérieur de la souricière. Invisible sur le tableau de Campin, elle fournissait à qui connaissait l’objet un indice supplémentaire permettant d’assimiler la souricière et la croix.


La souricière de l’éventaire

Personne n’a jugé bon d’expliquer son fonctionnement.

Merode_Droite_Souriciere c18th-wooden-mousetrapDeadfall mousetrap, vers 1790

Il s’agit d’une souricière plus rustique, à poids, représentée en  position basse : elle s’est donc déjà déclenchée (la lourde pièce de bois est tombée dans son logement). Alors que celle de l’établi est incomplète et n’est pas encore  amorcée.

Cette différence trouvera son explication plus loin (voir 5.1 Mise en scène d’un Mystère sacré) [12]



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Références :
[1] J.Huizinga, Déclin du Moyen-Age, trad. J. Bastin, Paris 1932, p 370
[2] “Et quid fecit Redemptor captivatori nostro? Tetendit ei muscipulam crucem suam; posuit ibi quasi escam sanguinem suum.” Petrus Lambardus, Sent III, 19, 1, M 192, 796. Antwerp edition (1757, p 373)
[2a] La grande vie de Jésus-Christ. Passion / par Ludolphe le Chartreux ; nouvelle traduction intégrale avec préface et notes par le P. D. Florent Broquin, 1891, p 395 et ss
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k759003/f402.item
[3] Schapiro, M. 1945. ‘Muscipula Diaboli’, the symbolism of the Merode altarpiece. Art Bulletin 27:182-187. https://www.jstor.org/stable/3047011
[4] Zupnick, I. 1966. The mystery of the Merode mousetrap, Burlington Magazine 108:126-133.
[5] Jacob, J. 1966. The Merode mousetrap. Burlington Magazine, 108:373-374.
[6] Heckscher, William S. « The Annunciation of the Merode Altarpiece: An Iconographic Study. » In Miscellanea Jozef Duverger. Vol. 1. Ghent: Vereniging voor de Geschiedenis der Textielkunsten, 1968. pp. 37–65, fig. 1–3, 5.
[7] Arasse, Daniel. « A propos de l’article de Meyer Schapiro, Muscipola [sic] Diaboli: le ‘réseau figuratif’ du rétable de Mérode. » In Symboles de la Renaissance, edited by Daniel Arasse. Vol. 1. Paris: Presses de l’École Normale Supérieure, 1976. pp. 47–51, fig. 1–2.
[8] Klijn, E.M.C.F. 1979. Ratten, muizen en mensen. Het Nederlands Openluchtmuseum, Arnhem.
[10] Leonard Mascall, 1590,« Le livre des machines et des pièges à prendre putois, busards, rats, souris et tous les autres types de vermines et bêtes que ce soit, du plus grand profit pour tous garenniers, et un vrai plaisir dans ce genre d’amusement et passe-temps » (A Booke of Engines and traps to take Polcats, Buzardes, Rattes, Mice and all other kindes of Vermine and beasts whatsoever, most profitable for all Warriners, and such as delight in this kinde of sport and pastime ».
[10a] Cette souricièe est d’une très grande sensibilité, comme on peut le voir sur cette vidéo qui la montre en action : https://www.youtube.com/watch?v=c3t_Tapb93g
[11] Unmasking Mascall’s mouse traps, David C. Drummond, 3-1-1992, Proceedings of the Fifteenth Vertebrate Pest
Conference 1992 http://digitalcommons.unl.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1022&context=vpc15
[12] [12] Sur l’évolution des souricières dans l’histoire, on peut consulter : https://evolution-outreach.springeropen.com/articles/10.1007/s12052-011-0315-8

Joseph et ses souricières